Ephrem, Discours exégétiques Liv.2 12

III. Lève-toi, va dans la grande ville de Ninive

et prêches-y ce que Je t'ordonne de leur dire. Et Jonas se leva, et il alla à Ninive, selon le commandement du Seigneur



Tu vois comment, à la voix de Jonas, le peuple de Ninive se presse autour de lui. Un Juif va porter la parole de la pénitence à des hommes plongés dans le crime. Plein de sombres pensées qui l'agitent, il entre avec courage dans l'orgueilleuse cité. Il parle, et la ville païenne se dépouille de ses habits de fête! Tel que le vent dont le souffle impétueux bouleverse la mer, Jonas, sorti du sein des flots, a jeté l'effroi parmi ce peuple, battu par la tempête comme un vaisseau au milieu des vagues irritées. Le prophète s'élance sur les eaux, l'orage soudain gronde; il met le pied sur la terre, elle tremble; il fuit, la mer devient furieuse; il parle, la terre est désolée. La prière calme les flots, la pénitence rend la paix à la terre. Jonas est sauvé par la prière, Ninive par la pénitence. Jonas pria, renfermé dans les flancs d'un poisson monstrueux; c'est dans l'enceinte d'une grande ville que prièrent les Ninivites. Jonas fuyait la Présence de Dieu; les habitants de la cité coupable avaient fait divorce avec la pureté. La Justice divine enchaîna de sa puissante main le prophète et le peuple, parce que tous deux avaient péché. Tous deux demandèrent grâce, tous deux se repentirent. Elle sauva Jonas des périls de la mer et les Ninivites des afflictions qui les menaçaient dans l'enceinte de leurs murailles. A l'école de sa propre expérience, Jonas apprend que la miséricorde est le fruit du repentir. Il offre dans sa personne la preuve que c'est par la pénitence que s'obtient le pardon, et que s'il vient d'échapper à la mer en fureur, Ninive peut échapper à son tour au naufrage du péché. Rejeté sur le rivage où se brisaient les vagues, il fait passer dans le coeur des Ninivites le trouble et l'agitation de la mer soulevée par les vents.

Jonas seul a parlé, Ninive l'a entendu et Ninive a pleuré. Un seul prédicateur hébreu a bouleversé une ville tout entière. Sa bouche pleine de menaces a annoncé à ses auditeurs leur fin prochaine. Un être frêle, un étranger s'est levé au milieu d'un peuple de géants. Sa voix a brisé le coeur des rois; elle a appelé la destruction sur leurs palais. D'une main il éteint l'espérance, de l'autre il leur présente la coupe de la colère. Les rois l'ont entendu; ils sont vaincus, ils déposent leurs diadèmes et leur orgueil. Les grands l'ont entendu, ils tremblent, l'effroi les glace, et leurs vêtements si magnifiques font place au sac de la pénitence. Les vieillards l'ont entendu, et leurs cheveux blancs sont couverts de cendre. Les riches l'ont entendu, et ils ont laissé l'indigent puiser dans leurs coffres-forts; les créanciers ont déchiré leurs titres, et ne se sont plus occupés que d'oeuvres de charité; les usuriers ont fait taire leur voix impitoyable, et ont été du moins généreux une fois. Personne ne songe à réclamer une dette; chacun ne pense qu'à son salut. On n'en voyait point qui fussent tourmentés par le désir de tendre des pièges à la bonne foi des autres. Une sainte émulation animait tous les coeurs; ils n'avaient qu'une ambition, sauver leurs âmes. Dociles à la voix de Jonas, les voleurs, qui ne vivent que de rapines, renonçaient à tout. On ne songeait qu'à s'accuser soi-même, en plaignant le sort du prochain; point de jugements téméraires contre les autres; chacun se condamnait dans son coeur; chacun s'adressait les plus vifs reproches, parce que la Colère divine tonnait en menaces terribles sur tout le peuple. A la voix du prophète, les parricides confessèrent leurs crimes. Les juges descendirent de leur tribunal, qui devint muet en présence de l'arrêt porté par la vengeance céleste; l'effroi qu'ils ressentaient glaça leurs esprits troublés. On semait la miséricorde pour recueillir le salut. L'aveu enchaîné jusque là dans la conscience des pécheurs s'en échappa à la voix de Jonas. La ville criminelle quitte sa robe souillée; le maître affranchit ses esclaves; les esclaves sont soumis à leurs maîtres; chez les femmes, les parures fastueuses ont fait place à l'austérité du cilice; sincères dans leur pénitence, elles font succéder l'humilité à l'orgueil.

