Bernard, Lettres 345

LETTRE CCCXLV . AUX RELIGIEUX DE SAINT-ANASTASE (a).

b Aux Trois-Fontaines, près de Rome; l'abbé Bernard dont il est parlé plus haut était à la tête de cette maison quand il devint pape sous le nom d'Eugène III.


L'an 1140.



Saint Bernard loue ces religieux de leur amour de la règle et de leur zèle à pratiquer les devoirs de la vie religieuse; mais il les blâme de leur empressement à recourir à l'art de la médecine dans leurs maladies.

A nos très-chers fils en Jésus-Christ, les religieux de Saint-Anastase, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et constantes prières.

1. Dieu m'est témoin du haut du ciel que je vous aime tous du fond des entrailles, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que j'ai un extrême désir de vous voir si la chose était possible, non-seulement pour vous, mais aussi pour moi. Quelle consolation et quelle joie ne serait-ce pas pour moi en effet d'embrasser le fruit de mes entrailles, des enfants qui font toute ma joie et ma couronne! Mais, puisqu'il n'en peut être ainsi, je n'aurai ce bonheur que le jour où, selon toutes nos espérances en la miséricorde de Dieu, nous nous reverrons, le coeur enivré d'une joie que personne ne pourra plus nous ôter, je m'estime heureux du moins des bons rapports que me fait de vous mon très-cher frère et confrère votre vénérable abbé Bernard. Je vous félicite de tout mon coeur de la satisfaction que lui donnent votre amour de la discipline, votre zèle et votre exactitude à observer la règle de l'ordre, votre obéissance et votre amour de la pauvreté; que Dieu récompensera abondamment un jour dans le ciel. Je vous conjure de toutes mes forces, mes frères bien-aimés, de persévérer dans la voie où vous êtes entrés, et de garder la règle de l'ordre dans toute sa pureté, afin qu'elle vous garde à son tour; de conserver soigneusement l'unité d'un même esprit dans le lien de la paix (Ep 4,3), d'avoir les uns pour les autres, mais particulièrement pour vos supérieurs, cette humble charité qui est le noeud de la perfection. Pratiquez l'humilité avec une prédilection marquée, et cultivez par-dessus tout la paix entre vous, si vous voulez que l'Esprit de Dieu soit avec vous, car vous savez qu'il n'habite que dans le calme et la paix.

2. Mais il est une chose que votre vénérable père abbé me mande et que je ne saurais approuver; or je crois, comme l'Apôtre, que j'ai aussi l'esprit de Dieu en ce point. Je sais bien que l'endroit où vous êtes est malsain, et que la santé de plusieurs d'entre vous se trouve altérée; mais veuillez vous rappeler ces paroles de l'Apôtre: «Je me fais gloire de mes infirmités, qui montrent que la force de Jésus-Christ est ma force, car je ne suis jamais plus fort que quand je suis faible (2Co 12,9-10).» Certainement je compatis beaucoup à vos souffrances corporelles, mais les maladies de l'âme me semblent être autrement redoutables et mériter bien plus que les autres que nous recourions à tous les moyens possibles de les éviter. Je ne trouve donc ni convenable à l'état que vous avez embrassé ni utile au salut de vos âmes que vous recouriez à l'art du médecins dans les maladies du corps. Il est certainement permis à des religieux qui ont fait voeu de pauvreté de recourir à l'usage de simples de peu de valeur, comme cela se fait ordinairement; mais il ne convient ni à la sainteté de notre profession, ni à la pureté de notre état, non plus qu'aux pieuses rigueurs de la règle de notre ordre, que nous achetions des drogues, appelions les médecins et prenions des potions et des remèdes, tout cela n'est bon que pour les gens du monde; mais nous n'ignorons pas que «ceux qui vivent selon la chair ne sauraient plaire à Dieu (Rm 8,8).» Pour nous donc qui vivons de la vie de l'esprit, ne recherchons que des remèdes spirituels, que nos potions soient des potions d'humilité et ne cessons de nous écrier: «Seigneur; guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous (1Co 2 Ps 40)!» Voilà, mes frères, la santé à laquelle vous devez donner tous vos soins, acquérez-la, conservez-la à tout prix, et ne comptez pour rien celle que les hommes prétendent vous donner.

