Catherine, Lettres 272

272

Lettre n. 136, AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE

CXXXVI (90). - AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE, de l'Ordre des Frères Prêcheurs. - Vision de sainte Catherine. - Ses entretiens avec Dieu. Elle apprend miraculeusement à écrire.

(Cette longue lettre est comme l'ébauche du dialogue que sainte Catherine a dicté à ses disciples vers le milieu de l'année 1378. Elle est écrite de sa main, et probablement en état d'extase.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très doux et très cher Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir suivre et aimer la vérité, afin que vous soyez le vrai fils de [845] Jésus crucifié, la Vérité même, et une fleur de bonne odeur dans votre saint Ordre et dans le corps mystique de la sainte Eglise, comme vous devez l'être. Il ne faut pas se lasser et tourner la tête en arrière, à cause des épines de la persécution; car celui-là serait bien insensé, qui laisserait la rose par crainte des épines. Mon désir est de vous voir courageux et sans crainte d'aucune créature.

2. Je suis certaine que l'infinie bonté de Dieu accomplira mon désir. Fortifiez-vous, mon très cher Père, dans la douce Epouse du Christ; car, plus abondent les tribulations et l'amertume, plus la Vérité divine promet de faire abonder la douceur et la consolation; et cette douceur sera le renouvellement des Saints et bons pasteurs, qui sont des fleurs de gloire, en offrant à Dieu le parfum et l'éclat des vertus. La réforme se fera dans les ministres et les pasteurs seulement; l'Épouse n'a pas besoin d'être réformée, car le fruit qu'elle donne ne peut jamais être diminué ou gâté par les défauts des ministres. Réjouissez-vous donc dans votre amertume, puisque la Vérité a promis de nous donner l'adoucissement après l'amertume. C'est la consolation que j'ai eue en recevant la lettre du doux Père et la vôtre, parce que j'avais eu l'amertume du malheur de l'Église et de votre propre amertume, dont j'ai beaucoup souffert intérieurement, le jour de Saint François. J'ai eu aussi la joie, parce que vous m'avez tirée des pensées qui m'affligeaient quand j'ai eu lu la lettre et tout appris. J'ai prié une servante de Dieu d'offrir ses larmes et ses sueurs en la présence de Dieu pour l'Epouse et pour l'infirmité du Père [846].

3. Aussitôt, par un effet de la grâce divine, elle ressentit un désir plus grand et une joie surnaturelle; elle attendait le matin pour avoir la messe; c'était le jour de Marie, et quand fut venue l'heure de la messe, elle se mit à sa place avec une vraie connaissance d'elle-même, rougissant devant Dieu de son Imperfection; elle s'élevait au-dessus d'elle-même par l'ardeur de son désir, et elle fixait l'oeil de l'intelligence sur la Vérité éternelle, et lui adressait quatre demandes en s'offrant, elle et son Père, à l'Epouse de la Vérité; et elle demandait d'abord la réforme de la sainte Eglise. Alors Dieu se laissant vaincre par ses désirs, lui disait: Ma très douce fille, vois combien sa face est souillée par le vice et l'amour-propre combien elle est enflée par l'orgueil et l'avarice de ceux qui se nourrissent sur son sein; mais prends tes larmes et tes sueurs, puise-les dans la fontaine de ma divine charité, et lave son visage, car je te promets que sa beauté ne lui sera pas rendue avec le glaive, la violence et la guerre, mais avec la paix, avec les humbles et continuelles prières, les sueurs, les larmes que répandent dans leur ardent désir mes serviteurs; et ainsi j'accomplirai ton désir au milieu des souffrances, et en aucune occasion ma providence ne te fera défaut.

4. Et encore que le salut du monde entier fût compris dans cette demande, cette personne le demandait plus particulièrement dans sa prière. Alors Dieu lui montrait avec quel amour il avait créé l'homme; il disait: Vois combien chacun me persécute; vois, ma fille, combien tous m'outragent par toutes sortes de péchés, et surtout par ce misérable [847] et abominable amour d'eux-mêmes, qui est la cause de tout mal, et qui empoisonne le monde entier. Vous donc, mes serviteurs, offrez-moi de continuelles prières, afin d'apaiser la colère de mon jugement. Apprends que personne ne peut m'échapper; ouvre les yeux de l'intelligence et regarde ma main. Elle regardait, et elle voyait l'univers tout entier renfermé dans sa main, et Dieu disait Je veux que tu saches que personne ne peut m'échapper; tous m'appartiennent par la justice ou par la miséricorde; et parce qu'ils sont sortis de moi, je les aime d'une manière ineffable, et je leur ferai miséricorde par le moyen de mes serviteurs.

