Jérôme - Lettres - A SAINT PAULIN.


TOME II


A RUFIN


Sur le jugement de Salomon. — Longue maladie de Jérôme. — Plaie qu'il a à la main droite.

Lettre écrite du monastère de Bethleem. Date incertaine.

La renommée souvent nous trompe sous un double rapport, en publiant faussement des choses mauvaises sur les bons et des choses favorables sur les méchants. Aussi je me réjouis de votre bienveillance à mon égard et de l'amitié du saint prêtre Eusèbe, et ;je ne doute pas que cette bienveillance et cette amitié ne soient les mêmes en public ; mais je redoute le jugement secret de votre conscience. C'est pourquoi je vous prie, au contraire, de vous souvenir de moi et d'obtenir que je sois digne en effet de vos louanges.

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Si vous avez fait la première démarche vis-à-vis de moi, et si je ne vous réponds qu'après, ce n'est point négligence de ma part, mais ignorance de vos sentiments; car si je les avais connus, je vous aurais prévenu.

L'explication du jugement de Salomon, dans le différend des deux courtisanes, est clair sous le rapport littéral. Il s'agit d'un enfant de douze ans qui, contrairement à son âge, juge des affections les plus intimes de la nature humaine. Aussi a-t-il été admiré, et tout Israël le respecta parce qu'il ne se tromperait point sur les choses les plus évidentes, lui qui avait saisi si habilement les choses cachées. Quant au sens figuré ( l'apôtre saint Paul disant que tout arrivait aux Juifs figurément, et qu'on l'écrivait pour nous qui vivons à la fin des siècles ), quelques auteurs grecs pensent qu'il s'applique à la Synagogue et à l'Eglise, et que l'histoire juive doit être rapportée à ce temps où, après la Passion et la Résurrection, le véritable Salomon, c'est-à-dire le roi pacifique, a commencé à régner tant sur Israël que sur toutes les nations. Que la Synagogue et l'Eglise soient représentées sous la ligure de deux courtisanes, il n'y a aucun doute, et cela parait au premier abord un blasphème. -liais si nous recourons aux prophètes, Osée ne prend-il pas pour femme une courtisane, qui lui donne des enfants de prostitution, puis une femme adultère? Ezéchiel n'accuse-t-il pas Jérusalem d'avoir, comme une courtisane, suivi ses amants, de s'être abandonnée aux premiers venus, et de l'avoir fait dans les endroits les plus fréquentés. C'est pourquoi nous remarquons que le Christ n'est venu au monde que pour marier les courtisanes, ne faire qu'un seul bercail des deux troupeaux après avoir détruit le mur de séparation, réunir dans la même bergerie les brebis auparavant malades.

L'Eglise et la Synagogue sont dans ces deux baguettes, qui, selon le prophète Ezéchiel, se joignent ensemble, et desquelles le Seigneur dit dans Zacharie : " Je pris alors deux baguettes ; j'appelai l'une la beauté, et l'autre le faisceau, et je menai paître le troupeau. "

Cette femme débauchée dont parle l'Evangile, qui arrosa de ses larmes les pieds du Sauveur, qui les essuya avec ses cheveux, et qui obtint le pardon de tous ses crimes, ne nous représente-t-elle pas bien encore l'Eglise formée des Gentils? Je n'ai rapporté cet exemple que pour prévenir d'abord ceux qui pouvaient trouver mauvais que l'on comparât la Synagogue et l’Eglise à deux femmes de mauvaise vie, et à l'une desquelles Salomon adjugea l'enfant dont elles se disputaient la possession.

On me demandera peut-être comment l'idée d'une femme prostituée peut convenir à l'Eglise, qui n'a ni tache ni ride? Je ne dis pas qu'elle ait toujours persévéré dans ce malheureux état; je dis seulement qu'elle y a été. quand l'Evangile dit que Jésus-Christ alla manger chez Simon le lépreux, ce n'est pas que ce pharisien fût couvert de lèpres lorsqu'il reçut le Sauveur en sa maison, mais parce qu'il avait eu autrefois cette maladie. Le même Evangile, nommant les Apôtres, appelle saint Matthieu publicain, pour nous apprendre, non pas que cet apôtre ait tenu le bureau des impôts depuis son élection à l'apostolat, mais parce qu'il avait auparavant exercé cet emploi, et que là où il y avait eu abondance de péchés, il y avait eu aussi surabondance de grâces.

Considérez donc ce que l'Eglise répond aux calomnies de la Synagogue . " Nous demeurions, dit-elle, cette femme et moi, dans une maison. " Car, après la résurrection du Sauveur, l’Eglise a été formée des Juifs et des Gentils. " Et je suis accouchée dans la même chambre où elle était ; " parce que l'Eglise des Gentils, qui auparavant n'avait ni loi ni prophètes, a accouché dans la maison de la Synagogue. Elle n'est pas sortie de sa chambre, au contraire elle y est entrée, comme il est dit dans le Cantique des cantiques : " Le roi m'a fait entrer dans son appartement, " et de suite : " Je ne vous mépriserai point, mais je vous ferai entrer dans la maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m'a donné la vie. "

" Cette femme est aussi accouchée trois mois après moi. " Si vous considérez Pilate, qui dit en se lavant les mains : " Je suis innocent du sang de ce juste; " le centenier qui fait cet aveu au pied de la croix : " Cet homme était véritablement le Fils de Dieu; " ces Gentils, qui prient saint Philippe de leur procurer l'avantage de voir le Sauveur, vous admettrez aisément que l'Eglise a enfanté avant la Synagogue, et qu'ensuite est né le peuple juif (540) pour qui Jésus-Christ avait fait cette prière à son Père: " Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu'ils font. " Trois mille crurent en un seul jour, et cinq mille en un autre.