a Cette doctrine nous semble maintenant bien étrange; mais du moins ce passage, rapproché de ce que saint Bernard dit dans son cinquantième sermon sur le Cantique des cantiques devrait empêcher les religieux qui font profession de haïr leur chair, de recourir avec trop d'ardeur à l'art des médecins. Ils devraient se sentir arrêtés dans cette voie par l'exemple des anciens religieux qui ne recouraient aux médecins, quand par hasard cela leur arrivait, que pour apprendre d'eux le moyen de régler leur manière de vivre, comme nous le voyons dans la Vie de saint Pacôme, chap. I, que Palémon le fit un jour. D'ailleurs les Cisterciens permettent aux religieux de leur ordre de faire usage de médicaments, ainsi qu'on le voit par la lettre quatre cent cinquième et par ce que rapporte Herbert, livre 3, chap. XV. Saint Bernard lui-même ne défend pas toute espèce de remèdes, mais il veut qu'on se contente de ceux que peuvent procurer les herbes et les plantes du jardin; il ne blâme dans sa lettre que l'usage des drogues débitées dans les officines des médecins. On peut lire sur ce sujet ce que dit Cassiodore (livre des Instit. divin. chap. XXXI) et les notes de Horstius placées à la fin du volume.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCCXLV.


209. De recourir à l'art du médecin... Ce langage est bien dur et paraît peu en harmonie avec nos moeurs et nos habitudes présentes; car je ne sais s'il est personne au monde de plus empressé qu'un religieux à appeler le médecin en, cas de maladie, et si on pourrait trouver un endroit où les remèdes sont mieux préparés et mieux administrés que dans les maisons religieuses. Dirons-nous que les religieux poussent beaucoup trop loin je soin de leur santé, ou bien accuserons-nous saint Bernard d'un excès de rigueur en ce point? L'un et l'autre parti nous coûtent également à prendre, Quand saint Bernard blâme et repousse l'usage de la médecine, il a pour lui une foule de saints qui ont Pensé comme lui et qui se sont montrés aussi pou empressés à recourir à la science du médecin que peu soucieux des soins à donner à l'entretien de leur santé. Mais, d'un autre côté, ceux qui ont les médecins en honneur à cause des services qu'ils rendent dans le traitement de nos maladies, ne semblent faire autre chose que d'user, quand le besoin s'en fait sentir, des remèdes que la Providence a préparés à nos maux; ils ont pour eux non-seulement la raison, mais encore l'Ecriture sainte et l'autorité même de Dieu.

Quant à l'opinion de saint Bernard, s'il nous était permis de l'appuyer sur des preuves tirées des Histoires édifiantes ou de la Vie et des actes des saints, il ne serait pas difficile de montrer, par de nombreux exemples, le peu de soin qu'une foule de saints personnages ont pris de leur santé; ils ne connaissaient d'autre médecine, que la sobriété dans les repas, où même l'abstinence de toute nourriture.

Nous reviendrons ailleurs sur ce sujet, pour le traiter à tous ses points de vue, dans le Paradis du bonheur, que nous nous proposons, si Dieu nous prête vie, de publier un jour sous ce titre. On le trouve ailleurs intitulé: le Paradis de la piété. Je me propose depuis longtemps. de traiter ce sujet sous les deux points de vue sous lesquels ou peut le considérer, à l'aide de questions aussi variées qu'agréables et utiles, et d'une multitude de citations corroborées par une foule do, traits historiques, d'exemples et de documents qui feront un effet tout aussi bon au point de vue de la morale, qu'utile et agréable comme délassement d'esprit.

Mais, en attendant, on peut lire avec fruit, sur ce sujet, saint Basile, in Reg. fut. disp., chap. V; Estius, Corneille et Olivier Bonnart sur le trente-huitième chapitre de l'Eccli.,; Rossignol, livre 2, chapitre XII, de la Vie religieuse; Nigron, sur les Rois, commentaire XVII; François Arias, chapitre de la mortification; Blosius, dernière édition, page 654; Molan, sur les saints médecins, Rodriguez, IIIe partie, traité V, chapitre XVII; Platas, livre 3, de Bono statu, chapitre II; Barrad, sur l'Evangile, tome 2, livre V, chapitre XX. Mais, de peur qu'on ne pense que nous n'avons rien à dire en faveur de saint Bernard, quand il est lui-même en cause, nous allons faire ici quelques citations.

