Bernard, Lettres 179

LETTRE CLXXIX. AU MÊME ET POUR LE MÊME.

L'an 1139

Saint Bernard plaide la cause d'Albéron contre l'abbé et les moines indociles et rebelles de Saint-Maximin.

Est-il possible que les méchants l'emportent ainsi sur les gens de bien? Vous connaissez bien, très-saint Père, l'archevêque de Trèves, mais je soupçonne que vous connaissez beaucoup moins cet abbé de Saint-Maximin que je suis loin de regarder comme un saint. Est-il dans l'Eglise un prélat plus honorable que le premier, et s'en trouve-t-il un plus méprisable que le second? et pourtant celui-ci est en honneur auprès de vous autant que l'autre y est peu. Or que peut-on reprocher à l'archevêque d'avoir fait rendre à son Eglise ce qu'on lui avait enlevé et d'avoir affranchi une abbaye a du pouvoir laïque. Pourquoi donc lui rendre le mal pour le bien et lui témoigner si peu d'affection quand il en mérite tant? Que Votre Sainteté daigne ouvrir les yeux, je l'en supplie, et suspendre un moment toutes ses autres occupations pour considérer à

a Il s'agit ici de la fameuse abbaye de Bénédictins de Saint-Maximin de Trèves. Albéron l'affranchit de la dépendance de Henri, comte de Luxembourg, comme on l'a vu dans la note précédente. Il en est encore question dans la lettre suivante, ainsi que dans la trois cent vingt-troisième.

loisir jusqu'à quel point on a surpris sa religion, puisqu'elle souffre qu'un homme dont je ne pourrais retracer le portrait sans rougir, réduise un prélat dont Elle connaît le mérite à être l'opprobre de ses voisins, qui sont les ennemis de Votre Sainteté. Très-saint Père, je vous parle avec toute l'affection d'un fils; jusqu'à présent je n'ai déploré que les malheurs de l'archevêque de Trèves, mais si vous n'y apportez le remède qu'il est en votre pouvoir, vous deviendrez vous-même pour moi, l'objet d'une bien vive douleur et de profonds sentiments de pitié. Il a encore bien d'autres peines; en les soulageant, vous travaillerez pour vous, veuillez le croire. Au reste, tout ce qui altère la gloire de votre nom me déchire le coeur.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CLXXIX.

147. D'avoir affranchi une abbaye du pouvoir laïque. L'archevêque de Trèves, Albéron, revendiqua comme lui appartenant le monastère de Saint-Maximin, près de Trèves, nonobstant les réclamations de l'abbé et des religieux de cette maison. De son côté, Henri, comte de Luienibourg, prétendit qu'il dépendait de lui, pour le temporel, à titre de patronage. Ces prétentions opposées aigrirent les esprits de part et d'autre et l'on en vint aux armes pour le malheur des deux partis. C'est ce qui fit dire à saint Bernard que cet évêque affranchit son église de l'administration laïque.

Mais, d'un autre côté, la lutte ne fut pas moins grande entre l'archevêque et les religieux; on la vit même de nos jours se ranimer avec une nouvelle force; les hommes de loi ont fait valoir avec une grande vivacité les droits opposés des deux partis, et cette question enfanta des traités et des volumes entiers. Parmi ceux qui! l'ont exposée se trouve Nicolas Zylles, prévôt principal des offices de l'abbaye de Saint-Maximin. Ayant entrepris de défendre la cause de l'abbaye, il établit longuement ses droits en opposition avec les prétentions de l'archevêque, et démontre que l'abbaye de Saint-Maximin, au spirituel, ne relève que du saint Siège, et an temporel, de l'empereur seulement, puisque c'est de lui qu'elle reçoit ses droits et l'investiture impériale, après avoir prêté serment de fidélité (Défense de l'abbaye impériale de Saint-Maximin, publiée à Trèves,1638). Il entreprend en conséquence de réfuter les arguments que saint Bernard rapporte dans sa lettre en faveur d'Albéron; comme ce qu'il dit a rapport à cette lettre, je citerai les propres paroles pour faire plaisir au lecteur.

