Bernard, Lettres 442

LETTRE CDXLII (a). LE CHAPITRE GÉNÉRAL DES RELIGIEUX NOIRS AU PAPE ADRIEN IV.

Pour obtenir l'éloignement de l'abbé de Lagny.


Les abbés de l'archevêché de Reims, réunis dans un même esprit pour la gloire de Dieu, présentent humblement l'assurance de leur sincère attachement et de leurs ferventes prières, à leur bien-aimé père et seigneur Adrien 4, assis en qualité de souverain pontife sur le saint Siège de Rome.

Comme Votre Sainteté préside dans l'assemblée du peuple fidèle, et mérite des louanges dans le lieu où sont assis les anciens (Ps 106,32), et n'a reçu, par grâce spéciale, les clefs de l'apôtre saint Pierre que pour lier ou délier, nous venons, en toute humilité, déposer aux pieds de votre justice, les résolutions que le zèle de la maison de Dieu nous a suggérées, et vous faire connaître, avec larmes et gémissements, la ruine dont est menacée notre abbaye de Lagny. Celui qu'on y a placé avec le titre de pasteur a fait plus de mal à cette maison qu'il aurait dû lui faire de bien; car au lieu de former ses inférieurs à la pratique de la vie religieuse, il les a pour la plupart souillés et corrompus par le spectacle de sa vie déréglée et le triste exemple de ses désordres. C'est un fait malheureusement trop certain; il n'est pas une ville, en France, où il ne soit diffamé, et plusieurs de ses religieux se sont vus réduits à fuir son commerce contagieux et mortel, pour aller pratiquer, dans d'autres couvents, les devoirs de la vie monastique que l'abbaye de Lagny, jadis si célèbre et si renommée, semble avoir complètement abandonnés, comme on abandonne une cabane de branches sous laquelle on se mettait à l'abri du soleil dans une vigne, ou la retraite qu'on s'était faite dans un champ de concombres (Is 1,8). Nous ne saurions voir de pareils désordres sans gémir, mais, comme ce n'est pas à nous de promener la faucille dans le champ des autres, nous avons recours à vous qui êtes tenu de couper l'arbre stérile, pour qu'il n'occupe pas plus longtemps la terre inutilement, afin de le remplacer par un autre qui portera du fruit, et nous prions votre vigilance d'user du pouvoir éminent qui lui appartient, et, dans sa sagesse, de prononcer contre un mal qui gagne de proche en proche comme un cancer, et fait autant de ravages que la peste, une de ces sentences contre laquelle les portes mômes de l'enfer sont impuissantes, qui ferme la bouche aux blasphémateurs et fait célébrer, par toutes les vraies filles de Sion, les louanges dit Seigneur. Adieu. Notre chapitre, que le pape Innocent (b), d'heureuse mémoire, a daigné confirmer par un privilège particulier de son autorité pontificale, vous prie de lui donner aussi vous-même votre bénédiction apostolique.



a Cette lettre est écrite contre l'abbé Geoffroy dont il est parlé dans les notes de la lettre 231.

b On voit par là que l'origine des chapitres généraux de l'ordre de Saint-Benoît remonte au pape Innocent. On regarde comme le premier de ce genre celui qui se tint à Soissons, et auquel saint Bernard a adressé sa lettre quatre-vingt-onzième. Pierre le Vénérable appelle les grands chapitres, dans sa lettre deux cent vingt-neuvième, n. 30.




LETTRE CDXLIII. LES MÊMES AU PAPE ALEXANDRE III.



1. Les abbés de l'archevêché de Reims, réunis dans un même esprit pour la gloire dé Dieu, présentent humblement l'assurance de leur sincère attachement, de leur profond respect et de leur parfaite obéissance à leur bien-aimé père et seigneur Innocent, assis en qualité de souverain Pontife sur le saint Siège de Rome. Que les miséricordes du Seigneur soient le sujet de nos louanges! Au moment oit vous avez été élu et consacré, la barque de l'Église, qui n'a été confiée qu'au bienheureux Pierre, était violemment agitée; les flots soulevés venaient de tous côtés se briser sur ses flancs et la mettaient dans un si grand péril que, dans notre frayeur, nous nous sommes écriés, ainsi que jadis les apôtres, comme si nous avions voulu tirer le Sauveur d'un sommeil pareil à celui d'autrefois: «Seigneur, sauvez-nous, nous périssons (Mt 8,25).» Notre cri a été entendu de celui qui sauve de l'abattement de l'esprit et des coules de la tempête.; aussitôt le vent a changé et son souffle adouci nous a conduits au port oit nous voulions aborder. L'objet de nos voeux les plus ardents est de voir enfin cesser l'agitation de l'Eglise et s'éteindre la pernicieuse erreur qui la divise, de sorte que peuples et rois se réunissent pour servir Dieu ensemble, et honorer d'un commun accord Votre Béatitude sur le siège du prince des apôtres. A présent que nous ne sommes plus emportés à tout vent de doctrine et que nous n'entendons plus les séducteurs nous dire: Il est ici ou il est là, nous nous tenons attachés de toutes nos forces au roc inébranlable sur lequel le Pontife des pontifes a fondé son Eglise, et dans tous nos besoins nous avons recours avec confiance à votre protection pontificale, et vous prions humblement de vouloir bien confirmer, avec le pouvoir des clefs que vous tenez du bienheureux Pierre, tout le bien que vous trouverez dans la maison de Dieu, et détruire jusque dans sa racine le mal que vous pourriez y voir.