Voici comment saint Ambroise s'exprime dans son vingt-deuxième Octon., sur le Psaume CXVIII: «Les prescriptions de la médecine, nuisent an travail de ceux qui aiment à scruter la pensée de Dieu; elles empêchent de jeûner et détournent l'esprit de toute méditation sérieuse. Pour moi, quiconque se met entre les mains des médecins renonce à se posséder lui-même.» Il exprime la même pensée dans la distinction suivante, chapitre V. Le témoignage d'un si grand prélat nous suffit, surtout quand nous le voyons confirmé par un de ses successeurs qui hérita de son esprit en même temps que de sa place. Je veux parler de Charles Borromée, un des plus saints cardinaux de notre siècle. On lit que ce prélat, malgré le mauvais état continuel de sa santé, endura les plus grandes fatigues pour l'Eglise. L'historien de sa vie nous apprend, dans un récit aussi sérieusement qu'élégamment écrit, ce qu'il accorda à la médecine et aux soins de la santé. Ses amis lui disaient quelquefois qu'il devait, aussi bien pour les siens que pour lui-même, donner quelques soins à sa santé, attendu que de sa conservation dépendait le bien publie, qu'infailliblement tout le bien qu'il avait entrepris ne manquerait pas de s'écrouler s'il lui arrivait quelque chose de fâcheux, et qu'il en rendrait à Dieu un compte sévère. A cela Charles Borromée, répondait: Je vous remercie de l'intérêt que vous portez à la santé de mon corps et je vous prie de n'en pas avoir un moindre pour celle de mon âme; mais c'est en Dieu qu'il faut s'en reposer pour toutes les entreprises spirituelles; faire fond pour elles sur les hommes, c'est vouloir les voir bientôt périr, etc. Un peu plus loin, le même historien de sa Vie raconte ce qui lui arriva dans un voyage qu'il lit à Rome. Ses médecins, à cause de la saison où l'on se trouvait alors, avaient entrepris de le purger; il leur demanda leur avis sur le voyage qu'il projetait de faire; ceux-ci, à la pensée de l'agitation et des fatigues inséparables d'un pareil voyage, surtout dans les conditions de rapidité où il devait s'accomplir, craignirent que le mal ne fit des progrès et se montrèrent opposés au voyage; mais le prélat, sans se mettre en peine du traitement qu'il devait suivre, non plus que des avis des médecins, crut qu'il devait préférer l'intérêt du inonde chrétien à celui de sa santé et se sacrifier tout entier pour l'Eglise de Dieu, qui réclamait ses services. En le voyant résolu à suivre ce parti, les médecins voulurent du moins lui tracer le régime qu'il devait suivre et la manière dont il devait voyager. Ils lui prescrivirent de n'aller qu'en litière, et le firent suivre d'un cheval chargé d'une multitude de petits pots de drogues et de potions. Le hasard voulut que le pauvre animal tombât à la rivière; les petits pots furent brisés par sa chute et les drogues emportées par le courant; à cette nouvelle, le cardinal se mit à rire en disant: Voilà qui est de bon augure, je n'aurai sans doute plus besoin de tout cela.

Le cardinal Borromée se trouva mieux de son voyage, sans toutefois se sentir entièrement guéri, car il continua à éprouver encore des maux de tête et d'estomac. Les médecins de Rome, dans une consultation qu'ils eurent entre eux sur sa santé, furent d'avis de l'envoyer aux eaux de Lucques; ceux de Milan se trouvèrent d'un sentiment différent. Ce fut alors que le cardinal Borromée se fit un autre genre de Vie; après avoir suivi pendant toute une année les conseils et les ordonnances des médecins, le plus exactement possible, et s'être astreint, durant tout ce temps, à ne faire usage que de mets particuliers et à suivre une foule de prescriptions minutieuses, il changea tout à coup sa manière de faire et, suivant le conseil de personnes aussi éclairées que pieuses, il s'affranchit de toute espèce de régime et se mit à suivre un genre de vie beaucoup plus simple et à manger les mets les plus ordinaires d'autant plus volontiers qu'il avait pour lui l'exemple des plus saints personnages. Ce régime lui réussit à merveille, et depuis lors, non-seulement il ne souffrit plus de la fièvre, de la toux ni de l'estomac; mais il jouit d'une telle santé, qu'il remplit tous les devoirs de sa charge pastorale et en supporta les fatigues de manière à étonner la postérité.» Tel est le récit de Charles de la basilique de Saint-Pierre, de la congrégation des Clercs de Saint-Paul, qui devint plus tard évêque de Novare. Voir la Vie de Charles Borromée, livre 2, dernier chapitre.

