Jérôme - Lettres - AU PRETRE MARC. JEROME PERSECUTE DANS SA SOLITUDE PAR LES MOINES D'ORIENT.

AU PRETRE MARC. JEROME PERSECUTE DANS SA SOLITUDE PAR LES MOINES D'ORIENT.


Lettre écrite du désert, en 379.

J'avais résolu de me servir ici de ces paroles du prophète-roi : " Dans le temps que le pécheur s'élevait contre moi, je me suis tu, et me suis humilié, et j'ai gardé le silence pour ne pas dire même de bonnes choses; " et ailleurs : " Pour moi, je ne les écoutais pas plus que si j'eusse été sourd, et je n'ouvrais pas plus la bouche que si j'eusse été muet. Je suis devenu semblable à un homme qui n'entend point. " Mais parce que la charité s'élève au-dessus de tout et étouffe les ressentiments de la nature, je vous écris, moins pour me venger de ceux qui m'outragent, mais pour répondre à votre demande. Comme dit un certain auteur: " Chez les chrétiens, ce n'est pas celui qui souffre une injure qui est malheureux, mais celui qui la fait. "

Avant de vous parler de ma foi, que vous savez être pure et très catholique, je ne puis m'empêcher de rapporter ici ces vers de Virgile qui sont dans la bouche de tout le monde, et que je trouve très propres pour vous donner une juste idée de la cruauté et de la barbarie que l'un exerce ici contre moi.

" Quelle est cette race d'hommes? Quel est ce pays barbare qui autorise la coutume de refuser l'hospitalité aux étrangers? On nous déclare la guerre, et on nous défend môme de prendre terre. "

J'ai emprunté ces vers d'un poète profane, afin que ceux qui troublent le repos des serviteurs de Jésus-Christ apprennent du moins d'un païen à vivre en paix.

Lorsque je dis qu'il n'y a dans la Trinité qu'une seule substance, l'on me l'ait passer pour hérétique ; et quand je dis qu'il y a trois substances véritables, entières et parfaites, et due je le répète sans cesse, l'on m'accuse d'être de l'opinion impie de Sabellius. Il est de l'intérêt des Ariens d'en juger de la sorte; mais les orthodoxes ne sauraient condamner ma croyance sans cesser d'être tels; ou, s'ils me condamnent, il faut qu'ils condamnent. aussi tout l'Occident et toute l'Egypte, c'est-à-dire Damase de Rome et Pierre d'Alexandrie. Pourquoi n'enveloppent-ils pas dans ma condamnation ceux qui sont de mon parti? Si les eaux d'un ruisseau sont trop basses, ce n'est pas au ruisseau, mais à la source qu'on doit s'en prendre. Je ne puis le dire sans rougir : du fond de nos cellules, nous condamnons tout le genre humain ; de dessous le sac et la cendre, nous faisons le procès aux évêques. Pourquoi cet orgueil royal sous un habit de pénitent? Nos chaînes, notre crasse, nos cheveux en désordre, sont les marques de la pénitence, et non pas les insignes de la royauté.

Qu'on me permette donc de rester dans le silence. Pourquoi attaquer un homme qui ne fait de peine à personne? Si je suis hérétique, que vous importe? Demeurez en repos et n'en parlons pas davantage. Craignez-vous, habile (476) comme je le suis dans les langues grecque et syriaque, que j'aille d'Eglise en Eglise séduire les peuples et les engager dans le schisme? Je n'ai rien pris à personne et je ne reçois rien gratuitement de qui que ce soit. Je travaille tous les jours et gagne mon pain à la sueur de mon front; car je sais que l'Apôtre a dit, que " celui qui ne travaille point ne doit point manger. " Saint et vénérable père, Jésus-Christ sait avec quelle douleur je vous écris ceci. " Je me suis tu, " dit le Seigneur dans Isaïe, " mais me tairai-je toujours?, On ne me permet pas de vivre en repos dans un coin de mon désert. On me demande tous les jours ma profession de foi, comme si je ne l'avais pas faite en recevant le baptême. Je la leur donne telle qu'ils la souhaitent, ils n'en sont pas contents; je la signe, ils ne me croient pas ; me chasser d'ici, c'est tout ce qu'ils veulent. Je leur cède donc la place ; aussi bien m'ont-ils déjà enlevé une partie de moi-même en me séparant de mes très chers frères, qui veulent se retirer d'ici, et qui même se retirent déjà, aimant mieux vivre avec des botes farouches qu'avec des chrétiens de ce caractère. Je m'enfuirais aussi avec eux si mes infirmités et la rigueur de l'hiverne me retenaient malgré moi. Je demande néanmoins qu'on me permette de demeurer encore quelques mois dans le désert, c'est-à-dire jusqu'au printemps. Si ce délai parait trop long, je pars aussitôt ; la terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. Que le ciel ne soit ouvert que pour eux seuls, que Jésus-Christ ne soit mort que pour eux, que rien ne leur manque, qu'ils soient maîtres de tout, qu'ils s'applaudissent tant qu'il leur plaira; pour moi, comme dit saint Paul, " à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je suis mort et crucifié pour le monde ! "

Quant aux dogmes sur lesquels vous m'interrogez, je vous dirai que j'ai envoyé sur cela à saint Cyrille ma profession de foi par écrit. Celui qui n'a pas la même croyance n'appartient pas à Jésus-Christ. Au reste, je vous ai fait connaître quelle était ma foi dans une conversation que,j'ai eue avec vous et notre bien heureux frère Zenobius, que nous saluons tous ainsi que vous.


A DIDIER, SUR LA TRADUCTION DU PENTATEUQUE.


En 380.

J'ai enfin reçu avec bien du plaisir la lettre que vous m'avez écrite, mon cher Didier, vous qui, par un heureux présage, avez reçu comme Daniel (1) un nom qui marque ce que vous deviez être un jour. Vous me priez par cette lettre de traduire pour nos églises le Pentateuque (2) d'hébreu en latin. C'est vouloir m’engager dans une entreprise difficile et qui ne peut manquer de m'exposer à tous les traits de la médisance. Car mes ennemis s'imaginant que pour les travaux intellectuels on doit préférer les anciens aux modernes, de même qu'on préfère le vin vieux au nouveau, m'accusent de n'avoir en vue dans mes traductions que de décrier la version des Septante. Cependant je leur ai déjà dit cent fois que je ne pensais qu'à contribuer selon mon pouvoir à la décoration du tabernacle de Dieu, et que la pauvreté des uns ne diminuait en rien le prix des riches présents que faisaient les autres.

