Bernard, Lettres 353

LETTRE CCCLIII. A GUILLAUME (a), ABBÉ DE RIDAL.



L'an 1141



Saint Bernard exhorte l'abbé Guillaume à supporter patiemment l'injuste ordination de l'archevêque d'York.



A son très-cher frère et confrère Guillaume, abbé de Ridal, le frère Bernard de Clairvaux, salut avec l'esprit de conseil et de force.



J'ai appris avec une vive douleur ce qui s'est fait su sujet de votre archevêque; aussi, connaissant votre zèle et craignant qu'il ne s'enflammât beaucoup trop et ne dépassât les bornes au détriment de notre ordre et de votre maison, j'ai cru que je devais vous écrire quelques mots de consolation et vous rappeler que nous devons supporter avec patience les maux où notre conscience n'est point engagée, car je sais très-bien que vous n'êtes pour rien dans le mal qui s'est fait et que vous n'avez rien à vous reprocher de ce côté-là; vous vous y êtes même opposé de toutes vos forces. Or d'après saint Augustin *, les fautes d'autrui ne nous sont point imputables si nous n'y consentons point, elles le sont bien moins encore si nous les condamnons; ne vous tourmentez et ne vous découragez donc point. Pour ce qui est des ordinations et des autres sacrements, rappelez-vous bien que celui qui baptise et consacre n'est autre que Jésus-Christ même, le vrai pontife de nos âmes; toutefois, il n'y a pas lieu de contraindre à recevoir les ordres de sa main ceux qui auraient de la répugnance à le faire. Mais je n'en tiens pas mains pour certain qu'on n'a rien à craindre dès que les sacrements qu'on reçoit sont administrés selon les règles de l'Eglise. S'il en était autrement, il faudrait sortir de ce monde; car je ne connais pas d'autre moyen d'éviter tous les méchants que l'Eglise tolère. Pour en finir, le Pape ne tardera pas à être informé de toute cette affaire, vous pourrez régler sans crainte votre conduite sur ce qu'il aura décidé ou prescrit; mais en attendant son jugement, sachez souffrir avec calme et patience.



a Ce Guillaume, abbé de Ridal, monastère de l'ordre de Cîteaux, situé dans le diocèse d'York, est le même que celui qui écrivit la première lettre de saint Bernard sous sa dictée. Voir sur l'abbaye de Ridal le Monasticon d'Angleterre, page 727.



* Sermon 18, sur les paroles du Seigneur, chap. 18. Deux circonstances où le péché d'autrui ne nous peut être imputé. Que penser des ordinations faites par un évêque intrus. Voir sa lettre 321.




LETTRE CCCLIV. A MÉLISENDE, REINE DE JÉRUSALEM, FILLE DU ROI BAUDOIN ET FEMME DU ROI FOULQUES.



L'an 1142



Saint Bernard donne à cette reine des conseils sur la conduite qu'elle doit tenir après la mort du roi Foulques, son mari.



A l'illustrissime reine de Jérusalem, M..., Bernard, abbé de Clairvaux, salut et valu qu'elle trouve grâce auprès de Dieu.



Si je n'envisageais que voire titre de reine, votre puissance et votre naissance illustre, je pourrais me croire indiscret de vous écrire au milieu des soins multipliés et des embarras sans nombre qui vous assiègent au sein de votre cour; tous les titres que vous avez jettent un vif éclat. aux yeux des bommes, et ceux qui ne les possèdent pas portent envie à ceux qui les ont et ne trouvent d'heureux que ceux dont ils sont le partage. Hélas! quel bonheur véritable peut- il y avoir dans la possession de biens qui ont moins de durée que l'herbe des champs et sont aussi fragiles et périssables qu'elle? Ce sont des biens, je le veux, mais pourtant comment appeler ainsi des choses qui n'ont rien de stable, qui changent tous les jours et sont destinées à passer et à périr, parce qu'elles participent en quelque chose à la chair dont il est dit: «Toute chair n'est que de l'herbe et toute sa gloire est pareille à la fleur des champs (Is 40,6)?» Ce ne sont donc pas tous ces titres qui devaient m'empêcher de vous écrire, puisque l'éclat en est fugitif et la beauté vaine. Pourtant la pensée des soins nombreux qui vous assiègent fera que je renfermerai en quelques lignes ce que j'ai à vous dire et que je vous prie de vouloir bien écouter. Mes conseils seront courts mais salutaires; daignez les recevoir des lointains pays d'où ils vous viennent comme une petite semence qui produira un jour une moisson abondante; ce sont les conseils d'un ami qui n'a point en vue ses propres intérêts et qui ne pense qu'à votre gloire; vous savez que vous n'aurez jamais de meilleurs conseillers que ceux qui ne songent qu'à vous, sans regarder aux faveurs dont vous pourriez les combler. Le roi votre époux est mort; le roi votre fils est trop jeune pour supporter le poids de la couronne; tout le monde a les yeux tournés vers vous, car c'est à vous que reviennent tous les embarras du gouvernement. Armez-vous donc de courage, montrez dans un corps de femme l'énergie d'un homme qui ne s'inspire dans toutes ses actions que de pensées de force et de sagesse. Conduisez-vous en toute occasion avec tant de prudence et rte modération que chacun s'imagine que ce n'est glas une reine mais un roi qui continue à gouverner; ne donnez point lieu aux étrangers de se demander où est le roi de Jérusalem. Je ne le puis, direz-vous, cela dépasse mes forces et ma capacité. Il faut être homme pour agir comme vous me le conseillez; or je ne suis qu'une pauvre femme faible, impressionnable, inhabile et tout à fait novice dans les affaires. Je le sais, ma fille, et tout cela est sérieux, mais je sais aussi que. si les flots soulevés de la mer sont puissants, Celui qui de là-haut les calme est plus puissant encore. Oui certainement, les devoirs que vous avez à remplir sont grands, mais Dieu qui est notre aide et notre soutien est bien grand aussi et sa puissance est infinie.




LETTRE CCCLV. A LA MÊME REINE DE JÉRUSALEM.