5. Alors le feu du désir augmentait dans cette âme, qui était à la fois heureuse et affligée; elle rendait grâce à la Bonté divine, et elle comprenait que Dieu lui avait manifesté les défauts des créatures pour la forcer à s'élever vers lui avec plus de zèle et de désir; et son ardeur devenait si grande, qu'elle méprisait la sueur qui inondait son corps, parce qu'elle aurait voulu que ce fut une sueur de sang. Elle se disait à elle-même: Mon âme, tu as perdu tout le temps de ta vie, et tu es cause de tant de malheurs généraux et particuliers qui sont arrivés dans le monde et dans la sainte Eglise. Aussi, je veux que tu les répares avec une sueur de sang. Alors cette âme, excitée par ses saints désirs, s'élevait plus haut, et contemplait la Charité divine avec les yeux de l'intelligence; elle voyait et elle goûtait combien nous sommes obligés de chercher la gloire et l'honneur de Dieu dans le salut des âmes.

6. C'est à cela que l'appelait et l'attirait la Vérité[848]suprême en répondant à la troisième demande que lui faisait faire la faim de votre salut. Il lui disait: Ma fille, je veux que tu lui consacres tous tes soins; mais ni toi, ni lui, ni aucune autre, vous ne pourrez rien sans souffrir les nombreuses persécutions que je permettrai. Puisqu'il désire mon honneur dans la sainte Eglise, dis-lui qu'il doit aimer et vouloir souffrir avec une véritable patience; c'est a cela que je verrai que lui et mes autres serviteurs cherchent véritablement mon honneur; et alors il sera mon cher fils, et il se reposera sur le sein de mon Fils unique, dont j'ai fait un pont, afin que vous puissiez tous parvenir a goûter et a recevoir la récompense de vos peines.

7. Sachez, mes enfants, que le chemin a été rompu par le péché et la désobéissance d'Adam, et qu'ainsi personne ne pouvait parvenir à sa fin, ce qui était opposé à ma Vérité, qui avait créé l'homme à son image et ressemblance pour qu'il eût la vie éternelle et qu'il me possédât, moi qui suis la souveraine et éternelle Bonté. La faute avait enfanté les ronces et les épines de la tribulation, et un fleuve dont les eaux sont toujours furieuses. C'est pourquoi je vous ai donné mon Fils comme un pont, afin que vous puissiez passer ce fleuve sans vous noyer. Oui, ouvrez l'oeil de l'intelligence, et voyez qu'il vient du ciel à la terre; car, de la terre, on ne pouvait le faire assez grand pour passer le fleuve et pour vous sauver. Aussi, mon Fils a uni les hauteurs du ciel, c'est-à-dire sa nature divine, à la terre de votre humanité. Il faut passer par ce pont, en cherchant la gloire de mon nom dans le salut des âmes, en [849] souffrant la peine et la fatigue, en suivant les traces du doux et tendre Verbe. Vous êtes mes ouvriers; je vous ai envoyés travailler à la vigne de la sainte Eglise parce que je veux faire miséricorde au monde; mais craignez de passer sous le pont, car ce n'est pas là le chemin de la vérité.

8. Sais-tu quels sont ceux qui passent sous ce pont? Ce sont les pasteurs coupables, pour lesquels je sollicite vos prières, pour lesquels je demande vos larmes et vos sueurs; car ils sont plongés dans les ténèbres du péché mortel, ceux qui vont pur le fleuve, et ils tombent dans l'éternelle damnation s'ils ne prennent pas mou joug et ne le mettent pas sur leurs épaules. Il y en a aussi qui, par crainte de la peine, s'approchent de la rive et sortent du péché mortel. Ils sentent les épines de la tribulation lorsqu'ils ont quitté le fleuve; et, s'ils ne se laissent point aller a la négligence, s'ils ne s'endorment pas dans l'amour d'eux-mêmes, ils atteignent le pont, et commencent à monter par l'amour de la vertu mais s'ils restent dans l'amour-propre et la négligence, tout leur nuit; ils ne persévèrent pas, mais le moindre vent contraire les fait retourner à leur vomissement.

