Bernard, Lettres 364

LETTRE CCCLXIV. A PIERRE, ABBÉ DE CLUNY.


L'an 1146

Saint Bernard engage Pierre le Vénérable à se rendre à l'assemblée qui doit se réunir à Chartres pour l'expédition de la terre sainte.

A son très-aimable et vénérable père Pierre, par la grâce de Dieu abbé de Cluny, le frère Bernard, salut et l'assurance de ses indignes prières.

1. Je pense que les tristes gémissements et les cris lamentables (a) de l'Eglise d'Orient sont arrivés jusqu'à vos oreilles et ont percé votre âme de douleur; il est digne du haut rang que vous occupez de témoigner votre compassion pour l'état où se trouve réduite cette Eglise qui fut le berceau de toutes les Eglises, surtout en ce moment-ci, où elle est cruellement affligée et exposée aux plus grands périls. Oui, plus vous êtes élevé dans la maison de Dieu, plus vous devez être dévoré de zèle pour l'Eglise de Celui qui vous a fait ce que vous êtes Oit sera notre amour pour Dieu, notre charité pour le prochain si nous demeurons froids, si notre coeur et nos entrailles sont insensibles à la vue de semblables malheurs et de pareils désastres? Ne serions-nous pas les plus ingrats des hommes, nous que le Seigneur a, pendant ces jours mauvais, mis à l'abri des épreuves, à l'ombre de ses tentes, de ne pas rechercher, avec toute l'ardeur possible, un moyen de remédier à tant de maux et de conjurer de si grands périls? ne mériterions-nous pas alors d'être d'autant plus sévèrement traités que nous aurions montré moins de zèle pour sa gloire et pour le salut de nos frères? Vous voyez avec quelle confiance et quelle familiarité je vous fais part de mes pensées; je me trouve porté à agir de la sorte par les témoignages de bienveillance dont Votre Excellence daigne combler mon indigne personne.

a Après la prise d'Edesse, dont les Sarrasins venaient de se rendre maîtres de la manière qu'on peut voir dans les notes placées à la fin du volume.


2. Or nos pères les évêques de France, le roi notre maître, et les grands du royaume doivent se réunir à Chartres a le troisième dimanche après Pâques pour traiter ensemble de cette grande affaire: puissions-nous être assez heureux pour vous voir assister à cette assemblée; car, dans des conjonctures aussi délicates, on a besoin des conseils des hommes les plus éminents. Vous ferez certainement une oeuvre agréable à Dieu si vous prenez cette chose à coeur et si votre charité déploie tout son zèle, dans un moment aussi opportun et en face de pareilles tribulations, Vous savez, père bien-aimé, que c'est surtout dans le besoin qu'on éprouve ses amis. Je suis convaincu que votre présence sera d'un grand poids en faveur de l'expédition sainte, non-seulement à cause du prestige qui s'attache à votre titre d'abbé de la sainte maison de Cluny, mais encore et beaucoup plus à cause de la sagesse profonde et de l'ascendant que vous tenez du Ciel et que Dieu ne vous a donnés que pour sa gloire et le bien des hommes. Puisse ce même Dieu vous inspirer la volonté de vous rendre à cette assemblée et de vous unir à tous les serviteurs que l'amour de son nom et le zèle de sa gloire y appelleront et qui tons ont le plus grand désir de vous y voir!


Notes de Horstius et de Mabillon. LETTRE CCCLIV.



212. Je pense que les tristes gémissements et les cris lamentables de l'Eglise d'Orient......., etc. En 1144, la ville d'Edesse, une des plus remarquables de la Mésopotamie, située au delà de l'Euphrate, convertie au christianisme du temps de Constantin le Grand, et devenue célèbre par la possession des reliques de saint Thomas qui avaient été rapportées des Indes dans ses murs, tomba au pouvoir des infidèles, qui en passèrent la population chrétienne au fil de l'épée. Voici en quels termes s'exprime à ce sujet Guillaume de Neubridge, dans son histoire d'Angleterre: «Par un secret dessein de la Providence, les Sarrasins avaient partout le dessus sur les Chrétiens. Après s'être emparés successivement des villes les plus importantes, telles qu'Alexandrie, Antioche, Jérusalem et Damas, ils s'étaient rendus maîtres de l'Egypte, de la Syrie et de toutes les autres contrées de l'Orient occupées par les Chrétiens, seule Edesse avait tenu constamment éloigné de ses murs et même de son territoire, avec un invincible courage, les innombrables et féroces ennemis dont elle était entourée de toutes parts, et s'était maintenue libre jusqu'au temps de la première Croisade, qui remit les Chrétiens en possession d'Antioche et de Jérusalem arrachées au joug des Sarrasins.»