Il se demande, section VII, quelle fut la pensée de saint Bernard dans sa lettre, et il répond:

148. «Je pourrais passer cette lettre sous silence; car elle ne touche point aux droits de notre abbaye ou plutôt il semble que saint Bernard s est placé, dans cette lettre, beaucoup moins au point de vue temporel, qu'au point de vue ecclésiastique. Et comme le comte Henri, non content du droit de patronage, revendiqua encore celui de propriété, saint Bernard tâcha de les mettre d'accord en donnant l'abbaye à l'archevêque Albéron et en laissant au comte Henri son droit de patronage. En supposant que ce compromis ait été accepté, il ne peut en rien, préjudicier aux droits du monastère, attendu qu'il est intervenu entre personnes étrangères qui n'avaient aucun droit sur l'abbaye, et en l'absence des religieux de cette maison; car il est certain, d'après ce que nous avons dit plus haut, que du temps de l'archevêque Albéron, l'abbé et les religieux de Saint-Maximin avaient été chassés et dispersés et vivaient loin de leur -monastère. Tous les efforts de saint Bernard tendirent donc à placer l'abbaye de Saint-Maximin sous la dépendance de l'Eglise de Trèves,- plutôt que sous celle du comte de Luxembourg, parce qu'il croyait que des religieux ne devaient pas être soumis à un lalique et que d'ailleurs on pouvait espérer qu'Albéron, homme plein de vigueur et de fermeté, travaillerait plus sûrement en certains points au maintien et même au développement de la discipline monastique. Voilà ce qui fit dire à ce saint, dans sa cent quatre-vingtième lettre: Qu'y a-t-il de plus digne d'un archevêque que de poursuivre la réforme d'une maison religieuse, comme le fit Albéron? Bien plus, saint Bernard lie voulait pas que ce monastère et son abbé ne relevassent (pue du saint Siège et fussent exempts de la juridiction ecclésiastique de l'archevêque; aussi regardait-il comme subreptices et voulait-il qu'on révoquât les lettres apostoliques par lesquelles Innocent II avait déclaré ce monastère libre et exempt de la juridiction épiscopale. Tel est évidemment le but que saint Bernard se propose dans sa lettre, si on veut bien la lire avec attention. Voici en effet en quels termes il s'exprime: Que Votre Sainteté daigne ouvrir les yeux, je l'en supplie, et suspendre un moment toutes ses autres occupations pour considérer à loisir jusqu'à quel point on a surpris sa religion... Et dans la lettre cent quatre-vingtième il continue: Le saint Siège a cela de particulier qu'il se fait un point d'honneur de révoquer, dès qu'il s'en aperçoit, ce qu'on lui a extorqué par la fraude et le mensonge. - Et plus loin, vers la fin de cette même lettre, il ajoute: - Je prie le Seigneur de vous mettre en garde contre les artifices des moines qui, sous prétexte de défendre des immunités, n'aspirent qu'à échapper au joug de la discipline. - Il est évident que par les immunités que saint Bernard oppose ici à la discipline religieuse, il faut entendre l'exception de la juridiction archiépiscopale. Quel rapport, en effet, la juridiction temporelle a-t-elle avec la discipline monastique?

«Saint Bernard pensait donc que l'exemption de la juridiction ecclésiastique obtenue par les religieux de Saint-Maximin l'avait été subrepticement et au grand préjudice de l'archevêque Albéron, et cela d'après le rapport même de ce dernier, qu'il savait homme aussi puissant en oeuvres qu'en paroles. Il était bien plus facile de donner cette persuasion à un homme saint et religieux qu'à l'empereur lui-même et aux grands de l'empire, quoique, comme nous l'avons dit plus haut, Albéron ne fût pas sans influence même sur ces derniers. Il faut ajouter encore qu'il avait été fait de graves dépositions contre l'abbé Suger: on l'accusait de rébellion et d'autres choses semblables, accusations si puissantes sur l'esprit de saint Bernard que si elles eussent été vraies, comme on croyait qu'elles l'étaient, ce n'eût pas été sans raison qu'il eût dit de lui qu'il n'était pas un saint abbé et qu'il eût blâmé ses actes. D'ailleurs il est facile de voir et de prouver par de nombreux passages de saint Bernard quel adversaire il faisait de l'exemption de la juridiction des ordinaires; sans parler des reproches qu'il adresse aux Clunistes et aux autres religieux, il suffira que nous citions sa lettre XLII à Henri, archevêque de Sens, voici en quels termes elle est conçue: Je vois avec étonnement certains abbés de voire ordre violer avec un entêtement insupportable cette règle de l'humilité, et, par un orgueil excessif, sous' l'humble habit et la tonsure des religieux, cacher un coeur si fier qu'ils dédaignent d'obéir à leurs propres évêques quand ils exigent eux-mêmes de leurs inférieurs une soumission absolue aux moindres de leurs ordres ...... D'où vous vient, ô moines, une pareille, présomption? Pour être supérieurs de vos religieux en êtes-vous moins des religieux? - Plus loin il ajoute: Je crains bien plus la dent du loup que la houlette du pasteur, car je suis intimement convaincu que, tout moine et même tout abbé que je suis,je n'aurais pas plutôt secoué le joug de l'autorité de mon évêque que je serais asservi à la tyrannie du démon. - Voilà en quels termes saint Bernard s'exprimait sur le compte même des abbés de son ordre; on ne saurait douter qu'il ne fit entendre les mêmes conseils à tous les autres abbés; c'est là ce qui explique l'ardeur avec laquelle il s'opposait auprès du saint Siège à toute exemption de la juridiction épiscopale. Toutefois la lettre qu'il écrit au pape Innocent II en faveur d'Albéron, dans l'affaire de l'abbaye de Saint-Maximin, ne servit pas à grand'chose, l'archevêque de Trèves n'obtint du souverain Pontife qu'un rescrit avec cette clause expresse: Sauf tous droits de là sainte Eglise romaine, s'il en existe.»

