Jérôme - Lettres - A DIDIER DE ROME

A DIDIER DE ROME


Sain Jérôme l’engage à faire le voyage de la Terre-Sainte; il lui parle de ses ouvrages.

Lettre écrite du monastère de Bethléem 396.

Après avoir lu la lettre que vous m'avez écrite, j'ai ressenti à la vérité une grande joie des témoignages d'estime que m'accorde un homme aussi respectable et aussi éloquent que vous; mais après m'être examiné moi-même, c'est avec une véritable douleur que je me trouve indigne de toutes les louanges que vous me donnez ; et vos éloges m'honorent moins qu'ils ne m'accablent. Car, vous le savez, notre religion veut que nous marchions dans la voie de l'humilité, et c'est par la pratique de cette vertu que les chrétiens arrivent à la gloire. plais enfin, qui suis-je et quelles grandes qualités brillent en moi pour mériter l'approbation d'un savant homme comme vous? et pourquoi celui dont je crains l'éloquence me place-t-il, en me répondant, au premier rang parmi les hommes éloquents du jour? Toutefois,j'entreprends hardiment de m'acquitter envers vous de tous les devoirs de la charité chrétienne, puisque je ne puis prendre à votre égard la qualité de maître.

Je commence donc par féliciter votre sainte et vénérable soeur Sérénilla, qui, après avoir foulé aux pieds les agitations de ce monde, s'est élevée jusqu'à la tranquillité d'âme que son nom indique et que Jésus-Christ procure à ceux qui s'attachent à son service. Il est vrai que le nom qu'on vous a donné à vous-même semblait nous annoncer que vous auriez part aussi à ce même bonheur; car nous lisons que Daniel, ce prophète si saint, fut surnommé l'Homme de désirs et l'ami de Dieu, parce qu'il avait désiré comme vous de connaître les mystères des livres sacrés. Je m'acquitte donc avec plaisir de la mission que la vénérable Paula ln'a donnée, et je vous engage, avec toute l'affection que le Seigneur nous inspire, à visiter les saints lieux, afin que nous ayons la consolation de vous voir ici et de nous entretenir ensemble. S'il arrive que vous ne soyez pas content de nous et de notre société, vous aurez du moins la satisfaction d'avoir donné des marques de votre foi, en visitant les lieux consacrés par la naissance et la Passion du Sauveur, dont il semble qu'on voit encore des vestiges tout récents.

Je ne vous envoie aucun de mes ouvrages, parce qu'étant publiés et entre les mains de tout le monde, je craindrais de vous envoler ce que vous avez déjà ; néanmoins, si vous désirez les l'aire copier, vous pourrez emprunter les exemplaires de sainte Marcella qui demeure au mont Aventin, ou du très saint homme Domnion qu'on peut regarder connue le Lotit de notre siècle. Pour moi, attendant votre présence, je vous donnerai tout ce que vous voudrez; ou si quelque affaire vous empêche de venir, je vous enverrai tout ce que vous pourrez me demander. A l'instar du Suétone des Latins et de l'Apollonius des Grecs, j'ai écrit il y a quelques années le Livre des hommes illustres, qui commence aux Apôtres et finit aux auteurs de notre temps. Et après avoir parlé des grands hommes qui ont honoré l'Eglise par leur science, je me suis mis moi-même comme un avorton et le moindre de tous les chrétiens à la fin de cet ouvrage, afin de faire connaître aux lecteurs les livres que j'ai composés jusqu'à la quatorzième année du règne de l'empereur Théodose. Vous pouvez emprunter ce livre des personnes que je vous ai déjà nommées ; et dans le cas où il vous manquerait quelques-uns des ouvrages marqués dans le catalogue, je m'offre de vous les l'aire transcrire, si vous le souhaitez.


529

A VITAL, PRETRE.


Question sur Salomon et Achaz qui ont eu des enfants à l’âge de onze ans. — Réponse à cette question. — L'homme monstre de Lydda. — Histoire d'une veuve.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

Le pilote Zénon, à qui vous dites avoir donné une lettre pour moi, ne m'en a remis qu'une seule fort courte de l'évêque Amable, qui m'envoie ses présents d'habitude. Je suis fort surpris qu'il ait oublié la vôtre, puisque d'ailleurs il a eu soin de m'apporter les présents de cet évêque et les vôtres. Car je ne puis m'imaginer que vous, qui aimez la vérité, vous ayez pu vous tromper à ce point : je crois plutôt que votre lettre, dont la suscription était en latin, se sera aisément perdue parmi les papiers de cet homme, Grec de nation.

Je vais donc répondre à votre seconde lettre que le diacre Héraclius m'a remise. Vous me priez de vous expliquer comment Salomon et Achaz, d'après l'Ecriture, ont eu des enfants à l'âge de douze ans ; car s'il est vrai que Salomon soit monté sur le trône à l'âge de douze ans, qu'il en ait régné quarante, et que son fils Roboam avait quarante et un ans lorsqu'il succéda à son père, il résulte que Salomon a été père à l'âge de douze ans, puisqu'ordinairement les femmes n'accouchent qu'au bout de dix mois. Le même Achaz, fils de Joathan, avait vingt ans lorsqu'il fut élu roi des deux tribus de Juda et de Benjamin, et son règne dura seize ans. Après sa mort, son fils Ezéchias lui succéda, alors âgé de vingt-cinq ans; ce qui indique que, lorsqu' Ezéchias vint au monde, son père Achaz ne pouvait avoir que dix ou onze ans.