Je me suis engagé dans une entreprise si difficile, d'après l'exemple d'Origène. Il a fait un mélange de la version de Théodotien et de l'ancienne édition, distinguant tout son ouvrage avec des astérisques et des obèles, afin de faire connaître par ceux-là ce qui manquait à l'ancienne édition, et par ceux-ci ce qu'il en fallait retrancher comme superflu, surtout dans les endroits que les évangélistes et les apôtres semblent autoriser; car ils citent plusieurs passages de l'Ancien-Testament qui ne se trouvent point dans nos exemplaires; exemple: " J'ai rappelé mon fils de l'Egypte. Il sera appelé Nazaréen. Ils verront celui qu'ils ont percé. Il sortira des fleuves d'eau vive de son coeur. L'mil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, et le coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment;" et plusieurs passages qui méritent une explication particulière. Que ces messieurs donc qui se déchaînent si fort contre moi, nous disent d'où ces passages sont tirés; et s'ils restent courts,

(1) Saint Jérôme fait allusion au nom Desiderius, et à ce que nous lisons au drap. R de Daniel, où ce prophète est appelé Vir desideriorum.

(2) C'est-à-dire les cinq Livres de Moïse, savoir: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome.

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faisons-leur voir qu'ils se trouvent dans les livres hébreux. Le premier est dans le prophète Osée (1); le second dans Isaïe (2); le troisième dans Zacharie (3); le quatrième dans les Proverbes (4); et le cinquième est encore tiré du prophète Isaïe (5). II y a plusieurs personnes qui, faute de savoir d'où les apôtres ont tiré ces passages, donnent aveuglément dans les visions des livres apocryphes, et préfèrent à l'autorité des originaux les rêveries et les extravagances qu'on a répandues en Espagne. Il ne m'appartient pas de démontrer ici pourquoi ces passages ne se trouvent point dans l'ancienne édition. Les Juifs prétendent que les Septante les ont omis à dessein, et par une sage précaution; de peur que Ptolémée qui adorait un seul Dieu, et qui paraissait avoir beaucoup de penchant pour la doctrine de Platon, ne s'imaginât que les Hébreux même reconnaissaient deux divinités. En effet, soit par complaisance pour ce prince, soit par l'appréhension de découvrir les mystères de notre foi, il est certain qu'ils ont ou traduit autrement, ou passé tout-à-fait les endroits de l'Ecriture où il est parlé du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Au reste, je ne sais qui a inventé le premier une certaine fable que quelques-uns racontent, savoir: qu'on fit bâtir à Alexandrie soixante-dix cellules où l'on mit les septante interprètes chacun en particulier, et que, quoiqu'ils fussent ainsi séparés les uns des autres, néanmoins on ne trouva aucune différence entre leurs traductions. Car nous ne voyons rien ni dans Aristée qui était capitaine des gardes de Ptolémée, ni dans Joseph qui a écrit longtemps après lui; au contraire, ces deux écrivains nous apprennent que les Septante, réunis dans un temple, y firent leur traduction de concert, et non point par inspiration. Car il,'y a une grande différence entre un prophète et un interprète: celui-là, inspiré d'en haut, prédit les choses futures; celui-ci joignant l'érudition à une grande facilité de parler, exprime en sa langue les pensées d'un autre, de la manière qu'il les conçoit. A moins qu'on ne veuille dire que Cicéron a traduit par une inspiration divine le livre que Xénophon a fait sur l'Economie, celui de Platon intitulé Protagoras, et

(1) Osée, XI, 1. (2) Isaï, XI, 1. (3) Zach. XII, 10. (4) Prov. XVIII, 4. (5) Isaï, LXIV, 4.

le discours de Démosthène pour Ctésiphon; ou que le saint Esprit a inspiré aux septante interprètes et aux Apôtres des passages différents quoique tirés d'un même endroit; en sorte que ceux-ci aient cité faussement, comme étant de l'Ecriture sainte, ce que ceux-là ont passé sous silence.

Quoi donc? est-ce que je condamne les anciens? Non, je m'occupe après eux dans la maison du Seigneur. Les Septante ont fait leur version avant la naissance de Jésus-Christ, et ont exprimé d'une manière obscure et embarrassée des mystères dont ils n'avaient aucune connaissance. Niais moi qui écris après la Passion et la Résurrection du Sauveur, c'est plutôt une histoire que je fais que des prophéties que je traduis; car on raconte tout autrement ce qu'on a vu que ce qu'on ne sait que par ouï-dire, et fon parle des choses avec d'autant plus de facilité et de certitude qu'on en est mieux instruit.

Ecoutez donc, esprits jaloux, vous qu'une maligne passion déchaîne contre moi ; écoutez Je ne condamne point les Septante, et je ne prétends point m'ériger en censeur de leur traduction; mais sachez que je ne crains point de leur préférer les Apôtres, car c'est par leur bouche que Jésus-Christ m'instruit; et lorsque l'Ecriture parle de ceux à qui Dieu a communiqué des dons spirituels pour l'édification de son Eglise, je remarque qu'elle met les Apôtres au-dessus des prophètes, tandis qu'elle donne à peine le dernier rang aux interprètes. Pourquoi. vous livrer vous-mêmes aux fureurs de l'envie? Pourquoi soulever contre moi une foule d'ignorants? Si vous trouvez à redire à ma traduction, interrogez les Hébreux, consultez leurs docteurs qui enseignent l'Ecriture dans plusieurs de leurs villes. Les passages où il est parlé de Jésus-Christ, et qu'on lit dans leurs livres ne se trouvent point dans les vôtres; ou bien il faut dire que les Juifs ont reçu comme authentiques les passages dont les Apôtres se sont depuis servis contre eux, et que les exemplaires latins sont plus corrects que les grecs, et les grecs que les hébreux.

Voilà ce que j'avais à dire à mes envieux. Pour vous, mon cher Didier, qui m'avez engagé à entreprendre un si grand ouvrage et à commencer par la Genèse, je vous conjure de me soutenir dans mon travail par vos prières, afin (478) que le même Esprit qui a dicté ces livres saints, préside aussi à la traduction latine que j'en vais faire.


A MARCELLA, SUR LA MALADIE DE BLESILLA.


Lettre écrite de Rome, en 384.

