Vie de St Bernard - CHAPITRE VII. Bel éloge des écrits et des livres de saint Bernard.


NICOLAS HACQUEVILLE, PRÉSIDENT PLEIN D'ÉQUITÉDU

SACRÉ SÉNAT DE PARIS.

Louanges de saint Bernard, site de Clairvaux.



Il y avait une vallée profonde, au milieu des montagnes, couvertes de hautes forêts, et de ronces verdoyantes. Nos devanciers t'ont justement appelée Clair-Val, après avoir changé ton nom, O Val amer. Quoique des montagnes ombreuses t'entourent de tous côtés, nulle part dans l'univers il n'est vallée plus claire. L'Aube coule au milieu de ton sein, et sa source te prodigue les bienfaits perpétuels de ses ondes. Quand tu fus envoyé pour la première fois, ô Bernard, vers cette vallée, pour la cultiver déjà tu étais bien grand; tu n'avais pas encore dépassé les dangereuses années de la jeunesse, mais dans ton coeur, tendre encore, vivait l'âme d'un vieillard. A cette époque, cette vallée était couverte de halliers incultes, c'était le repaire des bêtes sauvages. Elle ne produisait alors d'autres fruits que ceux de la forêt; là, point de vigneron encore pour cultiver la terre, nul laboureur pour la remuer, on n'y voyait aucune habitation d'homme, c'était un antique repaire de voleurs: nul ne pouvait y diriger sa course en sûreté. Mais, ô Bernard, une fois que tu fus arrivé à Clairvaux, et que tu y eus fixé ton séjour pour toi et pour tes frères, alors tout prit soudainement un nouvel aspect; tu fais germer la fertilité dans ces terrains jusque-là sauvages. Au milieu de la vallée, tu construis, pour les religieux que tu as amenés. des cellules, et, pour le Christ, une église que tu lui consacres. Tu enseignes à tes frères à mener la vie des anges, et à chanter, jour et nuit, des prières divines. Aussitôt ta renommée se. répand partout l'univers, et le nom de l'abbé Bernard vole sur toutes les lèvres. De tous côtés accourent des enfants, des jeunes gens et des vieillards pour plier sous ton joug, ô Bernard, leurs cous orgueilleux. Il n'est ni mères qui les retiennent, ni considération d'àge trop tendre encore; la vieillesse même avec ses cheveux blancs ne craint pas de s'engager dans tes voies austères.. Rien ne les arrête, ni les richesses, ni une vaine noblesse que donne un sang illustre. Henri lui-même, méprisant les honneurs du monde, Henri dont le frère tenait en main le sceptre de France, bien que né dit sang royal, vient aussi se soumettre à ton empire Tous les royaumes, tu les gouvernais à ton gré, ô Bernard, tant la vertu était alors en honneur. Si quelque discorde s'élevait entre de grands rois, tu les réconciliais tous à ton gré. De ton temps aussi la rage insensée d'un Léon déchirait à belles dents l'Église; mais ta prudence a brisé ses forces empestées et: mis fin à ses ravages, En preuve, ce comte Guillaume, qui régnait sur la province d'Aquitaine, et qui vint tomber à tes pieds, ô Bernard. Tu répandis aussi par tout l'univers tes armées de frères, et il n'y a point de pays qui ne se soit ouvert pour les recevoir; les contrées qui s'étendent vers l'Orient empourpré, et celles qui voient le soleil se coucher, les terres qui s'arrondissent sous les ourses glacées, aussi bien que les plages où règne l'Auster, les îles lointaines et populeuses qui nourrissent les Bretons et que le vaste Océan baigne de ses flots, et les confins les plus éloignés de l'Europe, tous les royaumes enfin appellent à eux tes frères. Je ne puis tout rappeler dans mes vers; qu'il me suffise du peu que j'ai rapporté quand le sujet est si vaste, car la tâche entière dépasse de beaucoup mes forces. Que celui dont la veine coule plus douce que la mienne entreprenne de tout chanter, pour moi c'est assez d'avoir effleuré mon sujet, dans mes chants; ma muse n'est point de taille à célébrer un tel homme.



Aux religieux de Clairvaux



Tant qu'un souffle de vie vous reste, marchez dans les voies des commandements de votre père; avancez, car la vie s'enfuit d'un pas silencieux; n'ayez point de regret d'avoir méprisé un monde qui s'écroule, et des délices dont vous ne deviez jouir qu'un temps. Tout ce qui maintenant semble amer et triste; vous prépare après la mort dés joies qui ne finiront jamais. Après les larmes, les gémissements et les longs soupirs de dette vallée, Dieu même vous fera parvenir au haut de sa montagne.






















BAPTISTE DE MANTOUE.

CHANT DE GLOIRE SUR LA VIE ET LA MORT DE SAINT BERNARD,

PREMIER ABBÉ, DE CLAIRVAUX.

Tiré des VIII Fastes.



Le jour où les Belges célèbrent avec une grande pompe la fête de Bernard a lui; il était Belge lui-même et conduisit au service du Christ ses six frères et sa soeur. A tous, Dieu inspira la même oeuvre, à tous il fit partager le même genre de vie. Sa mère, lors qu'elle le portait encore dans ses flancs, eut, en songe, une vision; il lui semblait qu'elle portait dans son sein un petit chien, qui faisait entendre avec ardeur des aboiements répétés. Par là, Dieu lui montrait quel coeur et quelle éloquence aurait, contre tout mal, le fils qui devait lui naître. Cet enfant fut ami de la pureté; devenu jeune homme, il connut les tentations des femmes, car, il était d'un visage où s'unissaient les roses et les lys; il tourmentait les coeurs par de violentes ardeurs et les enflammait du feu que l'impure Vénus fait brûler dans les jeunes âmes. Un jour qu'il dirigeait ses pas vers les Celtes, la nuit avait déjà étendu ses ombres dans le ciel, il entre dans une hôtellerie: pendant la nuit, comme le jeune Bernard était endormi, l'hôtesse, pleine d'audace et de passion, s'approche de sa couche et se place à ses côtés. Mais, lui, saisi d'une horreur soudaine pour le mal, pousse un grand cri, appelle ses compagnons, et, criant au voleur, met l'iniquité en fuite. C'était un monstre horrible, un monstre dont n'approchent point les herbes les plus pernicieuses recueillies dans les montagnes de la Thessalie, où dans les campagnes qu'arrose le Phase. Il appliqua toutes ses facultés à l'éloquence sacrée. Il méditait sans cesse dans son coeur tout ce que le Christ nous a enseigné, tout ce que les prophètes cous ont prédit, tout ce que Moïse a appris au sommet du mont de Panchaï, et, s'instruisit sans maître; aussi disait-il qu'il n'avait reçu de leçons que des forêts. Il vécut pauvre, mais il voulait que ses habits fussent propres, haïssant également les souillures et la malpropreté. Quant aux soins que le commun des mortels prodigue au corps, il les réservait tous pour l'âme. C'était un ennemi acharné des vices; si la guerre éclatait entre les peuples, si la discorde divisait les royaumes, Bernard était là pour les pacifier; c'était lui qu'on députait vers les cités, lui, encore qu'on envoyait aux rois pour décider de la paix ou de la guerre. C'est dans ce rôle que les Allemands le virent, qu'ils se montra aux Insubres et qu'il parut parmi les Aquitains. Si, parfois, les âmes flottaient dans le doute, c'est lui qui le dissipait, et qui faisait passer les coeurs des hommes des ténèbres à la lumière. Tel un phare, brillant au haut d'une tour lointaine, ramène, pendant la nuit, au rivage les matelots battus par la tempête. Il fit tant de prodiges qu'on n'en saurait compter le nombre; il était également habile à connaître les secrets soucis des hommes, à chasser les esprits infernaux, à guérir ceux que la maladie clouait sur un lit de douleur. Aussi, sa renommée avait-elle rempli le monde entier, et son nom se trouvait sur toutes les lèvres, même parmi des peuples étrangers. On dit qu'il fonda six cents monastères de l'ordre de Cîteaux, tant a de force la prudence d un seul homme. Nous voyons s'élever la vingtième aurore sur les mérites de ce grand abbé, depuis qu'il a franchi le seuil sublime des cieux qui recouvrent tout de leur voûte élevée.








DESCRIPTION DE LA POSITION ET

DU SITE DU MONASTÈRE DE CLAIRVAUX.



Si vous voulez connaître le site de Clairvaux, je vais vous le peindre comme dans un miroir. L'abbaye s'élève au pied de deux montagnes, qui, séparées l'une de l'autre par une étroite vallée, laissent entre elles une distance qui va toujours s'agrandissant, à mesure qu'elles descendent du côté de l'abbaye. Une de ces montagnes a ses flancs couverts par la moitié de l'abbaye, et l'autre, l'est par l'autre. L'une est fertile en vignes, l'autre en moissons, et toutes deux offrent à la vue un spectacle agréable, et à la vie un secours précieux. En effet, tandis que sur un des coteaux s'élève le blé qui nourrit, sur l'autre se récolte le vin qui désaltère. Le haut de la montagne est le théâtre des nombreux travaux des moines, travaux aussi charmants que paisibles, car ils consistent à ramasser des branches de bois mort, et à les lier ensemble pour les brûler; à arracher les broussailles qui déparent le champ, et à les préparer pour le feu auquel seul elles peuvent être bonnes; à déraciner les ronces, à en retourner le sol, à en détruire et à en disperser, pourparler le langage de Salomon, les funestes rejetons, qui tantôt s'enlacent autour des rameaux naissants des arbres, ou en étouffent les racines, afin qu'ils n'empêchent point le dur chêne d'aller dans les airs saluer de son front les astres du ciel, le flexible tilleul d'étendre au loin ses branches, le frêne dont le bois se coupe et se plie de s'élever librement vers les cieux, le hêtre touffu de couvrir au loin la terre.

