Jérôme - Lettres - A EUSEBE. A L’OCCASION DE SES COMMENTAIRES SUR LES LAMENTATIONS DU PROPHETE JEREMIE

A EUSEBE. A L’OCCASION DE SES COMMENTAIRES SUR LES LAMENTATIONS DU PROPHETE JEREMIE


Date incertaine.

Nous avons quatre rythmes dans les lamentions de Jérémie : les deux premiers sont en quelque sorte écrits en vers saphiques, c’est-à-dire commencent par une seule lettre, et se terminent comme le vers héroïque; le troisième comprend trois pieds, il commence par trois lettres, et trois vers commencent par des lettres semblables. Le quatrième est semblable (549) au premier et au second. Il se termine par les proverbes de Salomon, et comprend des vers iambiques, à partir du passage où il est dit " Quel est l'homme qui trouvera une femme forte ? "

Comme dans notre langue on ne peut lire les mots et les rassembler, si d'abord on n'a commencé par les premiers éléments; de même dans les lettres sacrées nous ne pouvons connaître ce qu'elles ont de plus relevé, si nous n'en saisissons la morale, selon ces paroles du prophète qui dit : " J'ai compris d'après vos commandements. " C'est-à-dire que ce ne l'ut qu'après ses oeuvres qu'il commença à posséder la science des secrets de Dieu. Mais faisons ce que vous m'avez demandé, et expliquons le sens de chacun des mots par l'interprétation que j'ai placée à la suite. Aleph signifie la doctrine; Beth, de la maison; ghimel, l'étendue; daleth, des tables; he, cette, en mauvaise part; vau et zain, cette, en bonne part; heth, vie; thes, le bon; jod, principe; capht, la main; lamed, de la conduite, ou du coeur; mem, de ces choses; nun, pour toujours; samech, secours; ain, la source, c'est-à-dire l'oeil; phe, le visage; zadik, de la justice; coph, la vocation; res, de la tête; sin, des dents; thau, les signes. Comprenez bien afin de ne pas être trompé par l'ambiguïté des mots.

Après l'interprétation des mots, je dois dire dans quel ordre ils sont traités. Aleph, belli, ghimel, daleth, forment la première partie, la doctrine de la maison, l'étendue des tables; c'est-à-dire la doctrine de l'Eglise, qui est la maison de Dieu, se trouve dans l'étendue des saintes Ecritures.

La seconde partie comprend he, vau, zain, heth, cette bonne et cette mauvaise vie. En effet, quelle vie peut être bonne sans la connaissance de l'Ecriture qui nous l'ait connaître Jésus-Christ, la vie des croyans.

La troisième partie comprend teth, jod, c’est-à-dire le bon principe; c'est-à-dire que quoique nous connaissions tout ce qui est écrit, nous ne sommes instruits qu'à moitié, nous ne prophétisons qu'à moitié, et nous ne voyons les mystères que dans un miroir. Mais lorsque nous aurons mérité d'arriver jusqu'au Christ et de devenir semblables aux anges, alors la connaissance des Ecritures deviendra inutile.

La quatrième partie comprend caph, lamed, la main du coeur ou la conduite morale. La main doit être prise pour l'action, le coeur et la conduite pour le sentiment. En effet, nous ne pouvons rien faire que nous n'ayons d'abord pensé ce qui doit être fait.

La cinquième partie comprend mem, nun, samech, de là un secours éternel. Ceci n'a pas besoin d'explication; il est clair comme le jour que les saintes Ecritures nous donnent un éternel soutien.

La sixième partie renferme, ain, phe, sade, c'est-à-dire la source ou l'oeil du visage de la justice. C'est ce que nous avons expliqué au troisième numéro. Nous avons fait aussi comprendre ce que signifient ces paroles mystiques de la septième et dernière partie, coph, res sin, thau. la vocation de la tête, les signes des dents. Le son articulé est poussé à travers les dents et arrive jusqu'à la tête de toutes choses, le Christ, qui nous procure la vie éternelle.

Ce que nous disons là est pour l'instruction du lecteur, pour lui prouver que cette suite d'expressions n'a pas vainement été employée par le prophète, mais que tout ce qu'il a écrit a du rapport avec les sacrements de Jésus-Christ et de l'Eglise. Ses Lamentations et ses prophéties ne se rapportent pas seulement à la captivité des Juifs et à la destruction de Jérusalem; elles eurent lieu aussi à l'occasion de la mort du roi Josias. La preuve en est dans ce passage qui dit : " Le roi Josias mourut, et il fut enseveli dans le tombeau de ses pères, et tout Juda et Jérusalem le pleurèrent, surtout Jérémie; et tous les chanteurs, hommes et femmes, ne cessent de répéter encore ses lamentations sur Josias, comme si c'était ordonné par la loi d'Israël. " D'abord, dans nos explications, nous ne nous écartons pas de l'histoire. Mais ensuite nous rencontrons des allégories dans plusieurs passages; elles se rapportent, soit à Josias qu'il faut prendre pour la protection du Seigneur ou pour la puissance du Seigneur, soit aux Juifs qu'il faut prendre pour ceux qui croient en Dieu.

Aujourd'hui nous devons nous lamenter avec beaucoup plus de raison qu'autrefois le prophète du Seigneur. Il est vrai que nous n'avons pas à déplorer la perte d'un grand nombre de villes et celle d'une nation florissante; mais nous avons à pleurer l'âme d'un chrétien, ce qui est bien plus noble que toutes les nations, ce qui (550) est bien plus précieux que toutes les villes. Car un juste qui obéit aux ordres du Seigneur vaut mieux que la multitude des impies. Autrefois un coeur où un Dieu habitait était meilleur que la foule des Juifs qui, ingrats envers le Seigneur, se rendaient toujours criminels. C'est pour cela que leur législateur, parmi les reproches qu'il leur adresse, a parlé en ces termes : " Je sais combien vous résistez au Seigneur. " Etienne dit aussi : " Votre tête est dure et votre cour n'est pas sanctifié. " Si quelqu'un a pu contempler l'âme de l'homme de bien que pénétrait en quelque sorte l'aspect d'un saint temple au moment où elle brillait de tout l'éclat de sa pureté, il verra combien les lamentations du prophète ont peu d'amertume et de force auprès des nôtres. Il pleure parce due des mains barbares sont venues souiller la demeure du Saint des saints, et les flammes le sanctuaire oit l'on vit foulés aux pieds les chérubins, l'arche, les tables et l'urne d'or. Nos lamentations à nous sont d'autant plus plaintives et plus amères que les richesses que renfermait cette âme sont plus réelles et plus précieuses que celles du temple de Jérusalem. Le temple crue cette âme renfermait était bien plus saint que celui des Juifs. Il ne contenait ni or ni argent, mais il brillait des vertus du cour. Il avait une arche et deux chérubins; c'est-à-dire la foi du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais aujourd'hui tout cela n'existe plus, tout cela est détruit. La maison du Seigneur est dépouillée de tous ses ornements ; elle est privée des bienfaits divins qu'elle avait obtenus. Elle ne présente plus qu'un squelette informe et hideux; rien ne la protégé désormais, ceux qui la protégeaient ont péri. Ses portes ne se ferment plus ; personne ne les garde maintenant, car elle est ouverte à tous les mauvais esprits qui s'efforcent de la corrompre; aucune pensée criminelle, aucun désir honteux n'en peuvent être chassés. Si l'esprit d'impureté se présente et y pénètre, si l'orgueil, si l'avarice et toutes les passions honteuses et criminelles s'en approchent, personne ne les arrête, personne ne les repousse, car elle n'a plus de garde et il ne lui reste aucun défenseur. Comme les vices de cette espèce ne peuvent pénétrer dans les demeures célestes de quelque manière que ce soit, de même aucune passion ne pouvait autrefois se glisser dans cette âme si pure.




A TRANQUILLIN.


Qu'il faut lire avec prudence Origène, Tertullien, Novatius, Arnobe et Apollinaire. — Que l'ignorance est préférable à une science mauvaise et impie.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 397.

