Bernard, Lettres 301

LETTRE CCCI. A SANCHE, SOEUR DE L'EMPEREUR D'ESPAGNE (a).

a C'était Alphonse, surnommé le Bon, roi ou empereur de Castille et de Léon. Les rois d'Espagne prenaient volontiers le titre d'empereur.

Vers l'an 1149

Saint Bernard la prie d'user de son influence pour apaiser un différend survenu entre des religieux de son ordre et d'autres religieux, à l'occasion de la fondation d'un monastère.

1. Je vous déclare que non-seulement je ne me suis pas mêlé de l'établissement du monastère de Tholdanos (b), mais, de plus, que toute cette affaire s'est faite à mon insu et pendant mon absence: ce sont des religieux de mon ordre, je l'avoue, qui l'ont conduite, mais ils ont eu soin de s'entourer, en cette circonstance, des conseils de plusieurs personnes de piété, de s'assurer du consentement et du concours de l'évêque du lieu, et n'ont agi qu'à la requête d'une noble dame qui a fondé cette maison sur ses propres terres. Tout cela, m'a-t-on dit, s'est fait publiquement, au su et au vu de tout le monde. Ils ont cru qu'ils pouvaient accepter sans difficulté un monastère que la fondatrice leur offrait spontanément, en le déclarant libre et indépendant de toute autre maison religieuse; on dit même qu'elle en avait les preuves en mains. Mais puisque vous me faites savoir que les religieux de Carracca se plaignent qu'en cette affaire on a lésé leurs droits, et comme, au lieu de suivre le conseil de Salomon qui leur dit: «Non-seulement ne vous opposez point au bien que d'autres veulent faire, mais faites-en vous-mêmes si vous le pouvez (Pr 3,27),» ils s'opposent en cette circonstance à celui qu'on a l'intention de nous faire, nous sentons qu'il ne convient pas à des serviteurs de Dieu de plaider (2Tm 2,24), et j'ai eu la pensée de remettre toute cette affaire entre vos mains, afin que vous assoupissiez, par tous les moyens en votre pouvoir, un procès qui est, dit-on, mal fondé et injuste, et que, pour la gloire de Dieu et le salut de votre âme, vous rendissiez le calme et la paix à un ordre reconnu par l'Eglise.

b Ce monastère, situé dans le royaume de Léon, venait d'être fondé par l'infante Elvire pour des religieux Bénédictins de l'abbaye de Carracca quand il se donna aux Cisterciens, malgré les réclamations des religieux de Carracca. On verra, dans les notes de la fin du volume, ce que devint cette affaire.

2. Mon frère (c) Nivard, qui se loue beaucoup de vos bontés, m'engage à compter entièrement sur vous en cette occasion, tant à cause de votre bienveillance particulière pour notre ordre qu'à cause de la promesse que vous avez eu la bonté de lui faire. Je n'ose croire que nos contradicteurs refusent de se rendre à vos salutaires avis et à vos bons conseils; si pourtant ils le font, il faudra remettre le jugement de cette affaire à la décision des évêques des deux parties intéressées, suivant le diocèse où se trouvent les lieux en question, afin qu'ils la jugent en dernier ressort; vous n'aurez plus ensuite qu'à ratifier et faire exécuter la sentence qu'ils auront portée d'un commun accord. Si vous craignez Dieu, ne souffrez point qu'on empêche une si sainte oeuvre ni qu'on frustre une si sainte dame de ses pieuses intentions, ces bons religieux du fruit de leur vertu et Dieu même du sacrifice d'agréable odeur que lui offre cet ordre réformé (a). Je vous supplie encore de montrer toute votre affection maternelle à votre nouvelle maison d'Espina (b), qui vous compte parmi ses fondateurs: puissent les religieux de ce monastère, avec l'appui de votre protection, servir Dieu selon les observances de leur règle.

c C'était le plus jeune frère de saint Bernard; il est souvent parlé de lui dans la Vie de notre Saint.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON

200. A Sanche, soeur de l'empereur d'Espagne, Alphonse de Castille, à qui on donnait généralement alors le titre d'empereur. Sanche sa soeur se sentait un grand attrait pour saint Bernard, et avait fondé en 1147, dans le diocèse de Palence, une maison de religieux de Cîteaux, appelée Saint-Pierre d'Espina. Saint Bernard y envoya une colonie de religieux, sous la conduite de son frère Nivard. Peu de temps après, les religieux noirs du monastère de Toldanos, au royaume de Léon, récemment fondé par l'infante Elvire, se détachèrent des religieux de Carracetta dont ils dépendaient et se mirent sous l'autorité des Cisterciens. Aussitôt les Carracettiens réclamèrent et pressèrent Sanche de mettre à leur service, en cette circonstance, tout le crédit dont elle jouissait auprès de saint Bernard. Manrique a publié dans ses Annales, à l'année 1148, chapitre 8, un ancien titre où l'on voit comment se termina cette affaire. Voici ce qu'on y lit: «Après la mort de l'abbé dom Florent, Ferdinand, abbé de Toldanos, se déclara sans raison contre le couvent de Carracetta, il brisa les liens qui l'y tenaient attachés, et, poussé par un esprit de révolte, il fit le voyage de Clairvaux. La reine Sanche, qui aimait beaucoup ce monastère, éprouva un vif mécontentement de ce qui se passait et écrivit tant à l'abbé qu'à toute la communauté de Clairvaux, les priant de ne pas commettre la faute de recevoir le susdit abbé. Cédant aux prières de la reine, l'abbé de Clairvaux ne voulut point recevoir Ferdinand au nombre de ses religieux qu'il ne se fût, au préalable, pourvu de l'autorisation de l'abbé de Carracetta; n'ayant pu obtenir cette autorisation, il mourut sans être religieux ni de Carracetta ni de Clairvaux.»