Un peu plus loin il raconte en ces termes la prise d'Edesse par les infidèles: «Un certain Arménius, habitant et citoyen d'Edesse, qui occupait une tour bâtie près des murs de la ville, profita de cette circonstance pour se venger du commandant d'Edesse qui avait violé sa fille; il s'entendit secrètement avec les Turcs et les introduisit dans la ville la nuit même de Noël; ils se précipitèrent sur la population, qu'ils trouvèrent rassemblée dans les églises et plongée dans la plus profonde sécurité. Ils massacrèrent tous les habitants avec leur évêque au pied même des autels. La surprise fit tomber les armes des mains à ceux qui auraient pu opposer quelque résistance, et les Sarrasins les passèrent tous au fil de l'épée. Voilà comment Edesse, l'antique nourrissonne de la Foi, fut prise et tomba aux mains souillées des infidèles, après avoir pendant tant de siècles résisté victorieusement à leurs armes. La rage des ennemis sévit avec fureur sur toute la contrée, dont ils se rendirent également maîtres, et la foi chrétienne disparut des pays situés au delà de l'Euphrate. A la nouvelle d'un si grand désastre, les Chrétiens émus....., etc.» Voir Guillaume de Neubridge, livre I de son Histoire d'Angleterre, chapitre XVIII.

Telle fut la cause des tristes gémissements, des cris lamentables de l'Eglise d'Orient, dont parle saint Bernard. (Note de Horstius.)




LETTRE CCCLXV. A HENRI, ARCHEVÊQUE DE MAYENCE.


L'an 1146



Saint Bernard blâme un moine nommé Raoul qui prêchait aux chrétiens le massacre des Juifs.



A son vénérable seigneur et très-cher père Henri, archevêque de Mayence, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et souhait qu'il trouve grâce devant le Seigneur.



1. J'ai reçu avec le respect qui lui était dû la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire; je vais y répondre, mais en peu de mots, à cause des nombreuses affaires dont je suis accablé. La plainte que vous déposez dans mon coeur est pour moi un gage et une preuve de votre



a C'est dans cette assemblée que saint Bernard fut élu généralissime de l'expédition, titre qu'il refusa comme étant incompatible avec la profession religieuse et tout à fait étranger à ses habitudes. Voir la lettre deux cent cinquante-sixième au pape Eugène, n. 4 et sa trois cent soixante-troisième au clergé et aux fidèles de la France orientale, ainsi que les lettres de Suger dont la cent trente-troisième est de Pierre le Vénérable qui s'excuse de ne pas se rendre à l'appel de saint Bernard, sur ce que le chapitre général de Cluny se tenait le même jour que l'assemblée de Chartres.



affection et de votre extrême humilité. Qui suis-je en effet et d'où suis-je sorti, pour qu'un archevêque me choisisse pour confident du mépris qu'on fait de son autorité archiépiscopale et du peu de compte qu'on tient des droits de sa métropole? Je ne suis guère plus qu'un enfant qui ne sait ni d'où il vient ni où il va, mais qui toutefois n'a point oublié ces paroles pleines de vérité sorties de la bouche du Très-Haut: «Il est impossible qu'il n'y ait pas des scandales, mais malheur à celui par qui ils arrivent (Mt 18,7).» Celui a dont vous me parlez dans votre lettre n'a reçu sa mission ni de Dieu, par le ministère des hommes; ni des hommes eux-mêmes: s'il prétend que le titre de religieux ou d'ermite dont il se pare, lui donne plein pouvoir et entière liberté d'exercer le ministère de la prédication, il doit savoir que l'office d'un religieux est de pleurer et non pas d'enseigner (saint Jérôme contre Vigilance, c. 6); Car pour un vrai religieux les villes sont des prisons et la solitude un paradis. Il n'en est pas ainsi pour celui dont vous me parlez: pour lui, c'est la solitude qui est une prison, et les villes un paradis. Cet homme sans coeur et sans honneur se trouve placé sur le chandelier pour que son extravagance paraisse plus clairement à tous les regards.