" Nous étions ensemble. " Car la multitude des croyants n'avait qu'un coeur et qu'une âme; " et il n'y avait que nous deux dans la " maison ; " nous n'avions en notre société ni ces Juifs qui blasphèment contre le Sauveur, ni ces Gentils qui adorent les idoles. Or " le fils de cette femme est mort pendant la nuit ; " car c'est être dans les ténèbres que de vouloir s'attacher à l'observance des anciennes cérémonies, et allier le joug accablant de la loi de Moïse à l'heureuse liberté que, nous donne l'Evangile. Et " sa mère l'a étouffé en dormant, " parce qu'elle ne pouvait pas dire comme l'épouse des Cantiques : " Je dors et mon coeur veille. " " Et se levant au milieu de la nuit, et pendant que je dormais, elle a pris mon fils, qui était à mon côté, et l'a mis auprès d'elle. " Relisez toute l'Epître de saint Paul aux Galates, et vous verrez avec quelle application et quel empressement la Synagogue tâche d'attirer à son parti les enfants de l'Eglise: ce qui fait dire à cet apôtre : " Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. " Mlle enleva l'enfant, qui était en vie, non pas pour le posséder, mais pour le faire mourir; car ce n'était point par le désir d'avoir un enfant qu'elle l'avait pris, nais par envie; et elle mit malicieusement dans le sein de l’Eglise l'enfant à qui l'observance des cérémonies de l'ancienne loi avait donné la mort.

Je serais trop long si je voulais expliquer ici en détail comment l'apôtre saint Paul et les écrivains ecclésiastiques ont fait voir que l'enfant qui vivait sous le joug de la loi n'était point l'enfant de l'Eglise, et comment cette véritable mère reconnut au grand jour celui qu'elle n'avait, pu distinguer dans la nuit. Voilà quel fut le sujet de la dispute qu'eurent ces deux femmes eu présence du roi ; l'une disant : " C'est votre fils qui est mort, et le mien est vivant. " Et l'autre lui répliqua : " Vous ne dites pas vrai ; c'est mon fils qui est vivant, et le vôtre est mort.

Ainsi disputaient ces deux mères en présence de Salomon. Alors ce prince ( ou plutôt le Sauveur, dont il était la figure, comme il paraît par le psaume soixante-onzième, qui porte le titre de Salomon, et où le prophète nous décrit d'une manière évidente la gloire du règne de Jésus-Christ, et non pas celui de Salomon, qui a fini avec sa vie), alors, dis-je, ce véritable Salomon fait semblant d'ignorer la vérité du fait dont il s'agit, et de n'être pas plus éclairé sur cela que le reste des hommes, comme quand il dit en parlant de Lazare : " Où l'avez-vous mis? " et de cette femme malade d'une perte de sang : " Qui estce qui m'a touché? " Il commande qu'on lui apporte cette épée, dont il dit : " Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu y apporter la paix, mais l'épée ; car je suis venu séparer l'homme d'avec son père, la fille d'avec sa mère, et la belle-fille d'avec sa belle-mère; et l'homme aura pour ennemis ceux de sa maison. " Il consulte les sentiments de la nature dont il est lui-même l'auteur; et, pour satisfaire ces deux femmes, il veut partager entre la loi et la grâce l'enfant qui est encore en vie. Ce n'est pas qu'il veuille effectivement faire ce partage, mais il fait semblant de le vouloir, afin de confondre les importuns de la Synagogue. Celle-ci, qui ne pouvait souffrir que le fils de l'Eglise vécût sous la loi de la grâce et fût sauvé par le baptême, consent qu'on le partage, souhaitant plus sa mort que sa possession. Mais l'Eglise, qui le reconnaît pour son véritable enfant, le cède volontiers à sa compagne, aimant mieux le voir vivre en sa puissance que de le voir partager entre la loi et la grâce, et périr ainsi par l'épée du Sauveur, selon cette parole de l'Apôtre : " Je vous dis moi, Paul, que si vous observez la loi, Jésus-Christ ne vous servira de rien. " Tout ceci n'est qu'une explication purement allégorique; et vous savez bien que l'allégorie, toujours obscure, a des règles toujours différentes de l'histoire, qui n'est fondée que sur la vérité des faits. Que si vous trouvez peu de justesse et de solidité dans cette explication, c'est à moi seul que vous devez vous en prendre; car je l'ai dictée avec peine et fort à la hâte, étant, actuellement au lit, accablé d'une longue et fâcheuse maladie. Je l'ai faite, non pour traiter cette matière à fond, mais pour ne pas paraître refuser ce que vous souhaitiez de moi, surtout dans le commencement d'une amitié naissante. Priez le Seigneur qu'il me (541) rende la santé, afin qu'après une maladie d'un an, et des douleurs continuelles qui m'ont entièrement épuisé, je puisse écrire quelque ouvrage digne de vous. Pardonnez-moi si vous trouvez mon style rude et incorrect : ce que l'on dicte à un autre ne peut avoir la même élégance et la même correction que ce que l'on écrit soi-même ; ici l'on efface souvent afin d'écrire des choses dignes d'arc lues deux fois avec plaisir; là, on dicte à la hâte et sans ordre tout ce qui vient à l'esprit. J'ai eu bien de la joie de voir ici Caninius. Il pourra vous dire que j'ai à la main droite une plaie très dangereuse et très difficile à guérir.


A VIGILANTIUS.


En quittant Bethléem, le prêtre Vigilantius, partisan secret des erreurs d’Origène, se mit à mal parler de saint Jérôme et à l’accuser publiquement d’hérésie. L’ayant appris, Jérôme lui écrivit cette lettre de son monastère, en 396.

