Jérôme - Lettres - AU PRETRE AMANDUS. REPONSE A DIVERSES QUESTIONS. — DE L'ADULTERE. — DU MARIAGE.

AU PRETRE AMANDUS. REPONSE A DIVERSES QUESTIONS. — DE L'ADULTERE. — DU MARIAGE.


Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

Répondre brièvement et dans une seule lettre à des questions sur lesquelles il y a beaucoup à dire, impossible. — Ces paroles de saint Mathieu : " N'ayez souci du lendemain, car à chaque jour suffit sa peine. " D'après le style de l'Ecriture sainte, le lendemain signifie le temps à venir, comme dans la Genèse où Jacob dit à Laban : " Mon innocence me justifiera un jour devant vous. " Cette réponse n'est-elle pas celle des deux tribus de Ruben et de Gad, et de la demi-tribu de Manassès au grand-prêtre Phinées, envoyé par les enfants d'Israël pour leur demander pourquoi ils avaient élevé un autel: "Nous l'avons fait, " lui dirent-ils, "pour empêcher " qu'un jour on ne dispute à nos enfants le droit de servir Dieu. " Vous trouverez sur ce sujet plusieurs autres passages dans l'Ancien-Testament.

(1) le texte de l'Ecriture porte dans l'un et l'autre de ces passages: cras, demain,

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En nous défendant de penser à l'avenir, le Christ nous permet, pour s'accommoder à notre faiblesse, de penser au présent. " A chaque jour, " ajoute le Sauveur, " suffit sa peine; " c'est-à-dire penser aux maux présents est assez. S'occuper des choses futures, qui sont fort incertaines ou qui nous échappent tout à coup dans le temps même que nous commençons à les posséder, est donc inutile. Car le mot grec kakia, que le traducteur latin a exprimé par celui de malitia, signifie et malice et affliction, que les Grecs appellent kakôsis, et c'est dans ce dernier sens qu'on devait traduire ce passage. Que si l'on veut que kakia signifie malice, et non point affliction et accablement, on doit l'expliquer conformément à ce passage de saint Jean: " Tout le monde est sous l'empire du diable, " et à ce que nous disons dans l'oraison Dominicale : " Délivrez-nous du mal. " Ainsi il faudra entendre ces paroles, " à chaque jour suffit sa peine, " dans ce sens que c'est assez pour nous d'avoir à souffrir les afflictions de la vie présente.

Vous me demandez ensuite l'explication de ces paroles de la première épître de saint Paul aux Corinthiens : " Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet une fornication pèche contre son propre corps. " Pour comprendre ce passage, il faut voir ce qui précède. " " Le corps ", dit cet apôtre, " n'est point pour la fornication, mais pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps. Car comme Dieu a ressuscité le Seigneur, il nous ressuscitera de même par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres de Jésus-Christ? Arracherai-je donc à Jésus-Christ ses propres membres pour les faire devenir membres d'une prostituée? A Dieu ne plaise! Ne savez-vous pas que celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle? Car ceux qui étaient deux ne seront plus qu'une même chair, dit l'Ecriture. Mais celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps; mais celui qui commet une fornication pèche contre son propre corps, etc. "

Saint Paul parlait contre l'amour déréglé des plaisirs, et après avoir dit : " Les viandes sont pour le ventre, le ventre est pour les viandes, et un jour Dieu détruira l'un et l'autre, " son

sujet le conduit naturellement à parler de la fornication; car la bonne chère est la source de l'impureté. L'excès du vin et des viandes échauffe le sang et révolte la nature. Les vices se suivent et se succèdent d'après l'harmonie qui existe entre les membres du corps. Tous les péchés donc, tels que le larcin, l'homicide, le vol, le parjure et les autres crimes de cette nature, laissent toujours après eux un fond d'amertume; et l'avantage qu'on espère en retirer n'est pas capable d'étouffer les remords de la conscience.

L'impureté seule nous tourmente sans cesse. Au moment même où nous regrettons de nous y être abandonnés, nous éprouvons encore les révoltes de la chair, de manière que le désir de notre conversion est souvent pour nous une occasion de chute et de péché.