Si le texte hébreu rapportait ces deux histoires autrement que les Septante, nous aurions recours à notre interprète ordinaire, et nous trouverions dans le texte quelque explication de cette question. Mais comme les exemplaires hébreux s'accordent ici avec toutes les autres versions, ce n'est point dans le texte, mais dans le sens de l'Ecriture qu'il faut chercher la solution de cette difficulté. En effet qui pourrait croire qu'un enfant pût devenir père à l'âge de onze ans? On trouve dans les saintes Ecritures plusieurs autres faits qui paraissent incroyables, et qui néanmoins sont très véritables; car la nature est forcée de plier sous la toute-puissance de Dieu, son auteur, et le vase d'argile ne peut dire au potier: " Pourquoi m'avez-vous fait de telle ou telle manière? "

Mais d'ailleurs tout ce qui est miracle et prodige n'est plus dans l'ordre commun, et la nature ne peut en faire une règle. L'on a vu de nos jours à Lydda un homme qui était venu au monde avec deux têtes, quatre mains, un ventre et deux jambes; doit-on conclure de là que tous les hommes doivent naître de même? Nous n'avons qu'à lire les anciennes histoires, et particulièrement les auteurs grecs et latins, et nous verrons que les anciens purifiaient par des aspersions les monstrueuses productions de la nature, tant parmi les hommes que parmi les animaux. J'ai ouï dire (et Dieu m'est témoin de la vérité de mes paroles) qu'une femme prit soin d'un enfant abandonné de ses parents, lui servant elle-même de nourrice, et le faisant toujours coucher avec elle, lors même qu'il avait déjà atteint l'âge de dix ans. Or, un jour cette femme but avec excès, et se sentant brûlée par la volupté, elle engagea cet enfant par des caresses criminelles à satisfaire sa passion. Ce que le vin avait fait la première nuit, l'habitude le fit les nuits suivantes. En moins de deux mois cette femme devint enceinte par la permission du Seigneur, afin de rendre publique sa honte, elle qui, au mépris de Dieu et contre les lois ordinaires de la nature, avait abusé de la simplicité de cet enfant, et afin que ces paroles de l’Evangile fussent accomplies : " Il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert. "

Considérons en même temps que l'Ecriture semble accuser Salomon et Achaz d'impiété et de débauche. En effet; quoique l'un et l'autre de la race de David, ils se sont néanmoins éloignés du Seigneur; car Salomon s'est livré aux plaisirs avec tant de fureur, qu'il a entretenu jusqu'à sept cents femmes, trois cents concubines, et un nombre infini de jeunes filles qui servaient à ses plaisirs; et après avoir abandonné le Dieu de ses pères, il éleva des autels aux idoles de plusieurs nations, perdant ainsi le titre d'Ididia, c'est-à-dire de bien-aimé du Seigneur, pour celui d'amateur de femmes. Achaz envoya demander des secours au roi des Assyriens; et dans le temps même de sa plus grande affliction, il fit paraître encore un plus grand mépris du Seigneur; immolant des victimes aux (530) dieux de Damas, qu'il regardait comme les auteurs de son malheur; élevant des autels dans toutes les villes de Juda pour y offrir de l'encens, et provoquant ainsi la colère du Dieu de ses ancêtres. Il porta encore son impiété plus loin; car ayant pris et brisé tous les vases dans le temple du Seigneur, il en fit fermer les portes et dresser des autels dans toutes les places de Jérusalem. Il marcha dans les voies des rois d'Israël, élevant des statues à Baal, offrant de l'encens dans la vallée des fils d'Ennon, et faisant passer ses enfants par le feu, suivant l'idolâtrie que le Seigneur avait détruite à l'arrivée des enfants d'Israël. Il résulte de là que ces deux princes ont vécu dans le dérèglement dès leurs plus tendres années, et que la naissance prématurée de leurs enfants est une preuve qu'ils s'étaient déjà abandonnés au péché avant le temps fixé par la nature.

Enfin l'on peut dire que Salomon monta sur le trône de David, son père, à l'âge de douze ans ; qu'ensuit (car l'Ecriture ne s'explique point là-dessus) David vécut encore sous le règne de son fils quelques années qu'on lui attribue, et non point à Salomon ; qu'après sa mort son fils régna seul durant quarante ans; et qu'ainsi l'histoire sainte marque et le commencement du règne de Salomon, et le temps qu'il a régné seul, c'est-à-dire qu'il n'a vécu en tout que cinquante-deux ans. Si vous doutez que, lorsque les enfants règnent du vivant de leurs pères, on compte la durée de leur règne par les années des pères et non pas des enfants, vous n'avez qu'à lire le livre des Bois, et vous verrez qu'Ozias ayant été frappé de lèpre et vivant à part dans une maison isolée, son fils Joathan gouverna le royaume et jugea le peuple jusqu'au jour de la mort de son père; et que cependant l'Ecriture dit qu'ayant succédé à son père à l'âge de vingt-cinq ans, il en régna seize, c'est-à-dire qu'il régna seul ce temps-là. Ce que nous disons de Salomon, nous devons le dire aussi d'Achaz, fils de Joathan et père d'Ezéchias.

Voici une autre explication qu'on m'a donnée, ou plutôt un conte que m'a fait un certain Juif, fondé sur cette prophétie que j'ai expliquée depuis peu dans mes commentaires sur les dix divisions d'Isaïe, où ce prophète, pour réprimer la joie des Philistins qui semblaient triompher de la mort d'Achaz, leur dit : " Ne te réjouis point, terre de Palestine, de ce que la verge de celui qui te frappait a été brisée; car de la race du serpent il sortira un basilic, et ce qui en naîtra dévorera les oiseaux. " Par là l’Ecriture nous indique qu'Ezéchias devait succéder à Achaz. Fondé sur ce passage, ce Juif prétendait qu'Ezéchias n'était pas monté sur le trône de Juda aussitôt après la mort de son père, parce que les séditions populaires, les interrègnes, les malheurs dont toute la nation était accablée, et les différentes guerres qui s'élevèrent alors de tous côtés, avaient obligé les Juifs de différer le couronnement de ce prince.

Comme ces endroits sont très difficiles à expliquer, je rapporte les différents sentiments des auteurs, plus par manière de conversation que dans le dessein de traiter la matière à fond. Au reste, il me semble que l'on doit mettre ces sortes de questions au nombre de ces fables judaïques et de ces généalogies sans fin sur lesquelles l'Apôtre défend aux fidèles de disputer. Car à quoi sert de s'attacher à la lettre, et de. s'amuser ou à critiquer un auteur, ou à démêler un point de chronologie, puisque saint Paul nous dit en termes formels : " La lettre tue et l'esprit vivifie. " Prenez la peine de relire tous les livres tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, et vous trouverez une variation si grande dans la chronologie, et tant de confusion dans les années des rois de Juda et d'Israël, que pour s'arrêter à ces sortes de questions il faut non pas aimer l'étude, mais avoir du temps à perdre.

J'ai volontiers accepté les petits présents que vous m'avez envoyés, et je vous demande très instamment la continuation de l'amitié que vous m'accordez; car la vertu tic consiste pas à bien commencer, mais à persévérer. Acceptez aussi ce que j'ai chargé Didier de vous remettre.


A MARCELLA. REPONSE A DIVERSES QUESTIONS SUR L'ECRITURE SAINTE.


Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

Vous me proposez de grandes questions, et en me les proposant vous m'instruisez moi; même et me retirez de mon apathie actuelle.

Vous me demandez d'abord quelles sont ces (531) choses dont parle saint Paul, " que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, que le coeur de l'homme n'a jamais connues, et que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment? " Et comment cet apôtre a pu dire

" Mais pour nous, Dieu nous les a révélées par son Esprit ? " Car si Dieu les a révélées à saint Paul, pourquoi ne pourrions-nous pas comprendre ce que cet apôtre a depuis révélé lui-même aux autres?

Je vous réponds en peu de mots que nous ne devons point porter notre curiosité jusqu'à vouloir connaître ce que l’oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu et ce que le coeur de l'homme n'a jamais conçu. Car si l'on ignore ce que c'est, comment peut-on le comprendre? Nous ne saurions voir durant la vie présente ce que Dieu nous promet dans la vie future. " Quand on voit ce qu'on a espéré, " dit le même apôtre, " ce n'est plus espérance, " c'est une possession paisible et assurée de ce que l'on a espéré. Ainsi, vouloir comprendre des choses qui surpassent l'intelligence humaine, c'est colonie si quelqu'un disait : " Faites-moi voir ce qui est invisible, dites-moi ce qu'on ne peut entendre, expliquez-moi ce qu'aucun ne peut concevoir. " Saint Paul veut donc dire que les choses spirituelles sont entièrement au-dessus des sens et des pensées d'un homme mortel. " Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, " dit cet apôtre, " maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière. " Saint Jean dit aussi dans une de ses épîtres : " Mes bien-aimés, nous sommes déjà enfants de Dieu, mais notre situation future n'est pas encore évidente. Nous savons que Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. " Parce que saint Paul dit que lui et les saints ont connu ces choses par la révélation du Saint-Esprit, il ne résulte pas qu'il les a lui-même révélées aux autres; car lorsqu'il fut ravi dans le paradis, " il y entendit des paroles ineffables qu'il n'a pu raconter aux autres, " autrement elles n'auraient pas été ineffables.

Vous dites, en second lieu, que vous avez lu en passant dans mes ouvrages, que par les agneaux qui au jour du jugement seront à la droite de Jésus-Christ et par les boucs qui seront à sa gauche, on doit entendre les chrétiens et les païens, et non pas les bons et les méchants. Je ne me rappelle pas avoir jamais avancé celte proposition, mais si elle m'avait échappé, je ne serais pas assez opiniâtre pour la soutenir. Je crois pourtant, si ma mémoire est fidèle, avoir traité cette question dans mon second livre contre Jovinien, et y avoir parlé aussi (ce qui est à peu près la même chose) de la séparation des bons chrétiens d'avec les mauvais. Nous pouvons donc passer cette difficulté, puisque je rai expliquée fort au long dans cet ouvrage.

Vous me demandez, en troisième lieu, comment on doit entendre saint Paul, quand il dit qu'à l'avènement du Sauveur quelques-uns " étant encore en vie seront emportés dans les nuées pour aller au-devant de lui, " et qu'ils ne seront point " prévenus par ceux qui seront morts en Jésus-Christ. " Vous voulez savoir s'ils iront au-devant de lui avec leurs corps, et s'ils ne mourront point auparavant, vu que Jésus-Christ lui-même est mort, et qu'Enoch et Elie, comme saint Jean le dit dans son Apocalypse, doivent aussi mourir, afin que personne n'échappe à l'inévitable mort.

Pour peu qu'on veuille examiner toute la suite de ce passage, l'on verra que les saints qui vivront encore à l'avènement du Sauveur iront au-devant de lui avec leurs corps; en sorte néanmoins que ces corps mortels, terrestres et corruptibles seront changés en des corps glorieux, incorruptibles et immortels, et revêtus, tout vivants qu'ils seront alors, de toute la gloire qu'auront ceux qui ressusciteront. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit en un autre endroit : " Nous ne désirons pas d'être dépouillés de ce corps, mais d'être revêtus par-dessus, eu sorte que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie; " c'est-à-dire que nous ne souhaitons pas que notre âme abandonne notre corps, mais que ce corps étant toujours uni à l'âme, soit revêtu d'une gloire qu'il ne possédait pas auparavant. Ce n'est point ici l'occasion de parler d'Enoch et d'Elie qui, selon l'Apocalypse, doivent prévenir l'avènement du Sauveur; car on ne peut expliquer ce livre de saint Jean que dans un sens spirituel; ou si l'on veut s'attacher à la lettre, on se trouve réduit à donner dans les visions et les fables des Juifs, qui prétendent qu'un jour on rebâtira leur ville de Jérusalem, qu'on (532) immolera des victimes dans le temple, et que le culte spirituel que nous rendons aujourd'hui à Dieu doit faire place à leurs anciennes cérémonies, qui n'ont rien que d'extérieur et de matériel.

La troisième difficulté que vous me proposez est sur ce passage de l'Evangile de saint Jean où Jésus-Christ ressuscité dit à Marie-Madeleine : " Ne me touchez pas, parce que je ne suis pas encore monté vers mon Père. " Vous êtes en peine de concilier ces paroles avec saint Matthieu qui rapporte que le Sauveur s'étant présenté devant les femmes qui le cherchaient dans le sépulcre, elles lui embrassèrent les pieds. Car enfin, dites-vous, toucher et ne point toucher sont deux choses entièrement opposées.

Marie-Madeleine dont parle saint Jean est celle que Jésus-Christ avait délivrée de sept démons, afin que " là où il y avait eu une abondance de péchés, il y eût une surabondance de grâces. "Or, comme elle prenait le Sauveur pour un jardinier, qu'elle lui parlait comme à un homme ordinaire, et qu'elle cherchait parmi les morts celui qui était vivant, ce ne fut pas sans raison que Jésus-Christ lui dit : " Ne me touchez pas; " car c'est comme s'il lui eût dit Vous ne croyez pas que je suis ressuscité, vous ne méritez pas de m'approcher, ni d'embrasser mes pieds, ni de m'adorer comme votre Seigneur, parce que d'après l'idée que vous avez de moi je ne suis pas encore monté vers mon Père. Quant aux autres femmes, comme elles le reconnaissaient pour le Seigneur, et qu'elles étaient persuadées qu'il était monté vers son Père, elles méritèrent de le toucher et de lui embrasser les pieds. Mais quand bien même ce serait la même femme qui, selon un évangéliste, aurait embrassé les pieds du Sauveur, et selon un autre ne les aurait point embrassés, il serait toujours fort aisé d'expliquer et de détruire cette contradiction apparente en disant que d'abord Jésus-Christ lui défendit de le toucher, parce qu'elle était incrédule, et qu'ensuite il lui permit parce qu'elle avait reconnu son erreur. C'est aussi de la sorte qu'on explique ce que l'Evangile dit des deux larrons qui furent crucifiés avec Jésus-Christ ; car selon saint Luc l'un d'eux se confessa, mais selon saint Matthieu et saint Marc, ils le blasphémèrent tous les deux.