Il n'était pas nécessaire de vous écrire, puisque vous ne vous en êtes point rapporté à ce que vous avez entendu. Si vous n'avez pas ajouté foi à mes paroles, vous n'en ajouterez pas à ma lettre. Néanmoins, comme Jésus-Christ nous a laissé l'exemple d'une humilité parfaite en donnant un baiser à un traître et en acceptant la pénitence du larron attaché à la croix, je veux donc bien encore vous témoigner par écrit ce que je vous ai déjà dit de vive voix, que j'ai lu et que je lis encore Origène, de même que je lis Apollinaire et les autres écrivains qui ont avancé dans leurs livres des opinions que l'Eglise n'approuve point. Je ne condamne pas absolument tout ce qui est dans leurs ouvrages; mais aussi ne puis-je dissimuler qu'on y trouve quelques endroits dignes de censure. Comme il entre dans mes travaux et mes études de lire plusieurs ouvrages, et d'y cueillir des fleurs de différente espèce, moins pour approuver tout ce qu'on y trouve, que pour choisir ce qu'ils ont de bon, je prends plusieurs auteurs à la fois, afin de m'instruire plus à fond, comme il est écrit (1). " Lisez tout et retenez ce qui est bon "

Je m'étonne donc que vous m'accusiez d'être du parti d'Origène, vous qui jusqu'à présent

(1) Il y a dans saint Paul : " Eprouvez tout, et approuvez ce qui est bon. "

n'avez jamais su en quoi consistent la plupart de ses erreurs. Comment pouvez-vous dire que je suis hérétique, moi que les hérétiques ne sauraient aimer? Comment pouvez-vous vous flatter d'être orthodoxe, vous qui, contre vos propres sentiments, avez souscrit aux erreurs d'Origène? Si vous y avez souscrit malgré vous, vous êtes un prévaricateur; si vous l'avez fait de bon gré, vous êtes hérétique. Vous avez abandonné l'Egypte et les provinces, où plusieurs soutiennent ouvertement votre parti, et vous vous êtes déclaré contre moi, qui censure et condamne hautement tout ce qui n'est point conforme à la doctrine de l'Eglise.

Origène est hérétique ; que m'importe, puisque j'avoue qu'il a occasionné plusieurs hérésies? Il a erré sur la résurrection des morts, sur l'état des âmes, sur la pénitence du démon, et de plus, il a avancé dans ses Commentaires sur Isaïe, que les Séraphins dont parle ce prophète, étaient le Fils de Dieu et le Saint-Esprit. Si je ne disais pas qu'il a erré, et si je n'anathématisais pas tous les jours ses erreurs, ou aurait sujet de croire que je les adopte moi-même ; car en approuvant ce qu'il a. de bon, on n'est point obligé d'approuver aussi ce qu'il a de mauvais. Or, il est certain qu'en plusieurs endroits il a fort bien expliqué l'Ecriture sainte, démêlé ce que les prophètes ont de plus obscur, pénétré les plus profonds mystères tant de l'Ancien que du Nouveau Testament. Si donc, j'ai traduit ce qu'il a de bon, et retranché, ou corrige, ou passé entièrement ce qu'il a de mauvais, doit-on me blâmer d'avoir fait part aux Latins des bonnes choses que j'ai trouvées dans cet auteur et de leur avoir caché les mauvaises? Si ici il y a crime, condamnez donc aussi le saint confesseur Hilaire, qui a traduit de grec en latin les Commentaires d'Origène sur les psaumes et ses Homélies sur Job. Condamnez encore Eusèbe de Verceil, qui a souffert avec saint Hilaire pour la foi ; puisqu'il a traduit en notre langue les Commentaires d'un hérétique sur tous les psaumes, prenant ce qui était bon et laissant ce qui était mauvais. Je ne dis rien de Victorin de Petaw (1), ni des autres, qui, en expliquant

(1) Il était évêque de Petaw, dans la Pannonie supérieure, et non pas de Poitiers, comme disent quelques auteurs et portent quelques éditions. Il a fait plusieurs commentaires sur l'Ecriture, que saint Jérôme énumère dans son livre des Ecrivains ecclésiastiques. Il fut martyrisé vers l'an 503, tous l'empire de Dioclétien.

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les saintes Ecritures, ont suivi et même copié Origène, pour ne pas tant paraîre me défendre, que chercher des complices du même crime dont vous m'accusez.

Venons à vous-même. Pourquoi avez-vous transcrit les traités d'Origène sur Job, où cet auteur, parlant du démon, des étoiles et du ciel, dit des choses que l'Eglise n'approuve point? N'appartient-il donc qu'à vous, comme au plus sage de tous les hommes, de juger les auteurs, tant grecs que latins, d'admettre les uns au nombre des savants, d'en bannir les autres quand bon vous semble, et de me faire passer, lorsqu'il vous plaira, ou pour catholique ou pour hérétique? et ne me sera-t-il pas permis il moi de rejeter et de condamner des erreurs que j'ai toujours condamnées? Lisez mes Commentaires sur l'Epîre aux Ephésiens, lisez tous lues autres ouvrages et particulièrement mon Commentaire sur l'Ecclésiaste; et vous verrez clairement que dès ma jeunesse je n'ai jamais donné dans les hérésies d'aucun auteur, quelque autorité qu'il eût d'ailleurs.

Ce n'est pas peu de savoir qu'on ne sait rien. Il est d'un homme sage de bien connaître de quoi il est capable, et de ne pas rendre tout l'univers témoin de son ignorance, en suivant aveuglément ce faux zèle que le démon a coutume d'inspirer. Vous voudriez bien vous glorifier et vous vanter même dans votre pays de m'avoir confondu; vous dies hautement que je n'ai pu répondre à votre éloquence, et que, trouvant en vous l'esprit et la pénétration d'un Chrysippe, je n'ai osé me commettre avec vous. Si je ne craignais pas de blesser la modestie chrétienne et de laisser échapper quelque parole troll vive, je raconterais ici vos beaux faits, et publierais vos victoires. Mais comme je suis chrétien et que je parle en chrétien, je vous prie, mole frère, de ne pas être plus sage qu'il ne convient, de ne point donner la comédie au public par vos impertinences, de ne point faire connaître par vos écrits votre ignorance et votre grossièreté, et même certaines choses que je passe ici sous silence et qui sont connues de tout le monde, quoique vous ne vous en aperceviez pas vous-même. Ce n'est point là votre métier; vous avez appris toute autre chose dès vos plus tendres années. Il y a bien de la différence entre connaître le véritable sens des saintes Ecritures et juger de la bonté d'un écu d'or, entre goûter le vin et entendre les prophètes et les Apôtres (1).