Derrière l'abbaye, le sol s'étend en plaines; un mur en clôt une grande partie, et enferme l'abbaye dans son vaste circuit. Dans son enceinte, des arbres nombreux et variés, fertiles en fruits de toutes sortes, forment un verger pareil à une forêt. Près de là s'élève la salle des malades; ce voisinage n'est pas un médiocre soulagement pour les religieux infirmes, à qui il offre un vaste espace pour la promenade, et donne un doux ombrage contre les ardeurs du soleil. Les malades vont s'asseoir sur le gazon verdoyant, et, lorsque les ardeurs de la canicule brûlent la terre au voisinage d'un astre inclément, et dessèchent les fleurs, on les voit en sûreté se cacher sous ces arbres, et se défendre de la chaleur du jour sous leurs ombrages. Leurs branches chargées de feuilles tempèrent les feux du soleil. Leurs souffrances se calment quand ils respirent à pleins poumons l'air chargé des senteurs du foin. Le vert agréable des arbres et du gazon repose leurs yeux et les fruits qui pendent à leurs regards, leur promettent, en grossissant, de grandes délices. Ils pourraient dire avec raison: «Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré, et j'ai goûté de son fruit qui a semblé doux à ma bouche (Ct 2,3).» leurs oreilles sont agréablement frappées par les doux et harmonieux concerts des oiseaux au plumage varié. Voilà comment, pour guérir une maladie, la bonté de Dieu multiplie les remèdes, fait sourire l'air dans sa pure sérénité, fait respirer la terre dans sa fécondité et permet au malade de s'enivrer par les yeux, les oreilles et les narines de ce que les couleurs, les chants et les odeurs ont de plus délicieux.

Où finit le verger commence le jardin, dont de petites rigoles, ou plutôt de petits ruisseaux séparent et divisent les carrés qu'ils parcourent. En effet, si l'eau en paraît dormante, elle n'en coule pas moins dans sa marche insensible. Là encore s'offre un charmant spectacle aux yeux des religieux malades, quand ils vont s'asseoir sur les bords verdoyants d'un bassin rempli d'une onde pure et suivent, de l'ail, les jeux des petits poissons sous l'eau pure comme le cristal, ces jeux qui leur représentent l'image des armées en marche. Veau de ces bassins sert en même temps à nourrir le poisson, et à arroser les légumes du jardin; elle est entretenue par un courant continuel dérivé de l'Aube, rivière bien connue. Cet emprunt fait au fleuve passe et repasse dans les nombreux ateliers de l'abbaye, et y laisse la bénédiction après lui par un fidèle service qu'il y rend. L'Aubeest dérivée en grande partie pour cela par de nombreux travaux, et n'est point oisive là où elle passe. En effet, coupant la moitié de la vallée, par un lit sinueux que le travail des frères, non la nature, lui a creusé, elle va jeter la moitié de ses eaux dans l'abbaye, comme pour saluer les frères, et semble s'excuser de ne point venir tout entière, le canal qui la reçoit étant trop petit pour elle. Si, parfois, le fleuve gonflé par l'inondation, précipite son cours impétueux, arrêté par une digue sous laquelle il doit passer, il retourne en arrière, se replie sur lui-même ses flots qui refluent se trouvent embrassés par les flots qui descendent. Il entre pourtant autant que la digue, comme un fidèle portier, le lui permet, et s'élance d'abord sur les aubes d'un moulin. Là, tourmenté en tous sens, il fait effort de tout côté, il broie le froment sous le poids des meules et sépare le son de la farine dans un blutoir au léger tissu.

Un peu plus loin, dans l'habitation voisine, il emplit la chaudière, se joint au feu pour faire cuire les aliments, se prodigue en breuvage aux frères, s'il arrive que la vendange n'a pas bien répondu aux soins du vigneron; et que, à défaut du jus de la vigne, il faille puiser à la fontaine; mais il n'est pas quitte encore; en effet, les foulons l'appellent à leur aide, ils travaillent près du moulin, la raison le veut ainsi, et, après avoir été mis en oeuvre dans le moulin pour nourrir les frères, il se soumet à leur volonté pour travailler à les vêtir. D'ailleurs, il ne va point à l'encontre et il ne refuse à aucune de leurs exigences; mais on le voit faire monter et descendre tour à tour ces lourds pilons, ces marteaux, si vous aimez mieux, ces pieds de bois (car ce nom semble mieux convenir au travail saccadé des foulons) et s'acquitte de l'oeuvre pénible des foulons. Et, s'il est permis de mêler le plaisant au sérieux, il acquitte la peine de leurs péchés. Dieu, que de consolations tu donnes à tes pauvres, pour qu'ils ne soient point absorbés par une tristesse excessive! Quels soulagements tu ménages aux pénitents pour qu'ils ne soient jamais accablés par la violence de leur travail! En effet, que de chevaux fatiguerait, que de bras d'hommes lasserait un travail dont ce fleuve nous dispense lui-même gracieusement, sans travail, puisque sans lui nos vêtements ne se trouveraient pas préparés, non plus que nos vivres! Il partage avec nous nos fatigues, et de toute la peine qu'il se donne sous le soleil, il n'attend d'autre récompense que de pouvoir continuer librement son cours, après s'être acquitté avec soin de toute sa besogne. Aussi, après avoir fait tourner dans, son mouvement rapide des roues rapides comme lui, il s'éloigne écumeux; on dirait que c'est lui qui vient d'être moulu et qui est devenu plus mou.

De là il passe dans l'atelier des corroyeurs, où il prête son laborieux concours à la préparation des objets qui doivent servir à chausser les frères. En sortant de là, il se divise en nombreux filets d'eau et, ainsi partagé en mille membres, il parcourt tous les ateliers, pour s'y atteler à la besogne, partout en quête des services qu'il peut rendre en servant à faire cuire les aliments, à cribler les grains, à faire mouvoir les roues et les pilons, à arroser, moudre et laver, et à amollir les objets; nulle part il ne refuse son concours. Enfin, pour que rien ne manque à ses services et pour ne rien laisser d'imparfait dans ses oeuvres, il emporte les immondices et ne laisse que la propreté derrière lui. Puis, après avoir accompli avec son oeuvre qu'il était venu faire, il retourne d'un cours rapide au fleuve et va, au nom de Clairvaux, lui rendre grâce de tous les services qu'il a rendus, et salut poux salut. Aussitôt, il reçoit dans son sein tes eaux qu'il nous avait prêtées et les deux fleuves n'en font plus qu'un, ils se confondent si bien qu'ils ne laissent pas trace de leur union; seulement, en rentrant dans son lit, il précipite le cours de l'eau qui s'était ralenti dans sa marche, depuis qu'elle avait été diminuée et rendue moins active par l'emprunt qui lui avait été fait.

Puisque nous l'avons rendu à son cours, revenons de notre côté au petit ruisseau que nous avons laissé derrière nous. Dérivé du fleuve, il erre nonchalamment dans la prairie pour enivrer la terre, pénétrer dans son sein et y faire germer les plantes, de peur que, au retour du printemps, quand la terre fécondée s'ouvre pour enfanter, les plantes renaissantes ne se dessèchent faute d'humidité, et qu'elles ne mendient quelques gouttes d'eau aux nues, étant suffisamment abreuvées par la générosité du fleuve voisin. Ces petits ruisseaux ou plutôt ces saignées, après avoir accompli leur oeuvre, retournent au fleuve qui les avait vomis, et l'Aube ayant retrouvé toutes ses eaux reprend son cours rapide dans la vallée. Mais, comme nous l'avons accompagné bien loin. et due maintenant, suivant le mot de Salomon, il retourne à sa place, retournons nous aussi au point d'où nous sommes partis, et traversons d'un discours rapide la vaste étendue des prairies.

Cet endroit est plein de charme, il réunit tout ce qui peut reposer les esprits fatigués, dissiper les chagrins et les inquiétudes, exciter à la dévotion les âmes qui cherchent le Seigneur, et leur rappeler les douceurs éternelles après lesquelles elles soupirent. En effet, la face brillante de la terre repose les yeux par la vue de ces milles couleurs et de ces peintures printanières, en même temps qu'elle flatte l'odorat par les plus suaves senteurs. Mais, pendant que je vois les fleurs, et que je respire leurs délicieuses odeurs, les prairies me rappellent les histoires des temps anciens. En effet, quand j'aspire délicieusement l'odeur des champs, il me revient à l'esprit le souvenir de la bonne odeur qu'exhalaient les vêtements du patriarche Jacob et que l'Écriture compare à la douce odeur qui monte d'un champ fertile. Lorsque je repais mes yeux de la vue des herbes de la campagne, je me rappelle que leur beauté a été mise au dessus de la pourpre de Salomon qui, dans toute sa gloire, n'a jamais pli égaler la beauté du lis des champs, quoique chez lui l'art n'eùt point fait défaut au savoir, ni la richesse de la matière à la puissance. Voilà comment lorsque, au dehors, je goûte les douceurs du travail qui m'appelle à la campagne, je ne suis pas moins charmé au dedans par les mystères qui y sont cachés. La prairie est donc arrosée par le ruisseau qui serpente dans son sein, et, à la fraîcheur qu'il répand sur ses bords, les herbes poussent de profondes racines; aussi ne craignent-elles point les ardeurs de l'été. Elle est si étendue que, à l'époque où la chevelure de gazon tombe sous la faux, la fenaison réclame et fatigue les bras du couvent tout entier pendant trois longues semaines; c'est peu des bras des religieux, elle emploie encore ceux des frères convers, des frères donnés, et d'une foule de mercenaires occupés à mettre le foin en tas quand il est fané et à peigner le gazon, le râteau aux larges dents en main.