9. Cette âme voyait les différentes manières dont les hommes se perdaient, et Dieu lui disait Admire ceux qui vont par le pont de Jésus crucifié. Et elle en voyait beaucoup qui couraient sans aucune peine, parce qu'ils n'avaient pas le fardeau de leur propre volonté; Ils étaient les enfants véritables, qui s'abandonnent eux-mêmes, et vont avec un ardent désir chercher uniquement l'honneur de Dieu et le [850] salut des âmes. L'amour les conduisait, et ils allaient par Jésus crucifié, qui est le pont; l'eau courait dessous, et les épines qu'ils foulaient aux pieds ne leur faisaient aucun mal, c'est-à-dire que, dans leur amour, ils ne s'arrêtaient pas aux épines des persécutions nombreuses, mais ils supportaient avec une patience véritable les prospérités du monde, qui sont de cruelles épines, car elles donnent la mort a l'âme qui les possède avec un amour déréglé. Ils les méprisaient comme si elles eussent été empoisonnées, et leur unique désir était d'être sur la Croix avec Celui qu'ils aimaient.

10. Il y en avait d'autres qui avançaient lentement;. et pourquoi avançaient-ils lentement? Parce que le regard de leur intelligence s'attachait, non pas a Jésus crucifié, mais aux consolations qu'ils trouvaient en Jésus crucifié, ce qui leur donnait un amour imparfait et les arrêtait souvent dans leur. progrès. Saint Pierre fit de même avant la Passion; il ne considérait que le bonheur d'être avec Jésus; et quand ce bonheur lui fut ôté, il faiblit. Mais il retrouva la force quand il se renonça lui-même, et ne voulut connaître et chercher autre chose que. Jésus crucifié. Ceux-là aussi sont faibles et ralentissent l'ardeur de leurs saints désirs, lorsqu'ils se voient privés de ce qu'ils aiment et de la consolation. Puis, quand viennent les attaques et les tentations du démon, des créatures, quand ils soutirent des faiblesses de leur coeur qui n'a plus ce qui le charmait, ils sont abattus, et s'arrêtent dans la voie de. Jésus crucifié, parce qu'en Jésus crucifié ils ont voulu suivre le Père, et goûter l'abondance des consolations [851]; car dans le Père ne peut être la peine, elle est seulement dans le Fils. C'est ce qui me fait dire qu'ils suivent le Père; et ils ne peuvent se guérir de leur faiblesse, s'ils ne suivent pas le Fils.

11. La Vérité suprême disait aussi: Je dis que personne ne peut venir à moi, si ce n'est par le moyen de mon Fils unique; car c'est lui qui vous a fait la voie que vous devez suivre; il est la voie, la vérité, la vie. Ceux qui vont par cette voie goûtent et connaissent la vérité. Ils goûtent l'amour ineffable que j'ai montré dans les peines qu'il a souffertes pour vous. Tu sais bien que si je ne vous avais pas aimés, je ne vous aurais pas donné un tel rédempteur; mais, parce que je vous aimais éternellement, j'ai livré à la mort honteuse de la Croix mon Fils unique; c'est par son obéissance et sa mort qu'il a détruit la désobéissance d'Adam et la mort du genre humain. Ils connaissent ainsi ma vérité, et la connaissant ils la suivent; et ils obtiennent la vie éternelle parce qu'ils ont passé par la voie de Jésus crucifié; ils sont arrivés, et ils sont entrés par la porte de la vérité, et ils se trouvent dans l'océan de la paix avec les bienheureux. Tu vois donc bien, ma fille, qu'ils ne peuvent être forts par un autre moyen, et que l'homme ne peut devenir l'époux de ma Vérité et atteindre la perfection à laquelle je l'ai appelé, si ce n'est pas cette voie. Toute autre voie est pénible et imparfaite, parce que l'unique cause de la peine est la volonté propre, spirituelle ou temporelle. Aussi, celui qui n'a pas de volonté n'éprouve aucune peine personnelle, mais il ressent seulement une grande peine de l'offense qui [852] m'est faite. Cette peine est bien réglée parce qu'elle est accompagnée de la charité, qui rend l'âme prudente et l'empêche d'oublier, dans l'affliction, ma douce volonté.

