Bernard, Lettres 271

LETTRE CCLXXI. A THIBAUT, COMTE DE CHAMPAGNE.

L'an 1151

Saint Bernard l'exhorte à ne point engager son fils encore enfant dans les dignités ecclésiastiques.

Vous savez, et Dieu sait mieux que vous, à quel point je vous aime, je me flatte que vous me le rendez; mais, convaincu que vous ne m'aimez que pour Dieu, je me garderai bien de l'offenser, de peur que vous ne rompiez avec moi si je romps avec Lui. Qui suis-je en effet pour mériter qu'un si grand prince jette les yeux sur moi, si ce n'était Dieu qu'il vît en moi? D'ailleurs il ne vous serait probablement pas avantageux à vous-même que j'agisse contre Dieu, et je ne saurais sans l'offenser faire ce que vous me demandez. Car je ne sache pas que les honneurs et les dignités ecclésiastiques soient pour ceux qui ne veulent ou ne peuvent les occuper à la gloire de Dieu. Aussi je vous déclare que je ne trouve ni juste à vous ni consciencieux à moi d'unir mes prières pour les solliciter en faveur de votre fils (a), qui n'est encore qu'un enfant, attendu qu'il n'est pas même permis à un homme en âge de les obtenir, de posséder plusieurs bénéfices dans des églises différentes, à moins qu'il n'y soit autorisé par une dispense spéciale à raison du besoin pressant de l'Eglise ou des avantages qui en résultent pour lui. Si ce langage vous paraît dur et si vous êtes résolu à donner suite à vos projets, je vous prie de ne pas jeter les yeux sur moi pour les faire réussir: d'ailleurs, si je ne me trompe, vous êtes bien assez puissant par vous-même et par vos amis pour arriver à vos fins sans moi; vous n'en réussirez donc pas moins, et moi je n'aurai rien à me reprocher. Vous ne pouvez douter que je ne veuille toutes sortes de biens à votre cher petit Guillaume; mais il n'est rien que je lui souhaite plus que la possession de Dieu, voilà pourquoi je ne veux pas contribuer à lui faire avoir quoi que ce soit contre sa volonté sainte dans la crainte qu'il ne perde Dieu lui-même, et j'aime mieux que tout autre que moi le lui procure, de peur d'être aussi moi-même privé de le posséder un jour, si je contribuais à le lui faire obtenir; mais si jamais il se présente une occasion de le servir en quelque chose sans que les intérêts de Dieu en souffrent, je vous montrerai quel ami sincère vous avez en moi et je vous promets de lui rendre tous les bons offices dont je suis capable. Au reste, je n'ai pas besoin de me donner tant de mal pour faire agréer un aussi juste refus â un prince ami de la justice comme vous l'êtes; mais je vous prie de faire valoir mes raisons auprès de la comtesse (a) votre épouse.

a Saint Bernard se plaint amèrement dans sa quarante-deuxième lettre, qui est maintenant le second de ses traités, de l'usage où l'on était d'élever les enfants des grands aux dignités ecclésiastiques et de leur accorder plusieurs bénéfices.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCLXXI.

180. - On ne saurait trop faire remarquer et admirer la vertu, le zèle et la fermeté de notre Saint, qui refuse de concourir à l'accomplissement des voeux et des désirs d'un grand prince, du comte Thibaut, que l'abbaye de Clairvaux comptait parmi ses bienfaiteurs insignes, et à qui il avait de grandes obligations, parce qu'il les trouve contraires aux intérêts de l'Eglise de Dieu et à sa conscience. Ses paroles mériteraient d'être écrites en lettres d'or, enchâssées dans le cèdre et gravées dans le coeur de tous les prélats de l'Eglise.

Il ne veut pas qu'on donne les dignités ecclésiastiques à des enfants dont l'âge encore trop peu avancé ne permet que d'incertaines et lointaines espérances et ne montre qu'une moisson en herbe. Agir ainsi, c'est à ses yeux préférer à un bon attelage de boeufs, des veaux trop jeunes pour la charrue, incapables de labourer ou de tracer un sillon dans la direction voulue, et destinés à succomber à la fatigue.