Voici encore un autre sens qu'on peut donner à ces paroles de l'apôtre saint Paul: " Quelque autre péché que l'homme commette, il est hors du corps. " Tout le mal que nous faisons n'est préjudiciable qu'au prochain; il n'y a que la fornication seule qui corrompt le corps de celui qui la commet. Un impudique pèche contre son propre corps, en profanant le temple de Jésus-Christ, et le faisant devenir le corps d'une prostituée; et lorsqu'il se joint à elle il devient avec elle une même chair, selon cette parole du Seigneur: " C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et demeurera avec sa femme, et ils ne seront tous deux qu'une seule chair. "

Ajoutons une troisième explication d'après les auteurs grecs sur ce passage de saint Paul. Il y a bien de la différence entre pécher par le corps et pécher dans le corps. Le larcin, l'homicide et tous les autres péchés sont extérieurs et hors de nous. La fornication seule nous corrompt personnellement; nous la commettons dans notre propre corps contre nous-mêmes, et non point par le corps contre les autres; car la préposition par signifie l'instrument avec lequel on fait quelque chose, et la préposition dans marque le sujet sur lequel on agit et qui est le terme de l'action. Quelques auteurs expliquent autrement ce passage, en disant que, selon l'Ecriture sainte, le corps est la femme de l'homme, et que celui qui commet la fornication pèche contre son corps, c'est-à-dire contre sa femme, parce qu'il la corrompt par son (509) impureté, et qu'il l'engage malgré elle dans le crime en la joignant à une prostituée.

La troisième et dernière difficulté que vous me proposez est sur ces paroles de la même épître aux Corinthiens : " Jésus-Christ doit régner jusqu'à ce que le Père ait mis tous les hommes sous ses pieds. Car l'Ecriture dit que Dieu lui a mis tout sous les pieds et lui a tout assujetti. Or la mort sera le dernier ennemi détruit. Quand l'Ecriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable qu'il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses. Lors donc que toutes choses auront été assujetties au Fils, alors le Fils sera lui-même assujetti à celui qui lui aura assujetti toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous. "

Je suis surpris que vous me demandiez la solution de cette difficulté, puisqu'elle se trouve fort au long dans le onzième livre de l'ouvrage de saint Hilaire de Poitiers contre les Ariens. Il faut pourtant en parler. Ce qui choque dans ce passage, c'est que saint Paul dit que le Fils de Dieu sera assujetti à son Père. Mais est-il plus humiliant pour lui d'être assujetti à son Père (ce qui souvent est une marque de tendresse, selon cette parole du prophète-roi : " Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu" ) que d'être crucifié comme un homme maudit de Dieu, suivant ce que dit l'Ecriture : " Maudit celui qui est pendu au bois? "

Jésus-Christ donc pour nous sauver de la malédiction, l'ayant acceptée lui-même, doit-on s'étonner qu'il s'assujettisse à son Père afin de nous y assujettir avec lui, comme dit l'Evangile : " Personne ne vient à mon Père que par moi; " Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi? " Le Fils de Dieu est assujetti à son Père en la personne de tous les fidèles; car tous ceux qui croient en lui, ou plutôt tous les hommes sont les membres de son corps. Mais il ne lui est pas assujetti en la personne des infidèles; c'est-à-dire des Juifs, des païens et des hérétiques, parce que cette partie de son corps n'est point soumise à la foi.

Mais lorsqu'à la fin du monde tous les membres verront régner leur corps, c'est-à-dire Jésus-Christ, alors ils s'assujettiront à lui afin que tout le corps de Jésus-Christ soit assujetti à Dieu et au Père, et que Dieu soit tout en tous. Il ne dit pas que le Père soit tout en tous, mais que " Dieu soit tout en tous, " ce qui convient à toute la Trinité, c'est-à-dire tant au Père qu'au Fils et au Saint-Esprit, en sorte que l'humanité soit assujettie à la divinité. Par le mot d'humanité, j'entends toute la nature humaine, et non pas cette douceur et cette affabilité que les Grecs expriment par le mot philanthropia.

