Catherine, Lettres 201

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Lettre n. 107, A DOM JEAN

CVII (61). - A DOM JEAN, religieux de la chartreuse de Rome, qui était tenté, en voulait aller visiter le purgatoire de saint Patrice, s'affligeant beaucoup de ne pas en obtenir la permission .- De la lumière naturelle et de la lumière surnaturelle. - De l'obéissance et de la patience qu'elles produisent.

( La singulière illusion de ce religieux se rattache à une croyance très répandue au moyen-âge. L'apôtre de l'Irlande, saint Patrice, ne pouvant convaincre des peines de l'enfer les peuples qu'il évangélisait, obtint de Dieu un miracle. Dans un cercle tracé avec son bâton s'ouvrit un abîme où s'entendaient des cris affreux et s'agitaient d'horribles fantômes. La légende ajoute que Dieu promit au saint que les plus grands pécheurs qui se repentiraient et passeraient un jour entier dans cet endroit, en sortiraient purifiés de toutes souillures, sans avoir besoin d'aucune pénitence. Beaucoup de personnes, au moyen-âge, tentaient cette purification et visitaient l'île du lac de Dungal, où se trouvait le puits de saint Patrice. En 1494 le Pape Alexandre VI le fit fermer, après s'être fait rendre compte de tout ce qui se passait dans ce pèlerinage, qui rassurait beaucoup trop la conscience des grands coupables. On peut consulter sur le purgatoire de saint Patrice l'ouvrage des Bollandistes, au 17 mars, et le beau livre de Fr. Ozanam, de si douce mémoire: Le Dante et la Philosophie catholique au XIIIe siècle, chap. IV: Des sources poétiques de la divine comédie.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher Frère et Fils de la douce Marie dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante [695] et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir établi dans la vraie et parfaite lumière, parce que sans la lumière nous ne pourrons discerner la vérité. Mais faites attention qu'il y a deux lumières; l'une n'empêche pas l'autre, mais elles s'unissent ensemble, comme la loi nouvelle ne détruit pas l'ancienne; elle en ôte seulement l'imperfection. La loi ancienne était fondée seulement sur la crainte, elle était donc imparfaite; la loi nouvelle vient ensuite, et elle s'unit à l'autre; c'était la loi d'amour - il y a de même une lumière imparfaite et une lumière parfaite.

2. La lumière imparfaite est la lumière que Dieu nous donne naturellement pour connaître le bien; il est vrai que l'homme, aveuglé par sa propre faiblesse, ne le cherche pas où il devrait le chercher; il le cherche dans les choses transitoires, où ne peut être la perfection du bien, au lieu de le chercher en Dieu, qui est le bien éternel et suprême. Mais s'il profitait comme il faut de cette lumière naturelle en cherchant le bien où il est, l'âme connaîtrait la bonté de son Créateur et l'amour ineffable avec lequel il nous a créés. Elle trouverait cet amour et cette bonté dans la connaissance d'elle-même, et de cette manière, en [696] travaillant avec zèle et sans négligence, elle acquerrait la seconde lumière, qui est surnaturelle, tout on conservant la première, mais elle se corrigerait de son imperfection, et deviendrait parfaite avec la lumière parfaite et surnaturelle. Que fait cette lumière dans l'âme? Comment connaître qu'elle s'y trouve? je vais vous le dire. La première lumière regarde les vertus; elle montre combien elles sont agréables à Dieu et utiles à l'âme qui les possède, et combien est affreux et nuisible le vice qui prive l'âme de la grâce. La seconde lumière embrasse les vertus, et les fait naître vivantes dans la charité du prochain. Quand on arrive à la seconde lumière, c'est une preuve que la lumière naturelle n'a pas été étouffée par l'amour-propre, et qu'on a reçu la lumière surnaturelle.

3. Qu'est-ce qui prouve que cette lumière a été répandue dans l'âme par la grâce? les vertus solides, parmi lesquelles deux principes montrent surtout qu'elles sont inspirées par la lumière de la très sainte Foi, car elles sont acquises dans cette lumière; ces deux vertus sont soeurs et revêtues de force et de persévérance. La principale de ces deux vertus, qu'enfante d'abord la charité avec la lumière de la Foi, est la vraie et parfaite obéissance. L'obéissance détruit la faute et l'imperfection, parce qu'elle tue la volonté propre, d'où naît la faute; car tout ce qui est faute ou vertu procède de la volonté. Aussi, quand même l'âme serait tourmentée de toutes sortes de pensées et de tentations qui viendraient du démon ou des créatures; quand même la fragilité de la chair ferait naître en elle des mouvements déréglés, pourvu que la volonté reste ferme et fidèle, et que, loin [697] de consentir, elle résiste jusqu'à la mort, non seulement elle ne commet pas de faute, mais elle mérite et parvient à une plus grande perfection qui lui fait connaître la vérité; car elle voit que Dieu permet ces choses pour la faire arriver à une plus parfaite connaissance d'elle-même et de la bonté divine à son égard; et cette connaissance augmente son amour et son humilité. Aussi ai-je dit qu'elle grandissait en perfection.