Si j'ai autrefois douté que les liens qui unissent les esprits fussent plus forts que ceux qui unissent les corps, j'en suis convaincu présentement par la liaison étroite que la charité de Jésus-Christ a formée entre vous et moi; car votre lettre (je vous le dis avec toute la sincérité possible), toute muette qu'elle est, exprime d'une manière vive et touchante les sentiments d'amitié que vous avez pour moi.

La nouvelle que plusieurs personnes sont tombées dans les erreurs d'Origène, et que mon fils Océanus travaille avec zèle à les détromper, m'afflige et me réjouit tout à la fois : m'afflige de ce que des personnes simples se sont laissé séduire, et me réjouit de ce que ce savant homme veut bien chercher à les retirer de leurs égarements.

Puisque vous voulez que je vous dise mon opinion sur la lecture des ouvrages d'Origène, savoir si l'on doit s'abstenir de les lire, comme le voudrait notre cher frère Faustinus, ou si, comme le veulent quelques autres, on peut les lire en partie; je vous dirai que je crois qu'on peut lire quelquefois Origène à cause de son érudition, comme on lit Tertullien, Novatius, Arnobe, Apollinaire et quelques autres écrivains ecclésiastiques, tant grecs que latins, mais avec cette précaution qu'on n'en prenne que ce qui est bon et qu'on laisse ce qu'il y a de mauvais, d'après l'Apôtre : " Eprouvez tout, et attachez-vous à ce qui est bon. "

Mais quant à ceux, ou qui témoignent trop d'attachement pour lui, ou qui n'en ont de l'éloignement qu'à cause de leurs injustes préventions, je crois qu'on peut leur appliquer ce que dit le prophète : " Malheur à ceux qui appellent mal ce qui est bien et bien ce qui est mal, et qui font doux ce qui est amer et amer ce qui est doux ; " car son érudition ne doit point faire embrasser ce qu'il y a d'impie dans ses dogmes, ni l'impiété de ses dogmes faire rejeter entièrement la lecture de ses Commentaires sur l'Ecriture sainte, qui peuvent avoir (551) quelque chose de bon et d'utile. Que si ses ennemis et ses partisans ne veulent garder aucune mesure et prétendent qu'on doit, sans distinction, ou tout approuver ou tout condamner dans ses ouvrages, je crois, moi, qu'on doit toujours préférer une pieuse ignorance à une science impie et pleine de blasphèmes. Notre saint frère Tatien, diacre, vous salue de tout son coeur.


A SAINT AUGUSTIN.


Jérôme lui recommande le diacre Présidius. — Il parle des chagrins qu'il éprouve.

Ecrite en 397.

Je vous écrivis l'année dernière par notre frère le sous-diacre Astérius, profitant avec joie d'une occasion si favorable pour vous assurer de mon respect (1). Je vous écris aujourd'hui cette lettre par notre saint frère le diacre Présidius, pour me rappeler à votre souvenir et en même temps pour vous recommander le porteur, qui est mon intime ami. Je vous supplie de vouloir bien lui rendre toutes sortes de bons offices, et l'aider dans tous ses besoins. Grâce à Dieu, il ne lui manque rien; mais il souhaite avec passion de se lier avec tous les gens de bien. On ne saurait lui faire un plaisir plus sensible que de lui procurer de pareils amis. Vous pouvez apprendre de lui-même le sujet de son voyage.

Pour moi, quoique retiré dans un monastère, j'ai à supporter divers chagrins et toutes les incommodités d'un long exil; mais je me repose sur celui qui a dit : " Ayez confiance, j'ai vaincu le monde. " C'est par sa grâce et sous sa divine protection que j'espère triompher de la malice du démon. Je vous prie d'assurer le saint évêque Alipius de ma bonne volonté et de mon obéissance. Tous nos frères qui servent ici le Seigneur avec moi vous présentent leurs respects. Je prie Jésus-Christ, notre Dieu, qu'il vous maintienne en bonne santé, et qu'il me conserve toujours une place dans votre souvenir.

(1) Cette première lettre de saint Jérôme à saint Augustin n'est pas venue jusqu'à nous.


A THEOPHILE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE.


Jérôme persiste dans son attachement à l'Eglise. — Il dit que les fidèles blâment l’indulgence de Théophile pour les Origénistes.

Ecrite en 398.

Votre béatitude se souvient que, dans le temps même qu'elle gardait un profond silence à mon égard, je n'ai point cessé de lui donner des marques de mon obéissance et de mon respect. Je ne considérais alors que mon devoir, sans faire attention aux ménagements que la charité et la prudence vous obligeaient de garder. Je reconnais maintenant, par la lettre que vous m'adressez, que la lecture due j'ai faite autrefois de l'Evangile ne m'a pas été entièrement inutile, et que, si les importunités de cette femme dont il est parlé ont eu assez de force pour fléchir la dureté de son ;juge, et pour l'obliger même, contre son gré, à lui rendre justice, les fréquentes sollicitations d'un fils ne devaient pas avoir moins d'effet sur l'esprit d'un père plein de tendresse et de bonté comme vous.

Je vous suis infiniment obligé de l'avis que vous me donnez sur l'observation des canons de l'Eglise; car je sais que le " Seigneur châtie celui qu'il aime, et qu'il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. " Je vous prie néanmoins d'être persuadé qu'il n'est rien à quoi je m'attache plus inviolablement qu'à conserver les droits de Jésus-Christ; que je ne passe point les bornes que nos pires nous ont prescrites, et que je n'ai point oublié que la foi de l'Eglise romaine, avec laquelle celle d'Alexandrie tient à honneur d'être unie de communion, a reçu autrefois des louanges de la bouche même de l'apôtre saint Paul.

Quant à l'indulgence que vous montrez pour une hérésie très pernicieuse, dans l'espérance de ramener par là au sein de l'Eglise ceux qui ne cherchent qu'à l'opprimer, je vous dirai que plusieurs d'entre les fidèles ne l'approuvent pas, et qu'ils appréhendent que la patience avec laquelle vous attendez le retour d'un petit nombre qui pourrait se convertir ne serve à rendre les méchants plus hardis et à fortifier leur parti. Je vous salue en Jésus-Christ.


AU PRETRE EVANGELUS.


Du grand-prêtre Melchisédec et de son sacerdoce, figure de Jésus-Christ. — Des divers auteurs grecs qui ont traité cette question. — Santé de Jérôme altérée par excès de travail.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 398.

Vous m'avez envoyé un livre (1) sans titre et sans nom d'auteur. Je ne sais si vous l'avez effacé vous-même, ou si l'auteur n'a pas voulu se faire connaître, de peur de s'engager mal à propos dans quelque fâcheuse dispute. J'ai lu cet ouvrage, et j'ai remarqué que l'auteur y traite la fameuse question relative au prêtre Melchisedec, et qu'il apporte plusieurs raisons pour faire voir duc celui qui bénit Abraham était plus qu'un homme et tenait de la nature de Dieu même. Enfin, il pousse sa témérité et son extravagance jusqu'à dire que ce fut le Saint-Esprit qui, sous une forme humaine, alla au-devant de ce grand patriarche. Quant au pain et au vin que ce prétendu Saint-Esprit offrit à Abraham, et au présent que ce patriarche lui fit de la dîme de tout le butin qu’il avait fait sur ses ennemis, cet auteur n’en dit rien.

Vous me demandez mon opinion et sur l’auteur de cet ouvrage, et sur la question qu'il traite. Je vous avoue de bonne foi que j'aurais bien souhaité pouvoir me dispenser de m'expliquer à ce sujet et de m’engager dans une question aussi épineuse ; car quelque parti que je prenne, je m'attirerai une roule de censeurs et d'ennemis. Mais je n'ai pu résister, aux instances que vous me faites à la fin de votre lettre, où vous me conjurez de la manière du monde la plus vive et la plus pressante de ne lias mépriser un pécheur. J'ai donc consulté les ouvrages des anciens, pour savoir ce qu'ils ont dit sur cette matière, et pour vous envoyer en forme de réponse un précis de leurs explications.