Jésus-Christ, dans cette vie du temps, n'est pas tout en tous; il n'est qu'en partie dans chacun des saints. Par exemple, il est dans Salomon par la sagesse, dans David par la douceur, dans Job par la patience, dans Daniel par la connaissance de l'avenir, dans saint Pierre par la foi, dans Phinées et dans saint Paul par le zèle, dans saint Jean par la virginité, et ainsi des autres. Mais à la consommation des siècles, il sera tout en tous, c'est-à-dire que chaque saint possèdera toutes les vertus, et que Jésus-Christ sera dans chaque individu.

J'ai trouvé dans votre lettre cette petite note "Il faut lui demander (c'est de moi qu'on parle) si une femme qui a quitté son mari, parce qu'il avait commis un adultère et d'autres crimes abominables, et qui ensuite a été mariée à un autre malgré elle, peut, sans faire pénitence, avoir part à la communion de l'Eglise du vivant du premier mari qu'elle a abandonné. " En lisant ce billet je me suis souvenu de ce que dit le prophète-roi : " Ne souffrez point que mon coeur se laisse aller à des paroles de malice pour chercher des excuses à mes péchés. " Nous nous flattons toujours dans nos désordres et nous tâchons de justifier, par les prétendues nécessités de la nature, les péchés où nous porte notre corruption.

Un jeune homme dit : Je ne puis résister aux mouvements d'une chair rebelle qui me fait une guerre continuelle; l'ardeur de l'âge et la vivacité des passions m'assujettissent à l'amour des plaisirs; mon sexe même me fait sentir que je ne saurais m'en passer.

Un assassin dira: Je me voyais réduit à la dernière misère; je n'avais ni de quoi vivre ni de quoi me couvrir, et je me suis vu dans la nécessité d'ôter la vie à un autre pour m'empêcher de mourir moi-même de faim et de froid.

Répondez donc à cette femme qui veut bien me consulter sur son état, et parlez-lui non pas selon mon sentiment, mais selon la règle que saint Paul nous prescrit : " Ignorez-vous, mes frères, " dit cet apôtre, " (je parle à ceux qui sont instruits de la loi) que la loi ne domine sur l'homme que pour autant de temps qu'elle est (510) en vigueur? Ainsi, une femme mariée est liée par la loi du mariage à son mari tant qu'il est vivant; mais lorsqu'il est mort, elle est dégagée de la loi qui la liait à son mari. Si donc elle épouse un autre homme du vivant de son mari, elle sera considérée comme adultère. " Et dans un autre endroit: "La femme est liée à la loi du mariage tant que son mari est vivant; mais si son mari meurt, elle est libre; qu'elle se marie à qui elle voudra, pourvu que ce soit selon le Seigneur. " L'apôtre saint Paul, voulant donc prévenir tous les prétextes spécieux dont on a coutume de se servir pour justifier de pareils divorces, dit expressément qu'une femme est adultère si elle épouse un autre homme du vivant de son mari.

Qu'on ne dise point que son prétendu mari l'a enlevée par force; qu'elle a été obligée de se rendre aux sollicitations d'une mère, à l'autorité d'un père, aux conseils de tous ses parents qui l'ont forcée à prendre ce parti; qu'elle se voyait exposée aux mépris de ses esclaves, et qu'enfin elle avait le chagrin de voir dissiper son bien. Tout cela ne la justifie point ; car tant que son mari est vivant, fût-il un adultère, un homme coupable des plus grandes abominations, plongé dans toutes sortes de crimes et abandonné de sa femme à cause de son libertinage et de ses désordres, il est toujours son mari, et il ne lui est pas permis d'en épouser un autre.

Or, ce n'est point de lui-même que saint Paul parle de la sorte ; il ne l'ait que suivre les maximes de Jésus-Christ qui parle en lui, et qui dit dans l'Evangile : " Quiconque aura quitté sa femme, si ce n'est en cas d'adultère, la fait devenir adultère, et quiconque épouse celle que son mari aura quittée, commet un adultère. " Remarquez ce que dit le Christ : " Quiconque épouse une femme que son mari aura quittée, commet un adultère. " Soit qu'une femme ait quitté son mari, ou que son mari l'ait abandonnée, quiconque l'épouse commet un adultère.

