Jérôme Critique sacrée - Troisième question.

Troisième question.



Dans quel sens doit-on entendre ces paroles de saint Mathieu: " Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même?" Qu'est-ce que"renoncer à soi-même?" ou comment celui qui suit le Sauveur renonce-t-il à lui-même?

Voici ce que j'ai déjà dit sur cela en peu de mots dans mes commentaires sur saint Mathieu. Renoncer à soi-même, c'est quitter le vieil homme avec ses oeuvres,c'est-à-dire: "Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi;" c'est porter sa croix, et être mort et crucifié au monde. Suivre Jésus-Christ crucifié, c'est regarder le monde comme mort et crucifié pour soi.

Voici maintenant ce que nous pouvons ajouter à cette explication. "Le Sauveur ayant dit à ses disciples qu'il fallait qu'il allât à Jérusalem, qu'il y souffrît beaucoup de la part des sénateurs, des docteurs de la loi et des princes des prêtres, et qu'il y fût mis à mort, Pierre, le prenant à part, commença à le reprendre en lui disant: " A Dieu ne plaise, Seigneur! cela ne vous arrivera point;" mais Jésus se retournant lui dit: "Retirez-vous de moi, Satan; vous m'êtes un sujet de scandale, parce que vous n'avez point de goût pour les choses de Dieu, mais pour les choses de la terre. " En effet, ce n'était que par une crainte toute humaine que saint. Pierre appréhendait de voir souffrir Jésus-Christ. S'il avait craint pour son divin maître lorsqu'il lui dit qu'il aurait beaucoup à souffrir et qu'il devait être mis à mort, il devait aussi se réjouir lorsqu'il lui entendit dire qu'il ressusciterait le troisième jour, et la gloire de la résurrection du Sauveur devait adoucir le chagrin qu'il avait de sa Passion et de sa mort.

Jésus-Christ, ayant donc fait à saint Pierre une rude réprimande de ce qu'il craignait si fort pour lui, dit à tous ses disciples, ou, comme le rapporte saint Marc, il appela à lui le peuple avec ses disciples, ou, selon saint Luc, il dit à tous: " Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive." C'est-à-dire : Quiconque veut prendre le parti de Dieu ne doit point s'attendre à mener une vie douce et tranquille. Celui qui croit en moi doit répandre son sang; car c'est conserver sa vie pour l'autre monde que de la perdre en celui-ci. L'emploi d'une âme fidèle qui croit en Jésus-Christ est de porter tous les jours sa croix et de renoncer à soi-même: un impudique qui embrasse la chasteté renonce par la continence à ses dissolutions et à ses débauches; une âme lâche et timide ne se reconnaît plus dès qu'elle vient à prendre des sentiments nobles et généreux; un homme injuste renonce à ses injustices lorsqu'il suit les règles que la justice lui prescrit; un insensé renonce à sa folie s'il confesse Jésus-Christ, qui est la vertu et la sagesse de Dieu.

Pénétrés donc de ces importantes vérités , renonçons à nous-mêmes, non-seulement dans le temps de la persécution et lorsqu'il s'agit de souffrir le martyre, mais encore dans toute notre conduite, dans toutes nos actions, dans toutes nos pensées , dans tous nos discours; renonçons à tout ce que nous avons été autrefois, et Lisons voir que nous avons reçu en Jésus-Christ une nouvelle naissance. Carle Seigneur a été crucifié afin que, croyant en lui et étant morts au péché, nous nous crucifiions aussi avec lui et que nous disions comme l’Apôtre: " Je suis crucifié avec Jésus-Christ; "et derechef : " Mais pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est mort et crucifié pour moi, comme je suis mort et crucifié pour le monde! " Il faut que celui qui est crucifié avec Jésus-Christ " désarme les principautés et les puissances, et triomphe d'elles sur la croix. " C'est pourquoi nous lisons dans l'Evangile de saint Mathieu que Simon le Cyrénéen porte la croix du Sauveur, qui, selon les autres évangélistes, l’avait portée le premier; en quoi cet homme était une figure de ceux qui devaient croire en Jésus-Christ et se crucifier avec lui.


Quatrième question.