150. «Si saint Bernard eût été suffisamment instruit de la vérité des choses, et s'il avait su que depuis sa fondation le monastère de Saint-Maximin avait appartenu au saint Siège, comme cela est en effet, il ne se serait jamais exposé à ce qu'il fût exempt, comme on peut en juger d'après ce qu'il a écrit des monastères en général, dans son traité de la Considération adressé au pape Eugène III et dans lequel il dit formellement, livre 3, chapitre IV. Personne n'ignore qu'il existe plusieurs monastères dans différents diocèses qui ne relèvent que du saint Siège par l'acte même de leur établissement; mais il faut bien distinguer entre ce qui vient de la piété et ce que désire un esprit impatient de toute sujétion. - L'abbé et les religieux de Saint-Maximin ne purent autrefois informer saint Bernard de la vérité des choses ni répondre à ses assertions; mais aujourd'hui ils ne cessent de lui opposer la lettre que lui adressa à ce sujet l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qu'il chérissait beaucoup et qu'il estimait tout particulièrement, c'est la vingt-huitième lettre du livre I. Après avoir rapporté tous les reproches qu'on adressait aux religieux de Cluny, il arrive au dix-septième ainsi conçu: - Vous ne voulez point reconnaître pour évêque l'ordinaire du lieu, contre et qui se pratique, dans tout l'univers, et il répond au paragraphe HIS ADDITIS: - Cette accusation est on ne peut plus contraire à la vérité. Quel évêque, en. effet, peut-on regarder avec plus de raison, de vérité et de convenance comme l'ordinaire d'un lieu que celui de Rome? Le saint Siège lui-même a, de son irréfragable autorité, sanctionné cette doctrine, et nous en avons conservé dans notre maison mère plus d'une preuve dans les décrets émanés de cette source. Les souverains Pontifes ont voulu qu'il en fût ainsi, non pas dans le but de soustraire ce monastère à la juridiction d'un autre évêque dont il dépendait auparavant, mais pour céder aux instances de ceux qui l'avaient fondé sur leurs propres domaines. Voilà pourquoi ils voulurent qu'il ne dépendit que d'eux, ne le soumirent pour toujours qu'à la juridiction pontificale et confirmèrent cet état de choses par de nombreux privilèges. - Ces paroles d'un saint à un autre saint convenaient parfaitement au monastère de Saint-Maximin, et elles auraient été autrefois pour saint Bernard, dans l'affaire des religieux de ce monastère, d'une valeur égale à, celle qu'il leur reconnut en ce qui concerne les Clunistes.» Tel est le langage de notre auteur (Note de Horstius).




LETTRE CLXXX. AU MÊME ET POUR LE MÊME.

Vers l'an 1139

Saint Bernard le prie de révoquer, après avoir pris une connaissance plus approfondie de l'affaire, une sentence subrepticement obtenue de lui contre l'archevêque de Trèves.