Le pré est partagé en deux granges que baigne l'Aube, en leur faisant une part égale, et coupant court ainsi, comme un arbitre plein d'équité, à la jalousie de l'une contre l'autre; car il assigne à chacune son domaine dont il fait de part et d'autre la limite que l'une se garderait bien de franchir pour empiéter sur le terrain de l'autre. On ne pourrait pas croire que ces granges ne servent de séjour qu'aux frères convers, on les prendrait pour dés cloîtres de moines, si les jougs de boeufs, les charrues et les autres instruments destinés aux. travaux des champs ne trahissaient l'espèce d'habitants que ces granges abritent, et si on ne remarquait que parmi eux nul n'a de livre ouvert sous les yeux. Car pour ce qui est des constructions, on la croirait faites pour un grand couvent de moines, tant elles sont bien situées, tant elles semblent convenir à cet usage par leur beauté, et suffire à cet emploi par leur étendue.

Dans la partie de la prairie contiguë au mur, on a changé un terrain solide en une plaine liquide et formé un lac. Là où auparavant le travailleur, ruisselant de sueur, coupait l'épi de sa faux tranchante, là, le frère pêcheur glissant sur une légère nef de bois, à la surface de la plaine liquide, presse sa monture de l'aviron en guise d'éperon qui hâte sa course et de frein qui la dirige. Il lance le filet sous les ondes, où il se remplit de petits poissons, et il retire de l'eau la provision qu'il aime à voir placée sur sa table; dans ces filets se cache l'hameçon où se prend le poisson imprudent, exemple qui nous invite à fuir les plaisirs, car le plaisir que paye la douleur est un plaisir malsain dont on n'ignore la triste issue que lorsqu'on ignore le péché, ou lorsqu'on ne s'en est pas encore bien repenti. Que Dieu éloigne de nous le plaisir dont l'entrée est gardée par la mort qui, selon la description d'un sage (Boèce), «semblable aux abeilles dans leur vol, a à peine déposé une goutte de miel, qu'elle s'enfuit et perce en même temps le coeur d'un dard qui y demeure attaché.» Les bords du lac sont retenus par une haute palissade de racines flexibles qui empêche la terre de s'effondrer aux coups répétés des flots. Un courant d'eau vive entretient le lac, il en est séparé par une distance de six toises à peine, qui laisse couler, par d'étroits passages, les eaux dans le lac qui s'en alimente et qui les lui rend ensuite par des ruisseaux semblables. Ainsi il se maintient constamment dans le même état, et son niveau n'est ni augmenté par l'eau qui y arrive, ni abaissé par celle qui s'en échappe, puis qu'il n'en sort qu'une quantité écale à celle qui y entre.

Mais pendant que je me laisse ainsi emporter d'une course rapide à travers les plaines, que je m'essouffle à monter les pentes rapides, que je décris le tapis empourpré de la prairie peinte des mains mêmes de la Sagesse, et la croupe des monts que couronne la tête des arbres, je m'entends accuser d'ingratitude par cette douce fontaine dont j'ai si souvent bu les eaux, qui a si bien mérité de moi et que je récompense si mal de ses services. Elle nie rappelle su: le tort du reproche qu'elle a souvent étanché ma soif, qu'elle s'est bien des fois abaissée jusqu'à me hiver les mains et même les pieds, enfin, qu'elle m'a rendit une foule de services pleins d'humanité et de bienveillance. Elle me dit enfin qu'à tous ses mérites je n'ai répondu que par l'ingratitude. Elle se plaint d'être au dernier rang des choses dont je parle et que, un peu plus, elle n'obtenait même pas cette place quand elle aurait du au contraire se trouver à la première. Au fait, je ne puis le nier, je n'ai pensé que bien tard à elle, dès que je n'ai point pensé à elle avant tout. En effet, ne, roule-t-elle pas ses eaux par des conduits souterrains, dans un si profond silence que pas même le plus léger murmure ne trahit son passage, comme les eaux de Siloé, qui s'écoulent en silence, et se cachent à tous les regards? Pourquoi n'aurai-je pas pensé qu'elle tenait à ce qu'il ne fût point parlé d'elle, quand je la vois ne se montrer que sous un toit 2 Eh bien donc, cette fontaine, ce qui est un très-bon signe, a sa source au levant, et de la sorte, au solstice d'été, elle salue en face le lever de la rose aurore. Un toit, ou plutôt, pour exprimer plus convenablement les choses, un beau petit pavillon l'abrite et l'enferme, et empêche que les immondices ne tombent dedans. Mais la place où le mont la laisse sortir de ses flancs est aussi la place où la vallée la boit; le lieu de sa naissance est en même temps le lien où elle meurt et disparaît. Mais ne vous attendez point au miracle du prophète Jonas, et n'espérez point qu'elle va demeurer trois jours et trois nuits dans le sol: tout aussitôt elle semble ressusciter du centre de la terre et reparaît à mille pas de là dans les murs du monastère. On dirait qu'elle revient à la vie, là où elle se montre pour ne servir qu'à l'usage des frères et charmer leur vite, elle ne veut plus alors avoir commerce avec d'autres qu'avec les saints.

















SERMON DE GEOFFROY, QUATRIÈME ABBÉ DE CLAIRVAUX,

POUR LE JOUR DE L'ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE SAINT BERNARD.



Prononcé en 1162



1. Combien douce doit nous sembler aujourd'hui, mes très-chers fils, la mémoire de notre père! Qu'elle est aimable, qu'elle est agréable, qu'elle est acceptable, qu'elle est célèbre! En effet, s'il est vrai que la mort des saints est précieuse devant le Seigneur, il faut que les hommes se gardent bien de négliger la mémoire de ce grand homme, de l'ensevelir dans la tombe et de l'abandonner à l'oubli du tombeau. On doit embrasser en tout et partout ce nom saint, quand on entend parler de ses magnifiques actions, quand on lit ses paroles, quand on considère les fruits qui en sont résultés. Il ne faut pas que ceux qui ont connu sa vie spirituelle, oublient sa mort corporelle. Or, quelle dévotion à Dieu fut la sienne quelle pureté dans toute sa conduite, quel bien il a fait à une infinité de gens! Mais ceux à qui la mémoire que nous célébrons aujourd'hui doit sembler assez douce et tout particulièrement agréable, c'est à ceux-là surtout qui, plantés dans la graisse de cet excellent olivier, sont encore aujourd'hui portés par sa sainte racine. Mais elle doit être plus que toutes les autres mémoires, infiniment douce et chère à tous les cours qui repassent et redisent le souvenir de cette abondante douceur qu'ils ont goûtée un jour, et qu'ils rappellent et racontent aux autres tout ce qu'ils ont vu de leurs yeux, entendu de leurs oreilles, et touché de leurs mains, au sujet de cet homme de Dieu. Ils se disent en effet à eux-mêmes, et tout le monde se plait à répéter à leur sujet, ce qu'un sage disait en parlant du saint prophète Elie: «Heureux ceux qui vous ont vu, et qui ont vécu dans votre amitié (Qo 4).» D'ailleurs, dans le bonheur gale nos anciens goûtent aujourd'hui, ce que nous devons rechercher, c'est notre avantage, ce que nous devons ambitionner avant tout ce sont les sentiments de la piété, les fruits du salut, et les effets de l'édification: car, après tout, ce dont notre pauvreté a besoin, c'est de se restaurer plutôt que de se réjouir, et si elle a un peu le sens elle aimera mieux du pain que des friandises.

2. Mais d'ailleurs, sur cet arbre aussi saint que fertile, nous trouvons de l'un et des autres si nous cherchons avec piété, car cet arbre, planté le long d'un ruisseau d'eaux vives, a commencé par porter du fruit à son temps; mais maintenant qu'il est transplanté loin des eaux, il ne rosse point pour cela de porter du fruit. On voit encore vivants parmi nous



a Il est parlé de lui dans les notes qui précèdent le livre III de la V. de saint Bernard.



les exemples de sa vie; souvent les paroles tombées de ses lèvres nous reviennent à la bouche, et les suffrages de ses prières nous sont assurés. L'histoire nous apprend que les enfants d'Israël. Plaise à Dieu que la race de ce bienheureux père, ces enfants qu'il a engendrés surtout par l'Evangile, et qu'il a si souvent nourris, vive longtemps. Oui, Dieu veuille qu'elle marche sur ses pas, pour que les générations à venir n'aient pas de motif de se plaindre d'elle, ce dont Dieu nous garde, et de gémir qu'elle se soit si vite écartés de la voie de la vie qui leur a été montrée, et que, n'entrant pas elle même dans ces sentiers, elle ne laisse point entrer les autres. Or, au moment où il allait vous être enlevé, voici ce qu'il vous recommandait avec un zèle tout particulier. Et, si je ne me trompe, ou plutôt, puisque je, ne me trompe peint, ce qu'il appelle de tous les veaux de son amour de père, c'est que, ayant appris de lui comment vous devez marcher dans les voies de Dieu pour lui plaire en toute chose, vous y marchiez de telle sorte que vous y avanciez de plus en plus (1Th 4,1). Sans doute, il avait à coeur que ces paroles terribles du saint législateur Moïse «Pendant tout le temps que j'ai vécu et agi parmi vous, vous avez toujours disputé et murmuré contre le Seigneur; combien plus le ferez-vous quand je serai mort (Dt 31,27)?» ne semblassent point avoir été prononcées pour vous. J'ai bien peur également qu'il n'ait aussi été touché des paroles de l'Apôtre qui prévoyait qu'après qu'il ne serait plus, le bercail de ses chers disciples seraient envahi par des loups ravissants. Plaise au ciel, par conséquent, qu'il vive toujours pour nous et que la mort ne le frappe jamais! Oui, plaise à Dieu qu'il ne s'éloigne jamais de nous, mais qu'il soit retenu parmi nous et qu'il ne nous laisse jamais aller! Dieu veuille qu'il soit encore notre père abbé, et que vous soyez ses fils: qu'il soit votre pasteur, et que vous soyez les brebis de son troupeau! Car quant à nous, comme vous le savez, si nous sommes assis aujourd'hui à cette place, ce n'est pas pour nous, mais pour celui qui nous a aimés, c'est pour qu'il ne semble pas qu'il s'est levé au milieu de vous, ce que vous avez le plus à coeur d'éviter, un homme qui ne connût pas Joseph,