Néanmoins que de fils de grands et de princes ne voyons-nous pas maintenant engagés dans les ordres et même promus aux dignités ecclésiastiques avant qu'ils soient en âge de comprendre ce qu'on a l'ait d'eux. S'il est écrit. «Malheur au peuple qui a un enfant pour roi!» que ne doit-on pas redouter pour l'Eglise, qui ne devrait voir à sa tète que des prêtres, c'est-à-dire des vieillards, des hommes d'un âge mûr, dont l'expérience et les années font de sages conseillers? Faut-il s'étonner que le salut commun soit en péril quand il est remis à des mains inexpérimentées et confié à des jeunes gens qui se gouvernent plutôt d'après les mouvements impétueux et déréglés de la passion que par les conseils de la prudence et de la raison? Saint Paul recommande à Timothée de veiller sur sa conduite de manière à ne donner lieu à personne de mépriser sa jeunesse, et pourtant Timothée n'était plus un enfant. L'Apôtre n'en appréhende pas moins que sa jeunesse ne l'expose an mépris si elle n'est rehaussée aux yeux des hommes par une rare prudence et une grande maturité de moeurs. Que diriez-vous aujourd'hui, ô saint Apôtre, en voyant des enfants siéger à la place de ceux à qui on se plaît à donner le nom de Pères, s'appeler maîtres et pasteurs des peuples avant que d'être affranchis de la férule du maître d'école, évêques quand ils sont encore en âge de jouer aux noix et de s'amuser avec de vains hochets!

181. Ce n'est pas ainsi que saint Bernard comprenait les choses, et je vois un saint et pieux Pontife, Pie V, se montrer animé de son zèle et imbu de ses pensées quand, au siècle dernier, il refusa d'approuver l'élection du petit-fils du prince de Brunswick à l'évêché d'Halberstad, parce qu'il était trop jeune. Ses paroles sont trop importantes et respirent trop le zèle de la maison de Dieu pour que je résiste au désir de les rapporter ici, d'autant plus qu'il suait peut-être bien difficile de se les procurer ailleurs. Voici donc comment es saint pontife s'exprime dans sa lettre au chapitre de l'église d'Halberstad:

«Après avoir pris connaissance de votre lettre et de votre demande, nous ne pûmes, en rentrant en nous-même, nous étonner assez que, dans les temps malheureux où nous vivons, vous ayez conçu un semblable projet. Nous nous sommes demandé quelles raisons vous avez eues pour cela, et nous avons été forcé de reconnaître qu'en cette circonstance vous avez plus songé aux avantages temporels qu'au bien spirituel de votre Eglise. Certainement nous aimons, nous aussi, le duc de Brunwisck; c'est un prince bien connu par son zèle pour la religion catholique et par sou dévouement au saint Siège. Quant à son petit-fils, nous savons qu'il mérite toute sorte de considération de notre part, mais notre amour pour eux ne saurait aller jusqu'à. leur sacrifier notre conscience et l'honneur de ce saint Siège que nous occupons.

«Il serait par trop ridicule et par trop éloigné de la règle de conduite que nous nous sommes tracée sur le trône pontifical, que nous remettions une Église de cette importance aux mains d'un enfant, sans compter que nous ne saurions le faire uns blesser non-seulement les catholiques, mais même les adversaires de l'Eglise et les ennemis du saint Siège, Comment pourrions-nous nous justifier d'une pareille action au redoutable tribunal de Dieu? Que diraient non-seulement les catholiques, mais ceux mêmes qui sont hors de l'Eglise, si nous faisions un pareil abus d'un pouvoir qui ne nous a été remis que pour édifier? Nous n'avons par, retrouvé dans cette circonstance la prudence qui vous caractérise, et elle ne s'est montrée un peu que dans le parti que vous avez pris, comme c'était votre devoir, de vous en remettre à Nous, pour décider si nous devions faire droit à votre demande après nous en avoir fait connaître le motif; mais nous n'en regrettons pas moins que vous ayez plus songé au temporel qu'au spirituel en cette occasion. Lorsque notre cher fils le noble enfant Henri Jules sera, par la grâce de Dieu, en âge de posséder les titres et les honneurs ecclésiastiques, nous nous empresserons de lui danger tour, ceux qu'il sera digne d'obtenir, soit à raison de la noblesse de sa famille, soit à cause des vertus de son aïeul. Jamais notre Siége ne souffrira que les princes qui ont bien mérité de lui puissent l'accuser d'ingratitude et d'oubli, mais en ce moment ce qu'il faut faire avant tout, c'est de pourvoir à ce que l'intérêt de l'Eglise demande.