Abraham est tenté dans soit fils; mais il est trouvé encore plus fidèle. Joseph est vendu en Egypte; mais c'est afin de nourrir son père et ses frères. Ezéchias, effrayé des approches de la mort, verse un torrent de larmes, et le Seigneur prolonge sa vie de quinze ans. Saint Pierre, faible et timide, renonce Jésus-Christ à la veille de sa Passion ; mais, après avoir pleuré amèrement son péché, il mérite d'entendre de la bouche du Sauveur ces consolantes paroles

Paissez mes brebis. " Saint Paul (1), " ce loup ravissant, ce petit Benjamin, " perd dans une extase la vue du corps, afin de recouvrer celle de l'esprit ; et parmi les épaisses ténèbres dont il se trouve environné, il reconnaît pour son Seigneur celui qu'il persécutait auparavant comme un homme.

C'est ainsi que Dieu a permis que Blésilla ait été tourmentée durant trente jours d'une fièvre violente, afin de lui apprendre à ne point traiter délicatement un corps qui devait bientôt devenir la pâture des vers. Jésus-Christ est venu la visiter (2), il l'a prise par la main, et la malade s'est levée aussitôt pour le servir. Jusqu'ici l'on avait remarqué dans sa conduite je ne sais quelle négligence à remplir ses devoirs; les richesses étaient ses liens, et le monde son tombeau ; mais le Sauveur (3) " frémissant et se troublant lui-même a crié: " Blésilla, venez dehors. " Elle a obéi à cette voix, et sortant du tombeau où elle était ensevelie, " elle s'est mise à table avec le Seigneur. " Que ce miracle révolte les Juifs; qu'ils tâchent d'en étouffer la gloire en faisant mourir celle que le Sauveur

(1) Comme saint haut était de la tribu de Benjamin, saint Jérôme, en parlant de lui, fait allusion à ce que dit l'Ecriture, Gen. 49, " Benjamin sera un loup ravissant, " et Psal. 67, " Là, émit le petit Benjamin dans un ravissement d'esprit. "

(2) Saint Jérôme fait encore ici allusion à la guérison de la belle-mère de saint Pierre, dont parle saint Luc, chap. 4.

(3) Autre allusion que fait saint Jérôme à la résurrection de Lazare.

a ressuscitée, et que les Apôtres seuls en triomphent. Blésilla sait qu'il est de son devoir de consacrer sa vie à celui qui la lui a rendue, et d'embrasser les pieds d'un Dieu dont un peu auparavant elle craignait les jugements redoutables. On l'a vue mourante et prête à rendre le dernier soupir. Dans cette triste circonstance; quel secours pouvait-elle attendre de ses parents? quel avantage pouvait-elle tirer de leur vains discours et de leurs frivoles consolations? Non, elle ne vous doit rien, ingrate famille; elle est morte au monde pour ne plus vivre qu'e Jésus-Christ. Un changement si surprenant doit réjouir tous les véritables chrétiens, et celui qui s'en fâche n'est pas chrétien.

Une veuve qui se voit dégagée des liens du mariage ne doit plus penser qu'à persévérer. Mais, dira-t-on, on est scandalisé de la voir habillée de brun. Qu'on se scandalise donc aussi de ce que saint Jean portait un habit de poil de chameau et une ceinture de cuir, lui qui était le plus grand d'entre les enfants des hommes, qui a été appelé " l'ange du Seigneur, " et qui a eu l'honneur de baptiser Jésus-Christ. On trouve mauvais qu'elle use d'une nourriture simple et commune; mais est-il rien de plus commun que les sauterelles dont saint Jean se nourrissait dans le désert? Ah ! qu'on se scandalise plutôt de voir des femmes qui mettent tous leurs soins a se farder; qui, semblables à des idoles, paraissent aux yeux des hommes avec un visage de plâtre, et tout défiguré par le blanc qu'elles y mettent; qui conservent sur leurs joues fardées les traces et les sillons des larmes qui leur échappent quelquefois malgré elles; qui élèvent par étage sur leur tête des cheveux empruntés; qui tâchent de faire revivre sur un front ridé les traits usés d'une jeunesse que le temps a flétrie; et qui, courbées et chancelantes sous le poids des années, prennent des airs de jeunes filles, parmi une foule de neveux et de petits-fils qui les environnent. Une femme chrétienne ne devrait-elle pas rougir de tous les soins qu'elle se donne pour paraître belle malgré la nature, et pour flatter les désirs de la chair, qu'on ne peut satisfaire, comme dit l'apôtre saint Paul, sans déplaire à Dieu?

Autrefois Blésilla perdait beaucoup de temps à sa toilette, et passait les journées entières à consulter son miroir pour voir s'il ne manquait rien à sa beauté; mais aujourd'hui elle dit avec (479) confiance : " Nous tous qui n'avons plus de voile sur le visage, et qui contemplons la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, nous avançant de clarté en clarté, par l'illumination de l'Esprit du Seigneur. " Alors ses femmes la coiffaient avec art, et mettaient en la frisant sa tête innocente à la torture ; aujourd'hui elle se néglige tout-à-fait et se contente d'avoir la tête couverte. Les lits de plume lui semblaient trop durs autrefois, et à peine pouvait-elle y reposer; maintenant elle se lève de grand matin pour faire oraison, et elle est la première à chanter les louanges du Seigneur. Prosternée contre terre, elle verse des torrents de larmes pour laver son visage que le fard avait gâté. Elle fait succéder la psalmodie à l'oraison, et telle est sa ferveur dans ces exercices de piété que, quoique accablée de lassitude et de sommeil, à peine peut-elle consentir à prendre un peu de repos. Comme sa tunique est de couleur sombre, elle ne craint point de la salir en se mettant à genoux. Sa chaussure est simple et modeste, et elle distribue aux pauvres le prix des souliers dorés qu'elle avait coutume de porter autrefois. On ne lui voit plus de ceinture brodée d'or et chargée de pierreries; elle se contente d'en avoir d'une laine très simple et très commune, et qui puisse serrer sa tunique sans la couper.

Si le serpent, jaloux d'une conduite si sainte, veut l'engager par ses artifices à manger encore du fruit défendu, il faut qu'elle l'écrase par ses anathèmes, et que, le voyant expirer dans son venin, elle lui dise : " Retire-toi de moi, Satan, " qui veut dire " ennemi; " car quiconque ne peut souffrir qu'on vive selon les règles et les maximes de l'Evangile, est un véritable antéchrist et un ennemi déclaré de Jésus-Christ. Pourquoi, je vous prie, se scandaliser de notre manière de vivre? Que faisons-nous qui approche de ce qu'ont fait les Apôtres? Ils abandonnent leur barque, leurs filets, leur père même, qui était déjà avancé en âge. Un publicain quitte son bureau pour suivre le Sauveur ; Jésus-Christ empêche un de ses disciples de retourner chez lui pour mettre ordre à ses affaires et dire adieu à ses parents ; il refuse à un autre la permission d'aller ensevelir son père, nous apprenant par là qu'il y a une sorte de piété à se montrer cruel envers ses parents pour l'amour de Jésus-Christ. On nous traite de moines, parce que nous ne sommes pas vêtus de soie; on nous regarde comme des gens incommodes et d'une humeur chagrine, parce que nous ne saurions ni boire ni rire avec excès; on nous fait passer pour des imposteurs et des Grecs, parce que nous ne portons pas des habits riches et élégants. Mais qu'ils nous traitent d'une manière encore plus indigne ; qu'ils déchaînent contre nous des hommes de plaisir et de bonne chère; Blésilla, qui sait que son Sauveur a été appelé Beelzébuth, se moquera de leurs injures et de leurs calomnies.