L'an 1142



Saint Bernard recommande à la reine de Jérusalem des religieux de Prémontré qui se rendaient en terre sainte.



Je présume tellement de vos bontés que je me permets de vous recommander les religieux de Prémontré: cette recommandation ne vous paraîtra peut-être pas moins présomptueuse de ma part qu'inutile à ces bons frères qui se recommandent assez par eux-mêmes pour n'avoir pas besoin que j'intercède pour eux. Vous trouverez en eux, si je ne me trompe, des hommes de conseil, des religieux aussi fervents pour leurs devoirs et patients dans l'épreuve que puissants en oeuvres et en paroles. S'ils vous arrivent recouverts des armes de Dieu et les flancs ceints du glaive de l'esprit, c'est-à-dire du glaive de la parole, ce n'est pas pour combattre les combats de la chair et du sang, mais c'est pour faire la guerre aux puissances mauvaises de l'air. Recevez-les comme des guerriers pacifiques, doux aux hommes et redoutables seulement aux démons; ou plutôt recevez en eux Jésus-Christ même, la cause unique du voyage qu'ils entreprennent.




LETTRE (a) CCCLVI. A MALACHIE ARCHEVÊQUE D'IRLANDE.



L'an 1141.



Saint Bernard renvoie à Malachie les religieux qu'il lui avait contés et s'excuse sur la multitude de ses affaires de ne les avoir point dressés et formés aussi parfaitement qu'il l'eût désiré aux pratiques de la vie religieuse.



A Malachie, évêque par la grâce de Dieu et légat du saint Siège, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peuvent la prière d'un pécheur et le dévouement d'un pauvre religieux.



J'ai fait ce que Votre Sainteté m'a demandé, sinon comme je l'aurais voulu, du moins aussi bien que le peu de temps dont je dispose me l'a permis. Je suis accablé d'affaires si nombreuses et si difficiles, que je ne sais même pas comment j'ai pu réussir à faire le peu que j'ai fait. Je ne vous envoie que quelques grains, comme vous le voyez; vous en aurez à peine assez pour ensemencer un petit coin du champ où le véritable Isaac s'était retiré pour donner un libre cours à ses pensées, la première fois qu'il aperçut la jeune Rébecca, que le serviteur d'Abrabant son père lui amenait pour l'unir à jamais à lui par les liens d'un éternel mariage (Gn 24,61). Mais ne méprisez pas cette faible semence, sans elle nous verrions aujourd'hui s'accomplir au milieu de vous ces paroles du Prophète: «Si le Seigneur ne vous l'avait ménagée nous serions devenus semblables à Sodome et à Gomorrhe (Is 1,9).» Je l'ai répandue dans votre champ, c'est à vous de l'arroser maintenant, et Dieu la fera croître. Je vous prie de saluer tous les saints religieux qui sont auprès de vous et je me recommande à leurs prières ainsi qu'aux vôtres. Adieu.



a Usber, pour qui cette lettre est la quarante-troisième des lettres irlandaises, en prend occasion d'entrer dans quelques détails sur l'abbaye de Monaster-Mohr et sur plusieurs autres maisons de Cisterciens de la même province.




LETTRE CCCLVII. AU MÊME ARCHEVÊQUE.



L'an 1142

Saint Bernard prie Malachie non-seulement de lui continuer son affection, mais de redoubler même d'amitié pour lui, et lui demande de lui en donner des preuves dans le boit accueil qu'il le prie de faire aux religieux qu'il lui envoie.



A son bien-aimé père et très-révérend seigneur Malachie, évêque par ta grâce de Dieu, et légat du saint Siége apostolique, le serviteur de Sa Sainteté, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses humbles prières.



1. Vos paroles, mon très-cher Père et seigneur, me semblent aussi douces à entendre que le miel à goûter, et c'est pour moi un bonheur de penser à Votre Sainteté. Si je suis capable de quelques sentiments d'affection, de dévouement et de reconnaissance, vous les méritez tous par l'amitié que vous me témoignez. Mais je crois toute protestation superflue en présence de sentiments qui débordent; l'esprit de Dieu qui est en vous, vous rend témoignage, j'en suis sûr, que dans mon néant je vous suis entièrement dévoué. Mais vous, de votre côté, Père bien-aimé et vivement regretté, ne perdez pas le souvenir d'un pauvre religieux qui vous est attaché du fond de son âme et par tous les liens de l'affection, daignez ne pas l'oublier. Je ne vous demande pas de m'accorder votre amitié, comme si depuis longtemps déjà mon néant n'en fût honoré dans le Seigneur; mais je voudrais voir augmenter tous les jours une affection déjà ancienne pour moi. Je vous recommande mes enfants ou plutôt les vôtres, d'autant plus vivement qu'ils se trouvent maintenant plus loin de moi. Vous savez qu'après Dieu je n'ai pas eu autre chose en vue que de céder, en vous les envoyant, à vos désirs; c'étaient pour moi des ordres auxquels il me semblait que je n'aurais pu résister sans offenser Dieu. Agissez donc maintenant comme il est juste que vous le fassiez, ouvrez-leur les entrailles de votre charité et qu'ils ressentent les effets de votre protection; ne vous lassez jamais de cultiver avec sollicitude et diligence ce jeune plant que votre main a planté, si vous ne voulez pas qu'il périsse.

2. J'ai appris par votre lettre et par le récit de nos frères que votre maison est déjà dans un état prospère et qu'elle grandit en même temps au temporel et au spirituel, je vous en félicite de tout mon coeur et j'en rends de grandes actions de grâces à Dieu, ainsi qu'à votre paternelle sollicitude. Mais, comme les nouveaux établissements religieux réclament une plus grande vigilance, surtout dans un pays et au milieu de populations où la vie monastique a été inconnue jusqu'à présent, je vous conjure, au nom de Dieu, de ne pas cesser de soutenir cette maison et de. travailler à mener à bonne fin une oeuvre que vous avez si heureusement commencée. J'aurais vu avec satisfaction nos religieux rester chez vous; mais il peut se faire que ceux de votre pays, dont les moeurs sont moins régulières et qui ont témoigné une plus grande répugnance pour nos observances qui étaient nouvelles pour eux, aient été en grande partie la cause que nos religieux sont revenus ici.

