Bernard, Lettres 259

LETTRE CCLIX. AU MÊME PAPE, SUR LE MÊME SUJET.


Saint Bernard proteste au pape Eugène qu'il n'a d'autre volonté que la sienne et il lui abandonne volontiers l'abbé Rualène, qu'il veut maintenir à la tête de l'abbaye de Saint-Anastase.


S'il m'est arrivé d'avoir une volonté différente de la vôtre, la bonté dont vous m'honorez me fait en ce moment non-seulement vouloir, mais vouloir de bon coeur ce que vous désirez. Vous avez voulu que frère Rualène fût abbé de Saint-Anastase, je l'ai voulu avec vous; puis, en voyant son insurmontable répugnance à rester dans ce poste, je changeai de sentiment; mais, puisque vous persistez dans le vôtre, il est juste que je me rende; et je veux bien risquer l'expérience. Il sera fait comme vous l'ordonnez, non pas parce que vous l'ordonnez, mais parce que vous le désirez; et pour vous convaincre que loin de me soumettre à regret et de céder à la nécessité, je le fais au contraire de plein gré et de bon coeur, je m'empresse d'exécuter vos ordres. Veuillez juger des dispositions de mon âme par les termes de ma lettre. J'agirais en serviteur inutile si je me contentais de ne faire que ce que le devoir exige de moi; mais en le faisant avec joie, je n'agis plus comme un serviteur ordinaire, j'entre au contraire dans les sentiments qu'un fils doit avoir pour son père (Lc 17,10).




LETTRE CCLX. A L'ABBÉ RUALÈNE.

L'an 1145

Saint Bernard compatit à sa peine et l'engage à s'y soumettre et à demeurer dans le poste qu'on lui a confié.

L'affliction que m'a causée votre départ était bien grande, mon cher Rualène, et celle que je ressens du trouble et du chagrin où je vous vois plongé, l'est bien davantage encore; mais il est juste que je sois plus touché de vos peines que de la perte que j'ai faite, bien qu'elle me soit on ne peut plus sensible, puisque j'ai vu partir en vous un fils bien-aimé, un frère dont je ne pouvais plus me passer et un ami dont l'appui m'était indispensable. Tous ces motifs, qui m'étaient une raison de vous chérir, me font aujourd'hui compatir affectueusement à vos peines et me rendent vos chagrins bien plus sensibles que la perte que j'ai faite. Aussi n'est-il rien que je n'aie tenté, pas de mal que je ne me sois donné, point de raisons que je n'aie fait valoir pour tacher tic les adoucir. Je suis allé jusqu'à tenter Dieu même et à mécontenter presque le saint Pontife que nous avons, en prenant sur moi de vous rappeler. Mais puisque j'ai échoué dans tous mes projets et dans mes tentatives, je cède enfin, de guerre lasse, à une volonté supérieure à la mienne. Je me range du côté, de l'autorité, et ne pouvant faire ce que je veut, je m'efforce de vouloir ce que je peux. Mais vous, mon cher et bien-aimé frère, ayez confiance dans le Seigneur et cessez, je vous en prie, de regimber contre l'aiguillon qui vous presse, de peur qu'il ne vous blesse et que ceux qui vous aiment ne soient atteints eux-mêmes. Ménagez-vous et ménagez-moi, moi, dis-je, qui me suis si peu épargné pour vous. Prenez courage et croyez fermement que Dieu saura bientôt changer toute l'amertume de vos peines en douceur. Ouvrez votre coeur à une joie sainte et salutaire afin que j'y participe moi-même et que je puisse remercier et louer Dieu de m'avoir consolé en vous rendant la paix de l'âme et en vous inspirant la résolution de lui faire gaiement le sacrifice de votre volonté.



LETTRE CCLXI. AU PAPE EUGÈNE.

Saint Bernard prie le Pape d'absoudre l'abbé de Saint-Urbain des censures qu'il avait encourues en recevant un religieux templier.