Toutefois quelques années plus tard ce monastère passa sous la règle de Cîteaux (Note de Mabillon).

201. Mon frère Nivard, qui se loue beaucoup... Les Cisterciens concluent avec raison de ce passage que saint Bernard envoya son plus jeune frère Nivard, à la tète d'une colonie de moines, fonder, en Espagne, le monastère d'Espina. Déjà il l'avait dans une autre circonstance envoyé en Neustrie, pour organiser l'installation du nouveau monastère de Vaux-les-Soleuvre près de Vire, diocèse de Bayeux.

Robert, fils de Heirnesius, donne, vers l'an 1146, à Bernardi abbé de Clairvaux, et au monastère de Sainte-Marie de Vaux-les-Soleuvre, sa maison d'habitation voisine du Hêtre penché. L'évêque de Coutances, nommé Algar, confirme une donation faite par un certain Guillaume Silvain, «à Dieu, à la bienheureuse Marie de Vaux-les-Soleuvre, et aux religieux qui servent Dieu dans cette maison, entre les mains de Nivard, frère de dom Bernard, abbé de Clairvaux.» On voit par là que Nivard était abbé de cette maison à cette époque.

Peu de temps après, c'est-à-dire en 1150, la maison de Vaux-les-Soleuvre se trouvant trop étroite et peu commode, la communauté se transporta à Vaux-Reicher, propriété féodale et paroisse de l'évêché de Bayeux. Vaux-les-Soleuvre fit retour, du consentement de saint Bernard, à l'évêque de Bayeux, à qui cette maison avait primitivement appartenu. On trouve dans la Neustrie chrétienne une lettre de Philippe, évêque de Bayeux, au sujet de la convention intervenue entre lui «et l'abbé Thomas de Vaux-Richer, au sujet de l'endroit appelé Vaux-les-Soleuvre, où, dans le principe, se trouvait son abbaye,» transportée depuis à Vaux-Richer dans un endroit que l'évêque Philippe lui céda, de la même manière qu'il en avait abandonné un autre auparavant à «l'abbé de Morte-Mer.»

Hugues, archevêque de Rouen, confirma cette donation à Bayeux en 1150.

A Thomas, abbé de Vaux-Richer, succéda, Roger, qui est appelé, dans son épitaphe, second abbé de cette maison.

Actuellement Vaux-Richer, qui est situé à plus de deux lieues de Lisieux, est habité par seize religieux de la stricte observance de Cîteaux, sous la conduite du R. P. D. Dominique Georges, saint abbé qui a tout fait pour rétablir et propager la pratique rigoureuse de la règle de son ordre (Note de Mabillon)



LETTRE CCCII. AUX LÉGATS DU SAINT SIÈGE POUR L'ARCHEVÊQUE DE MAYENCE.

Saint Bernard leur recommande l'archevêque de Mayence, que ses ennemis s'efforcent d'accabler.

A mes seigneurs et révérends Pères les légats (c) du saint Siége, le très-humble serviteur de leur sainteté, l'abbé Bernard de Clairvaux, salut et exhortation de chercher à plaire à Dieu en toutes choses et à faire produire de bons fruits à leur mission.

Séparé de vous par la distance des lieus, je vous suis intimement uni par les sentiments du coeur et par les dispositions de la volonté, car je n'ai d'autre désir et ne forme d'autre voeu que de voir toutes vos actions et toutes vos pensées concourir au bien et à la justice. Ayant donc appris que l'infortuné archevêque de Mayence est cité à comparaître devant vous pour répondre aux accusations de ses adversaires, j'ai pris sur moi de faire appel en sa faveur à vos sentiments de bonté. Vous honorerez votre ministère si, tout en respectant les droits de la justice,

a Lambert Deschamps, auteur de l'édition de 1520, remarque, à l'occasion de ce passage, «que du temps même de saint Bernard il fut question de la réforme des monastères.»
b L'abbaye d'Espina, au diocèse de Palencia, fut fondée par Sanche, à qui cette lettre est adressée, et donnée aux Cisterciens qui en prirent possession sous la conduite de Nivard, que saint Bernard y envoya à la tête d'une petite colonie de religieux. Voir les nouvelles lettres deux cent soixante-douze et deux cent soixante-treize.
c C'étaient Bernard et Grégoire qui déposèrent, comme on le voit dans les notes finales, l'archevêque de Mayence, Henri, le même que celui à qui est adressée la lettre trois cent soixante-cinquième.

vous faites quelque chose pour empêcher de tomber une muraille qu'on s'efforce de renverser; et si vous ne contribuez pas pour votre part à éteindre tout à fait la mèche qui fume encore, ou à rompre sans retour le roseau qui n'est qu'endommagé par le souffle du vent. Je vous saurai gré qu'il se ressente des effets de la prière que je vous adresse pour lui, et qu'il ne soit pas victime de cette simplicité d'âme qui permet à de faux frères de le circonvenir, sans pouvoir toutefois rien alléguer contre lui qui mérite de le faire déposer.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON


202. Aux légats du saint Siège.... Voici comment Baronius parle de cette légation à l'année 1153: «La même innée, dit-il, le pape Eugène envoya une légation en Germanie pour juger l'archevêque de Mayence En faisaient partie: Bernard, prêtre, et Grégoire, diacre,» etc, Bernard était prieur des chanoines réguliers de Latran quand il fut fait cardinal-prêtre du titre de Saint-Clément, en 1145, par 1e pape Eugène.