3. Je vous ai renvoyé le religieux Chrétien, mon très-cher fils et le vôtre, après l'avoir instruit le mieux qu'il m'a été possible, de tout ce qui concerne notre ordre,et j'espère qu'il sera encore plus exact à le faire observer. Ne soyez pas étonné que je ne vous envoie point d'autres religieux avec lui; il n'est pas facile d'en trouver qui soient tels qu'il vous les faut et qui consentent à se rendre dans votre pays; or je n'ai pas cru devoir forcer personne à le faire. Notre très-cher frère Robert a a bien voulu, en fils obéissant, consentir sur ma demande à se rendre auprès de vous; vous voudrez bien l'aider de tout votre pouvoir soit pour les constructions qu'il aura à faire, soit pour tout ce qu'exigera l'établissement que vous projetez. Je vous conseille aussi de suggérer aux religieux sur lesquels vous comptez pour la maison que vous fondez, la pensée de s'unir aux nôtres; la maison y gagnera et votre autorité n'en deviendra que plus respectée. Que Votre Sainteté se souvienne toujours de moi devant le Seigneur et jouisse d'une parfaite santé.




LETTRE CCCLVIII. AU PAPE CÉLESTIN.



L'an 1142



Saint Bernard implore le secours et l'intervention du Pape pour procurer la paix à Thibaut, comte de Champagne.



Je m'unis au comte Thibaut pour vous faire la même prière que lui; il est un enfant de paix, il ne désire rien tant que la paix et c'est à vous que nous nous adressons pour l'obtenir. Vous n'êtes le successeur des apôtres et vous n'occupez leur place que pour travailler au règne de la paix; mais il y a peu de gens qui s'en montrent dignes. On ne peut nier que votre serviteur ne soit du nombre de ceux qui aiment la paix, est-il



a On ne sait pas bien quel est ce Robert. Peut-être est-ce le même que celui dont a parlé Serlon dans l'histoire de l'abbaye de Wells, tome I du Monasticon d'Angleterre, pages 742 et 749. Après avoir été religieux de l'abbaye de Witteley, il avait fait cause commune avec les religieux sortis du monastère d'York, dont il est question dans la lettre quatre-vingt-quinzième et suivantes. Peut-être aussi ce Robert n'est-il autre que le parent de saint Bernard. Ce serait alors le même que celui à qui est adressée la première lettre de notre Saint.



aussi de ceux qui méritent d'en jouir? C'est à vous d'en juger; mais quand ni lui ni moi n'en serions dignes, le bien de l'Epouse du Christ, qui n'est autre que l'Église, la réclame pour nous, et l'ami de l'Epoux ne saurait contrister son Epouse. D'ailleurs, c'est au saint Siège qu'il appartient d'étendre sa sollicitude à toutes les Eglises du monde et de travailler à les tenir unies sous son autorité; c'est donc pour lui aussi un devoir de faire en sorte qu'elles conservent toutes entre elles l'unité d'un même esprit dans les liens de la paix. Procurez-nous donc la paix, travaillez à nous en faire jouir, sinon pour vous acquitter d'une dette à notre égard, du moins pour agir selon l'esprit de votre ministère. Je m'arrête de peur de paraître vous donner un ordre.




LETTRE CCCLIX. LES RELIGIEUX DE CLAIRVAUX AU PAPE CELESTIN.



L'an 1153



Les religieux de Clairvaux désirent que le Pape détourne l'abbé de Morimond de faire le pèlerinage de Jérusalem.



Au souverain Pontife C..., le petit troupeau de Clairvaux, l'hommage du plus humble et entier dévouement et tout ce que peut la prière des pauvres.

Nous sommes heureux de vous voir occuper la place de celui qui disait que sa préoccupation quotidienne était le soin de toutes les Eglises; malgré l'importance de vos occupations et notre indignité, poussés par une impérieuse nécessité, nous osons réclamer un moment d'attention de votre bonté paternelle et nous avons la confiance que nous n'essuierons pas un refus. Vous en serez bien récompensé par celui qui vous dira un jour: «Ce que vous avez fait au plus petit des miens, c'est à moi même que vous l'avez fait (Mt 25,40).» Ce n'est pas seulement notre communauté, mais notre ordre tout entier, que la cause dont il s'agit intéresse. Certainement si notre supérieur général, votre fils, ne s'était pas trouvé absent (a) au moment où cette supplique vous a été adressée, il serait allé en personne se plaindre à Votre Majesté, ou du moins il vous aurait écrit de sa propre main cette lettre de gémissements et de larmes. Pour ne pas tenir plus longtemps votre charité en suspens, nous vous dirons qu'un de nos frères, l'abbé de Morimond (b), a eu la légèreté de quitter le monastère dont il était chargé, sous prétexte d'en d'entreprendre le pèlerinage de la terre sainte; on dit qu'il a fintentioni avant de passer outre, d'essayer de surprendre votre prudence et d'extorquer de Votre Sainteté l'approbation de son dessein. Si par malheur il réussit à l'obtenir, il en résultera certainement les plus désastreuses conséquences pour notre ordre tout entier. A son exemple, on verra d'autres abbés se décharger du poids de leur charge quand il leur semblera trop lourd, dès qu'ils croiront le pouvoir sans pécher, d'autant plus que parmi nous la supériorité est plutôt un fardeau qu'un Honneur. Cet abbé., pour achever de désoler la maison qui lui avait été confiée, a fait partager ses projets de voyage aux plus exemplaires et aux plus saints de ses religieux et les a emmenés avec lui, ainsi qu'un jeune homme de distinction qu'il a enlevé jadis de Cologne comme vous le savez, non sans donner un scandale qui n'est dépassé que par celui qu'occasionne aujourd'hui ce second enlèvement.. Il alléguera peut-être comme on l'a dit, qu'il a l'intention d'observer dans ces pays toutes les règles de l'ordre, et que c'est dans cette pensée qu'il se fait suivre d'un certain nombre de religieux; mais il n'est personne qui ne sache que la Palestine a plus besoin de soldats pour combattre, que de moines pour chanter ou pleurer. Quel préjudice ne résultera-t-il pas de là pour notre ordre en particulier? En effet, dès qu'un religieux se mettra en tète de courir le monde, il ne s'en fera plus scrupule, et entreprendra le pèlerinage d'un pays où il pourra trouver à pratiquer sa règle. Nous ne serons pas assez présomptueux pour vous suggérer le parti qu'il vous convient de prendre et ce que vous devez ordonner; mais nous vous supplions de tout examiner avec votre discernement habituel.