Vous déchirez ma réputation par d'affreuses calomnies ; vous accusez notre saint frère Océanus d'être hérétique ; vous appeler du jugement des prêtres Vincent et Paulinien, et de notre frère Eusèbe. Vous vous regardez seul comme un autre Caton, le plus habile homme qu'aient jamais eu les Romains, et vous voulez que tout le monde se soumette à vos décisions. Souvenez-vous, je vous prie, du discours que; je fis un jour sur la résurrection des morts, et des applaudissements que vous m'avez donnés. Vous tressailliez alors de joie à mes côtés, vous frappiez et des mains et des pieds, et vous disiez hautement que ma doctrine était très orthodoxe. Mais après vous être embarqué, et après avoir imbu votre esprit du poison de l'erreur, vous vous êtes souvenu alors que j'étais hérétique. Que vous ferai-je? J'ai cru à la lettre du saint prêtre Paulin ; j'ai cru qu'il vous connaissait à fond; et quoique je m'aperçusse bien d'abord que vos discours ne répondaient pas à l'idée qu'il me donnait de vous dans sa lettre, cependant je vous regardai plutôt comme un homme simple et grossier que comme un fou et un extravagant. Je. ne prétends point condamner ici ce saint homme; je crois qu'il a mieux aimé me cacher vos défauts, qui ne lui étaient pas inconnus, que de me les révéler dans une lettre dont vous étiez vous-même le porteur. Mais je me condamne moi-même de m'être rendu à son témoignage plutôt qu'à mon propre sentiment, et d'avoir mieux aimé m'en rapporter à sa lettre qu'à mes yeux.

Cessez donc de me décrier comme vous faites, et de m'accabler par la multitude de vos livres. Epargnez du moins l'argent que vous employez

(1) saint Jérôme parle de la sorte, parce que Vigilantius était le fils d'un cabaretier de Calahorra en Espagne, comme il lui reproche dans le Traité qu'il a fait contre lui. Iste caupa Cattagurritanus, dit-il, miscet aquam vivo, et de artificio pristino sua venena perfidiae calholicae fidei sociare conatur. Ce qui fait voir que ce Vigilantius, auquel saint Jérôme adresse cette lettre, est le mémo que celui dont il a combattu les erreurs, quoique Marianus soit d'un avis différent.

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à payer des copistes dont vous vous servez tout à la fois et pour écrire et pour appuyer vos calomnies, et qui peut-être ne vous applaudissent que dans leur intérêt. Si vous voulez exercer votre éloquence, allez à l'école des grammairiens et des rhéteurs; apprenez la dialectique, étudiez les philosophes et leurs différents systèmes, afin qu'après avoir acquis la connaissance de toutes choses, vous commenciez du moins à vous taire.

Mais à quoi pensé-je de donner des maîtres à un homme qui se regarde comme le maître de tous les autres, et de vouloir prescrire des bornes à un écrivain qui ne saurait ni parler ni se taire, et auquel on pourrait justement appliquer ce proverbe grec : " L'âne tient la harpe? " Pour moi, je crois qu'il faut prendre dans un contre-sens le nom que vous portez, car vous êtes dans un assoupissement profond qui tient plutôt de la léthargie que du sommeil. En effet, entre autres blasphèmes qu'a proférés votre bouche sacrilège, vous avez osé dire que cette montagne dont parle Daniel est le démon, et que la pierre qui s'en détacha d'elle-même est Jésus-Christ; que ce divin Sauveur ayant pris un corps formé du sang d'Adam et uni au démon par le péché, est né d'une Vierge, afin de détacher l'homme de la montagne, c'est-à-dire du démon. O langue digne d'être coupée et hachée par morceaux ! Est-il un chrétien qui ait jamais appliqué au démon ce qui doit s'entendre de Dieu le Père, et qui ait débité dans le monde une doctrine si impure et si abominable? Si jamais, je ne dis pas aucun catholique, mais aucun hérétique et même aucun païen, a approuvé l'explication que vous donnez au passage de Daniel, je consens que votre opinion soit reçue de, tout le monde comme une doctrine pieuse. Mais si jamais l'Eglise de Jésus- Christ n'a entendu parler d'une opinion si monstrueuse, et si celui qui a dit : " Je serai semblable au Très-Haut, " est le premier qui s'est expliqué par votre bouche pour se flatter d'être cette montagne dont parle le prophète; faites pénitence d'un si grand crime, expiez-le par des larmes continuelles, roulez-vous dans le sac et dans la cendre, et chez d'obtenir le pardon de cette impiété, du moins lorsque Dieu, selon l'erreur d'Origène, l'accordera au démon, qui n'a jamais proféré de plus grands blasphèmes que par votre bouche.

J'ai souffert patiemment vos outrages; mais, pour votre impiété envers Dieu, je n'ai pu la supporter. C'est pour cela que, malgré la modération que je vous avais promis de garder dans cette lettre, je n'ai pu m'empêcher sur la fin de me servir de quelques termes un peu durs. Au reste, après vous être repenti de vos fautes et m'en avoir demandé pardon, il vous sied bien mal d'y être retombé et de vous être mis dans la nécessité d'en faire une nouvelle pénitence. Je prie le Christ de vous accorder la grâce d'écouter les autres, de vous taire et de comprendre les choses avant de parler.


AU DIACRE SABINIEN.


Jérôme lui représente l'énormité de son crime, la séduction d’une vierge, et l'engage à faire pénitence.

Date incertaine.

Samuël pleurait autrefois le malheur de Saül, que Dieu s'était repenti d'avoir fait roi d'Israël. Saint Paul plaignant les Corinthiens, dont les péchés étaient plus grands que ceux des idolâtres, leur parlait en ces termes : " Je crains que Dieu ne m'humilie en retournant à Corinthe, et que je ne sois obligé de pleurer la perte de plusieurs qui sont tombés dans le péché sans faire pénitence de leurs crimes et de leur impureté. "

Si un prophète et un apôtre dont la sainteté est connue parlaient ainsi, que dirai-je, moi, à un criminel qui, bien loin de vouloir être relevé de sa chute et de regarder le ciel, mange avec plaisir à l'auge des porcs, après avoir dissipé ce que son père lui avait donné, et qui tombe dans l'abîme du faite de l'orgueil?