Quant à Grégoire, il n'est probablement autre que celui que le pape Innocent fit cardinal du titre de Saint-Angèle, en 1137.

L'évêque Conrad, qui écrivit un siècle plus tard la Chronique de Mayence, dit que l'archevêque Henri fut déposé, et il en fait retomber la faute sur un certain Arnold qui le trahit. Dodéchin, dans son appendice à Marianus, sur les Chanoines, impute la déposition de l'archevêque aux légats dont le chancelier Arnold avait réussi à corrompre la conscience à prix d'argent.

Néanmoins Othon de Freisingen, livre II de la Vie de Frédéric, chapitre 9, témoin oculaire des faits qu'il relate, dit qu'il fut justement déposé. Voici ses paroles. «Le roi faisait à Worms les préparatifs de la fête de la Pentecôte qui était proche, quand il fit déposer, par lesdits légats du saint Siège, Henri archevêque de Mayence, qu'on avait eu bien souvent l'occasion de reprendre dans l'intérêt de l'Eglise, mais toujours sans succès». C'est au lecteur à décider s'il doit plus de confiance au récit d'un historien postérieur aux choses qu'il raconte au à un témoin oculaire, sincère et instruit de tout ce qu'il rapporte. Conrad ajoute que peu de temps après, les deux cardinaux périrent d'une mort malheureuse; mais le fait n'est pas exact car, suivant Othon, ils vécurent longtemps encore après ce jugement, et personne n'ignore que Bernard fut chargé d'une seconde légation en Germanie par le pape Adrien IV.

Quoi qu'il en soit, Henri se retira en Saxe après sa déposition et fit, peu de temps après, une heureuse et sainte mort dans un couvent de Cisterciens.

Voir Seraire, Histoire de Mayence, livre V, et Baronius, à l'année 1153 (Note de Mabillon).




LETTRE CCCIII. A LOUIS LE JEUNE, ROI DE FRANCE.

Saint Bernard lui donne des conseils sur la ligne de conduite qu'il doit tenir à l'égard d'un seigneur breton adultère et excommunié.

Si par la promesse de l'absoudre de l'excommunication qu'il a encourue, on pouvait déterminer ce seigneur breton à renvoyer cette adultère en lui permettant de jouir des biens que son père lui a laissés, selon le partage qu'elle en a fait avec son frère, quoiqu'elle, fût indigne d'une pareille concession, peut-être y aurait-il lieu à le faire, puisque par ce moyen vous vous assureriez l'aide et l'appui d'un seigneur puissant. Autrement, permettez à votre très-humble sujet de vous dire toute sa pensée: je ne crois pas que vous deviez recevoir cet étranger sur vos terres ni accorder votre faveur à cet homme incestueux et excommunié, à moins que vous ne vouliez un jour entendre ces paroles: «Quand vous voyiez un voleur, vous couriez vous joindre à lui, vous comptiez vos amis parmi les adultères (Ps 49,18).» Toutefois je suis d'avis de ne rien précipiter. Envoyez-lui quelque agent habile et sûr qui trouve le moyen de gagner du temps sans rompre. S'il ne veut prêter l'oreille à aucune proposition et s'il demeure dans son opiniâtreté, vous pouvez toujours mettre votre espérance en Dieu qui favorisera certainement vos bons desseins et la justice de votre cause et vous fera triompher de vos ennemis. Je ne sais pas si l'évêque a du lieu est bien l'homme qu'il vous faut pour conduire cette affaire; ce n'est pas sa fidélité à votre égard que je soupçonne, mais c'est la position où il se trouve par rapport à ce seigneur qui le déteste et ne voudra peut-être point se confier à lui; toutefois il est à votre disposition, prêt là faire pour vous tout ce qu'il plaira à Dieu. Je vous prie de l'écouter comme un autre moi-même dans les choses secrètes qu'il vous communiquera de ma part. J'ai pour lui la plus grande estime et je m'ouvre assez volontiers à lui. Vous pourrez également lui confier sans crainte tout ce que vous jugerez à propos.

a Peut-être bien s'agit-il ici de Jean, évêque d'Aleth ou de Saint-Malô, qui avait été religieux à Cîteaux et à qui Pierre de Celle a écrit plusieurs lettres. Livre I, lettre quinzième et suivantes.


LETTRE CCCIV. AU MÊME.

L'an 1153

Saint Bernard remercie le roi de l'intérêt qu'il porte à sa santé, et lui dit quelques mots en faveur de son frère Robert.