«En conséquence, nous vous exhortons et, en vertu de notre charge et de notre autorité apostoliques, nous vous engageons par nos conseils à n'avoir en vue que l'honneur de Dieu et l'utilité de l'Eglise, et d'élire pour succéder à votre feu évêque un homme tel que l'Eglise en réclame dans ces temps malheureux, un bon catholique, aussi remarquable par la sainteté de sa vie que propre à remplir les devoirs d'une si grande charge, par son instruction. Il y va de votre conscience et du salut de votre Eglise qu'il en soit ainsi. À quoi bon travailler pour le temporel si vous négligez le spirituel? c'est au contraire qui importe; car si vous commencez par assurer le spirituel en faisant choix d'un homme capable, de le défendre, certainement avec l'aide de Dieu il saura aussi protéger et défendre les intérêts temporels de votre Église. Vous devez donc, comme nous vous le disons plus haut, élire un sujet de moeurs recommandables, d'une vie digne d'être proposée comme exemple à ceux qu'il doit gouverner, un homme tel enfin qu'il puisse servir de règle et de modèle dans sa conduite à son clergé tout entier, pour la réforme et la correction de ses moeurs. Nous ne savons pas de moyen plus efficace pour combattre l'hérésie, de même qu'il West rien de plus propre à la multiplier et à la fortifier ni de mieux fait pour perdre les biens temporels des Églises que les moeurs déréglées des prélats et des autres ecclésiastiques.»

Tel était le langage de Pie V, qui ne craignit pas d'écrire dans le même sens au duc de Brunswick, prince pieux et catholique, et grand-père de Jules Henri; il lui dit entre autres choses dans la lettre qu'il lui écrit à ce sujet:

182. «Nous prions Votre Noblesse de considérer attentivement en elle-même ce que notre charge exige de, Nous, ce que réclament le temps présent et les besoins de l'église d'Halberstad, et le scandale que nous donnerons non-seulement aux catholiques, mais aux hérétiques eux-mêmes, si nous confirmons de notre autorité apostolique l'élection d'un si jeune enfant au siège de cette Église. Il nous serait impossible de nous entretenir de cette chose avec nos frères sans en éprouver de la gêne et de la confusion. Rappelons-nous l'un et l'autre, mon très-cher fils, que nous aurons à rendre compte de notre conduite, mais vous plus tôt que moi peut-être, puisque vous êtes d'un âge plus avancé. Or, je vous le demande, comment pourrons-nous au tribunal redoutable de Dieu nous justifier d'une promotion si prématurée et si contraire à tous les saints canons? Car votre petit-fils ne peut pas encore dans l'âge où il est posséder, avec la noblesse du sang qu'il a reçue de vous, les qualités requises par les saints canons en pareil cas.

«Nous espérons sans doute que le rejeton d'une telle race ne peut manquer de les avoir toutes un jour; mais il faut attendre que les années les développent et les mûrissent, et s'il y a lieu à lui accorder une dispense d'âge, encore faut-il qu'il soit en état de comprendre la grandeur du fardeau qui doit peser sur ses épaules, ce à quoi il s'engage, et les obligations qu'il contracte. Si Dieu lui fait la grâce de grandir, et que nous puissions augurer qu'il marchera sur les traces de ses aïeux, et surtout d'un prince aussi catholique que son grand-père, vous pouvez être sûr que le saint Siège s'empressera de l'élever à tous les honneurs ecclésiastiques auxquels l'illustration de votre race et les services que vous avez rendus à l'Eglise vous permettent d'aspirer pour votre petit-fils.

«Nous vous engageons donc instamment à rentrer sérieusement en vous-même et à cesser de solliciter de nous ce que nous ne pouvons vous accorder sans offenser Dieu et les hommes, et que vous ne pouvez obtenir qu'en mettant le salut de votre âme en danger et cela sans aucun profit, je ne dis pas seulement pour l'Église dont il s'agit, mais encore pour votre petit-fils lui-même. Je trouve donc qu'après avoir témoigné à nos chers fils les chanoines d'Halherstad le gré que vous leur savez pour les dispositions dont ils se sont montrés animés envers vous et votre petit-fils, il est bien digne de votre piété envers Dieu de les engager à songer. davantage aux intérêts de leur Église et d'élire pour succéder à l'évêque, qu'ils viennent de perdre an bon catholique, de moeurs et de savoir tels que les saints canons le requièrent.»

C'est en ces termes bien dignes d'un aussi pieux et aussi zélé pontife que Pie V s'exprimait.