Nous savons par le même auteur, livre 6, chapitre 6, que sur la fin de sa vie Charles Borromée menait, de concert avec quelques familiers de sa maison, une vie très-austère, au milieu des fatigues excessives et continues de sa charge pastorale et en dépit des remontrances des médecins - «Les mêmes amis qui lui avaient fait autrefois des remontrances agirent à Rome, pour obtenir du souverain Pontife, qu'il l'engageât à ne pas mortifier sa chair au delà des forces de la nature et à observer exactement le régime qu'il devait suivre, d'après les conseils des médecins. Lorsqu'il eut reçu de Rome ces recommandations du Pape, Charles Borromée lui répondit qu'il ne devait pas avoir oublié que tant qu'il avait suivi les prescriptions des médecins il s'en était mal trouvé et en était venu au point qu'il semblait n'avoir plus que quelque temps à vivre, mais que depuis près de douze ans que, sur l'avis d'hommes aussi sages que pieux, il avait tout à fait changé sa manière de vivre et renoncé à toutes les prescriptions de la médecine, il se trouvait à merveille de son nouveau genre de vie, et sa santé, que des soins infinis et une soumission scrupuleuse à toutes les décisions des médecins n'avaient pu remonter, s'était raffermie par sa manière simple et commune de vivre et lui promettait de longues années encore. Si à l'âge de quarante-six ans auquel il était arrivé il voulait se remettre entre les mains des médecins, dont il avait depuis longtemps pris l'habitude de se passer, il était convaincu que ce ne serait qu'au double détriment de ses devoirs épiscopaux et de sa santé et au péril même de sa vie. S'il parlait ainsi, ce n'était pas par mépris de la médecine et des médecins, car il se serait fait scrupule de négliger un iota des prescriptions de ces derniers en cas de maladie; il ne dédaignait pas même au besoin de recourir à leurs conseils, mais il pensait que s'astreindre constamment à les suivre à la lettre, était une chose aussi incompatible avec ses idées sur la sainteté qu'avec les devoirs de la vie d'un évêque, ce que d'ailleurs un médecin qu'il venait de consulter avait jugé comme lui. Les anciens Pères, et saint Ambroise en particulier, pensaient que les prescriptions de la médecine nuisent beaucoup au travail de ceux qui veulent scruter la pensée de Dieu, empêchent do-, jeûner et détournent l'esprit de toute méditation sérieuse, et qu'on ne pouvait se mettre entre les mains des médecins sans renoncer à se posséder soi-même: il n'y a rien qui détourne un homme de l'amour de la règle et de la discipline comme le soin de sa santé. Il avait d'ailleurs pour modèle le Pape lui-même, qui se mettait peu en peine, en ce qui le concernait, des prescriptions de la médecine. Il est vrai que plus tard, tomme on le lui disait, il pourrait peut-être subir les conséquences de son genre de vie; mais fallait-il, dans la crainte d'un mal incertain, négliger dès maintenant le bien qu'il pouvait faire et prévenir le mai de si loin? A ce compte il n'y aurait plus personne qui dû mortifier sa chair et pratiquer les oeuvres de pénitence, qui pourtant sont d'une absolue nécessité pour un chrétien.

Voilà en quels termes, ou à peu près, Charles Borromée répondit au Pape; aussi, au nombre des sentences qu'on lui attribue se plaît-on à compter celle-ci. Un évêque ne saurait remplir les devoirs de sa charge s'il se préoccupe trop des soins que peut réclamer sa santé et s'il ne songé qu'à ces mille et une choses qui peuvent ou la compromettre ou la préserver. Voir le livre VII de sa Vie, chapitre V.

Après cette digression à l'appui des paroles de notre saint Docteur, concluons en convenant qu'en certains endroits il peut paraître un peu trop sévère envers les médecins, pour ne pas dire envers les infirmes et les malades, auxquels il semble interdire tout recours aux médecins et aux remèdes qu'ils prescrivent. En effet, dans le sermon XXX sur le Cantique des cantiques, il s'exprime ainsi à propos de ces paroles de l'Evangile: «Quiconque voudra sauver son âme la perdra (Mt 16): «Que dites-vous, vous qui observez les diverses qualités des viandes et négligez la pureté des moeurs? tandis qu'Hippocrate et ses disciples vous enseignent le moyen de sauver votre vie en ce inonde, Jésus-Christ et ses disciples vous apprennent à en faire le sacrifice; duquel des deux préférez-vous suivre les leçons? Mais au fait allez voir de quel maître on écoute la voit quand on discute sur, les propriétés des choses que l'on mange en disant: Ceci est contraire aux yeux, cela, à la tête; cette autre chose n'est pas bonne pour la poitrine ou pour l'estomac,» etc. Il est vrai qu'on peut citer quelques auteurs qui ont essayé de donner à ces paroles de notre Saint un sens un peu moins rigoureux. Nous avons indiqué plus haut les auteurs et les passages qu'on peut consulter avec fruit sur ce sujet, nous recommandons surtout l'endroit de saint Basile que nous avons cité (Note de Horstius).