4. La vertu n'est pas vertu par l'acte seulement, mais parce qu'elle procède de la volonté et d'une droite et sainte intention. C'est donc la volonté qui commet l'offense, et c'est l'obéissance qui tue la volonté propre et empêche la faute, on détruisant son principe. L'obéissant ne compte jamais sur lui-même, parce qu'il connaît sa faiblesse et son peu d'entendement; mais il se jette comme mort entre les bras de son Ordre et de son supérieur, bien persuadé, par la foi et la lumière surnaturelle, que Dieu fera discerner à son supérieur ce qui sera nécessaire à son salut; et quand même son supérieur serait imparfait et peu éclairé, il sera convaincu que Dieu l'éclaire selon ses besoins. Il a embrassé l'obéissance parce qu'il a vu la lumière dans la lumière. Comment se manifeste cette lumière? par la véritable obéissance. Cette obéissance est fidèle et persévérante, et non point passagère. Le véritable obéissant n'obéit pas seulement d'une certaine manière, dans un lieu, dans un moment donné, mais en toute manière, en tout lieu, en tout temps, selon le bon plaisir de son supérieur. Il ne cherche pas les consolations spirituelles, mais il cherche à tuer sa volonté propre [698]; il la tue avec l'arme qu'il a mise dans les mains de l'obéissance, parce qu'il a vu dans la lumière que, s'il ne la tuait pas, il serait toujours dans la peine, et qu'il n'atteindrait jamais la perfection à laquelle Dieu a bien voulu l'appeler; il se verrait privé de la lumière surnaturelle, cette lumière dont la présence dans l'âme est prouvée par la vertu de l'obéissance.

5. Quelle autre vertu manifeste encore cette lumière? C'est la patience, qui est la preuve certaine que nous aimons véritablement, parce qu'elle est la moelle de la charité; elle est soeur de l'obéissance, et même, c'est l'obéissance qui rend l'âme patiente, parce qu'elle ne se scandalise d'aucun ordre qui lui est donné par son supérieur. Elle est revêtue de force, et elle supporte avec résignation les corrections et les observances de l'Ordre. Quand la volonté est droite, elle ne se relâche jamais, mais elle est toujours joyeuse et empressée. Elle ne fait pas comme le désobéissant, qui fait tout avec peine et à contrecoeur: il demandera quelquefois à son supérieur la permission de faire une chose qu'il a décidée dans sa volonté, et s'il ne l'obtient pas, il en est si contrarié, qu'il en tombe malade. Il vaudrait bien mieux tuer, par une haine sainte, la volonté propre, qui lui cause tant de tourments. La patience reste sur le champ de bataille avec les armes de la force et avec le bouclier de la sainte Foi; elle repousse les coups et triomphe par son courage. Elle frappe ses ennemis avec le glaive de la haine et de l'amour; elle tue d'abord son principal ennemi, cette loi perverse qui combat toujours contre l'esprit, et avec elle, elle tue les plaisirs et les délices du monde, qu'elle hait par amour pour son Créateur, ainsi que [699] les tentations et les fantômes dont le démon l'obsède; elle les chasse et s'en délivre par de bonnes et saintes pensées, en empêchant toujours sa volonté de consentir et de succomber.