3. Et maintenant, mes très chers amis, ce qui se voit en nous est temporel, et destiné à passer rapidement. Il n'en est pas ainsi des choses que nous croyons en lui, nous ne les voyons pas. Imitons-le et vénérons-le donc sans le voir comme si nous le voyions, appelons de nos veaux et de nos prières ses conseils pt ses exemples. En attendant, nous célébrons sa mémoire, nous nous félicitons de cet emploi fait pour le temps et nous nous réjouissons de l'avoir constamment sous les yeux. Est-ce que, en ce moment même, si nous n'avons point le bonheur de le voir, lui ne nous voit point non plus? Ah! mes frères, loin de nous cette pensée, gardons-nous de penser, de soupçonner même légèrement rien de pareil. Que de choses, en effet, il a vues en esprit, ce saint homme, même pendant qu'il vivait encore dans la chair! Combien n'en a-t-il pas distingué à distance! Que de choses à venir il a connues et annoncées d'avance! Je connais un homme qu'il avait pêché avec plusieurs autres dans le filet de la parole de Dieu, qu'il a conduit dans la salle des novices où se coupaient alors selon le précepte du Seigneur et se faisaient cuire de nombreuses herbes de prémices de la moisson. Sur ces entrefaites, il y eut pour le saint abbé un motif, comme lui en donnaient souvent les besoins des siens on de l'Église de Dieu toute entière, de s'éloigner pendant quelques jours de son monastère; mais il ne fut absent que de corps, non de coeur, et son esprit pourvoyait efficacement à tout, si sa chair avec sa faiblesse avait cessé d'être présente. De retour de son voyage, son premier soin est de visiter les jeunes recrues du Seigneur, qu'il avait munies, si je ne me trompe, d'environ quatre-vingts sortes d'armes spirituelles différentes. Après les avoir saluées, il ne dit que quelques mots, puis, appelant l'un d'eux par son nom, il s'exprima ainsi: «Sachez que lorsque vous aviez cessé de me voir, moi je vous voyais encore; vous étiez bien triste, plongé dans une violente affliction, et lorsque je vous donnais un baiser avec le désir que ce fût un baiser de paix, j'ai senti mes joues mouillées de vos larmes.» A ces mots, le faisant approcher davantage, il eut la très-grande bonté de l'embrasser et de lui prodiguer des consolations. Faut-il s'étonner qu'un rayon de soleil aussi pénétrant que lui, ait percé la nue avec une telle facilité et une telle rapidité? Pour lui ce n'était même pas une vision. En effet, auparavant ce religieux s'était senti prévenu des douceurs de la grâce, mais, après le départ du bienheureux père, il s'était vu assailli par la tempête de la tentation, et il avait failli sombrer dans la tourmente d'un violent chagrin. Mais des lèvres du père tomba dans son âme une double grâce, une parole de vérité et un baiser de charité, et à l'instant même sa tristesse disparut, pour laisser la place à une joie salutaire.

4. Mais à présent, nies frères, qui placera une source de pleurs dans notre tête, et une fontaine de larmes dans nos yeux? Soupirant après la lumière, après le Seigneur, jusqu'à ce qu'il daigne faire jaillir ces deux sources dans notre terre desséchée, que de nos yeux coulent deux ruisseaux de larmes; peut-être tomberont-elles dans le sein d'un père plein de Clémence, peut-être son coeur de père se mouillera-t-il des larmes de ses enfants. Car s'il a pu connaître la cause des larmes qu'un de ses fils versait dans le berceau oit vagissait son enfance, bien qu'il fût alors loin de lui, s'il a compris son chagrin, connu sa tristesse et senti ses larmes, ne croyez-vous pas que maintenant il voit, sent et connaît tout ce qui nous touche? Ou bien encore, comment lorsqu'il nous apparaîtra à tous, si nous le voyons sans hésiter (et plaise à Dieu que notre coeur ait ce bonheur et que personne ne nous le ravisse), comment, dis-je, nous embrassera-t-il les uns après les autres, nous adressera-t-il à chacun la parole; et nous dira-t-il à tous, en particulier, dans cette épreuve: j'étais là, à côté de vous, bien que vous ne le sussiez pas; j'ai entendu les gémissements que vous poussiez, j'ai aidé les efforts que vous tentiez, j'ai vu les larmes qui coulaient de vos yeux, j'ai recueilli les soupirs de votre coeur? C'est dans cette attente, saur doute, que ce saint homme, lorsqu'il vivait encore sur cette terre, commença par visiter, avant tout, ceux qu'il élevait dans la vie spirituelle, mais ils ne sont pas les seuls qu'il ait visités, car la vérité même a dit, en parlant d'elle: «Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez, mais bienheureux ceux qui ne les ont point vues et qui ont cru (Mt 13).

5. Bien des personnes purent reconnaître, lorsque le saint abbé avait cessé d'être visible en chair à leurs yeux. qu'il se montrait encore pour elle, en esprit, un père plein de bonté, car il leur vint en aide, les délivra de leurs tentations, et leur prodigua des consolations. En effet, quelques frères ayant emporté avec eux, dans de lointains parages, un peu de l'eau qui nous avait servi à purifier son corps après sa mort, lorsque selon la coutume nous lui rendions les derniers devoirs après qu'il eût expiré, il y a dix ans de cela, nous ont appris dans un récit digne de foi, que cette eau non-seulement s'est conservée parfaitement saine jusqu'à présent, mais encore n'a perdu aucune de ses propriétés, bien qu'on y ait ajouté d'autre eau par dessus. Car beaucoup de malades en ayant demandé, et obtenu pour combattre leurs maux (et ces mêmes religieux nous fissurent que beaucoup se sont trouvés soulagés par ce moyen), bien qu'on ait souvent rempli le vase qui la contient d'une eau puisée ailleurs, cependant elle est demeurée jusqu'à présent telle qu'elle était le premier jour. Plaise à Dieu qu'on remarque ainsi à jamais dans la communauté de ce bienheureux père, ce qu'on a constaté dans cette eau, je veux dire que l'excellente couleur de sa vie extérieure ne s'altère point, que le goût de ses intentions célestes ne s'affadisse point, et due la bonne odeur de. sa réputation ne s'évanouisse point, et que tous ceux qui seront versés dans cette communauté participent à la grâce dans laquelle le saint a vécu lui-même. Nous ne nous sommes point proposé de raconter aujourd'hui ses vertus, mais seulement d'exciter, autant que nous le pourrons, votre esprit à l'imiter et à le combler île respect. Car si vous ne le voyez plus des yeux du corps, tout ce que, dans le coeur de votre affection pour lui, vous vous représenterez des yeux de l'esprit viendra en aide à nos efforts, et vos propres pensées vous diront tout ce que notre parole est incapable de vous faire entendre. L'Écriture a dit quelque part: «C'est à la fin que la sagesse se montre,» c'est-à-dire, c'est quand la vie du sage est finie qu'on peut la louer. C'est ce qui a fait dire ailleurs au Sage: «Ne louez point un homme vivant,» et ailleurs, «Ne louez personne avant sa mort (Qo 11,30),» comme s'il avait voulu dire. Mais louez le Sage quand il sera mort. Si on loue un vivant, les louanges qu'on lui donne l'exposent à la vaine gloire, et, dans la bouche de celai qui les lui donne, elles semblent une flatterie.

6. Mais il y a beaucoup d'utilité à recueillir, des louanges qu'on donne. à un mort. La première, c'est que celui à qui nous les adressons étant loin de nous, c'est au Dieu qui l'a comblé de ses grâces que nos louanges se rapportent; en second lieu, comme on ne peut plus soupçonner une pensée de flatterie dans ces louanges, il s'ensuit qu'on n'y voit que l'admiration, des vertus du défunt. Ainsi la louange des morts, dans la sainte assemblée de fidèles, est pleine d'édification, n'expose point leurs vertus à la jactance, et même est de la part de ceux qui sont loués ainsi une sorte d'accusation, puisque les louanges qu'on leur prodigue sont un motif pour ceux qui les entendent, de faire des progrès dans le bien. Je ne crains pas qu' on pense de moi que je parle trop favorablement de notre saint, car sans compter que tout ce que je peux dire de lui est de tout point inférieur à ses vertus, il n'est personne qui ne le regarde comme sien, qui ne le sente comme sien et ne le croie sien. Toutefois, ce n'est pas en m'appuyant sur mon esprit, ni en comptant sur mon éloquence, que j'entreprends de faire le récit de la vie d'un tel homme, car lors même que ce serait un de maîtres de l'éloquence antique qui l'essayerait à ma place, non-seulement son éloquence n'ajouterai rien à la beauté du sujet, mais encore il tomberait accablé par le poids du sujet à traiter. C'est votre amour qui m'excite, c'est votre affection qui me fait oser vous dire quelques mots de lui. D'ailleurs j'aime à croire que mes paroles seront animées par ses vertus, bien que mes ressources oratoires ne s'élèvent pas bien haut, mais, si la parole est humble, les choses sont grandes, et elle se trouvera assaisonnée par l'amour dont, vos coeurs sont inondés pour lui.