Mais je ne comprends pas qu'on l'a mariée à un autre malgré elle. Est-ce que celui-ci l'a enlevée par force? Mais pourquoi ne l'a-t-elle pas abandonné depuis? Elle n'a qu'à consulter les livres de Moïse, et elle verra que dans l'ancienne loi on faisait mourir, comme coupable d'adultère, une fille qui, étant promise en mariage, s'était laissé déshonorer dans la ville sans crier; et qu'au contraire, si on l'avait prise par force dans les champs, on la regardait comme innocente et on ne punissait de mort que celui qui lui avait fait violence. Si donc cette femme, qui dit qu'on l'a mariée malgré elle à un autre, veut participer à la sainte table et ne point passer pour adultère, elle doit faire pénitence et rompre tout commerce avec son prétendu mari, qui est plutôt son adultère que son époux. Que si cette séparation lui parait dure et qu'elle ne puisse se résoudre à quitter un homme qu'elle aime et à renoncer pour l'amour de Jésus-Christ à des plaisirs criminels, qu'elle écoute ce que dit l'apôtre saint Paul dans son épître aux Corinthiens : " Vous ne pouvez pas boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la table des démons. " Et dans un autre endroit : " Quel commerce entre la lumière et les ténèbres? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? " On prendra peut-être pour une nouveauté ce que je vais dire; ce n'est pourtant point une opinion nouvelle, mais très ancienne, puisqu'elle est appuyée sur l'autorité de l'Ancien Testament ; c'est que si cette femme abandonne son second mari, il ne lui est pas permis de reprendre le premier; car il est écrit dans le Deutéronome : " Si un homme, ayant épousé une femme et vécu avec elle, en conçoit ensuite du dégoût à cause de quelque défaut honteux, il fera un écrit de divorce, et, l'ayant mis entre les mains de celte femme, il la renverra hors de sa maison. Que si en étant sortie et ayant épousé un second mari, celui-ci conçoit aussi de l'aversion pour elle et qu'il la renvoie encore de sa maison après lui avoir donné un écrit de divorce, ou s'il vient même à mourir, le premier mari ne pourra plus la reprendre pour sa femme, parce qu'elle a été souillée et qu'elle est devenue abominable devant le Seigneur. Ne souffrez pas qu'un tel péché se commette dans la terre dont le Seigneur votre Dieu vous a mis en possession. "

Je vous supplie donc de consoler la femme dont il est question, et de l'exhorter à rentrer dans les voies du salut. Quand une chair est gangrénée, on est obligé d'y appliquer le fer et le feu; et lorsqu'un médecin, par une intelligente cruauté, coupe les chairs pour les guérir et cause du mal pour faire du bien, ce n'est point à la médecine, c'est à la plaie qu'il faut s'en prendre.


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A LUCINUS RICHE ESPAGNOL.


Eloge de la vertu de Lucinus. — Jérôme l'exhorte a se détacher des richesses, et l'invite à venir à Jérusalem. — Grand nombre d'étrangers qui y viennent. — Il remercie Lucinus de ses présents.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 394.

Votre lettre est arrivée au moment où je n'espérais plus recevoir de vos nouvelles; elle m'a été d'autant plus agréable que je m'y attendais moins, et elle a réveillé toute mon affection endormie par un long silence. Quoique je ne vous aie jamais vu, j'ai souhaité ardemment de me voir uni avec vous par les liens de l'amitié, et j'ai dit en moi-même :"Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, et je m'envolerai et trouverai mon repos, " en trouvant celui que j'aime.

Ce que Jésus-Christ a dit autrefois : que " plusieurs viendraient d'Orient et d'Occident, et se reposeraient dans le sein d'Abraham, " est aujourd'hui accompli à votre égard. Je crois voir dans la foi de Corneille, qui était centenier dans une cohorte de la légion appelée l'Italique, une image de la foi de mon cher Lucinus. L'apôtre saint Paul, écrivant aux Romains, leur dit : " Lorsque je ferai le. voyage d'Espagne, j'espère vous voir en passant, et que vous me conduirez en ce pays-là. " Quand cet apôtre passe tant de mers pour venir en Espagne, il prouve ce qu'il espérait de cette province. Après avoir jeté en peu de temps les fondements de l'Evangile dans le pays qui s'étend depuis Jérusalem jusqu'à l'Illyrie, il entre dans Rome enchaîné pour délivrer ceux qui gémissaient sous les chaînes de l'erreur et des superstitions païennes. Il demeure deux ans entiers dans un logis qu'il avait loué, afin de nous préparer une demeure éternelle dans l'un et l'autre Testament. " Ce pêcheur d'hommes " vous a pris comme une belle dorade dans son filet apostolique, et vous a tiré sur le rivage parmi une infinité d'autres poissons. Vous avez abandonné les eaux amères et les gouffres salés de la mer; vous avez quitté les cavernes des montagnes ; et, méprisant ce monstrueux Leviathan qui règne dans les eaux, vous vous êtes retiré avec Jésus-Christ dans le désert, afin de pouvoir dire, comme le prophète-roi : " Sur une terre déserte, sans route et sans eau, je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire. " Et ailleurs : " Je me suis éloigné par la fuite et j'ai demeuré dans la solitude, où j'attendais celui qui m'a délivré de l'effroi de la tempête. "