La lettre que vous avez daigné m'écrire a comblé mon âme de bonheur; que Dieu, qui vous a inspiré cette bonne pensée, vous rende la consolation que j'en ai ressentie. Qui suis-je et quelle est la maison de mon père pour que Votre Majesté s'inquiète de ma santé? Mais puisque vous me faites l'honneur de m'en demander des nouvelles, je vous dirai que je me sens un peu mieux, je me crois hors de danger; mais je suis encore d'une très-grande faiblesse. Je saisis cette occasion pour vous informer que le prince Robert, votre frère, m'a fait l'honneur et l'amitié de me visiter pendant ma maladie. Nous avons eu ensemble un entretien qui m'a rempli de joie et d'espérance à son endroit. Veuillez lui montrer un peu d'affection; je vous promets qu'il vous donnera de la satisfaction, si ses actes répondent à ses paroles. Ayez la bonté de lui témoigner votre satisfaction de voir qu'il veut désormais régler sa conduite d'après mes conseils et ceux des gens de bien. Je n'ai pas mon sceau sous la main, mais j'espère qu'en lisant ma lettre vous reconnaîtrez à mon écriture qu'elle est bien de moi (a).

a Saint Bernard se sert ici, comme en plusieurs autres endroits, par exemple dans les lettres quatre-vingt-cinquième, n. 4, trois cent septième et trois cent dixième, du mot dicter dans le sens d'écrire de sa propre main comme il est évident qu'il s'en sert ici. Toutefois, dans les lettres quatre-vingt-neuvième et quatre-vingt-dixième, n. 1, il met une différence entre dicter et écrire.


LETTRE CCCV. AU PAPE EUGÈNE.

Comme c'est pour de bonnes raisons que l'évêque de Beauvais s'est trouvé empêché d'aller à Rome, saint Bernard recommande au souverain Pontife la cause de cet évêque.

L'évêque de Beauvais (b), votre fils et le mien pourrais-je dire s'il n'y avait pas présomption de ma part à m'exprimer ainsi, ayant été cité à votre tribunal, se disposait à se rendre à Rome, fort de la justice de sa cause et confiant dans votre bonté paternelle. J'ai pu quoique avec peine le décider à retarder son départ, tant il avait d'impatience de vous voir. Ce qui m'a engagé à le retenir, c'est entre autres raisons excellentes, que je n'étais pas informé de vos intentions à son sujet. D'ailleurs, sans parler de bien d'autres considérations qui s'opposaient à son départ, une trop longue absence de son diocèse me semblait à craindre à cause des dispositions dont le roi son frère et lui sont animés l'un envers l'autre. Ne me demandez pas de quel côté sont les torts, ce n'est pas à moi à le dire; je me borne à excuser un évêque. Ce que je puis toutefois affirmer, parce que je l'ai vu de mes yeux, c'est qu'il a fait inutilement toutes les démarches de soumission et de respect compatibles avec son rang. Cependant quelque événement qu'il puisse craindre et quoi qu'il doive résulter pour lui de son absence, vous pouvez compter qu'il se rendra auprès de vous à votre premier appel; il remet sa personne et ses intérêts entre vos mains, bien convaincu qu'il s'est conduit dans le poste qui lui a été confié et qu'il a constamment agi de manière à pouvoir compter sur votre bienveillance. C'est dans ces sentiments qu'il vous envoie comme à un père, quelqu'un qui] e remplace, avec la recommandation formelle de ne rien faire sans prendre vos ordres et de suivre en tout vos volontés, auxquelles il se soumet lui-même de tout coeur. Il espère que vous ferez mieux que d'être son juge, que vous serez son appui, son soutien et son protecteur. Je crois que cette affaire serait terminée en peu de temps avec la grâce de Dieu, si on la confiait au jugement de l'archevêque de Reims, en ôtant toute voie d'appel aux deux parties.

b C'était Henri, frère du roi rte France, Louis le Jeune, dont il est parlé dans la lettre deux cent soixante-dix-huitième. Voir la lettre trois cent septième. Saint Bernard lui donne le nom de fils et dans la lettre suivante il l'appelle votre frère, parce qu'il avait été religieux à Clairvaux, comme on le voit dans la Vie de saint Bernard, livre 4, n. 15. Voir les notes de la lettre trois cent septième.



LETTRE CCCVI. A L'ÉVÊQUE D'OSTIE (a), POUR L'ÉLECTION DE TOUROLDE, ABBÉ DE TROIS FONTAINES.


a Il se nommait Hugues et avait été abbé de Trois-Fontaines, en Champagne, comme on le voit aux lettres et aux cent soixante-treizième et deux cent soixante quatorzième. Voilà pourquoi, devenu cardinal, il continua à porter un intérêt tout particulier à cette abbaye.


L'an 1151



Saint Bernard se justifie du reproche que lui faisait Hugues, évêque d'Ostie, d'avoir nommé Tourolde, abbé de Trois-Fontaines, de préférence à un certain religieux, nommé Nicolas, que Hugues avait désigné pour cet emploi: il donne également les motifs qui lui ont fait placer Robert à la tète d'une abbaye récemment fondée.