7. Je me propose de commencer par prêcher à tous ceux qui ont embrassé une vie de prières, la patrie et l'origine de ceux dont ils ont entrepris d'imiter la sainte vie, afin qu'ils voient devant leurs yeux, dans la gloire de leurs pères, ce qui peut manquer à leurs propres vertus. Pour nous, nous ne faisons qu'un en Jésus Christ, et le comble de la noblesse, c'est d'être comptés au nombre des serviteurs de Dieu. Toutes les grandeurs de ce monde ne peuvent rien ajouter à cette noblesse, que par le mépris que nous en faisons. Personne dans les cieux ne brillera d'un plus grand éclat que celui qui, méprisant les parchemins de ses pères, aura choisi pour tout honneur d'être compté au nombre des enfants du Christ. Je passe donc sous silence, la gloire et la grandeur selon le monde des aïeux de Bernard, la noblesse de sa famille, dont il dédaigne de tenir compte, par une noblesse plus grande de coeur; je ne dirai pas non plus, combien peu sa pensée s'est compluedans les vains honneurs des siens, car, par amour de la vérité, il ne désirait plus qu'ils rejaillissent sur lui. J'ai plutôt hâte de dire quelle fut sa très-douce enfance, la modestie de sa jeunesse, la gravité de son adolescence, et combien il l'emportait en vertu sur tous ceux de ces différents âges, combien il fut toujours trouvé plus grand qu'eux, tellement qu'on croirait qu'il fut élevé à l'école de Dieu même. En effet, sa grâce charmait tout le monde, et, tandis que Jésus-Christ l'attachait à sa personne, le monde s'efforçait de le retenir par tous les moyens possibles. Par sa douceur, Bernard s'attachait les uns; par le charme de son commerce il enchaînait les autres à sa suite, enfin l'admiration qu'excitaient toutes ses qualités mondaines lui gagnait le coeur de tous les jeunes gens. Mais plus cette grâce première était grande en lui, plus il était retenu par des liens nombreux loin de sa conversion. On craignait de se voir enlever celui qui était comme la gloire commune de tous. En effet, quel costume a-t-il jamais porté qui ne semblât n'avoir été fait que pour lui? Quels vêtements ne faisait-il pas souvent valoir?Aussi chacun pensait-il que c'était lui enlever sa plus splendide pierrerie et la plus grande beauté de tout, que de lui enlever Bernard, et nul ne pensait pas que tous tes avantages dussent se changer et se reformer en mieux, mais qu'ils étaient comme destinés à périr, ainsi que nous l'avons vu. Ce n'était pas sans raison que le monde craignait de se voir enlever Bernard par le Christ, Bernard qu'il tenait pour le plus accompli entre tous et qu'il aimait comme unique en son genre.

8. Mais le jeune homme dédaignait tous ces avantages, dont ceux qui étaient plus âgés que gui se montraient charmés, et il ne cessait de se répéter à lui-même ces paroles pour s'exciter: «Cette vie est charmante, mais elle est décevante. Les recommandations que nous entendons dans les églises et les doctrines que le monde fait retentir à nos oreilles, sont bien différentes les unes des autres. A l'église c'est la modestie, c'est la continence, c'est la pudeur, qui nous sont recommandées; dans le monde c'est le luxe effréné qui nous est prêché. Là, le Christ nous invite à un royaume éternel, ici le diable nous appelle à un empire qui n'aura qu'un temps. Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et vanité: Or, le monde passe et sa concupiscence passe avec lui; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement (1Jn 2,16-17), comme il demeure lui-même éternellement aussi. Hâtons-nous de nous arracher à ses filets, pendant qu'il ne nous tiennent pas encore trop étroitement serrés. Ce qui est lié. depuis longtemps se délie difficilement; il est plus facile d'arracher la plante quand elle est jeune que de la couper quand elle s'est accrue. Sauvez votre âme sur la montagne, si vous ne voulez pas que les maux de cette vie fondent sur vous. Le venin de la volupté s'insinue vite. Il faut conserver pour Jésus-Christ, la liberté qui nous a été acquise au prix de la grâce de Jésus-Christ. Que d'autres admirent l'or et l'argent, car je vois bien que la richesse possède ceux qui la possèdent. Que les autres conservent au péril de la liberté de leur âme leur propriétés et leurs esclaves, qu'ils soient heureux des honneurs, et qu'ils les préfèrent à l'honneur de l'image divine grâce en eux. Pour moi, c'est assez de ne pas être l'esclave du vice: pour moi, faire mon salut, voilà le bonheur; acquérir des vertus, voilà ma volupté, voilà mon trésor. Voilà ce qui compensera la tristesse par la joie, ce qui me fera goûter dans cette vie du bonheur jusque dans l'amour de la discipline, m'y fera trouver de la gloire ci me rendra digne du royaume des cieux.» De pareilles méditations ne souffrent point de retard, et l'étincelle nourrie de la sorte, éclate en une flamme de conversion. En prenant sur ses épaules soumises, le joug de la servitude du Seigneur, il secoua le joug de la liberté, comprenant bien que le comble de l'esclavage, c'est la licence de la jeunesse. Il échange l'éclatante blancheur de ses vêtements contre la blancheur de l'âme; son cou blanc comme la neige se cache sous de rudes étoffes, la gaieté fait place à la gravité, et la vigueur des membres à celle de l'âme. Toute la force du corps passe dans l'esprit, sa belle figure pâlit dans les jeûnes; son premier embonpoint fait place à la gravité. Que dirai-je encore? il devient tout entier différent de lui-même. Le Seigneur assiste sa nouvelle recrue, et la console. Il se donne bien de garde de négliger d'appeler ses frères à partager son sort. Ceux-ci, portés par son exemple à se convertir aussi, l'accompagnent non-seulement dans sa retraite mais encore dans sa vertu.

9. Désormais quelle est la lutte qui les partage, c'est à qui aura l'âme plus tendre à la piété, à qui se contentera d'une nourriture plus grossière, à qui aura le langage le plus doux et le vêtement le plus rude; à qui parlera le moins et priera le plus, à qui soya le moins touché des.injures et le plus accessible aux sentiments de miséricorde, à qui se dépouillera le plus vite pour donner aux autres, à qui aura le moins souvent le nom du monde sur les lèvres, et le plus souvent celui du Christ; à qui dans ce haut comble de vertus se mettra le plus bas dans sa pensée, à qui s'abaissera davantage dans les sentiments de la componction à mesure qu'il s'élèvera plus sur l'échelle des vertus. Aussi quelle n'est pas leur gravité, quelle n'est pas en même temps leur maturité, combien rare est chez eux la visite des femmes même de leur famille, quelle n'est pas enfin an milieu de tant de vertus leur fuite de tonte espèce de vanité! Leur travail élève un temple pour les élus de Dieu, construit une demeure propre à abriter les religieux, un séjour où ils mènent une vie d'anges sur la terre, dans une longue patience, dans les veilles, dans les jeûnes, dans la science, dans la longanimité, dans l'Esprit-Saint, dans une charité qui n'est pas feinte, dans une parole de vérité, dans la vertu de Dieu. Cependant leur amour pour Bernard allait croissant, il se multipliait, il se répandait partout, et leur réputation s'étendait jusque sur les plages les plus éloignées. Toute sa patrie luttait d'amour et de respect pour lui; mais lui redoutait sa propre gloire, et, bien qu'il rapportât à la gloire de Dieu l'honneur partout répandu de la bonne vie qu'il menait, cependant, il craignait pour lui le danger de la vanité. Il pensait qu'il avait déjà reçu en cette vie sa récompense. Déjà toutes lés contrées du monde dirigent leurs pas vers lui à la recherche de Dieu; c'est à lui que s'adresse quiconque soupire après le Christ; on a trouvé le Christ, quand on 'est arrivé auprès de lui. C'est que, en effet, le Christ vit tout entier en lui. Il a fait de scia coeur, comme son donjon élevé et son temple splendide. C'est là qu'habitent la chasteté, la sainteté, la foi, la sagesse, la force; c'est là que la justice et la vérité brillent de leur éclat. Aussi semblait-il ouvrir les bras et tendre les mains pour inviter tous les hommes à se jeter dans son sein, c'est-à-dire dans le sein même de la cour de Jésus-Christ. Tout le monde affluait à l'envi vers lui. Aussi, quelle contrée, quelle nation ne compte point quelques-uns de ses citoyens dans le monastère qu'il a élevé? Quel est le forcené dont il n'ait adouci la fureur? Que de bêtes cruelles n'a-t-il pas changées en douces colombes? Quel coeur plein d'amertume n'a-t-il pas quelquefois ému et arrosé de la douceur de Jésus-Christ? Combien, après avoir été à charge à eux-mêmes, sont devenus plus tard les délices de tout le monde? Après avoir goûté la douceur du bien, ils ne pouvaient pas s'empêcher de détester ce qu'ils avaient été auparavant. Car comme s'ils avaient été conduits dans une lumière nouvelle pour eux, ils haïssaient l'antique prison de l'erreur où ils étaient longtemps demeurés.

10.1'outes les maladies pestilentielles des âmes se sont vues chasser par ses prières; l'amertume, la rudesse et la fureur laissaient la place à la liberté due le Christ nous avait offerte; on goûtait le repos après la longue et pénible servitude sous le sceptre de Pharaon. O changement étonnant admirable! Ce n'est pas avec les breuvages de Circée dont parle l'histoire, mais par le très-doux breuvage du Christ qu'il leur administrait, si je puis parler ainsi, qu'il changeait, non plus les hommes en bêtes, mais les bêtes eu hommes. En effet, de quoi ne seraient pas capables ses instances unies à la gaieté d'esprit? Ou quelles pierres ne se changeraient pas en enfants d Abraham, là où se rencontre dans le laboratoire tant de vertus pour changer les âmes? S'il ne réussissait pas à son gré par les exhortations à procurer le salut des hommes, il forçait Dieu par les prières à l'assurer. Bernard regardait toutes les passions des hommes comme les siennes propres et il les pleurait de même; quant à leurs progrès et à leurs travaux, il les regardait également comme siens, et savait ainsi se réjouir avec ceux qui étaient dans la joie et pleurer avec ceux qui étaient dans les larmes. Il faisait ainsi concourir à son mérite les vertus et les voies de tous les hommes; car, de même que la vertu excite à la vertu, ainsi la compassion pour les malheureux produit la sainteté. Voilà comment il moissonne en chacun plus abondamment que chacun ne le fait pour soi; car le salut de chacun est pour lui une source de gloire. Plein d'ardeur et d'activité, il poursuit d'un pas infatigable la route où l'engage ce qu'il a vu de la nature et des moeurs de chacun. A celui-ci il s'adresse en secret, à celui-là en public; à l'un il se montre sévère et à l'autre caressant; voilà comment, pour arriver toujours au même but de la correction, il sait varier le visage de celui qui corrige. Tout cela explique comment il se fait qu'il n'est pas facile de voir un homme tout à la fois autant craint, autant aimé. Il inspirait, en effet, tellement bien ces deux sentiments aux siens, que l'amour qu'on lui portait faisait naître la crainte du mal, et que la crainte qu'il inspirait faisait naître l'amour de la discipline.