Que veut dire ce que nous lisons encore dans saint Mathieu : " Malheur aux femmes qui seront grosses ou nourrices en ce temps-là ! " et : " Priez Dieu que votre fuite n'arrive point durant l'hiver ni au jour du sabbat? "

L’explication de ce passage dépend de ce qui précède. Quand l’Evangile de Jésus-Christ aura été prêché à toutes les nations, que la fin sera venue et qu’on verra dans le lieu saint l’abomination qui a été prédite par le prophète Daniel, " Alors, " dit le Sauveur, " que ceux qui seront dans la Judée s'enfuient sur les montagnes; que ceux qui seront au haut du toit n'en descendent point pour emporter quelque chose de leur maison, et que ceux qui seront dans le champ ne retournent point pour prendre leur robe. " J'ai expliqué tout cela avec assez d'étendue dans mes commentaires sur saint Mathieu. Jésus-Christ ajoute immédiatement après : " Malheur aux femmes qui seront grosses et nourrices en ce temps-là! " En quel temps? lorsqu'on verra l'abomination dans le lieu saint; ce qui doit s'entendre à la lettre , comme tout le monde en convient, de la venue de l’Antéchrist, qui excitera une persécution si cruelle que chacun sera obligé de prendre la fuite pour se dérober à sa fureur. Mais le malheur des femmes grosses et des nourrices, dans cette fatale conjoncture, est que leur grossesse ou les enfants qui seront encore à la mamelle, les empêcheront de fuir aisément.

Quelques-uns néanmoins entendent ce passage de la guerre que Titus et Vespasien ont faite aux Juifs, et particulièrement des extrémités où la ville de Jérusalem se vit réduite lorsque ces princes l'assiégèrent. " Priez Dieu, " dit Jésus-Christ, " que votre fuite n'arrive point durant l'hiver ou au jour du sabbat; " c'est-à-dire, comme l'expliquent ces auteurs : Faites en sorte que vous ne soyez pas obligés de vous enfuir dans les champs ni dans les déserts, surtout quand l'observation du sabbat vous met dans la nécessité ou de violer la loi si vous prenez la fuite, ou de tomber en la puissance de vos persécuteurs si vous voulez observer la loi.

Mais puisque le Sauveur, nous dit : " Que ceux qui sont dans la Judée s'enfuient sur les montagnes, " levons les yeux vers ces montagnes dont il est écrit dans les Psaumes : " J'ai levé les yeux vers les montagnes d'où me doit venir du secours. Ses fondements sont posés Sur les saintes montagnes. Jérusalem est environnée de montagnes, et le Seigneur est tout autour de son peuple; " et dans l'Evangile : " Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. " Détachons-nous de la lettre ; ôtons nos souliers comme Moïse pour monter sur la montagne de Sina, et disons avec lui : " Il faut que j'aille reconnaître une merveille que je vois; " et alors nous pourrons comprendre que ces nourrices et ces femmes grosses dont parle l'Evangile sont la figure de ces âmes qui, ayant reçu la semence de la parole de Dieu, ont commencé à porter les premiers fruits d'une foi naissante, et qui disent avec le prophète Isaïe : " Nous avons conçu par votre crainte, Seigneur; nous avons été comme en travail, et nous avons enfanté l’esprit du salut que vous avez répandu sur la terre. " Car comme le sang que la femme reçoit dans son sein s'y forme peu à peu, et qu'on ne lui donne le nom d'homme que lorsque cette matière confuse, venant à se démêler , prend la forme et les parties qui conviennent au corps humain, de même si nous ne mettons pas en pratique les bonnes pensées que nous avons conçues; elles demeurent oisives dans notre coeur, et ne manquent point de périr et d'avorter dès que nous voyons l'abomination dans l'Église et le démon transformé en ange de lumière. C'était de ces premières semences ou de foi ou de vertu que parlait saint Paul lorsqu'il disait : " Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. " Je crois que dans un sens spirituel l'on peut appliquer à ces âmes ce que dit le même apôtre : " La femme, ayant été séduite, est tombée dans la désobéissance; néanmoins, en mettant dès enfants au monde les femmes se sauveront , si elles demeurent dans la foi; dans la charité, dans la sainteté et dans une vie bien réglée; " et si, après avoir reçu la semence de la parole de Dieu, ces âmes viennent à produire leur fruit, il faut qu'elles aient soin de le faire croître et de le nourrir de lait, jusqu'à ce qu'il soit capable d'une nourriture plus solide et qu'il ait atteint la maturité et la plénitude de l'âge de Jésus-Christ. Car celui qui est encore à la mamelle ne sait ce que c'est que de suivre les règles de la justice, parce qu'il est encore enfant.