A PAULA, SUR LA MORT DE SA FILLE BLESILLA.


Lettre écrite de Rome, en 384.

" Qui donnera de l'eau à ma tête et une source de larmes à mes yeux pour pleurer, " non pas, comme Jérémie, " la mort des enfants de mon peuple, " ni comme le Sauveur les malheurs de Jérusalem, mais la sainteté, la miséricorde, l'innocence, la chasteté et toutes les vertus qui ont été ensevelies avec Blésilla dans un même tombeau? Ce n'est pas que je plaigne sa destinée ni que je l'estime malheureuse d'avoir quitté la terre; mais c'est que je ne saurais assez déplorer la perte que nous avons faite d'une personne d'un si grand mérite. En effet, qui pourrait, sans verser des larmes, se souvenir qu'on l'a vue, à l’âge de vingt ans, animée de ce beau zèle qu'inspire la foi, porter courageusement l'étendard de la croix, et regretter plus la perte de sa virginité que la mort de son époux? Qui pourrait, sans gémir, parler de son assiduité à la prière, de la grâce avec laquelle elle savait s'exprimer, de la fidélité de sa mémoire, de la vivacité de son esprit? Parlait-elle grec, on eût dis qu'elle ne sas ait pas la langue latine; parlait-elle latin, on ne remarquait dans son langage aucun accent étranger. Quelque difficile que soit la langue hébraïque, elle s'y était rendue si habile, je ne dis pas en peu de mois, mais en peu de jours (habileté que toute la Grèce a admirée dans Origène), qu'elle apprenait et chantait les psaumes en cette langue aussi facilement que sa mère. La pauvreté de ses habits n'était pas en elle, comme dans la plupart des autres, la marque d'une vanité secrète ; elle était l'effet d'une humilité profonde et sincère, qui la portait à ne se (480) distinguer des femmes qui la servaient que par un air plus modeste et plus négligé. Quoique abattue par une longue maladie, et pouvant à peine se soutenir, elle avait néanmoins toujours le livre de l'Evangile ou des prophètes entre les mains.

Ici je sens les larmes qui me coulent des yeux; les sanglots étouffent ma voix, et l'excessive douleur dont je suis pénétré ne me permet pas de parler. Consumée donc par les ardeurs d'une violente fièvre, et près d'expirer, elle dit à ses parents qui étaient autour de son lit : " Priez le Seigneur de me faire miséricorde, parce due je n'ai pu exécuter le dessein que j'avais formé de me consacrer entièrement à son service. " Ah ! ne craignez rien, Blésilla ; nous savons, et vous en faites vous-même une heureuse expérience, qu'on ne se convertit jamais trop tard. Jésus-Christ lui-même nous a donné les premières assurances de cette vérité, en disant au larron : " Je vous promets due vous serez aujourd'hui arec moi dans le Paradis.,A peine Blésilla, déchargée du poids d'une chair mortelle, eut-elle quitté le lieu de son exil pour retourner à son Créateur et rentrer en possession de son ancien héritage, qu'on se prépara à faire ses funérailles selon la coutume. Plusieurs personnes de qualité marchaient en rang à la tète du convoi, et l'on voyait ensuite paraître le cercueil couvert d'un drap d'or. A la vue de ce superbe appareil, il me sembla entendre Blésilla crier du haut du ciel : " Tous ces vains ornements ne m'appartiennent pas; ce ne sont point là les habits que j'ai portés, je ne les reconnais point. "

Mais que faisons-nous? je veux arrêter les larmes d'une mère affligée, et je ne saurais m'empêcher d'en répandre moi-même. Je ne puis dissimuler ici mes sentiments; on ne verra dans cette lettre aucun caractère qui ne soit imprimé de mes larmes. Jésus-Christ lui-même en répandit sur la mort de Lazare, parce qu'il l'aimait. Hélas ! qu'on est peu propre à consoler les autres quand on succombe soi-même sous le poids de sa douleur, et que la voix est entrecoupée par les sanglots et étouffée par les larmes! Jésus-Christ, que Blésilla suit maintenant, et les saints anges avec qui elle se trouve, me sont témoins que je partage avec vous vos peines et vos chagrins. Je sens que j'étais son père et son nourricier selon l'esprit, et je ne puis m'empêcher de dire quelquefois avec Job: " Périsse le jour où je suis né! " et avec Jérémie: " Hélas! ma mère, pourquoi m'avez-vous mis au monde pour être un homme de contradiction et de discorde dans toute la terre? " Et encore " Je sais que vous êtes juste, Seigneur; cependant permettez-moi de vous faire ces justes plaintes: Pourquoi les méchants passent-ils leur vie dans la prospérité? " Et avec le prophète-roi: "Mes pieds ont chancelé, et je me suis vu tout près de tomber, parce que j'ai été enflammé d'indignation en voyant la paix dont jouissent les pécheurs, et j'ai dit: Comment est-il possible que Dieu sache ce qui se passe, et que le Très. Haut ait la connaissance de toutes choses? Voilà les pécheurs eux-mêmes qui vivent dans l'abondance de tous les biens de ce monde, et qui ont acquis de grandes richesses. " Mais en même temps je pense à ce que dit le prophète: " Je ne saurais parler de la sorte sans condamner la sainte société de vos enfants. "