6. Cette patience, éclairée par la lumière, ne veut pas combattre dans des positions douteuses, avec l'espérance de n'avoir plus à combattre. Elle ne le veut pas parce qu'elle se réjouit de rester à combattre: c'est par le combat que s'éprouve la vertu et que s'obtient la gloire: il n'y a pas d'autre moyen. Celui qui agit ainsi ne fait pas comme l'ignorant qui n'a encore qu'imparfaitement la lumière surnaturelle. A cause de son peu de lumière, il veut à toute force se délivrer de sa peine, et, par crainte de pécher, il pense se soumettre à une épreuve si périlleuse, que l'âme et le corps ne pourraient la supporter un instant. Son imagination est tyrannisée par les illusions du démon et par la volonté qu'il a de vivre sans souffrir; il en sera tellement tourmenté, que celui qui le gouverne ne pourra pas le guérir; et s'il n'obtient pas la permission qu'il demande, il en concevra un tel ennui, un tel trouble, une telle impatience, qu'il tombera souvent dans le désespoir. C'est le signe que ce qu'il veut faire n'est pas conforme à la volonté de Dieu; autrement, il dirait Seigneur, si cela est conforme à votre volonté, éclairez celui qui doit me le permettre; sinon, faites-lui voir le contraire. Il calmerait ainsi son esprit par sa foi vive, en voyant que le refus ou la permission viennent de la volonté de Dieu.

7. Je ne veux pas, mon très doux et très cher Fils, que vous soyez du nombre de ces ignorants; mais je [700] veux qu'à la lumière d'en haut vous combattiez par la patience sur le champ de bataille où combattent les autres serviteurs de Dieu. Ne pensez pas à choisir pour vous un nouveau poste bien obscur et bien dangereux, mais conservez celui où vous voyez clair et où vous combattez avec les autres. Renoncez entièrement à votre volonté en toutes choses, mais surtout pour celle dont m'a parlé le Père visiteur. Laissez-vous conduire par sa volonté, car ce n'est pas la sienne, mais celle de Dieu. Votre désir est une illusion du démon, qui veut vous séduire par l'apparence du bien. Je suis persuadée qu'avec cette lumière vous connaîtrez la vérité, et en la connaissant, vous remercierez le Père éternel et souverain, qui vous sauvera du péril par la sainte obéissance; autrement, non. C'est parce que je sens combien vous avez besoin de cette lumière que je vous ai dit que je désirais vous en voir éclairé. L'obéissance et la patience montreront qu'elle est en vous, si vous ne résistez pas à la volonté de votre supérieur, et si vous l'accomplissez avec patience, comme doit le faire celui qui est obéissant, en vous réjouissant de rompre ainsi votre volonté.

8. Si vous ne trouvez pas en vous cette lumière comme vous voudriez et vous devriez l'avoir, entrez avec une sainte haine dans la cellule de la connaissance de vous-même et de Dieu en vous? que votre âme s'enivre dans le sang du doux et tendre Verbe. Cette connaissance vous fera acquérir la véritable perfection; parce que vous espérerez sans peine et sans trouble d'esprit, dans le sang répandu avec tant d'amour. Mon doux Fils, baissez la tête sous le [701] joug de la sainte obéissance, et demeurez dans votre cellule, en embrassant l'arbre de la très sainte Croix. Je termine. Si la vie de votre âme vous est chère, et si vous craignez tant d'offenser Dieu, gardez-vous de suivre votre volonté. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.






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Lettre n. 108, A FRÈRE FRANÇOIS TEBALDI

CVIII (62). - A FRÈRE FRANÇOIS TEBALDI, de Florence, religieux Chartreux dans l'île de la Gorgone. - De la persévérance qui couronne les autres vertus. - On l'acquiert et la conserve par la prière et l'humilité.

(François Tebaldi, un des plus aimés disciples de sainte Catherine, était de Florence. Les religieux de son Ordre lui donnent le titre de bienheureux.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher et très doux Fils dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir constant et persévérant dans la vertu jusqu'à l'heure de la mort, car la persévérance est la vertu qui reçoit la couronne; c'est elle qui est la fleur et la gloire de la vie de l'homme; elle est le complément de toutes les autres vertus, qui lui sont fidèles; elle ne sort jamais de la barque de la vie religieuse, et elle y navigue jusqu'à ce qu'elle soit arrivée au port du salut. Elle n'est pas seule, mais accompagnée de toutes les vertus [702] lui font cortège, surtout deux, la force et la patience. Elle est longue et constante. Pourquoi disons-nous longue et constante? parce qu'elle persiste, depuis le moment où l'âme commence à s'attacher à Dieu, jusqu'à la fin.