On a encore, sur le sujet qui nous occupe, une lettre de Nicolas Faber où cet auteur dit ce qu'il pense de la lettre de saint Bernard. A son avis notre Saint vent qu'on ne recoure au médecin que rarement et avec discrétion, parce qu'il ne convient pas que des gens qui ont fait voeu de pauvreté et de vie mortifiée, oublient leurs engagements, même quand ils sont malades. Il veut donc qu'on supporte patiemment les indispositions et les maladies qui ne font point obstacle à la pratique des exercices de la vie religieuse, mais il veut aussi qu'en toutes ces choses on tienne un compte égal des exigences de la nature et des devoirs de la vie religieuse (Note de Mabillon).




LETTRE CCCXLVI. AU PAPE INNOCENT.



L'an 1141

Saint Bernard engage le pape Innocent à ne pas se montrer favorable à l'archevêque d'York, dont la cause est mauvaise.


A son très-cher père et seigneur Innocent, souverain Pontife par la grâce de Dieu, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.



Il est dit: Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus (Mt 20,16 Mt 12,14). Ce n'est donc pas un argument fort concluant de la bonté d'une chose que le nombre de ceux qui la jugent bonne et l'approuvent. L'archevêque d'York dont j'ai déjà eu plusieurs fois occasion de parler à Votre Sainteté dans mes lettres, est allé vous trouver; c'est un homme qui fait beaucoup plus de fond sur ses immenses richesses que sur l'aide de Dieu. Sa cause ne vaut pas grand'chose, elle est même bien mauvaise; car, si, j'en crois le témoignage de personnes dignes de foi, il n'y a absolument rien de bon en elle. Je me demande en conséquence ce que cet homme, étranger à tout sentiment de justice, espère obtenir de celui qui veille sur la justice et protége l'équité. Espérait-il, par hasard, faire de la justice, à Rome, ce qu'il en a fait en Angleterre? Après l'avoir engloutie là où elle coule comme un fleuve ordinaire, il se figure qu'il n'aura qu'à ouvrir la bouche pour l'engloutir encore là où elle est large comme le Jourdain. Il vous arrive suivi d'une foule de gens gagnés par son or ou ses instances. Il n'y en a qu'un qui ait échappé à ses filets pour vous informer de tout ce qui s'est passé. Seul au péril de ses jours, celui-là a osé se lever contre lui, pour servir de mur et de rempart à la maison d'Israël. Seul, il n'a pas voulu fléchir le genou avec les autres devant l'idole pour l'adorer, selon l'ordre du roi. Mais j'ai tort de dire qu'il s'est échappé seul, puisque la justice est avec lui, l'a pris dans ses bras comme son fils bien-aimé et l'a reçu comme devait le faire une mère qu'il avait comblée d'honneur (Qo 15,2). Je me demande ce que fera le vicaire de saint Pierre dans une pareille conjoncture; agira-t-il autrement que le fit saint Pierre lui-même à l'égard de celui qui pensait pouvoir acheter le don de Dieu à prix d'argent (Ac 8,20)? Il ne saurait le faire. C'est pour que les portes de l'enfer ne prévalent point contre l'Église qu'elle a été fondée sur ce roc (Mt 16,18). Si je m'exprime ainsi, ce n'est que d'après ceux qui ne parlent que sous l'inspiration de l'esprit de Dieu.




LETTRE CCCXLVII. Au MÊME PAPE INNOCENT.



L'an 1141.



Saint Bernard recommande au pape Innocent les députés de l'Église d'York qui se rendent à Rome à cause de l'affaire de l'archevêque Guillaume.



A son bien-aimé père et seigneur le pape Innocent, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'hommage de son néant.



Les personnes qui se présentent en ce moment devant vous sont des hommes simples, droits et craignant Dieu; il n'y a que l'esprit de Dieu qui les amène à vos pieds, ils n'ont en vue que la justice; toute leur ambition se borne à obtenir qu'elle leur soit rendue. Daignez, je vous en prie, jeter un regard favorable sur ces pauvres religieux a fatigués de la route qu'ils ont faite. Il n'a fallu rien moins que le motif, qui les pousse pour les déterminer à entreprendre un si long voyage, afin d'arriver jusqu'à vous, à braver la longueur du chemin par terre et ses périls sur mer, à ne compter pour rien enfin ni la neige des Alpes, ni les dépenses d'un pareil voyage, qui sont énormes pour de pauvres religieux comme eux. Je vous conjure donc, très-saint Père, de ne pas permettre que les intrigues ni l'ambition de qui que ce soit réussissent à rendre vaines de pareilles fatigues, surtout quand on songe que ces bons religieux ne recherchent en toutes choses que l'intérêt de Jésus-Christ et ne comptent le leur pour rien; car je ne pense pas que leurs ennemis mêmes, s'ils en ont, les soupçonnent de s'être embarqués dans cette affaire par un motif personnel de haine ou d'amour qui ne soit pas le pur amour de Dieu. Que ceux donc qui tiennent pour Dieu se mettent de leur côté. Si l'arbre infructueux occupe plus longtemps la terre, à qui s'en prendra-t-on, sinon à celui qui tient la coignée en main?



a C'étaient fort probablement l'abbé et quelques religieux de Wells, car ils se montrèrent, ainsi que les religieux de Ridat dont il est question dans les deux lettres suivantes, fortement opposés à l'intrus Guillaume.