1. Malheur au monde à cause de ses scandales (Mt 18,7). Or voici que c'est moi qui scandalise, et c'est à vous que mon scandale s'attaque! Personne ne pourrait le croire, à moins d'ignorer la parfaite union dans laquelle nous avons vécu ensemble jusqu'ici dans la maison de Dieu, et l'affection mutuelle dont nous n'avons jamais cessé d'être animés l'un pour l'autre. Changement aussi soudain que regrettable pour moi! Je me sens frappé maintenant par le bras due j'étais habitué à trouver pour soutien; menacé, accusé, condamné même par celui qui était mon avocat, mon défenseur. Nos premiers parents n'ont été punis de leur faute unique, mais grave (Gn 3,9), qu'après avoir été interrogés et convaincus; quant aux Ninivites (Jn 3,10), Dieu leur donna le temps de faire pénitence, et ce n'est pas seulement sur ce qu'on racontait des désordres de Sodome, mais après s'en être assuré par ses propres yeux, que le Seigneur en punit les habitants (Gn 19,16). Quelle différence dans la conduite tenue par mon juge envers moi! On ne me trouve pas digne des mêmes égards que tous ces coupables! Au lieu de m'inviter à présenter mes raisons, à faire valoir les motifs qui m'ont fait agir, à me défendre, en un mot, contre les accusations dont on me charge, on procède à mon jugement, sans me citer au tribunal de mon juge, et on me condamne sans s'être mis en peine de commencer par me convaincre.

2. Mais ayez maintenant la bonté d'écouter mes raisons; elles pourront vous paraître insuffisantes, elles seront du moins données avec la plus grande sincérité. Vous aviez manifesté le désir de vous voir remplacer par le frère Nicolas, j'en conviens avec vous, et je m'en souviens il merveille; d'ailleurs j'étais complètement entré dans vos vues, je pensais que cela ne souffrirait aucune difficulté et je m'étais engagé à faire réussir ce. plan. Si cela ne s'est point fait, ne vous en prenez qu'à la nécessité et non point à la mauvaise foi de ma part. Les esprits se divisèrent, que dis-je? se mirent si bien d'accord pour faire échouer nos vues, que je n'eus pas un seul religieux pour moi, pas même un frère convers; tous, à l'exception de deux ou trois de vos compatriotes ont repoussé mes propositions. Je ne me tins pas d'abord pour battu, je mis en oeuvres tous les moyens de succès à ma disposition, je leur représentai les conséquences heureuses on funestes de leur conduite selon le parti auquel ils s'arrêteraient, mais ils se montrèrent ainsi fermes qu'ils avaient été unanimes dans leurs résolutions. Fallait-il faire un acte d'autorité? Je l'aurais pu, mais je m'en suis abstenu, et je prie Dieu d'avoir un jour pitié de moi comme en cette circonstance j'ai eu pitié de ce religieux, en ne le jetant pas au milieu d'une pareille tempête et de tant d'esprits soulevés, lui si humble, si timide et qui redoutait tant le fardeau que je voulais lui imposer. Car sans parler des rapports avec l'extérieur dont vous pouvez vous rendre compte par votre propre expérience, tous les autres devoirs de la charge abbatiale semblaient excéder ses forces. Je l'ai fait sortir de son monastère avec ceux qui le goûtaient et je l'ai mis à la tête d'une maison qui lui sera d'autant plus facile à diriger qu'il sera secondé par mes propres religieux dans l'accomplissement de son ouvre, et comme il se trouve maintenant dans notre voisinage, il me sera plus aisé de le visiter souvent. De tous les abbés qui étaient en état d'occuper votre place, le religieux Robert, faute de mieux, m'a paru le moins impropre à la remplir; je le proposais donc pour ce poste quand j'appris que vous ne l'agréiez pas non plus, et on en élut un autre qui n'a pas non plus vos sympathies, d'après ce qu'on me dit.

3. On ne m'en a pas laissé ignorer la raison, car on m'a assuré que vous lui reprochez hautement de n'être point d'une bonne réputation, d'avoir été expulsé du monastère (a) dont il était abbé, à cause de sa mauvaise conduite. Cela peut être vrai, mais je prends Dieu et les anges à témoin, qu'en recueillant tous mes souvenirs je ne me rappelle pas avoir entendu qui que ce soit lui reprocher rien de semblable, pas même son archevêque (b), à l'époque où il faisait tous ses efforts pour obtenir son éloignement; il ne me dit et ne m'écrivit absolument rien de pareil. D'ailleurs pouvez-vous croire, s'il en eût été autrement, que j'aurais pris le parti du dérèglement et du vice? Si Votre Excellence avait de moi une telle pensée, je ne sais comment elle pourrait se justifier de la longue amitié dont elle m'a honoré jusqu'à ce jour et de la bienveillance qu'elle n'a cessé de me témoigner. Mais que, pensez-vous, que dites-vous d'un archevêque qui a mis à la tête d'une maison dont il avait été lui-même supérieur, un homme décrié, dont les moeurs n'étaient point un mystère pour lui, puisqu'il le connaissait de longue main? Quant à moi, à Dieu ne plaise que je soupçonne le moins du monde un prélat d'une pareille faute, une âme foncièrement honnête de s'être même légèrement oubliée en cette circonstance. Il est vrai qu'après l'avoir fait abbé il l'a ensuite forcé à se démettre de son titre; je n'entre pas dans les raisons qu'il a eues d'agir ainsi, cela ne regarde que lui: néanmoins je ne puis disconvenir que bien des gens l'ont blâmé en cette circonstance et l'ont accusé de n'avoir tenu compte dans cette déposition ni des simples lumières de la raison, ni des usages et des règles établies. L'archevêque lui fit tout simplement signifier ses intentions; pour moi, j'engageai cet abbé à ne rien faire pour le chagriner, à se retirer sans bruit de son poste et à laisser passer l'orage.