2. Elle ne se laisse arrêter par aucun obstacle. La prospérité ne l'ébranle pas par une joie déréglée, pas plus que la légèreté du coeur, les consolations spirituelles et tout ce qui s'y rapporte. Elle n'est affaiblie ni par la tribulation, ni par l'injure, le mépris, les affronts qui lui sont faits, ni par le poids et les difficultés de la règle, ni par les ordres pénibles qui lui sont imposés; toutes ces choses ne la font pas tomber dans l'impatience, mais elle supporte avec patience toutes les épreuves. Les combats que le démon lui livre par les fausses pensées, les craintes déraisonnables et les jugements défavorables à son supérieur, ne l'arrêtent pas, parce qu'elle n'est jamais sans lumières; la lumière de la Foi brille toujours devant elle: la persévérance résiste à la crainte déraisonnable. Elle espère pouvoir tout par Jésus crucifié, et persévérer fidèlement jusqu'à la fin. Elle répond avec fermeté au tentateur qui trouble l'âme: Je ne veux, par aucune de ces pensées et de ces opinions, diminuer le respect que je dois avoir pour mon supérieur. Elle adhère saintement à la douce volonté de Dieu, sans vouloir juger la volonté de la créature, parce que la lumière lui a montré qu'en faisant autrement elle s'affaiblirait et diminuerait l'amour et le respect de son obéissance. La lumière l'éclaire, afin que l'amour ne se ralentisse pas lorsque le démon, sous prétexte de faire mieux et d'avoir une paix plus [703] grande, lui conseille d'éviter la conversation et la présence de son supérieur, ou de ceux qui lui déplaisent. Il faut au contraire s'en rapprocher davantage, et triompher de soi-même en combattant ses faux jugements afin que l'infidélité ne se nourrisse pas dans l'âme, et ne l'entraîne pas dans le mépris.

3. Mon très doux, mon très cher et bien-aimé Fils. Vous que j'aime comme mon âme, la langue de l'homme ne pourra jamais raconter tous les moyens cachés sous l'apparence du bien que le démon emploie pour nous détourner d'une longue persévérance, surtout sur le point dont je vous parlais tout à l'heure; car, s'il vous fait tomber en cela, il pourra vous surprendre en d'autre choses. Si l'inférieur, dans son obéissance, perd la foi en celui qui lui commande, s'il écoute les suggestions de l'infidélité, le démon est maître du fondement où il devait élever l'édifice de ses vertus; et celui qui par ignorance ne sait pas lui résister, se laisse enlever le principe de son obéissance: il sera négligent et prompt à juger les actions et les choses selon la faiblesse, et non selon la vérité. Il sera impatient, et tombera souvent dans la colère; il éprouvera l'ennui et le dégoût dans tout ce qu'il fera. Cette infidélité est un poison qui corrompt tellement le goût de l'âme, qu'une chose bonne lui paraît mauvaise, que ce qui est amer lui semble doux; elle prend la lumière pour les ténèbres, et ce qu'elle avait vu en beau, elle le voit en mal; elle est véritablement empoisonnée.

4. Mais, mon Fils, vous me direz: Comment l'âme évitera-t-elle ce malheur? Je voudrais bien trouver un moyen de ne pas y tomber. Ce moyen, je vous le [704] dirai: C'est la simple vertu de la véritable humilité. C'est elle qui détruit tous ces pièges et qui snuve l'âme, non pas en l'affaiblissant, mais en la fortifiant, parce que la lumière lui montre que tout arrive par la permission de la Bonté divine pour la rendre humble et la faire croître en vertu. Aussi elle accepte tout avec amour, en s'humiliant, en foulant aux pieds ses propres pensées, et elle résiste avec persévérance. Il y a, il est vrai, un autre moyen de résister, qui est lié à celui-ci: c'est de ne jamais fuir l'occasion; car on ne fuira pas son sentiment intérieur, on le trouvera toujours vivace; et ce n'est pas par la fuite, c'est par le combat qu'on l'arrache. La persévérance, qui l'a vu à la lumière, se tient ferme et constante sur le champ de bataille; elle ne recule devant aucune tentation, mais elle emploie avec succès les armes de l'humble, continuelle et fidèle prière. Cette prière est une mère tout embrasée et enivrée du précieux Sang; elle nourrit les vertus sur son sein. Aussi il faut que l'âme vertueuse s'embrase de son ardeur, et que son coeur s'enivre du même sang. Le démon, les créatures, ou nos sens, qui nous perdent, pourront-ils jamais résister à de pareilles armes! Quelle chaîne peut arrêter l'humilité? Rien n'est capable de lui résister, parce que la persévérance ne cessera d'agir, comme nous l'avons dit, jusqu'au moment où la charité mettra l'âme en possession de la vie éternelle, où se trouve tout bien, sans aucun mélange de mal. C'est là qu'elle recevra la récompense de toutes ses peines. Elle rend l'âme si forte, qu'elle ne faiblit jamais; elle rend le coeur si large, qu'il est capable de contenir toutes [705]les créatures, en les aimant pour Dieu comme sa propre vie.