Un religieux templier a désiré entrer dans notre ordre. Quelques-uns des nôtres l'ont encouragé dans cette pensée, mais, ne pouvant le recevoir dans leurs maisons parce que la règle s'y oppose, ils l'ont conduit secrètement à l'abbaye de Vaux (a), dont ils ont décidé l'abbé à lui donner l'habit noir d'un autre ordre, afin de pouvoir ensuite par ce moyen le recevoir et lui donner notre habit. Voilà le fait tel qu'il s'est passé. Lorsque j'en fus informé, je le soumis à l'appréciation du chapitre, qui fut d'avis qu'on devait renvoyer ce religieux. Mais les templiers peu satisfaits de ce qui s'était passé, ont obtenu de Votre Majesté un bref qu'ils ont remis à l'évêque de Châlons-sur-Marne, par lequel l'entrée de l'église est interdite à l'abbé de Saint-Urbain qui a donné l'habit à ce templier, jusqu'à ce qu'il se soit présenté devant vous. L'abbé de Vaux, à la prière duquel celui de Saint-Urbain s'est inocemment prêté à toute cette affaire, s'est senti vivement ému à la nouvelle de ce qui lui arrivait et s'est vu obligé de vous envoyer le porteur de cette lettre pour se prosterner aux pieds de Votre Miséricorde, et de faire tout ce qui dépend de lui pour le tirer du mauvais pas où il l'a engagé. Il espère, et nous, qui sommes vos enfants, espérons avec lui que dans sa paternelle bonté Votre Sainteté ne nous refusera pas cette grâce.

a Abbaye inconnue de l'ordre de Cîteaux, située non loin da diocèse de Châlons-sur-Marne, sinon dans ce diocèse même, où se trouvait celle de Saint-Urbain, dont il est question un peu plus loin. Cette dernière abbaye fut fondée en 665 par un évêque de Châlons nommé Hercherant,s'il faut en croire le moine Henri, dans son livre des Miracles de saint Germain l'Auxerrois, chap. XIV.



LETTRE CCLXII. AU MÊME PAPE, POUR LES RELIGIEUX DE SAINTE-MARIE-SUR-MEUSE (a).

Je ne puis refuser à monseigneur de Reims ce qu'il me demande, d'autant plus qu'il ne demande rien que de juste. Je cous supplie doue instamment avec lui de tirer le plus tôt possible de l'oppression, et, par votre puissante intervention, de mettre à couvert contre les attaques de leurs ennemis et les procès qu'ils leur suscitent, les pauvres religieux de Sainte-Marie-sur-Meuse. Le porteur de la présente vous mettra au courant de cette affaire et vous dira pour quelles raisons ils s'adressent de si loin à vous. La justice de leur cause, la pauvreté de leur état, la qualité du prélat qui vous prie pour eux, son respect pour vous et son dévouement affectueux à votre personne vous suggéreront l'accueil que vous devez faire à leur requête.


a Le manuscrit de Ciseaux porte cette suscription: «Pour Samson, archevêque de Reims. n Mais ce n'est là qu'une différence plus apparente que réelle, puisque cette lettre n'a été écrite qu'à la demande de cet archevêque en faveur des religieux de Sainte-Marie-sur-Meuse, abbaye de Bénédictins de la congrégation de Saint-Victor, dans le diocèse de Reims, La Clvonique de Sainte-Marie-sur-Meuse, tome IV du Spicifége, ne fait pas mention de l'affaire dont il s'agit.


LETTRE CCLXIII. A L'ÉVÊQUE DE SOISSONS, POUR L'ABBÉ (b) DE CHÉZY.

b C'était l'abbé Simon dont il est fait mention dans la lettre deux cent quatre-vingt-treizième. Dans quelques manuscrits, et même dans plusieurs éditions, cette lettre est adressée «Au même Pontife,» c'est-à-dire au pape Eugène. Mais les manuscrits de Cîteaux et de Clairvaux, sans compter les autres, préfèrent la leçon que irons avons donnée. A mon avis, ou est beaucoup plus dans le vrai en la regardant comme étant adressée «à Josselin, évêque de Soissons,» dans le diocèse duquel se trouve l'abbaye de Bénédictins de Chézy-sur-Marne. Peut-être est-ce de l'éviction de cet abbé Simon que parle Pierre de Celles, livre 2, lettre quatorzième.