C'est encore moi, très-saint Père, toujours avec mes instances et mes prières vingt fois inutiles et vingt fois répétées; je les renouvelle parce que je ne puis croire que ce sera constamment en vain. Plein de confiance dans la bonté de ma cause et dans la justice de mon juge, je ne doute point que vous ne reveniez sur la sentence qu'on vous a extorquée quand vous saurez de quel côté est le bon droit, et que la tromperie n'en soit enfin pour ses frais, de sorte qu'on puisse dire avec le Psalmiste . «Le mensonge des méchants a tourné contre eux (Ps 26,12).» Le saint Siège a cela de particulier, qu'il se fait un point d'honneur de révoquer, dés qu'il s'en aperçoit, ce qu'on lui a extorqué par la fraude et par le mensonge. Qu'y a-t-il de plus conforme à la justice et aux convenances que nulle imposture ne profite à son auteur, surtout auprès du premier siège de la chrétienté? C'est parce qu'il en est ainsi que votre très-humble serviteur fait monter jusqu'à vous ses instantes supplications pour l'archevêque de Trèves, espérant bien que ce ne sera pas en vain. Je connais les vertus de cet homme, la bonté de sa cause et la droiture des intentions qui l'ont fait agir, et je demande aux moines qui veulent le lapider, comme autrefois le Sauveur, à ses ennemis, ce qui les porte à lui lancer des pierres? Dira-t-on qu'il remplit mal ses devoirs? Il s'en est toujours acquitté avec une fidélité parfaite, et il a rendu les plus grands services à l'Eglise. Le procès qu'il intente est-il injuste? Mais l'injustice est, au contraire, du côté de ceux qui lui font un crime de retirer des mains des séculiers, de revendiquer pour son évêché un monastère qui en dépend et d'avoir le courage d'arracher, comme on dit, la massue des mains d'Hercule. Est-ce à la droiture de ses intentions que l'on s'en prendra? Or qu'y a-t-il de plus cligne d'un archevêque que de poursuivre la réforme d'une maison religieuse? Je prie le Seigneur de vous mettre désormais en garde contre les artifices des moines qui, sous prétexte de défendre des immunités, n'aspirent qu'à échapper au joug de la discipline.







LETTRE CLXXXI. AU CHANCELER HAIMERIC.


Vers l'an 1136

Saint Bernard proteste que sa reconnaissance n'est pas au-dessous des bienfaits qu'il a reçus, bien qu'il ne puisse les rendre.

Si je prétendais m'acquitter par de simples paroles de la reconnaissance que je vous dois, pour les bienfaits dont vous me comblez, je ressemblerais à un homme qui voudrait parer des coups d'épée un roseau à la main, avec cette différence encore que l'action de ce dernier ne serait qu'une plaisanterie, tandis que la mienne pourrait passer pour une fable. On sait bien que les bienfaits ne se paient que par des bienfaits, et c'est précisément là pour moi la grande affaire, car je suis aussi pauvre que dénué d'influence. Mais si je suis pauvre, ce n'est que par la bourse et le reste, non pas par le coeur; c'est donc le coeur qui paiera la dette que mes moyens ne me permettent par d'acquitter autrement; il est pour cela assez riche en voeux et en sincère affection. Or je ne sache pas que les âmes généreuses demandent autre chose: le seraient-elles si elles avaient d'autre pensée que de faire du bien? Or ceux qui n'ont à coeur que de faire du bien n'ont pas de plus grand bonheur que d'en faire; c'est ce qui leur vaut la qualification d'âmes bonnes et généreuses. Toute leur récompense est pour elles dans le bien même qu'elles font. On ne donnera jamais le nom de bienfait à un service rendu par intérêt ou arraché par la crainte; dans le dernier cas, il est forcé; dans le premier, il est vendu; mais ni dans l'un ni dans l'autre ce n'est un bienfait, car il est de l'essence du bienfait qu'il soit volontaire et désintéressé. Celui qui l'accorde ne peut être mieux payé que par le plaisir et la reconnaissance de celui à qui il donne. Le bienfait a ce double avantage de faire naître dans l'âme de celui qui le reçoit une inclination bienveillante pareille à celle du coeur qui le produit. C'est précisément ce qui a lieu pour moi: je suis riche en sentiments de reconnaissance et je m'acquitte à plein coeur, avec cette monnaie-là, de la dette que vos bienfaits m'ont créée, car j'offre à l'auteur de toutes choses mon âme reconnaissante pour le salut de mon bienfaiteur.