Vous me demandez à la fin de votre lettre si notre Sauveur après sa résurrection conversa pendant quarante jours avec ses disciples, et si pendant tout ce temps il n'était point ailleurs, s'il montait au ciel ou s'il en descendait, sans priver ses apôtres de sa présence. Pour peu que vous pensiez que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, que c'est de lui qu'un prophète a dit, ou plutôt que c'est lui-même qui a dit par la bouche de ce prophète : " N'est-ce pas moi qui remplis le ciel et la terre, dit le Seigneur? " et ailleurs : " Le ciel est mon trône et la terre mon marche-pied; " et dans un autre endroit: " C'est lui qui tient le ciel et la terre dans le creux de sa main ; " et David dit aussi dans ses psaumes : " Où irai-je pour me dérober à votre Esprit, et où fuirai-je pour éviter votre face? Si je monte dans le ciel vous y êtes; si je descends dans l'enfer, vous y êtes encore; si je vais demeurer au-delà des mers; votre main même m'y conduira et ce sera votre droite qui me soutiendra ; " pour peu, dis-je, que vous réfléchissiez sur tous ces passages de l’Ecriture, vous n'aurez pas de peine à vous persuader due le Fils de Dieu, même avant sa ré. surrection, était tellement dans le corps dont il s'était revêtu qu'il ne cessait point d'être aussi dans son Père, renfermant tout le ciel par son immensité, pénétrant tout, contenant tout. Il est donc ridicule de croire que la puissance d'un Dieu, que le ciel ne saurait contenir, puisse être renfermée dans les bornes étroites d'un corps humain. Néanmoins ce Verbe divin qui remplissait tout, était en même temps tout entier dans le Fils de l'Homme, parce que le Verbe de Dieu, selon sa nature divine, ne peut ni être coupé par parties, ni séparé par la distance des lieux. Comme il est partout, il y est aussi tout entier. Ainsi durant. les quarante jours d'après sa résurrection, il était en même temps avec ses apôtres, et avec les anges, et avec son Père. Il occupait les extrémités de la mer et tous les lieux de la terre. Il était dans les Indes avec saint Thomas, à Home avec saint Pierre, dans l'Illyrie avec saint Paul, dans l’île de Crète avec Tite, dans l'Achaïe avec saint André, dans chaque pays avec les apôtres et les hommes apostoliques. Or, quand on dit qu'il abandonne les uns et qu'il n'abandonne pas les autres, ce n'est pas que sa nature soit bornée; mais c'est qu'il demeure avec nous et qu'il s'en éloigne selon nos mérites divers.


533

A SAINT PAULIN.


Conseils à Paulin sur la vie monastique. — Qu'il n'est pas nécessaire d'aller à Jérusalem pour bien vivre. — Que le ciel est ouvert pour tous les peuples .— panégyrique de l’empereur Théodose, par Paulin. — Jérôme l’engage fortement à joindre à l’étude des belles-lettres celle des lettres sacrées.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.

" L'homme de bien tire de bonnes choses du trésor de son coeur, et l'arbre se reconnaît à son fruit. " Vous nous jugez d'après vos vertus, et grand vous élevez les petits et prenez la dernière place parmi les conviés, afin que le père de famille vous fasse monter plus haut. Comment ai-je pu mériter des éloges de cette bouche éloquente (1) qui a si bien défendu les intérêts et la gloire d'un prince très religieux, moi qui n'ai rien de distingué et en qui tout est médiocre? Ne jugez donc point de mon mérite, mon très cher frère, par le nombre de mes années; ne pensez pas qu'on soit sage dès qu'on a les cheveux blancs; croyez au contraire qu'on a les cheveux blancs dès qu'on est sage, comme dit Salomon " La prudence de l'homme lui tient lieu de cheveux blancs. " Aussi Dieu commanda-t-il à Moïse de choisir soixante-dix vieillards, qu'il connût pour être de véritables vieillards, c'est-à-dire pour des hommes plus recommandables par leur sagesse que par leur âge. Daniel, jeune homme, juge des vieillards, et dans un âge où l'on n'a du penchant et du goût que pour le plaisir, il condamna les dérèglements d'une vieillesse impudique. Je le répète encore, ne jugez point de ma foi par les années, et ne pensez pas que, pour m'être engagé plus tôt que vous au service de Jésus-Christ, je sois meilleur et plus vertueux que vous. Saint Paul, ce vaisseau d'élection, cet homme qui de persécuteur est devenu apôtre de Jésus-Christ quoique appelé le dernier à l'apostolat, est néanmoins supérieur en mérite aux autres

(1) saint Jérôme veut parler d'un ouvrage que saint Paulin avait composé pour l'empereur Théodose-le-Grand. Nous n’avons plus aujourd'hui cet ouvrage. Il semble parce qu'en dit ici saint Jérôme, que c'était une espèce d'apologie de Théodose, peut-être parce que l'auteur y justifiait la conduite de ce grand prince contre Zozime qui n’a rien épargné pour noircir sa réputation. Cependant Gennade, dans son catalogue des hommes illustres, dit que c'était un panégyrique de ce prince. Et saint Paulin écrivant à Sévère Sulpice, dit aussi qu'il lui envoie par Victor le panégyrique de l'empereur Théodose qu'il avait composé.

apôtres, parce qu'il a plus travaillé qu'eux tous. Judas, de qui il avait été dit : " Vous qui trouviez tant de douceur à vous nourrir des mêmes viandes que moi, qui étiez mon conseil et mon confident, avec qui je marchais avec tant d'union dans la maison de Dieu, " Judas, dis-je, trahit son ami et son maître, et convaincu de cette perfidie par les justes reproches que lui fait le Sauveur, il se pend lui-même.