12. Il y en avait d'autres qui commençaient à monter, c'est-à-dire à connaître leurs fautes, seulement par crainte de la peine qui suit la faute. Ils s'étaient retirés du péché par crainte du châtiment, et cette crainte était imparfaite; mais beaucoup couraient de cette crainte imparfaite à la crainte parfaite, et ils parvenaient par leur zèle au second et au dernier degré. Beaucoup aussi tombaient dans la négligence et s'asseyaient à l'entrée du pont par la crainte servile; ils apportaient au commencement tant de nonchalance et tant de lâcheté, qu'ils ne s'enflammaient pas d'ardeur par la connaissance d'eux-mêmes et de la bonté de Dieu à leur égard, et ils restaient dans leur tiédeur? Pour ceux-là, disait la douce Vérité, tu vois, ma fille, qu'il est impossible que ceux qui n'avancent pas par la pratique de la vertu ne retournent pas en arrière. Car l'âme ne peut vivre sans amour, et ce qu'elle aime elle s'applique à le connaître davantage et à le servir. Et si elle ne s'étudie pas à se connaître elle-même, oà connaîtra-t-elle la grandeur et l'abondance de ma charité? Ne la connaissant pas, elle ne peut l'aimer; ne l'aimant pas, elle ne me sert pas; elle est ainsi privée de moi; et, parce qu'elle ne peut rester sans amour, elle retourne à l'amour misérable d'elle-même.

13.Ceux-là font comme le chien qui, après avoir vomi ce qu'il a mangé, regarde ce qu'il a vomi, le reprend et se nourrit de cette sale nourriture. Ces [853] hommes engourdis dans la tiédeur ont vomi, par crainte du châtiment, la corruption du péché dans la sainte confession. Ils ont un peu commencé à vouloir entrer dans la voie de la vérité; mais, comme ils n'avancent pas, il faut qu'ils retournent en arrière. Ils jettent le regard de leur intelligence sur leur vomissement; ils s'étaient convertis en pensant au châtiment, et ils se mettent à considérer le plaisir sensuel, qui leur fait perdre la crainte; ils retournent ainsi à leur vomissement, et se nourrissent de la corruption de leurs désirs et de leurs attachements. Aussi ceux-là seront beaucoup plus coupables et plus dignes de punition que les autres.

14. Voilà comment je suis outragé par mes créatures, et c'est pourquoi, mes enfants bien-aimés, je veux que vous ne ralentissiez pas votre ardeur; augmentez-la, au contraire, et nourrissez-vous sur la table du saint désir. Que mes vrais serviteurs se lèvent, et qu'ils apprennent de moi, le Verbe éternel, à mettre les brebis perdues sur leurs épaules, et à les porter au milieu des peines, des veilles et des prières. Vous passerez ainsi par moi, qui suis le pont, comme je l'ai dit, et vous serez les époux et les enfants de ma Vérité; et je répandrai en vous une sagesse, une lumière de foi qui vous donnera la parfaite connaissance de la Vérité, et vous fera acquérir toute perfection.

15. il plut ensuite à la bonté et à l'amour de Dieu de se manifester lui-même et de me dévoiler ses secrets. O mon doux Père! la langue est trop faible pour les dire; l'intelligence est éblouie en les contemplant, et le désir en est si enflammé, que toutes [854] les puissances de l'âme demandent ensemble à quitter la terre, perce que l'imperfection y est trop grande, et qu'elle veut arriver à sa fin, et goûter avec!es bienheureux l'éternelle et adorable Trinité. C'est là qu'on rend gloire et honneur à Dieu, c'est là que brillent les vertus, la paix, les désirs des vrais ministres et des religieux parfaits qui, pendant cette vie, ont été comme des flambeaux ardents placés sur le candélabre de la sainte Eglise pour éclairer le monde entier.

16. O mon Père! quelle différence avec ceux qui vivent maintenant, et dont Dieu se plaignait avec le zèle de sa justice. Il disait: Ceux-là ressemblent à la mouche, dont la nature est si grossière, qu'après s'être posée sur des choses douces et odoriférantes, elle va se placer sur des choses repoussantes et immondes. Ces coupables ont goûté la douceur de mon sang; ils quittent la table de l'autel, où ils ont consacré et administré mon corps et les autres sacrements de la sainte Eglise, qui répandent une odeur. Si douce et si suave, que l'âme qui la goûte véritablement reçoit la vie, et ne pourrait vivre sans cela, et ils ne craignent pas ensuite de se livrer à l'impureté, et de souiller tellement leur âme et leur corps, que non seulement leur iniquité m'est odieuse, mais que leurs péchés répugnent aux démons eux-mêmes.