Comparée à celle des Ninivites, notre pénitence n'est qu'un songe, notre prière n'est qu'une ombre, notre humilité n'est qu'un masque. Combien ils sont rares ceux qui, en expiation de leurs fautes, se soumettent à un jeûne aussi rigoureux que celui des habitants de Ninive. Leurs aumônes allaient chercher le pauvre; plût au ciel que nous ne nous fissions pas un cruel plaisir de l'affliger! Les Ninivites affranchissaient leurs esclaves; puissiez-vous avoir compassion des hommes libres. Envoyé dans une ville couverte de toutes sortes de crimes, Jonas vint armé par la Justice vengeresse de Dieu des menaces les plus terribles; chacun de ses mots répandait l'effroi, il annonçait à la ville sa destruction prochaine. C'était un médecin redoutable qui devait employer les remèdes les plus énergiques; les instruments qu'il avait apporté avec lui, il les étala aux regards de tous, et tous reculèrent d'horreur. Bien qu'il vînt, non pour détruire mais pour guérir, cependant le grand prédicateur se garde de conseiller la pénitence. Il voulait qu'on fût convaincu que c'est aux malades de chercher eux-mêmes les remèdes dont ils ont besoin. En vain ils frappaient à sa porte, il la tenait fermée, afin qu'ils pussent léguer à leurs descendants un modèle de persévérance.

Juge, le prophète annonça la sentence; les Ninivites l'acceptèrent, sans en accuser la rigueur ou l'injustice. Grande leçon, qui nous apprend quelle est la puissance du repentir, combien il peut désarmer sa colère, et combien les pécheurs ont besoin d'y persévérer jusqu'à ce qu'enfin ils fassent pleuvoir sur leurs têtes la rosée de la miséricorde. Le péché était la cause du mal, le péché, fils impur de la volonté seule, sans le concours de la nécessité. La voix terrible du prophète, c'était le glaive nu présenté à leurs yeux; les plus fiers courages, les coeurs les plus intrépides cédèrent à la crainte. Le médecin envoyé de Dieu brandit sur la tête des malades sa redoutable massue; la ville a tremblé; ce médecin est au milieu d'eux comme l'exécuteur qui va frapper sa victime; tout se courbe sous son bras; mais soudain on se relève, de la peur on passe à la pénitence. Cette massue fut donc le remède puissant dont l'efficacité triompha de l'énergie même du mal. Si les autres médecins flattent les malades; si c'est avec précaution, et presque en souriant qu'ils leur présentent le breuvage amer, Jonas ne leur adresse que des paroles dures et il les guérit par des discours pleins de fiel et d'aigreur. Il va les trouver, il jette l'effroi dans leurs âmes; aussitôt on les voit s'arracher de leurs lits, à l'aspect de la verge redoutable que le prophète agite dans ses mains; soudain le feu des passions qui les dévorent s'éteint, la santé revient, et chacun ne la doit qu'à ses propres efforts.

Plus de banquets; les princes désertent leurs tables somptueuses. Si l'enfant à la mamelle est repoussé du sein de sa nourrice, qui se permettra le luxe des festins? quand l'eau même est interdite aux animaux, quel homme penserait à s'enivrer? quand le monarque se couvre d'un cilice, qui oserait se parer de riches habits? quand la débauche elle-même renonce à ses orgies, qui ne repoussera pas la joie des noces? Les rires peuvent-ils trouver place au milieu de la consternation publique? les plaisirs iront-ils se mêler au deuil général? Les voleurs ont oublié leurs fraudes et leurs perfidies; qui oserait frapper un ami? et quand la ville tout entière menace de n'être bientôt plus qu'un monceau de ruines, ira-t-on, dans un commun danger, s'occuper de son propre intérêt? L'or est répandu sur la terre; personne n'y touche, le voleur lui-même le dédaigne; les trésors sont ouverts, nul n'y fouille. Les regards deviennent modestes, on n'oserait les arrêter sur les femmes, qui ont renfermé leurs parures pour ne pas donner aux hommes une occasion de chute; car elles ont compris qu'elles ne se sauveraient pas elles-mêmes, si, dans les horreurs d'un fléau qui s'étend sur tous, elles devenaient une source de nouvelles fautes; on ne les vit donc pas combattre par leurs charmes les salutaires inspirations de la pénitence; car elles s'avouaient, hélas! qu'elles étaient la cause de la douleur commune. C'est ainsi que les habitants de Ninive, en se donnant réciproquement des leçons de pénitence, contribuèrent à la guérison les uns des autres.