Ces âmes donc, qui n'ont point encore enfanté et qui n'ont pu nourrir le fruit qu'elles ont porté, ne manquent point de tomber et de se perdre dès qu'elles voient quelque hérésie s'élever dans l'Église, incapables qu'elles sont de se soutenir au milieu des tempêtes et des persécutions, particulièrement lorsqu'elles n’ont pas eu soin de faire de bonnes couvres et de marcher dans les voies que Jésus-Christ nous a marquées. C'est de cette abomination, que l'erreur et l'hérésie ont introduite dans l’Eglise, que saint Paul voulait parler lorsqu'il disait qu'un homme d'iniquité et ennemi de Dieu devait s'élever au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu et religion; qu'il aurait la témérité de s'asseoir dans le temple de Dieu et de se faire passer lui-même pour Dieu. Cet homme de péché, animé de l'esprit de Satan , étouffe dans les âmes toutes les semences de la foi, fait périr et avortement fruit ou l'empêche de croître et d'arriver à un âge parfait. Ayons donc recours au Seigneur: prions-le de ne pas permettre que dans les commencements d'une foi naissante nous soyons exposés aux rigueurs de cet hiver

dont il est écrit : " L'hiver est déjà passé , les pluies se sont dissipées; " ne languissons point dans une oisiveté criminelle; mais lorsque nous nous verrons en danger de faire naufrage , réveillons le Seigneur qui dort et disons-lui : " Maître, sauvez-nous ; nous périssons. "


Cinquième question.



Comment doit-on entendre ces paroles de saint Luc : " Ils ne voulurent point le recevoir, parce qu'il paraissait qu'il allait à Jérusalem?"

Jésus-Christ se hâtait d'aller à Jérusalem parce que " le temps où il devait être enlevé du monde étant proche, " il voulait célébrer la Pâques, selon ce qu'il avait dit à ses apôtres : " J'ai souhaité avec ardeur de manger cette Pâques avec vous avant que je souffre; " il voulait boire ce calice dont il avait dit : " Ne faut-il pas que je boive ce calice que mon père m’a donné ? " Il voulait enfin sceller pat la mort de la croix la doctrine qu'il avait enseignée, selon ce qu'il avait dit lui-même : " Quand j'aurai été enlevé de la terre, j'attirerai tout à moi. " Ce divin Sauveur était donc résolu d'aller à Jérusalem. Quelle résolution et quel courage ne faut-il pas avoir pour aller de son propre mouvement. C'est pour cela que Dieu, après avoir dit au prophète Ézéchiel : " Fils de l'homme, vous habitez au milieu des scorpions, mais ne les craignez point, " il ajoute aussitôt : " Regardez-les d'un visage ferme et assuré , car je vous ai donné un visage d'airain et un front de fer, " afin que si " le marteau de toute la terre " s'élevait contre lui, ce prophète, devenu semblable à une enclume très-dure, pût lui résister et briser ce marteau dont il est était : " Comment celui qui était comme le marteau de toute la terre a-t-il été brisé et réduit en poudre ?"

"Et il envoya devant lui des personnes " ou " des anges pour annonce sa venue. " Il était de la dignité du fils de Dieu de se faire servir par des anges. L’on peut dire aussi que l’Evangile donne ici aux apôtres le nom " d’anges " de même qu'il le donne ailleurs à saint Jean le Précurseur du Seigneur. " Et ils entrèrent dans une ville des Samaritains pour lui préparer un logement; mais les habitants ne le voulurent point recevoir, parce qu'il paraissait se diriger vers Jérusalem. " Il y a entre les Juifs et les Samaritains une guerre ouverte et une haine déclarée. Ces deux peuples, qui haïssent toutes les autres nations , sont acharnés à se persécuter, parce qu'ils prétendent l'un et l'autre avoir la gloire de posséder la loi de Moïse. Ils portent sur cela leur haine et leur fureur si loin que, les Juifs étant de retour de Babylone , les Samaritains s'opposèrent toujours au rétablissement du temple de Jérusalem; puis ayant voulu eux-mêmes se joindre aux Juifs pour le rebâtir , ceux-ci leur répondirent : " Nous ne pouvons bâtir avec vous une maison à notre Dieu. " De là cette injure atroce que les pharisiens crurent faire à Jésus-Christ en l'appelant Samaritain et possédé du démon. De là la parabole de cet homme qui allait de Jérusalem à Jéricho, dans laquelle on nous représente la charité d'un Samaritain qui le secourut comme quelque chose d'extraordinaire et de digne d'admiration, qu'un méchant homme eût fait une bonne action; de là enfin ce que la Samaritaine dit à Jésus-Christ auprès du puits de Jacob, que les Juifs n'avaient aucun commerce avec les Samaritains. Ceux-ci donc voyant que noire Seigneur allait à Jérusalem, c'est-à-dire vers leurs ennemis (ce qu'ils avaient appris des disciples qui étaient venus pour lui préparer un logement ), ils reconnurent qu'il était Juif, et le regardant comme un ennemi, ils refusèrent de le recevoir dans leur ville.