5. Ainsi donc, courage, mon Fils; attachez-vous à la prière comme au sein de votre mère, si vous voulez être persévérant avec une humilité sincère. Ne l'abandonnez jamais, afin d'accomplir en vous la Volonté de Dieu, qui vous a créé pour vous donner la vie éternelle, et qui vous a tiré de la boue du siècle pour courir et mourir dans la voie de la perfection. Oh! que mon âme serait heureuse d'apprendre que j'ai un fils qui vit véritablement mort à sa volonté, à son sens propre, et qu'il persévère ainsi jusqu'à son dernier soupir! S'il en était autrement, je ne m'estimerais pas heureuse, mais bien malheureuse; aussi je m'efforce d'éviter ce malheur en la présence de Dieu, où je vous offre par de continuelles prières. C'est pourquoi j'ai dit que je désirais d'un grand désir vous voir constant et persévérant dans la vertu jusqu'à la mort; et je vous prie, je vous conjure de la part de Jésus crucifié, de ne jamais perdre de temps, mais de vous plonger sans cesse dans le sang de l'humble Agneau, afin que l'amertume vous paraisse douce comme le lait, et que le lait des consolations, par une sainte haine de vous-même, vous paraisse amer. Fuyez l'oisiveté comme la mort; que votre mémoire s'emplisse des bienfaits de Dieu et de la brièveté du temps; que votre intelligence se contemple dans la doctrine de Jésus crucifié, et que votre volonté l'aime de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces, afin que tout votre amour et toutes vos oeuvres soient consacrés à la gloire du nom de Dieu et au salut des âmes. J'espère que l'infinie miséricorde [706] nous fera, à vous et à moi, la grâce qu'il en soit ainsi.

6. J'ai reçu une grande consolation des lettres que vous nous avez envoyées, car nous avions un grand désir de savoir de vos nouvelles. Il me semble que le démon n'est pas endormi et ne dort pas à votre sujet. Je m'en réjouis fort, parce que je vois que, par la bonté divine, le combat n'a pas fini par la mort, mais par la vie. Grâces, grâces en soient rendues au doux Maître, à l'éternel, qui vous a fait une si grande faveur! A présent, vous commencez à comprendre que vous n'avez pas l'être, mais que l'être et que toutes les grâces qui y sont ajoutées viennent de Celui qui est. C'est lui qu'il faut remercier et louer; il veut que nous lui donnions la fleur, et il sera notre fruit. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.






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Lettre n. 109, AU MEME RELIGIEUX

CIX(63). - AU MEME RELIGIEUX, dans l'île de la Gorgone. - De la connaissance de soi-même, et de la lumière nécessaire pour l'acquérir. - Des différentes sortes de prières.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher et très doux Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir habiter la cellule de la connaissance de vous-même. Par cette [707] connaissance, vous acquerrez toutes les vertus; et sans elle, vous vivrez dans toute sorte de vices, et sans aucune raison. Mais vous me direz peut-être: Comment pourrais-je arriver à cette connaissance, et m'y conserver? Je vous répondrai: vous savez bien que nous ne pouvons marcher sans la lumière; nous serions dans les ténèbres, et les ténèbres seraient notre ruine. Dans les ténèbres, vous ne pourriez reconnaître les choses qui vous sont nécessaires pendant le chemin. Nous sommes tous des voyageurs et des pèlerins, qui doivent suivre la doctrine de Jésus crucifié. Les uns vont par les commandements de la charité commune, les autres par les conseils de la charité parfaite, sans oublier toutefois les commandements. Et dans cette route, personne ne peut marcher sans lumière; car sans la lumière, on ne peut voir le lieu Ou il faut s'arrêter, et dans ce lieu, on ne peut discerner ce qui est boa et ce qui est nuisible. Ce lieu est la sainte connaissance de soi-même; dans cette demeure, l'âme voit à la lumière de la très sainte Foi qu'elle est sur la route de la doctrine de Jésus crucifié.