Qui cherche à entraîner le prochain au mal, quand chacun travaille à l'écarter? tous au contraire l'excitent à la prière, l'encouragent à solliciter leur pardon. Les citoyens ne semblent plus former qu'un seul corps, dont les membres s'observent mutuellement. On se fait un devoir d'avertir le prochain de ne pas être un objet de scandale pour son prochain; on lui prêche la justice, et on l'invite à se soumettre à ses saintes lois. Personne ne se renferma dans l'égoïsme d'une prière étroite; ils priaient, au contraire, pour le salut des uns des autres, et, comme s'il n'eussent été qu'un seul homme, puisque la destruction menaçait l'universalité des citoyens, les gens de bien ne s'isolaient pas des gens moins purs, ils s'en rapprochaient, et coupables et innocents, tous chargés des mêmes liens, vivaient ensemble, les justes demandaient à Dieu grâce pour les pécheurs; les pécheurs demandaient qu'Il fût propice à la prière des justes; les innocents demandaient le salut des coupables, les coupables à leur tour demandaient qu'Il exauçât la prière des âmes innocentes.

Les pleurs de l'enfance, si doux et si gracieux, arrachaient des larmes de tous les yeux; ses gémissements, en frappant les oreilles, déchiraient les coeurs. Les vieillards se couvraient de cendre, les femmes dont le temps avait appesanti les pas jetaient au vent leur chevelure que le temps avait blanchie; l'opprobre vint s'asseoir sur des fronts vénérables. La jeunesse, à ce douloureux spectacle, pleurait amèrement; les pères appelaient à partager leur deuil ces mêmes fils dont ils avaient espéré l'appui pour leurs vieux jours. Ainsi, partout l'affliction et la tristesse; partout cette déchirante pensée que les mêmes funérailles attendent en même temps, et ceux à qui la piété fait une loi de rendre les derniers honneurs à leurs parents, et ceux qui en sont le déplorable objet. Conseillés par le chagrin, les veufs et les veuves se dépouillent de leur chevelure. Assise sur sa couche inquiète, la mère de famille est entourée de ses enfants qui, saisissant dans leurs mains les franges de ses vêtements, la conjurent de les sauver. Épouvanté par les secousses de la terre qui s'ébranle jusque dans ses fondements, l'enfant cherche un asile dans le sein qui l'a nourri; le malheureux se cache sous l'aile maternelle. Le soleil se lève et se couche; on suppute les jours: on se demande avec effroi combien il y a d'écoulés; on compte de combien d'heures s'est abrégé déjà l'espace à parcourir, on ne voit pas sans trembler s'envoler des instants qui emportent avec eux une portion du temps qui reste à vivre. Dans le deuil général, que de questions adressées aux parents par leurs fils! Combien en reste-t-il jusqu'au jour marqué par le prophète? quand sonnera l'heure où nous descendrons tous vivants dans le tombeau, où cette ville si belle ne sera plus, où tout un peuple aura disparu? Quand les ténèbres doivent-elles nous engloutir dans leurs ombres? Quand le bruit de notre désastre ira-t-il épouvanter le monde? Quand enfin le pied de l'étranger, en foulant le sol de notre patrie, n'y soulèverait-il plus qu'une vaine poussière?

Vivement émus par les questions de leurs enfants, les pères pleuraient; leurs larmes se confondaient; demandes et réponses, tout les attristait également. Étouffée dans les sanglots, la voix n'avait plus de sons articulés; la douleur et les gémissements de leurs fils les rendaient muets; et cependant, pour qu'un silence obstiné n'ajoutât pas encore aux tourments de leurs enfants, et dans la crainte qu'ils n'expirassent de chagrin avant le jour fatal, les parents retinrent leurs larmes, firent taire les sentiments de leurs coeurs, afin de conserver assez de liberté d'esprit pour répondre avec prudence aux questions de ces petits malheureux, et apporter ainsi quelque soulagement à leur maux. Craignant de dire la vérité, craignant de faire connaître que la terrible journée annoncée par le prophète n'était pas éloignée, ils suivirent l'exemple d'Abraham; ils offrirent à leurs fils quelque consolation dans les paroles mêmes du prophète.