a C'était l'abbaye de Wells en Angleterre, qui cul pour abbé, après Maurice, un religieux nommé Torolde ou Tourolde: «Celui-ci gouverna cette maison pendant deux ans, non sans faire sentir en maintes occasions le poids de son autorité; souvent même il agit contre la volonté formelle de son vénérable archevêque, avec lequel il ne tarda pas à se brouiller. Sur l'ordre du saint père Bernard, il se démit de sa charge et revint au monastère de Ridal d'où il avait été tiré.» Tel est le récit de Serion, dans son histoire du monastère de Wells, tome I des Monastères d'Angleterre, page 748.

b L'archevêque d'York, nommé Henri de Murdach. Anglais d'origine et ancien religieux de Clairvaux. C'est à lui qu'est adressée la lettre cent sixième. Il avait également été abbé de Wells, comme on peut le voir par la lettre citée plus haut et par les notes de la lettre trois cent vingt et unième.


4. En un mot, depuis qu'il est entré chez nous a, personne n'a remarqué en lui quoi que ce soit qui le rendit indigne du poste où il se voit maintenant élevé; on ne saurait trouver motif à un reproche dans le cours de sa vie tout entière. De plus, il est versé dans les lettres et dans les sciences, il est affable, d'une physionomie agréable et d'un entretien plein de charmes. Il est vrai qu'il était depuis trop peu de temps chez nous pour que ces témoignages fussent pour vous sans réplique, c'est ce que je me suis dit aussi à moi-même; à présent fera-t-il bien ou mal? je ne sais, je me défie constamment de ce que je fais et suis loin de prévoir toujours ce qui peut en résulter. Je ne puis donc vous donner en ce qui le concerne une certitude que je n'ai pas, mais la chose est faite et je ne puis faire qu'elle ne le soit pas; si j'avais été prophète, il est certain que j'aurais évité de donner à un ami un sujet d'offense, à un saint une cause de peine, et une occasion de scandale à un évêque. Que voulez-vous que j'y fasse à présent? La nécessité m'a contraint d'agir, mais du moins je puis dire que dans ma conduite je ne me suis départi en rien des règles ordinaires.

a Il avait donc quitté Ridal pour venir se fixer à Clairvaux. Pour ce que saint Bernard dit de ses connaissances dans les lettres, voici en quels termes Serlon s'exprime à son sujet: «Ce n'était pas un homme médiocrement versé dans la connaissance des saintes lettres; il était également fort instruit dans les arts libéraux,»

5. Là est toute ma justification. Si vous en êtes satisfait, cessez d'être scandalisé à mon sujet, sinon portez de moi le jugement qu'il vous plaira. Il me serait bien pénible de détruire de ma propre main ce que j'ai moi-même édifié, et je ne le pourrais que pour de bonnes raisons si le temps en faisait naître; quant à vous, vous pouvez le déposer si vous le voulez, vous ne trouverez en moi aucune résistance; à quoi bon lutter contre le torrent? Je n'ai rien à me reprocher dans tout ce que j'ai fait; si pourtant j'ai failli en quoi que ce soit aux règles de la prudence, vous êtes parfaitement en droit et en position non-seulement de m'en reprendre, mais encore de m'en punir si vous le jugez à propos. J'aime à croire pourtant que vous êtes assez bon et assez chrétien pour me ménager même en trouvant juste de sévir contre moi, et assez maitre de vous-même pour ne point compromettre mon honneur. Je viens de vous dire tout ce que je crois de nature à m'excuser auprès de vous, il ne manquerait plus maintenant à ma peine que de vous avoir encore offensé par cette lettre même. J'ai su par d'autres le mécontentement que vous exhaliez contre moi; au lieu de vous rendre la pareille, j'ai préféré me plaindre de vous directement à vous. Au reste, je bénis Dieu de ce qu'il me prive lui-même, avant ma mort, de la consolation que je goûtais avec trop de bonheur, en me retirant les bonnes grâces du saint Père a et les vôtres. C'était le bon moyen de me convaincre par ma propre expérience qu'on ne doit pas mettre toutes ses espérances dans les hommes.

a Du pape Eugène, dont saint Bernard s'était aliéné l'esprit comme celui du pape Innocent 2, en lui tenant toujours le langage de la vérité, ainsi qu'on le voit par la lettre deux cent dix-huitième, tant il est difficile de conserver les bonnes grâces des grands, quelques services qu'on leur rende, si on ne veut point aller jusqu'à leur sacrifier la vérité


LETTRE CCCVII. AU MÊME.



L'an 1153



Saint Bernard défend l'évêque de Beauvais contre quelques bruits fâcheux; il dit dans quel triste étal se trouve sa santé et raconte l'aventure de l'archevêque de Lyon.