183. Dans un endroit de sa lettre, saint Bernard s'élève contre le cumul des bénéfices, et nous nous arrêterions nous-même sur cette question si nous ne l'avions déjà fait plus haut. Il n'est pas permis, dit notre Saint, même à ceux qui sont en âge de les obtenir, de posséder plusieurs bénéfices dans des églises différentes, à moins qu'ils n'y soient autorisés par une dispense spéciale à raison du besoin pressant de l'église ou des avantages qui en résultent pour eux; encore faut-il que ces avantages ne leur soient point purement personnels, mais qu'ils reviennent indirectement à I'Eglise.

Il faut entendre, à l'occasion de ces paroles de saint Bernard, un Prélat non moins recommandable par sa science que par son zèle et sa piété, l'évêque de Ruremonde, Henri de Cuick, un des plus grands admirateurs de notre Saint, dont il revit avec soin et divisa en chapitres les livres de la Considération.

Il s'exprime en ces termes dans sa seconde lettre pastorale au clergé de son diocèse: «Saint Bernard ne veut donc point qu'on soit bénéficiaire dans deux églises en même temps. Toutefois il excepte le cas d'une vraie nécessité ou d'une grande et évidente utilité dont il ne laisse pas l'appréciation au jugement du premier venu; car on n'est que trop enclin en général à trouver certaines choses utiles, la cupidité humaine est trop partiale dans les questions où il y va de ses intérêts, et l'iniquité trop portée à se faire illusion pour ne pas voir quelque utilité ou quelque nécessité là où l'avarice trouve son compte. Il faut donc s'en rapporter dans ces circonstances au jugement de celui qui a reçu pouvoir de permettre qu'un seul et même clerc possède plusieurs bénéfices en même temps, si la nécessité ou du moins quelque grand intérêt le demande, sinon il faut s'en tenir à la loi, ainsi que saint Bernard le prouve et l'établit par de nombreuses et graves raisons dans son troisième livre de la Considération adressé au pape Eugène, et dans celui du Précepte et de la Dispense.» Plus loin il ajoute: «Quel clergé aurions-nous aujourd'hui si on ne donnait à chacun que le strict nécessaire, et si, détachés de tous les intérêts de la terre, nous tendions tous à l'éternel et immuable héritage an milieu de tous les biens changeants et caducs de ce monde? C'est la pensée de saint Paul quand il dit: C'est une grande richesse que la piété et la modération d'un esprit qui se contente de ce qui suffit, car, ajoute-t-il, nous n'avons rien apporté en ce monde, et il n'y a pas de doute que nous ne pourrons non plus en emporter quoi que ce soit: si donc nous avons de quoi nous nourrir et nous vêtir, nous devons nous estimer heureux et ne rien désirer davantage.

«S'il s'adressait à tous les chrétiens sans distinction quand il s'exprimait ainsi, à combien plus forte raison parlait-il pour ceux avec qui Jésus-Christ partage son patrimoine, afin de leur faire mépriser tout ce qui peut éloigner de Dieu! Ne doivent-ils pas, en effet, redouter comme le reste des chrétiens ce que l'Apôtre ajoute après les paroles que nous avons citées plus haut, quand il dit: Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, dans les piéges du démon et dans Une foule de désirs inutiles et funestes qui ne sont propres qu'à précipiter les hommes à leur perte et à leur damnation. Car l'amour des richesses est la racine de tous les maux: plusieurs de ceux qui en étaient possédés se sont trouvés embarrassés dans une infinité de peines et d'affections (1Tm 6,9-10). Salvien est d'avis, livre 2, que ce qui s'adresse à tous les fidèles convient particulièrement à celui qui doivent donner l'exemple aux autres, et qui par conséquent ne sont pas moins tenus de se distinguer par leur piété que par l'éminence de leurs fonctions.

«Mais, hélas! qu'est devenue l'antique splendeur du clergé? A quel excès d'abaissement l'avarice n'a-t-elle pas réduit les clercs? Il y a des prêtres insatiables qui ne songent, tant que dure la vie, qu'à entasser richesses sur richesses; on dirait qu'il ont peur de mourir de faim dans la tombe!»

Voilà en quels termes s'exprimait l'évêque de Ruremonde.

On peut relire sur ce sujet les notes de la lettre soixante-dix-huitième (Note de Horstius).

184. Mais si jamais il se présente une occasion... je vous montrerai quel ami sincère vous avez en moi... Saint Bernard veut être ami dévoué, mais jamais jusqu'à sacrifier Dieu à ses amis. Cicéron faisait également une loi de l'amitié de ne demander jamais rien que d'honnête à nos amis: Nous ne devons jamais mal faire pour complaire à un ami, dit-il à Loelius. Si donc, continue-t-il, on fait appel à notre amitié pour nous induire au mal, nous devons préférer la conscience et la religion à l'amitié elle- même. Livre III des Offices (Note de Mabillon).