Combien de fois agité, et troublé par ces fâcheuses réflexions, ai-je dit en moi-même: Pourquoi voit-on dans l'abondance des hommes qui ont vieilli dans le crime et dans l'iniquité? Pourquoi des jeunes gens qui ont encore toute leur innocence sont-ils enlevés tout à coup par une mort précipitée? Pourquoi des enfants de deux à trois ans, et attachés encore à la mamelle, sont-ils possédés du démon, couverts de lèpre, dévorés par la jaunisse ? Pourquoi au contraire voit-on des hommes impies, adultères, homicides, sacrilèges, jouir d'une heureuse santé, et blasphémer sans cesse contre Dieu; puisque l'iniquité du père ne retombe point sur ses enfants, et que " l'âme qui pèche meurt elle-même?" Ou si Dieu veut encore aujourd'hui comme autrefois punir les enfants des péchés de leurs pères, est-il juste qu'il fasse tomber sur un enfant innocent les châtiments que mérite un père criminel ? Et j'ai dit: " C'est donc en vain que j'ai travaillé à purifier mon coeur et que j'ai lavé mes mains en la compagnie des innocents, puisque j'ai été affligé durant tout le jour. " Le prophète-roi a calmé aussitôt toutes ces pensées dont j'étais agité. " J'ai donc voulu pénétrer la profondeur de ce mystère, mais je me suis donné sur cela des peines inutiles ; quand je serai entré dans le sanctuaire de Dieu, alors seulement je comprendrai quelle doit être la fin des méchants; car les jugements (481) du Seigneur sont un abîme très profond. Ce qui fait dire à l'apôtre saint Paul : " O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles!

Dieu est bon, et comme il agit toujours par bonté, il ne saurait rien faire qui ne soit bon. Si je perds un mari, cette perte m'est sensible; mais parce qu'elle me vient de la part du Seigneur, je la souffre sans murmure. Si la mort m'enlève un fils unique, quelque cruelle que soit cette perte, je la supporte avec patience, sachant que c'est Dieu qui reprend ce qu'il m'avait donné. Si je deviens aveugle, je me servirai pour lire des yeux d'un ami, et je trouverai en lui une ressource à ma disgrâce. Si je viens aussi à perdre l'ouïe, ma surdité me garantira de la corruption du vice, et toute mon occupation alors sera de penser à Dieu. Si, pour comble de misère, je me vois encore réduit à souffrir la pauvreté, le froid, la nudité, la maladie, j'espérerai que la mort mettra fin à mes peines, et tous les maux de la vie présente me paraîtront courts dans l'attente d'une vie plus heureuse.

Considérons un peu ce que dit David dans ce psaume où il a renfermé une morale si belle " Vous êtes juste, Seigneur, "dit ce prophète, " et vos jugements sont équitables. " Ces pieux sentiments n'appartiennent qu'à une âme qui bénit le Seigneur au fort de sa misère, et qui, attribuant à ses propres péchés toutes les peines qu'elle endure, ne cesse de louer au milieu de ses adversités celui qui la fait souffrir.

" Les filles de Juda, " dit ailleurs le même prophète, " ont tressailli de joie à cause de vos,jugements, Seigneur. " " Juda, "veut dire "louange" ou "confession ;" et comme l'emploi d'une âme fidèle est de louer Dieu, tous ceux qui croient en Jésus-Christ, doivent mettre leur joie dans les jugements du Seigneur. Malade ou en bonne santé, je bénis également Dieu. Car " lorsque je suis faible, c'est alors que je suis plus fort, et la vertu ", de l'esprit " se perfectionne dans la faiblesse de la chair. " Saint Paul, assujetti malgré lui aux tentations, pria trois fois le Seigneur de l'en affranchir; mais le Seigneur lui répondit : " Ma grâce vous suffit, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse. " Dieu livra ce grand apôtre à l'ange de Satan, pour lui rappeler la misère humaine, et réprimer la vanité que ses révélations auraient pu lui inspirer; de même que dans les triomphes on mettait un homme derrière le triomphateur pour lui crier à chaque acclamation du peuple : " Souvenez-vous que vous êtes homme. " Pourquoi se révolter contre un mal inévitable? Pourquoi pleurer une personne que la mort nous enlève? Sommes-nous au monde pour y vivre éternellement? Abraham, Moïse, Isaac, saint Pierre, saint Jacques, saint Jean, saint Paul, ce vaisseau d'élection, Jésus-Christ même, n'ont-ils pas tous été sujets à la mort? Pourquoi donc murmurer, lorsque nous venons à perdre une personne qui nous est chère? Peut-être que " le Seigneur ne l'a enlevée du monde que pour la sauver de la corruption du siècle, et qu'il s'est hâté de retirer du milieu de l'iniquité une âme qui lui était agréable, " de peur que, dans le long voyage de la vie, elle ne s'engageât dans des routes écartées.

Déplorons la triste destinée de ceux qui ne meurent que pour brûler dans l'enfer, et que la divine justice livre à des supplices éternels.

Quant à nous " qui devons aller au-devant de Jésus-Christ, " accompagnés des choeurs des anges, regardons une longue vie comme un pesant fardeau et comme une véritable mort. Car " tandis que nous demeurons ici-bas, nous sommes éloignés du Seigneur. " Disons avec le prophète-roi: " Hélas! que mon exil est long! J'ai demeuré avec les habitants de Cédar, mon âme y a été longtemps étrangère. " Comme le mot " Cédar ", signifie " ténèbres, " et que le siècle présent est enveloppé d'une profonde nuit, (" parce que la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise "), nous devons prendre part au bonheur de Blésilla qui a passé. des ténèbres à la lumière, et qui, par l'ardeur d'une foi naissante, s'est rendue digne de la couronne que Dieu n'accorde qu'aux vertus parfaites.

Si une mort imprévue, ce qu'à Dieu ne plaise, l'avait surprise avec un coeur tout occupé des plaisirs de la vie présente, nous aurions sujet de déplorer son sort et de répandre des torrents de larmes sur une mort si funeste. Mais puisque par une grâce particulière de Jésus-Christ, le voeu qu'elle avait fait (1), près de quatre mois avant sa mort, de se consacrer à Dieu, a

(1) Blésilla avait fait ce voeu dans cette grande maladie dont parle saint Jérôme dans la lettre précédente.