LETTRE CLXXXII. A HENRI (a), ARCHEVÊQUE DE SENS.


Vers l'an 1136

Saint Bernard lui fait de vives remontrances pour avoir déposé un archidiacre avec dureté et contre les règles: il lui reproche également de ne parler pas volontiers l'oreille à de justes demandes d'arrangement et à des conseils de paix.

On m'a vu, je l'avoue, en maintes circonstances m'employer par lettre pour vous, mais vous vous montrez d'une humeur si odieusement intraitable que j'avais résolu de ne plus rien faire pour vous; pourtant la charité l'emporte sur ma résolution. Je fais tout ce que je puis pour vous conserver vos amis, et vous, vous ne vous en mettez pas le moins du monde en peine; je cherche à vous réconcilier avec vos ennemis et vous vous y opposez. Vous ne voulez pas entendre parler de paix, et vous faites des pieds et des mains tout ce qui dépend de vous pour vous faire des affaires, vous susciter des embarras et vous faire déposer (b), car vous cotes créez des accusateurs partout et vous découragez vos défenseurs. Vous réveillez d'anciens griefs qui étaient assoupis, vous provoquez vos adversaires et vous indisposez vos partisans contre vous. Eu toutes circonstances vous ne reconnaissez de loi que votre bon plaisir, vous n'agissez qu'à coup d'autorité, jamais avec la pensée ou la crainte de Dieu. Aussi êtes-vous la risée de vos ennemis et le chagrin de vos amis. Comment avez-vous pu déposer un homme sans l'avoir, je ne dis pas, convaincu, mais même cité en jugement? Quel sujet de scandale pour les uns, de raillerie pour les autres et d'indignation profonde pour bien des gens! Croyez-vous donc que toute justice a disparu de ce monde, comme de votre âme, pour vous imaginer qu'on puisse être dépouillé d'un archidiaconé de cette façon-là? Peut-être aimez-vous mieux le lui rendre après le lui avoir ôté que de jouir, en le lui laissant, de la reconnaissance que vous aurait méritée votre bienfait, mais à laquelle vous avez perdu tout droit par votre manière d'agir. Gardez-vous bien de vous



a C'est une lettre un peu vive, surtout quand on pense qu'elle s'adresse au même évêque à qui saint Bernard donnait de si salutaires conseils dans sa quarante,-deuxième lettre. Elle est de l'année 1140 ou du moins très-certainement antérieure à 1144, puisque cette dernière année nous voyons succéder à Henri, que la mort avait frappé, l'archevêque Hugues, d'après la chronique de saint Pierre-le-Vif, d'après le Spicilège, tome II. Il est parlé de sa mort dans la lettre cent deuxième.

b Il fut suspens en 1136, car on voit dans l'histoire des évêques d'Aumn, de Labbe, chap. 55, que Hugues, abbé de Pontigny, fut sacré évêque d'Autun à Ferrières, par Geoffroy, évêque de Chartres, à défaut «du métropolitain, monseigneur Henri, qui était suspens.»



conduire ainsi, ce serait vouloir choquer tout le monde et vous attirer tous les blâmes possibles. Je crains que vous ne trouviez ma lettre un peu verte et mordante, mais elle vous en paraîtra d'autant meilleure, si vous avez envie de changer de conduite.



LETTRE CLXXXIII. A CONRAD, EMPEREUR DES ROMAINS.


Bernard lui recommande de se montrer plein de déférence pour le saint Siège.

Je suis d'autant plus sensible à votre lettre et aux marques de votre attention, que je suis moins en droit de m'attendre à un pareil honneur, car je suis bien' peu de chose, sinon par la grandeur de mon dévouement à votre personne, du moins par le rang que j'occupe dans le monde. Votre Majesté se plaint, et je me plains avec Elle de ce qu'on lui dispute l'empire. Je n'ai jamais cessé de faire des voeux pour le triomphe dg votre cause et pour l'intégrité de votre couronne, et je me suis toujours déclaré contre ceux dont les voeux, sur ces deux points, sont contraires. Je sais que «tout homme doit être soumis aux puissances, et que celui qui leur résiste, résiste à l'ordre de Dieu (Rm 13,1).» Je souhaite que Votre Majesté s'applique ces paroles à elle-même par rapport au saint Siège, et qu'elle rende au vicaire b de saint Pierre le même hommage qu'elle exige de ses sujets. J'ai d'autres choses encore à vous dire, mais je ne puis les confier au papier, et il vaut mieux que je me réserve de vous les dire en personne à la première occasion favorable.