11. On ne saurait croire avec quel soin il veillait à ce que personne ne fût affligé ou poussé à l'écart par de sombres pensées; avec quelle facilité il pénétrait ce qui chagrinait les uns ou les autres; comme il portait l'âme de chacun dans ses mains! Avec quelle pieuse bonté il pourvoyait, par une sage dispensation, à ce que personne ne fût accablé de travail ou ne s'endormît dans un trop long repos; on pourrait dire en quelque sorte qu'il pesait, avec une pieuse affection, à chacun son sommeil. Ceux dont le corps était robuste, il les tenait constamment éloignés de la paresse. Ceux dont l'esprit avait plus d'ardeur que le corps de force, il les forçait à prendre du repos. Je crois bien que Dieu lui faisait connaître, par une sorte d'instinct, les forces, les dispositions, l'estomac de chacun. Il était vraiment devenu, par Jésus-Christ, le serviteur de tous. On est étonné de voir comment seul il remplit tant d'offices différents; mais, au milieu des nombreuses infirmités dont il était affligé, il suivait, d'un pas égal, sinon avec des forces égales, dans la voie des jeûnes et des veilles, les religieux les plus robustes, et ceux qu'un repos, peu éloigné encore, rendait les plus forts. Couvert d'infirmités plus nombreuses que les autres il visitait les infirmes, et pourvoyait en même temps au soulagement des âmes et des corps, et, de peur qu'on ne fit pas assez pour chacun, il se répétait sans cesse: «Celui-ci a froid, celui-là est soucieux, cet autre a un travail excessif, ou bien n'a pas la nourriture qu'il lui faut, ou enfin a été blessé par l'un ou l'autre. Il est grave que celui-ci ait commis une injustice, il ne l'est pas moins que celui-là l'ait soufferte. Il n'y a, rien à négliger pour que l'offense soit pardonnée, pour que l'un regarde comme nulle ou légère l'injure qu'on lui a faite, et que l'autre soupire à la pensée que celle dont il s'est rendu coupable est grave.» Son occupation continuelle, sa pensée instante étaient d'adoucir, pour tous, le joug de Jésus-Christ, et d'écarter tout ce que le diable venait y ajouter pour le rendre plus pesant; de dissiper le nuage du péché, et de ramener la sérénité de la grâce; d'inspirer, par l'amour, l'amour de Jésus-Christ et du prochain, de renouveler constamment la joie dans tous les coeurs comme dans son coeur à lui, et de les embraser du désir de posséder Jésus-Christ, comme ils l'étaient aux premiers jours de leur conversion.

12. Voilà ce qui fit que toute la communauté composée d'hommes désireux de suivre Dieu, qui s'étaient réunis de toutes les parties du monde à son nom, et qui différaient entre eux de moeurs autant que de langue, était animée d'un même amour pour lui. Tous l'appelaient seigneur et père, tous estimaient qu'en lui ils avaient retrouvé un père, leurs proches, et tous leurs biens à la fois. Tous avaient appris, par la compassion qu'il leur témoignait, à regarder aussi ses souffrances comme étant les leurs, en sorte que, de même que le soleil en voilant sa face, ou en la montrant radieuse, change l'aspect du ciel, ainsi, toute cette communauté, que dévorait la soif du ciel et que tourmentaient seuls les désirs du ciel, recevait du saint, comme d'un miroir qui reflétait les rayons du soleil de justice, le Christ, les nuages ou la sérénité de l'âme, se trouvait toujours en harmonie de sentiment avec lui, et répondait à l'impression qu'elle recevait de lui. Voilà d'où venait cette grâce du Saint-Esprit qui demeure encore, par la vertu de ses prières, répandue dans son monastère, fortifiée par l'exemple d'un si grand docteur et par son admission dans le ciel, cette grâce, dis-je, qui consiste dans les dons variés les plus excellents, dans l'humilité, dans la douceur, dans une charité qui n'est pas feinte, et dans la gloire du chef qui s'est répandue sur tous ses membres. Il avait un grand soin des voyageurs et des étrangers. Bien que sa vue remplissait de délices ceux qui arrivaient tout poudreux du désert, et, quoiqu'il ne les vit que pour la première fois alors, cependant il les recevait comme s'ils eussent été depuis longtemps ses propres entrants avec toute sorte de joie et de bonheur, comme s'il les avait adoptés. Il est bien peu de personnes qui vinrent lui faire part de leurs peines, et qui virent leur affliction passer outre au lieu de trouver là son terme. De toutes parts on liait avec lui à l'envi un commerce de lettres. Quelles réponses variées dans l'expression de ses sentiments, il leur faisait à toutes comme elles étaient pleines de gravité,de charme et de douceur! Quel est celui qui ne s'est pas cru une heureuse maison,un secrétaire béni? Cependant les paroles sorties de sa bouche, après avoir été méditées dans son coeur, présentent dans ses écrits tant de choses salutaires et tant de douceurs qu'elles n'étaient pas renfermées dans un secrétaire ou dans une armoire, mais se trouvaient dans un coffre tout ouvert. Voilà d'où vient que la plupart de ceux qui ont reçu des lettres de lui, les montrent à tous les yeux, et les donnent volontiers en preuves de son amour pour eux. Enfin. quel est l'homme qui a jamais compté autant d'amis dévoués, parmi les personnes présentes, qu'il en a eu qui l'aimaient et ressentaient les plus ardents désirs de le voir, même parmi ceux qu'il ne connaissait pas?

13. Mais moi pendant que je rappelle de combien de manières il était agréable à tout le monde, puis-je passer sous silence le soin infini qu'il eût de moi? Plaise à Dieu que ces soins n'aient pas moins assuré mon salut en Jésus-Christ, qu'ils ne m'ont assuré votre aveu. Car si sa charité se répandait sur tout le monde, ce que je dis sans aucun sentiment de jalousie, quelle n'est pas celle qu'il m'a témoignée? Combien aussi, par ses doux encouragements, m'a-t-il rendu plus léger encore, le joug déjà léger du Christ? Il commença par me nourrir de lait, mais ensuite il m'abreuva des eaux du grand fleuve de la sagesse céleste qui coulaient en lui. Plût à Dieu que l'étroitesse de mon esprit eût reçu de ces eaux autant qu'il s'efforçait d'en verser dans mon coeur! Il m'aurait préparé certainement pour vous, il m'aurait rendu digne de votre choix, il se serait fait en moi un successeur capable de le remplacer. Mais vous n'auriez pas compris facilement tout le bien que vous avez perdu si vous l'aviez retrouvé tout entier en moi. Que le Seigneur plein de bonté, qui a porté vos coeurs à ressentir de l'affection pour mon néant, et qui m'a fait la grâce de ne pas m'éloigner du sépulcre de Bernard, m'accorde encore, à vos prières, de ne pas trop m'écarter des voies où il a marché, et de faire sans retard, comme aussi sans examen et sans discussion tout ce que je saurai qu'il a fait lui-même.

14. Mes bien chers amis, c'est à peine si j'effleure, au lieu de le raconter en détail, tout ce que je vous rapporte de notre illustre père, et que vous connaissez déjà. Car vous avez vu, mes très-chersfrères, qu'elles furent sa vigilance et sa sollicitude, son zèle pour la discipline, ses larmes de piété, cette sérénité d'esprit continuelle et parfaite qui na cessait de se refléter sur son visage. Vous avez vu cette étendue de charité qui fut si grande en lui. qu'on pourrait dire, avec raison, que, si on avait la charité à peindre on devrait lui donner ses traits. A qui a-t-il jamais semblé qu'il avait assez contemplé son visage? qui n'a point vu sur cette face l'expression de tous les sentiments du coeur? Dans qu'elle physionomie a-t-on trouvé aussi bien alliées ensemble la gaieté et la discipline? Y-a-t-ilquelqu'un qu'il ait corrigé quine se soit pas trouvé heureux de sa correction? Quand la joie a-t-elle jamais paru en lui trop peu réservée, quand sa tristesse a-t-elle cessé d'être une tristesse salutaire? Qui ne l'a point trouvé plus haut qu'il ne l'avait laissé? Toujours au comble des vertus, il trouvait pourtant encore le moyen de s'élever davantage? D'un autre côté, qu'elle âme troublée n'a point fini par mépriser sa douleur dès qu'elle eut entendu ses paroles d'exhortation? Est-il un homme cruel qui n'ait, à sa voix, détesté ses violences? Un débauché qui n'ait renoncé à ses débordements? Que dirai-je de plus? Se faisant tout à tous, selon le mot de l'Apôtre, il fut comme le médecin de tous les maux. Il n'y a peut-être pas une seule grâce qu'il n'ait possédée à un tel point de plénitude, qu'on n'eût pu croire que c'était celle qu'il cultivât avec le plus de soin et la seule même qu'il eût. Avec un coeur si fortement trempé il ne serait pas facile de dire ce qui pouvait lui causer quelque appréhension. Au milieu des plus dures et des plus longues épreuves, il n'appelait point de ses voeux la mort, et il n'en redoutait pas non plus les coups. En effet, celui qui s'estima toujours heureux de porter le joug du Christ même au milieu des plus graves épreuves, ne pouvait craindre d'avoir à passer un jour par la porte commune d'une nouvelle vie; dans ses méditations il avait d'avance considéré cette dernière nécessité de l'humanité.