LETTRE CCCXLVIII. AU MÊME PAPE INNOCENT.



L'an 1141



Pour Arnoulphe (a), élu évêque de Lisieux.



A son bien-aimé père et seigneur Innocent, parla grâce de Dieu souverain pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.



1. Béni soit Dieu le père de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour avoir de nos jours consolé son Église, l'épouse sans tâche de son Fils bien-aimé, et l'avoir affranchie de l'oppression des méchants et rendue à la liberté. Les schismes (b) sont éteints, les hérésies exterminées, et la tête orgueilleuse des grands abaissée à vos pieds. Je me rappelle avoir vu, pendant le schisme, l'impie marcher la tète haute, aussi haute que les cèdres du Liban, je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus; et pendant le règne de l'hérésie, je vis une multitude d'erreurs renaître de leurs cendres, et maintenant la bouche des hérétiques est réduite au silence. Le tyran de Sicile se trouve à présent aussi profondément humilié sous la main du Tout-Puissant, qu'il s'était jadis montré fier et hautain; enfin, de quelque côté qu'on jette les yeux, partout on voit les fruits de la victoire que l'Église a remportée par vos soins, avec le puissant secours dit bras du Très-Haut.

2. Il reste pourtant une ombre au tableau, c'est le comte c d'Anjou, ce puissant oppresseur des gens de bien, cet ennemi de la paix et de la liberté de l'Église. Il dirige maintenant ses coups contre l'Église de Lisieux, dont il veut que le pasteur entre dans sa bergerie par une autre entrée que celle de la porte légitime. Mais on ne saurait annuler ce qui a été fait, et si un juge sage et prudent examine et pèse la manière dont les choses se sont passées, il est impossible qu'il ne conclue pas à la confirmation de tout ce qui s'est fait, tant il est évident qu'il ne s'est rien fait que pour le bien. D'ailleurs, tout concourt à le prouver: le sujet élu, la forme qu'on a observée dans son élection, celui qui l'a conduite et même l'adversaire qui la combat. En effet, s'il s'agit de la personne de celui qui a



a Arnoulphe était archidiacre de Séez quand il fut élu, en 1141, évêque de Lisieux en Neustrie; c'était un homme instruit qui s'était fait un nom par ses lettres; Pierre le Vénérable écrivit au pape Innocent à l'occasion de son élection, une lettre qui est la septième du livre IV. Cette lettre de saint Bernard commença par être placée la dernière, c'est-à-dire la;trois cent soixante-septième dans l'édition de Jean Picard. Horstius l'omit dans la sienne; mais elle se retrouve dans le tome III du Spicilège. Il a déjà été question de cet Arnoulphe dans la deux cent quarante-huitième lettre.



b D'Anaclet et de Victor, et l'hérésie de Pierre Abélard.



c Geoffroy Plantagenet fils de roulque, roi de Jérusalem et père de Henri 2, roi d'Angleterre.



été élu, il se trouve que vous avez en lui un de vos fils les plus chers et les plus goûtés. Si on ne considère que la marche suivie dans cette élection, il ne s'en peut voir où les règles établies et les saints canons aient été observés avec une plus entière liberté. Faut-il parler de celui qui a conduit toute cette affaire? C'est un homme pieux et craignant Dieu. Enfin, si on se demande quel adversaire rencontre cette élection. on est forcé de reconnaître que c'est un homme qui n'a pas Dieu pour lui dans ce qu'il fait; un ennemi déclaré de l'Église et de la croix de Jésus-Christ. D'ailleurs, toutes les fois qu'il y a doute sur le jugement qu'on doit porter d'une chose, il n'est guère de meilleur moyen pour savoir à quoi s'en tenir que de voir si elle a les sympathies des gens de bien et si elle dépilait aux méchants. On objecte que le comte d'Anjou en a appelé à Rome; mais pour quel sujet, je vous le demande, a-t-il interjeté cet appel? quel tort, quel dommage lui a-t-on fait? Loin d'être opprimé, il est oppresseur; aussi n'est-ce point pour repousser une injustice qu'il a recours à cet appel, mais pour entraver la consécration d'un évêque.