L'on peut dire encore dans un autre sens que Jésus-Christ permit que les Samaritains lui refusassent l’entrée de leur ville parce que étant pressé d'aller à Jérusalem pour y sacrifier sa vie et y répandre son sang, il ne voulait pas que le séjour qu'il serait obligé de faire parmi ces peuples, pour les instruire des vérités du ciel, lui fit différer le temps de sa mort qu'il souhaitait et qu'il cherchait avec tant d'empressement. C'est pour cela qu'il disait : " Je ne suis venu que pour les brebis de la maison d'Israël qui se sont perdues, " et qu'il avait défendu aux apôtres d'entrer dans les villes des Samaritains, voulant par là ôter aux Juifs tout prétexte de le persécuter, et de dire qu'ils ne l’avaient crucifié que parce qu'il avait embrassé le parti de leurs ennemis.

Il était donc aisé de juger, comme nous l'avons dit d'abord, que Jésus-Christ allait à Jérusalem et qu'il voulait s'y rendre au plus tôt c'est ce qui obligea les Samaritains à lui refuser les devoirs de l'hospitalité ; ce qu'ils ne firent néanmoins que parce qu'il voulut bien qu'ils en usassent de la sorte à son égard. Mais les apôtres, qui ne connaissaient point d'autre justice que celle que prescrit la loi, de donner oeil pour oeil et dent pour dent, sensibles à l'outrage que l’on faisait à leur divin maître , entreprirent de le venger; et voulant imiter le zèle d'Elie qui consuma par le feu du ciel deux capitaines de cinquante hommes, ils lui dirent : " Seigneur, voulez-vous que nous commandions que le feu descende du ciel et qu'il les dévore? " On ne saurait parler plus juste : " Voulez-vous, " disent-ils, " que nous commandions au feu du ciel de descendre ? " C'est ce que fit Elie en disant : " Si je suis homme de Dieu, que le feu du ciel descende sur vous. " Les apôtres ne pouvaient donc rien faire sans le consentement du Seigneur; en vain auraient-ils commandé au feu de descendre: si Jésus-Christ ne le commandait lui-même ils ne pouvaient réussir dans. leur dessein. "Voulez-vous que nous commandions au feu de descendre? " c'est comme s'ils eussent dit : Si, pour venger l'outrage fait à Elie , qui n'était que le serviteur de Dieu, le feu du ciel a dévoré non pas des Samaritains, mais des Juifs, par quelles flammes ne doit-on pas punir le mépris que ces impies Samaritains font du fils de Dieu! Mais Jésus-Christ au contraire, qui était venu pour sauver les hommes et non pas pour les perdre, et qui avait paru sur la terre, non point revêtu de la puissance et de la gloire de son père, mais sous des dehors qui n'avaient rien que de méprisable aux yeux du monde, reproche à ses apôtres d'avoir oublié ces belles maximes qu'il leur avait enseignées dans son Evangile, et qui ne sont propres qu'à inspirer des sentiments de douceur et d'humanité : " Aimez vos ennemis; " et derechef : " Si quelqu'un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l'autre."


Sixième question.



Vous me proposez encore une autre petite question sur l’Evangile de saint Luc, savoir quel est cet économe infidèle dont le Sauveur loue la conduite ?