15. Ne doutez pas non plus qu'il voie et entende tout ce qui vous concerne. N'est-ce pas lui, en effet, qui, le premier jour où il fit avec le Seigneur une très heureuse alliance et le voeu d'une sainte vie, avant même d'avoir dépouillé l'habit du siècle, a vu la lance qui devait frapper son frère au côté, et toucha du doigt la place où elle lui ferait une blessure quinze jours plus tard? A présent, dégagé de sa dépouille corruptible, délié des liens du corps, sorti des ténèbres de la terre, échappé à la prison de ce monde, peut-il ignorer la moindre nécessité de ses enfants? Qui le croira? Ce n'est point maintenant une sollicitude charnelle que celle qu'il éprouve, et on ne saurait penser que sa paternité spirituelle se fût dissoute avec son corps. On ne peut douter que celui qui fut entendu dans le sein de sa mère, n'entende maintenant la voix de ses enfants, n'entende leurs cris du fond même de son tombeau. Assurément on doit avoir en grande bénédiction, après sa mort, la mémoire d'un homme dont la sainteté s'est si magnifiquement annoncée avant même sa naissance. Car, de même que le Seigneur connaît ceux qui sont à lui, et tonnait surtout ceux qu'il a choisis dès le principe, ainsi a-t-il établi à chacun les temps et les moments où il doit manifester soit à eux-mêmes, soit aux autres les mystères de son éternelle dilection pour eux. Et s'il a appelé les uns dans l'enfance, les autres dans la jeunesse, et ceux-ci dans la vieillesse, en les prévenant de sa bénédiction par un privilège tout spécial de la grâce, ou plutôt en les ravissant d'avance, il a montré à ceux à qui il lui a plu, par des signes et des marques certaines, quels seraient ceux mêmes qui n'étaient pas nés.

16. Voilà comment, après avoir effrayé par une vision extraordinaire la vénérable mère de son serviteur d'élection et de prédilection, quand elle portait ce bienheureux fardeau dans ses flancs,il ne tarda point à la consoler par l'interprétation de cette vision. En effet, pendant cette noble grossesse, elle eut un songe qu'elle raconta en ces termes à un religieux: «J'ai vu, lui dit-elle, et j'ai entendu comme un petit chien qui aboyait dans mon sein; il était blanc, marqué de feu sur le dos, et cette vision m'effraie.» Le bon religieux lui dit: «N'ayez pas peur, vous mettrez au monde un fils agréable à Dieu, qui sera un prédicateur d'un grand talent et à grands succès, il sera grand et élevé dans la parole de gloire.» C'est, en effet, sous ces traits admirables que notre Bernard s'est montré dès qu'il commença à vivre. Il n'était pas encore au monde que déjà il prêchait; il n'était pas encore à la mamelle et déjà il paraissait louant le Seigneur. Ce n'est pas sans raison qu'il est signalé de la sorte avant même d'être né, non, dis-je, ce n'est pas sans raison que, par un oracle divin, il est glorifié lors même qu'il est encore porté dans les flancs de sa mère, et ceux qui ont éprouvé en eux la force de ses aboiements, et qui ont connu avec une entière certitude la grâce médicinale de sa langue, redisent aujourd'hui combien était vrai l'oracle qui prédisait l'éloquence de cet homme fidèle, et combien grande en fut l'efficacité. Et maintenant, Seigneur, on peut dire que quiconque vous aime, aime aussi celui qui fut votre chien. Puissions-nous avoir le bonheur que vous aimiez aussi ceux qu'il aime. En l'entendant parler, nous avons clairement vu accompli ce que l'Époux, dans le Cantique des cantiques, a dit à la louange de l'Épouse: «Vos lèvres sont comme des rubans d'écarlate, et votre parler est plein de douceur (Ct 4,3).» En effet, ce peu de mois nous montre, dans la couleur écarlate, la ferveur, dans les rubans, la subtilité et l'étendue des pensées en même temps que l'enchaînement des mouvements du coeur, qui se trouvent réunis, si je puis parler ainsi, comme le sont les cheveux par un ruban; ils nous montrent aussi, d'une manière aussi évidente que. expresse, la douceur de sa parole. En effet, quelles ne furent pas la ferveur, la subtilité, l'abondance, l'utilité, la douceur et enfin la grâce de sa prédication!

17. Mais comment expliquerons-nous ce qui est dit, qu'il était blanc et marqué de feu sur le dos? Cette blancheur, c'est la chasteté; cette blancheur, c'est l'innocence de la vie; cette blancheur du corps, c'est la pureté des actions. Mais que signifient les taches de feu? N'est-ce pas le martyr? Qu'aurait-ce été s'il eût été marqué de roux, n'aurait-il pas été martyr? Car, c'est sur le dos que se portent les fardeaux, c'est le dos qui reçoit les coups: et, quoiqu'il n'ait pas craint de se tenir sur ses gardes, qui court plus dans la carrière du confesseur qui supporte les premiers ou du martyr qui souffre les seconds? Cependant les hommes accordent, en ce monde, le premier rang au martyr et le second au saint confesseur. Mais, d'ailleurs, si nous avons bonne mémoire, que n'a pas porté et supporté ce serviteur de Dieu, quels coups nombreux et pesants n'a-t-il pas endurés, non pas en recevant la mort d'un seul coup, mais par les longues macérations de son corps? Peut-être n'est-ce pas sans raison que, de même que nous faisons saint Laurent à peu près l'égal des apôtres, ainsi nous disons que notre saint Bernard, que sa mère vit marqué de feu dans son sein,est l'égal des martyrs. Heureux celui qui, entre les membres du céleste époux, s'est trouvé rendu si vite semblable à son chef, que, de même que celui-ci est représenté blanc et rose entre mille ainsi, lui aussi, ait été blanc à sa manière, et rouge sang avoir été mis à mort et tâché de feu à cause de sa patience. Riais il faut que, pour nous, nous soyons ses imitateurs, de même qu'il a été l'imitateur du Christ. En effet, n'est-il pas un apôtre pour nous, sinon pour les autres? N'êtes-vous pas devant Dieu, les signes de son apostolat? Je ne parle pas de vous seulement, qui, en petit nombre, semblez habiter maintenant, corporellement avec lui; mais je parle de tous ceux qui vivent aujourd'hui, à l'ombre de son nom, dans des contrées innombrables, au milieu de nations diverses, la plupart barbares et perverses. Dieu veuille que vous ne vous montriez pas des enfants dégénérés d'un tel père, mais des enfants blancs comme lui en sainteté, marqués de feu en patience, aboyant par le zèle de notre ordre, par la ferveur de la justice, par le libre cri de la vérité. Car, de même que ce père, par l'excellente blancheur de toute sa conduite et de toute sa vie, s'est mêlé au choeur des saints confesseurs et des vierges élues, s'est fait un dos marqué de feu qui l'a rendu l'égal des martyrs, et par sa doctrine excellente s'est montré homme vraiment apostolique; ainsi la voix qu'il fit entendre dans le sein de sa mère, nous obtiendra une place dans la tente digne d'envie où il habite maintenant et une part dans la bienheureuse vision de tous les siècles. En effet, si vous sentez comme moi, sur ce point, mes frères, vous ne serez pas étonnés si je`vous dis qu'il n'y a pas que ceux dont je viens de vous parler qui cherchent le même père que nous, et vous espérerez qu'ils ne seront pas les seuls à le trouver. Car il a lui-même trouvé dans la maison de son père de nombreuses demeures qui lui étaient préparées, lorsqu'il y est arrivé en laissant ici-bas de nombreux regrets; à moins que nous ne doutions qu'il a eu le bonheur d'être reçu dans le choeur des prophètes,lai elle nous avons si souvent constaté, par tant des preuves décisives, qu'il avait aussi l'esprit prophétique. Il ne doit même paraître incroyable à personne que les saints patriarches, le jour on cet homme de Dieu est entré dans le palais des cieux, dans le temple de la divinité, lui ont, avec bonheur, non-seulementouvert leur sain, mais l'ont encore accueilli comme un des leurs. Ils n'ont pas, en effet, jugé indigne de faire entrer dans les rangs de leur sénat, cet homme dans la race duquel ils voient sans envie tant de nations diverses bénies.