2. Je le trouve répréhensible en trois points considérables: d'abord, il s'ingère à prêcher; en second lieu, il ne tient aucun compte de l'autorité épiscopale, et enfin il pousse à l'homicide. Quelle est donc cette puissance d'un nouveau genre? Se croirait-il plus grand que notre père Abraham (Gn 22), qui s'abstint de frapper du glaive dès que celui qui en avait armé sa main le lui défendit? A-t-il quelque chose de plus que le prince des apôtres, qui demandait au Seigneur «s'il devait frapper de l'épée (Lc 12,49)?» Il est sage de la sagesse des Égyptiens, je veux dire, de la sagesse de ce monde qui n'est que pure folie aux yeux de Dieu, et il se charge de répondre à la question que l'Apôtre faisait au Sauveur, mais bien différemment de Celui qui dit à Pierre «Remettez votre épée au fourreau, car tous ceux qui se serviront de l'épée périront par l'épée (Mt 26,52).» Eh quoi! l'Eglise ne triomphe-t-elle donc pas mille fois mieux des Juifs en les convainquant tous les jours d'erreur ou en les convertissant à la foi que si elle les exterminait tout d'un coup par un massacre général? Pourquoi fait-elle entendre du couchant à l'aurore cette prière pour les Juifs perfides (b) «Seigneur Dieu, déchirez le voile de leurs coeurs et faites-les passer de leurs ténèbres à la lumière de la vérité?» Il serait inutile de prier pour eux, si elle n'espérait pas qu'ils se convertiront un jour. Mais elle sait que celui qui se plait à rendre le bien pour le mal et l'amour pour la



a Il se nommait Raoul, comme on le voit dans Othon de Freisingen et dans les notes placées à la fin du volume.


b L'Eglise récite cette prière tous les ans, le vendredi saint, dans les mêmes termes que ceux dont saint Bernard se sert ici.



haine, a dans son coeur des trésors de grâce et de conversion. Que deviendraient donc ces mots du Psalmiste: «Ne les tuez point (Ps 58,12),» et cette autre parole de l'Apôtre: «Quand toutes les nations seront entrées dans le bercail, ce sera le tour d'Israël d'être sauvé (Rm 2,26); ou bien cette assurance du Prophète: «Le Seigneur reconstruira Jérusalem et rassemblera les enfanta dispersés d'Israël (Ps 146,2)?» Sera-ce cet homme qui fera mentir les prophètes, et qui tarira la source des grâces et. des miséricordes de Jésus-Christ? Sa doctrine n'est pas sa doctrine, c'est celle de son père, de celui de qui il tient sa mission; on comprend alors qu'il veuille marcher sur les traces de son maître, de celui qui «fut homicide dès le commencement du monde (Jn 7,44),» qui aime le mensonge et en fut le premier auteur. Quelle science monstrueuse! Quelle infernale sagesse que celle qu'on voit en opposition avec les paroles des prophètes, en contradiction avec la doctrine des apôtres et en hostilité avec la grâce et la charité! Quelle honteuse hérésie, quelle sacrilège doctrine! Elle est grosse de l'esprit de mensonge et d'erreur et ne saurait enfanter que l'iniquité (Ps 7,15). J'ai envie et je crains d'en dire davantage; mais pour me résumer en peu de mots, je vous déclare qu'à mes yeux, c'est un homme qui se croit un grand personnage et qui est rempli d'une haute opinion de sa personne. On voit assez à ses paroles et à sa conduite qu'il aspire à se faire un nom illustre dans le monde; mais les fonds lui manquent pour élever un pareil monument. Adieu.


Notes de Horstius et de Mabillon. LETTRE CCCLXV.



213. Celui dont vous me parlez dans votre lettre, etc. Il se nommait Raoul ou Rodolphe; Othon de Freisingen en trace le portrait dans le livre I des Faits et gestes de Frédéric, chap. XXXVII. II excita une violente persécution contre les Juifs; mais il vit ses doctrines séditieuses réfutées par saint Bernard. En voyant l'immense popularité dont il jouissait à Mayence, notre Saint l'engagea à ne pas mener une vie errante et vagabonde contraire à toutes règles monastiques et à ne point s'ingérer, de sa propre autorité, dans les fonctions de prédicateur. Il finit par le décider, en vertu de la sainte obéissance, à se retirer dans un monastère, au grand mécontentement de la populace, qui se serait certainement mutinée si la réputation de sainteté dont jouissait saint Bernard ne lui eût imposé. Voir Othon de Freisingen, livre I des Faits et gestes de Frédéric, chap. XXXIX.




LETTRE CCCLXVI. A L'ABBESSE HILDEGARDE.


Vers l'an 1147



Saint Bernard repousse avec modestie les louanges dont l'abbesse Hildegarde le comble; il l'engage à reconnaître ce qu'elle doit à la grâce de Dieu et lui demande ses prières pour lui et pour les siens.