J'ai trouvé d'abord qu'Origène parle de Melchisedec assez longuement dans sa première homélie sur la Genèse, et qu'il aboutit enfin à dire que ce grand-prêtre était un ange; ce qu'il prouve à peu près par les mêmes raisons dont votre auteur s'est servi pour faire voir qu'il était le Saint-Esprit. J'ai pris ensuite Didyme,

(1) Littéralement : Qui est sans nom et sans maître.

partisan d'Origène, et j'ai remarqué qu'il était de l'opinion de son maître. Enfin, j'ai consulté Hippolyte, saint Irénée, Eusèbe de Césarée, Eusèbe d'Emèse, Apollinaire et notre Eustathe, qui, le premier de tous les évêques, a levé l'étendard contre Arius, et j'ai observé qu'après plusieurs détours et différents raisonnements, ils s'accordent tous à dire due Melchisédec était Cllananéen et roi de la ville de Jérusalem, qui d'abord a été appelée " Salem, " ensuite " Jebus, " et enfin " Jérusalem. "

Il ne faut point s'étonner, disent-ils, due l'Ecriture nous représente Melchisédec comme un " prêtre du Dieu très haut, " quoiqu'il ne fût point sorti de la famille d'Aaron, et qu'il n'eût reçu la circoncision ni pratiqué les autres cérémonies de la loi, puisque nous voyons qu'Abel, Enoch et Noé ont été agréables au Seigneur et lui ont offert des sacrifices ; et que nous lisons dans le Livre de Joli que ce saint homme faisait les fonctions du sacerdoce, offrant des présents â Dieu et lui immolant tous les jours des victimes et des holocaustes pour la conservation de ses enfants. Ils prétendent même que Job n'était point de la famille, de Lévi, mais de la race d'Esaü, quoique les Hébreux ne soient. pas de ce sentiment.

Or, ajoutent-ils, comme nous voyons une figure du Sauveur dans Noé, qui, lors de son ivresse, et par la honteuse situation où elle l'avait réduit, s'attira les railleries de Cham, le second de ses fils, figure des Juifs ; dans Samson, qui aima Dalila malgré sa pauvreté et son libertinage, et qui, pour nous représenter la Passion de Jésus-Christ, tua plus d'ennemis en mourant qu'il n'avait l'ait durant sa vie; dans les saints, les patriarches et les prophètes, qui presque tous nous ont retracé dans leur vie quelque image du Sauveur, de même nous trouvons dans Melchisédec, qui était Chananéen et non pas Juif, une figure du sacerdoce du Fils de Dieu, dont il est parlé au psaume cent neuvième : " Vous êtes le prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédec. "

Ils expliquent en plusieurs manières ce que c'est que cet "ordre, " et ils le font consister en ce que Melclhisédec est le seul qui ait été et roi et prêtre tout ensemble; qu'il a exercé les fonctions du sacerdoce avant l'établissement de la circoncision, ce qui montre que le sacerdoce a passé des Gentils aux Juifs, et non pas des Juifs (553) aux Gentils; qu'il n'a point été sacré avec l'huile sacerdotale, selon la Loi de Moïse, mais avec une " huile de joie " et par l'onction d'une foi pure; qu'il n'a point immolé de victimes charnelles et sanglantes, ni répandu le sang d'une bête égorgée; mais due pour représenter d'avance le sacrement de Jésus-Christ, il a offert simplement du pain et du vin en sacrifice. Ils allèguent encore plusieurs autres raisons sur lesquelles la brièveté d'une lettre ne me permet pas de m'étendre.

Ils disent aussi due dans l'épître aux Hébreux, reçue par les Grecs et quelques Latins, il est marqué que Melchisédec, qui signifie " roi juste, " était roi de Salem, c'est-à-dire " roi de paix, " et qu'il était " sans père, sans mère et sans généalogie. " Ce n'est, pas qu'il n'eût ni père ni mère, puisque Jésus-Christ a un père et une mère selon l'une et l'autre nature; mais c'est que l'Ecriture sainte, sans avoir rien dit de lui, et sans en faire aucune mention dans la suite, nous le représente venant au-devant d'Abraham après la défaite de ses ennemis. Or, l'apôtre saint Paul établit que le sacerdoce d'Aaron, c'est-à-dire du peuple juif, a eu un commencement et une fin; et qu'au contraire le sacerdoce de Melchisédec, c'est-à-dire de Jésus-Christ et de l'Eglise, est éternel, qu'il n'a ni commencement ni fin, que personne ne l'a institué, et que " le sacerdoce ayant été transféré, il faut nécessairement que la loi soit aussi changée, " et que " la loi de Dieu sorte de la citadelle de Sion, et la parole du Seigneur de Jérusalem, " et de Sara, qui est libre ; et non point de la montagne de Sina et d'Agar, qui n'est due la servante. " Sur quoi, " ajoute cet apôtre, " nous aurions beaucoup de choses à dire qui sont difficiles à expliquer. " Ce n'est pas qu'il fût difficile à saint Paul d'expliquer ce mystère, mais c'est qu'il n'en était pas encore temps, parce qu'il parlait aux Juifs et non pas aux fidèles, avec qui il s'en expliquait sans réserve. Au reste, si saint Paul, ce vaisseau d'élection, est saisi d'étonnement à la vue d'un si grand mystère, et s'il avoue qu'il est au-dessus de ses pensées et de ses expressions, combien plus nous autres, vermisseaux de terre, devons-nous confesser que toutes nos lumières ne sont que ténèbres, et nous contenter de faire entrevoir des choses si grandes et si sublimes, en disant que l’apôtre saint Paul seulement compare le sacerdoce des Gentils avec celui des Juifs, et que. tout son lut est de faire voir due Melchisédec a été prêtre avant, la naissance de Lévi et d'Aaron ; mais un prêtre d'un si grand mérite qu'il bénit d'avance les prêtres des Juifs devant naître d'Abraham. Tout ce que l'apôtre dit ensuite à la louange de Melchisédec, on doit l'appliquer à Jésus-Christ, dont les figures sont devenues des sacrements de l’Eglise, à mesure qu'elles se sont développées.

Voilà ce que j'ai lu dans les auteurs grecs. Je me suis contenté de vous en donner une légère idée, et de renfermer dans les bornes étroites d'une lettre plusieurs explications différentes, de même qu'on a coutume d'indiquer sur une petite carte de géographie de vastes contrées et des pays fort étendus. Mais comme vous m'avez consulté sur cette question avec toute la confiance d'un ami, je veux aussi vous dire en ami tout ce que je sais et vous expliquer encore l'opinion des Hébreux. Je vais même vous rapporter le texte original afin que rien ne manque à votre curiosité. Voici donc ce que porte le texte hébreux . " Et Melchisédec, roi de Salem, offrit du pain et du vin, étant prêtre du Dieu très haut, et il le bénit, " en disant : " Qu'Abraham soit béni du Dieu très haut, qui a créé le ciel et la terre; et que le Dieu très haut soit béni, lui qui vous a mis vos ennemis entre les mains. Et Abraham lui donna la dîme" de tout ce qu'il avait pris.

Les Hébreux prétendent que ce Melchisédec était Sein, fils aîné de Noé, et qu'à la naissance d'Abraham il avait trois cent quatre-vingt-dix ans, dont voici la supputation. Sem, deux ans après le déluge, étant alors âgé de cent ans, engendra Arphaxad, après quoi il vécut encore cinq cents ans, ce qui fait six cents ans en tout. Arphaxad, à l'âge de trente-cinq ans, engendra Salem; celui-ci, étant âgé de trente ans, mit au monde Eber, qui, à l'âge de trente-quatre ans, devint père de Phaleg; et Phaleg, ayant trente ans accomplis, engendra Caïn, qui, à l'âge de trente-deux ans, fut père de Serug. Celui-ci, âgé de trente ans, mit au monde Nachor, qui, à vingt-neuf ans, engendra Tharé ; et Tharé, âgé de soixante-dix ans, engendra Abraham, Nachor et Aram. En faisant la supputation des années de tous ces patriarches, on trouvera qu'elle se monte à trois cents quatre-vingt-dix ans, depuis la naissance de Sem jusqu'à celle (554) d'Abraham. Or, comme Abraham est mort à Page de cent soixante-quinze ans, il est aisé de juger, en déduisant ce nombre d'années, que Sem a survécu de trente-cinq ans à Abraham, qui était son petit-fils au dixième degré.