3. Puisque tout dans cette affaire, non-seulement la piété de celui qui l'a conduite, mais votre affection pour la personne de l'élu et la justice de sa cause, concourent à la même conclusion, il semblera peut-être inutile que j'intercède auprès de vous en faveur de celui dont l'humilité a déjà eu recours à votre autorité; je le ferai pourtant et je parlerai à mon Seigneur, quoique je ne sois que cendre et poussière; oui, je parlerai, moi l'humble serviteur de l'Epouse, à l'ami de l'Epoux et je le prierai de ne pas trouver mauvais ce que je me permettrai de lui dire. Du levant au couchant, l'Eglise est commise à vos soins, vous devez lui servir de mur et de rempart contre toutes les attaques de ses ennemis, et, à l'ombre de vos ailes, abriter tous ses enfants. Recevez donc l'évêque de Lisieux comme le propre fruit des entrailles maternelles de l'Eglise romaine, et renvoyez-le comblé de joie et de bénédictions afin que ses ennemis ne puissent se vanter de l'avoir emporté sur lui. Armez-vous de votre glaive, ô mon père, et défendez la cause d'un de vos fils qu'on opprime; terrassez son ennemi et assurez la liberté de l'Église, car nous ne sommes pas les enfants d'une mère esclave, mais de celle qui, comme nous, est libre de la liberté du Christ.




LETTRE CCCXLIX . AU MÊME PAPE.



L'an 1141.



Saint Bernard recommande un de ses amis au pape Innocent.



A son bien-aime père et seigneur Innocent, par la grâce de Dieu souverain pontife, le frère B..., abbé de Clairvaux, l'hommage de son néant.



Je ne veux point profiter seul du crédit dont je jouis auprès de vous, il faut que je le partage avec mes amis, d'autant plus que je ne crains pas que ce trésor ne puisse suffire en même temps à eux et à moi: il est si grand que je puis convier une foule d'amis à venir y puiser sans appréhender de le trouver vide quand j'irai moi-même. C'est pour mol un bien gratuit, j'en fais part, avec la même libéralité que vous me le donnez. Je vous recommande donc celui qui doit vous remettre cette lettre, et qui d'ailleurs se recommande assez de lui-même. C'est un ami des pauvres de Jésus-Christ et le serviteur de vos serviteurs; aussi prié je Votre Excellence, s'il a affaire avec vous, de l'accueillir avec votre bonté habituelle pour l'amour de moi, ou plutôt à cause de son propre mérite qui est assez grand pour que vous l'écoutiez d'une oreille favorable.




LETTRE CCCL. AU MÊME PAPE.



L'an 1141



Saint Bernard demande ait Pape sa bénédiction pour un de ses parents.



Le jeune homme qui vous remettra cette lettre passe pour un brave et vaillant militaire; il se rend à Jérusalem pour combattre de meilleurs combats que dans nos contrées. II veut que je vous prie de bénir sa sainte entreprise, de l'honorer de votre faveur et de le soutenir de vos prières. Il est mon parent, or, comme dit le Prophète, je dois prendre intérêt aux membres de ma famille.




LETTRE CCCLI. AU MÊME PAPE.



Saint Bernard recommande quelques pauvres au pape Innocent.



Il ne se passe presque pas de jour que je ne vous écrive pour vous présenter quelque requête; je me trouvé dans la nécessité ou de manquer au devoir de l'amitié en refusant de vous écrire, ou de vous importuner en me laissant aller à vous solliciter; en même temps que la voix de l'amitié m'excite à vous prier, la crainte d'être importun me dissuade de le faire, et peu s'en faut que la dernière ne l'emporte sur la première. Riais, après tout, je me dis que l'Épouse de Jésus-Christ n'a pas d'autre asile où reposer sa tête et recourir dans ses tribulations et ses misères que l'ami de son Epoux. Les pauvres que vous voyez devant vous vous sont envoyés par des pauvres comme eux, ils ont bravé les dangers d'un long voyage par terre et par mer pour venir s'abriter à l'ombre de vos ailes et se reposer sur le roc même de la foi catholique, dans le sein charitable du successeur des apôtres. Ils ont eu beaucoup à souffrir des méchants, qui ne leur ont guère épargné les peines et les tribulations; mais la manière dont vous entendez les devoirs de votre charge apostolique et dont vous agissez depuis longtemps m'est un sûr garant que vous ne ferez acception de personne en faveur du riche contre le pauvre qui a recours à vous; aussi n'est-ce que pour être agréable aux religieux de notre ordre qui vous envoient ces pauvres, que je vous prie de prêter l'oreille à leurs voeux, en raison de la justice de leur cause et en vue de celui qui ne rejette jamais la prière du pauvre.