Le larron, au contraire, change la croix contre la couronne du martyre dans le supplice qu'il souffre pour ses crimes. Combien en voit-on aujourd'hui dont la longue vie n'est qu'une longue mort, et qui, semblables à des sépulcres blanchis, ne sont pleins au dedans due d'ossements de morts! Une ferveur naissante surmonte quelquefois une longue tiédeur; aussi vous a-t-on vu vous-même, touché de ces paroles du Sauveur : " Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez, " on vous a vu, dis-je, mettre ce conseil en pratique, vous dépouillant de tout pour suivre la croix toute nue, et vous déchargeant du poids accablant des richesses pour monter plus aisément au ciel par l'échelle mystérieuse de Jacob. Vous avez changé tout à la fois et de coeur et d'habit. On ne vous voit; point conserver votre argent par une sordide avarice, et porter en meule. temps, par une vanité secrète, des habits malpropres; mais prenant soin d'avoir toujours les mains pures et le coeur exempt de souillures, vous faites gloire d'être pauvre et d'esprit et d'effet. Il est fort aisé de cacher sous un visage pâle et abattu une abstinence feinte ou affectée, et de porter par orgueil un pallium déchiré, tandis qu'on vit dans l'opulence et qu'on a des revenus considérables. Cratès de Thèbes, qui était très riche, allant à Athènes pour se donner tout entier à l'étude de la philosophie, jeta une grande somme d'or qu'il portait, persuadé qu'il ne pouvait être riche et vertueux en même temps. Cependant nous marchons chargés d'or et d'argent à la suite de Jésus-Christ pauvre; et, sous un prétexte apparent de charité, nous nous appliquons entièrement à augmenter et à conserver nos richesses. Continent pouvons-nous distribuer fidèlement aux pauvres le bien d'autrui, nous qui prenons tant de soin à ménager le nôtre? (534) Quand on a bien mangé, il est fort aisé de faire l'éloge du jeûne.

On ne mérite, pas de louanges pour avoir été à Jérusalem, mais pour y avoir bien vécu. La Jérusalem où l'on doit souhaiter de demeurer, n'est pas celle qui a tué les prophètes et répandu le sang de Jésus-Christ, mais celle " qu'un fleuve réjouit par l'abondance de ses eaux; " qui, située sur la montagne, ne peut être cachée; que saint Paul appelle la mère des saints, et où cet apôtre se réjouit d'avoir droit de cité avec les justes (1).

Quand je parle de la sorte, ce n'est pas que je prétende m'accuser moi-même de légèreté et d'inconstance, ni condamner la démarche que,j'ai faite en abandonnant, à l'exemple d'Abraham, mes parents et ma patrie ; mais c'est que je n'ose donner des bornes si étroites à la toute-puissance de Dieu, ni renfermer dans un petit coin de la terre celui due le ciel ne saurait contenir. On doit juger de chaque fidèle en particulier, non point par le lieu où il fait sa résidence, mais par le mérite de sa foi. Ce n'est ni dans Jérusalem ni sur la montagne de Garizim, que les véritables adorateurs adorent le Père céleste. " Dieu est esprit; il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. L'esprit souille où il veut. La terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. " Depuis que la Judée, semblable à la toison de Gédéon, est demeurée dans la sécheresse, et que la rosée du ciel s'est répandue par toute la terre ; depuis que plusieurs sont venus d'Orient et d'Occident se reposer dans le sein d'Abraham, Dieu n'a pas seulement été connu dans la Judée, et son grand none n'a pas été renfermé dans Israël ; niais la voix des Apôtres a retenti par toute la terre, et leurs paroles se sont fait entendre jusqu'aux extrémités du monde. Le Sauveur, parlant à ses disciples dans le Temple : " Levez-vous, " leur dit-il, " sortons d'ici. " Et aux Juifs : " Vos maisons demeureront

(1) Le texte porte : In qua se municipatum cum justis laetatur habere. Saint Jérôme fait ici allusion, non pas comme l'a prétendu Erasme, à ce que dit saint Paul dans les Actes des Apôtres : Ego homo sum, non ignotae civitatis municeps ; mais à ce qu'il dit dans l'épître aux Philippiens 3, 20, selon notre vulgate: Nostra autemem conversatio in coelis est, et selon le grec: emeron gar politeuma anouranois uparxei. Noster enim municipatus in coelis est. Saint Jérôme et les anciens pères suivent ordinairement cette version.

désertes. " Si le ciel et la terre doivent passer, toutes les choses de la terre passeront aussi.

Si donc il y a quelque avantage à demeurer dans les lieux où le Sauveur du monde a accompli les mystères de sa croix et de sa résurrection, c'est pour ceux qui, portant leur croix, et qui, ressuscitant tous les jours avec Jésus-Christ, se rendent dignes d'une demeure si sainte. Mais que ceux qui disent : " Ce temple est au Seigneur, ce temple est au Seigneur, " écoutent ce que leur dit l'apôtre saint Paul: " Vous êtes le temple du Seigneur, et le Saint-Esprit habite en vous. " Le ciel est également ouvert et aux citoyens de Jérusalem et aux habitants de la Bretagne, parce que " le royaume de Dieu, " dit Jésus-Christ, " est au-dedans de vous. " Saint Antoine et une infinité de solitaires de l’Egypte, de la Mésopotamie, du Pont, de la Cappadoce, de l'Arménie sont allés au ciel, quoiqu'ils n'aient jamais vu Jérusalem. Saint Hilarion, qui était né et qui vivait dans la Palestine, ne visita qu'une seule fois Jérusalem et n'y demeura qu'un seul jour, pour ne pas paraître mépriser les lieux saints dont il était voisin et renfermer Dieu dans cette seule ville. Depuis l'empereur Adrien jusqu'à Constantin, c'est-à-dire pendant près de cent quatre-vingts ans, les païens ont adoré l'idole de Jupiter au lieu même où Jésus-Christ est ressuscité; ils ont rendu le même culte à une statue de marbre qu'ils avaient consacrée à Vénus sur la montagne où le Fils de Dieu fut crucifié. Ces ennemis déclarés du nom de chrétien s'imaginaient qu'en profanant les lieux saints par un culte idolâtre ils pourraient abolir la croyance à la mort et à la résurrection du Sauveur. Il y avait aussi un bois consacré à Thamus (1), c'est-à-dire à Adonis près de la ville de Bethléem, ce lieu le plus auguste de l'univers, dont le prophète-roi a dit : " La vérité est sortie de la terre ; " et l'on pleurait le favori de Vénus dans l'étable

(1) Thamus est un mot hébreu et syriaque qui se trouve dans Ezéchiel, 8. 11. et que les LXX ont conservé dans leur version. Et ecce ibi mulieres sedebant plangentes Thamus. Notre fulgale porte : plangentes Adonidem. Saint Jérôm expliquant cet endroit d’Ezéchiel, dit que les femmes célébraient tous les ans au mois de juin une fête solennelle, et pleuraient la mort d'Adonis qui avait été tué dans ce mois-là, et que c'est pour cela que les hébreux donnaient le nom de Thamus à leur quatrième mois, qui répond à notre moi, de juin.