Les Hébreux soutiennent encore qu'avant l'établissement du sacerdoce d'Aaron tous les aînés de la race de Noé, dont ils font la généalogie, ont offert des sacrifices à Dieu en qualité de prêtres, et, que c'est en cela que consistait le droit d'aînesse qu'Esaü vendit à son frère Jacob. Ils ajoutent qu'il ne faut point s'étonner que Melchisédec ait été au-devant d'Abraham revenant victorieux, lui offrir du pain et du vin pour le rafraîchir lui et ses soldats, le bénir, comme il le devait faire, parce qu'Abraham était son petit-fils; qu'enfin il ne faut point s'étonner qu'il ait reçu de lui la dîme du butin et des fruits de sa victoire, ou bien qu'il lui ait donné lui-même la dîme de tous ses biens, par une libéralité digne d'un père envers son fils. Car l'on peut avancer, et selon le texte hébreu et selon la version des Septante, qu'il reçut d'Abraham la dîme du butin, ou qu'il donna lui-même à Abraham la dîme de son bien; quoique saint Paul dans son épître aux Hébreux dise expressément que Melchisédec ne donna pas à Abraham la dîme de ses biens, mais que ce fut Abraham qui fit part à Melchisédec du butin qu'il avait fait sur ses ennemis.

Au reste, le nom de Jérusalem étant un mot composé de grec et d'hébreu, ce mélange d'une langue étrangère démontre assez que Salem n'est point la ville de Jérusalem, comme le prétendent Josèphe et tous nos auteurs ; c'est un bourg proche de Scytopolis, qu'on appelle encore aujourd'hui " Salem. " L'on y voit le palais de Melchisédec, et l'on juge de son ancienne magnificence par la grandeur de ses ruines. Nous lisons aussi dans les derniers chapitres de la Genèse que " Jacob vint à Socoth (c'est-à-dire "les tentes " ), et qu'y ayant bâti une maison et dressé ses tentes, il passa ensuite jusqu'à Salem, qui est une ville des Sichimites, dans le pays de Chanaan. "

Il faut encore remarquer qu'Abraham, ayant poursuivi ses ennemis jusqu'à Dan, appelé aujourd'hui " Paneas, " et revenant victorieux, Melchisédec sortit, non pas de Jérusalem, mais de la capitale des Sichimites, pour aller au-devant de lui. C'est de cette ville qu'il est dit aussi dans l'Evangile : " Jean baptisait à Ennon, près de Salim, parce qu'il y avait là beaucoup d'eau. " Il n'importe que l'on prononce " Salem " ou " Salim " ; car les Hébreux se servent rarement de voyelles au milieu des mots, et on les prononce différemment, selon la diversité des pays et la fantaisie des lecteurs.

Voilà ce que j'ai appris des plus instruits d'entre les Juifs. Ils sont si éloignés de croire que Melchisédec était. ou le Saint-Esprit ou un ange qu'ils le prennent même pour un homme dont le nom était très connu. Il est vrai que Melchisédec était une des figures du Sauveur. parce que le sacerdoce de Jésus-Christ n'a point de lin ; que ce divin Sauveur étant roi et prêtre tout ensemble, nous sommes, par sa grâce, de la race royale et sacerdotale; qu'il est la pierre angulaire qui a réuni la muraille de séparation, et le bon pasteur qui de deux troupeaux n'en a fait qu'un. Mais faut-il pour cela s'attacher tellement au sens spirituel et anagogique qu'on abandonne la vérité de l'histoire comme font ceux qui disent que Melchisédec n'était point roi, mais un ange sous une forme humaine?

Les Hébreux, au contraire, pour prouver que Melchisédec, roi de Salem, était Sem, fils de Noé, citent ce passage, qui précède immédiatement celui où il est parlé de ce grand-prêtre : " Et le roi de Sodome sortit au-devant de lui (c'est-à-dire d'Abraham), lorsqu'il revenait après la défaite de Chodorlahomor et des autres rois qui étaient avec lui dans la vallée de Savé, appelée aussi la vallée du Roi. Mais Melchisédec, roi de Salem, offrit du pain et du vin, " etc. Puis donc que Salem était une ville royale, et que l'Ecriture parle de "la vallée, " ou, comme les Septante ont traduit, " de la campagne, " où demeurait le roi, et que les habitants de la Palestine appellent encore aujourd'hui " Aulonne, " il est clair que celui qui régnait et dans cette ville et sur cette vallée était un véritable homme.

Voilà ce que j'ai appris et ce que j'ai lu touchant Melchisédec. Je vous ai cité mes auteurs, c'est à vous à les apprécier; si vous les rejetez, vous devez aussi rejeter votre interprète mystique qui, malgré son ignorance, a décidé en maître que Melchisédec était le Saint-Esprit, et a vérifié par là l'axiome grec : que la science est timide et l'ignorance présomptueuse. C'est après une longue maladie que j'ai écrit avec (555) peine cette lettre dans le carême. Comme je me disposais à composer un autre ouvrage, j'ai voulu, auparavant consacrer quelques jours à mon Commentaire sur saint Matthieu ; et j'ai repris mes travaux avec un tel zèle que si mes études en ont profité, ma santé en a souffert.


AU SENATEUR PAMMAQUE.


Eloge funèbre de Paulina, femme de Pammaque. — Illustre origine de ce sénateur. — Ses aumônes. — Quelques détails sur les moeurs de la société romaine de l'époque. — Hospice fondé par Pammaque en faveur des pauvres malades. — Monastère et hospice établis à Bethléem par Jérôme. — Il vend son patrimoine pour subvenir aux frais. — Affluence des voyageurs à ces deux établissements.

Lettre écrite du monastère de Bethléem en 508.

Un médecin qui, après avoir guéri une plaie, entreprend de n'y laisser aucune cicatrice et de rendre à la peau sa couleur naturelle, ne fait souvent qu'aigrir le mal. C'est aussi pourquoi je crains de vous écrire sur la mort de votre femme, après un si long délai. Le silence que j'ai gardé pendant. deux ans a été inopportun sans doute, mais en le rompant, je crains d'être encore plus inopportun. Je n'ose toucher la plaie de votre coeur, déjà cicatrisée par le temps et la raison, de peur de renouveler votre douleur par le triste souvenir de la perte que vous avez faite. Car quel homme, si dur et insensible qu'il fût, pût sans verser des larmes entendre seulement prononcer le nom de votre chère Paulina? Qui pourrait voir tranquillement tomber et sécher tout à coup cette rose naissante, ou plutôt ce bouton qui n'avait pas eu le temps de s'épanouir et de paraître dans toute sa beauté? Elle n'est plus, cette femme qu'un mérite rare et distingué nous rendait si chère. Comme rien ne fait mieux apprécier le prix de la santé que la maladie, aussi rien ne nous fait mieux connaître le prix d'un bien que nous possédions que la douleur que nous cause sa perte.

Nous lisons dans l'Evangile que la semence tombée dans la bonne terre ayant porté du fruit, quelques grains rendirent cent pour un, d'autres soixante, et d'autres trente. Je trouve dans cette parabole une figure de trois sortes de récompenses que Jésus-Christ a accordées à trois personnes qui ne sont pas moins unies par la vertu que par le sang. Eustochia cueille les fleurs de la virginité; Paula mène, dans l'état des veuves, une vie pénible et laborieuse, et Paulina a conservé avec soin la chasteté conjugale. C'est en vivant avec ses deux saintes filles dans la pratique de toutes les vertus, que Paula a reçu sur la terre tout ce que Jésus-Christ nous promet dans le ciel.