" Vous faites un dieu de votre ventre, écrivait saint Paul, vous mettez votre gloire dans votre propre honte, vous n'avez de pensées et d'affections que pour la terre, et il semble que vous vous engraissiez vous-même pour être tué. Vous vivez comme ceux qui ont été punis sans craindre un châtiment pareil au leur, et sans considérer que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence. Et, par la dureté et l'impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. " Votre coeur, à l'exemple de celui de Pharaon, ne (544) s'endurcit-il que parce que votre faute n'est pas suivie de la peine et que votre châtiment est longtemps différé? Celui de ce prince le fut aussi ; néanmoins il sentit à la fin des coups qui étaient plutôt les avertissements salutaires d'un bon père qu'une punition véritable ; mais sa conversion étant désespérée, et ayant poursuivi dans le désert un peuple fidèle, il apprit de la mer à respecter celui à qui les éléments obéissent. Il disait comme vous, " et qu'il ne connaissait point de Dieu, et qu'il ne donnerait point la liberté aux Israélites. " Vous tenez à mon sujet le même langage que lui : " Les visions de ce bon homme sont encore fort éloignées, et ses prophéties ne s'accompliront pas de sitôt. " Mais écoutez ce que dit ailleurs un prophète : " L'effet de mes paroles ne sera plus différé, je parlerai et agirai en même temps. "

David chancela et fut tout près de tomber en voyant les pécheurs (et vous êtes de leur nombre) jouir des délices du monde, et dire hautement : " Comment Dieu peut-il savoir cela, et le très-haut a-t-il connaissance de ces choses? " Ses pieds furent presque détournés du droit chemin, en considérant les méchants et les heureux du siècle qui multipliaient leurs richesses de plus en plus ; de sorte qu'il s'écria : " C'est donc en vain que je conserve mon coeur pur et que je tiens mes mains pures par l'innocence de mes actions. J'ai regardé les insensés avec un oeil jaloux en voyant la paix et le bonheur des méchants ; car ils meurent sans peine et sans douleur, et ils jouissent pendant leur vie d'une santé vigoureuse. Ils ne sentent point les misères communes comme les autres, et ils ne souffrent point les plaies et les maux due souffre le reste des hommes; c'est pourquoi l'orgueil est comme un carcan d'or dont ils se parent, et la violence comme un habit magnifique dont ils se revêtent. Leur figure est tellement épanouie et rebondie qu'on n'y voit presque plus d'yeux. Les pensées de leur coeur vont au-delà de toute modération ; ils se répandent en paroles audacieuses, ils se vantent de leurs actions injustes, ils parlent avec faste comme étant au-dessus de tout. Leur bouche blasphème contre le ciel, et leur langue n'épargne personne sur la terre. "

Ce psaume ne semble-t-il pas avoir été fait pour vous? En effet vous jouissez d'une parfaite santé, et comme un apôtre de Satan, quand vous vous êtes fait connaître dans une ville, vous aller. dans une autre; vous pouvez faire de la dépense, et vous n'essuyez point de rude disgrâce, car vous ne méritez pas d'être repris comme le reste des hommes, qui n'ont pas comme vous une dureté de brute. De là vient cet orgueil, ces habits en harmonie avec votre impureté, et ces entretiens dont les paroles sont autant de coups mortels. Vous ne vous souvenez point que vous mourrez un jour, et jamais vos crimes n'ont été suivis de pénitence. Vous vous laissez aller au torrent de vos passions déréglées; et afin qu'il ne semble pas que vous soyez sans compagnon dans vos désordres, vous imposez des crimes atroces aux serviteurs de Dieu; sans songer que c'est attaquer le ciel et blasphémer contre lui.

Mais pourquoi s'étonner que des gens qui n'ont pas encore atteint un souverain degré de perfection soient exposés à vos calomnies, parce que vos semblables appelaient le Fils de Dieu Belzébut? Il n'y a pas de disciples au-dessus du professeur, et d'esclave au-dessus du maître. Si l'on a traité avec tant d'outrage le bois vert, que dois-je attendre de vous, moi qui suis un tronc sec et aride? Une populace mutinée est de votre sentiment et parle comme vous dans Malachie : " Celui qui obéit à Dieu est malheureux, " disait-elle, et pourquoi? " parce que nous avons gardé ses commandements, " continue-t-elle, " que nous nous sommes abaissés devant lui pour le prier, et cependant la félicité est le partage des autres; ils sont rétablis, et ils trouvent leur salut dans leur désobéissance. " Mais Dieu, par la bouche du même prophète, les menace ensuite du jour du jugement, et leur marque quelle différence il y aura alors entre l'innocent et le coupable. " Convertissez-vous ", leur dit-il, " et vous verrez quelle différence il y a entre l’innocent et le coupable, entre celui qui obéit à Dieu et celui qui ne lui obéit point. " Vous vous riez sans doute de ces paroles, vous qui vous repaissez de comédies et de chansons, quoique vous soyez si stupide une je doute que vous en connaissiez la beauté ; mais quelque peu de cap que vous fassiez de ce que disent les prophètes, je vous citerai encore ces paroles d'Amos : " Après trois ou quatre péchés, " dit le Seigneur, " n'aurai-je pas sujet d'être irrité contre eux? " Les habitants de Damas, de Tyr, les Juifs même et plusieurs autres, ayant (545) méprisé les avis qu'on leur donnait de faire pénitence, Dieu leur apprend le surjet qu'il aura de se mettre en colère et leur dit : " Après trois ou quatre crimes, n'aurai-je pas sujet d'être irrité contre eux? C'est un crime d'avoir une méchante pensée, " dit Dieu par la bouche d'un autre prophète, " cependant je l'ai pardonné ; vouloir exécuter ce qu'on a pensé, c'est un crime plus grand, je l'ai encore souffert; mais a-t-il fallu pour cela en venir à l'exécution et abuser jusque-là de mon indulgence ? Néanmoins, comme je demande plutôt la conversion du pécheur que sa mort, et que celui qui se porte bien n'a point besoin de médecin, je tends les mains à celui qui est tombé, l'exhortant à effacer ses crimes par ses larmes; mais s'il ne veut point faire pénitence ni prendre une planche dans le débris pour se sauver du naufrage, je suis contraint de dire : après trois ou quatre crimes, n'aurai-je pas sujet d'être irrité contre lui ? "

De là vient qu'il punit quelquefois les enfants de la troisième et de la quatrième génération des crimes de leurs ancêtres, éloignant des auteurs du péché le châtiment qu'il fait ensuite tomber sur leur postérité. Si la peine suivait immédiatement le péché, l'Eglise serait privée d'une infinité d'illustres convertis, et entre autres de saint Paul.