Je m'imaginais tout obtenir de vous par la prière quand je pouvais peut-être vous présenter ma requête sous une tout autre forme; mais puisque cela ne m'a pas réussi, je renonce à ce moyen simple et commun, et je vais élever la voix d'un ton, car je suis très-piqué d'un refus auquel vous ne m'avez pas habitué. Je vous somme donc de faire ce que vous devez et de payer la dette de l'habitude, car l'habitude est une sorte de dette. Il n'est plus question de prière, c'est maintenant à un ordre formel qu'il vous faut obéir; revenez donc sur le jugement que vous avez porté. D'ailleurs, il ne parait pas juste qu'un religieux, votre fils et mon ami, voie, pour un mot dit inconsidérément et sans réflexion aucune, son monastère perdre ce qui lui est légitimement dit, quand surtout sa communauté n'est intervenue pour rien dans ce qu'il a dit. C'est en vain que la partie adverse, sentant l'injustice de sa cause, fait sonner bien haut cette convention verbale; on ne peut refuser, il me semble, de reconnaître que le bon droit est du côté de l'abbé, d'autant plus que les arbitres auxquels on s'en était remis, au lieu de tomber d'accord entre eux sur cette affaire, se trouvent d'un avis tout à fait opposé. J'espère donc que vous ne voudrez faire de la peine ni à lui ni à moi. Après cela, que Dieu éloigne de votre âme, cher et vénérable Père, toute espèce de peine et de tristesse; c'est le voeu que font pour vous tous les serviteurs de Jésus-Christ et que je fais, quant moi, avec une ardeur toute particulière.




LETTRE CCLXIV. RÉPONSE DE L'ABBÉ DE CLUNY, A L'ABBÉ BERNARD.


Pierre de Cluny témoigne à saint Bernard le désir qu'il a de le voir, et le prie de le dédommager en lui envoyant un religieux nommé Nicolas, qu'il affectionne beaucoup.

A la solide et brillante colonne de l'ordre monastique, on plutôt de l'Église entière, dom Bernard, abbé de Clairvaux, Pierre, humble abbé de Cluny, le salut que Dieu promet à ceux qui l'aiment.

Si la Providence nous laissait maîtres de notre destinée et du choix de notre voie, je choisirais de vivre auprès de Votre Béatitude dans les liens les plus étroits, plutôt que de régner ailleurs sur les hommes et de les tenir sous mon empire. En effet, toutes les couronnes de la terre peuvent-elles égaler à mes yeux le bonheur envié des hommes et des anges de vivre dans votre société? Je puis même dire sans exagération aucune que les esprits célestes vous regardent déjà comme un des leurs, quoique vous ne jouissiez point encore du bienheureux séjour que vous espérez; pour moi, je me croirais assuré d'y vivre éternellement avec vous si j'avais le bonheur de finir mes jours dans votre société. Pourrais-je, en effet, ne pas marcher sur vos traces en me sentant attiré par la bonne odeur de vos vertus? Mais puisque cela ne se peut pas, que ne m'est-il permis de m'y trouver du moins quelquefois, ou si cela ne se peut point non plus, que n'ai-je le bonheur de voir fréquemment des personnes qui me viennent de votre part? Comme cela même ne m'est que rarement accordé, je prie Votre Sainteté de me visiter pendant les prochaines fêtes de Noël par un de ses meilleurs amis, je veux parler du frère Nicolas, que vous considérez beaucoup, je crois, et dont je fais moi-même le plus grand cas. Il me semblera que c'est vous que je vois et que j'entends en lui, et par lui je vous confierai, mon saint frère, plusieurs choses que je veux communiquer à Votre Sagesse. Je me recommande, avec tous mes religieux, de toutes mes forces et avec toutes les instances possibles, aux prières de votre sainte âme et à celles des pieux et fervents religieux qui servent Dieu sous votre conduite.




LETTRE CCLXV. RÉPONSE DE L'ABBÉ BERNARD A LA LETTRE DE PIERRE DE CLUNY.

L'an 1149

Saint Bernard s'estime indigne d'être loué et répond par des éloges aux louanges qu'il a reçues de Pierre le Vénérable.