Mais pour montrer qu'une même famille a été assez heureuse pour produire quatre personnes d'une sainteté peu commune, et que les hommes n'y cèdent point aux femmes en vertu et en mérite, joignons à ces trois chrétiennes un homme semblable au chérubin dont parle Ezéchiel; je veux dire Pammaque, qu'elles aiment comme beau-frère, comme gendre, comme époux (1), ou plutôt comme leur propre frère; car dans les alliances spirituelles on ignore tous ces noms qui sont relatifs- au mariage. Ces quatre personnes sont, pour ainsi dire, comme un char magnifique attelé de quatre chevaux que Jésus-Christ lui-même prend soin de conduire. C'est de ces chevaux que parle le prophète Abacuc lorsqu'il dit : " Vous monterez sur vos chevaux, et ils seront le salut de votre peuple. " Ils courent tous à la victoire, non pas avec une égale vitesse, mais avec le même esprit. Quoiqu'ils ne soient pas de même poil, ils tirent néanmoins avec une égale ardeur le joug auquel ils sont attachés; ils n'attendent pas pour marcher que le cocher se serve du fouet; sa voix seule les anime, et ils hennissent, à l'entendre.

Parlons un peu des maximes des philosophes. Il y a selon les stoïciens quatre sortes de vertus, savoir la prudence, la justice, la force et la tempérance, qui sont tellement inséparables que, si on ne les a toutes ensemble, on n'en a aucune. Chacun de vous en particulier possède toutes ces vertus, et les possède même dans un souverain degré; cependant on vous attribue particulièrement la prudence, à Paula la justice, à Eustochia la force, et à Paulina la tempérance. En effet, est-il rien de plus sage que de mépriser comme vous avez fait toutes les folies du monde, pour suivre Jésus-Christ, la vertu et la sagesse de Dieu? Est-il rien de plus juste que la conduite de Paula, à l'égard de ses enfants, à qui elle a donné tout son bien, afin de leur apprendre, par le mépris des richesses, à quoi ils devaient s'attacher ?

(1) Pammaque était beau-frère d’Eustochia, gendre de Paula et mari de Paulina.

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Est-il rien qui égale la force et le courage d'Eustochia, dont la virginité a prévalu contre la vanité et l'orgueil d'une grande naissance, et qui la première a soumis au joug de la charité ce que Rome a de plus noble et de plus illustre? Fut-il jamais une modération plus grande que celle de Paulina? Persuadée de ce que dit l'apôtre saint Paul : " Que le mariage est honorable, " et que " le lit nuptial est sans tache, " ; d'ailleurs, n'osant aspirer ni au bonheur de sa soeur qui avait embrassé la virginité, ni à la vertu de sa mère qui vivait dans la continence, elle aima mieux assurer son salut en menant une vie commune que de l'exposer en s'élevant à un état trop sublime.

Au reste dès qu'elle fut mariée, elle forma le dessein, et ce dessein l'occupa jour et nuit, de vivre en continence aussitôt que Dieu aurait béni son mariage, et d'engager son mari à prendre le même parti; car elle ne voulait pas abandonner ce cher époux qui marchait avec elle dans la 'voie du salut, et elle était résolue d'attendre qu'il voulût bien suivre son exemple. Comme elle avait fait par plusieurs fausses couches une triste expérience de sa fécondité, elle espéra toujours d'avoir des enfants. Mais en cherchant, malgré son extrême faiblesse, à plaire à sa belle-mère et à calmer l'inquiétude de son époux qui souhaitaient l'un et l'autre avec passion qu'elle leur donnât des héritiers, elle a eu en quelque façon le sort de Rachel; c'est-à-dire qu'au lieu d'un " fils de sa droite et de sa douleur (1), " elle a enfanté, pour ainsi parler, son mari à la vie monastique qu'elle avait dessein d'embrasser elle-même. J'ai appris, de gens très dignes de foi, que Paulina n'avait jamais eu dessein d'user du mariage, ni de s'assujettir à ce premier commandement que Dieu fit à l'homme : " Croissez, multipliez-vous, et remplissez la terre; " mais qu'elle n'avait désiré des enfants que pour donner des vierges à Jésus-Christ.

Nous lisons aussi dans l'Ecriture sainte que la femme de Phinée, sur la nouvt1le que l'Arche du Seigneur était prise, se sentit saisie tout à coup d'une douleur d'entrailles, accoucha

(1) Saint Jérôme fait ici allusion à la mort de Rachel, qui mourut en mettant au monde une enfant qu'elle appela pour ce sujet Benoni, c’est-à-dire " le fils de ma douleur ; " et que Jacob nomma Benjamin, c’est-à-dire " le fils de ma droite. "

d'un fils qu'elle nomma " Ichabod" et mourut aussitôt. L'enfant de Rachel fut nommé " Benjamin, " c'est-à-dire " le fils de ma force et de ma droite; " et celui de la femme de Phinée, qui devait tenir un rang distingué parmi les prêtres du Seigneur, reçut un nom relatif à la prise de l'arche d'alliance par les Philistins. Mais après la mort de Paulina, l’Eglise a enfanté à la vie monastique Pammaque comme un enfant posthume; et ce grand homme, qui compte parmi ses ancêtres et ceux de sa femme une longue suite de sénateurs, s'enrichit aujourd'hui par ses aumônes et s'élève par son humilité.

Saint Paul écrivant aux Corinthiens leur dit " Considérez, mes frères, ceux d'entre vous que Dieu a appelés à la foi; il y en a peu de sages selon la chair, et peu de nobles selon le monde. " Il était nécessaire que Dieu agit ainsi dans les commencements de l'Eglise naissante, afin que " le grain de senevé crût peu à peu, jusqu'à devenir un grand arbre, " et que l'Eglise, semblable à " une pâte qui s'étend, " se répandit par la prédication de l'Evangile. Rome voit de nos jours ce que le monde n'avait point encore vu. Autrefois il était rare de voir des gens sages, puissants et nobles selon le monde, embrasser la religion chrétienne; aujourd'hui plusieurs personnes distinguées sous tous ces rapports embrassent la vie monastique. Mon cher Pammaque est de ce nombre, lui qui est supérieur aux autres par sa sagesse, par sa dignité et par sa naissance. Autrefois il tenait le premier rang parmi les grands du monde, aujourd'hui il est le premier et le plus illustre des solitaires.

Voilà les enfants que Paulina nous a donnés morte, et qu'elle avait toujours désirés vivante. " Réjouissez-vous, stérile, vous qui n'enfantiez point; chantez des cantiques de louanges, et poussez des cris de joie, vous qui n'aviez point d'enfants, " parce que vous avez mis au monde en un moment autant d'enfants qu'il y a de pauvres dans Rome.

On emploie aujourd'hui au soulagement des pauvres ces pierreries qui servaient à relever l'éclat de sa beauté; ces habits de soie et brodés d'or sont changés en des habits de laine

(1) Ichabod en hébreu veut dire :, Qu'est devenue la gloire " parce que les Israélites avaient perdu toute leur gloire en perdant l'arche d'alliance.

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qui tiennent le corps chaudement, et qui ne le laissent pas à demi nu, comme ces étoffes légères que les femmes ont coutume de porter pour satisfaire leur vanité. On consacre maintenant aux usages de la vertu ce qui servait autrefois à entretenir le luxe et la frivolité. Cet aveugle, qui tendait la main pour recevoir l'aumône, et qui souvent la demandait à celui qui ne pouvait la lui donner, partage aujourd'hui avec Pammaque la riche succession de Paulina. C'est elle qui soutient en quelque façon de ses propres mains ce malheureux estropié qui n'a ni pieds ni jambes pour marcher, et qui est obligé de traîner tout son corps. La porte de sa maison d'où l'on voyait autrefois sortir à tout moment une foule d'adorateurs et de courtisans, est aujourd'hui assiégée sans cesse par une troupe de pauvres. L'un est un hydropique qui porte la mort dans son sein; l'autre un muet, privé de la faculté de demander l'aumône, mais qui la demande d'une manière d'autant plus touchante que la parole lui manque ; ici c'est un enfant que l'on a estropié presque dès le berceau, et qui demande la charité, non pas pour lui, mais pour ceux qui lui ont cruellement ôté l'usage des membres; là, c'est un pauvre tout défiguré par la jaunisse, et qui traîne partout après lui un cadavre vivant.