17. Lorsque la Bonté divine, mon très cher Père, eut répondu à ces trois demandes, elle répondit à une quatrième, que je faisais pour obtenir le secours de sa providence dans une circonstance où quelqu'un se trouvait. Je ne puis vous dire cette affaire par lettre, mais je vous la raconterai de vive voix, si [855] Dieu ne me fait pas la grâce et la miséricorde de séparer mon âme de mon misérable corps avant de vous voir. Vous connaissez la loi mauvaise qui combat contre l'esprit, et vous savez que je dis la vérité lorsque je désire en être délivrée. Je vous disais donc que l'éternelle Vérité a daigné répondre à la quatrième demande de mon ardent désir.

18. Elle me disait: Ma fille, la Providence ne manquera jamais à qui voudra la recevoir, c'est-à-dire à ceux qui espèrent parfaitement en moi. Ceux-là m'appellent en vérité, non seulement par la parole, mais par l'amour et avec la lumière de la très sainte Foi. Ils ne me goûtent pas dans ma providence, ceux qui me crient seulement Seigneur, Seigneur; et s'ils ne me demandent pas d'une manière plus sainte, je ne les reconnaîtrai pas et je ne les regarderai pas dans ma miséricorde, mais dans ma justice. Ainsi, je t'assure que ma providence ne leur manquera pas s'ils espèrent en moi; mais je veux que tu voies avec quelle patience il faut que je supporte des créatures, que j'ai créées à mon image et ressemblance avec un s tendre amour. Et alors, ouvrant l'oeil et l'intelligence pour obéir au commandement divin, cette âme vit comment l'éternelle et souveraine Bonté avait créé uniquement par amour, et avait racheté avec le sang de son Fils toutes les créatures raisonnables, et comment aussi c'était le même amour qui leur donnait les épreuves et les consolations.

19. Dieu lui disait Le sang répandu pour vous vous manifeste la vérité; mais ceux qui sont aveuglés par l'amour d'eux-mêmes se scandalisent et s'impatientent; ils considèrent comme leur ruine et leur [856] malheur, et ils jugent avec haine ce que je fais par amour et pour leur bien, pour leur épargner les peines de l'enfer et leur faire gagner la vie éternelle. Ils se plaignent de moi, et détestent ce qu'ils devraient respecter; ils veulent juger mes jugements secrets, qui sont tous droits; mais ils font comme l'aveugle, qui, avec le toucher, le goût, ou d'après le son de la voix, peut juger en bien ou en mal, selon sa petite et imparfaite connaissance; il ne voudra pas croire celui qui a la lumière, et il voudra, dans sa folie, se conduire avec sa main; mais le toucher le trompe, parce qu'il ne voit pas l'animal immonde qu'il prend pour nourriture; son oreille aussi est trompée par le charme de la voix, parce qu'il ne voit pas celui qui chante et qui cherche à le séduire par ses chants pour lui donner la mort. Ainsi font ces aveugles qui ont perdu la lumière de la raison; ils touchent avec la main des sens les plaisirs du monde, qui leur paraissent bons; mais, parce qu'ils ne voient pas, ils ne s'aperçoivent pas que ces choses sont mêlées d'épines, de misères, de tourments, et que ceux qui les possèdent sont insupportables à eux-mêmes. Ceux qui les aiment d'une manière déréglée avec la bouche du désir, les trouvent doux et agréables à prendre, et c'est la nourriture immonde du pêché mortel qui souille l'âme.

20. Ainsi, celui qui ne va pas avec la lumière de la Foi se purifier dans le Sang, tombe dans la mort éternelle. La voix de l'amour-propre est agréable à. entendre, parce que l'âme se laisse conduire par sa sensualité; mais elle ne s'aperçoit pas que cette voix l'égare, la fait tomber dans l'abîme et la livre à ses [857] ennemis chargée des chaînes du péché. Car ceux qui sont aveuglés par l'amour-propre et par la confiance qu'ils mettent en eux-mêmes et dans leur sagesse, ne s'attachent pas à moi, qui suis la voie pour les conduire, la vie véritable et la lumière. Celui qui va par moi ne peut marcher dans l'erreur et dans les ténèbres. Ils n'espèrent pas en moi, qui ne veux autre chose que leur salut, et qui leur envoie tout par amour. Je suis pour eux un scandale, et cependant je les porte avec patience; je les souffre parce que je les aime sans être aimé d'eux. Ils me persécutent sans cesse par l'impatience, la haine, les murmures et des infidélités nombreuses; et ils veulent, dans l'aveuglement de leur esprit, pénétrer mes jugements secrets, qui sont tous justes et inspirés par l'amour. Ils ne se connaissent pas encore eux-mêmes; ils ne savent pas que celui qui ne se connaît pas né peut ni me connaître ni comprendre ma justice. Veux-tu, ma fille, que je te montre combien le monde se trompe sur mes desseins cachés; ouvre l'oeil de ton intelligence et regarde en moi.