Saint homme, que faites-vous en prodiguant des louanges à un pécheur et en béatifiant un misérable comme moi? N'êtes-vous pas tenu maintenant de prier Dieu qu'il me préserve de l'aveuglement où vos paroles flatteuses pourraient me jeter sur mon propre compte si je les écoutais avec complaisance? Il s'en est fallu de bien peu, je l'avoue, que cela n'arrivât quand je lus les éloges dont Votre Béatitude me comble dans sa lettre et le titre de saint qu'elle m'octroie. Quel saint je ferais, en effet, s'il ne fallait pour l'être qu'en avoir reçu le nom! Mais si je suis bienheureux, c'est de l'affection dont vous m'honorez, beaucoup plus que des louanges dont vous m'accablez; c'est de vous aimer et de me sentir payé de retour; je ne goûte même ce bonheur qu'avec mesure et non pas à pleine bouche, comme on dit, quelque délicieux qu'il soit; ne vous en étonnez point, car je ne vois pas en quoi je mérite d'être aimé comme je le suis par un homme tel que vous. Or vous savez comme moi qu'il n'est pas juste de vouloir être aimé plus qu'on le mérite. Que ne puis-je imiter votre humilité autant que je l'admire! Qui me fera la grâce de jouir de votre sainte et désirée présence, non pas toujours, non pas même souvent, mais seulement une fois tous les ans? Je n'en reviendrais jamais les mains vides, car je ne pourrais qu'être édifié par le spectacle de vos vertus et par le souvenir d'avoir trouvé en vous un modèle de sainteté et un miroir de la perfection religieuse; je serais instruit par mes propres yeux de ce que je n'ai pas encore bien appris à l'école de Jésus-Christ, en voyant combien vous êtes doux et humble de coeur. Mais je m'aperçois que je vous donne des louanges quand je me plains que vous m'en prodiguiez. Si je continue, quoique celles que je vous donne soient méritées, j'ai peur que vous n'ayez le droit de me dire que je vais contre cet oracle de la Vérité même: «Ne faites point aux autres ce que vous ne coulez pas qu'on vous fasse à vous-même (Tb 4,16 Mt 7,12).» Aussi n'irai-je pas plus loin et vous dirai-je en terminant, pour répondre à la demande que vous me faites à la fin de votre lettre, que le religieux que vous me priez de vous envoyer n'est pas ici en ce moment; il est auprès de monseigneur l'évêque d'Auxerre, on le dit même si souffrant qu'il ne saurait sans inconvénient se mettre en route en ce moment pour revenir ici.




LETTRE CCLXVI. A SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS.

L'an 1151


Saint Bernard l'engage à supporter courageusement la mort et lui témoigne un grand désir de le voir avant qu'il quitte ce monde.

A son très-cher et très-intime ami Suger, par la grâce rie Dieu abbé de Saint-Denis, le frère Bernard, salut et souhait qu'il aie recherche plus que la gloire d'une bonne conscience et la grâce qui est un don du ciel.

Ne craignez point, homme de Dieu, de vous dépouiller de l'homme terrestre (a) dont le poids vous appesantit vers la terre et cous entraînerait même dans l'abîme, de cet homme de péché qui cous tourmente, vous accable et vous persécute. Qu'y a-t-il de commun entre vous et les livrées de la terre que vous allez bientôt déposer pour vous envoler dans les cieux, où vous recevrez un vêtement de gloire? Il est prêt et cous attend; mais il faut vous dépouiller de ceux d'ici-bas pour vous en vêtir, car ce n'est pas un vêtement destiné à se porter sur un autre; on lie le porte que seul. Souffrez donc. ou plutôt réjouissez-vous d'être dépouillé. Dieu nième a voulu l'être avant de recevoir le vêtement de gloire; ainsi l'homme de Dieu ne retourne à Dieu qu'après avoir rendu l'homme terrestre à la terre; ce sont deux hommes tout à fait opposés, qui ne cesseront d'être en guerre que quand ils seront séparés; si jamais la paix règne entre eux, ce ne sera ni la paix de Dieu ni la paix en Dieu. Vous n'êtes point de ceux qui disent: «La paix! la paix! quand il n'y a pas de paix (Ez 13,10).» La paix qui vous est réservée est au-dessus de tout ce qu'on peut concevoir, car c'est celle des justes, qui s'attendent à vous voir couronner et entrer dans la joie de cotre Seigneur.

a Saint Bernard écrivit cette lette peu de temps avant la mort de l'abbé Suger, laquelle arriva en 1151. (Voir aux notes de la fiai du volume.) Robert d'Héréford fait de Suger le plus grand éloge. (Voir la vingt-sixième des lettres de Suger.)