" Les cent voix de la renommée ne suffiraient pas pour faire l'énumération des maux qu'ils endurent. "

C'est parmi cette foule de pauvres, qui le suivent partout, que Pammaque parait en public. Il console et soulage Jésus-Christ en leur personne, et leurs haillons lui donnent un nouvel éclat. Il tâche de gagner le ciel par les charités qu'il exerce envers les malheureux et l'empressement qu'il a de se voir lui-même au nombre des pauvres. Les autres maris jettent des fleurs sur les tombeaux de leurs femmes, afin d'adoucir, par ces marques de tendresse, la douleur qu'ils ont de les avoir perdues; mais Pammaque répand ses aumônes comme un baume précieux sur les saintes reliques et les vénérables ossements de Paulina; c'est avec ces odeurs qu'il parfume le tombeau où reposent ses cendres, sachant qu'il est écrit que " l'aumône efface le péché, de même que l'eau éteint le feu. "

Saint Cyprien a composé un traité où il s'est fort étendu sur les avantages et le mérite de l'aumône; et Daniel fait assez connaître quelle est l'excellence de cette vertu lorsqu'il conseille à un roi impie d'assurer son salut en donnant l'aumône aux pauvres. Paula est ravie de ce que sa fille a eu pour héritier un homme qui sait faire un si bon usage des biens qu'elle lui a laissés. Elle n'a point de regret de voir passer en des mains étrangères des richesses qu'on emploie à soulager les pauvres, à qui elle les avait destinées; ou plutôt elle est bien aise, qu’en les distribuant selon ses désirs on lui ait épargné le soin et la peine de les distribuer elle-même. Il est vrai que ces biens sont dispensés par d'autres mains que les siennes, mais la dispensation qu'on en fait est toujours la même.

Qui eût jamais cru que Pammaque, qui compte tant de consuls parmi ses ancêtres, et qui est lui-même la gloire et l'ornement de la famille des Furius, dût paraître un jour avec un habit brun parmi des sénateurs couverts de pourpre, sans craindre ni les regards ni les railleries des personnes de son rang? "II est une confusion qui conduit à la mort, et il est une confusion qui conduit à la vie. " La première vertu d'un solitaire est de mépriser les jugements des hommes, et de se souvenir toujours de ce que dit l'apôtre saint Paul : " Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ. " C'est dans ce sens que le Seigneur dit aux prophètes qu'il " les avait établis comme une ville d'airain et une colonne de fer, et qu'il leur avait donné un front plus dur que le diamant, " afin qu'ils fussent à l'épreuve des injures et des outrages, et que, par leur constance et leur inflexibilité, ils pussent prévaloir contre une populace insolente et audacieuse. Les opprobres et les outrages impressionnent un esprit bien fait moins que la crainte, et quelquefois ceux que la rigueur des supplices n'a pu ébranler se laissent vaincre par la honte.

Le beau spectacle de voir un homme distingué par sa naissance, par ses richesses et par son éloquence, éviter de paraître sur les places publiques en la compagnie des grands du monde ; se mêler à la foule, s'attacher aux pauvres et à des hommes grossiers et se dépouiller de toute sa grandeur pour vivre en simple citoyen ! Mais il trouva dans ses abaissements un nouvel accroissement d'honneur et de gloire, semblable, en quelque manière, à une (558) perle précieuse et à un diamant très fin qui brillent au milieu des ordures et jusque dans la boue. C'est ce que Dieu nous promet dans l'Ecriture : " Je glorifierai, " disait-il, " ceux qui me glorifient. " D'autres peuvent appliquer ce passage aux plaisirs de la vie future qui doivent terminer nos maux, et à cette gloire immortelle qui doit succéder aux humiliations passagères de la vie présente et que Dieu accorde à ses saints dans le ciel; pour moi je trouve que les justes jouissent dès ce monde de la gloire que le Seigneur leur promet.

Avant de se consacrer tout-à-fait à Jésus-Christ, Pammaque était connu dans le sénat; mais il y en avait bien d'autres que lui qui portaient les marques attachées à la dignité de proconsul. Ces sortes de dignités ne sont, point rares, le monde en est rempli. Pammaque se voyait élevé aux premières charges de l'empire; mais plusieurs partageaient avec lui cet honneur, et s'il se voyait supérieur aux uns, il était d'ailleurs inférieur aux autres. Il n'est point de poste, quelque éclatant qu'il soit, qui ne perde une partie de son prix et de son éclat dès qu'il est trop commun; et même les gens de bien regardent avec mépris les plus grandes charges, quand elles sont remplies par des personnes sans mérite. De là vient que Cicéron parlant à César dit admirablement qu'ayant voulu élever certaines gens à de hauts emplois, il avait déshonoré les dignités sans faire honneur aux personnes. Aujourd'hui le nom de Pammaque est dans toutes les Eglises, et l'univers, qui jusques ici avait ignoré qu'il fût riche, ne peut sans admiration le regarder dans la pauvreté. Est-il rien de plus grand et de plus honorable que la dignité de consul? Au bout d'une année cependant on s'en voit dépouillé, il faut céder la place à un autre et cesser d'être ce que l'on était. Les lauriers se cachent dans la foule et souvent l'indignité du triomphateur obscurcit la gloire du triomphe. Ces fonctions exercées auparavant par les familles patriciennes, propriété exclusive de la noblesse, dont Marius, ce vainqueur des Numides, des Teutons et des Cimbres, fut jugé indigne à cause de l'obscurité de sa naissance; et que Scipion, tout jeune qu'il était, mérita par son courage; ces fonctions, dis-je, n'appartiennent aujourd'hui qu'aux gens de guerre, et l'on ne voit plus que des hommes rustiques porter la palme triomphale.

Nous avons donc plus reçu que nous n'avons donné ; ce que nous avons quitté n'est presque rien, et ce que nous possédons est d'un prix infini. Jésus-Christ nous donne au centuple ce qu'il nous a promis. C'était sur ces promesses qu'Isaac comptait autrefois, lui qui, préparé à la mort, porta la croix évangélique avant l'Evangile. " Si vous voulez être parfait, " dit Jésus-Christ, " allez, vendez tout ce due vous avez, donnez-le aux pauvres, puis venez et me suivez. " Les grandes choses sont laissées à la volonté de ceux qui les comprennent. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul ne commande pas la virginité, parce que Jésus-Christ, parlant de ceux qui se sont faits eunuques pour gagner le royaume du ciel, ajoute aussitôt: " Que celui qui peut comprendre, comprenne; " car " cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, si vous voulez être parfait. " On ne vous fait point une loi de cette perfection, on en laisse à votre zèle tout le mérite. Si donc vous voulez être parfait et vous rendre semblable aux prophètes, aux apôtres, à Jésus-Christ même, " vendez, " non pas une partie de votre bien, de peur de tomber dans l'infidélité par crainte de l'indigence, et de périr malheureusement comme Ananie et Saphire; mais " vendez tout ce que vous avez,, et après que vous l'aurez vendu, "donnez-en le prix aux pauvres, " et non pas aux riches ou aux orgueilleux. Donnez au pauvre de quoi subvenir à ses nécessités, et non pas au riche de quoi augmenter ses trésors. Quand vous lirez dans l'apôtre saint Paul " qu'on ne doit point lier la bouche au boeuf qui foule le grain; que celui qui travaille est digne du prix de son travail; que ceux qui servent à l'autel doivent avoir part aux oblations de l'autel, " souvenez-vous en même temps de ce que dit ailleurs le même apôtre: " Que nous devons être contents d'avoir de quoi nous nourrir et de quoi nous vêtir. " Là où vous voyez les plats fumer, des oiseaux de la Colchide cuire doucement; beaucoup d'argent, des chevaux fougueux; de jeunes garçons à la chevelure longue et soignée; des habits précieux, de magnifiques tapis; eh bien! celui à qui il faut donner est plus riche que le donateur. C'est presqu'un sacrilège de ne pas donner aux pauvres ce qui leur appartient.