1. Je vous écris à la hâte et par conséquent sans beaucoup de soin, parce que le voyageur qui doit se charger de ma lettre est sur son départ. Le frère G. Foucher vient d'arriver avec votre lettre et celle du Pape, à peu près au même moment que le voyageur à qui je vais confier celle-ci; Dieu l'a sans doute ainsi permis pour que j'eusse l'occasion de vous répondre sur-le-champ et de satisfaire mon empressement, ce qui ne peut arriver trop tôt. Aussi me suis-je mis de suite à vous écrire moi-même en voyant que je n'avais personne à ma disposition pour me servir de secrétaire. Vous commencez votre lettre en me parlant de monseigneur l'évêque de Beauvais, je veux de même commencer ma réponse par lui. Vous savez qu'il est complètement maître de ses actes et qu'il ne dépend en rien de moi; c'est son diocèse que sa vie et ses moeurs regardent. Tout ce que je puis faire s'il se conduit autrement qu'il ne le doit ou qu'il ne sied, je puis bien en gémir, mais quand même je le voudrais, je ne puis corriger ses moeurs. Pourtant je dois vous dire que jusqu'à présent je n'ai pas eu occasion de remarquer qu'il fit de nombreuses absences, et jamais il ne m'est revenu qu'on en fit l'observation comme on vous l'a faite à vous-même. Son frère Robert est venu le trouver et demeure avec lui; je ne sache pas que depuis lors ce frère ait commis ou fait commettre à l'évêque aucune action criminelle ou honteuse: d'ailleurs je serais bien surpris de n'avoir point entendu parler d'un bruit qui serait parvenu jusqu'à vous. Toutefois je ferai ce que je pourrai, puisque vous le voulez, pour le décider à renoncer à son évêché, s'il se présente une occasion où je puisse raisonnablement et honorablement faire cette ouverture; je lui aurais déjà parlé dans ce sens si je n'avais craint de l'aigrir et de le voir remplacer par quelqu'un plus incapable que lui encore de faire du bien dans ce diocèse. Il vint nous trouver au moment du carême dans le dessein d'aller à Rome soutenir un appel; il aurait certainement donné suite à ses projets si je ne l'en avais détourné, ce que j'ai fait parce que le dessein qui le menait à Rome, ainsi que les gens de sa suite, me semblaient peu convenables pour un jeune évêque. Toutefois il se propose toujours de se mettre en route pour Rome à la première occasion, mais après tout, comme il est votre frère dans l'épiscopat, vous devez le traiter avec indulgence et ne pas donner l'avantage à ses ennemis sur lui. J'aurai; préféré, que vous lui écrivissiez plutôt qu'à moi et que vous lui lissiez fraternellement savoir tout ce qu'on vous a dit sur sa conduite.

2. J'ai su que l'état de ma santé vous a inspiré des inquiétudes; on ne vous avait rien dit de trop, j'ai été malade à la dernière extrémité (a); j'en suis revenir; mais je sens que je n'irai pas loin, car je suis d'une faiblesse qui passe toute imagination; cependant je ne prétends pas donner des bornes à la puissance de Dieu, qui est capable de rappeler les morts même à la vie. Faites part, s'il vous plait, de ces nouvelles au saint Père, et veuillez vous unir à monseigneur l'évêque de Frascati n pour lui rendre en mon nom et dans les sentiments du dévouement le plus complet, les plus grandes actions de grâces pour les bontés dont il daigne me combler et pour l'intérêt charitable qu'il veut bien prendre à ma santé.

3. Quant à ce qui est arrivé à monseigneur de Lyon (Nommé Héraclius), voici la vérité. Il s'était mis en voyage, la bourse bien garnie, avec une suite digne d'un archevêque; mais à peine en route, il est tombé au milieu d'une embuscade de gens ennemis. Que faire en pareille occurrence avec un caractère ardent comme le sien? Passer outre était impossible, reculer et renoncer à son voyage lui semblait moins tolérable que de tomber entre les mains de ses ennemis; il renvoie donc une partie de ses gens, force le reste à se disperser et ne conserve, de tout l'argent qu'il avait emporté, que le strict nécessaire pour achever son voyage avec le peu de monde qu'il avait gardé auprès de lui. Bref, il continue sa route avec trois ou quatre serviteurs, travesti lui-même en valet, mêle sa troupe à celle de quelques voyageurs, et, confondu avec eux, arrive à Saint-Eloi. Là, se trouvant malade, il se fit conduire à Montpellier, ou il dépensa en médecins beaucoup plus d'argent qu'il ne lui en restait.



a Geoffroy cite ces paroles de saint Bernard dans le livre V de sa Vie, n. 3.

b II se nommait Ymar ou Igmare, et avait été religieux à Cluny avant d'être élevé sur le siége épiscopal de Frascati; c'est à lui que la lettre deux cent dix-neuvième de saint Bernard est adressée. N'étant encore que simple religieux, il signa en 1122 au bas de la lettre que Gilbert, évêque de Paris, écrivit pour le rétablissement de la concorde entre Drogon de Claciac et les religieux de Saint-Martin-des-Champs.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON



LETTRE CCCVII.



203. Vous savez qu'il est-maître de ses actes..... etc. Henri, fils de Louis le Gros et frère de Louis le Jeune, rois de France, étant alors évêque de Beauvais, ne jouissait pas, à ce qu'il parait, d'une très-bonne réputation auprès du souverain Pontife; c'est ce qui fait dire à saint Bernard qu'il peut bien gémir sur ses égarements s'il est vrai qu'on puisse lui en reprocher quelques-uns; mais qu'il n'a plus autorité pour y apporter remède comme il le désirerait. Saint Bernard aurait même préféré que le souverain Pontife se chargeât lui-même de cette correction et donnât à cet évêque, un avertissement fraternel sur ce dont on l'accusait.