2. Quant à moi, mon bien cher ami, il n'est rien que je désire tant que le bonheur de vous aller voir et de recevoir votre dernière bénédiction. Mais nul ne peut disposer de soi, aussi n'osé je vous promettre une chose que je ne suis pas sûr de tenir; toutefois ce que je ne puis en ce moment, je vais faire tout ce qui dépend de moi pour me le rendre possible. Je ne sais si j'irai vous voir on non, mais ce que je sais parfaitement, c'est que je ne puis vous perdre pour toujours, et que nos âmes, unies l'une à l'autre d'un ardent amour et d'un lien indissoluble, ne se sépareront pas; vous me précéderez, mais vous ne me quitterez pas, et afin que je vous rejoigne là oit vous m'aurez devancé et que je vous suive et vous revoie bientôt, souvenez-vous de moi comme vous pouvez compter que je me souviendrai sans cesse de vous malgré notre triste séparation. Après tout, il n'est pas impossible que Dieu, touché de nos prières, vous rende à notre affection et au besoin que nous avons de vous conserver.





NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCLXVI.



178. A Suger, abbé ..... Saint Bernard l'exhorte à recevoir la mort avec courage. Il mourut en effet en 1152, d'après la chronique de Saint-Denys, qui en parle en ces termes: «Cette année vit mourir l'abbé Suger d'heureuse mémoire. Comme personne ne peut se soustraire à la nécessité de mourir, l'abbé Suger, se sentant atteint de la maladie qui le conduisit au tombeau, se fit porter par ses frères dans la salle du chapitre: là, après quelques mots d'édification, il se prosterna avec larmes et gémissements aux pieds de tous les religieux, se soumit à leur jugement et les pria de lui pardonner charitablement les fautes qu'il pouvait avoir à se reprocher à leur égard et ses négligences dans l'accomplissement des devoirs de sa charge, ce que tous les religieux firent au milieu d'un torrent de larmes et avec les témoignages du plus affectueux attachement. Ce vénérable père expira en récitant les paroles de l'Oraison dominicale et du Symbole, le 13 janvier, à l'âge de soixante-dix ans, après cinquante ans de profession religieuse, et vingt-neuf de prélature. Six évêques et une foule d'abbés assistèrent à ses funérailles, où l'on vit le roi très-chrétien de France, Louis VII, pénétré du souvenir des services qu'il en avait reçus, pleurer amèrement comme un simple mortel.» Là s'arrête le récit de la chronique de Saint-Denys. Pour épitaphe on ne mit que ces mots sur sa tombe: Ci-git l'abbé Suger; le nom seul de Suger dit plus en son honneur que ne le pourrait faire une épitaphe plus longue. Francois Chifflet nous en a conservé une autre que voici; on la doit à la plume d'un chanoine de Saint-Victor de Paris, nommé Chèvre-d'Or. «L'Eglise a perdu sa fleur, sa perle, sa couronne et son soutien, son étendard, son bouclier, son casque, sa lumière et son auréole, en perdant l'abbé Suger, qui fut un modèle de vertu et de justice, un religieux aussi grave que pieux. Magnanime et sage, éloquent, généreux et distingué, on le vit siéger dans les conseils sans jamais quitter le conseil intérieur de sa pensée.

«C'est par ses mains prudentes que le roi tenait les rênes du gouvernement, il régnait sur le roi, on pourrait dire qu'il fut le roi du roi.

«Tout le temps que le roi de France fut éloigné de son royaume pour la conduite de l'expédition d'outre-mer, il fut le chef de l'Etat et régent de France.

«Il sut allier en lui deux qualités presque inconciliables pour tout autre, ce fut de plaire aux hommes par son équité et à Dieu par sa sainteté.

«Il ajouta par sa propre gloire au lustre d'une abbaye déjà fameuse; il en réforma les abus avec énergie et il en augmenta le nombre des habitants.

«L'octave de la Théophanie qui le vit fermer les yeux à la lumière, fut pour lui une vraie Théophanie.»

Les religieux de la congrégation de Saint-Maur ont conservé cette longue mais élégante épitaphe écrite en lettres d'or.

On trouve d'autres détails encore sur l'abbé Suger dans les notes des lettres soixante-dix-huitième et trois cent soixante-troisième (Note de Mabillon).




LETTRE CCLXVII. A L'ABBE DE CLUNY.

Frère Gaucher, votre fils, est devenu le mien par la raison que «tout ce qui est à vous est à moi, et tout ce qui est à moi est à vous (Jn 17,10).» Ne l'en aimez pas moins, parce qu'il est à nous deux: au contraire, qu'il y ait, s'il se peut, pour vous et pour moi, un motif de plus de l'aimer et de le chérir davantage, dans ce fait qu'il nous appartient également à tous les deux.




LETTRE CCLXVIII. AU PAPE EUGÈNE.