18. Vous savez aussi, mes très-chers frères, que de saints et grands docteurs ont pensé que les élus, eu égard à la diversité de leur mérite, s'élèvent jusqu'aux saints ordres des anges. En effet, les anges sont appelés messagers, les archanges et les principautés sont appelés messagers suprêmes, parce que ceux-là sont chargés, à ce qu'on croit, d'annoncer les choses de moindre importance, et ceux-ci de porter le message plus grand et plus important. Néanmoins, parmi les élus, on en trouve qui, moins instruits, ne comprennent que de petites choses, mais ne laissent pas de les annoncer avec fidélité, selon leur pouvoir, à tous ceux qui les entourent. Il en est d'autres qui s'élèvent à de plus sublimes conceptions, et qui en font part, sans envie, à ceux qui sont parfaits et plus capables qu'eux. Ceux-là ne quittent la terre que pour passer dans l'ordre des anges, et ceux-ci pour aller habiter parmi les archanges, Or, nous savons que. notre bienheureux père a réuni en lui ces deux genres de science. En effet, si pour les hommes spirituels il moissonnait des choses spirituelles, et il leur parlait un langage sublime, cela ne l'empêchait pas pourtant de se mettre à la portée des ignorants et des petits. Peut- être même se montra-t-il alors plus digne d'admiration, et semble,t-il aujourd'hui plus rempli de douceur, à proportion qu'il se montrait plus plein d'humilité. Que de fois, en effet, avons-nous eu le bonheur de l'entendre, c'en est même encore un pour nous de nous le rappeler, exciter les hommes de la campagne, et de pauvres femmes, à remplir, les uns envers les autres, les devoirs de l'humanité qu'ils se doivent mutuellement? En effet, il leur enseignait à prêter de bon coeur, au voisin, le pain dont il avait besoin, ainsi que cela arrive souvent, jusqu'à ce qu'il pûtle lui rendre. A d'autres, il disait que, lorsque un voisin, que ses occupations avaient peut-être retenu ailleurs, n'avait pas eu le temps de préparer sa nourriture, ils devaient l'inviter avec charité, à partager leurs plats de légumes, lui envoyer généreusement une partie de leur humble pitance, et lui faire part de leur modeste repas. Il leur enseignait encore à garder fidèlement la foi conjugale, à ne pris se montrer ingrats pour les bienfaits de Dieu et à ne pas aller au delà des bornes d'une indulgence salutaire; à payer à leur seigneur les redevances de la terre auxquelles il a droit, à acquitter fidèlement leurs dettes et à donner la dîme à celui qui aurait pu se réserver les neuf dixièmes des produits de la terre, â plus juste titre que le laboureur n'aurait le droit de réclamer pour lui l'autre dixième, seulement; car celui-là a fait la terre, a donné des bras aux laboureurs et la force pour labourer. C'est lui aussi qui renferme, sous la terre gelée, les semences qu'on lui a confiées, lui encore qui l'arrose de ses pluies, la réchauffe des tièdes haleines du printemps; lui, enfin, qui la brûle dos rayons de son soleil d'été; sans lui, pour donner l'accroissement, le laboureur perd sa peine. Il leur disait également d'éviter avec soin tous les sorciers et leurs formules sacrilèges. Il les avertissait de ne pas attaquer des lèvres, quand ils ne pouvaient le faire de l'épée, ceux qui leur faisaient du mal, et de ne pas chercher; en se faisant mutuellement du tort, quelques minces avantages qui tournaient toujours à leur très-grande perte; de se souvenir enfin de celui qui, étant riche, s'est fait pauvre pour nous, et de se rappeler que le pauvre est abandonné entre ses mains.

19. Après tout, notre médiocrité étant bien au-dessous de sa tâche, même lorsqu'elle n'a que de petites choses à raconter, ne saurait, à plus forte raison, suffire eu récit de plus grands prodiges. Aussi, trouvons-nous préférable de lui céder à lui-même cette portion de ses louanges, afin que la spiritualité de sa doctrine, bien qu'il ait écrit dans une intention toute différente, ressorte pourtant de ses propres ouvrages. Car si en allume la lampe pour éclairer, avant tout, les autres objets, cependant, une fois qu'elle est allumée, elle ne saurait manquer d'être elle-même visible à tous les yeux. Pour nous, cependant, qu'il nous suffise d'avoir rappelé que c'est avec raison qu'on le regarde comme appartenant aux deux choeurs des messagers célestes, puisqu'il s'est montré dans les deux manières d'enseigner si fidèle et si dévot,et qu'il y eut tant de succès. On dit qu'il s'opère de nombreux miracles par le choeur des esprits qu'on appelle Vertus, et que les démons sont chassés par ceux qu'on appelle Puissances. Si on range dans ces deux ordres ceux qui exercent la même puissance, il est clair qu'on ne peut exclure ni de l'un ni de l'autre notre Bernard, qui, comme on le sait, s'est si fort distingué dans ces deux sortes de miracles. Quant aux Principautés et aux Dominations, il semble que peut-être on peut établir cette différence, que, si les uns et les autres président, comme on croit, même aux esprits élus, cependant les Principautés semblent disposer d'office ce que les autres ont à faire, et, comme s'ils étaient les vaillants officiers des armées de Dieu, ils marchent en tête des esprits célestes, dans l'accomplissement de l'oeuvre du Seigneur. Quant aux Dominations, elles sont placées à un degré supérieur encore, et ont la prééminence, par une sorte de puissance et d'autorité admirables, sur les autres esprits qui leur obéissent. De même, parmi les hommes, nous croyons que ceux qui président à leurs frères dans les sollicitudes de l'administration, ont du rapport avec les Principautés; quant à ceux qui méritent plus spécialement, par une sorte de révérence due à leur sainteté, que les, autres leur obéissent, nous trouvons qu'ils se rapprochent des Dominations, et nous disons de ces sortes d'hommes, qu'ils méritent, à cause de leur pureté, d'être appelés des dieux, au milieu des autres hommes. Il n'est pas difficile de remarquer comment ces deux propriétés se trouvent également réunies dans notre bienheureux père, puisque, d'un côté, il a exercé sa sollicitude pastorale sur une multitude de frères, et que,de l'autre, il s'est acquis une autorité unique auprès de presque toutes les églises, et en a obtenu des marques de révérence. En effet, qui a jamais, comme lui, commandé la confiance, obtenu tant de déférence; qui s'est fait, comme lui, obéir parles religieux, par les hommes du monde, par les princes et par les pontifes mêmes! Viennent ensuite les Trônes, qu'on a nommés ainsi, dit-on, parce qu'ils sont le siège de Dieu. Il est certain que c'est là une très-belledisposition, puisque c'est être élevé au dessus de toute domination et occuper le parti le plus glorieux, que d'être placé au dessous du Seigneur. Et quoique, même après la chute de celui qui, avec ses complices, avait voulu paraître semblable à Dieu, tous les autres ordres des anges se maintiennent très-certainement, par une dévotion volontaire, au dessous de leur auteur, cependant les Trônes, sur lesquels, dit-on, Dieu est assis, semblent avoir quelque chose de plus que les autres.

20. Cependant, ce qu'il faut le plus observer parmi les hommes, c'est que ceux qui sont comblés de plus d'honneur parmi leurs semblables, se montrent aussi plus particulièrement soumis à Dieu, et malheur à eux s'ils ne lui soumettent pas toute leur domination, s'ils ne placent pas aux pieds du Seigneur des seigneurs toute leur principauté; malheur à ceux qui semblent avoir la préséance et la prééminence sur tous les autres hommes, s'ils ne cèdent eux-mêmes la préséance et la prééminence au Seigneur sur eux. Car plus on est élevé en dignité plus on doit être grand en humilité. Aussi, plus nous avons pu reconnaître à l'expérience que cette vertu était profonde et pure dans notre saint abbé dont nous parlons maintenant, plus devons-nous le féliciter de ce que sa bienheureuse âme, même lorsqu'elle était encore dans sa chair mortelle, fut le siège de la sagesse; comme elle était calme et humble, comme elle était ferme et stable, comme elle était aussi par conséquent agréable à Dieu! Mais, s'il en est ainsi, à plus forte raison sommes-nous fondés à penser que maintenant qu'elle est dégagée des liens du corps, elle mérite bien davantage de se trouver élevée bien haut dans les demeures célestes. D'ailleurs, là où une pareille humilité ouvre la voie, jamais il n'y aura la science qui enfle; il n'y aura que la science qui remplit l'âme, surtout quand elle se trouve accompagnée de la grâce suréminente de la charité. En effet, la seule place où la plénitude de la science se trouve en sûreté, c'est celle où l'humilité la soutient et oit la charité la réchauffe. Voilà même pourquoi les huitième et neuvième ordres des anges, ceux qu'on appelle Chérubins et Séraphins, ont reçu le nom qu'ils portent, car ces appellations signifient dans ces deux ordres, la plénitude et l'ardeur ou le feu sacré de la science. Les Chérubins désignent en effet, dit-on, la plénitude de la science, ainsi que les Séraphins,par leur ardeur et leur feu. Si nous croyons que ceux à qui le sens des noms de ces esprits célestes convient ont quelques rapports avec ces deux ordres d'anges, nous ne pouvons douter au sujet de ces deux choeurs souverains et suprêmes, que notre bienheureux père et pasteur n'y ait également sa place.

21. Quiconque jusqu'à ce jour a puisé à la plénitude de sa science, sait combien grande elle était. Mais vous surtout, vous vous rappelez dans quelle mesure, ou plutôt dans quel excès sans mesure il brûla d'amour, etsut enflammer les autres du même sentiment par sa parole; car vous l'avez souvent éprouvé vous-même, au point de vous dire dans le secret de votre pensée, si je ne me trompe: «Est-ce que notre coeur n'était pas embrasé, dans la route, pendant qu'il nous parlait?» Que de fois celui qui peut-être était entré, l'âme tiède, dans cet auditoire, n'en sortit pasmédiocrementembrasé? Sa parole était comme un feu dévorant; mais qui ne l'aurait pas aimé? qui, en l'entendant, ne se serait pas senti embrasé d'amour? Heureux donc fut-il celui qui a trouvé ainsi son repos en tout et au milieu de tous. C'est ainsi qu'il suit l'Agneau partout où il va. Heureux celui qui reçoit ainsi la récompense de ses nombreux mérites, en sorte qu'après n'avoir été privé d'aucune sorte de grâce, il ne souffre main. tenant, à plus forte raison, aucun amoindrissement de gloire. Après tout, au sujet de toutes les grâces qu'il reçut en partage, je vous engage, mes frères bien-aimés, à vous glorifier en lui d'un tel et si précieux trésor, à vénérer en lui les signes de son élection, de manière à vous efforcer d'imiter les choses qui ont le plus contribué à notre édification, et qui sont le plus nécessaires au salut; à louer toujours en lui, en termes magnifiques, et à glorifier l'auteur du notre salut comme dit sien, le Dieu plein d'indulgence, le dispensateur de la grâce, le donateur de la gloire, qui, étant Dieu, est béni dans tous les siècles des siècles et vit avec le Père et le Saint-Esprit. Ainsi soit-il.


























Vie de St Bernard - CHAPITRE VII. Bel éloge des écrits et des livres de saint Bernard.