Isaac demanda: "Où est la victime du sacrifice?" Abraham, dans la crainte qu'un mot funeste, en faisant éclater la douceur de l'enfant, n'altérât la pureté de l'holocauste, l'amusait de douces paroles jusqu'au moment où il se laisserait lier et que l'épée sortirait du fourreau. A cette question embarrassante, Abraham n'opposa pas un silence affligeant, et il ne voulut pas non plus donner carrière à sa douleur, pour laisser au sacrifice toute sa sainteté. Il avisa au moyen de satisfaire à l'impatience de son fils. Ne voulant pas lui révéler la vérité, il s'enveloppa de l'ombre d'un mystère, et la vérité perça néanmoins dans les termes mêmes employés pour la cacher. Il n'osa pas lui dire: C'est toi; il lui prédit que la victime ne manquerait pas au sacrifice, et tout en croyant que c'était lui-même, il ne le lui déclara pas ouvertement. Ici la langue, qui n'est ordinairement que l'interprète du coeur, fut plus intelligente que le coeur même; le coeur allait laisser échapper son secret, l'esprit le contint, la parole devint prophétique, et la raison, éclairée par elle, lui dut une réponse dictée par la sagesse. "Nous allons monter, mon fils et moi, disait Abraham à ses serviteurs, et nous reviendrons près de vous. "Cette parole dont il se servait pour les tromper fut une prophétie. Car il y a ici inspiration prophétique, il n'y a pas mensonge dans le patriarche qui, en ménageant la sensibilité d'Isaac, ne voulait pas trahir la vérité.

Ainsi firent les Ninivites pour arriver au même but. Ils répondirent en pleurant à leurs enfants: "Dieu est doux et clément; Il ne détruira pas l'oeuvre de ses Mains. L'ouvrier veille surtout à la conservation de son ouvrage; avec plus de soin encore, l'Etre essentiellement bon ne voudra pas détruire, soyez en convaincus, l'homme fait à son Image et qu'Il a éclairé de la lumière de la raison. Notre ville ne périra pas, enfants, notre patrie ne sera pas détruite. Cette menace qu'Il a fait entendre n'est qu'un appel à la pénitence, et s'Il a fait éclater sa Colère, c'est pour nous engager à rentrer dans la voie du bien. Une faute vous est-elle échappée, mes enfants, une punition sévère en est la peine et vous corrige. Les verges ont déchiré vos corps, et cependant ce n'est pas votre mort que nous voulions. Nous vous avons repris, parce que vous aviez mal fait, et nous nous sommes réjouis, quand vous avez reconnu votre péché. Vous avez remarqué vous-mêmes que le châtiment n'avait d'autre principe que notre amour pour vous; vous avez compris que c'était la pitié, votre intérêt qui armait nos mains. Vous en êtes devenus meilleurs, vous avez été dignes d'être nos héritiers. D'une souffrance passagère est née la joie de vos âmes, vous vous êtes ouvert par là un trésor de bonheur, et une douce satisfaction de vous-mêmes vous a fait oublier la peine.

"Que cette expérience que vous avez faite vous instruise et vous éclaire. C'est pour nous rendre meilleurs aussi que Dieu, notre Père, nous châtie aujourd'hui. S'Il a levé sur nous la verge de la colère, c'est pour nous effrayer; et Il nous effraie pour nous corriger. Comme nous n'avions pas d'autre but en vous châtiant que votre instruction, d'autre intention en excitant le sentiment de la douleur que de vous être utiles; de même Dieu, plein de bonté et de miséricorde, ne veut non plus que nous instruire, nous sauver et nous arroser des flots de son Amour. La verge n'est que le symbole de sa Tendresse, les plaies qu'II nous envoie, un trésor de grâces. Que si vous tenez pour certain qu'en vous punissant nous n'avons écouté que la voix de l'amour le plus vrai, douteriez-vous que ce ne fût le même sentiment qui anime aujourd'hui le Seigneur? Que notre sévérité envers vous soit comme un miroir où se réfléchissent sa Tendresse et sa Bonté. Car quel que soit notre amour pour vous, peut-il approcher de celui que Dieu porte aux hommes qu'Il a créés? Combien l'un est supérieur à l'autre! Sa Sévérité vous paraît-elle excessive? p)us grande encore est sa Clémence. Cette douleur qui nous presse est un don que nous fait sa Bonté, et ses plus riches Présents sont pour ceux qui en sont les plus dignes."