Saint Bernard l'engage à révoquer la promotion d'un religieux indigne, qu'on lui avait arrachée par surprise.

Je laisse à d'autres cette timidité qui ne leur permet de parler qu'eu tremblant à Votre Majesté et leur fait prendre mille détours et de longues périphrases pour arriver au fait dont ils veulent vous entretenir; pour moi, j'ai trop à coeur l'intérêt lie votre gloire pour ne pas dire au successeur des apôtres, tout de suite, simplement et franchement, sans ambages et sans détours, ce que je crois à propos de lui faire savoir, comme je m'en ouvrirais à l'un de mes égaux. Je vous dirai donc qu'on a surpris votre religion d'une manière fort grave, ainsi que j'en ai acquis la certitude. Je me demande qui a pu vous porter à élever aux dignités ecclésiastiques un homme d'une ambition notoire, convaincu d'avoir brigué cet honneur et condamné pour cela? Que n'a-t-il pas fait pour arriver à ses fins? C'est le même que l'évêque Lambert (a) de sainte mémoire non-seulement a déclaré indigne d'être promu à un ordre supérieur, mais encore a dégradé solennellement; comme c'était son devoir, en punition des crimes affreux que son ambition lui avait déjà fait commettre. Vous n'avez qu'une chose à faire, c'est de revenir sur ce que vous avez fait; vous le devez pour calmer les alarmes des saints religieux de la Couronne qui ont recours à vous en cette circonstance, pour honorer la mémoire du savant et saint prélat qui a commencé cette affaire, et pour mettre votre propre conscience en sûreté, votre conscience, dis-je, et non pas celle d'un autre. Enfin il me semble que je dois ajouter pour satisfaire la mienne: «Mettez-vous en colère et cessez de pécher (Ps 4,5);» car c'est un véritable péché que de ne pas ressentir une vive indignation contre l'imposteur qui a si indignement surpris votre religion.




LETTRE CCLXIX. AU MÊME PAPE.

Saint Bernard prie le pape Eugène de regarder comme nulle et de nulle valeur une lettre qu'on avait obtenue de lui par surprise.

Le serpent m'a trompé! Un homme (b) artificieux et rusé, qui manque de bonnes raisons pour se défendre et cherche des défaites pour échapper à ses juges, un homme enfin qui méprise la voix de sa propre conscience et ne songe qu'à porter préjudice au prochain, m'a fait demander, par l'évêque de Beauvais, une lettre de recommandation, quoique je ne le connusse point. Que pouvais-je refuser à un si grand prélat? Mais pour décharger ma conscience d'un poids qui l'accable, rendez, je vous prie, sa fourberie inutile, et que la recommandation qu'il m'a surprise ne lui serve de rien pour opprimer les innocents. Ce n'est pas assez, mais si vous voulez que je sois pleinement satisfait, vous ferez porter la peine de sa fourberie à cet avare et perfide exacteur.



a Il avait succédé à Gérard sur le siége d'Angoulême. La Couronne était une abbaye de Bénédictins, située dans ce même diocèse. Il est parlé avec éloge de Lambert dans la Vie de saint Bernard; livre 4, n. 29.b Il s'agit probablement ici d'Arnoulphe de Maïole, dont il est question dans la lettre deux cent soixante-dix-huit.




LETTRE CCLXX. AU MÊME PAPE.

Saint Bernard écrit au pape Eugène en faveur d'un prieur des Chartreux contre quelques-uns de ses religieux qui méconnaissaient son autorité; il lui annonce en même temps la mort de l'abbé de Cîteaux dont il lui recommande le successeur.