On peut voir, livre 4, chapitre in de la Vie de saint Bernard, comment notre Saint avait prédit qu'il ne, tarderait pas à se convertir et à embrasser la vie religieuse. D'accord avec Baronius, nous avons placé cet événement en 1149, attendu qu'il parait hors de doute que ce fut cette année-là qu'il fut élu évêque de Beauvais, selon la remarque de Jacques Sirmond à l'occasion d'une lettre de Pierre de Celles, d'après le supplément de Sigebert, livre I, lettre vingt-quatrième.

La date de 1161, donnée à son élection à l'évêché de Beauvais, par Henriquez, dans son Ménologe, et citée par Jean Chenu, est donc cap ne peut plus erronée.

Il devint archevêque de Reims en 1163.

D'ailleurs ce fut bien malgré lui qu'il fut promu à l'épiscopat, comme on le voit par plusieurs de ses lettres. Saint Bernard lui-même ne fut pas sans inquiétude sur cette élévation prématurée et était d'avis qu'il devait, en cette circonstance, s'entourer des conseils de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, comme on peut le voir dans les lettres de ce dernier, livre V, lettre huitième.

On trouve dans la Gallia christiana, aux évêques de Beauvais, une lettre de ce même Henri à Suger, abbé de Saint-Denys.

Nous en rapportons plus bas une autre qu'il adressa à l'abbé de Cluny, que nous croyons écrite sous la dictée même de saint Bernard, et qui, dans tous les cas, rappelle beaucoup le genre de notre Saint. Il n'est pas improbable qu'elle soit l'oeuvre de saint Bernard lui-même qui écrivit plusieurs fois pour d'autres personnes, même pour des évêques. Si elle n'est pas de lui, du moins on ne peut nier qu'elle ne soit complètement dans le genre des siennes. On peut rapprocher le commencement de cette lettre de la lettre deux cent trente-septième aux cardinaux qui avaient élu le pape Eugène; la suite ressemble, jusques dans les expressions, à la lettre seizième.

204. Au plus révérend des Pères et au plus cher des amis, Dom Pierre, abbé de Cluny, le frère Henri, par la volonté ou la permission de Dieu évêque de Beauvais, hommage de sa personne tout entière et de tout ce qu'il est.

«Dieu vous pardonne ce que vous avez fait; vous, avez tiré un mort de son sépulcre pour le jeter au milieu des homes, et, grâce à vos conseils qui n'ont été que trop bien suivis, je me trouve lancé et exposé sur un océan redoutable de peines et de soucis, et l'abîme des honneurs m'engloutit de nouveau. Dans mon ignorance, je me suis senti ému jusqu'au fond de lame quand je me vis entre les mains les rênes du quadrige d'Aminadab. J'ai pour mission sic conduire les autres, moi qu ai tant besoin qu'on me conduise; on me charge des emplois des forts, moi qui ne suis que faiblesse; du rôle d'intendant de la maison d'Israël, moi qui ne connais point la prudence; on me fait le débiteur du sage et de l'insensé, et je ne possède pas l'ombre de la justice; on m'envoie prêcher au peuple de Dieu, moi qui ai tant besoin de songer à moi-même si je ne veux pas, ce qu'à Dieu ne plaise, être réprouvé après avoir annoncé l'Evangile aux autres. Mais qu'est-ce que tout cela et qui suis-je ou plutôt, où suis-je et où sont toutes les vertus requises pour un paré emploi? Seigneur mon Père et mou Dieu, Dieu de ma vie tout entière vous savez combien je suis imparfait. Seigneur, on m'a fait violence c'est à vous de répondre pour moi. Vous savez que je n'ai cédé qu'au nom de l'obéissance, sans laquelle, pour emprunter les paroles d'un saint, il n'y a que des infidèles là même où il semble qu'on ne compte que des fidèles.

«Mais puisque l'affection fait parler avec d'autant plus de confiance qu'elle est elle-même plus grande, je viens déposer dans votre coeur la plainte intime de mon âme comme je le ferais dans le coeur d'un autre moi-même; comment avez-vous pu écrire à mon abbé pour le décider à placer sur le chandelier un flambeau sans lumière? Vous avez cru bien faire, voilà pourquoi vous ne vous êtes point tu; vous ne vouliez ni tromper ni vous tromper, mais vous n'avez pu éviter la seconde alternative.

«Mais enfin, de quelque manière que la chose se soit faite et quelque suite que le Seigneur notre Dieu y donne, je n'en suis pas moins toujours un des vôtres et tout disposé à vous rendre tous les services que vous daignerez me demander. Regardez-moi comme votre serviteur, votre ami, votre fils, et rattachez-moi, par un lien éternel, à la sainte communauté que vous dirigez avec la grâce de Dieu, comme un de ses membres, un enfant de son sein, car je ne veux rien dire ici de mon titre d'évêque.» (Note de Horstius.)

205. Pour moi, je ne crois pas que cette lettre soit l'oeuvre de saint Bernard, mais peut-être a-t-elle été écrite par Nicolas de Clairvaux, son secrétaire, qui a écrit plusieurs autres lettres sous le nom d'Henri, en particulier la treizième à Pierre le Vénérable et la vingt-sixième à Hugues de Compiègne.

On a une autre lettre de ce même Nicolas à Henri, où il montre toute l'affection qu'il lui a vouée; c'est la trente-neuvième (Note de Mabillon).





Bernard, Lettres 301