2. Pour ne parler que d'une seule chose entre plusieurs autres, qui trouble beaucoup le calice et la paix dont les enfants de saint Benoit jouissent sous Votre Sublimité, nous ne vous citerons, les larmes aux yeux et le chagrin dans l'âme, que l'état de décadence oit se trouve réduite, An ce moment, l'abbaye de Lagny, jadis fameuse par la sainteté et la régularité de ses religieux, non moins que par ses richesses. Celui qu'on y a placé avec le titre de pasteur a fait plus de mal à cette maison qu'il aurait du y faire de bien, car au lieu de former ses inférieurs à la pratique de la vie religieuse il les a, pour la plupart, affreusement scandalisés et entraînés à leur perte par le spectacle de sa vie déréglée et le triste exemple de ses désordres. Comme personne n'a élevé la voix contre un tel état de choses, il a poussé l'impudence et l'audace jusqu'à choisir parmi ses religieux un complice de ses dérèglements, pour le placer à la tète des autres, en qualité de prieur. C'est alors que nous avons résolu de vous écrire pour informer Votre Prudence des progrès du mal et lui faire connaître ce dont le troupeau du Seigneur est menacé. Nous avons déjà écrit à ce sujet à votre prédécesseur, le pape Adrien, d'heureuse mémoire, et lui avons fait toutes nos doléances en le pressant de prévenir la raine lamentable et complète de ce monastère. Ce Pontife jugea dans sa prudence qu'il n'y avait rien de plus urgent à faire, écrivit à Alain et à Thibaut, vénérables évêques d'Auxerre et de Paris, et leur enjoignit d'examiner soigneusement cette affaire en présence des abbés et de la régler ensuite selon qu'ils le jugeraient convenable, en vertu de l'autorité du saint Siège. Mais au jour dit, comme on se préparait à exécuter les ordres du Pape, dans l'abbaye même de Lagny, l'abbé, s'il est permis de lui donner ce nom, plein d'une juste défiance dans la bonté de sa cause et redoutant les suites d'un jugement, produisit une lettre du pape Adrien qu'il s'était fait écrire, nous ne savons comment, et qui semblait le mettre à l'abri, en qualité de fils de l'Eglise romaine, des poursuites et des sévérités des évêques dont nous avons parlé plus haut; il s'ensuivit que les choses en demeurèrent dans l'état où elles étaient.

3. Aussi, vénérable Père, le mal, comme le venin de la vipère ou les ravages du cancer, semble gagner de proche en proche et s'étendre; il n'est pas de ville en France où la renommée n'en ait porté la nouvelle. Quant à nous, en voyant les violations des lois de notre ordre, nous en avons séché de douleur; mais il ne nous appartient pas de promener la faucille dans le champ d'autrui, c'est à vous de couper l'arbre stérile pour qu'il n'occupe pas plus longtemps la terre inutilement, et de le remplacer par un autre qui produira des fruits; nous vous prions donc d'user du pouvoir éminent qui vous appartient et, dans votre sagesse, de prononcer, contre un mal qui gagne de proche en proche comme la peste, une de ces sentences contre laquelle les portes mêmes de l'enfer sont impuissantes, qui ferme la bouche aux blasphémateurs, et fasse louer, par toutes les voix, le nom du Seigneur, à l'occasion de ce que vous aurez fait. Adieu, et que les mains de Votre Majesté apostolique nous comblent de ses plus douces bénédictions.




LETTRE CDXLIV (a). A L'ABBÉ DU TRÈS-SAINT MONASTÈRE DE RIÉTI.


A son très-cher et vénérable seigneur et, par la grâce de Dieu, abbé du très-saint manastère de Riéti, son tout dévoué T..., salut et la consolation du Saint-Esprit.


J'ai reçu, avec tout le respect qu'elle mérite, la lettre si courte et si succincte que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire, et mon coeur, en la lisant, s'est senti pénétré de crainte. A ces premiers mots, Au vénérable père abbé, comme je n'étais au courant de rien, je fus surpris d'abord, je l'avoue, et je me demandai, en rougissant, ce que voulait dire ce salut. Qui suis-je en effet et quelle est ma naissance? Je ne suis qu'un enfant, qui ne sait ni d'où il vient ni où il va. Je me trouve bien à plaindre de paraître grand à vos yeux, à vous qui ne me jugez que par conjecture et sur l'opinion plutôt que sur la vérité et de n'être rien à ceux de Dieu. Plût à Dieu que votre lettre renfermât autant de vérités qu'elle en contient peu! je ne dirai pas qu'elle contient des mensonges, car on ne peut taxer de mensonge une assertion fausse qu'on croit vraie, en la faisant, car celui qui la fait ne veut point tromper, il est seulement dans l'erreur. Quoi qu'il en soit, si la prière des pauvres a quelque pouvoir auprès du Dieu des miséricordes, j'espère que le Dieu qui nous a rachetés me procurera un heureux voyage. Je vous supplie, vous dont la foi est si ardente, de vous souvenir de moi, au fond de votre âme, lorsque vous entrerez, pour adorer le Seigneur, dans les sacrés parvis où il a fixé son séjour. Que l'ange de Dieu vous garde dans toutes vos actions et vos démarches, mon vénérable et bien-aimé Père.



a On ne sait pas quel est l'auteur de cette lettre que les éditeurs de Cologne ont placée avant la trois cent vingt-huitième de saint Bernard. il a déjà été question du monastère de Riéti dans la lettre deux cent et unième.



FIN DES LETTRES.









Bernard, Lettres 442