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été pour elle comme un second baptême, et que depuis ce temps-là elle a méprisé toutes les vanités du monde et tourné toutes ses pensées vers le monastère, ne craignez-vous point que le Sauveur ne vous dise : " Paula, pourquoi vous désolez-vous de ce que votre fille est devenue la mienne? Pourquoi vous élevez-vous contre mes jugements? Pourquoi, jalouse de me voir en possession de Blésilla, m'outragez-vous par des larmes que répand un coeur rebelle à mes volontés? Pouvez-vous pénétrer les desseins que j'ai sur votre famille? Vous vous refusez toute sorte de nourriture, non point par une louable abstinence, mais par un excès de tristesse. Je n'aime point cette espèce de frugalité, et jeûner ainsi c'est se déclarer mon ennemi. Je ne puis recevoir dans mon sein une âme qui se détache du corps malgré moi et contre mes ordres. Que la folle philosophie du siècle se flatte d'avoir de pareils martyrs; qu'elle compte parmi ses héros un Zénon (1), un Cléombrote, un Caton : " mon esprit ne se repose que sur les humbles et les pacifiques, et sur ceux qui écoutent mes paroles avec crainte. "

" Est-ce donc là l'effet de la promesse que vous m'avez faite, de quitter le monde pour vous retirer dans un monastère, et une marque de cette régularité de vie dont vous faisiez profession en vous habillant d'une manière différente des femmes du siècle? Cette âme qui s'afflige est bien digne d'un corps vêtu de soie. Bientôt la mort va vous surprendre plongée dans la tristesse, et, comme si vous pouviez échapper à ma justice, vous me fuyez comme un juge inexorable. Jonas, ce prophète dont l'âme était si grande, voulut autrefois se dérober à mes poursuites; mais il se vit tout à coup englouti dans les abîmes de la mer. Si vous étiez bien persuadée que votre fille est vivante, vous ne plaindriez pas son sort, puisqu'elle n'a fait que quitter une vie pleine de misères pour une plus heureuse. Est-ce ainsi que vous obéissez au commandement annoncé par l'Apôtre, de ne point pleurer comme les infidèles ceux qui dorment du sommeil de la mort ? Rougissez ici

(1) Zénon, chef de la secte des stoïciens, s'étrangla de ses propres mains. Cléombrote, natif d'Ambracie, et philosophe académicien, se précipita dans la mer après avoir lu le livre de l'Immortalité de l'âme que Platon avait composé. Caton, se voyant poursuivi par César après la défaite de Pompée, se retira à Utique, où il se poignarda lui-même.

de voir une femme païenne (1) vous surpasser, et une esclave du démon prévaloir sur ma servante. Elle se flatte que son mari, qui était païen, a été reçu dans le ciel et admis au nombre des dieux ; et vous, vous ne pouvez vous persuader que votre fille soit avec moi! "

Vous me direz peut-être: Pourquoi ne pas pleurer la mort de ma fille? Jacob ne se couvrit-il pas d'un sac pour pleurer celle de Joseph? Ne refusa-t-il pas les consolations de toute sa famille qui s'était réunie pour le consoler dans sa douleur? " Je pleurerai toujours, " disait-il, " jusqu'à ce que je descende avec mon fils dans le tombeau. "

David ne se couvrit-il pas la tête lors de la mort d'Absalon, répétant souvent ces tristes paroles : " Mon fils Absalon, Absalon mon fils, qui me donnera de mourir pour toi, mon fils Absalon ? " Les funérailles des autres justes n'ont-elles pas été célébrées par un deuil solennel ?

Rien n'est plus aisé que de répondre à toutes ces raisons dont vous vous servez pour justifier votre douleur. Jacob pleura son fils, persuadé qu'il avait été tué, et que bientôt la mort devait les réunir tous deux; c'est dans cette vue qu'il disait: -Je pleurerai toujours jusqu'à ce que je descende avec mon fils dans le tombeau; parce que Jésus-Christ n'avait pas encore ouvert la porte du paradis, ni éteint par son sang ce glaive de feu que tenait un chérubin pour en défendre l'entrée. De là vient que l'Ecriture nous représente Abraham dans les limbes°- avec Lazare, quoique cet endroit fût pour eux un lieu de rafraîchissement. David avait raison de pleurer la mort d'un fils parricide; mais celle d'un autre de ses enfants à qui ses prières n'avaient pu conserver la vie, et qu'il volait mourir innocent, il ne la pleura pas.

Que d'après l'ancienne coutume les Juifs aient pris le deuil à la mort de Moïse et d'Aaron, rien d'étonnant, puisque nous lisons dans les Actes des Apôtres que, dès les premiers jours de l'Eglise naissante, les fidèles de Jérusalem " firent les funérailles de saint Etienne avec un deuil solennel. " Or cela doit s'entendre,

(1) Saint Jérôme veut parler de la femme de Prétextai dont il fait mention dans la vie de Léa.

(2) Le texte porte " dans l'enfer, " c'est-à-dire, au fond de la terre. Ce lieu est proprement " les limbes " où les âmes des justes ont été jusqu'à la venue de Jésus-Christ.

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non comme vous vous l'imaginez, de leur douleur excessive, mais de la pompe de ses funérailles et de la foule prodigieuse qui s'y trouva.

Enfin, voici ce que l'Ecriture sainte dit de Jacob : " Joseph alla ensevelir son père; les premiers officiers de la maison de Pharaon et les anciens de l'Egypte l'accompagnèrent en ce vol age; la maison de Joseph et tous ses frères le suivirent aussi. " Et un peu après : " Il y eut aussi des chariots et des cavaliers qui le suivirent, et il se trouva là une grande multitude de personnes. " Et ensuite: " Et ils y célébrèrent les funérailles de Jacob avec beaucoup de pleurs et de grands cris. " Ce deuil solennel des Egyptiens ne doit pas s'entendre de leurs larmes ni de l'excès de leur douleur, mais de la magnificence des funérailles qu'ils firent à Jacob; et c'est ainsi qu'Aaron et Moïse furent pleurés.

Je ne saurais assez admirer les profonds mystères que cache l'Ecriture sainte, sous des paroles simples en apparence. Pourquoi dit-elle qu'on célébra les funérailles de Moïse avec un grand deuil, et qu'elle n'en dit point autant du saint homme Josué? En voici la raison; c'est que, du temps de Moïse, c'est-à-dire dans l'ancienne loi, tous les hommes étaient enveloppés dans la condamnation du péché d'Adam et, comme en mourant ils descendaient dans les limbes, il était juste de pleurer leur mort, d'après les paroles de l'apôtre saint Paul: " La mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse, même sur ceux qui n'ont point péché. " Mais depuis l'établissement de l'Evangile, c'est-à-dire sous Jésus-Christ, ce véritable Josué qui nous a ouvert le paradis, on célèbre avec,joie les funérailles des morts. On voit encore aujourd'hui les Juifs répandre des larmes sur ceux qui meurent, marcher nu-pieds, se coucher sur le cilice , se rouler sur la cendre; et, afin que rien ne manque à leurs superstitieuses cérémonies, par une ridicule tradition des pharisiens, manger des lentilles avant de prendre aucune autre nourriture; indiquant par là que ce mets fatal leur a fait perdre leur droit d'aînesse. Leur aveuglement est une juste punition de leur incrédulité, puisque, ne croyant point que Jésus-Christ soit ressuscité, ils ne doivent attendre que la venue de l'Antéchrist.