185. Certes je veux toute sorte de biens à notre petit Guillaume. C'est le quatrième fils de Thibaud, comte de Champagne. On l'appelait Guillaume aux blanches mains. Il fut successivement élevé sur le siège de Chartres, de Sens, puis de Reims; enfin il fut créé cardinal de la sainte Eglise romaine et légat du saint Siège en France, il sacra le roi Philippe-Auguste, et ce fut en sa faveur que le pape Alexandre III confirma à l'archevêque de Reims le droit de sacrer les rois de France.

a La comtesse Mathilde, fille du marquis d'Engelbert, dont il est parlé dans la lettre cent trentième.



LETTRE CCLXXII. A L'ÉVÊQUE DE LAON (b).



L'an 1152


Saint Bernard l'engage à faire preuve de générosité de sentiments.

Je vous suis tout dévoué; si donc vous me regardez comme un ami, ou plutôt, puisque vous ne pouvez pas douter que je le sois, veuillez, en ma considération, vous réconcilier avec le porteur de la présente et le réconcilier ensuite vous-même, d'une manière solide et durable, avec tous ceux qui paraissent avoir sujet de lui en vouloir. Si vous me refusez cette grâce, je vous déclare que vous blesserez profondément celui que vous comptez au nombre de vos amis; vous ne voudrez pas le faire, j'en suis sûr. Vous savez que je n'ai pas encore reçu de vous, depuis que vous êtes évêque, la moindre faveur, ni bourse ni besace, pas même de sandales pour mes pieds.


b C'était Gantier de Saint-Maurice; il avait été abbé de Saint-Martin-de-Laon, et succéda en 1151 au pieux évêque Barthélemy, qui s'était retiré, après trente-huit ans d'épiscopat, dans le monastère de Foigny, de l'ordre de Cîteaux, qu'il avait fondé. On a de lui une lettre fort remarquable adressée à Samson, archevêque de Reims, dans laquelle il réfute le reproche qui lui était fait d'avoir dilapidé les biens de l'Église de Laon. Il était religieux de Foigny quand il l'écrivit; on la trouvera dans l'Appendice.


LETTRE PLACÉE AVANT LA CCLXXIII. LETTRE DU PAPE EUGÈNE AU CHAPITRE DE CÎTEAUX.


Ancienne 384e / L'an 1130



Le pape Eugène témoigne qu'il aurait eu le plus grand désir d'assister au chapitre de Cîteaux si les obligations du souverain pontificat lui en eussent laissé le loisir. Il engage le chapitre à faire faire de nouveaux progrès à l'amour de la règle et au goût de la perfection religieuse.



Eugène, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses bien-aimés fils G..... * de Cîteaux et à tous les abbés réunis à Cîteaux, au nom du Seigneur, salut et bénédiction apostolique.



1. Nous aurions été heureux, fils bien-aimés, de pouvoir assister en personne à votre sainte réunion et de traiter nous-même avec vous des progrès de l'âme et de la grâce vivifiante du Saint-Esprit, dans l'union duquel nous faisons profession du même genre de vie que vous. Mais la divine Providence en a disposé autrement: placé au milieu des flots pour gouverner la barque de l'Église, nous soutenons les efforts de la tempête qui nous assaille de tous côtés et nous soutenons, non pas ce que notre désir nous porte à faire, mais ce que nous ne vouions pas. Les devoirs de notre charge nous tiennent enchaîné et nous ne sommes pas maître de diriger nos lias du côté que nous voudrions. Mais rien n'empêche que nous ne soyons au milieu de vous en esprit et par nos lettres; aussi assisterons-nous à votre réunion par le coeur et par la pensée, vous demandant et vous priant même de toutes nos forces de ne pas, quant à vous, vous séparer de nous et d'unir vos voeux et vos prières pour implorer plus efficacement en notre faveur les voeux du Tout-Puissant. Placé sur le haut de la montagne et exposé au souffle de tous les vents, nous espérons, par la grâce de Dieu, pouvoir faire face à l'orage déchaîné contre nous, si nous avons le bonheur que vous nous aidiez de vos prières auprès de Dieu mais pour qu'elles soient plus efficaces sur son coeur et que nous puissions par elles obtenir ce que nous n'oserions espérer de mériter par nous-même, nous souhaitons que votre charité ne cesse de se préoccuper des choses de Dieu, des observances de l'ordre et de la pratique de la règle; méprisez tout ce que vous avez laissé derrière vous et ne cessez de diriger vos pas en avant, de cette manière on ne verra point de nuages obscurcir vos oeuvres et empêcher que vos prières ne pénètrent jusqu'à Dieu.