A sa très-chère fille en Jésus-Christ, Hildegarde (a), le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

Il me semble que bien des personnes ont de mon mérite une opinion que le jugement de ma propre conscience est loin de ratifier; leur sentiment n'ajoute rien au peu que je vaux réellement, il prouve seulement



a Elle était abbesse du monastère de Mont-Saint-Rupert, près de Bingen, diocèse de Mayence, et célèbre par ses révélations. Parmi les lettres qu'on a d'elle dans la Bibliothèque des Pères, il en est une où elle félicite saint Bernard du zèle qu'il déploie dans la prédication de la croisade; c'est dans cette lettre qu'elle dit à notre Saint «qu'elle l'a vu comme un homme dans le soleil deux ans auparavant.» Jean de Salisbury demande quelque part le recueil de ses visions à maître Girard, et dit que cette abbesse était très-goûtée du pape Eugène.



avec quelle légèreté jugent les hommes. Je me hâte de répondre à la douce et bonne lettre que vous avez eu la charité de m'écrire; mais à cause des nombreuses affaires qui me pressent, je ne le ferai pas aussi longuement que je le voudrais. Je vous félicite des grâces dont Dieu se plait à vous combler et je vous rappelle qu'elles sont un don que vous ne sauriez recevoir avec trop de dévotion et d'humilité, car vous n'ignorez pas que «Dieu résiste aux superbes et prodigue sa grâce aux humbles (Jc 4,6).» C'est le conseil que je vous donne et la prière que je vous fais. D'ailleurs, quelle leçon et quels avis attendez-vous de moi, quand vous avez, au fond de votre âme, un maître intérieur qui vous parle sur toutes choses avec onction? On dit en effet que l'Esprit-Saint vous découvre les secrets du ciel et vous révèle des choses qui passent la portée de l'homme. Aussi vous prierai-je et vous supplierai-je même instamment de vouloir bien vous souvenir devant Dieu de moi et de tous ceux qui me sont attachés par des liens spirituels; car dans les moments où votre esprit s'unit à Dieu, je ne cloute pas que vous ne puissiez nous être d'un grand secours et d'un puissant appui auprès de lui, puisque l'Apôtre nous assure que «la prière assidue du juste peut beaucoup sur Dieu (Jc 5,16).» Quant à moi, je ne cesse de demander au Seigneur pour vous, qu'il vous affermisse dans le bien, éclaire votre âme et vous fasse parvenir au bonheur éternel, de peur que ceux qui mettent leur espérance en Dieu ne fussent exposés à chanceler dans la voie du salut s'ils vous voyaient chanceler vous-même; qu'ils soient au contraire raffermis dans le bien et ne cessent de marcher de perfection en perfection à la vue des grâces et des bénédictions dont le Ciel vous comble.


Notes de Horstius et de Mabillon. LETTRE CCCLXVI.



214. A l'abbesse Hildegarde. Elle était à la tête de l'abbaye de Bénédictines de Saint-Rupert, confesseur, en face de Bingen, dans le diocèse de Mayence. Voir Trithemius, livre Des écrivains ecclésiastiques.

C'est sans doute de l'abbesse Hildegarde que le moine d'Auxerre a voulu parler quand il a dit à l'année 1146: «Il y avait à cette époque en Allemagne, une fille déjà avancée en âge et fort extraordinaire. Elle était d'une obscure naissance et n'avait reçu aucune instruction; mais elle était l'objet de si grandes faveurs du Ciel, qu'on la vit souvent ravie en extase; dans cet état, elle apprenait dans le Ciel des choses dont elle faisait part ensuite à la terre; et ce qu'il y a de plus surprenant et d'inouï même, c'est qu'elle le dictait souvent en latin, pour en faire des recueils de la doctrine catholique. Voir notre chronologie à l'année 1418. (Note de Mabillon.)




LETTRE CCCLXVII. A G. (a), CHANCELIER DE L'ÉGLISE ROMAINE.



Vers l'an 1147.



Saint Bernard lui recommande l'évêque de Metz.



Votre prédécesseur le chancelier Haimeric, de bonne mémoire, affectionnait l'évêque (Etienne) de Metz d'une manière toute particulière, accueillait avec une extrême bienveillance et protégeait avec ardeur tous ceux qui le venaient trouver de sa part. Je vous prie de vouloir bien marcher sur ses traces et de venir, les armes de l'Église en main, au secours d'un noble évêque qui se trouve en ce moment dans le plus grand embarras.



a C'était Guy Moricot de Vico, né a Pise, qui devint chancelier de la cour romaine, après Robert Lenoir, en 1146, comme on le voit dans les notes sur la lettre trois cent trente-quatrième.




LETTRE CCCLXVIII. AU CARDINAL-DIACRE G...



Vers l'an 1147



Saint Bernard lui témoigne toute sa reconnaissance pour la lettre affectueuse et les aimables présents qu'il en a reçus, et l'engage à ne pas se laisser dominer par l'amour des choses de ce monde et des richesses d'ici-bas.