Mais pour nous qui avons été revêtus de Jésus-Christ, et qui, comme dit l'apôtre saint Pierre, sommes de la race royale et sacerdotale, nous ne devons point pleurer les morts. Moïse dit à Aaron, à Eléazar et Itamar (1) ses autres fils : " Ne découvrez pas votre tête (2) et ne déchirez pas vos habits, de peur que vous ne mouriez et que la colère du Seigneur ne tombe sur tout le peuple. " Prenez garde, dit-il, de déchirer vos habits et de vous abandonner comme les païens à l'excès de votre douleur, de peur que vous ne mouriez. Il n'y a que le péché qui nous donne la mort. Dieu, dans le même livre du Lévitique, fait un commandement qui semble dur, mais qui néanmoins est nécessaire à la foi; car il défend au grand-prêtre d'approcher du cadavre de son père, de sa mère, de ses frères et de ses enfants, de peur que les sentiments de la nature ne partagent un coeur qui ne devait être occupé que du soin d'offrir des sacrifices au Seigneur.

Jésus-Christ n'exige-t-il pas des chrétiens ce parfait détachement de coeur, lorsqu'il défend à un de ses disciples d'aller mettre ordre à ses affaires domestiques, et qu'il refuse à un autre la permission d'aller rendre à son père les devoirs de la sépulture? " Le grand-prêtre. " dit Dieu dans l'Ecriture, " ne sortira point des lieux saints, de peur qu'il ne profane le caractère de sainteté dont il est revêtu, parce que le Seigneur a répandu sur lui l'huile sainte de son onction. " Ce qui fait voir qu'un chrétien qui a embrassé la foi de Jésus-Christ, et qui porte en lui-même fonction sainte dont il a été consacré, ne doit point sortir du temple, c'est-à-dire s'écarter des devoirs que la religion lui impose; qu'il ne doit point aller dehors en suivant les voies des infidèles ; mais qu'il doit toujours demeurer dans la maison du Seigneur, pour pratiquer ses commandements.

Je vous ai rapporté tous ces passages de l'Ecriture, de peur qu'en leur donnant un mauvais sens, vous ne vous en serviez pour autoriser votre douleur et justifier votre égarement. Je ne vous ai même parlé jusqu'à présent que comme à une personne du vulgaire. Mais comme

(1) Il les appelle " ses autres fils, " parce qu'ils étaient les seuls qui restaient à Aaron ; Nadab et Abiud ayant été consumés par le feu.

(2) C'est-à-dire, de ne pas ôter l'ornement de votre tête pour la couvrir de cendre, selon la coutume de ceux qui sent dans une grande affliction.

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je sais que vous avez entièrement renoncé au monde et à tous ses plaisirs pour vivre dans la pratique continuelle du jeûne, de la lecture et de la prière; qu'à l'exemple d'Abraham vous souhaitez d'abandonner la Chaldée et la Mésopotamie, votre pays et vos parents, pour entrer dans la terre promise; et qu'étant morte au monde avant de mourir d'une mort naturelle, vous avez donné tout votre bien aux pauvres et à vos enfants : je m'étonne que vous fassiez paraître dans votre affliction des faiblesses que l'on condamnerait dans les personnes même les plus attachées aux choses de la terre. Vous rappelez dans votre esprit les caresses de Blésilla, le charme de sa conversation, de sa société; et cette perte vous parait insupportable.

Je ne saurais blâmer les larmes d'une mère; je vous prie seulement de donner des bornes à votre douleur. Vous êtes mère, et vous pleurez la mort de votre fille; je ne veux pas vous faire un crime d'une affection si légitime: mais vous êtes aussi et chrétienne et religieuse; et ces deux titres doivent exclure en vous les sentiments de la nature. Je touche votre plaie avec toute sorte de précaution ; mais elle est encore trop récente, et je sens bien que ma main ne sert qu'à irriter le mal, au lieu de le guérir. Cependant, pourquoi ne vaincrez-vous pas par raison un mal que le temps doit un jour adoucir?

Noémi, s'étant retirée chez les Moabites pour se défendre contre la famine, y perdit son mari et ses enfants. Dans une conjoncture si fatale, où elle était privée du secours des siens, Ruth s'attacha à elle et ne l'abandonna jamais. Mais voyez combien est agréable aux yeux de Dieu le soin que l'on prend de consoler une personne affligée. Le Christ naît de la race de Ruth. Pour vous faire comprendre jusqu'où va votre délicatesse, considérez combien Job a essuyé de disgrâces; considérez-le parmi les ruines de sa maison, levant les yeux au ciel, avec les douleurs aiguës de son ulcère, après la perte de tous ses biens et la mort de ses enfants, cri butte aux railleries d'une femme artificieuse qui veut le porter à blasphémer le Seigneur. Vous me direz sans doute que Dieu n'exposa cet homme juste à tant de malheurs qu'afin d'éprouver sa vertu. Choisissez donc ici le parti qu'il vous plaira; car si vous êtes juste, la perte que vous

avez faite est une épreuve; si vous êtes pécheresse, vous méritez encore de plus grands châtiments.

Mais laissons là les anciens exemples; suivez ceux que vous avez devant les yeux. La vertueuse Melania,véritable illustration chrétienne de notre temps et avec laquelle je prie le Seigneur de nous réunir vous et moi au jour du jugement; cette vertueuse femme, dis je, n'avait pas encore rendu les derniers devoirs à son mari qui venait d'expirer, quand la mort lui enleva encore deux de ses enfants. On aura peut-être peine à me croire, mais Jésus-Christ m'est témoin que je ne dirai que la vérité.

Qui n'eût cru que Melania, dans une conjoncture si affligeante, après avoir déchiré ses habits et s'être arraché les cheveux, devenue in. sensée par l'excès de sa douleur, allait encore se déchirer le sein de ses propres mains? Cependant elle ne répandit pas une seule larme; elle soutint avec une fermeté inébranlable une si cruelle disgrâce ; et, se jetant aux pieds de Jésus-Christ, elle lui dit avec un air content, comme si elle l'eût tenu entre ses bras: " Puisque vous m'avez déchargée, Seigneur, d'un si pesant fardeau, je vous servirai désormais avec plus de liberté. " Et ne pensez pas que, se démentant dans la suite, elle se soit laissé vaincre par la tendresse qu'elle avait pour ses autres enfants; jugez de son détachement par la manière dont elle traita le seul qui lui restait; car, après lui avoir formé tout son bien, elle l'abandonna, et se mit en mer au commencement de l'hiver pour se retirer à Jérusalem.