"Bannissez, enfants, bannissez la tristesse; séchez un instant vos larmes; cette inquiétude qui vous agite se calmera, ces mouvements d'emportement cesseront, votre patrie ne sera plus dans l'affliction, et au deuil succédera la joie, et, en vous voyant purs, Celui qui vous châtie Se réjouira dans son Coeur." Voilà les discours que les Ninivites tenaient à leurs enfants. Ils ne voulaient que les consoler, et cependant c'est le repos et le bonheur qu'ils prophétisaient en vérité. La prédiction fut aussi vraie que la pénitence fut prompte. La pénitence accomplit l'oeuvre, et l'événement justifia la prédiction.

Au reste, quoiqu'ils répétassent souvent ces paroles consolantes, leurs larmes coulaient toujours, et, tout en cherchant à mettre un baume sur la plaie, leur affliction n'était pas moins grande. La crainte prolongea le jeûne, et l'inquiétude les prières. Au trouble qui agitait le juste, ils comprenaient quel devait être l'effroi du pécheur. Quand la mort était ainsi à leurs portes, le roi se montra à son peuple et toute la ville en fut émue; quand on le vit couvert d'un cilice, quel grand de sa cour n'aurait pas rejeté ses brillants habits de soie, au moment surtout où la Colère divine pesait de tout son poids sur ces murs coupables? Le roi pleurait au spectacle des larmes qui coulaient de tous les yeux, et le citoyens pleurèrent en contemplant cette tête auguste souillée de cendres. Ces murs en deuil, ces cilices pour vêtements, tout lui arracha des pleurs; partout des gémissements et des sanglots dont l'amertume semblait vouloir éveiller la sensibilité des murs et des pierres elles-mêmes. Qui donc inspire aux habitants de Ninive ces prières si touchantes? qui rendit pures leurs moeurs si corrompues? qui, pour les corriger, exposa leurs vices dans leur hideuse nudité? qui brisa ces fiers courages? qui chassa les plaisirs et leur impur cortège? quelle parole assez puissante déchira les coeurs en frappant les oreilles? pourquoi ces regrets si cuisants? ce repentir si douloureux? pourquoi cet effroi qui glace leurs membres en entendant la voix d'un simple prophète? d'où vient ce besoin de la pénitence qui les presse, croyant voir en lui Dieu S'offrir à leurs yeux? pourquoi ces mortelles angoisses à la vue du glaive qui brille dans les mains de la justice?

Cependant quel spectacle lamentable! toute une ville, et une ville si grande, plongée dans le deuil! ... La jeunesse qui, dans ses riantes espérances, reculait le terme de sa joyeuse vie, pleurait en la voyant bornée à quelques jours; mais qu'ils étaient plus déchirants encore les gémissements de la vieillesse, dans cet instant cruel où ceux qui voyaient sans regret la tombe s'entr'ouvrir, et ceux qui devaient leur rendre les derniers honneurs, avaient le funeste pressentiment que bientôt la ville serait détruite. Et les jeunes hommes, quelles plaintes s'exhalaient de leur coeur, quand ils pensaient qu'à ces noces qu'ils avaient rêvées allait succéder la pompe lugubre des funérailles! Et les jeunes vierges, qui dira leur douleur? Arrachées à la couche nuptiale, elles allaient être englouties, à quelques jours de là, par la terre, à jamais!... Qui donc aurait pu ne pas verser de larmes, quand le roi lui-même était baigné de ses pleurs? Exilé de son palais, il marchait vers la tombe; roi d'un peuple plein de vie, il allait mêler dans quelques heures sa royale poussière à la poussière des morts; le tombeau, voilà son char d'honneur! les débris de sa grande cité, voilà son cortège! Il le savait; la mort était là qui, dépouillant de tous ses biens, de ces délices qui rendent la vie si douce, allait précipiter du lit de repos dans le cercueil et le roi et les sujets.