A son seigneur et très-cher ami G..., par la grâce de Dieu cardinal-diacre de la sainte Eglise romaine, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'assurance de ses plus ferventes prières.



1. Je vous remercie dans le Seigneur des témoignages de bienveillance et d'amitié dont vous avez daigné me prévenir; je ne saurais dignement reconnaître les sentiments affectueux et dévoués que votre grande âme a l'humilité de me prodiguer la première, qu'en l'assurant du dévouement, de l'affection et de la tendresse dont mon coeur est capable. Je savais déjà, par le récit de plusieurs de mes frères, le zèle dont vous êtes animé, je m'en réjouissais et vous en félicitais en esprit; mais aujourd'hui je me sens d'autant plus redevable envers vous sur le chapitre de l'affection, que vous avez plus fait par vos avances, aussi humbles que dévouées, pour me rendre votre obligé; je voudrais être assez puissant auprès de Dieu pour m'acquitter à votre égard. Je n'ai rien eu de plus pressé que de lire à mes frères la lettre où votre âme se peint tout entière, dans les sentiments de dévouement affectueux, de bienveillance et de,piété dont elle est remplie, et de leur montrer le présent a que vous nous faites, en leur recommandant de ne pas célébrer les saints mystères avec les précieux vases que vous nous avez envoyés, sans prier Dieu pour vous et pour les vôtres, comme vous le demandez. Que le Seigneur fasse de vous, dans son Église qui est sa demeure, un vase de prix dont nous entendions dire un jour, c'est notre voeu le plus ardent: «Celui-là est pour moi un vase d'élection (Ac 9,15);» car je prends à témoin des sentiments d'affection que je ressens pour vous, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, cet Esprit de vérité qui a lui-même répandu la charité dans nos âmes.

2. Comme c'est en Dieu seul que je ressens pour vous l'affection dont mon coeur est plein, non-seulement je le prie pour vous, mais je veux vous prier vous-même de ne jamais perdre de vue la manière dont vous devez vous conduire dans la maison de Dieu et vous acquitter des fonctions



a étaient des vases sacrés, comme on le voit plus bas, destinés à la célébration des saints mystères dans la chapelle de Clairvaux. Ils étaient certainement d'or ou d'argent.



de votre charge. Ce n'est pas que j'oublie le peu que je suis, Dieu m'en est témoin, mais j'éprouve pour vous une affection véritable, voilà pourquoi je me permets de vous rappeler que ceux qui sont au-dessus des autres seront jugés avec plus de rigueur, s'ils ne s'appliquent à leur faire du bien (Sg 4,6), et ne seront élevés à un plus haut rang de gloire, que s'ils s'acquittent bien des devoirs de leur charge présente (1Tm 3,13). Je vous engage donc de toutes mes forces, mon trèscher et très-humble seigneur, à fuir le mal et à pratiquer le bien tous les jours avec plus d'ardeur; qu'on ne vous voie pas, dans l'héritage du Seigneur, rechercher votre avantage; rappelez-vous constamment ces paroles de l'Apôtre: «Nous n'avons rien apporté en venant en ce monde, il est certain que nous n'en emporterons rien en le quittant (1Tm 6,7).» Veillez à la conservation de votre âme, puisque vous n'avez qu'elle d'immortelle; que rien ne puisse effacer de votre esprit, ces paroles du Sauveur dans son Evangile: «Que sert à l'homme de gagner l'univers s'il se perd lui-même (Mt 16,26)?» Malheur! bien des fois malheur à ceux qui coulent leurs jours dans la prospérité, pour tomber en un instant au fond de l'enfer! ils n'emporteront rien de ce qu'ils possèdent en s'en allant, et laisseront, en descendant au tombeau, tout ce prestige de gloire et de grandeur qui s'évanouira en un moment, comme une vapeur légère et fugitive. Pensez à cela, mon bien cher ami, méditez sérieusement ces vérités, gravez-les au fond de votre coeur, et qu'elles ne s'effacent jamais de votre mémoire. Adieu.




LETTRE CCCLXIX. A L'ABBÉ SUGER.



Vers l'an 1147



Saint Bernard félicite l'abbé Suger d'avoir mené à bonne fin la réforme de l'abbaye de Sainte-Geneviève, et l'engage à persévérer dans son entreprise.



A son bien-aimé père et seigneur Suger, par la grâce de Dieu vénérable abbé de Saint-Denys, le frère Bernard de Clairvaux, salut et prières (a).