a Un glossème s'était glissé eu cet endroit pour faire entendre que ce supérieur se trouvait alors absent par une circonstance toute fortuite et ne connaissait pas encore ce qui s'était passé.b C'était Rainaud, quatrième abbé de Morimond, depuis l'abbé Arnold qui fut le premier et qui abandonna aussi son poste. Voir la lettre quatrième. Rainaud avait été abbé pendant quinze ans.



LETTRE CCCLX. A GUILLAUME ABBÉ DE RIDAL.



L'an 1143



Saint Bernard exhorte de nouveau l'abbé Guillaume à la résignation et à la patience.



A son très-cher frère et confrère Guillaume, abbé de Ridal, le frère B..., abbé de Clairvaux, salut et esprit de conseil.



Tout ce que j'ai pu tenter pour faire cesser le mal dont tout le monde souffre avec nous, je l'ai tenté; si je n'ai pas réussi, je n'ai pourtant pas perdu mes peines auprès de Celui qui ne laisse pas une bonne oeuvre sans récompense, car la vraie et solide consolation de ceux qui combattent pour la vérité, c'est l'assurance qu'un jour le juste juge leur donnera la couronne qu'ils ont méritée. D'ailleurs, vous n'avez pas oublié, je pense, qu'il a été dit: Heureux ceux qui souffrent quelque chose pour la justice, et que les fautes des autres ne sauraient retomber sur nous dès que nous les réprouvons au lieu d'y consentir. Dans ces pensées consolantes, possédons notre âme dans la patience et attendons de Dieu, car ceux qui mettent en lui leur confiance ne sont jamais confondus, attendons de Dieu le secours que les hommes nous refusent. Je ne doute pas un seul instant que le Père de toutes miséricordes n'arrache un jour toute plante qu'il n'a point plantée et ne fasse sécher, en le maudissant, le figuier stérile, afin qu'il n'occupe pas plus longtemps la terre inutilement. Je conjure donc Votre Fraternité de se calmer et de ne pas jeter le trouble au milieu du troupeau confié par Dieu à ses soins: du courage plutôt et de la confiance; adonnons-nous tout entiers au service de Dieu, dans la sainteté de notre état; un jour il nous délivrera de nos ennemis. Quant à Monseigneur l'évêque (a) de Frascati qui est chargé des fonctions de légat du saint Siège dans vos contrées, j'ai fait tout ce que j'ai pu auprès de lui, et il m'a promis qu'en tous cas aucune considération ne lui ferait donner le pallium à l'archevêque, tant que le doyen (b), qui maintenant est devenu évêque, ne fera pas le serment dont dépend toute la cause, et de renvoyer au Pape le jugement de cette affaire.




LETTRE CCCLXI. A L'ARCHEVÊQUE THIBAUT (c) POUR JEAN DE SALISBURY.


L'an 1144

Saint Bernard, confiant dans l'amitié de Thibaut, lui recommande Jean.


Rien ne me fait plus d'honneur et n'augmente autant ma reconnaissance que de voir mes amis devenir, à cause moi, les objets de votre bienveillance. Toutefois je vous assure que ce n'est pas ma propre gloire que je recherche dans votre amitié; mais le royaume de Dieu et sa justice, et c'est dans cette vue que je vous envoie Jean (d), qui doit vous remettre cette lettre; c'est mon ami et l'ami de mes amis, voilà pourquoi je me permets, en l'adressant à Votre Grandeur, de le recommander à la bienveillance dont je vous sais rempli pour moi. Tous les gens de bien font le plus grand éloge de son savoir et de ses vertus; je ne le tiens pas de témoins sans valeur, mais de mes propres enfants, dont le témoignage est pour moi aussi certain que celui de mes yeux. Je vous l'ai déjà recommandé quand je vous ai vu, je vous le recommande encore aujourd'hui d'autant plus vivement, que c'est par lettre, et avec une confiance d'autant plus entière, que sa vie et ses moeurs me sont connues par des témoignages plus dignes de foi. Si donc j'ai quelque crédit auprès de Votre Grandeur, comme on se plaît à le dire, je vous supplie de lui procurer de quoi vivre honorablement; veuillez le faire sans retard, car il ne sait où donner de la tète; et, en attendant, je vous prie de subvenir à ses besoins. Vous me convaincrez ainsi, mon bien-aimé Père, de l'affection que votre coeur nourrit pour moi.



a C'était Ymar, qui fut légat du saint Siège en Angleterre et 1142, daté de cette lettre. C'est à ce légat que les lettres deux cent dix-neuvième et cieux cent trentième sont adressées.b C'était Guillaume de Sainte-Barbe, qui, de doyen de la cathédrale d'York devint évêque de Durham. II est question de lui dans la lettre deux cent trente-cinquième.c Il a déjà été question plus haut, dans la lettre deux cent trente-huitième, de ce Thibaut qui devint archevêque de Cantorbéry après avoir été abbé du Bec. Orderic place sa promotion en 1138. Voir page 919.d Il était originaire de Salisbury, d'où lui vient son surnom, et avait été étroitement lié d'amitié avec saint Thomas; archevêque de Cantorbéry, à qui il se disait redevable de l'évêché de Chartres, comme le prouve le commencement de la plupart de ses lettres, conçu en ces termes: à Jean, par la gràee de Dieu et les mérites du bienheureux martyr Thomas, très-humble serviteur de l'église de Chartres... a Voir 1e Spicilège, tome X, page 391, où le mot mérites se trouve omis.