Ezéchiel, dont nous avons déjà parlé, apprit la volonté de Dieu par ces paroles : " Ouvre la bouche, " lui dit le Seigneur, " et mange ce que je, te donnerai. Je vis aussitôt, " continue le prophète, " une main qui s'étendait vers moi avec un livre; l’ayant ouvert en ma présence, il se trouva écrit de tous côtés, et il y avait dedans une plainte, un cantique et une malédiction. " La première écriture de ce livre vous regarde si vous voulez faire pénitence; les justes sont excités par la seconde à chanter les louanges du Seigneur que la bouche du pécheur est indigne de proférer; la troisième enfin s'adresse à ceux qui vous ressemblent, que le désespoir jette dans toutes sortes de crimes, et qui croient que tout finit par la mort et qu'il n'y a rien au-delà.

Toute l'Ecriture sainte nous est marquée par le livre qui fut présenté au prophète; car elle contient les gémissements de ceux qui font pénitence, les louanges que les justes chantent à Dieu, et les malédictions qu'il prononce contre ceux qui se laissent aller au désespoir. D'ailleurs, il n'y a, rien de plus ennemi de Dieu que le coeur qui ne se rend point à la pénitence ; ce péché est l'unique qui n'obtient point de rémission ; car comme les prières d'un criminel fléchissent son juge et qu'on pardonne à celui qui ne, persévère point dans sa faute, de même l'impénitence allume la colère de Dieu, et le désespoir est un mal sans remède. Et pour vous montrer due Dieu appelle tous les jours les méchants à la pénitence, et qu'ils changent sa douceur en sévérité en ne l'écoutant pas, je vous rapporterai ce passage d'Esaïe : " Le Dieu des armées, " dit-il, " les exhortera à pleurer, à gémir et à porter le cilice, ; mais ils se réjouiront, ils feront bonne chère, ils tueront des veaux et des brebis pour en manger la chair, et ils boiront du vin, disant: Buvons et mangeons, car nous mourrons demain. " A ces blasphèmes et à ces impiétés l'Ecriture ajoute : " Cela est venu à la connaissance du Dieu des armées, et vous mourrez, sans que ce péché vous soit pardonné. Cependant si les pécheurs renoncent à leur péché, ils en obtiendront la rémission qu'ils ne doivent point attendre pendant qu'ils demeureront dans le crime. "

Je vous conjure donc d'avoir pitié de votre âme; croyez que Dieu vous jugera un jour; souvenez-vous de l'évêque, qui vous a fait diacre. Pour moi,quoi que ce soit un homme d'une grande sainteté, je ne m'étonne pas qu'il se soit trompé en vous choisissant parmi les autres. Dieu s'est bien repenti d'avoir fait Saül roi d'Israël, un traître a bien été mis au nombre êtes apôtres; et un certain Nicolas d'Antioche, homme abandonné à toute sorte d'impuretés et auteur d’une secte abominable, a bien été diacre comme vous. Je ne parle pas de la sorte parce qu'on dit que vous avez abusé de plusieurs filles, que vous avez déshonoré des personnes illustres en souillant leur lit, ce qui a donné lieu à des exécutions publiques, et que vous avez été dans les lieux infâmes satisfaire votre impureté et votre ivrognerie; quoique ces crimes soient énormes, néanmoins ils paraîtront peu de chose auprès de ce que je dirai dans la suite. Cependant quel peut-être le crime auprès de qui l'adultère et la fornication paraissent peu de chose? Misérable que vous êtes, vous avez médité vos débauches dans l'étable où le Fils de Dieu est né, où la vérité est sortie de la terre et où la terre a (546) produit son fruit. Ne craigniez-vous point de faire pleurer l'enfant qui était dans la crèche, et d'être vu par la Vierge et par la mère d'un Dieu? Pendant que les anges jettent des cris d'étonnement, que les bergers accourent, qu'une nouvelle étoile brille au ciel, que les mages adorent, qu'Hérode s'épouvante et que le trouble se met dans Jérusalem, vous vous glissez dans la chambre de la Vierge pour y séduire une vierge. Tout mon corps tremble, malheureux, et mon âme est effrayée en vous rappelant vos crimes.

Toute l'Eglise employait la nuit à chanter les louanges de Dieu, et les langues diverses de nations différentes composaient en même temps une agréable harmonie au Saint-Esprit, pendant que sous la porte d'une chapelle, autrefois la crèche de Jésus-Christ, vous glissiez des lettres d'amour qu'une malheureuse venait prendre et lire le genou en terre comme si elle eût voulu les adorer. Ensuite vous paraissiez un moment au choeur, où vous lui parliez encore par des signes lascifs. Crime déplorable !

Je ne puis en dire davantage, mes larmes préviennent mes paroles que la douleur et l'indignation étouffent. Néanmoins continuons, s'il est possible, quoique Cicéron et Démosthène seraient muets en cette circonstance, et que vous eussiez commis des actions dont l'éloquence la plus admirable, les plus excellents comédiens et les plus habiles bouffons ne sauraient donner une idée.

C'est une coutume établie dans les monastères d'Egypte et de Syrie de couper les cheveux aux vierges et aux veuves qui renoncent aux délices et aux vanités du monde, de sorte que, ne pouvant plus se coiffer, elles suivent l'avis de l'apôtre et portent toujours un voile. Quoique cela se fasse en secret, tout le monde le sait parce que c'est un usage général. Cette coutume même est devenue une nécessité; car les religieuses ne se servant point des parfums qui nettoient la tête, elles préviennent ainsi quelques incommodités qui pourraient leur survenir.