Maintenant donc que vous êtes sorti de Sodome, et que vous vous hâtez de gagner le haut de la montagne, je vous conjure avec toute l'affection d'un père, de ne point regarder derrière vous. Vous avez mis la main à la charrue ; vous avez touché le bord de la robe du Sauveur, et ses cheveux, encore tout mouillés de la rosée tombée pendant la nuit, je vous prie de ne les quitter jamais.

Elevé au faite des vertus, ne descendez point pour prendre les habits dont vous vous êtes dépouillé; ne quittez point le champ où vous êtes pour retourner en votre maison; ne vous laissez point enchanter, à l'exemple de Lot, par ces jardins délicieux, arrosés non comme la Terre-Sainte, des pluies du ciel, mais des eaux du Jourdain, qui, malgré leur pureté, deviennent bourbeuses en se mêlant avec les eaux de la mer Noire. Plusieurs commencent bien, mais peu arrivent à perfection. " Lorsqu'on court dans la carrière, tous courent : mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix. " Quant à nous, l'apôtre saint Paul nous dit : " Courez de manière à remporter le prix. " Celui qui préside à nos combats n'est point susceptible de jalousie ; il ne cherche point à humilier les uns par le triomphe des autres, et il ne souhaite rien tant que de voir tous ses athlètes digues de la couronne.

Mon coeur est plein de joie, et je verse des larmes comme si j'étais pénétré de la douleur la plus vive. Semblable à Ruth, je ne m'exprime que parles pleurs que l'amitié me, fait répandre. Zachée, chef des publicains, se convertit en un moment et mérite de recevoir le Christ dans sa maison. Marthe et Marie le reçoivent chez elles et lui préparent à manger. Une femme de mauvaise vie lui lave les pieds avec ses larmes ; et, répandant sur lui le parfum de ses bonnes oeuvres, elle embaume son corps d'avance et prévient le temps de sa sépulture. Simon le lépreux invite ce divin maître et ses disciples à venir manger chez lui, et Jésus-Christ y va.

Dieu dit à Abraham : " Quittez votre pays, vos parents et la maison de votre père, et (512) venez en la terre que je vous montrerai. " Abraham, quittant aussitôt la Chaldée et la Mésopotamie, va chercher ce qu'il ne connaît point, de peur de perdre ce qu'il a trouvé ; persuadé qu'il ne pouvait tout à la fois et demeurer dans son pays et posséder le Seigneur. Aussi fut-il appelé " hébreu, " nom mystérieux qui veut dire " passager, " et que les Grecs expriment par le mot "perates, " parce que les vertus qu'il avait pratiquées,jusqu'alors, ne satisfaisant pas son zèle, et oubliant ce qu'il avait déjà fait, il ne pensait qu'à ce qu'il lui restait à faire, comme dit le prophète : " Ils iront de vertu en vertu. " Cet illustre patriarche vous apprend par son exemple à ne point chercher vos propres intérêts, mais ceux d'autrui, et à regarder comme vos frères, vos proches et vos parents, ceux qui vous sont unis en Jésus-Christ. " Ceux-là sont ma mère et mes frères, qui font la volonté de mon Père. "

Vous avez une femme qui autrefois vous était unie selon la chair, et qui aujourd'hui est votre compagne selon l'esprit. Vous ne la regardez plus comme votre femme, mais comme votre su;ur. Elevée au-dessus des faiblesses de son sexe , elle a le courage d'un homme ; inférieure à vous autrefois, elle vous égale aujourd'hui " par la pratique des mêmes vertus. " Attachés l'un et l'autre à un même joug, vous travaillez de concert à vous avancer vers le royaume du ciel.