Mais pour s'élever au comble de la (559) perfection et acquérir une vertu consommée, il ne suffit pas de mépriser les richesses, de distribuer tout son bien, de rejeter ce que l'on

I peut et perdre et trouver en un moment. Cratès de Thèbes, Anthistenès et plusieurs autres philosophes, hommes d'ailleurs très corrompus, l'ont fait. Mais un disciple de Jésus-Christ doit faire plus que ces sages esclaves de la vanité, et qui mendiaient l'estime et les applaudissements des hommes. Si vous ne suivez Jésus-Christ, en vain mépriserez-vous toutes les richesses de la terre. Or, suivre Jésus-Christ, c'est quitter le péché et embrasser la vertu. Voilà ce trésor que l'on trouve dans le champ des saintes Ecritures, voilà cette perle précieuse pour laquelle on donne tout ce que l'on possède. Que si vous aimez une captive, je veux dire la sagesse du siècle, si vous vous êtes laissé gagner par les attraits de sa beauté, " coupez-lui les cheveux et les ondes, (1) " retanchez-en ces vains ornements dont l'éloquence a coutume de se parer, lavez-la avec ce maître dont parle un prophète; après cela reposant avec elle, dites : " Elle met sa main gauche sous ma tête, et elle m'embrasse de sa main droite. " Cette captive quittera Moab pour entrer dans Israël, et récompensera par une heureuse fécondité l'attachement que vous aurez pour elle. Jésus-Christ est en nous le principe de cette sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu; il est " notre rédemption, " il est tout à la fois et notre Rédempteur et le prix de notre salut; il est tout, afin que ceux qui ont tout quitté pour le suivre retrouvent aussi tout en lui, et qu'ils puissent dire avec confiance. " Le Seigneur est mon partage. "

Je m'aperçois bien que vous aimez passionnément l'Ecriture sainte. Vous n'imitez pas certains esprits présomptueux qui veulent apprendre aux autres ce qu'ils ignorent eux-mêmes; vous voulez instruire avant que d'enseigner. Le style de vos lettres, simple et naturel, se rapproche de celui des prophètes et des Apôtres; vous n'affectez point une vaine et pompeuse éloquence; vous ne vous étudiez point,

(1) Saint Jérôme fait ici allusion à ce que Dieu ordonne dans le Deutéronome, c. 21, v. 11. " Si parmi les prisonniers de guerre vous voyez une femme qui soit belle, et que vous vouliez l'épouser, vous la ferez entrer dans votre maison, où elle se rasera les cheveux et se coupera les ongles... après Cela vous la prendrez pour vous, et elle sera votre femme. "

comme un écolier, à finir vos périodes par des expressions brillantes et ampoulées. Toute cette enflure, comme de l'écume, se dissipe en un moment, et, quelque grande quelle soit, elle est toujours contraire au bon sens. Caton disait, que " l'on fait toujours assez tôt ce que l'on fait assez bien. " Je crois que vous vous rappelez qu'autrefois nous nous moquions de cette maxime qu'un fameux orateur citait dans son exorde, et que tout le collège retentissait des voix des écoliers qui disaient : " L'on fait toujours assez tôt ce que l'on fait assez bien. " Que les arts seraient heureux, dit Quintilien, s'il n'y avait que les gens du métier qui se mêlassent d'en juger. Il faut être poète pour connaître toutes les beautés de la poésie; il faut savoir les différents systèmes des philosophes pour bien entendre leurs écrits. Personne ne juge mieux les ouvrages d'art que les artistes. Quant aux écrivains, ce qu'il y a de plus fâcheux pour eux, c'est qu'ils sont obligés d'abandonner leurs ouvrages au jugement du publie; et tel dans la foule se rend redoutable par sa critique, qui dans un tête-à-tête serait méprisable par sa faiblesse.

Je vous dis cela en passant, afin que, content d'avoir l'approbation des savants et méprisant les vains discours d'une populace ignorante, vous vous appliquiez tous les jours à vous nourrir de l'esprit des prophètes et à vous entretenir, comme les patriarches, de vérités et des mystères de Jésus-Christ. Soit due vous lisiez, soit que vous écriviez, soit crue vous veilliez, soit due vous dormiez, que l'amour divin soit à votre égard comme une trompette qui retentisse sans cesse à vos oreilles et qui excite dans votre coeur de nobles sentiments. Transporté hors de vous-même par la vivacité de cet amour, " cherchez votre bien-aimé dans votre lit, " et dites avec confiance : " Je dors, et mon coeur veille. " Quand vous l'aurez trouvé, " arrêtez-le et ne le laissez point s'en aller. " Que s'il vous échappe dans le temps que vous y penserez le moins, ne perdez pas pour cela toute espérance de le retrouver, " allez le chercher dans les places publiques, conjurez les filles de Jérusalem de vous en donner des nouvelles; ", vous le trouverez, " parmi les troupeaux des autres pasteurs, couché à l'heure de midi, fatigué, " enivré d'amour, " tout mouillé de la rosée qui est tombée durant la nuit, " se

(560) reposant à l'ombre des arbres du jardin, et respirant la douce odeur de toutes sortes de plaides aromatiques. "Donnez-lui là vos mamelles ", afin qu'il suce le lait de la science dont vous vous êtes rempli, et " qu'il repose au milieu de son héritage comme une colombe qui a les ailes argentées, et dont les plumes de derrière sont éclatantes comme l'or. " Cet enfant, " qu'on nourrit" de beurre et de lait, et qu'on élève " sur des montagnes très fertiles, deviendra bientôt grand, et ne tardera guère à " dépouiller vos ennemis, à enlever toutes les richesses de Damas et à triompher du roi d'Assyrie. "

On m'a dit que vous aviez fait bâtir un hôpital et planté sur les côtes d'Italie un rejeton de l'arbre d'Abraham (1). Vous vous êtes campé, comme autrefois Enée, sur les bords du Tibre, où cet illustre fugitif fut contraint par la faim à manger les croûtes fatales qui lui servaient de table; là vous avez bâti une " Bethléem (2), ", c'est-à-dire une " maison de pain ", où les pauvres, après avoir souffert longtemps la faim, reçoivent sans aucun retard de quoi subvenir à leurs besoins. Courage, mon cher Pammaque, votre vertu n'a rien de la langueur et de la faiblesse des vertus naissantes ; vous voilà déjà au nombre des parfaits ; dès vos premiers pas vous vous êtes élevé au comble de la perfection. C'est imiter le premier des patriarches (3), que de tenir comme vous laites le premier rang parmi les solitaires dans la première ville du monde. Que Lot,dont le nom signifie " qui baisse, " choisisse le plat pays pour y établir sa demeure ; qu'il prenne la gauche, et, qu'il marche dans ces routes faciles et agréables figurées par la lettre de Pythagore. Pour vous, préparez-vous un tombeau avec Sara dans des lieux escarpés et pierreux. Etablissez votre demeure proche la ville des lettres; et après avoir exterminé les géants, fils d'Enoc, ayez, pour héritier la joie et les ris (4). Abraham était riche en or, en argent, en troupeaux, en terres, en meubles précieux. Il avait une famille si nombreuse qu'en choisissant seulement les jeunes gens, il mit en un moment une armée sur pied, et défit quatre rois qu'il avait poursuivis jusqu'à Dan, et auxquels cinq autres rois n'avaient osé tenir tête. Après avoir souvent exercé l'hospitalité envers toutes sortes d'étrangers, il mérita enfin de recevoir le Seigneur. Il ne faisait pas servir ses hôtes par ses esclaves, de peur qu'ils ne dérobassent quelque chose à sa charité; mais, regardant l'arrivée des étrangers comme une bonne fortune, il leur rendait seul avec Sara tous les devoirs de l'hospitalité, leur lavait les pieds, apportait sur ses épaules un veau gras de son troupeau; se tenait debout comme un esclave pendant que ses hôtes mangeaient, et n'ayant pas encore mangé lui-même, il leur servait les viandes apprêtées par Sara.