Le roi rassembla son armée. La ruine commune qui les menaçait jetait dans tous les esprits le trouble et l'effroi. Le prince se rappelait les belles actions qui avaient signalé leur courage, les victoires qu'ils avaient remportées, les dangers auxquels ils avaient heureusement échappé; mais aujourd'hui, vaincu par la grandeur du mal, toute ardeur s'était éteinte en lui, et il n'y avait plus à espérer ni secours ni salut. Braves compagnons, leur disait-il, ce n'est pas ici une guerre où nous puissions compter, après de généreux efforts, sur la victoire et son triomphe. Un mot qui a frappé nos oreilles en glaçant nos courages, un Hébreu qui, seul et sans armes, abat à ses pieds les héros vainqueurs de plusieurs nations, voilà nos redoutables adversaires. Nous avons soumis plus d'une ville, nous sommes vaincus dans l'enceinte de nos propres murailles. Ninive, la mère des héros, a tremblé devant un seul homme; la lionne dans sa tanière a reculé à l'aspect d'un seul Hébreu; l'Assyrie a poussé des rugissements, l'univers s'en est ému; Jonas, de sa terrible voix, a ébranlé l'Assyrie à son tour. Voilà l'horrible plaie qui a frappé les vaillants fils de Nemrod.

Le prince, en même temps, donna à ses soldats un salutaire conseil. Mais, écoutez-moi, dit-il, un parti est à prendre; ne nous livrons pas au désespoir dans cette grave conjoncture; combattons avec courage, comme il convient à des gens de coeur, ne laissons pas la mort se jeter sur nous comme sur des lâches et des hommes timides. Celui qui ne pâlit point au milieu du danger, peut mourir sans doute; mais s'il a été brave, s'il y échappe, il triomphe. Si donc la mort pour lui n'est pas sans gloire, si sa vie est une sorte de trophée, il y a deux avantages acquis à tout homme intrépide. L'homme sans énergie, au contraire, n'a que la mort en partage: la mort avec la flétrissure, la vie avec la honte. Préparons donc nos armes, disposons-nous à faire de grandes choses, réveillons toute notre ardeur; quand tout nous échapperait à la fois, nous laisserons du moins après nous un nom honorable. Dieu, ainsi que nous l'ont appris nos ancêtres, a deux ministres à ses ordres: la justice et le pardon. Pour venger la justice outragée, Il fait gronder ses menaces; mais souvent le pardon appelle sa miséricorde; désarmez la justice, le pardon vous viendra en aide. Que nos prières fléchissent la Justice, la Bonté et la Clémence ne nous feront pas défaut. Mais si la Justice reste inflexible, n'allons pas en accuser la prière; si nos pleurs sont stériles, gardons-nous de croire que ce soit un piège tendu à notre faiblesse. Dans une affaire où la justice et le pardon sont aux prises, le repentir n'a pas à craindre sa défaite. A une ville toute nouvelle il faut de nouvelles armes; si le combat est secret, que les armes le soient aussi.

Nos ancêtres, ces hommes sages qui nous ont laissé tant de préceptes de morale, dont les oracles sont parvenus jusqu'à nous par le souvenir de leurs actions et des luttes qu'ils ont eues à soutenir, nos ancêtres nous l'ont appris; l'homme n'est pas assez sourd pour ne pas entendre ce langage; et d'ailleurs la renommée a publié dans le monde entier quels chemins les justes ont pris pour arriver au port du salut. N'est-elle pas connue de tous les peuples la loi qui condamne tout homme criminel? Ne savons-nous pas par quels supplices les méchants ont expié le mal qu'ils ont fait? C'est un miroir placé devant nos yeux; que chacun y voie l'infamie atteindre l'homme aux moeurs désordonnées; rien n'y cache ses traits hideux; mais aussi la pénitence a été partout proclamée, partout elle s'est offerte aux pécheurs; partout elle s'est levée comme un phare pour guider sa nacelle et éclairer sa route.

Qui de nous n'a pas entendu parler du déluge! il ne remonte pas à une époque trop éloignée; il est voisin de nos temps, cet épouvantable désastre où Noé vit la terre submergée, engloutie dans les flots que la Justice de Dieu précipita sur le monde; l'esprit alors n'avait pas moins de perspicacité; l'oeil de la raison n'était point obscurci par les rayons du soleil. Les hommes de ce temps, les contemporains de Noé, ne péchèrent point par ignorance, mes enfants, ils avaient été avertis plus d'une fois; ils furent punis de leur désobéissance. Une grande voix qui annonçait le déluge s'était fait entendre, ils rirent de ses vaines menaces et appelèrent le Courroux de Dieu sur leur têtes. Le bruit des marteaux et des haches, le cri aigu de la scie présageait ce grand débordement des eaux; rien ne les toucha; ils virent tout avec mépris et dédain; l'arche enfin fut achevée. Alors la justice monta sur son trône, leur audace y fut condamnée. Soudain, l'eau jaillit de toutes les sources, son bruissement épouvantable s'éleva contre leurs railleries, un déluge vint avec un horrible fracas accuser ce peuple insensé qui avait souri de pitié au bruit des marteaux et des haches. Le tonnerre gronda et punit ces insultantes moqueries qui avaient accueilli le frémissement de la scie déchirante; les nuages s'entrechoquèrent, et de leur sein enflammé s'élancèrent les éclairs dont les lugubres lueurs éblouirent leurs yeux et éteignirent la lumière.