LETTRE CCCLXII. A ROBERT LENOIR (a), CARDINAL ET CHANCELIER DE L'EGLISE.



L'an 1145



Saint Bernard exhorte Robert Lenoir à soulager de tout son pouvoir, dans le gouvernement de l'Église, le pape Eugène, nouvellement élu.



A son très-cher seigneur et ami Robert, par la grâce de Dieu cardinal prêtre et chancelier de l'Eglise romaine, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses plus ferventes prières.



1. Votre lettre m'a causé d'autant plus de plaisir que j'ai plus de bonheur à me rappeler votre souvenir. Je vous assure qu'il est tout à fait superflu que vous ayez recours, avec moi, à des lettres de recommandation et au patronage de qui que ce soit; car s'il est une chose qui ne fasse point de doute à mes yeux, c'est que l'esprit de vérité, cet esprit qui répand la charité dans nos âmes, vous fait tenir pour certain que je vous aime aussi sincèrement qu'il me dit que vous m'aimez vous-même. Je rends grâce au Seigneur qui, dans sa miséricorde, a prévenu mon fils, ou plutôt son serviteur Eugène, de l'abondance de ses grâces en lui donnant une lumière pour éclairer ses pas, un serviteur fidèle pour partager ses fatigues, et me comble moi-même de consolation. Je comprends clairement aujourd'hui que lorsqu'il attristait son âme en le séparant d'un ami qui faisait tout son bonheur, le Seigneur, loin de vouloir affliger son coeur, n'avait pour lui que des pensées de bénédiction et aurait pu dire: «Si vous ne comprenez pas ce que je fais en ce moment, vous le comprendrez plus tard (Jn 14,28).» Entrez donc dans les desseins de Dieu, mon bien cher ami, soyez le consolateur et le conseiller de celui auquel il vous attache; faites servir la sagesse qu'il vous a départie à garantir Eugène des piéges des méchants, où la multitude et l'agitation des affaires l'exposent à tomber; et des surprises qui pourraient déshonorer le successeur des apôtres.

2. Montrez-vous donc, mon bien cher ami, ce que vous devez être dans le poste que vous occupez et dans le haut rang où vous êtes élevé. Déployez pour la gloire de Dieu, pour votre salut et pour le bien de l'Église, un zèle plein de force et de prudence, et mettez-vous dans le cas de pouvoir dire: «La grâce de Dieu n'a point été stérile en moi (1Co 15,10).» Vous avez jusqu'à ce jour prodigué avec exactitude vos utiles leçons à une foule d'auditeurs, comme le ciel et la terre en rendent témoignage; le temps est venu maintenant de travailler pour Dieu, d'employer toutes vos forces à empêcher que les méchants ne violent sa loi, et de montrer, dans le nouveau poste que vous occupez, mon très-aimable et très-regretté père, toutes les qualités d'un serviteur prudent et fidèle; ayez pour vous la simplicité de la colombe, et pour l'Épouse de Jésus-Christ, maintenant confiée à votre sollicitude et à votre fidélité, la prudence du serpent, afin de la préserver des atteintes envenimées de son antique ennemi, et de glorifier Dieu par la réunion de ces deus vertus. J'aurais bien des choses encore à vous dire, mais il est inutile que je vous écrive plus longuement, puisque vous entendrez de vive voix ce que je ne vous dis point dans cette lettre, pour épargner vos moments et les miens. J'ai chargé de vous parler en mon nom les religieux qui sont en ce moment en votre présence, vous pouvez les écouter comme vous m'écouteriez moi-même. Adieu.



a Plusieurs éditions et quelques manuscrits, contrairement à celui de Cîteaux, donnent pour titre lie cette lettre à Roland. Celui dont il est ici question était depuis longtemps lié d'amitié avec saint Bernard; c'était un homme remarquable par son érudition, et qui avait été nommé chancelier de la cour de Rome avant que le pape Eugène montât dans la chaire de saint Pierre. Toutes ces particularités conviennent beaucoup mieux à Robert Lenoir qu'à Roland, qui ne devint chancelier de la cour de Rome que la dixième année du pontificat d'Eugène, comme on peut le voir dans Onuphre. L'erreur vient de ce que son nom n'était désigné que par la première lettre R. Voir les notes placées à la fin du volume.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CCCLXII.

210. Au Chancelier Roland. Un manuscrit de Cîteaux porte, au lieu de ce titre, à Robert Lenoir, ce qui me paraît être le véritable titre de cette lettre, alitant qu'il m'est permis de le conjecturer. D'abord nous savons non-seulement par cette lettre trois cent soixante-deuxième, mais encore par la deux cent cinquième à l'évêque de Rochester que Robert Lenoir était lié d'une étroite amitié avec saint Bernard; en second lieu, nous voyons dans cette lettre trois cent soixante-deuxième, que celui à qui elle est adressée «a jusqu'alors prodigué ses utiles leçons à une foule d'auditeurs, comme le ciel et la terre en rendent témoignage;» or cet éloge ne convient à personne mieux qu'à Robert Lenoir, qui professa les lettres à Paris et institua une académie à Oxford, en Angleterre. Enfin le chancelier dont il est ici question est représenté comme ayant été élevé à la chancellerie de la cour romaine, avant qu'Eugène le fût au souverain pontificat, par une secrète disposition de Dieu, qui voulait ménager un aide à Eugène dans la personne de ce chancelier. Or, d'après Onuphre, Robert Lenoir fut fait chancelier sous le pontificat de Luce 2, et en remplit les fonctions pendant les trois ou même, d'après Chacon, pendant les cinq premières années du pontificat d'Eugène.

Au contraire, Roland surnommé Blandinel ou Paparon, originaire de la ville de Sienne, et qui devint pape sous le nom d'Alexandre 3, fut créé cardinal-diacre du titre des saints Cosme et Damien, par le pape Eugène, et ne fut chancelier que la huitième année du pontificat de ce pape.