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où l'on avait entendu les premiers cris de Jésus-Christ enfant.

Mais à quoi bon, me direz-vous, un si long préambule ? C'est pour vous apprendre que vous pouvez, sans préjudice de votre foi, vous passer de voir la ville de Jérusalem ; que, quoique je demeure dans un lieu si saint, je n'en suis pas meilleur pour cela; et que, soit ici, soit ailleurs, vos bonnes oeuvres sont toujours d'un égal mérite aux yeux de Dieu. Au reste, pour ne point vous déguiser ici mon opinion, quand je pense et au parti que vous avez embrassé et à la ferveur avec laquelle vous avez renoncé au monde, il me semble que vous ne devez plus être indifférent aux lieux de votre demeure. Après vous être éloigné de la foule et du tumulte des villes, vivez à la campagne, cherchez le Christ dans la retraite, priez seul avec; lui sur la montagne, n'ayez d'autre voisinage que celui des lieux saints, afin de renoncer entièrement aux villes et de demeurer constamment attaché à votre état.

Je ne parle ici ni aux évêques, ni aux prêtres, ni aux clercs; leur condition est différente de la vôtre ; je parle à un moine, mais un moine autrefois distingué dans le monde par sa naissance; qui, pour mener une vie humble et cachée, et pour mépriser toujours ce qu'il a une fois méprisé, a mis aux pieds des Apôtres tout. ce qu'il possédait, et montré par là que toutes les richesses de la terre ne méritent que d'être foulées aux pieds. Si les lieux que Jésus-Christ a sanctifiés par sa mort et par sa résurrection n'étaient pas dans une ville très célèbre, où il y a avocats, et soldats, et femmes débauchées, et comédiens, et baladins, et tout ce qu'on a coutume de. voir dans les autres villes; ou si cette ville n'était fréquentée que par les moines, tous les moines devraient y établir leur demeure. Mais quelle folie serait-ce de renoncer au siècle, d'abandonner son pays, de s'éloigner des villes, de faire profession de la vie monastique, si l'on venait à s'engager dans le commerce du grand monde avec moins de ménagement et beaucoup plus de péril que dans le lieu même de sa naissance!

On vient à Jérusalem de toutes les parties du monde; cette ville est remplie de toutes sortes de gens, et l'on y voit une si grande foule d'hommes et de femmes, qu'on est contraint d'y souffrir tout à la fois la vue de mille objets qu'on avait voulu éviter et qu'on ne rencontre ailleurs qu'en partie. Mais puisque vous me priez en frère de vous marquer la route que vous devez tenir, je vous parlerai sans déguisement et à coeur ouvert. Si vous avez dessein de vous engager dans les fonctions du sacerdoce, ou si le ministère et peut-être même la dignité de l'épiscopat a de l'attrait pour vous, demeurez dans les bourgs et dans les villages, et tâchez de vous sauver en travaillant au salut des autres. Mais si vous voulez mener une vie qui réponde au nom de moine que vous portez, c'est-à-dire d’un homme qui est séparé du reste des hommes, abandonnez les villes qui sont la demeure de plusieurs personnes et non point de ceux qui l'ont profession de vivre seuls et à l'écart. Il n'y a point de condition dans la vie humaine qui n'ait ses héros et ses maîtres. Que les généraux de l'armée romaine imitent les Camilles, les Fabricius, les Régulus, les Scipions; que les philosophes suivent Pythagore, Socrate, Platon, Aristote; que les poètes étudient Ménandre, Homère, Virgile, Térence ; les historiens Thucydide, Salluste, Hérodote, Tite-Live ; les orateurs les Gracques, Lysias, Cicéron, Démosthène ; et pour venir à notre religion, que les évêques et les prêtres imitent les Apôtres et les hommes apostoliques ; héritiers de leurs charges et de leurs dignités, qu'ils tâchent de l'être encore de leur mérite et de leurs vertus. Mais nous, nous avons aussi les maîtres de notre profession, c'est-à-dire les Pauls, les Antoines, les Juliens, les Macaires et les Hilarions; et pour revenir à l'autorité des saintes Ecritures, reconnaissons pour nos maîtres Elie, Elisée et les enfants des prophètes qui, toujours retirés à la campagne et vivant dans la solitude, se bâtissaient des cabanes sur les bords du Jourdain. On doit mettre aussi au nombre de ces illustres solitaires les enfants de Rechab, dont Dieu même a lait l'éloge par la bouche de Jérémie : ils ne buvaient ni vin ni aucune autre liqueur capable d'enivrer; ils logeaient sous des tentes, et le Seigneur leur promit que leur race ne cesserait point de produire des hommes qui se tiendraient toujours en sa présence. Je crois que c'est en ce sens qu'on doit entendre le titre du psaume soixante-dixième, qui porte : " Des enfants de Jonadab et de ceux qui ont été les premiers conduits en (536) captivité (1). " C'est de ce Jonadab, fils de Rechab, qu'il 4-st dit dans le livre des Rois, que Jéhu le fil monter avec lui dans son chariot; et c'étaient ses enfants qui demeuraient toujours sous des tentes et qui furent contraints de se réfugier dans la ville de Jérusalem pour se mettre à couvert des irruptions de l'armée des Chaldéens. C'est pour cela qu'on dit qu'ils souffrirent les premiers les malheurs de la captivité, parce que, ayant toujours joui dans la solitude d'une heureuse liberté, ils se virent alors renfermés dans la ville de Jérusalem comme dans une espèce de prison.