a Conrad se plaignait que saint Bernard se fût déclaré en faveur de Lothaire contre lui.b On trouve de même le souverain Pontife appelé «vicaire de Pierre» dans la lettre trois cent quarante-sixième, et a vicaire da Pierre et de Paul» dans la lettre deux cent quarante-troisième. Voir la lettre de Guy, tome VI des Oeuvres de saint Bernard et nos notes sur ce sujet dans la première partie du second siècle, page 362. Saint Bernard désigne encore le souverain Pontife sous le nom de «vicaire de Jésus-Christ» dans les lettres quarante-deuxième, n. 31, et deux cent cinquante et unième, n. 1, et dans le traité de la Considération, n. 16. Le cardinal Jacques appelle le souverain Pontife «vicaire de Jésus Christ,» dans la lettre deux cent quarante-sixième à Louis le Jeune, citée par Duchesne.




LETTRE CLXXXIV. AU PAPE INNOCENT.


Saint Bernard s'excuse de ne pouvoir lui envoyer les religieux qu'il lui a demandés.

Le frère André (a) est arrivé ici fort bien portant et le coeur plein de joie. Il m'a donné les meilleures nouvelles de votre santé, de vos glorieux succès, de la paix et de la prospérité de l'Eglise, ainsi que de l'état florissant de la cour de Rome et de votre constante bienveillance à mon égard. Le Seigneur, dans sa miséricorde, a fait pour nous de grandes choses, et nous en sommes rempli de joie. Pour ce qui est des religieux que Votre Sainteté veut que je lui envoie, il me sera difficile de la satisfaire, je manque de sujets en ce moment; car sans compter ceux que je dois envoyer, par deux ou par trois ensemble, dans différents endroits, il m'en faut encore pour trois (b) maisons nouvelles que nous avons fondées depuis que je vous ai quitté, et pour d'autres encore que nous sommes sur le point de fonder. Pourtant je m'occupe de réunir, un peu de tous côtés, quelques religieux que je puisse vous envoyer (c), car je n'ai rien plus à cour que de faire en toutes choses ce que vous désirez.




LETTRE CLXXXV. A EUSTACHE, USURPATEUR DU SIÈGE DE VALENCE, EN DAUPHINÉ (*).


L'an 1138



Saint Bernard l'exhorte à se convertir en pensant à son âge avancé, ci la mort qui le menace et au jugement de Dieu: qu'il se tienne en garde contre les perfides conseils des flatteurs.



Au très-illustre Eustache, le frère Bernard.

l . Très-illustre Eustache, le salut que je ne place point en tète de cette lettre, je l'appelle du fond de mon coeur sur votre âme. Qui peut m'en empêcher? Le coeur échappe aux lois des hommes et à l'empire des



a Peut-être le frère de saint Bernard, moine de Cîteaux, d'après le livre I de sa Vie, n. 10, ou bien celui dont il est question dans la lettre cent soixante-quinzième, ou enfin André de Baudiment, dont il est parlé lettre deux cent vingt-sixième.b Ce sont les monastères de Bénissons-Dieu, diocèse de Lyon, dont il a été parlé plus haut, lettre cent soixante-treizième, de Dun et de Clair-Marais en Belgique.c Le pape Innocent voulait placer des Cisterciens dans le monastère de Saint-Anastase, aux Trois-Fontaines, prias de Rome. fine autre colonie, sous la conduite d'un abbé du nord de Bernard qui fut plus tard le pape Eugène 3, avait été envoyée à Tarfa; Innocent II la lit venir en 1140 aux Trois-Fontaines, près de Rome, ainsi qu'on le voit livre III de la

* Il est une autre Valence en Espagne vie de saint Bernard, n. 23. Voir aussi les tertres trois cent quarante-troisième et trois cent quarante-cinquième.