Epargnez-vous donc . je vous en conjure, épargnez la gloire de Blésilla qui règne déjà dans le ciel; épargnez du moins la grande jeunesse d'Eustochia, que vous avez pris soin d'élever de. puis son enfance. Car le démon, qui voit triompher l'une de vos filles, chagrin d'avoir été vaincu par elle, redouble aujourd'hui tous ses efforts pour gagner sur celle qui reste au monde la victoire remportée sur lui par celle qui règne dans le ciel. C'est être impie envers Dieu que d'aimer ses enfants avec trop de tendresse. Abraham immole avec plaisir son fils unique, et vous ne pouvez voir sans chagrin que, de plusieurs enfants que vous avez, Dieu en prenne un pour le couronner d'une gloire immortelle!

J'ai à vous dire une chose dont je ne saurais (485) vous parler sans gémir. Lorsqu'on vous retira du milieu du convoi, et qu'on vous en rapporta à demi morte, le peuple se disait tout bas " Ne l'avions-nous pas bien dit? Ce qui fait aujourd'hui la douleur et l'accablement de Paula, c'est que sa fille, qui s'est tuée à force de jeûner, ne lui a point laissé d'enfant d'un second mariage. Que ne chasse-t-on de la ville ces misérables moines? que ne les lapide-t-on? que ne les,jette-t-on dans la rivière? Car ce sont eux qui ont séduit cette pauvre femme; et il est aisé de voir qu'elle n'a embrassé la vie monastique que malgré elle, puisque jamais païenne n'a pleuré de la sorte la mort de ses enfants. " Avec quel déplaisir Jésus-Christ n'écoutait-il pas de semblables discours? Quelle joie et quel triomphe pour le démon, qui tâche aujourd'hui de vous perdre en flattant votre douleur par les prétextes spécieux de piété qu'il vous suggère ; et qui ne vous remet sans cesse devant les yeux l'image de votre fille, qu'afro de faire mourir la mère de celle qui l'a vaincu, et de se rendre maître (1) de sa soeur qui n'aura plus personne pour la soutenir et pour la conduire dans les voies de Dieu!

Je ne veux point vous alarmer, et le Seigneur m'est témoin que je vous parle ici avec autant de sincérité que si j'étais aux pieds de son redoutable tribunal. Ces larmes que vous répandez sans mesure, et qui vous conduisent presque ,jusqu'au tombeau, sont des larmes sacrilèges, que l'infidélité seule fait verser. Vous criez, vous hurlez, et, devenue comme furieuse, vous faites tout ce que vous pouvez pour vous donner la mort. Mais dans l'état où vous êtes, Jésus-Christ s'approche de vous pour vous dire : " Pourquoi pleurez-vous? votre fille n'est pas morte, elle n'est qu'endormie. " Que les assistants s'en moquent tant qu'il leur plaira; ils imitent en cela l'incrédulité des Juifs. Si vous allez au tombeau de votre fille pour vous abandonner à votre désespoir, un ange vous fera ces justes reproches: " Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celle qui est vivante? " C'est ce qui arriva à Marie Madeleine; elle se jeta aux pieds du Sauveur qui l'appelait, et dont elle avait reconnu la voix; mais Jésus-Christ lui dit: " Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père; " c'est-à-dire : Je

(1) Eustochia.

suis ressuscité; mais puisque vous trie croyez encore enseveli dans le tombeau, vous n'êtes pas digne de me toucher.

Quel tourment n'est-ce point pour Blésilla de voir Jésus-Christ irrité contre vous? Dans l'accablement où elle vous voit, elle vous crie du haut du ciel : " Si jamais vous m'avez aimée, ma chère mère; si vous m'avez nourrie de votre lait et élevée dans la pratique de la vertu par vos sages conseils, ne m'enviez point la gloire que je possède, et n'obligez point Dieu par vos plaintes à nous séparer pour toujours. Ne pensez pas que je sois seule; si je vous ai perdue, j'ai ici la sainte Vierge, mère du Sauveur, qui me dédommage de cette perte. J'y vois plusieurs personnes que je n'avais jamais connues, et je trouve en leur compagnie un agrément qu'on ne rencontre point dans les sociétés mondaines. J'ai le bonheur d'y vivre avec Anne, cette illustre veuve qui autrefois a prophétisé la venue du Sauveur; et ce qui doit redoubler votre joie et vous combler de consolation, c'est que j'ai mérité en trois mois de temps la même gloire qu'elle n'a acquise que par un long travail et une viduité de plusieurs années; et nous avons reçu également, elle et moi, la récompense que Dieu réserve à la chasteté des veuves. Vous me plaignez de ce que je ne suis plus au monde ; mais vous me paraissez bien plus à plaindre d'être encore asservie aux vanités du siècle, et réduite à la dure nécessité de combattre sans cesse tantôt la colère, tantôt, l'avarice, ici la volupté, là toutes sortes de vices qui vous entraînent dans des précipices affreux. Si vous voulez que je vous reconnaisse pour ma mère, ayez soin de plaire à Jésus-Christ; car je ne saurais vous donner ce nom tant que vous serez désagréable à ses yeux. "

Blésilla vous dit encore plusieurs autres choses que je passe ici sous silence. Elle prie le Seigneur pour vous; et, comme je connais son coeur, je suis persuadé qu'elle emploie aussi le crédit qu'elle a auprès de lui pour m'obtenir le pardon de mes péchés, afin de reconnaître par là mes salutaires conseils, le zèle avec lequel je l'ai sollicitée de se donner à Dieu et les chagrins qu'il m'a attirés de la part de ses parents. C'est pourquoi je promets de lui consacrer tous mes travaux tant que je serai au monde, et d'employer mon esprit et ma langue à publier ses louanges. Il n'y aura dans mes (486) ouvrages aucune page qui ne porte le nom de Blésilla ; elle les suivra partout, et j'apprendrai aux vierges, aux veuves, aux solitaires et aux évêques le mérite de cette vertueuse femme dont je conserve toujours le souvenir. L'immortalité de son nom la dédommagera du peu de temps qu'elle a vécu sur la terre. Elle vit dans le ciel avec Jésus-Christ, et elle vivra encore dans la bouche des hommes. Le siècle présent passera, et les siècles futurs jugeront sans intérêt et sans passion des vertus de cette illustre veuve. Je la placerai entre Paula et Eustochia; elle vivra éternellement dans mes écrits, et elle m'entendra toujours parler d'elle avec sa mère et sa soeur.



Jérôme - Lettres - AU PRETRE MARC. JEROME PERSECUTE DANS SA SOLITUDE PAR LES MOINES D'ORIENT.