Je remercie le Seigneur d'avoir fait choix de vous pour rétablir le règne salutaire (b) de la discipline et de la règle dans la maison de Sainte-



a C'est la formule de salut dont saint Bernard se sert ordinairement en écrivant à l'abbé Suger.



b Suger avait établi des chanoines réguliers de saint Augustin dans cette maison, à la place des religieux que le pape Eugène y avait fait venir pour succéder à des chanoines séculiers qui l'occupaient. Il est question de cette affaire dans la lettre suivante où la même maison est appelée Sainte-Geneviève-du-Mont; car l'endroit qu'elle occupait était jadis désigné sous ce nom. Voir les notes qui sont à la fin du volume, ainsi que les lettres de Suger, parmi lesquelles cette trois cent soixante-neuvième lettre de saint Bernard ainsi que les suivantes se trouvent citées.



Geneviève; Rome elle-même vous sait gré d'avoir mené à si bonne fin une oeuvre de cette importance, et je vous en félicite avec tous ceux qui aiment Dieu en vérité. Je supplie instamment Votre Grandeur de faire exécuter fidèlement la bulle du Pape et de tenir la main à ce qu'une si belle entreprise progresse de jour en jour et soit couronnée d'un plein succès. Je crois inutile de prier longuement votre charité pour l'abbaye de Saint-Victor, car je sais que votre sollicitude s'étend à toutes les maisons religieuses; pourtant elle doit se tenir particulièrement éveillée sur celles dont l'esprit religieux laisse le plus à désirer.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCCLXIX, A SUGER.



215. ..... Pour rétablir le règne salutaire de la discipline et de la règle dans la maison de Sainte-Geneviève, etc. Un évêque de Tournay, nommé Etienne, qui avait été abbé de Sainte-Geneviève, nous apprend, dans un sermon sur la réforme de la discipline que l'abbé Suger, opéra dans cette maison, comment il y rétablit le règne salutaire de la règle. «L'an de Notre-Seigneur 1147, dit-il, il fut question, dans le palais du roi, d'un projet qui, mûrement examiné et soigneusement pesé, reçut une heureuse exécution. On envoya donc à l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul, où repose le corps de sainte Geneviève, sur le mont qui porte son nom, des hommes chargés de dire qu'elle menaçait ruine sinon quant aux murailles, du moins quant au triste état où se trouvaient les moeurs de ses chanoines; que vivant chacun à leur guise et comme des chanoines séculiers, ils songeaient uniquement à leurs propres intérêts et menaient la même conduite que leurs pareils, consommant comme ils l'entendaient les revenus de l'Eglise, qui sont la rente des pauvres; se partageant ce qu'ils devaient employer en commun, tout en se donnant bien de garde de mener la vie commune; qu'ils n'avaient enfin ni dévotion ni piété dans la célébration des saints mystères, et que, pour tous ces motifs et beaucoup d'autres qu'il n'était pas nécessaire de dire, il y avait lieu à changer l'état du personnel de cette église, de purifier le Saint des saints et de mieux ordonner les choses. Ce dessein plut au Seigneur Dieu des armées et à la cour céleste: tout le monde applaudit à ce qui s'était fait. (Note de Horstius.)




LETTRE CCCLXX. AU MÊME.



Vers l'an 1147.



Saint-Bernard recommande l'abbaye de Sainte-Geneviève-du-Mont à l'abbé Suger.



A son très-cher frère et seigneur Suger, abbé de Saint-Denys, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et amitié.



Vous devez remplir les devoirs de celui qui vous a mis à sa place a, on plutôt vous devez faire l'oeuvre du Seigneur votre Dieu, qui vous a choisi pour les fonctions dont vous êtes chargé. Or, s'il est une oeuvre qui soit évidemment celle de Dieu, c'est bien certainement de rendre à l'abbaye de Sainte-Geneviève-du-Mont toute sa ferveur et tout son éclat cette vigne nouvellement plantée n'a que vous qui la soutienne et la cultive; continuez donc ce que vous avez si bien commencé en elle, et soyez, par rapport à cette maison, comme le rempart d'Israël que les ennemis ne peuvent renverser. Veuillez, je vous prie, relever le courage de son abbé, il se laisse facilement abattre; c'est particulièrement ce que réclament de vous aujourd'hui le soin de votre gloire et le salut de votre âme.



a Louis le Jeune, en partant pour la croisade, avait confié la régence du royaume à l'abbé Suger, c'est ce qui fait dire à saint Bernard dans la lettre précédente que sa sollicitude et ses soins s'étendent à toutes les maisons religieuses de France, et, dans la lettre trois cent soixante-seizième, qu'il est «le plus grand personnage de France.» C'est également ce qui lui fit donner le nom de «Majesté» par Ulger, évêque d'Angers, dans sa lettre qui est la troisième de la collection des lettres de l'abbé Suger.




LETTRE CCCLXXI. AU MÊME.