LETTRE CCCLII. OU PRIVILÈGE (a) ACCORDÉ A SAINT BERNARD PAR LE PAPE INNOCENT II.

a Il nous a semblé que nous devions placer après toutes les lettres de saint Bernard au pape Innocent ce privilège que nous trouvons dans le Spicilège, tome X, page 353, à l'histoire de l'abbaye de Fontaines-Blanches, du diocèse de Tours.



Le pape Innocent accorde de très-grands privilèges à saint Bernard et à l'ordre de Cîteaux, à cause des éminents services rendus au saint Siège par saint Bernard.


Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très-cher fils Bernard, abbé de Clairvaux, et à tous ses successeurs légitimes à perpétuité...., etc.

C'est à vous, l'abbé Bernard (b), mon très-cher fils en Dieu, c'est à l'inébranlable et infatigable constance, au zèle pieux et au discernement dont vous avez fait preuve pour la défense de l'Église romaine pendant le schisme de Pierre de Léon, c'est à l'énergie avec laquelle vous vous êtes posé comme un mur d'airain autour de la maison d'Israël, c'est au zèle avec lequel, par de nombreuses et pressantes raisons, vous avez fait entrer dans l'unité catholique et replacé sous l'autorité du successeur de Pierre, les rois, les princes et toutes les puissances tant ecclésiastiques que séculières, que sont dus les grands et précieux avantages dont l'Eglise de Dieu et nous-mêmes jouissons à présent. Pour reconnaître de si grands services et répondre à vos justes désirs, nous plaçons sous la protection du saint Siège apostolique la maison de la bienheureuse vierge Marie, dont vous êtes présentement abbé, ainsi que toutes celles qui en dépendent; nous ordonnons que tous les biens qu'elle possède actuellement, conformément au droit et aux canons, et tous ceux qu'elle acquerra désormais soit de la munificence du saint Siège, soit de la libéralité des princes et des rois, soit enfin de la générosité des fidèles ou à tout autre titre légitime, vous appartiennent à perpétuité, à vous et à vos successeurs légitimes. Nous défendons de plus à tous, soit évêques ou archevêques, de citer ni vous, ni vos successeurs, ni aucun abbé de l'ordre de Cîteaux, à comparaître devant quelque concile ou synode que- ce soit, excepté dans les causes qui concernent la foi. Et, comme l'abbaye de Cîteaux est le principe et la source de l'ordre tout entier, nous voulons qu'elle ait le privilège, à la mort de son abbé, d'en élire un parmi tous les abbés et religieux de l'ordre, sans que personne puisse faire opposition à l'exercice de ce droit; nous accordons de même à toutes les autres abbayes de l'ordre de Cîteaux, qui en ont une ou plusieurs autres sous leur dépendance ou fondées par elles, la faculté, à la mort de leur propre abbé, de s'en choisir un à leur gré parmi ceux qui dépendent d'elles, ou parmi tops les religieux de l'ordre de Cîteaux; enfin les abbayes qui n'en ont pas d'autres sous leur dépendance pourront se choisir un abbé parmi tous les religieux de l'ordre sans aucune exception. De plus, nous voulons qu'aucun archevêque, évêque ou abbé ne puisse recevoir ou retenir, sans votre consentement, aucun frère convers qui aura fait profession dans une de vos maisons, bien qu'il ne soit point religieux. Nous vous exemptons aussi de payer la dîme des terres que les religieux de votre ordre font valoir de leurs propres mains ou à leurs frais et des animaux qu'ils nourrissent. Que personne donc....

La paix de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec tous ceux qui conserveront à vos maisons les biens qui en dépendent; qu'ils reçoivent ici-bas la récompense de cette bonne action, et que plus tard le souverain Juge leur donne le prix de l'éternelle félicité. Ainsi soit-il. Innocent, évêque de l'Eglise catholique; Matthieu, évêque d'Albano; Romain, cardinal diacre de Sainte-Marie-du-Portique; Jean, cardinal prêtre du titre de Saint-Chrysogone; Grégoire, cardinal diacre du titre des saints Sergius et Bacchus. Donné à Lyon, de la main d'Haimeric, cardinal diacre et chancelier de la sainte Eglise romaine, le 17 février, indiction 11, l'an de grâce 1131, la troisième année du pontificat du pape Innocent II.

b Geoffroy rapporte ces paroles au livre III de la Vie de saint Bernard, n. 22.




Bernard, Lettres 345