2. Celui qui la veut suivre doit rentrer aussitôt en lui-même. Il y trouvera son principal ennemi, qui veut lui nuire, c'est-à-dire la sensualité recouverte du manteau de l'amour-propre. Cet ennemi a deux principaux compagnons avec beaucoup d'autres vassaux, qui l'entourent. L'un est le monde qui s'est fait, avec ses vanités, ses délices, l'ami de l'appétit sensitif et de se désirs déréglés; l'autre est le démon avec tous ses artifices, ses pensées fausses et confuses et ses tentations, vers lesquelles la volonté sensitive incline [708] toujours, parce qu'elle se plaît dans ces pensée, quelle que soit la manière dont le démon les lui présente. Ces principaux ennemis ont beaucoup de serviteurs, qui tous cherchent à blesser l'âme, si par la lumière elle ne se met pas à même de se défendre. La raison prend la lumière de la très sainte Foi; elle entre dans la maison, elle maîtrise la sensualité, parce qu'elle voit qu'elle ne cherche et ne veut que sa mort, et qu'elle s'unit toujours à ses perfides ennemis. Dès qu'elle a connu ce danger à la vraie lumière. elle se lève promptement, elle tire le glaive de la haine des sens et de l'amour des vertus véritables, elle tue la sensualité.

3. Dès que cet ennemi est mort, les autres sont vaincus, et ne peuvent nuire à l'âme, si elle n'y consent. Cette lumière lui fait aussi connaître ce qui l'a secourue, sauvée de la mort et ramenée à la vie. Elle voit que c'est le feu de la divine charité; car Dieu, par amour, donne la vertu et la puissance à l'âme, afin que par la force de la raison elle monte sur le tribunal de la conscience, et qu'avec la sagesse du Verbe, à laquelle elle participe, elle rende contre la sensualité la sentence de mort. La volonté, qui participe à la bonté du Saint-Esprit et à la douce volonté de Dieu, exécute la sentence avec le glaive dont nous avons parlé, et avec la main du libre arbitre. En voyant que Dieu est son salut, son secours, son protecteur, l'âme grandit dans la connaissance d'elle-même par une lumière de vérité et par un feu ineffable et incompréhensible, qui brûle et consume chez elle tout ce qui est contraire à la raison, et anéantit dans la fournaise de la charité de [710] Dieu et du prochain toutes les vapeurs de l'amour-propre spirituel et temporel, tellement que l'âme ne cherche plus autre chose que Jésus crucifié. Elle veut le suivre par la vole des souffrances, comme Dieu le voudra, et non comme elle le décidera; elle se laisse entièrement et librement aller à la douce volonté de Dieu.

4. Alors les ennemis ne peuvent plus la blesser; le bon Maître leur permet bien de frapper à la porte, et il le permet pour qu'elle soit plus attentive, qu'elle ne dorme plus dans le lit de la négligence, mais qu'elle veille avec prudence. C'est aussi pour éprouver si sa demeure est forte ou non, afin que si elle ne la trouve pas forte, elle prenne les moyens de la fortifier, qu'elle voie à la lumière ce qui peut la rendre forte et persévérante, et que, l'ayant vu, elle s'y emploie avec un grand zèle. Qui est-ce qui nous rend forts et persévérants? C'est l'humble et continuelle prière faite dans la connaissance de nous-mêmes et de la bonté de Dieu à notre égard. Si la prière était faite en dehors de cette connaissance, l'âme en retirerait peu de fruit. Cette prière a pour fondement l'humilité, et cette humilité s'acquiert dans la connaissance dont nous avons parlé. Elle est revêtue du feu de la divine charité, qui se trouve dans la connaissance que nous recevons de Dieu. Quant à la lumière, l'âme voit qu'elle est aimée de lui d'un amour ineffable. Cet amour se manifeste d'abord par la création, puisqu'elle a été créée à l'image et ressemblance de Dieu, et ensuite par le sang de l'Agneau sans tache, qui la fait renaître à la grâce.

5. Ces deux grâces principales renferment toutes [711] les autres grâces spirituelles ou temporelles, générales ou particulières. Cette lumière revêt l'âme de feu, et peu à peu viennent les larmes, parce que l'oeil, quand il sent la douleur du coeur, veut y satisfaire. Il pleure comme le bois vert quand il est mis au feu; la chaleur lui fait répandre de l'eau. Il en est de même pour l'âme qui sent le feu de la divine charité. Ses désirs et son affection s'enflamment, et l'oeil pleure et montre extérieurement, autant qu'il est possible, quelque chose de ce qui est à l'intérieur; cela vient des divers sentiments qu'éprouve l'âme, ainsi que vous pouvez le voir dans le Traité des Larmes (Sainte Catherine cite elle-même son Dialogue, où elle traite des larmes depuis le chapitre jusqu'au chapitre . Cette lettre est sans doute écrite de Rome.) Aussi je ne m'étends pas davantage sur ce sujet.