1. Le tentateur ne s'endort pas et ne sommeille jamais; il sévit actuellement dans la montagne et dresse ses piéges jusque dans le désert: ainsi c'est maintenant parmi les Chartreux (a) qu'il sème le désordre; ils sont si bouleversés de ses attaques qu'ils chancellent comme un homme ivre sous ses coups; il semble que toute leur sagesse passée n'est qu'un songe. Voilà, Très-Saint Père, le mal que l'ennemi du salut a fait de ce côté; que dis-je, a fait? le mal qu'il fait encore tous les jours, persuadé qu'il ne saurait tarder à perdre cette sainte maison. C'est, en effet, un exploit bien digne de le tenter, comme vous en conviendrez avec moi, Très-Saint Père. Il a commencé par faire quelques prévaricateurs dans cette sainte maison, et il s'en sert aujourd'hui pour allumer parmi eux le feu de la guerre intestine et triompher de ceux avec lesquels il n'osait se mesurer d'abord. Depuis la fondation de l'ordre et de la maison des Chartreux, il est inouï qu'on en ait rouvert les portes à un religieux qui en fût sorti sans lui imposer une pénitence (b); cependant certains religieux de cette maison, après en être sortis avec un éclat scandaleux, y sont rentrés plus scandaleusement encore, non-seulement sans expier leur première faute, mais en y mettant le comble. Je vous demande, Saint Père, quelle doit être la disposition de leur coeur quand on les voit couronner le scandale de leur départ par l'arrogance de leur retour? C'est un orgueil qui s'accroît à vue d'oeil (Ps 73,23). Ils triomphent de leur apostasie et insultent à ceux qui en sont offensés; ils s'érigent en maîtres et le prieur n'a plus d'autorité; mais tandis que leur impiété s'enfle et s'enorgueillit, le pauvre prieur se consume de chagrin (Ps 9,23) et songe à quitter son poste pour ne point assister à la destruction de son ordre: déjà même il aurait exécuté son dessein s'il avait pu partir seul, et pourtant on ne peut douter de ses bons sentiments, car il ne se conduit que d'après les conseils des plus gens de bien.

a On peut voir la cause de toute l'agitation dont il est parlé ici dans les Actes de saint Anthelme ou Nanthelme, prieur de la Chartreuse après Guy. S'étant élevé avec vigueur contre certains abus, il indisposa contre lui une partie de ses religieux, comme on peut le voir dans les notes de la fin du volume.b L'abbé Guy avait réglé dans ses Statuts, chap. XXVII, qu'il serait placé au dernier rang; sans compter telles autres pénitences qu'on jugerait à propos de lui imposer, ce qui est tout a fait conforme à l'esprit dé la règle de saint Benoît.


2. Après cela, que Votre Clémence, Très-Saint Père, juge à quel point on a surpris sa religion et si Elle peut laisser impuni celui qui l'a ainsi trompée. Ou je vous connais bien mal, ou celui qui s'est joué de vous, portera, quel qu'il soit, la peine de sa faute. On est venu à vous sous une peau de brebis, couvert de saintes livrées, et vous vous êtes laissé prendre aux apparences; il faudrait oublier que vous êtes homme pour s'en étonner; mais aujourd'hui que la lumière s'est faite sur toute cette affaire, armez-vous de zèle et sévissez avec énergie contre les coupables. Au lieu d'abonder dans leur sens, confondez les desseins du nouvel Achitophel, et veillez sur vous. Il est bien moins dangereux de manquer de lumière que de zèle, les fautes d'ignorance trouvent leur excuse dans l'ignorance même; mais la négligence est inexcusable. Peut-être se présentera-t-il quelqu'un pour vous parler en faveur du parti que j'attaque et vous persuader que les choses ne sont pas comme je vous les ai dépeintes; que son mensonge retombe sur lui et non sur vous, Très-Saint Père, car je ne vous ai rien dit qui ne fût la vérité même, les choses sont telles que je viens de vous les exposer. Or je ne sache rien de plus heureux et de plus juste, quand l'occasion y prête, que de précipiter le méchant dans la fosse qu'il a creusée, de le prendre dans ses propres pièges et de l'écraser sous le poids de ses propres iniquités, Tel sera, Très-Saint Père, l'effet de votre zèle; alors on verra, je l'espère, le prieur recouvrer son autorité première, et l'iniquité, si arrogante aujourd'hui, baisser la tête avec confusion; car s'il arrivait, - hélas! c'est notre crainte, - que le prieur eût le dessous, l'ordre lui-même ne tarderait point à s'écrouler tout entier. Dieu veuille que vous lisiez ces lignes d'un oeil de père et vous inspire de bonnes dispositions qui mettent fin au chagrin profond qui nous consume et à la peine excessive qui nous ronge.