2. Aussi vous recommandons-nous, très-chers fils, de travailler en commun, toutes les fois que vous vous réunirez, à corriger tous les abus que vous verrez s'être glissés parmi vous, et à établir tout ce qui peut contribuer au salut des âmes et à la perfection de l'ordre; puis, vous rappelant «qu'on tombe peu à peu quand on néglige les petites choses (Si 19,1),» ne laissez point la moindre imperfection, si vous en remarquez quelqu'une en vous, sans la corriger. En effet, à quoi bon fermer avec soin toutes les portes de la ville si vous en laissez un libre accès à l'ennemi par un seul trou que vous n'avez point bouché? C'est la pensée de l'Écriture lorsqu'elle dit: «Négligez la sentine, elle causera les mêmes désastres que la tempête déchaînée;» ou bien encore: «Vous avez résisté au choc des rochers, prenez garde d'être écrasé sous des grains de sable.» Jetez les yeux sur nos Pères, sur les fondateurs de notre saint ordre, voyez-les quitter le monde, mépriser tout ce qui s'y trouve, et, laissant aux morts le soin d'enterrer leurs morts, s'enfuir dans les déserts où, laissant à d'autres le soin de servir le Seigneur dans un ministère besoigneux, ils se plaisaient à s'asseoir avec Marie aux pieds du Sauveur et à recueillir la manne du ciel, d'autant plus abondamment qu'ils s'étaient plus éloignés de l'Égypte. Eux aussi avaient quitté leur patrie et leurs familles, eux aussi avaient oublié le peuple auquel ils appartenaient et la maison de leurs pères: leur beauté captiva tellement le Roi des rois qu'il fit d'eux un peuple immense; ils se multiplièrent au point de s'étendre jusqu'aux extrémités du monde, et jetèrent un éclat d'une telle splendeur que l'Eglise entière en fut inondée de gloire. On peut dire qu'à leur voix la femme de Sarepta a rempli du peu d'huile qui lui restait dans sa fiole, tous les vases qu'elle put trouver. Ils ont eu les prémices du Saint-Esprit, mais leur huile d'une douceur admirable a coulé jusqu'à nous.

3. Songez donc et appliquez-vous de toutes vos forces à ne point dégénérer de leur antique vertu, montrez-vous les dignes rejetons de pareilles souches. Puisque vous avec reçu d'eux la semence de vie, produisez la même plante et les mêmes fruits qu'eux. Voyez comme ceux qui ont laissé leurs lampes s'éteindre, vous prient de leur donner un peu de votre huile; combien n'en voit-on pas qui, après avoir croupi comme la bête de somme sur son fumier, n'aspirent plus qu'à se mettre sous votre conduite en voyant les merveilles que la grâce du Ciel opère en vous, et se recommandent à vos prières? Les enfants du siècle s'efforcent de vous décider malgré vos résistances à prendre la conduite de leurs âmes, et dans ce but ont recours à tous les moyens possibles pour vous arracher aux douceurs de la contemplation et au silence de la solitude, afin de vous replonger dans le tumulte des affaires. Ne perdez pas de vue les institutions de vos pères; mais, suivant le conseil du Prophète, préférez n'être comptés pour rien dans la maison de Dieu plutôt que d'aller vous asseoir dans la tente des pécheurs. Comme vous n'avez rien que vous n'ayez reçu, ayez des sentiments en rapport avec la bonté du Seigneur et conformes à votre néant; on vous verra alors marcher sur les traces de Celui qui vous recommande «de dire après que vous aurez fait de votre mieux tout ce que vous avez à faire: Nous sommes des serviteurs inutiles (Lc 17,10);» car si vous avez reçu la grâce de guérir les malades, le don des langues et des prophéties; si vos paroles sont plus douces et plus pénétrantes que les parfums les plus exquis; si enfin le monde vous vénère et se sent avec bonheur attiré par l'odeur de vos vertus, c'est à celui qui a dit: «Mon Père depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour ne cesse point d'agir (Jn 5,17),» que vous le devez.




LETTRE CCLXXIII. AU PAPE EUGÈNE.