Voyons, homme de bien, l'avantage que vous avez tiré de cette coutume.

Vous avez revu dans ce lieu saint les cheveux d'une vierge, comme gage du mariage que vous lui promettiez. Elle vous a porté sa ceinture comme pour vous tenir lieu de sa dot, et vous lui avez juré que vous n'aimeriez jamais qu'elle ou que vous l'aimeriez toujours. De là, vous êtes allé à l'endroit où les bergers apprirent la nouvelle de la naissance du Sauveur, où, pendant que l'on entendait encore la voix des anges, vous avez réitéré vos promesses et vos serments. Je ne vous dirai point qu'il se passa quelque chose de criminel; ce n'est pas qu'on ne puisse tout croire de vous, mais le respect qui est dû à la sainteté du lieu où vous étiez me persuade que vous en êtes resté à l'intention et aux désirs. Quand vous vous êtes vu seul avec une religieuse dans la crèche où une Vierge enfanta, n'êtes-vous point devenu aveugle et muet? Vos bras ne sont-ils point restés immobiles, et n'avez-vous point chancelé? Avez-vous bien osé dans un lieu si saint recevoir des cheveux qu'on avait coupés pour servir d'otages à Jésus-Christ, et jurer que vous épouseriez celle qui s'était consacrée à Dieu par des voeux solennels? Ensuite l'on vous trouvait sous sa fenêtre depuis le soir jusqu'au matin, et ne pouvant pas vous approcher de plus près, vous vous envoyiez l'un à l'autre ce qu'il vous plaisait.

Certes, Dieu a pris un soin particulier de vous, puisqu'avec des pensées si criminelles vous n'avez pu entrer dans sa chambre, vous ne l'avez vu que dans l'Eglise, et ne l'avez entretenu qu'à sa fenêtre pendant la nuit. Le jour, dont la venue vous causait un extrême déplaisir, paraissant, on vous voyait à l'Eglise pâle, maigre et sans couleur; vous vous y acquittiez des devoirs d'un diacre, et vous y lisiez l'Evangile afin qu'on ne vous soupçonnât en rien. Nous imputions votre pâleur à l'âpreté de vos jeûnes, et nous croyions que votre maigreur était un effet de vos veilles et de vos prières. Cependant on vous préparait des échelles, votre voyage était arrêté, l'embarquement résolu, et le jour et l'heure de votre fuite étaient pris; mais l'ange qui garde la porte de la chambre de la vierge, et devant qui tout se faisait, vous découvrit à la fin. Quelle infortune à mes yeux? de quelle malédiction n'est point digne le jour où j'eus la douleur de lire vos lettres que je garde encore? De quelles impuretés ne sont-elles point remplies? quelle joie n'y marquez-vous point du succès de vos desseins criminels? Un diacre a-t-il pu, je ne dis pas parler de ces impuretés, mais en avoir la moindre connaissance? En quelle école les avez-vous apprises (547) vous qui vous vantiez d'avoir été élevé dans l'Eglise? Il est vrai que dans ces lettres vous assurez que vous n'avez jamais été ni chaste ni diacre. Si vous osiez dénier cette vérité, je vous en convaincrais par ces mêmes lettres et par des caractères de votre main. Mais jouissez de vos crimes, puisque vous avez écrit en des termes dont je ne puis vous reprocher ici l’énormité.

Cependant vous êtes venu vous jeter à mes pieds, et me demander une miséricorde de sang pour parler comme vous; car, malheureux, vous appréhendiez ma vengeance et vous ne craigniez pas les jugements d'un Dieu irrité. Je vous pardonnai, je l'avoue, et que devait-on attendre autre chose d'un chrétien ? Je vous exhortai à raire pénitence, à vivre sous le cilice et dans la cendre, à vous retirer dans un cloître, et à y apaiser la colère du ciel par un déluge continuel de larmes. Mais que devint mon espérance? Vous vous êtes irrité contre moi comme une couleuvre, vous m'avez couvert d'opprobres et vous êtes devenu mon ennemi, parce que je vous avais dit la vérité. Ce n'est pas que je me plaigne de vos calomnies, car on sait que vous ne louez que les méchants ; je me plains seulement de ce que vous ne vous plaignez pas vous-même, de ce que vous ne vous apercevez point de votre mort, et de ce que vous vous parez pour la recevoir, ainsi qu'un athlète qui va être tué dans le combat.

Vous portez de beau linge, vos doigts sont couverts de bagues, vous frisez ce qui reste de cheveux sur votre tête chauve; vous la baissez et ne pouvez la soutenir à cause de sa réplétion, car je ne veux pas dire qu'elle soit usée par la débauche ; vous sentez les parfums, vous allez aux bains où l'on vous rase; vous marchez dans les rues et dans les places publiques en amant coquet; vous êtes effronté comme une femme débauchée.

Revenez à Dieu, malheureux, afin qu'il revienne à vous; faites pénitence et détournez par là le châtiment qu'il vous prépare. Pourquoi me calomnier plutôt que vous guérir vous-même? Pourquoi me déchirer comme un frénétique, moi qui vous ai donné sur-le-champ des avis salutaires? Vous avez raison, je suis un pécheur; mais faites pénitence avec moi; je suis un criminel, mais joignez vos larmes aux miennes, à moins que vous ne placiez la vertu dans ce qui fait mon péché, et que vous preniez plaisir à avoir des semblables.