6. Je reviens en peu de mots à la prière. Je dis en peu de mots, parce qu'il en a été déjà question longuement. Nous pouvons prier de trois manières la première est la prière continuelle que toute créature raisonnable est obligée de faire; cette prière est le feu du bon désir, alimenté par la charité de Dieu et du prochain, qui fait accomplir pour l'honneur de Dieu toutes les oeuvres en soi et dans les autres. Ce désir prie toujours, parce que le zèle de la charité s'élève sans cesse devant le Créateur, en quelque lieu, en quelque circonstance que l'homme se trouve, et quelque chose qu'il fasse. Quel fruit en reçoit-il? Il reçoit une grande tranquillité d'âme; sa volonté est unie et soumise à la raison, et il ne se scandalise de rien. Il ne trouve pas dur de porter le joug de la véritable [711] obéissance. Quand on lui impose des fardeaux ou des exercices manuels, ou quand il faut servir ses frères, selon les cas et les moments qui se présentent, il n'en éprouve ni ennui, ni trouble d'esprit, et il ne se laisse point tromper par le désir de l'âme, qui voudrait jouir de sa cellule, des consolations et de la paix, et qui voudrait réciter des prières quand il faut faire d'autres choses. Je dis qu'il ne se laisse pas tromper par ce désir; il n'en éprouve ni ennui, ni chagrin, mais il exhale les parfums d'une humilité sincère et le feu de la charité envers son prochain. C'est à cette prière que nous a invités le glorieux apôtre saint Paul quand il dit que nous devons toujours prier (1Th 5,17); celui qui ne le fait pas, ne peut avoir ce qui donne la vie; et celui qui veut quitter cette prière, pour conserver la paix, perd la paix.

7. Il y a une autre prière, qui est la prière vocale que l'homme fait quand il dit l'office et récite quelques prières spéciales: cette prière est une préparation à la prière mentale. C'est le fruit qu'elle produit, si elle est fondée sur la première, et si l'esprit s'applique avec persévérance à recevoir et à augmenter le sentiment de le charité divine plutôt qu'à écouter le bruit des paroles. Il faut agir avec prudence; et quand on sent que l'âme est visitée, on doit cesser de prier des lèvres, à moins que ce soit un office auquel on est obligé.

8. On arrive ainsi à la troisième prière, qui est la prière mentale. Elle élève l'âme et son désir au-dessus d'elle-même par la considération de la bonté divine et [712] de son intérieur. L'âme y connaît la doctrine de la vérité, et y goûte le lait de la douceur divine. Ce lait sort du sein de la charité par la Passion de Jésus crucifié, et elle ne trouve d'autre bonheur que d'être sur la Croix avec lui. Cette prière produit et donne le fruit de l'état unitif, où l'âme arrive à une telle union, qu'elle ne s'aime plus pour elle-même, mais qu'elle s'aime pour Dieu, qu'elle aime son prochain pour Dieu, et Dieu pour son infinie bonté. Elle voit qu'il est digne d'être aimé et servi par nous, et alors elle l'aime sans mesure. Elle meurt à toute volonté mauvaise pour courir avec plus d'ardeur, et elle se plaît à se reposer dans la chambre et sur la couche de son Epoux, où Dieu se manifeste, et où elle voit les diverses demeures qui sont dans le palais du Roi éternel. Elle se réjouit et juge avec respect les différences qu'elle voit dans les créatures, en reconnaissant en toute chose la volonté de Dieu, et non celle des hommes; elle évite ainsi les faux jugements et ne se scandalise pas des oeuvres de Dieu ni de celles du prochain.

9. Les délices de la vie bienheureuse que goûte cette âme, puisse Dieu vous les faire éprouver par son infinie miséricorde! car je ne voudrais ni ne pourrais vous les raconter de vive voix ou par lettres. Ainsi, vous savez ce qui fait persévérer fermement dans la connaissance de nous-mêmes, comment nous y arrivons, et ou nous trouvons la lumière, qui doit nous servir de guide. Nous la trouvons, avons-nous dit, dans la doctrine de Jésus crucifié; et c'est la prière qui nous y conduit, et nous y conserve: telle est la vérité. Je veux donc, mon très [713]