Alors on les vit accourir en foule vers l'arche, objet naguère de leurs sarcasmes; mais Noé ferma à ces impies la porte du vaisseau dont la construction les avait fait sourire de pitié. Prenons garde, mes frères, de mépriser de même la voix de Jonas; n'allons pas ne tenir compte d'aucun de ses avis; mettons tous nos soins, au contraire, à les méditer. Ses discours, je l'avoue, m'ont jeté dans un grand trouble. Si quelqu'un de vous s'expliquait la prophétie par l'audace du prophète, ou s'il n'y voyait que l'égarement d'un homme que la raison a abandonné; s'il ne voyait en Jonas qu'un homme en délire; qu'il pèse ce que je vais dire; qu'il y réfléchisse, il comprendra peut-être qu'à la sagesse se joint dans la tête de cet étranger l'esprit le plus profond, le jugement le plus sain. Son extérieur est simple, vous le voyez; mais sa parole est haute. Je l'ai interrogé devant vous; je lui ai adressé différentes questions. J'ai voulu éprouver sa parole, comme on éprouve l'or dans le creuset. Il ne fut point effrayé; il n'a témoigné ni crainte ni trouble; il n'a pas hésité un moment; il n'a point révoqué la sentence que la loi et la vérité ont dictée; sa mémoire fidèle n'a rien oublié; il ne s'est pas écarté du but qui lui a été marqué. Les caresses que je lui ai faites, il n'y a pas été sensible; les menaces l'ont trouvé inébranlable .

De l'or, il s'en est moqué; le glaive, il y a opposé un froid dédain. Le fer et les plus riches présents ont passé devant ses yeux comme une chose dont il ne connaissait pas même l'usage. Il y a des gens qui se laissent séduire par les richesses, épouvanter par les supplices. Richesses, supplices, ont été sans force auprès de lui. Le cercle, brillant et cruel à la fois dans lequel je l'avais enfermé n'a pu l'enchaîner; il en est sorti triomphant. Je lui offrais de l'argent, il a ri; je faisais briller l'épée, le mépris s'est assis sur sa lèvre. Ni l'ambition, ni la mort n'ont pu le vaincre; et cependant sa parole était comme un trait qui déchirait le marbre; il n'a pas tremblé devant ma puissance; il n'est pas descendu à la flatterie. Tout cet éclat qui m'environne n'est pour lui qu'un monceau de boue. Mes richesses, mes armes n'excitent que son dédain. Son front est d'airain, depuis que sa pensée s'est arrêtée sur le sol de notre patrie, et rien n'a pu le déterminer à se relâcher de sa sévérité envers nous.

Son discours est donc un tableau où sont peints tous nos crimes; jetons-y les yeux. Jonas nous offre déjà l'image de Dieu que nos fautes ont offensé, qui poursuit sa Justice et qui menace notre patrie des effets terribles du jugement qui plane sur nos têtes. Nous avons assez reconnu déjà la vérité de son langage; il n 'y a chez lui ni art ni artifice. S'il nous eût annoncé des jours heureux et prospères, nous pourrions ne voir en lui qu'un fourbe, qui ferait payer au poids de l'or ses flatteuses promesses. Le devin qui n'est inspiré que par un sordide intérêt nous ouvre un riant avenir, caresse notre faiblesse, et nous entoure de puissance et de grandeur. Le Chaldéen affamé ne craint pas de tirer un heureux horoscope, dans l'espérance d'une plus grande récompense; à l'entendre vous serez comblé de richesses, non qu'il veuille ou qu'il puisse donner une obole, mais afin qu'en vous séduisant ainsi par la promesse d'une future opulence, il arrache à votre légèreté ce que vous possédez. Au contraire, le médecin, honnête et sincère, ne cache point la vérité au malade. En entrant, il n'adoucit pas le ton de sa voix, il explique tout, point de réticence, il ne parle point en termes ménagés de remèdes violents; il n'est pas assez craintif pour ne pas prononcer que la dent gâtée doit être arrachée; même en présence des rois, il dit ce qu'il pense; il ne craint pas de présenter une boisson amère aux fils des rois; ces hommes qui font trembler les autres, il les lie intrépidement, il s'arme contre eux de ses instruments; il n'est pas assez timide devant la puissance pour ne pas donner un caustique à des membres gangrenés. Qui donc oserait d'après cela accuser de mensonge le prophète qui ne présage que désastre et infortune? Non, il ne ment pas, celui dont les paroles nous trouble si fort; si le langage est énergique, le coeur est du moins sincère.