princes; il est indépendant surtout s'il ne cède qu'aux inspirations de l'esprit de Dieu; «car là où règne cet esprit, la liberté règne avec lui (2Co 3,17).» C'est dans cet esprit que je prends en ce moment la liberté d'écrire à Votre Grandeur, comme si j'étais moi-même un personnage important, sans attendre pour le faire que vous m'y engagiez; mais si vous ne m'en priez pas et si vous ne m'y invitez point, la charité me commande de le faire. On interprétera peut-être ma démarche autrement, cependant il est bien certain qu'il n'y a que la charité qui me pousse à parler dans cette lettre du salut de son âme à un homme de distinction tel que vous; elle seule me fait essayer de vous tirer de votre sommeil, de vous faire rentrer en vous-même et de vous exciter â la pénitence. Qui sait si Dieu ne se laissera pas toucher, n'oubliera pas vos fautes et ne vous comblera pas de ses grâces? Ou plutôt qui ne sait les trésors de miséricorde et de bonté que, dans sa patience et dans sa longanimité, le Seigneur a amoncelés sur votre tête? Il a pitié de vous, il vous ménage, il temporise; on dirait jusqu'à ce jour qu'il ferme les yeux et se bouche les oreilles, et ne veut point laisser sortir un mot de reproche de ses lèvres; il diffère de frapper pour montrer combien il est prêt à pardonner. Mais vous, Monseigneur, jusqu'à quand tarderez-vous et ferez-vous comme si vous ne compreniez pas (Rm 2,4)? Quand cesserez-vous de dédaigner la grâce? Il vous est dur de regimber contre l'aiguillon (Ac 9,5); vous savez bien que la bonté de Dieu vous invite à faire pénitence, continuerez-vous plus longtemps à endurcir votre coeur et, dans votre impénitence, à amasser sur votre tête des trésors de colère pour le jour des vengeances?

2. Ce n'est pas l'endurcissement, direz-vous, mais le respect humain qui vous retient et vous perd. Qu'importe si vous n'en périssez pas moins? O retenue insensée, ennemie du salut, étrangère à tout vrai sentiment de convenances et d'honneur! C'est d'elle que le Sage disait: «Qu'elle traîne le péché à sa suite (Si 4,25).» Est-il donc honteux pour l'homme de céder à Dieu la victoire et de s'humilier sous sa main puissante? Ce n'est pas ce que pensait David, ce roi plein de gloire, quand il s'écriait: «J'ai péché contre vous, Seigneur, et j'ai mal agi sous vos yeux; je le confesse, Seigneur, afin que vous soyez reconnu juste dans vos paroles, et que vous demeuriez victorieux dans les jugements contre vous (Ps 50,5).» Il n'est victoire pareille à celle de se laisser vaincre par la majesté de Pieu, pas de triomphe comparable à celui de se soumettre à la puissance de l'Eglise notre mère. Aveuglement étrange, on n'éprouve aucune retenue quand il faut se souiller, et on en a lorsqu'il s'agit de se purifier! «Il y a, dit le Sage, une honte glorieuse (Si 4,25),» c'est de rougir de pécher, et non pas de confesser son péché; avec cette honte-là, on recouvre enfin la gloire que le péché avait fait évanouir. Vous savez qu'on place au second rang parmi les bienheureux ceux dont les iniquités sont couvertes (Ps 31,1), et les péchés voilés. Or le manteau qui les voile et les recouvre est celui dont il est dit: «La confession est une beauté à ses yeux (Ps 95,6).» Que ne vous vois-je paré de cette beauté-là? je vous dirais avec le Prophète: «En confessant vos fautes, vous avez acquis une sorte de lustre, et un éclat tel qu'on pourrait croire que la lumière même est votre vêtement (Ps 103,1). - Revenez, Sunamite, revenez vite, que nos yeux vous contemplent (Ct 6,12). - Levez-vous sans retard, reprenez vos forces, et revêtez la robe du salut (Is 5,1). - Vous dormez un sommeil de mort, réveillez-vous et ouvrez les yeux à la lumière que le Christ fait briller pour vous (Ep 5,14). - Car un mort ne saurait plus rien confesser, il est comme s'il n'était plus (Si 17,26).»