L'amitié que j'ai pour vous, mon très cher frère, m'engage à vous parler ainsi, afin qu'après avoir donné tous vos biens à Jésus-Christ vous vous offriez encore vous-même à lui " comme une hostie vivante, sainte et agréable à ses yeux, pour lui rendre un culte raisonnable et spirituel; " et que vous imitiez le Fils de l'Homme, qui " n'est pas venu pour être servi, mais pour servir, " et qui a rendu à ses serviteurs et à ses disciples, lui, leur maître et leur Seigneur, les mêmes devoirs que le patriarche Abraham rendait aux étrangers. L'homme peut " donner peau pour peau, et abandonner tout ce qu'il possède pour sauver sa vie ; ", mais " frappez sa chair, " dit le démon au Seigneur, " et vous verrez s'il ne vous maudira pas en face. " Notre ancien ennemi sait qu'il est plus difficile de se refuser aux plaisirs qu'aux richesses. Nous quittons aisément ce qui est hors de nous; mais la guerre que nous livrent les passions est plus à craindre. Nous rompons sans beaucoup de peine les liens

(1) saint Jérôme fait allusion à cet arbre dont il est parlé dans la Genèse, c. 18, v. 14, sous lequel Abraham donna à manger aux trois anges qui lui apparurent dans la vallée de Mambré. Ce Père dit dans l’oraison funèbre de sainte Paula que cet arbre était un chêne dont on voyait encore la place de son temps.

(2) Saint Jérôme donne à un hôpital où l'on nourrit les pauvres le nom de Bethleem, qui signifie en hébreu " maison du pain. "

(3) Abraham.

(4) Ce passage est chargé d'allusions, par conséquent peu intelligible. " Par la ville des lettres " ( Il veut parler de cariathsepher, qui veut dire en hébreu " ville des lettres, " comme il est marqué au chap. des Juges, v. 11. Cette ville n’est pas éloignée d'Hébron, où Sara mourut et fut ensevelie. Saint Jérôme fait allusion à Isaac, qui en hébreu signifie ris, et qui fut héritier de Sara sa mère. Il se sert de toutes ces allusions pour exhorter Pammaque à s'éloigner du monde, à s'appliquer à l’étude, à vaincre ses passions, afin de goûter tranquillement les plaisirs solides que donne la vertu.

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qui nous attachent aux objets extérieurs ; mais nous ne saurions, sans nous faire une extrême violence, rompre ceux que la nature a formés. Zachée était riche, et les apôtres étaient pauvres. Celui-là, après avoir rendu à ceux qu'il avait injustement dépouillés quatre fois autant de bien qu'il leur en avait pris, distribua aux pauvres la moitié de ce qu'il lui restait; et, en recevant Jésus-Christ chez lui, il mérita de recevoir en même temps la grâce du salut. Cependant, parce qu'il était petit, et qu'il ne pouvait pas s'élever jusqu'à la perfection apostolique, il n'a pas été mis au nombre des apôtres. Ceux-ci n'ont rien quitté si l'on a égard à ce qu'ils possédaient dans le monde; mais si l'on envisage les dispositions de leur coeur, on peut dire qu'ils ont abandonné le monde et tout ce qui le compose. Si nous offrons à Jésus-Christ. tout ce que nous possédons et tout ce que nous sommes, notre offrande sera très agréable à ses yeux ; mais si, contents d'abandonner les dehors à Dieu, nous réservons le coeur pour le démon, ce partage sera injuste, et on nous dira : " Quoique votre offrande soit bonne, l'injuste partage que vous en faites ne vous rend-il pas criminel? "

Ne vous enorgueillissez pas d'être le premier des sénateurs qui ait embrassé la vie monastique; cet état ne doit vous inspirer que des sentiments d'humilité. Songez que le Fils de Dieu s'est fait homme, et que vos humiliations, quelque profondes qu'elles puissent être, ne sauraient jamais surpasser celles de Jésus-Christ. Marchez pieds nus, portez une tunique commune, mêlez-vous aux pauvres, entrez dans leur cabane, soyez l'oeil des aveugles, la main des faibles, le pied des boiteux, portez vous-même l'eau, fendez du bois, faites du feu: eh bien ! où sont les draines? où sont les crachats? où sont les soufflets? où est la flagellation? où est la croix? où est la mort? Mais quand bien même vous auriez fait tout ce que je viens de dire, vous seriez toujours en cela beaucoup inférieur à Paulina et à Eustochia. Si elles ne vous surpassent pas par leurs actions, du moins la faiblesse de leur sexe donne à leur vertu une distinction que la vôtre n'a point. Je n'étais pas à Rome du vivant de Toxotius (1), votre

(1) Toxotius était mari de sainte Paula et père de Paulina, que Pammaque avait épousée.

beau-père, et dans le temps que Paula et ses filles voyaient encore le monde; je demeurais alors dans le désert, et plût à Dieu que je n'en fusse jamais sorti! Mais j'ai appris que pour éviter la, boue des rues, elles se faisaient porter par des esclaves; que, pour peu que le chemin fût rude et inégal, elles avaient toutes les peines du monde à y marcher; que les habits de soie leur paraissaient trop lourds, et la chaleur du soleil insupportable. Aujourd'hui, négligées et défigurées, elles s'élèvent par leur courage au-dessus des faiblesses de leur sexe, préparent les lampes, allument le feu, balaient les appartements, apprêtent les légumes, mettent les herbes au pot, dressent la table, versent à boire, servent les viandes, et courent çà et là. Comme elles ont avec elles une nombreuse communauté de vierges, ne pourraient-elles pas se reposer sur les autres de tous ces soins? Mais elles ne veulent pas céder le mérite des exercices extérieurs à des filles sur qui elles ont de si grands avantages par les vertus de l'esprit et du coeur.

En parlant ainsi, je ne doute pas de la vivacité de votre zèle ; mon dessein est de vous exciter à courir et à combattre l'ennemi que vous avez en tête.

Nous avons bâti ici un monastère et un hospice, afin que si Joseph et Marie viennent encore à Bethléem, ils puissent y trouver une retraite. Mais nous sommes tellement accablés de solitaires qui viennent ici en foule de toutes les parties du monde, que nous ne pouvons ni renoncer ni suffire à l’hospitalité. Comme nous n'avons pas eu soin, selon la parabole de l'Evangile, de " supputer la dépense qui était nécessaire pour achever la tour que nous avions dessein de bâtir, " j'ai été obligé d'envoyer mon frère Paulinien en notre patrie pour vendre le reste de notre patrimoine, qui a échappé à la fureur des Barbares; de peur que l'ouvrage que nous avons entrepris en faveur des étrangers, venant à tomber, nous ne soyions exposés aux railleries des envieux et des médisants.

En finissant ma lettre, où j'ai parlé de Paula et d'Eustochia, de vous et de Paulina, je m'aperçois que je n'ai rien dit de Blésilla, qui vous était si étroitement unie, et par les liens du sang, et par la pratique de la vertu. J'ai presque oublié de parler de celle qui est morte la (562) première. De cinq que vous étiez, Blésilla et Paulina, sa soeur, sont devant Dieu ; pour vous, vous irez aisément à Jésus-Christ en marchant dans les voies de la perfection entre Paula et Eustochia.



Jérôme - Lettres - A EUSEBE. A L’OCCASION DE SES COMMENTAIRES SUR LES LAMENTATIONS DU PROPHETE JEREMIE