Saint Bernard le remercie de la lettre affectueuse que ce pontife avait écrite au chapitre général de Citeaux, et le prie de vouloir bien continuer ses bontés à tous les religieux, mais en particulier à ceux de son ordre. Il se plaint qu'on lui ait enlevé l'abbé de, Trois-Fontaines.



A son très-aimable père et seigneur Eugène, par la grâce de Dieu souverain Pontife, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de ses très-humbles respects.



1. La voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre chapitre, et nous a fait tressaillir d'aise et de bonheur. Quelle pureté, quel zèle et quelle sagesse respirait son langage! un esprit de force et de vie animait ses paroles, c'étaient comme les accents du Dieu jaloux de nos progrès spirituels qui nous pressait de ses encouragements et de ses menaces. Je ne saurais dire ce qui m'a le plus touché dans cette lettre, du témoignage de votre affection ou du profit que nous pouvions en tirer; de la condescendance avec laquelle Votre Majesté descend jusqu'à nous ou du soin que vous apportez à relever notre néant; de la sévérité du maître qui nous reprend ou de l'indulgence, du père qui nous encourage. Vous avez su rassassier ceux d'entre nous qui avaient faim de la justice, toucher ceux qui n'en sentaient qu'un faible désir, et confondre ceux qui n'en avaient aucun (a). Continuez, je vous prie, continuez de nous traiter comme vous l'avez fait; si vous devez étendre votre sollicitude sur tous les chrétiens, à plus forte raison devons-nous espérer que vous l'étendrez sur nous. La charité ne demande qu'à faire du bien, aussi la voit-on dilater son sein au lieu de le rétrécir; qu'elle s'étende donc jusqu'à nous puisqu'elle embrasse tout le monde, d'autant plus que nous sommes du nombre de ceux qui peuvent dire avec l'Apôtre: «Seigneur, nous avons tout quitté pour vous suivre (Mt 19,27).» Il ne vous convient pas d'abandonner ceux qui ont tout quitté et se sont renonces eux-mêmes; ils ne forment que le moindre bercail du Seigneur, mais ils ont mis toute leur confiance en lui; le serviteur auquel le père de famille a confié le soin de toutes ses brebis, s'il est prudent et fidèle, ne saurait les négliger; ils ne forment, il est vrai, qu'une partie du troupeau, mais si c'en est la plus faible portion, c'en est aussi, à moins que je ne me trompe, la plus aimée du père de famille; ils comptent parmi ceux que le Seigneur doit couronner de sa main et placer sur des trônes, et ils se regardent avec raison comme les légitimes héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ, car c'est à eux que s'adressent ces paroles: «Ne craignez point, petit troupeau, il a plu à, votre Père céleste de vous donner un royaume (Lc 12,32).» Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet.

a Ou retrouve ces trois sortes de religieux dans les ordres mêmes les plus saints, car il p a toujours de la paille mêlée au bon grain tans l'aire du Seigneur. Voir le sermon troisième sur l'Ascension, n. 6; celui sur la Dédicace de l'Église, n. 3; le sermon trente-sixième sur divers sujets, c. 1, et le quarante-sixième sur le Cantique des Cantiques, n. 6.


2. L'abbé (a) de Trois-Fontaines était comme un arbre planté près d'un ruisseau, il produisait en abondance des fruits excellents comme lui; j'ai peur que transporté ailleurs il ne devienne stérile. On voit ainsi quelquefois la vigne produire beaucoup dans un endroit et perdre sa fécondité quand on la transplante dans un autre, et des arbres qui poussaient avec vigueur, languir et se dessécher rien que parce qu'on les a changés de place. Vous m'avez fait au coeur une blessure profonde qui ne cessera de saigner que lorsque vous me renverrez ce religieux. Nous ne faisions l'un et l'autre qu'un coeur et qu'une âme, et tant que nous serons séparés, il ne faut pas penser que nos plaies puissent se cicatriser. Comment ferai-je pour porter seul maintenant le fardeau que j'avais déjà tant de peine à soutenir quand je le partageais avec lui et lorsque je m'appuyais sur lui comme sur le bâton de ma vieillesse? Si mon sort ne vous touche guère, que du moins celui de notre ordre tout entier vous émeuve; ne causez point un mal certain dans l'espérance d'un bien fort douteux. Mais pourtant, si vous êtes décidé à le garder; ayez pour lui toute la considération qu'il mérite, et demandez pour nous au ciel un sujet capable de le remplacer. Je supplie Votre Bénignité de me faire le plus tôt possible une réponse, mais une réponse pratique, sur les affaires qui intéressent notre ordre et sur les autres que j'ai cru bon et même nécessaire de charger cet abbé de vous communiquer.



a C'était Hugues, abbé de Trois-Fontaines en Champagne, mandé en 1150 à Rome par le pape Eugène qui le fit cardinal. Voir les notes placées à la fin du volume. C'est à cet abbé qu'est adressée la lettre deux cent soixante-quatorzième.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON



LETTRE CCLXXIII.