cher et très doux Fils, que vous puissiez accomplir le voeu de la sainte obéissance, à laquelle vous vous êtes soumis depuis peu. Restez toujours dans la cellule de la connaissance de vous-même, parce que autrement vous ne pourriez pas y être fidèle. C'est pour cela que je vous ai dit que je désirais vous voir dans la cellule de la connaissance. Une fois que les ennemis sont chassés, et que le plus dangereux est mort, c'est-à-dire que la volonté sensitive est détruite, cette cellule se remplit et s'embellit de l'ornement des vertus. Que ce soit là le but de vos efforts; car il ne suffit pas que la cellule soit vide, il faut qu'elle se remplisse. Je veux donc que vous vous appliquiez toujours à vous connaître, et à connaître en vous le feu et la bonté de la charité divine. C'est cette cellule que je voudrais vous voir toujours porter avec vous dans l'île et partout où vous aurez à faire. Ne la quittez jamais, ni au choeur ni au réfectoire, ni au chapitre, ni dans les exercices où vous serez appelé. Renfermez-vous en elle. Je veux que dans la prière actuelle, vous appliquiez votre intelligence à plus considérer la charité de Dieu que le présent que vous paraissez recevoir, afin que votre amour soit pur, et non mercenaire.

10. Je veux aussi que vous vous teniez dans votre cellule autant que vous le permettra l'obéissance, et que vous aimiez mieux y demeurer avec la guerre que d'en sortir pour avoir la paix; car le démon emploie cette ruse avec les solitaires pour les dégoûter de leur cellule. II leur cause plus de ténèbres et de tentations dedans que dehors, afin qu'ils y viennent avec terreur, comme si la cellule était [714] cause de toutes leurs agitations. Je ne veux pas que vous tourniez la tête en arrière. Soyez constant et persévérant; ne restez jamais oisif, mais employez le temps à la prière, aux lectures saintes et à des occupations manuelles. Ayez toujours la mémoire pleine de Dieu, afin que votre âme ne tombe pas dans la nonchalance. Voyez en toute chose la volonté de Dieu, comme je vous l'ai dit, afin que vous ne tombiez pas dans l'ennui et le murmure à l'égard de vos Frères. Je veux encore qu'une prompte obéissance brille en vous; n'obéissez pas en partie et à moitié, mais complètement. Ne résistez jamais en la moindre chose aux prescriptions de la règle ou de votre supérieur; mais soyez un miroir de l'obéissance et des usages de l'Ordre, vous appliquant à y être fidèle jusqu'à la mort, vous méprisant vous-même, tuant votre volonté propre, et mortifiant votre corps par les mortifications que prescrit la règle. Je désire aussi que vous vous efforciez de supporter avec charité les actions et les paroles, qui vous paraissent quelquefois insupportables, soit par une illusion d'un démon, soit à cause de votre faiblesse, Soit parce qu'elles le sont réellement; il faut résister en ces choses comme en tout le reste, pour observer la parole du Christ, qui dit: "Le royaume du ciel appartient à ceux qui se font violence. " Que votre mémoire s'emplisse et déborde du sang de Jésus crucifié, des bienfaits de Dieu et du souvenir de la mort, afin d'augmenter en vous l'amour, la sainte crainte, et l'estime du temps. Regardez tout avec l'oeil de l'intelligence éclairé de la très sainte Foi. Que votre volonté agisse avec promptitude, sans être [715] arrêtée par l'amour déréglé de ce qui est hors de Dieu. Quand les démons visibles ou invisibles vous livrent bataille, ou que votre chair fragile se révolte contre l'esprit, en quelque chose que ce puisse être, je veux que vous ouvriez votre coeur au Prieur, ou, en son absence, à un autre pour lequel vous vous sentirez le plus de confiance, et que vous croirez le plus capable de vous guérir. Je veux que vous évitiez le mouvement de la colère qui se porterait à votre langue, et vous ferait dire des paroles capables de causer du trouble et du scandale, mais que vos reproches et votre haine se tournent contre vous-même.

11. Telles sont les choses que Dieu et la perfection, que vous avez choisie, réclament. Moi, votre indigne et misérable mère, qui cause tant de mal et ne fais aucun bien, je désire les voir dans votre âme. Je vous prie donc, et je vous presse de la part du bon et doux Jésus crucifié, de vous appliquer à persévérer jusqu'à la mort, afin que vous soyez ma gloire, et que vous obteniez la couronne de la béatitude par une longue persévérance, qui seule est couronnée. Je ne vous en dis pas davantage. Faites en sorte que je n'aie point à gémir et à me plaindre de vous à Dieu. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [716].







Catherine, Lettres 201