Pour répondre juste à cette difficulté et pour savoir sur quoi elle était fondée, j'ai consulté le livre des Evangiles, et j'ai remarqué entre autres choses que " les publicains et les gens de mauvaise vie se tenant auprès du Sauveur pour l’écouter, les pharisiens et les docteurs de la loi en murmuraient et disaient : " D'où vient que cet homme reçoit des gens de mauvaise vie et mange avec eux?" sur quoi Jésus leur proposa la parabole d'un berger qui, ayant cent brebis et en ayant perdu une, va la chercher et la rapporte lui-même sur ses épaules ; et pour leur faire comprendre le sens mystérieux de cette parabole, il ajouta : " Je vous dis qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence. " Il leur proposa encore et leur expliqua dans le même sens une autre parabole de dix drachmes , dont une que l'on croyait perdue avait été heureusement retrouvée, et il ajouta : " Je vous dis de même que c'est une joie parmi les anges de Dieu lorsqu'un seul pécheur fait pénitence. " Enfin il leur en proposa une troisième , d'un homme qui avait deux enfants et qui leur donna tout son bien. Le cadet, ayant dépensé tout ce qui lui était échu en partage et se voyant dans la nécessité et réduit à manger les écosses dont on nourrissait les pourceaux, retourna vers son père qui le reçut avec beaucoup de joie et de tendresse, ce qui excita la jalousie de l’aîné; mais le père lui en fit des reproches : " Vous devez vous réjouir, " lui dit-il, "du retour de votre frère, parce qu'il était mort et il est ressuscité, il était perdu et il a été retrouvé. "

Jésus-Christ se servit de ces trois paraboles pour confondre les pharisiens et les docteurs de la loi, qui prétendaient qu'il n'y avait ni pénitence ni salut pour les publicains et les gens de mauvaise vie. Mais voulant inspirer à ses disciples des sentiments de douceur et de miséricorde envers les pécheurs, et leur imprimer cette belle maxime qu'il leur avait déjà enseignée: " Remettez et on vous remettra," afin qu'ils pussent dire avec confiance dans leurs prières : "Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent, " il leur dit en parabole, comme il venait de faire eaux pharisiens et aux docteurs de la loi : "Un homme riche avait un fermier " ou "intendant: " c'est ce que signifie le mot " économe, " car

"fermier " veut dire proprement : celui qui a l’administration d'une ferme, et c'est du mot "ferme" qu'on l'appelle " fermier," au lieu qu'un économe a l'intendance non-seulement des terres, mais encore de l'argent et de tous les biens de son maître; et c'est l'idée que Xénophon nous en donne dans ce beau livre qu'il a intitulé De l'Economie, qui signifie, comme l'explique Cicéron : l'administration, non pas d'une simple métairie, mais de toute la maison et de tout ce qui appartient au maître.

On accusa donc cet économe devant son maître d'avoir dissipé tout son bien. Sur cette accusation le maître, l'ayant fait venir, lui dit ci Qu'est-ce que j'entends dire de vous? Rendez-moi compte de votre administration, car vous ne pouvez plus désormais gouverner mon bien. "Alors cet économe dit en lui-même : " Que ferai-je puisque mon maître m’ôte l'administration de son bien ? Je ne saurais travailler à la terre, et j'aurais honte de mendier. Je sais bien ce que je ferai afin que, lorsqu'on m'aura dépouillé de ma charge, je trouve des personnes qui me reçoivent chez elles. " Ayant donc fait venir chacun de ceux qui devaient à son maître, il dit au premier: " Combien devez-vous à mon maître? " Il répondit: " Cent barils d'huile. " L'économe lui dit : " Reprenez votre obligation ; asseyez-vous là, et faites-en vitement une autre de cinquante. " Il dit encore à un autre : " Et vous, combien devez-vous?" Il répondit : "Cent mesures de froment. " — "Reprenez," dit-il, " votre obligation, et faites-en une de quatre-vingts. " Et le maître loua ce fermier ou cet économe infidèle de ce qu'il avait agi prudemment; car les enfants du siècle sont plus sages dans la conduite de leurs affaires que ne sont les enfants de lumière. Je vous dis donc de même: " Employez les richesses injustes à vous faire des amis, afin que lorsque vous viendrez à manquer ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. Celui qui est fidèle dans les petites choses sera fidèle aussi dans les grandes ; et celui qui est injuste dans les petites choses sera injuste aussi dans les grandes. Si donc vous n'avez pas été fidèles dans les richesses injustes, qui voudra vous confier les véritables? et si vous n'avez pas été fidèles dans un bien étranger, qui vous donnera celui qui vous appartient en propre ? Nul serviteur ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il obéira à l'un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l'argent. " Les pharisiens, qui étaient avares, lui entendaient dire toutes ces choses, et ils se moquaient de lui. "

J'ai rapporté cette parabole dans toute son étendue, afin de n'être pas obligé d'en chercher ailleurs le véritable sens et de l'appliquer à certaines personnes en particulier; car nous devons toujours la regarder comme une parabole, c'est-à-dire, selon l'étymologie du mot grec, comme une comparaison et comme une ombre qui nous conduit à la connaissance de la vérité. Si donc cet homme riche, sans avoir égard à la perte qu'il avait faite, loue la prudence de cet économe infidèle qui avait su l'art de faite servir au rétablissement de ses affaires des biens injustement acquis, et de ménager ses propres intérêts aux dépens de ceux de son maître, quelles louanges Jésus-Christ, à qui l'on ne saurait faire aucun tort et qui a un penchant naturel à la clémence, ne donnera-t-il pas à ses disciples, s'ils font miséricorde à ceux qui doivent croire en lui ?