Lorsqu'on est trop économe et que l'on compte souvent ses revenus, on n'est guère disposé à s'en dépouiller. Joseph ne put s'échapper des mains de l'Egyptienne qu'en abandonnant son manteau. Ce jeune homme qui suivait Jésus-Christ couvert seulement d'un linceul, voyant que les soldats l'avaient saisi par là, il le leur laissa entre les mains et s'enfuit tout nu. Elie, se voyant enlevé au ciel dans un chariot de feu, laissa tomber à terre son manteau qui n'était que de peau de brebis. Elisée offrit à Dieu, en sacrifice, les boeufs et les charrues dont il se servait pour labourer la terre. " Celui qui touche la poix, " dit un sage, " en sera souillé. " Quand on est uniquement occupé des choses du monde et du soin d'augmenter ses revenus, on ne conserve jamais assez de liberté d'esprit pour penser aux choses de Dieu. " Car quelle union peut-il v avoir entre la justice et l'iniquité? quel commerce entre la lumière et

les ténèbres? quel accord entre Jésus-Christ et Bélial? quelle société entre le fidèle et l'infidèle? " "Vous ne pouvez, " dit le Seigneur, "servir tout à la fois Dieu et l'argent. " Renoncer aux richesses, c'est la vertu des commençants, et non pas des parfaits. Cratès de Thèbes et Antisthène ont porté leur détachement jusque-là. C'est aux chrétiens et aux apôtres à se donner à Dieu sans réserve et à sacrifier au Seigneur tout ce qu'ils possèdent, à l'exemple de cette pauvre veuve qui jeta dans le tronc deux petites pièces malgré sa propre indigence. Aussi méritèrent-ils d'entendre de la bouche de Jésus Christ même : " Vous serez assis sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d'Israël. "

Vous pensez bien vous-même que mon dessein est de vous inviter à venir demeurer dans la Terre-Sainte. Vous avez employé vos richesses à soulager les nécessités des malheureux, afin de pouvoir trouver un jour dans leur abondance une ressource à votre misère. Vous vous êtes servi de ces richesses injustes pour vous ménager des amis qui puissent vous recevoir dans les tabernacles éternels. Cet usage que vous avez l'ait de vos biens est digne de louanges, et égale les vertus de ces siècles apostoliques où les fidèles, après avoir vendu leurs héritages, en apportaient le prix aux pieds des apôtres, pour faire voir que l'avarice n'est digne que d'être foulée aux pieds. Mais le Seigneur ne cherche pas tant les richesses des fidèles que leur coeur. " L'homme riche, " dit le sage, " rachète sa vie par ses propres richesses, " c'est-à-dire par des biens qui ne sont point mal acquis, comme le même auteur dit ailleurs: " Honorez le Seigneur pour les biens que vous avez acquis par des voies justes et par votre propre travail. " On peut encore entendre par ces richesses que le sage appelle " propres " des trésors cachés, que les voleurs ne sauraient découvrir ni enlever par violence. Ce sens me parait le plus naturel.

Mes ouvrages ne sont point dignes de votre curiosité; ce n'est que par bonté que vous me témoignez avoir envie de les lire. Quoi qu'il en soit, je les ai donnés à vos envoyés pour les transcrire ; j'ai vu moi-même la copie qu'ils en ont faite, et je les ai avertis souvent d'avoir soin de les collationner et de corriger exactement sur l'original; car pour moi, je suis si occupé à recevoir les passants et les étrangers, qu'il m'a (513) été impossible de relire tant de volumes. Vos envoyés même sont témoins que lors de leur départ d'ici, c'est-à-dire pendant le carême, j'étais à peine rétabli d'une longue maladie que j'ai faite. Si donc vous y trouvez quelque faute qui vous empêche d'en comprendre le sens, ne vous en prenez point à moi, mais à vos envoyés aussi bien qu'à l'ignorance des copistes, qui écrivent les choses comme ils les entendent, et qui, voulant se mêler de corriger les fautes des autres, démontrent eux-mêmes leur ineptie.