3. L'abbé de Cîteaux (a) est mort: c'est une grande perte pour l'ordre tout entier, mais c'en est une double pour moi, que sa mort prive en même temps d'un père et d'un fils. On a mis à. sa place dont Gosvin, abbé de Bonneval; veuillez lui écrire pour l'encourager et pour sanctionner son élection de l'autorité de votre approbation publique. D'ailleurs vous le connaissez très-bien et il n'est pas besoin que je vous le recommande; la sainteté de sa vie et le don de sagesse qu'il a reçu de Dieu, le rendent assez recommandable comme cela. Monseigneur l'évêque de Valence (b), va mieux, c'est vous dire qu'il s'est remis à faire tout le bien dont il est capable. Aussi est-il la consolation de tous les gens de bien, que d'ailleurs il affectionne particulièrement, ce qui prouve combien il leur ressemble. Voilà les personnes que vous devez aimer et protéger. Quant à votre serviteur, il s'éteint peu à peu, sans doute, parce qu'il n'est pas digne de mourir une bonne fois pour jouir enfin du bonheur du ciel.


a C'était Rainaud, qui mourut en 1151; il eut pour successeur Gosvin, abbé de Bonneval.b C'était Oribert, qui avait été abbé de la Chaise-Dieu; il est parié de son élection dans la lettre deux cent quarante-neuvième.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCLXX.

179. Ainsi c'est maintenant parmi les Chartreux qu'il sème la discorde.... L'auteur de la Vie de saint Bernard écrite en française livre 6, chapitre x, nous fait connaître Forigine du mal dans un réât emprunté à la Vie de saint Anthelme ou Nanthelme,'qui fut d'abord prieur de la Chartreuse, puis évêque de Belley: «Le nouveau prieur Anthelme, est-il dit dans ce passage, apportait tous ses soins à réformer les abus qui avaient pu altérer la règle primitive de ce saint ordre et ses anciennes, constitutions. Voyait-il un religieux se laisser aller à la tiédeur ou à quelque manquement à la règle, il le reprenait doucement d'abord, puis avec énergie et même avec menaces quand il ne pouvait plus le ramener au bien par les remontrances ni par les moyens d'autorité que sa charge lui permettait d'employer. Après cela il n'hésitait pas à expulser de la communauté tous ceux qui ne se rendaient point à ses instances et s'obstinaient dans le mal. Car il s'en trouvait plusieurs parmi ses religieux qui virent ces réformes d'un très-mauvais oeil; pleins d'eux-mêmes, animés d'un esprit détestable et portés à la lutte, ils entreprirent de lui résister. Mais lui, craignant que leur révolte ne portât préjudice aux autres, les contraignit à quitter l'ordre.»

Il parait que plusieurs d'entre eux allèrent trouver le pape Eugène qui leur donna l'absolution et ne leur imposa aucune pénitence, ce dont saint Bernard se plaint dans sa lettre, en disant que «depuis la fondation de rordre et de la maison des Chartreux, il est inouï qu'on en ait rouvert les portes à un religieux qui en fût sorti, sans lui imposer en même temps quelque pénitence.»

Manrique, à l'année 1151 de ses Annales, assigne une autre cause à ces luttes intestines, d'après une lettre de Pierre le Vénérable (livre 6, lettre XII); il pense qu'elles prirent naissance dans la promotion de l'évêque de Grenoble, appelé Hugues, au siège archiépiscopal, de Vienne, en 1151. À cette occasion, les différentes maisons de Chartreux, telles que celles de la Grande-Chartreuse, des villes de Durbuy, des Portes de Mailly, de Selve et d'Anvers, se divisèrent sur le point de savoir «si l'élu pouvait remplir les fonctions épiscopales;» plusieurs étaient pour l'affirmative et voulaient faire reconnaître juridiquement ce droit; d'autres étaient d'un avis contraire et disaient «qu'il ne leur appartenait pas de porter cette affaire devant le juge compétent, qu'ils se contentaient de dire leur sentiment et n'avaient aucune envie de recourir aux tribunaux pour le faire prévaloir.»

Mais dans ce différend, il n'est question que de monastères qui n'étaient pas du même avis sur un point particulier, et non pas de religieux révoltés contre leur supérieur, tels que semblent avoir été ceux dont parle saint Bernard. Aussi pensons-nous que ce à quoi notre Saint fait allusion dans sa lettre se rattache à la cause dont nous avons parlé en premier lieu.

Nous dormons à cette lettre la date de 1151, parce que toutes les divisions dont elles parlent se sont produites pou de temps après la mort de Rainaud, abbé de Cîteaux, qui eut lieu le 15 décembre 1150, comme Manrique l'établit fort bien à l'année 115l, chap. I, d'après le Martyrologe de Cîteaux (Note de Mabillon).




Bernard, Lettres 259