Pour plus de détails sur Robert Lenoir, on peut consulter les notes de la lettre deux cent cinquième. Quoi qu'il en soit, pour ce qui est de l'époque où Robert remplit la charge de chancelier, je préfère l'opinion d'Onuphre, attendu que je vois, tome I du Monastère d'Angleterre, page 108, année 1147, que Guy a signé en qualité de chancelier au bas des lettres apostoliques, en date de l'année 1146. Voir les notes à Guibert de Nogent, page 620 (Note de Mabillon).




LETTRE CCCLXIII. AU PEUPLE ET AU CLERGÉ DE LA FRANCE ORIENTALE (a).

a Dans quelques manuscrits, cette,circulaire a peur titre: Au peuple anglais; dans quelques autres elle est adressée à Mainfrède, évêque de Brixen,etc., comme on peut le voir dans les notes placées à la fin du volume. On pourrait nommer cette lettre le coup de trompette qui appelle les chrétiens à la croisade. Guillaume de Tyr en parle en ces termes: Le premier et le plus zélé des prédicateurs de l'expédition sainte fut un homme dont le souvenir ne périra jamais et dont la vie fut un modèle de sainteté; c'était dom Bernard, abbé de Clairvaux, religieux de pieuse mémoire dans le Seigneur. Suivi de quelques compagnons aussi saints que lui, on le vit, malgré les défaillances d'un corps miné par les maladies, accablé par le poids des ans qui commençaient déjà à se faire sentir et exténué par une abstinence rigoureuse et des jeunes excessifs, parcourir les provinces et les empires et premier partout le royaume de Dieu..., etc.» Voir dans la Vie de saint Bernard les chapitres qui ont rapport à cette époque et la lettre trois cent cinquante-cinquième.


L'an 1146

Saint Bernard exhorte la France orientale à prendre les armes pour défendre l'Église d'Orient contre les attaques des infidèles; il combat ensuite la fougue d'un religieux qui prêchait aussi la croisade, et ne veut pas qu'on persécute, encore moins qu'on fasse mourir les Juifs.

A messeigneurs et très-chers pères les archevêques et évêques, à tout le clergé et aux fidèles de la France orientale et de la Bavière, Bernard, abbé de Clairvaux, que l'esprit de force abonde en eux.

1. Je vous écris pour une affaire qui regarde le christ et intéresse votre salut; je vous en avertis, afin que l'autorité tee celui au non de qui je m'adresse é, volts et la pensée de votre propre intérêt vous fassent oublier l'indignité de celui qui vous parle. Je suis bien pets de chose, il est vrai, mais je ne vous en aime pas avec moins d'ardeur dans les entrailles de Jésus-Christ. Tels sont les motifs qui me portent à vous écrire et les raisons qui m'engagent à vous adresser cette circulaire. J'aurais bien préféré vous parler de vive vois, mais il m'est impossible de donner suite à ce désir. Voici, mes frères, voici un temps favorable et des jours de salut. Le inonde chrétien s'est ému à la nouvelle que le Dieu du ciel allait perdre sa patrie sur la terre, oui, sa patrie, puisque c'est le pays où on l'a vu, lui, le Verbe du Père, instruire les hommes et vivre au milieu d'eux, dans sa forme humaine, pendant plus de trente ans; et que c'est la contrée qu'il a illustrée par ses miracles, arrosée de son sang, embellie des premières fleurs de la résurrection. Aujourd'hui nos péchés l'ont fait tomber aux mains des fiers et sacrilèges ennemis de la croix, leur glaive dévorant sème partout la mort sur cette terre des anciennes promesses. Bientôt, hélas! si on ne s'oppose à leur fureur ils s'abattront sur la ville même du Dieu vivant, renverseront les monuments sacrés de notre rédemption et souilleront les lieux saints que le sang de l'Agneau sans tache a jadis arrosés. Déjà, dans leur ardeur sacrilège, ils étendent la main pour s'emparer, ô douleur! du lit sur lequel celui qui nous a donné la vie s'est endormi pour nous, dans les bras de la mort.

2. Eh quoi, généreux guerriers, serviteurs de la croix, abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux? Que de pécheurs pénitents ont, dans ces lieux, lavé leurs iniquités dans les larmes et obtenu leur pardon, depuis que l'épée de vos pères en a éloigné les païens qui les déshonoraient! L'ennemi du salut le voit et en sèche de douleur; ce spectacle est pour lui un tourment, il en grince les dents de rage, mais en même temps il soulève les peuples qui sont ses vases d'iniquité, et se prépare à détruire jusqu'aux derniers vestiges de tant de saints mystères. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, il réussit à s'emparer de ces lieux saints entre tous, ce malheur irréparable serait là pour tous les siècles à venir une source d'intarissables douleurs, et pour le nôtre, une cause de honte et d'infamie.

3. Quoi qu'il en soit, mes frères, faut-il penser que le bras de Dieu s'est raccourci, que sa main est devenue impuissante à nous sauver, et qu'il a besoin du secours de misérables vers de terre tels que nous, pour rétablir et protéger son héritage? N'a-t-il pas plus de douze légions d'anges à son service, et ne peut-il d'un seul mot délivrer sa patrie? Il le peut, la chose est certaine, car il lui suffit de le vouloir; mais laissez-moi vous dire qu'il veut vous éprouver aujourd'hui et s'assurer que, parmi les enfants des hommes, il sen trouve encore quelques-uns qui comprennent ses voies, cherchent à s'y engager, et déplorent le triste état où sa cause est tombée; car dans sa miséricorde il se plaît à offrir à son peuple le. moyen de réparer les fautes énormes dont il s'est rendu coupable.