21. Je regardais avec un ardent désir, et il me montrait le malheur qui était arrivé à celui pour lequel j'avais prié; il me disait Je veux que tu saches qu'afin de le sauver de la damnation éternelle, j'ai permis ce malheur, pour que son sang lui fit trouver la vie dans mon sang. Je n'avais pas oublié le respect et l'amour qu'il avait pour Marie, ma très douce Mère; c'est donc par miséricorde que j'ai fait ce que les ignorants prennent pour de la cruauté, parce que l'amour-propre les aveugle et qu'ils ne connaissent pas la vérité; mais, s'ils voulaient [858] dissiper ce nuage, ils la connaîtraient et ils l'aimeraient; ils recevraient tout avec respect, et dans le temps de la récolte, ils moissonneraient la récompense. Mais, toujours, en ceci comme en autre chose, mes enfants, j'accomplirai votre désir en patientant beaucoup; ma providence les assistera, peu ou beaucoup, selon la mesure de leur confiance en moi; je dépasserai même cette mesure, pour satisfaire le désir de mes serviteurs qui prient pour eux. Car je ne méprise jamais ceux qui s'adressent humblement à moi, pour eux-mêmes ou pour les autres; et même je vous invite à me demander miséricorde pour eux et pour le monde entier. O mes enfants! concevez et enfantez le salut du genre humain par la haine, l'horreur du péché, et par l'ardeur et les transports de l'amour.

22. O mon très cher et très doux Père! en voyant et en entendant la Vérité suprême, il me semblait que mon coeur ne pourrait y résister; je meurs, et je ne puis mourir. Ayez compassion de votre pauvre fille, qui souffre tant des offenses commises contre Dieu, et qui ne saurait comment se soulager, si le Saint-Esprit, dans sa clémence, ne m'avait pas inspirée et donné le moyen de le faire en vous l'écrivant. Fortifions-nous tous dans le Christ le doux Jésus, et les peines seront notre soulagement. Acceptons avec empressement et sans négligence la douce invitation que Dieu nous fait. Mon doux Père, réjouissez-vous puisque vous êtes si tendrement appelé; souffrez avec joie, avec patience et sans vous affliger, s1 vous voulez être l'époux de la Vérité et la consolation de mon âme; car vous ne pourrez autrement avoir la [859] grâce, et vous me causerez une grande amertume. Aussi, je vous ai dit que je désirais vous voir suivre et aimer la vérité. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Bénissez le frère Matthieu dans le Christ, le doux Jésus (Frère Matthieu Tholomei, auquel est adressée la lettre cxxx.).

23. Cette lettre, et une autre que je vous ai envoyée, ont été écrites de ma main dans l'île de Roche, au milieu de soupirs et de larmes si abondantes, que mes yeux ne pouvaient plus voir; mais j'étais dans l'admiration de moi-même et de la bonté de Dieu; en considérant sa miséricorde envers les créatures raisonnables, et les merveilles de sa providence à mon égard. Comme mon ignorance me privait de la consolation de me confier à quelqu'un, il m'a donné la faculté de pouvoir écrire, afin qu'en sortant de l'extase je pusse soulager un peu mon coeur et l'empêcher d'éclater. Il ne voulait pas me retirer encore des ténèbres de cette vie; il a miraculeusement donné cette faculté à mon esprit, comme fait le maître pour l'enfant auquel il donne un modèle. Aussitôt qu'il m'eût quittée, avec l'évangéliste saint Jean et saint Thomas d'Aquin, je commençai à apprendre comme en dormant. Pardonnez-moi de trop vous écrire; mais les mains et la langue s'accordent avec le coeur. Doux Jésus, Jésus amour [860].