A la fin de cette parabole le fils de Dieu ajoute : " Je vous dis de même : Employez les richesses injustes à vous faire des amis ". Le mot mammona, dont se sert l'Évangile; signifie non pas en hébreu, mais en syriaque : dès richesses acquises par des voies injustes. Si donc un bien mal acquis peut devenir un principe de mérite et de justice par le bon usage qu'on en fait, à combien plus forte raison la parole de Dieu, qui est pure de toute iniquité, deviendra-t-elle pour les apôtres, à qui elle a été confiée, la source d'une félicité et d'une gloire immortelle, s'ils s'acquittent dignement d'un si saint ministère ! C'est ce qui fait dire au Sauveur : " Celui qui est fidèle dans les petites choses, " c'est-à-dire : dans les biens extérieurs et passagers, " sera fidèle aussi dans les Brandes, " c'est-à-dire : dans l'usage des biens intérieurs et éternels ; " et celui qui est injuste dans les petites choses, " et qui refuse de faire part à ses frères des biens que Dieu a créés pour l’usage de tous les hommes, " sera injuste aussi dans les grandes, " et aura en vue en prêchant la parole de Dieu, non pas l'utilité des peuples, mais la dignité des personnes. Or, si vous n'êtes pas fidèles dans la dispensation des richesses temporelles, qui passent et qui vous échappent malgré tous, qui voudra vous confier le soin

de distribuer aux peuples les trésors éternels et les véritables richesses de la parole de Dieu ? Si vous avez administré avec tant d'infidélité des biens étrangers, je veux dire : tout ce qui appartient au mondes qui pourra vous confier les biens qui vous appartiennent, et qui sont proprement les biens de l’homme? De là Jésus-Christ prend occasion de condamner l'avarice en disant qu'ors ne saurait allier dans un même coeur l'amour de Dieu avec l'amour des richesses, et que si les apôtres veulent aimer véritablement Dieu, ils doivent mépriser tous les biens de la terre. Mais les pharisiens et les docteurs de la loi, gens avares et attachés à leurs intérêts, voyant bien que Cette parabole s'adressait à eux, se moquaient de Jésus-Christ , parce qu'ils préféraient la possession et la jouissance des biens extérieurs à l’espérance des biens futurs et éternels.