Au reste, il n'est pas vrai, comme on vous l'a dit, que j'ai traduit les livres de Josèphe et les traités de saint Papias et de saint Polycarpe; je n'ai ni le temps ni la capacité pour traduire des ouvrages si excellents, et pour leur conserver, dans une langue étrangère, leurs beautés naturelles. J'ai traduit quelques traités d'Origène et de Dydime afin de faire connaître aux Latins, du moins en partie, les opinions des Grecs. J'ai fait transcrire par vos copistes le Canon de la Vérité hébraïque (1), excepté l'Octateuque (2), auquel je travaille actuellement. Je ne doute point que vous n'ayez la version des Septante ; il y a déjà plusieurs années que je l'ai corrigée avec beaucoup d'exactitude pour ceux qui aiment l'étude de l'Ecriture sainte. J'ai aussi rétabli le Nouveau-Testament sur l'autorité du texte grec; car comme on juge des versions de l'Ancien-Testament par rapport aux exemplaires hébreux, aussi doit-on juger des versions du nouveau par rapport au texte grec.

Vous me demandez si l'on doit jeûner le samedi et communier tous les jours, selon la pratique des Eglises de Rome et d'Espagne. Vous pouvez sur cela consulter les ouvrages d'Hippolyte, auteur habile, et de plusieurs autres écrivains qui ont réuni dans leurs écrits les opinions de différents auteurs. Pour moi, je crois que quand les traditions ecclésiastiques ne donnent aucune atteinte aux règles de la foi, nous devons les observer de la même manière que nous les avons reçues de nos prédécesseurs.

(1) Ce sont les vingt-deux livres de l'Ancien-Testament, que saint Jérôme a traduits d'hébreu en latin, et dans le même ordre que les juifs leur donnent dans leur Canon. On avait toujours cru que cet excellent ouvrage était perdu; mais D. Jean Martianay l'a donné au public dans le premier volume des ouvrages de saint Jérôme.

(2) C'est-à-dire les huit premiers livres de l’Ancien-Testament.

Les pratiques d'une Eglise particulière ne préjudicient point à celles qui s'observent dans une autre. Plût à Dieu que nous pussions jeûner en tout temps, de même que saint Paul et les fidèles qui étaient avec lui (ainsi que nous le lisons dans les Actes des Apôtres) jeûnaient les jours de la Pentecôte et le dimanche ! On ne doit pas pour cela les accuser d'avoir été manichéens; car ils ne devaient pas préférer la nourriture du corps à celle de l'âme. Pourvu aussi qu'on ne se sente, coupable d'aucun crime et qu'on ne s'expose pas à recevoir sa condamnation, on peut communier tous les jours, comme dit le prophète : " Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux; " afin de pouvoir chanter avec lui: " Mon coeur a émis au dehors une bonne parole. " Ce n'est pas que je croie qu'on doive jeûner le dimanche, et depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte. Chaque province peut avoir sur cela des pratiques particulières, et suivre les traditions des anciens comme des lois apostoliques.

J'ai reçu les deux petits manteaux et l'habit de peau que vous avez bien voulu m'envoyer, pour mon usage ou pour en faire présent à quelque serviteur de Dieu. Pour moi, je vous envoie, et à votre sueur aussi (1), quatre petits cilices, qui marquent la pauvreté et la pénitence; ils conviennent à l'état que vous avez embrassé. J'y ai joint un livre (2), que j'ai composé depuis peu, et dans lequel j'ai expliqué d'une manière historique les visions prophétiques d'Isaïe, qui sont très obscures. J'espère que, toutes les fois que vous lirez mes ouvrages, vous vous souviendrez d'un ami qui vous aime tendrement; et que vous penserez à vous embarquer pour la Terre-Sainte, voyage que vous avez différé jusqu'à présent. Mais comme " la voie de l'homme ne dépend point de lui, et que c'est le Seigneur qui conduit ses pas ; " si par hasard vous trouviez quelque obstacle à votre dessein, ce qu'à Dieu ne plaise, je vous prie de faire en sorte que la distance des lieux ne sépare point

(1) C'est-à-dire votre femme, parce que Lucinus la regardait comme sa propre saur.