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Lettre n. 137, AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE

CXXXVII (91). - AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE, de l'Ordre des Frères Prêcheurs. -De la patience dans les persécutions. - Du dévouement à l'Eglise.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher et très doux Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir combattre généreusement contre les tentations et les embûches du démon, contre la malice et les persécutions des hommes, et contre l'amour-propre. Celui qui ne se délivre pas de cet ennemi par la vertu et par une sainte haine ne peut jamais être fort dans les combats que nous avons à souffrir tous les jours. L'amour-propre nous affaiblit, et il est nécessaire de s'en préserver par la force de la vertu, que nous acquerrons dans l'amour ineffable que Dieu nous a manifesté par le moyen du sang de son Fils unique. Cet amour que nous puisons dans l'amour divin nous donne la lumière: la vie et la lumière pour connaître la vérité nécessaire à notre salut, pour acquérir la perfection véritable, et pour tout souffrir avec patience, force et constance jusqu'à la mort. Cette force nous, vient de la lumière qui nous fait connaître la vérité, et nous acquérons par elle la vie de la grâce divine. Enivrez-vous du sang de l'Agneau sans tache, et soyez donc le serviteur fidèle, et non [861] pas infidèle de votre Créateur. N'hésitez pas; ne tournez pas la tête en arrière dans les combats et dans les ténèbres où vous vous trouvez; mais persévérez avec foi jusqu'à la mort, parce que vous savez bien que la persévérance vous donnera la récompense de vos peines.

2. J'ai appris d'une servante de Dieu qui vous offre sans cesse à lui dans la prière, que vous aviez éprouvé de grands combats, et que votre âme est dans les ténèbres par les illusions et les artifices du démon, qui veut vous faire voir de travers ce qui est droit, droit ce qui est de travers (Sainte Catherine parle d'elle-même. Dieu lui avait donné le privilège de voir l'état des âmes.). Il agit ainsi pour vous arrêter dans vos progrès, et vous empêcher d'atteindre votre but; mais prenez courage, parce que Dieu a veillé et veillera sur vous, et que sa providence ne vous manquera pas. Ayez soin en toute occasion de recourir à Marie, et d'embrasser la sainte Croix. Ne vous laissez pas troubler, mais traversez cette mer orageuse sur la barque de la miséricorde divine. Je sais que des religieux et des séculiers, des membres du corps mystique de la sainte Eglise vous ont persécuté et vous persécutent; je sais que vous avez eu des désagréments, et que vous avez reçu des reproches du Vicaire de Jésus-Christ. Vous avez souffert pour vous et pour mol de tout le monde; ne contestez pas, mais supportez tout avez patience, en vous retirant sur-le-champ et en vous renfermant dans la connaissance de vous-même; considérez pieusement que Dieu vous a rendu digne [862] de souffrir pour l'amour de la Vérité, et d'être persécuté pour son nom, et jugez-vous avec une humilité sincère, digne de la peine et indigne de la récompense. Tout ce que vous aurez à faire, faites-le avec prudence, ayant toujours Dieu devant les yeux; que toutes vos paroles et vos actions soient dites et faites en présence de Dieu et de vous-même. Dans le saint exercice de la prière, vous trouverez pour maître et docteur le Saint-Esprit, qui répandra en vous une lumière de sagesse qui vous fera discerner et choisir ce que demande son honneur. C'est la doctrine que nous a donnée la Vérité suprême, qui a pourvu à toue nos besoins avec un amour infini.

3. S'il arrive, mon très cher Père, que vous vous trouviez en la présence de Sa Sainteté notre très saint Père, le Vicaire du très doux Jésus, recommandez-moi humblement à lui (Le B. Raymond jouissait de toute la confiance de Grégoire XI.); demandez-lui pardon de tant de fautes commises contre Dieu par ignorance et négligence; j'ai désobéi à mon Créateur, qui m'invitait à crier vers lui par mes désirs et mes prières, et à m'adresser moi-même à son Vicaire. Ce sont ces fautes sans nombre qui sont cause, je crois, des persécutions qu'il a souffertes, et on peut attribuer âmes iniquités les maux de la sainte Eglise. Il a bien raison de se plaindre de moi, et de me punir de mes fautes; mais dites-lui que je ferai tous mes efforts pour m'en corriger, et lui mieux obéir. J'espère de la bonté de Dieu qu'il jettera un regard de sa miséricorde sur l'Épouse du Christ et de son Vicaire, et [863] aussi sur moi; il m'ôtera mes défauts et mon ignorance, il donnera à son Épouse la consolation de la paix; il la renouvellera au milieu des souffrances, car il est impossible d'arracher sans peine les épines et les abus qui étouffent tout dans le jardin de la sainte Eglise.