186. L'abbé de Trois-Fonlaines...., nommé Hugues, le même que celui à qui est adressée la lettre deux cent soixante-quatorzième. Wion, Chacon et plusieurs autres pensent, à tort, que le monastère dont il était abbé est celui de Saint-Anastase de Trois-Fontaines, près de Rome; il était abbé de Trois-Fontaines en Champagne. Ce qui le prouve selon nous, c'est que du temps de saint Bernard, comme on le voit par l'histoire de sa vie et par le titre de la lettre soixante-neuvième, A l'abbé de Trois-Fontaines, ce nom ne désignait que le monastère de Champagne, tandis qu'on donnait celui de Saint-Anastase à l'abbaye de Trois-Fontaines de Rome, comme on le voit par le titre de la lettre trois cent quarante-cinquième adressée aux religieux de Saint-Anastase,

En second lieu, l'abbé de Saint-Anastase, à l'époque où saint Bernard écrivait cette lettre, était Rualène, ancien prieur de Clairvaux, ainsi qu'on l'a vu par les lettres deux cent quarante-cinquième, deux cent cinquante-huitième et suivantes, et comme il résulte de la quavante-troisième lettre de Nicolas de Clairvaux, à Rualène, abbé de Saint-Anastase.

On peut ajouter encore que la lettre deux cent soixante-quatorzième a pour titre, dans tous les manuscrits: A Hugues, abbé de Trois-Fontaines, pendant son séjour à Rome, ce qui semble indiquer que le monastère dont il était abbé ne se trouvait pas situé aux portes de Rome. Il faut encore remarquer que dans cette deux cent soixante-treizième lettre, saint Bernard, en témoignant an pape Eugène toute sa peine de le voir mander à Rome l'abbé Hugues, qu'il avait l'intention d'élever au cardinalat, ajoute qu'il lui a fait au coeur une blessure profonde qui saignera jusqu'à ce qu'il lui ait renvoyé ce religieux. Ces paroles indiquent bien que le monastère de l'abbé Hugues se trouvait en France. Enfin lorsqu'il fallut élire un autre abbé pour remplacer Hugues, saint Bernard, comme on le voit par sa lettre deux cent soixante-quatorzième, assista en personne à cette élection; or à cette époque il se trouvait en France, car l'abbé Hugues fut fait cardinal d'Ostie en 1150, dans la troisième promotion de cardinaux que fit le pape Eugène, en même temps que deux. autres religieux de Clairvaux, nommés fleuri et Roland, d'après Chacon. C'est à cette époque que la ville d'Ostie, qui se trouvait presque entièrement dépeuplée, fut réunie à Velletri.

Il est encore parlé de l'abbé Hugues dans les lettres deux cent soixante-quatorzième, deux cent quatre-vingt-septième, deux cent quatre-vingt-dixième, trois cent sixième et trois cent septième (Note de Mabillon).


CCXXXVII-CCXLILET. CCXLII-CCXLIVLET. CCXLIV-CCXLVIIILET. CCL-CCLIIILET. CCLIV-CCLVLET. CCLXXIV-CCLXXVIII

LET. CCLXXIX-CCLXXXIILET. CCCXXX-CCCXXXVIIILET. CCCXXXIX-CCCXLVLET. CCCXCII-CCCXCVIIILET. CDXXI-CDXXXILET. CDXXXII- CDXXXVIIILET. CDXXXIX-CDXLILET. LETTRE CCLXXIV. A HUGUES, ABBÉ DE TROIS-FONTAINES, PENDANT SON SÉJOUR A ROME.

LETTRE CCLXXV. AU PAPE EUGÈNE, SUR L'ÉLECTION D'UN ÉVÊQUE D'AUXERRE.

LETTRE CCLXXVI. AU MÊME PAPE, APRÈS LA MORT DE L'ÉVÊQUE D'AUXERRE.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXVII. AU MÊME PAPE, POUR L'ABBÉ DE CLUNY.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

LETTRE CCLXXVIII. AU MÊME PAPE, POUR L'ÉVÊQUE DE BEAUVAIS.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON





Bernard, Lettres 271