3. Vous oublierez-vous jusqu'à la fin, dormirez-vous jusqu'à votre dernier sommeil, vous qui faites l'ornement de la noblesse, mais qui êtes un sujet de larmes pour les fidèles? Vous montrerez-vous longtemps encore opiniâtre, vous qui l'êtes naturellement si peu? Renoncez-vous pour toujours à votre première réputation, et avez-vous un parti pris de vous perdre? Pourquoi ternir par une fin si peu digne de vos commencements ces belles qualités et votre conduite d'autrefois? Voulez-vous qu'un âge qui n'est plus fait à présent que pour recueillir, dans le repos, les faveurs sans nombre de la miséricorde divine, se consume à porter la peine des fautes de votre jeunesse, sans les expier pour cela? Faut-il donc que ces vénérables cheveux blancs soient privés de l'honneur qui leur appartient et flétris par le mépris pour lequel ils ne sont pas faits (Si 30,24)? Prenez pitié de votre âme et réconciliez-vous avec le Dieu qui se plaît à confondre la vanité de ceux qui ne cherchent qu'à plaire aux hommes (Ps 52,9). La vie entière est bien courte (Jb 14,5); mais pour un vieillard, déjà il touche aux portes de la mort; dans un moment vous ne serez plus au milieu de ce monde qui vous encourage dans votre voie et vous applaudit dans le mal. Cessez de compter pour quelque chose le jugement des hommes, vous que les années entraînent et qui ne pouvez tarder à tomber sous les regards des anges et à comparaître au redoutable tribunal de Jésus-Christ. Il est bien temps de vous préparer à ce jugement terrible, de vous façonner pour cet autre. monde, de vous ménager les faveurs et de redouter la disgrâce de cette autre cour. D'où vient que vous vous mettez en peine du jugement de ceux qui ne peuvent ni vous condamner ni vous absoudre? Car enfin les hommes sont vains et trompeurs, ils ont de fausses balances, et dans leur vanité ils ne s'entendent que pour se tromper les uns les autres (Ps 61,10).

4. Aussi tous ceux qui vous flattent vous trompent; ils vous vendent des paroles à beaux deniers comptants; vanité de tous côtés, vanité dans leurs discours, vanité dans les profits qu'ils en espèrent; mais il y en a plus encore dans leurs paroles que dans les avantages qu'ils en tirent; ils vous trompent et vous le leur rendez bien; mais dans tout cela c'est toujours vous qui êtes le plus dupé, car ce que vous leur donnez, si peu que ce soit, vaut au moins quelque chose. Or vous le donnez à des ingrats et même à des indignes, qui ne vous aiment que pour le profit qu'ils trouvent à le faire. Je me trompe, ils n'aiment ni votre personne, ni vos biens, ils ne songent qu'à leur propre avantage et n'ont recours à la douceur de paroles mensongères et flatteuses que pour s'emparer plus sûrement de votre bien (Ps 54,22); leurs discours sont plus doux que l'huile d'olive, mais plus mortels qu'un trait acéré (Ps 140,5). C'est ce qui faisait dire à David: «Jamais l'huile des pécheurs ne parfumera ma tête (Ps 14,5).» II n'est pas de désordres qu'ils ne louent, pas d'injustices auxquelles ils n'applaudissent; c'est pourquoi le Sage vous dit plus encore que je ne le fais moi-même, de vous mettre en garde contre eux «et de ne point vous laisser prendre aux caresses et aux adulations qu'ils vous prodiguent (Pr 2,10).» Songez bien plutôt à Celui qui doit un jour se déclarer le juste vengeur des humbles sur la terre, de ceux que vous traitez en vrai tyran plutôt qu'en véritable pasteur des peuples, par un abus coupable d'une puissance que vous n'auriez pas entre les mains si vous ne l'aviez reçue d'en haut. Mais c'est maintenant votre heure, je veux dire celle de la. puissance des ténèbres. Considérez cependant que «Dieu jugera rigoureusement ceux qui sont chargés de gouverner les autres, et que les grands et les puissants du monde seront punis en proportion de leur puissance et de leur grandeur (Sg 6,7).» Or vous n'éviterez un tel sort que si vous le redoutez; mais croyez qu'il vous attend si vous ne le craignez pas. «Il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant (He 10,31).» Je le prie de vous préserver d'un semblable malheur; il ne veut pas la mort, mais la conversion et la vie du pécheur (Ez 8,32).» Je pourrais continuer, mais peut-être ne voudriez-vous pas m'écouter plus longtemps, car on n'aime guère les remèdes amers, quelque salutaires qu'ils soient. Je vais donc garder le silence jusqu'à ce que je sache dans quel esprit vous recevez mes paroles; mais vous pouvez croire que je chercherai à vous être agréable, si je le puis, par quelque chose de plus réel que par de simples paroles et de pures protestations.





Bernard, Lettres 179