Puis donc que vous êtes encore attaché à une femme vertueuse (2) qui est votre soeur en Jésus-Christ, et que vos engagements ne vous permettent pas de marcher avec liberté dans les voies de la perfection, je vous conjure de fuir les compagnies, les festins, les vains compliments et les complaisances affectées des hommes du monde, comme autant de chaînes qui ne sont propres qu'à vous rendre esclave de la volupté. Mangez sur le soir un peu d'herbes et de légumes; que ce soit pour vous des délices exquises que de manger quelquefois quelques petits poissons. Quand on se nourrit de Jésus-Christ, et qu'on tourne vers lui tous les désirs de son coeur, on se met fort peu en peine de la qualité des viandes dont on nourrit le corps. Estimez autant le pain et les légumes que les viandes les plus délicates qui ne flattent le goût qu'en passant, et qu'on ne sent plus quand une fois on en est rassasié. J'ai traité ce sujet plus à fond et avec plus d'étendue dans les livres contre Jovinien ; vous pouvez les consulter.

Soyez toujours appliqué à la lecture de l'Ecriture sainte, vaquez souvent à la prière; prosterné devant Dieu, élevez vers lui toutes vos pensées, veillez souvent et mettez-vous quelquefois au lit sans avoir mangé. Fuyez les vains applaudissements des hommes, et regardez comme de véritables ennemis ceux qui vous donnent des louanges affectées. Distribuez vous-même votre argent à vos frères et aux pauvres; car il est rare de trouver de la bonne foi parmi

(1) Ce titre ne se trouve point dans le texte hébreu ; et il a été ajouté depuis pour nous marquer que David était l’auteur de ce psaume, et que les enfants de Jonadab s’en servirent lors de la première captivité de Babylone, qui arriva sous le règne de Joachim.

(2) Elle s’appelait Thérasia.

les hommes. Si vous ne voulez pas me croire, souvenez-vous de l'avarice et de la perfidie de Judas. Ne faites point vanité d'être vêtu pauvrement. N'ayez aucun commerce avec les gens du siècle et particulièrement avec les grands. Qu'est-il nécessaire de voir souvent ce que vous avez méprisé pour embrasser la vie monastique? Que votre femme surtout ait soin d'éviter la compagnie des femmes du monde; et si quelquefois elle est obligée de se trouver avec elles, qu'elle ne rougisse point de se voir avec un habit pauvre et négligé parmi des personnes couvertes de soie et de pierreries; puisqu'un habit simple et modeste est en elle la marque de la vie pénitente dont elle fait profession, et qu'au contraire la richesse et la magnificence des habits est dans les autres un motif d'orgueil et de vanité.

Après avoir distribué votre bien aux pauvres avec une fidélité et un désintéressement qui a fait tant d'éclat dans le monde et qui a été si universellement applaudi, prenez garde de vous charger du soin de distribuer celui des autres. Vous comprenez bien ce que je veux dire, car le Seigneur vous a donné l'intelligence en toutes choses. Ayez la simplicité de la colombe pour ne tendre des piéges à personne, et la prudence du serpent pour éviter ceux qu'on pourrait vous tendre. Un chrétien qui se laisse tromper est presque aussi blâmable que s'il trompait les autres. Quand un solitaire ne vous entretiendra due d'argent (excepté lorsqu'il s'agira de faire l'aumône, car il est permis à tout le monde de la faire), regardez-le plutôt comme un marchand que comme un véritable solitaire. Ne donnez rien à qui que ce soit, sinon à ceux qui sont véritablement dans le besoin et qui n'ont pas de quoi se nourrir et se vêtir; de peur que les chiens ne mangent le pain des enfants. Une âme chrétienne est le véritable temple de Jésus-Christ, c'est elle que vous devez orner et revêtir; c'est à elle que vous devez faire des présents, c'est en elle que vous devez recevoir Jésus-Christ. A quoi sert de faire briller les pierreries sur les murailles, tandis due Jésus-Christ meurt de faim en la personne du pauvret Vous n'êtes plus le maître de vos biens; vous n'en êtes que le dispensateur. Souvenez-vous d'Ananie et de Saphire. Ils se réservèrent par une timide précaution une partie de leur héritage ; mais pour vous, prenez garde de dissiper, par une (537) profusion indiscrète, le bien qui appartient à Jésus-Christ, c'est-à-dire de donner, par une charité mal réglée, le bien des pauvres à ceux qui ne sont point véritablement pauvres, et de perdre ainsi, selon la pensée d'un homme très sage, le fruit de vos libéralités par une libéralité mal entendue. Prenez garde de vous laisser surprendre par ces gens qui, sous les apparences trompeuses d'une fausse sagesse, veulent passer pour des Catons, et à qui on peut appliquer ce que dit un poète : " Malgré l'apparence de la sagesse, je vous connais à fond et je lis dans votre coeur. "

C'est quelque chose de grand, non pas de paraître chrétien, mais clé l'être véritablement. Il arrive même, par je ne sais quel renversement de raison, que le monde donne ordinairement son approbation à ceux qui n'ont point celle de Dieu.

Ne m'appliquez pas ici ce qu'on dit vulgairement . que la truie veut instruire Minerve. Comme vous êtes prêt à vous embarquer sur une mer dangereuse, j'ai cru devoir vous donner en ami ces salutaires conseils, afin que vous puissiez éviter les écueils où j'ai fait moi-même naufrage. J'aime mieux que vous ayez à me reprocher mon peu d'expérience que mon peu d'amitié.

J'ai lu avec bien du plaisir le livre que vous avez composé pour la défense de l'empereur Théodose et que vous m'avez l'ait la grâce de m'envoyer. Il y a dans cet ouvrage beaucoup d'éloquence et de logique; le dessein surtout m'en plait extrêmement. Comme vous surpassez les autres dans la première partie de votre ouvrage, aussi vous surpassez-vous vous-même dans la dernière. Le style en est concis et les expressions nettes; on y trouve une pureté égale à celle de Cicéron, jointe à des pensées solides et, judicieuses. Car, comme dit an certain auteur, un discours dont toute la beauté consiste dans les mots est toujours faible et pauvre. Il y a d'ailleurs beaucoup d'ordre dans votre livre; tout y est soutenu, tout y est lié naturellement, ou avec ce qui précède, ou avec ce qui suit. Heureux l'empereur Théodose d'avoir eu pour avocat un orateur chrétien si éloquent et si habile! Vous avez relevé par cet ouvrage l'éclat de la pourpre de ce prince; vous avez démontré aux siècles futurs l'utilité de ses lois. Courage donc! après un si beau coup d'essai, que ne doit-on pas attendre de vous? Oh ! si je pouvais conduire un esprit de ce caractère, non point, comme disent les poètes, sur les monts ioniens et sur le haut de l'Hélicon, mais sur les montagnes de Sion, de Thabor, et de Sinaï! Si je pouvais l'instruire de ce que j'ai appris, et lui donner, comme de la main à la main, l'intelligence des mystères qui sont renfermés dans les livres des prophètes! nous verrions naître parmi nous quelque chose de plus beau et de plus grand que tout ce que la savante Grèce a jamais produit.