4. Jetez, pécheurs, jetez un regard d'admiration sur les moyens de salut que le Seigneur vous offre, et sondez avec confiance les abîmes de sa miséricorde. Rassurez-vous, au lieu de vouloir votre mort, il vous prépare des moyens de conversion et de salut, car son désir est de vous sauver et non point de vous perdre. Il n'y a que Dieu, en effet, qui puisse trouver une pareille occasion de salut pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes, en leur donnant le moyen de coopérer à ses desseins tout-puissants comme s'ils étaient un peuple innocent et juste. Je vois donc dans cette conduite du Dieu des miséricordes un grand sujet de confiance pour vous, pécheurs; car si Dieu voulait. vous punir, il rejetterait vos services au lieu de les réclamer. Encore une fois, considérez les trésors de bonté du Très-Haut et faites réflexion sur ses desseins pleins de miséricorde: Il dispose tellement les choses qu'il a, ou feint d'avoir besoin de votre concours, afin de vous venir en aide; il veut être votre débiteur afin de payer vos services par la rémission de vos péchés et par le don de la vie éternelle. Je ne saurais donc trop féliciter la génération qui a vu se lever un temps si propice pour le salut, et paraître cette année de propitiation facile et de jubilé. Déjà une multitude de chrétiens en ressentent les effets et vont en foule demander le signe du salut (a).

a C'était le signe de la croix; c'est d'elle encore que saint Bernard parle dans le numéro suivant, quand il dit que ceux qui se croiseront a sont assurés de gagner l'indulgence de tous leurs péchés après qu'ils les auront confessés avec un coeur contrit. Voir la lettre quatre cent-vingt-troisième.


5. C'est à vous maintenant, peuple riche et fécond en jeunes et valeureux guerriers, à vous dont le monde entier connaît la gloire et célèbre le courage, c'est à vous, dis-je, de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des, armes bénies des chrétiens. Renoncez à ce genre de milice, pour ne pas dire de malice invétérée parmi vous, qui vous arme si souvent et vous précipite les uns contre les autres pour vous exterminer de vos propres mains. Quelle fureur n et quelle cruauté, malheureux que vous êtes, de plonger votre glaive dans le sein dé votre semblable et de lui faire perdre peut-être la vie de l'âme en même temps que cela du corps! Hélas! le vainqueur, dans ces luttes, n'a pas lieu de se glorifier d'une victoire oit il a frappé son âme à mort du même glaive dont il a tué son ennemi. Ce n'est point un acte de bravoure, mais un véritable accès de folie qui vous jette dans les hasards de pareils combats. Je vous offre aujourd'hui, peuple aussi belliqueux que brave, une belle occasion de vous battre sans vous exposer à aucun danger, de vaincre avec une véritable gloire et de mourir avec avantage. Si, au contraire, vous êtes adonné au négoce, si vous recherchez les spéculations avantageuses, je ne saurais vous indiquer une plus belle occasion de trafic fructueux, ne la laissez point passer. Croisez-vous, mes frères, et vous êtes assurés de gagner l'indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un coeur contrit. Cette crois d'étoffe ne vaut pas grand'chose si on l'estime à prix d'argent; mais, placée sur un coeur dévoué, elle ne vaut rien moins: que le royaume dés cieux. Heureux donc ceux qlui se sont déjà croisés, heureux aussi, dirai-je, ceux qui, à l'exemple des premiers, se bâteront de placer aussi sur leur poitrine le signe du salut!

b La plaie du duel rongeait la France depuis bien des siècles. Longtemps l'Église et les princes essayèrent de la guérir, if était réservé à l'inflexible religion de Louis le Grand de réussir à la cicatriser: Voir la lettre trois cent soixante-seizième ainsi que les notes qui y ont rapport.

6. D'ailleurs, mes frères, je vous engage, ou plutôt l'Apôtre de Jésus-Christ vous engage avec moi à ne pas vous fier à tout esprit (1Jn 4,1).
J'ai été bien heureux d'apprendre à quel point vous êtes dévorés du zèle de la gloire de Dieu; mais n'oubliez pas qu'il doit être tempéré par les inspirations de la sagesse. Ainsi, au lieu de. persécuter les Juifs et de les mettre à mort, vous ne devez pas même, selon l'Écriture, les chasser du milieu de vous (a). Interrogez les saintes Lettres, et le livre des Psaumes vous répondra d'accord avec l'Église qui emprunte ses paroles au Prophète: «Dieu me fait connaître que vous ne devez pas massacrer ses ennemis, de peur que son peuple n'oublie son origine (Ps 58,12).» En effet, les Juifs ne sont-ils pas pour nous, le témoignage et le memento vivant de la passion de Notre-Seigneur? Pourquoi, par un juste châtiment, sont-ils aujourd'hui dispersés dans tout l'univers, si ce n'est pour rendre témoignage à notre rédemption? Voilà pourquoi l'Église, empruntant encore le langage du Psalmiste, dit en s'adressant à Dieu: «Dispersez-les par un acte de votre puissance, humiliez-les, Seigneur mon Dieu (Ps 58).» C'est ce qu'il a fait, il les a dispersés et humiliés en même temps; car il les a réduits à un pénible esclavage sous les princes chrétiens. Cependant ils se convertiront un jour, et il viendra un temps vit le Seigneur abaissera sur eux un regard propice; car lorsque toutes les nations seront entrées dans l'Église, «Israël sera sauvé à son tour, dit l'Apôtre (Rm 11,26).» Mais en attendant tous ceux qui meurent dans leur endurcissement sont perdus pour l'éternité.

a La raison et la religion inspiraient également saint Bernard quand il s'exprimait ainsi surtout en parlant de ceux qu'il appelle le témoignage et le memento vivants de la passion de Notre-Seigneur, en même temps qu'ils sont les gardiens fidèles des Livres saints. Voir sur ce sujet la lettre suivante, le sermon soixante-quatrième sur le Cantique des cantiques et le livre Aux Chevaliers du Temple, chapitre X.