Théophile, qui a été le septième évêque de l'Eglise d'Antioche après saint Pierre, et qui nous a laissé un illustre monument de son érudition, faisant un corps d'histoire des paroles des quatre évangélistes, explique ainsi cette parabole dans ses Commentaires : " Cet homme riche qui avait un fermier ou un économe est Dieu, dont les richesses sont infinies. Son économe est saint Paul, qui, instruit aux pieds de Gamaliel dans la science des saintes Ecritures, était chargé du soin d'enseigner aux autres la loi du Seigneur. Mais ayant commencé à persécuter ceux qui croyaient en Jésus-Christ, à les charger de draines, à les faire mourir, et à dissiper par là les biens de son maître, le Seigneur, blâmant une conduite si violente et si emportée, lui a dit: "Saül ; Saül,pourquoi me persécutez-vous? " Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon. Que ferai-je ? dit alors en lui-même cet économe infidèle. De maître et d'intendant que j'étais; je me vois réduit au rang des disciples et des ouvriers. " Je ne saurais travailler à la terre, car je vois qu'on a aboli tous les commandements de la loi, qui ne nous proposait pour récompense que des biens terrestres et passagers, et que cette loi aussi bien que les prophètes n'ont duré que jusqu'à Jean. " J'ai honte de mendier, " et de me voir réduit à apprendre des gentils, et d'Ananie qui n'est qu'un disciple, la science du salut et de la foi, moi qui ai été le maître et le docteur des Juifs. Je vais donc prendre le parti qui me paraît le plus avantageux pour moi, afin que, lorsqu'on m'aura ôté l'administration que l'on m'avait confiée, les chrétiens me reçoivent chez eux. Il commença donc à instruire ceux qui avaient renoncé au judaïsme pour embrasser la foi de Jésus-Christ; et de peur qu'ils ne crussent qu'ils devaient être justifiés par la loi de Moïse, il leur fit voir que cette loi était abolie, que le temps des prophètes était passé, et qu'ils devaient regarder comme des ordures ce qu'autrefois ils avaient considéré comme un gain et un avantage. Il fit ensuite venir deux des débiteurs de son maître. Le premier devait "cent barils d'huile: " c'était le peuple gentil qui avait besoin que Dieu répandit sur lui l'abondance de ses miséricordes. De cent barils dont il était redevable, et qui est un nombre plein et parfait, l'économe lui fit faire une obligation de cinquante; nombre qui marque la pénitence, et qui revient aux années de jubilé, et à cette autre parabole dont il est parlé dans l'Évangile, ou un créancier remet à l'un de ses débiteurs cinq cents deniers et à l'autre cinquante. Le second devait " cent mesures de blé :" c'était le peuple juif, qui s'était nourri des commandements de Dieu comme d'un froment très pur. L'économe lui fit faire une obligation de quatre-vingts mesures : c'est-à-dire qu'il l'engagea à croire en la résurrection du Sauveur, et à passer de l'observation du sabbat à la célébration du dimanche, qui est le premier jour de la semaine. Ce fut par une conduite si sage que cet économe mérita l'approbation et les éloges de son maître, qui le loua d'avoir renoncé pour les intérêts de son salut à la sévérité d'une loi dure et austère, pour prendre les sentiments de douceur et de miséricorde qu'inspire l'Evangile. Mais pourquoi, me direz-vous, appelle-t-on cet économe " infidèle, " puisqu'il n'agissait que par l'esprit de la loi dont Dieu même est l'auteur? C'est que, quoiqu'il servît Dieu avec un véritable zèle et des intentions épurées, néanmoins son culte était défectueux et partagé, parce qu'en croyant au Père il ne laissait pas de persécuter le Fils, et que reconnaissant un Dieu tout-puissant, il ne voulait pas confesser la divinité du Saint-Esprit. Saint Paul a donc fait paraître plus de prudence en transgressant la loi que les enfants de lumière, qui, en vivant dans la pratique exacte de la loi de Moïse , ont méconnu Jésus-Christ qui est la véritable lumière de Dieu le Père. "

Si vous voulez savoir comment saint Ambroise, évêque de Milan, explique cette parabole, vous pouvez consulter ses commentaires. Je n'ai pu trouver ce qu'Origène et Didyme ont écrit sur ce sujet, et je ne sais s'ils ont traité cette matière ou si leur ouvrage s'est perdu. Pour revenir à la première explication que j'ai donnée à cette parabole, il me semble que nous devons employer les richesses injustes à nous faire des amis, en les distribuant non pas à toutes sortes de pauvres, mais à ceux qui peuvent nous recevoir chez eux, et " dans les tabernacles éternels ; " leur donnant peu de chose pour recevoir beaucoup d'eux, nous dépouillant des biens étrangers pour entrer en possession de ceux qui nous sont propres , et "semant avec abondance pour recueillir avec abondance; " car " celui qui sème peu moissonnera peu. "


Septième question.



En quel sens doit-on prendre ce passage de l'épître aux Romains : " Et certes, à peine quelqu'un voudrait-il mourir pour un homme juste; peut-être néanmoins qu'il s'en pourrait trouver un qui voudrait bien donner sa vie pour un homme dont la vertu lui serait connue?"