Ecoutez donc, mon cher ami, mon cher frère, vous qui servez avec moi le même maître, écoutez et apprenez par quelle route vous devez marcher pour arriver à l'intelligence des Ecritures saintes. Il n'y a aucun endroit dans les livres divins qui n'ait de grandes beautés ; et jusque dans le sens littéral, tout y brille; mais ce qu'ils ont de plus agréable et de plus doux est caché sous la lettre. Si l'on veut manger l’amande, il faut casser le noyau." Otez le voile qui est sur mes yeux, " disait David, " et je considèrerai les merveilles qui sont renfermées dans votre loi. " Si ce grand prophète avoue qu'il est dans les ténèbres de l'ignorance, de quelle profonde nuit devons-nous être environnés, nous qui lie, sommes que des enfants presque encore à la mamelle ! Dieu a mis ce voile, non-seulement sur les yeux de Moïse, mais encore sur les livres des Evangélistes et des Apôtres. Le Sauveur ne parlait au peuple qu'en paraboles; et, pour leur faire voir que ce qu'il leur enseignait était mystérieux, il disait: " que celui-là entende, quia des oreilles pour entendre. " Il faut que tout ce qui est écrit nous soit ouvert par celui " qui a la clef de David ; qui ouvre, et personne ne ferme ; qui ferme, et personne n'ouvre. " Tout autre que lui ne saurait nous ouvrir ces livres sacrés. Si vous bâtissiez sur ce solide fondement, ou plutôt si vous mettiez par là la dernière main à vos ouvrages, nous n'aurions rien de plus ])eau, de plus savant ni de mieux écrit en notre langue. Tertullien est fort sentencieux, mais son style est dur et obscur. Celui de saint Cyprien,

(1) La texte porte Itabyrium, conformément aux Septante, qui ont coutume, comme saint Jérôme le remarque dans son commentaire sur le chap. 5 d’Osée, de donner aux noms hébreux une terminaison grecque. C’est ainsi que d’Edom, ils ont fait Idumaea, et de Tabor, Itabyrium.

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semblable à une source très pure, est doux et coulant, et toujours égal; mais ce Père n'a fait aucun traité sur les saintes Ecritures, parce qu'il s'est uniquement appliqué à inspirer l'amour et la pratique des vertus chrétiennes, et que d'ailleurs il s'est vu continuellement exposé à une cruelle persécution qui ne lui laissait ni le temps ni la liberté d’écrire. Victorin, qui a revu la couronne d'un illustre martyre, ne saurait exprimer ses pensées. On trouve dans Lactance un fond d'éloquence qui égale presque celle de Cicéron ; mais plût à Dieu qu'il eût établi aussi solidement la vérité de notre foi, qu'il a facilement ruiné les fondements des religions étrangères! Arnobe est inégal et confus, et il n'y a ni ordre ni justesse dans ses ouvrages. Le style de saint Hilaire se ressent de cette élévation et de cette majesté propres à l'éloquence gauloise. Mais comme ce Père y joint aussi les beautés et les ornements de la langue grecque, il s'embarrasse quelquefois dans des périodes si longues que les simples n'y sauraient rien comprendre. Je ne dis rien de nos autres écrivains, soit morts, soit vivants, et je laisse à d'autres à faire après moi la critique de leurs ouvrages.

Je reviens à vous, mon cher camarade, mon ami, mais un ami que j'ai aimé avant de le connaître. Je vous prie d'être persuadé que l'adulation n'a aucune part aux sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous, et que je suis plus capable de me laisser ou aveugler par l'erreur, ou prévenir par l'amour, que de séduire un ami par d'indignes flatteries. Vous faites paraître dans vos ouvrages beaucoup d'esprit et beaucoup d'éloquence ; votre style est pur et facile ; cette facilité et cette pureté avec laquelle vous vous exprimez est accompagnée de beaucoup de justesse ; car quand la tête est saine, tous les sens sont vifs et animés. Si à cette justesse et à cette éloquence qui parait dans vos écrits vous joigniez ou l'étude ou l'intelligence des saintes Ecritures, je vous verrais bientôt tenir le premier rang parmi nos écrivains, monter avec Joab (1) sur les toits de Sion,

(1) Les éditions d'Erasme et de Marianus portent : ascendentem cum Jacob ; nous avons suivi les manuscrits qui portent rare Joab; car saint Jérôme fait ici allusion à ce qui est écrit au livre 1, des Paral. c. 11. v. 6, que Joab monta le premier à l'assaut, lorsque David assiégea la citadelle de Sion.

et prêcher sur le haut des maisons ce que vous auriez appris en secret. Hâtez-vous donc, je vous prie, de vous appliquer sérieusement à cette étude.

" On n'a rien en ce monde sans soucis et sans travail. "

Distinguez-vous dans l'Eglise comme vous vous êtes distingué dans le sénat. Tandis que vous êtes jeune et à la fleur de votre âge, avant d'être surpris par les infirmités de la vieillesse ou une mort imprévue; amassez des richesses que vous puissiez répandre tous les jours, sans que la source en tarisse jamais. Je ne saurais rien souffrir en vous de médiocre, je désire que tout y soit dans un souverain degré de perfection.

Je ne vous dis point avec quelle affection et quel empressement j'ai reçu ici le respectable prêtre Vigilantius; j'aime mieux que vous l’appreniez de lui-même. Il est parti bien vite et il n'a pas fait ici un long séjour. Je ne vous dirai point quelle a été la cause d'un départ si précipité; car je ne veux offenser personne. Cependant je l'ai retenu quelque temps, comme un homme qui ne faisait que passer et qui avait hâte de partir. Je n'ai cessé de lui faire connaître les sentiments d'estime et d'amitié que j'ai pour vous; vous jugerez, par ce qu'il vous en dira, si je mérite d'être de vos amis. Saluez, je vous brie, de ma part, votre sainte femme qui sert avec vous le Seigneur.


Jérôme - Lettres - A DIDIER DE ROME