7. Si je ne me retenais, je pourrais dire que, dans les pays où il n'y a pas de Juifs, on a la douleur de trouver des chrétiens, si tant est que ce soient des chrétiens et non pas des Juifs baptisés, qui en remontreraient aux Juifs eux-mêmes en matière de prêts usuraires (b). Au reste, s'il faut exterminer les Juifs, que deviendront, à la fin du monde, les promesses de conversion et de salut qui leur ont été faites? Quand ce seraient des idolâtres, il faudrait les supporter plutôt que de les massacrer; s'ils nous attaquent les premiers, c'est à ceux qui ont reçu en main l'épée du pouvoir de repousser leurs injustes agressions; si la loi chrétienne veut qu'on rabaisse l'insolence et l'orgueil, elle fait un devoir d'épargner ceux qui se montrent humbles et soumis, surtout quand il s'agit du peuple qui a jadis reçu le dépôt de la loi et des promesses, «qui a eu les patriarches pour pères (Rm 9,5),» et dont le Christ, le Messie béni dans les siècles des siècles descend selon la chair. Cela n'empêche pas que suivant l'ordre émané du saint Siège on ne les contraigne à n'exiger aucune usure de ceux: qui se sont croisés.

b En cet endroit, saint Bernard condamne l'usure, non-seulement chez les clercs, mais dans tous les chrétiens sans distinction.


8. J'ai encore une recommandation à vous faire, mes frères bien-aimés; c'est que nul d'entre vous, en vue de commander en chef, ne cherche à devancer avec sa troupe le gros de l'armée; je vous avertis que quiconque se dira autorisé par moi à le faire, ne dit pas la vérité; c'est en vain qu'il montrerait une lettre à l'appui de son dire, ce ne pourrait être qu'une lettre fausse ou contrefaite. Il est nécessaire de donner le commandement des troupes à des capitaines expérimentés et de faire marcher toute l'armée en un seul corps, afin que les croisés soient partout en force et à l'abri de toute violence. Il y eut, comme vous le savez, à l'époque de la première expédition, qui se termina par la prise de Jérusalem, un homme dit nom de Pierre n qui, s'étant mis à la tète d'une troupe de gens pleins de confiance en lui, l'exposa, pendant sa marche à tant de périls, loin du reste de l'armée, qu'elle périt presque tout entière par le fer ou par la famine. Je craindrais pour vous le même sort si vous procédiez de la même manière. Je prie le Seigneur Dieu béni dans les siècles des siècles, de vous préserver de ce malheur.

Ainsi-soit-il.



a C'était un ordre émané sans doute du pape Eugène; on peut voir les termes de ce mandement apostolique dans les notes d'Horstius à la fin du volume.b Cet homme est bien connu sous le nom de Pierre l'Ermite. Guillaume de Tyr en parle dans son premier livre de l'Histoire de la guerre sainte et dans plusieurs autres endroits encore. Jacques de Vitry en fait aussi mention dans son Histoire d'Occident, chap. 17. Nous trouvons dans le Nécrologe de Corbie un prieur du Mont-Saint-Quentin, près Péronne, du nom de Pierre l'Ermite. Nous ne saurions dire s'il est le même que celui dont il est question ici et qu'on a aussi surnommé d'Acher.





FIN DU PREMIER VOLUME.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CCCLXIII.



211. A mes Seigneurs et très-chers Pères. Dans toutes les éditions qui ont paru jusqu'à présent, - c'est Horstius qui parle, - l'intitulé de cette lettre m'a paru trop restreint, eu égard au but que saint Bernard s'est proposé en l'écrivant, car elle n'est adressée, d'après toutes ces éditions, qu'à l'évêque de Spire, à son clergé et aux fidèles de son diocèse. Voilà pourquoi nous lui avons donné l'intitulé actuel, que nous trouvons d'ailleurs tout entier dans Othon de Freisingen, livre I des Faits et Gestes de Frédéric, chapitre XLI. Plus tard j'ai de couvert que cette même lettre a été adressée à peu près dans les mêmes termes et pour le même sujet, avec de légers changements dans l'intitulé seulement, à diverses villes, provinces ou nations. En effet, dans un manuscrit qui m'a été envoyé d'Angleterre, je vois qu'elle est adressée «au peuple anglais;» je la retrouve avec le même titre dans un manuscrit de Coblentz. Un manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor à Paris porte le même titre. - Baronius reproduit également cette lettre avec de légers changements, et cette épigraphe: «A Mainfrède, évêque de Brixen, et à tous les consuls et hommes d'armes, ainsi qu'à toutes les populations placées sous sa dépendance, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, souhaite que l'esprit de force abonde en eux.» Voir Baronius, à l'année 1146, n. 15.

Il se fit à Spire de nombreuses réunions de princes, à l'occasion de la croisade, et on ne saurait douter que la lettre de saint Bernard n'y fût lue; c'est probablement ce qui la lit regarder comme étant adressée aux habitants de cette ville et lui valut ce titre: «A monseigneur et très-cher Père l'évêque de Spire, au clergé et aux fidèles de son diocèse, Bernard de Clairvaux, souhaite que l'esprit de force abonde en eux.»

Sigonius, dans son Histoire d'Italie à l'année 1147, et Othon de Freisingen, loco citato, nous apprennent que l'abbé d'Eberach lut cette lettre, en même temps que celle du pape Eugène, dans une assemblée de seigneurs qui se tint et Bavière, peu de temps après le congrès de Spire. D'ailleurs, on la trouve sous le nom de saint Bernard parmi les lettres de Nicolas de Clairvaux, tome XII de la Bibliothèque des Pères, édition de Cologne. A la suite des lettres de saint Bernard, on en trouvera une sur le même sujet que celle-ci adressée au comte et aux seigneurs de Bretagne.

Selon l'ordre émané du saint Siège...., etc. On trouve la lettre du pape Eugène III pour la croisade dans Othon de Freisingen, livre I, des Faits et Gestes de Frédéric, chapitre XXXVIII. On y voit que le souverain Pontife remet aux croisés les dettes de l'âme en même temps qu'il les dispense de payer les intérêts usuraires. Voici en quels termes il s'explique: «Tous ceux qui, grevés de dettes, prendront avec un coeur pur l'engagement de se croiser, seront dispensés de payer les intérêts usuraires échus au moment où ils recevront la croix, et s'ils ont pris avec serment et sur l'honneur, par eux-mêmes ou par un tiers, l'engagement de payer des intérêts usuraires, nous les délions de leur serment, en vertu de notre autorité, apostolique.» (Note de Horstius).





FIN DES NOTES.




Tome II





Bernard, Lettres 353