Un médecin, quelque ferme qu'il soit, se laisse toutefois chatouiller par l'espérance du gain; cet Hébreu se place bien au-dessus de ceux qu'il vient guérir; depuis qu'il est au milieu de nous, il n'a pas même voulu recevoir sa nourriture d'un jour; il jeûne, il pleure depuis qu'il est entré dans nos murs. Qui donc a pu déterminer cet étranger à se charger, sans espoir de récompense, de nous apporter ces sinistres prédictions? pourquoi n'a-t-il pas craint de les proclamer? On lit dans l'histoire des Hébreux que Moïse et Élie se sont abstenus de nourriture pendant quarante jours. Quoi! celui-ci s'est-il prescrit le même jeûne? Mais si l'homme juste se condamne ainsi à jeûner, jeûnons, je vous en supplie, jeûnons, nous tous qui avons péché, et s'il y a un saint parmi nous, qu'il prie. Ah! du moins revêtons-nous du cilice, couvrons nos têtes de cendre. Mais peut-être il prie et il jeûne dans la crainte que, si notre ville est sauvée, il ne paraisse n'avoir été qu'un imposteur; il demande peut-être la destruction de notre cité, il lutte pour assurer la vérité de ses menaces. Eh bien, s'il nous attaque par le jeûne, faisons-nous du jeûne une arme contre lui, et pourtant ce n'est pas contre le prophète que notre pénitence doit combattre; il ne nous a fait aucun mal; ce sont nos péchés qui nous perdent; ce n'est pas cet Hébreu qui causera la ruine d'une ville que ses propres fautes poussent à l'abîme.

Nous avons, mes amis, un autre ennemi caché; voilà celui qu'il faut attaquer avec courage. Tout le monde connaît l'histoire de Job, cet ancien juste dont les animaux mêmes ont appris, je crois, à connaître les nobles actions. Sa victoire sur la tentation a été publiée dans tout l'univers, et, ainsi que nous l'ont enseigné nos pères, le démon se constitua son accusateur. Mais si cet artisan du mal n'a pas craint de calomnier un saint personnage, croyez-vous qu'il sera moins disposé à rappeler à des coupables leurs véritables crimes? Sa malice, quoique différente dans son objet, est égale contre les justes et contre les pécheurs. Elle poursuit le juste pour le rendre pécheur, elle tue le pécheur pour qu'il ne rentre pas dans la voie du bien. C'est lui qui, renversant d'une main les maisons des enfants de Job, de l'autre fit couler leur sang parmi des flots de vin, et jeta leurs membres déchirés sur les débris de vases. C'est lui qui écrasa les maîtres sous les ruines de leurs palais. C'est pourquoi je crains qu'il n'ait été envoyé pour ébranler nos murs jusque dans leurs fondements et plonger notre patrie dans la désolation. Vous avez vaincu des rois sur les champs de bataille, soldats, triomphez de Satan par la prière. Que vos bataillons marchent fièrement à sa rencontre; mais auparavant quittez vos manteaux, rejetez-les loin de vous. Le sac de la pénitence, c'est l'arme la plus sûre que vous puissiez lui opposer; brisez vos arcs, appelez la prière à votre aide, laissez ce glaive inutile; le jeûne, voilà l'épée qui vous donnera la victoire; seul il tranchera dans le vif de nos plaies secrètes. Les lauriers dont vous avez couronné vos fronts jusqu'ici me semblent de peu de prix; mais si vous êtes vainqueurs aujourd'hui, ce sera notre plus beau triomphe et si dans les autres combats j'ai toujours marché le premier, dans la lutte nouvelle qui va s'engager je serai encore à votre tête. Aux armes donc! mais prenez celles dont je vais me revêtir moi-même! Courage, amis, marchons!


Ephrem, Discours exégétiques Liv.2 12