(2) Saint Jérôme veut parler d'un commentaire qu'il fit sur les dix visions prophétiques d'Isaïe, depuis le treizième chapitre jusqu'au vingt-quatrième, et qu'il explique dans un sens littéral et prophétique. Ce commentaire fait le cinquième livre de ses grands commentaires sur Isaïe. Il l'entreprit à la sollicitation d'un évêque nommé Amable, à qui il le dédia.

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ceux que la charité a unis, et qu'il y ait entre nous un commerce de lettres qui, malgré notre absence, me rende toujours présent mon cher Lucinus.













A NEPOTIEN.


Que le prêtre ne doit pas se mêler de mariage. — Que les biens de l'Eglise doivent être distribues aux pauvres — soulèvement général à Rome contre le Livre de la virginité.

En 395.

Que le prêtre qui doit toujours louer la continence ne se mêle pas de mariage; car pourquoi engager une vierge à se marier, lui qui a lu dans l'apôtre saint Paul : " Que ceux qui ont des femmes, vivent comme s'ils n'en avaient point? " Pourquoi conseiller le mariage à une veuve, lui qui n'est entré dans la cléricature qu'après avoir renoncé aux secondes noces? Comment un clerc, qui doit mépriser les richesses et renoncer à son patrimoine, peut-il se résoudre à faire valoir le bien d'autrui et se charger du soin d'une famille étrangère? C'est un vol que d'usurper le bien d'un ami, mais c'est un sacrilège que de voler les biens dont l'Eglise nous a confié l'administration. Il n'est rien de plus inhumain due de ménager par une timide prévoyance l'argent reçu pour les pauvres, ou même (ce qui est évidemment coupable) d'en détourner quelque partie; tandis qu'on laisse mourir de besoin une infinité de malheureux auxquels il était destiné. Dans le temps que je souffre de faim, vous prétendez mesurer mes besoins et peser mes morceaux. Ou donnez-moi sans aucun retard ma part de l'argent que vous avez reçu pour le soulagement des pauvres, ou, si vous voulez le ménager avec tant de précaution, laissez à celui qui me fait cette aumône le soin de le distribuer lui-même. Je ne dis pas que vous vous enrichissez de ce que l'on vous remet pour subvenir à mes besoins; mais personne ne saurait mieux due moi conserver un bien qui m'appartient. L'on ne peut faire un meilleur usage des ressources de l'Eglise, due de les employer au soulagement des pauvres, sans en rien réserver pour soi-même.

Après que tout le monde s'est déchaîné contre le livre de la Virginité que j'ai composé à home, et dédié à la vertueuse Eustochia, vous m'avez engagé malgré moi à rompre le silence que je gardais dans ma retraite de Bethléem et à m'exposer encore une fois aux calomnies des hommes. Car, pour éviter leurs censures, il faudrait me résoudre à ne plus écrire (mais vous ne me l'avez pas permis), ou, si je voulais encore donner quelque ouvrage au public, je devais m'attendre à me voir en butte à tous les traits de la calomnie. Mais enfin je supplie mes adversaires de demeurer en paix et de ne plus m'attaquer; car je les ai traités dans mes écrits, non pas avec la haine d'un ennemi, mais avec la douceur d'un véritable ami; et au lieu de m'élever ouvertement contre les pécheurs, je me suis borné à les avertir de ne plus pécher. Au reste, je ne me suis pas épargné moi-même ; J'ai eu part comme les autres à ma propre censure, et, avant de tirer la paille que j'apercevais dans l'oeil de mon frère, j'ai eu soin d'abord d'ôter la poutre que je sentais dans le mien. Je n'ai porté aucune atteinte à la réputation des autres, et on ne peut m'accuser d'avoir nommé quelqu'un dans mes ouvrages; je me suis toujours contenté de parler contre les vices en général, sans jamais attaquer personne en particulier. Ceux qui s'emportent contre moi avec tant de chaleur indiquent qu'ils se sentent coupables des désordres que j'ai condamnés.



Jérôme - Lettres - AU PRETRE AMANDUS. REPONSE A DIVERSES QUESTIONS. — DE L'ADULTERE. — DU MARIAGE.