Qu'il tombe quelques larmes de vos yeux. Au milieu de ces étoffes de prix dont vous êtes paré, persuadez-vous que vous êtes nu comme un ver et réduit à la dernière pauvreté. On ne fait jamais pénitence trop tard; quoique vous soyez sorti de Jérusalem et que vous ayez été blessé sur le chemin, le Samaritain vous ramènera sur son cheval et vous fera guérir chez lui. Vous êtes dans le tombeau, le Seigneur vous en retirera quand même déjà vous sentiriez mauvais. Imitez ces aveugles qu'il aborda en allant à Jérico, et qui recouvrèrent la vue au milieu des ombres de la mort où ils étaient plongés. Sachant qu'il passait, ils lui crièrent : " Ayez pitié de nous, Fils de David. " Si vous l'invoquez à leur exemple, et que vous renonciez au péché quand il vous appellera, vous recouvrerez la vue comme eux; quand vous aurez donné des marques de votre conversion par des gémissements, vous serez en sûreté et vous connaîtrez où vous êtes. Que le Sauveur porte la main à vos cicatrices et. sur vos yeux. Quand vous seriez né aveugle, " et que votre mère vous aurait conçu dans le crime, il vous purifiera avec de l'hysope, et alors vous serez pur; il vous lavera, et vous deviendrez plus blanc que la neige. " Pourquoi avoir toujours le visage attaché à la terre et ramper dans la boue ? Aussitôt que Jésus-Christ eut guéri cette femme qui avait été possédée du démon pendant dix-huit ans, elle se leva et regarda le ciel. Croyez que ce qui fut dit à Caïn s'adresse à vous : " Tuas péché, arrête-toi; pourquoi t'éloigner de la présence de Dieu et aller demeurer dans la terre de Naïd? " Pourquoi être toujours exposé à la tempête, et ne vous mettre point en sûreté sur un rocher? Prenez garde que Phinée ne vous surprenne péchant avec la Madianite et ne vous tue de son épée, vous dont le crime est plus noir que celui de Thamar; vous qui avez abusé d'une vierge consacrée à Dieu comme vous, et qui avez tourné votre rage contre Absalon, qui vous plaignait vous voyant dans le tombeau et dans la désobéissance. Le sang de Nabutha, et la vigne de Jezraël dont vous avez fait un jardin de volupté et de débauches, demandent le châtiment de votre péché. Hélie vous apporte (548) la nouvelle de votre mort et de votre damnation; couvrez-vous d'un sac et ployez un peu sous le joug de la pénitence, afin que Dieu parle de vous en ces termes: " Voyez-vous comme Achab me redoute? je ne me vengerai point de lui pendant sa vie. " Vous vous flattez peut-être en vous souvenant de l'évêque qui vous a fait diacre; mais je vous ai déjà dit qu'on ne châtie point le père pour le fils, ni le fils pour le père. Celui qui aura péché mourra.

Les enfants de Samuel perdirent la crainte de Dieu et s'abandonnèrent à l'injustice et au désir des richesses. Hélie était un prêtre de grande sainteté ; cependant ses enfants péchaient avec des femmes dans le tabernacle de Dieu, et avaient l'effronterie de servir dans le temple comme vous faites. De là vint, la ruine du tabernacle, et le crime des prêtres l'ut cause de la démolition du sanctuaire de Dieu. Hélie même offensa le Seigneur par son trop d'indulgence envers ses enfants. Ainsi, bien loin que l'innocence de votre évêque vous mette à couvert, il faut craindre que votre dérèglement ne lui cause une chute dont il ne puisse être relevé. Oza, qui devait porter lui-même l'arche, mourut voulant l'appuyer quand elle tombait. Que vous arrivera-t-il à vous, qui la renversez quand elle est en sûreté et qu'elle ne tombe point? Vous êtes d'autant plus coupable d'avoir trompé votre évêque qu'il est élevé en Sainteté et en mérite. Ordinairement nous savons, les derniers, les désordres de notre maison, et nous ignorons la débauche de notre femme et de nos enfants, pendant que tout. le monde s'en entretient. Vous étiez connu dans toute l'Italie, on soupirait en vous voyant devant l'autel ; et néanmoins vous n'aviez pas l'esprit de cacher ce que vous êtes. Le plaisir vous avait tellement aveuglé, et vous étiez attaché à la volupté par des liens si forts, que c'était pour vous une occasion de trophée d'avoir satisfait votre sensualité.

Mais cette sensualité vous précipita à la fin dans les piéges d'un mari puissant; car vous ne craigniez pas de commettre un adultère dans une maison dont le maître pouvait vous tuer impunément; vous faisiez en son absence des parties de promenades avec sa femme; vous alliez ensemble à des maisons de campagne, et vous viviez avec elle comme si vous eussiez été son mari et qu'elle n'eût pas été une débauchée. Cependant elle est surprise, et tandis qu'on la tient prisonnière vous trouvez le moyen de vous sauver. Vous venez en secret à Rome, où vous vivez inconnu avec des soldats et des vagabonds; mais aussitôt que vous y apprenez l'arrivée du mari que vous redoutez comme un Annibal traversant les Alpes, vous croyez qu'il n'y a de sûreté pour vous que dans un vaisseau, et que les tempêtes de la mer sont moins dangereuses pour vous que la terre.

A votre arrivée en Syrie, vous paraissiez vouloir aller à Jérusalem présenter à Dieu une offrande pénitente. Qui n'eût pas reçu un homme qui promettait de se faire religieux, surtout en ne sachant pas ce qui s'était passé, et voyant des lettres circulaires de votre évêque qui vous recommandait à tous les ecclésiastiques du pays? Mais vous n'aviez due la forme d'un ange de lumière, et vous étiez un partisan du démon. Pendant que vous feigniez de vous donner entièrement à Dieu, vous cachiez un loup sous la peau d'une brebis; et après avoir ravi l'honneur à un mari, vous vouliez encore le ravir à Jésus-Christ.

Au reste je vous fais ici la peinture de votre vie, de peur due la miséricorde de Dieu ne vous serve de prétexte à de nouveaux crimes, que vous ne crucifiiez encore son Fils et que vous ne vous moquiez de sa passion. Je finis et vous prie de lire ces paroles: " Lorsqu'une terre est souvent abreuvée des eaux de la pluie, elle produit des herbages propres à ceux qui la cultivent et reçoit la bénédiction de Dieu; mais quand elle ne produit que des ronces et des épines, elle est en aversion à son maure; elle est menacée de sa malédiction et à la fin il y met le feu. "



Jérôme - Lettres - A SAINT PAULIN.