4. Pour le Saint-Père, Dieu lui fera la grâce d'être courageux, et de ne tourner la tête en arrière pour aucune difficulté, aucune persécution que lui feront ses enfants coupables. Il sera constant et persévérant; il ne fuira pas le travail, mais il se jettera comme un agneau au milieu des loups avec la faim et le désir de l'honneur de Dieu et du salut des âmes, ne s'inquiétant pas des choses temporelles pour s'appliquer aux spirituelles. S'il fait ainsi ce que demande la Bonté divine, l'agneau deviendra le maître des loups, et les loups deviendront des agneaux; et nous verrons la gloire et l'honneur de Dieu, le bien et la paix de la sainte Église. Il est impossible de réussir d'une autre manière. Ce n'est pas par la guerre, mais par la paix, la douceur et par des peines spirituelles que le père doit punir son fils qui a commis des fautes. Hélas! hélas! hélas! très saint Père, le premier jour que vous êtes venu à votre poste, vous l'ayez fait. J'espère en la bonté de Dieu et en votre sainteté; ce qui n'est pas fait, vous le ferez c'est le moyen de sauver les intérêts temporels et spirituels.

5. Vous savez ce qui vous a été dit Dieu vous demande de travailler à la réforme de la sainte Église en punissant les abus, et en choisissant de bons pasteurs. Faites la paix avec vos enfants coupables [864] en prenant le moyen le meilleur et le plus agréable à Dieu, et vous pourrez ensuite soutenir avec ces armes l'étendard de la très sainte Croix contre les infidèles. Je crois que nous négligeons de faire ce qu'on peut faire non par la force et par la guerre, mais par la paix, la douceur, en punissant les fautes de chacun, non pas autant qu'il le mérite, parce qu'il ne pourrait le souffrir, mais autant que le malade est capable de le supporter: et nous sommes sans doute ainsi cause dc tous ces malheurs, ces ruines et ces révoltes qui affligent l'Église et. ses ministres. Je crains que si on n'y remédie en faisant ce qu'on n'a pas fait, nos péchés ne nous attirent de plus grands désastres que ceux que peut causer la perte des choses temporelles.

6. Tous ces malheurs et toutes vos peines viennent de moi, misérable, de mon peu de vertu et de mes nombreuses désobéissances. Très saint Père, voyez à la lumière de la raison et de la vérité ce que vous avez à me reprocher, non pour me punir, mais pour me plaindre. A qui m'adresser, si vous m'abandonnez? Qui me secourra, qui sera mon refuge, si vous me chassez? Mes persécuteurs me poursuivent, et je me réfugie vers vous et vers les autres serviteurs et enfants de Dieu; et si vous m'abandonnez-en vous irritant et vous indignant contre moi, je me cacherai dans les plaies de Jésus crucifié, dont vous êtes le Vicaire, et je sais qu'il me recevra, parce qu'il ne veut pas la mort du pécheur; et lorsqu'il m'aura reçu, vous ne me chasserez pas, et nous resterons à notre poste pour combattre généreusement avec les armes de la vertu par la douce Epouse du Christ[865]. C'est là que je veux terminer ma vie dans les larmes, les sueurs, les soupirs, et donner mon sang et la moelle de mes os. Et si tout le monde me chasse, je ne m'en tourmenterai pas mais je me reposerai en pleurant et en souffrant sur le sein de la douce Epouse. Pardonnez-moi, très saint Père, toute mon ignorance, et les offenses que j'ai commises contre Dieu et Votre Sainteté. C'est la Vérité éternelle qui m'excuse et me rassure. Je vous demande humblement votre bénédiction.

7. Pour vous, mon très cher Père, je vous recommande d'être auprès de Sa Sainteté plein de courage, sans inquiétude et sans crainte servile. Mais avant tout, soyez fidèle à votre cellule en présence de Marie et de la très sainte Croix, fidèle à l'humble et sainte prière, à la véritable connaissance de vous-même. Ayez une foi vive et une ferme volonté de souffrir; puis marchez en assurance, et faites tout ce que vous pourrez faire pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes, jusqu'à la mort. Communiquez-lui ce que je vous écris dans cette lettre, selon que l'Esprit-Saint vous l'inspirera. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu, Doux Jésus, Jésus amour [866].






Catherine, Lettres 272