Vers l'an 1147



Saint Bernard combat le mariage projeté entre le fils du comte d'Anjou et la fille du roi de France en se fondant sur l'empêchement de consanguinité.



Au seigneur abbé de Saint-Denys, le frère Bernard de Clairvaux, salut et prières..



Voici la copie de ma lettre au Roi: «Vous êtes engagé dans une entreprise importante et difficile que personne ne saurait mener à bonne fin sans le secours de l'assistance divine. Oui, l'expédition que vous préparez (a) est au-dessus des forces humaines, mais ce qui surpasse le pouvoir des hommes n'excède pas celui de Dieu (Lc 18,27). Que cette pensée vous fasse éviter tout ce qui peut offenser Dieu et vous priver, dans la conjoncture présente, du concours de sa grâce et d'un appui aussi nécessaire que le sien; il y va de votre intérêt non moins que de celui de l'Eglise entière, car l'un et l'autre n'en font qu'un maintenant. Si vous voulez savoir où je veux en venir, écoutez, le voici. Pressé de me rendre auprès de vous, comme je le suis de vous faire parvenir cette lettre, j'ai formé le projet d'aller passer la vigile de la Sainte-Madeleine à Laon. Vous savez déjà, par une autre lettre, ce dont je veux vous entretenir et le péril où je désire vous empêcher de tomber. J'ai appris que le comte d'Anjou vous presse de prendre, avec serment, l'engagement de donner votre fille en mariage à son fils. Or non-seulement cette union ne saurait vous convenir, mais de plus elle est absolument impossible à cause d'un empêchement de consanguinité qui lie les deux parties. En effet, des témoignages dignes de foi établissent que la mère de la reine et le jeune fils du comte d'Anjou sont parents au troisième degré. Je vous engage donc à ne point consentir à cette alliance: que la crainte de Dieu vous empêche de commettre cette faute. Vous m'avez promis que pour rien au monde vous ne termineriez cette affaire sans me consulter; je serais donc tout à fait dans mon tort si je vous déguisais ma pensée et si je vous laissais ignorer que mon avis, à moi, c'est que vous ne devez pas faire ce mariage, à moins que vous ne teniez à agir contre mon sentiment, contre celui d'une infinité de gens soucieux de votre gloire et contré Dieu même. Ne croyez pas, après cela, que le sacrifice que vous lui faites en prenant



a Il s'agit ici de l'expédition en Palestine, ce qui ne permet pas de douter que cette lettre ne s'adresse à Louis le Jeune qui avait promis la main de sa fille aînée, nommée Marie, au fils de Foulques, comte d'Anjou, qui partit aussi pour la croisade. Ce mariage ne se fit pas; Marie épousa le comte de Champagne fleuri.



la croix, soit pour lui un sacrifice d'agréable odeur, puisque vous ne le faites qu'à moitié, et qu'en même temps que vous allez combattre pour sauver un royaume étranger, vous ne craignez pas d'exposer le vôtre, dont vous disposez contre la volonté de Dieu en dépit du droit et des lois, sans profit aucun et contre toute bienséance. Quant à moi, j'ai mis ma conscience à couvert et je prie Dieu de vous préserver de la séduction des gens pervers qui vous poussent au mal par leurs mauvais conseils.»




LETTRE CCCLXXII. A P... (a), ÉVÊQUE DE PALENCIA, EN ESPAGNE.


Vers l'an 1147



Saint Bernard le félicite de son humilité et de son amour pour la lecture.



A son vénérable seigneur et très-cher père P..., par la grâce de Dieu, évêque de Palencia, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et vau sincère que le Seigneur le comble de grâces.



Qui me donnera des ailes comme à la colombe pour que je puisse prendre mon vol et aller me proposer là où m'attire la bonne odeur qu'exhalent la sainteté de votre coeur et la pureté de vos moeurs? Elle me semble si douce qu'elle me paraît s'élever d'un champ fertile que le Seigneur aurait béni (Gn 27,27), ou d'une table chargée de mets succulents. Mon coeur se dilate à cette excellente odeur. Comment pourrait-il en être autrement, quand j'entends parler d'un homme qui sait allier l'humilité à la grandeur et tant de recueillement à tant d'occupations, d'un homme enfin qui écoute les paroles du Seigneur avec crainte et tremblement? Il est bien rare de trouver sur la terre une grandeur si humble, une activité si recueillie. Que le Seigneur vous rende la joie dont vous avez inondé mon âme en me montrant cette merveille! Je puis bien dire que j'ai été transporté de bonheur en entendant de la bouche véridique de mes frères les religieux qui vous remettront cette lettre, tout ce qu'ils m'ont appris sur vous: votre zèle à mortifier votre chair et à la réduire en servitude, votre habitude de la contemplation, votre amour de la lecture, la douceur de vos moeurs, votre bienveillance pour tout le monde et particulièrement pour les domestiques de la foi. Néanmoins, mon bien cher père, ne croyez pas que je parle ainsi dans le but de vous exalter par mes louanges; non, car je n'ai pas oublié que le Prophète a dit: «Ecoute, mon peuple, quiconque te comble de louanges te trompe (Is 9,16).» Tout pécheur



a Il se nommait Pierre: on voit son nom au bas de l'acte de donation de l'abbaye d'Espina, faite par Sanche à saint Bernard. Voir Manrique, à l'année 1147, chap. XVIII, n. 3.