Deux hérétiques également impies, quoique engagés dans différentes erreurs, ont pris occasion de ce passage pour blasphémer ce qu'ils ne pouvaient comprendre ; car Marcion admet deux Dieux, l'un juste, et l'autre bon. Il fait le Dieu juste auteur de la loi et des prophètes, et il attribue au Dieu bon, dont il dit que Jésus-Christ est le fils, les Evangiles et les Epîtres des apôtres. Or il prétend qu'il n'y a personne, ou du moins qu'il s'en trouve très peu qui aient souffert la mort pour le Dieu juste; mais qu'une infinité de martyrs ont répandu leur sang pour le Dieu bon; c’est-à-dire pour Jésus-Christ. Arius, au contraire, attribue à Jésus-Christ le nom de " juste, " selon ce qui est écrit dans les psaumes : " O Dieu! donnez au roi la droiture de vos jugements, et au fils du roi la lumière de votre justice, " et selon ce que Jésus-Christ lui-même dit dans l'Évangile : " Le Père ne juge personne, mais il a donné tout. pouvoir de juger au Fils; " et derechef : " Je juge selon ce que j'entends; " et il attribue au Père la qualité de "bon, " conformément à ce que Jésus-Christ dit dans l'Evangile : " Pourquoi m'appelez-vous bon ? Il n'y a que Dieu le Père seul qui soit bon. " Jusqu'ici cet hérésiarque trouve de quoi se sauver et soutenir son impiété; mais dans la suite il ne fait que broncher, et ne rencontre que des précipices; car comment peut-on dire que quelqu'un peut-être voudra bien donner sa vie pour le Père, et qu'à peine en trouvera-t-on qui veuille mourir pour le Fils, puisque tant de martyrs ont répandu leur sang pour le nom de Jésus-Christ?

Si fon veut donc expliquer ce passage dans un sens simple et naturel, l'on peut dire que dans l’ancienne loi, qui exerçait envers les pécheurs une justice sévère et rigoureuse, à peine s'est-il trouvé quelqu'un qui ait répandu son sang, au lieu que la nouvelle alliance , qui n'inspire que la douceur et la miséricorde, a produit une infinité de martyrs. Mais comme l'apôtre saint Paul parle d'une manière douteuse en disant que " l'on pourrait trouver peut-être quelqu'un qui voulût bien mourir, " et que de là l’on peut conclure qu'il n'y en a que fort peu qui soient dans la disposition de sacrifier leur vie pour les intérêts de l’Evangile , il faut nécessairement donner un autre sens à ce passage, et l'expliquer par rapport à ce qui précède et à ce qui suit.

Saint Paul dit qu'il " se glorifie dans les afflictions, parce que l’affliction produit la patience, la patience l’épreuve, et l’épreuve l’espérance, et que cette espérance ne nous trompe point, " fondée qu'elle est sur ce que " l'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné, " selon ce que Dieu avait dit par un prophète : " Je répandrai mon esprit sur toute chair. " De là cet apôtre prend sujet d'admirer la bonté de Jésus-Christ, qui a bien voulu mourir pour des impies et des pécheurs comme nous, qui étions encore dans les langueurs du péché, et mourir dans le temps que Dieu avait marqué, selon ce qu'il dit lui-même : " Je vous ai exaucé au temps favorable, je vous aide au jour du salut; " et derechef : "Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut ; " dans un temps où tous les hommes s'étaient corrompus et détournés du droit chemin, et où il n'y en avait pas un seul qui fît le bien. Il n'y a donc qu'une bonté infinie et une miséricorde incompréhensible qui aient pu le porter à donner sa vie pour des impies; car la mort a quelque chose de si affreux et de si terrible qu'à peine peut-on trouver quelqu'un qui veuille bien mourir pour un homme juste et dont la vertu lui est connue, quoiqu'il s'en puisse quelquefois rencontrer qui voudront bien donner leur vie pour une chose bonne et juste. Or la marque la plus sensible que Dieu ait pu nous donner de son amour envers les hommes, c'est que dans le temps même que nous étions encore pécheurs Jésus-Christ est mort pour nous, sacrifiant sa vie sur la croix, se laissant conduire au supplice pour les iniquités de son peuple, se chargeant de nos péchés, se livrant volontairement à la mort, et souffrant qu'on le mît au nombre des scélérats, afin de nous rendre ;justes, forts et vertueux, de faibles, d'impies et de pécheurs que nous étions.

Quelques-uns expliquent ce passage de cette manière : Si Jésus-Christ est mort pour nous dans le temps que nous étions encore impies et pécheurs, avec quel zèle et quel empressement ne devons-nous pas donner notre vie pour Jésus-Christ, qui est "bon " et "juste " tout ensemble! Au reste il ne faut pas s'imaginer qu'il y ait de la différence entre " bon " et " juste," et que par ces deux mots l'apôtre saint Paul ait voulu marquer quelque personne en particulier; ils signifient simplement: une chose bonne et juste, pour laquelle il est assez difficile de trouver quelqu'un qui veuille répandre son sang, quoiqu'on en puisse quelquefois rencontrer d'assez généreux pour le faire.



Jérôme Critique sacrée - Troisième question.