que je suis, je ne veux pas verser sur votre tête ce qu'on appelle l'huile du péché, mais plutôt celle de la sainte joie qui s'écoule d'un coeur pur, d'une conscience irréprochable et d'une foi sincère. D'ailleurs, comment ferais-je trafic de mon huile? c'est à peine si j'en ai suffisamment pour en oindre mes membres et les rendre souples et dispos pour les luttes de ce siècle; mais je n'ai pas voulu passer sous silence des vertus qui font la gloire de Jésus-Christ. Voilà ce qui me fait parler ainsi, c'est pour louer le Créateur et non la créature; pour exalter celui qui donne, non celui qui reçoit; le Dieu de qui vient l'accroissement et non pas cette sorte de néant qui plante et qui arrose. Je n'ai eu, en vous louant, d'autre pensée, que de faire l'éloge de la main qui dispense ses dons, non de celle qui les reçoit, et je n'ai voulu qu'exalter le maître sans m'occuper du serviteur. Par conséquent, mon bien cher ami, si, ou plutôt, puisque vous êtes sage, reconnaissez que la grâce qui est en vous ne vient pas de vous; tout don excellent et parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières (Jc 1,17). J'en connais qui, sous prétexte de ne point donner lieu à l'orgueil et d'éviter les piéges du démon, n'osent s'avouer à eux-mêmes les grâces qu'ils ont reçues de Dieu; pour moi, je pense au contraire que je ne saurais trop constater ce que j'ai reçu, afin de mieux me convaincre de tout ce qui me manque. Je crois, avec l'Apôtre, qu'il est bon que nous sachions tout ce que nous tenons de Dieu, pour mieux connaître ce que nous devons lui demander encore. Quand on reçoit quelque chose sans le savoir, on est exposé au double danger de ne montrer ni reconnaissance de ce qu'on a reçu, ni souci de le conserver. Comment, en effet, pourrions-nous témoigner notre reconnaissance à celui dont nous ignorons que nous avons reçu quelque chose, et comment chercher à conserver avec soin un présent dont nous n'avons pas la moindre idée? Préservez-moi, Seigneur, de l'ingratitude de ce peuple dont il est dit: «Il a perdu la mémoire de vos bienfaits et n'a plus aucun souvenir des merveilles que vous avez opérées en sa faveur (Ps 77,11).» C'est un principe admis même des gens du monde, qu'on doit graver profondément dans sa mémoire le souvenir d'un bienfait; c'est donc pour nous un devoir de nous rendre compte de tout ce que nous avons reçu de Dieu et de ne pas fermer les yeux sur les dons du Ciel, et, pour les conserver toujours, d'en rendre sans cesse des actions de grâces à Dieu. J'ajouterai une observation qui ne me paraît pas sans importance, c'est qu'il y a trois degrés pour arriver au salut c'est l'humilité, la foi et la crainte. L'humilité attire la grâce, la foi la reçoit et la crainte la conserve; si nous voulons, sans l'une de ces trois vertus, nous approcher de la source de la grâce et du salut, j'ai bien peur qu'on ne nous dise: «La source est profonde et vous n'avez rien pour y puiser (Jn 4,11).» Ne venons donc puiser l'eau de la sagesse qu'avec la corde de l'humilité des lèvres, du coeur et des oeuvres. Si elle est triple, il sera plus difficile de la rompre; pour urne, ayons la foi, mais bien grande, afin de puiser le plus abondamment possible aux sources de la grâce; enfin, que la crainte soit le couvercle de l'urne et la ferme si bien que l'eau de la sagesse ne puisse être souillée par les impuretés de la vaine gloire. D'ailleurs il est écrit que tout vase sans couvercle est réputé impur (Nb 19,15). L'avidité avec laquelle vous lisez non-seulement les écrits des grands hommes, mais même les faibles productions de mon humble génie, est cause que j'ai mis la main à la plume afin de vous dire combien je suis sensible à vos bontés pour ceux-là mêmes qui m'en ont fait le récit.





Bernard, Lettres 364