Ephrem, Discours exégétiques Liv.3 24

Il dit, et se dépouille des insignes de la royauté; tous se dépouillent en même temps. Il s'enveloppe du sac de la pénitence, et, à son exemple, ses soldats s'avancent, couverts de cilice. Ainsi, ces Assyriens tout brillants de l'éclat de leur riche armure en des temps plus heureux, maintenant, sous un lugubre vêtement, rappelaient, par leurs cilices hérissés de poils, les mystères de Jacob. Mais, en s'abandonnant ainsi à la plus amère affliction, la pénitence leur donna la victoire, le démon fut vaincu, comme l'avait été Ésaü, et, à l'exemple de Jacob, leur modèle, les Ninivites triomphèrent à leur tour. Ayant donc rassemblé les chefs de ses troupes, le roi passa la revue de son armée, et des hérauts furent envoyés auprès de chaque légion pour exhorter tous les soldats à la pénitence. Que celui qui est impur, disaient-ils, se purifie, s'il ne veut pas succomber; que l'avare impose silence à sa passion, et qu'il ne jette pas le trouble parmi les combattants: que l'homme dont le coeur est accessible à la colère se montre doux et clément envers son compagnon d'armes, s'il veut que la justice vengeresse l'épargne dans sa fureur; plus de haine, elle porte partout le désordre; plus de paroles outrageantes, et la ville sera comblée des Bénédictions de Dieu; loin de vous le parjure et le mensonge, dans la crainte que l'événement ne justifie la prédiction, et que la sentence portée contre vous ne vous frappe; brisez les liens de votre coeur; ils seraient un obstacle à l'élan de la prière; ne cherchez plus le bonheur dans le péché, pour que nous puissions échapper au châtiment que nos désordres rendraient plus affreux encore. Tels étaient les discours des hérauts dans tous les quartiers de la populeuse cité.

Cependant le coeur toujours déchiré par la douleur qu'il aurait voulu inspirer à tous ses sujets, le roi parcourut lui-même les rangs de l'armée et ordonna à ses soldats de jeûner; il leur donna alors de véritables armes, et leur conseilla de prier Dieu: "Car, ajouta-t-il, nous n'avons plus d'espoir que dans la prière; c'est un arc dont les flèches assurent la victoire aux combattants et une cuirasse qui repousse les traits de l'ennemi; c'est une épée redoutable aux mains de ceux qui en font usage." Ayant ainsi tout disposé, ayant pris toutes les mesures propres à assurer la défense, le prince pensa à fortifier la ville, et le cilice qui le couvrait fit voir de quels traits l'un et l'autre sexe devaient se munir pour le salut de la patrie. Ainsi, le sac de la pénitence furent les armes que les citoyens reçurent de ce vaillant petit-fils de Nemrod, de cet intrépide chasseur, qui, laissant en paix les animaux sauvages, fit la guerre aux vices de son peuple, n'alla point troubler la paix des forêts, mais purifia la ville, et, sans s'attaquer aux bêtes féroces, combattit les crimes des hommes, méprisa "le fiel des dragons" (Dt 32,33), et, par l'effet salutaire du jeûne, versa dans toutes les âmes une merveilleuse douceur. On le vit, descendu de son char, parcourir à pied toute la ville, pénétrer dans les réduits les plus obscures pour y semer les germes de la pénitence. Pour effacer toutes les souillures, il renonça à la pompe et au faste, parcourut les rues, soutint le courage des habitants que glaçaient d'effroi les secousses dont la terre était agitée; simple et sans ornements, partout il répandit le calme et la paix .

A ce spectacle, Jonas s'étonna, et, en voyant le triomphe des Ninivites, il eut honte de son peuple, pleura le malheur des enfants d'Abraham. Les fils de Chanaan devenus sages! la race de Jacob persévérant dans son erreur! Les incirconcis avaient purifié leurs âmes, et celles des circoncis s'endurcissaient de jour en jour! Ces hommes qui jadis se glorifiaient dans les fêtes du sabbat, dédaignaient leurs pieuses cérémonies et leurs fêtes, et regardaient avec indifférence et la vie et la mort. Mais que fit le roi? Frappé de l'idée que tous ces malheurs n'avaient d'autre cause que les péchés des hommes, il coupa le mal dans sa racine, et bientôt cessèrent les désordres qui marchent à sa suite. Le médecin, connaissant quel remède la maladie exigeait, appela le jeûne à son aide, et le péché s'enfuit, chassé par les cendres et le cilice de la pénitence. Alors ils ne commirent plus de fautes; alors aussi le Dieu clément et bon répandit sur eux les trésors de sa Miséricorde. La violence et l'avarice n'infestèrent plus les coeurs; la ville et ses alentours furent sauvés. Et cependant Jonas réclamait sa dette, que le jeûne devait acquitter; les Ninivites assemblés délibéraient sur les moyens d'échapper à la destruction et à la mort, et ils décidèrent que c'est par l'abstinence qu'il fallait se rendre Dieu propice.

Mais qui donc, je vous le demande, apprit aux Ninivites ce secret du ciel, et leur montra que le jeûne pouvait changer l'Arrêt de Dieu? Ce ne fut pas Jonas, qui semblait, au contraire, redouter cette annulation: il avait annoncé que le décret était immuable. Malgré la foi qu'ils avaient en Jonas, les habitants de cette ville malheureuse n'en réussirent pas moins à faire casser l'arrêt. Ils distinguèrent sagement Dieu de l'homme; ils pensèrent que l'homme n'était qu'un homme, mais que Dieu est infiniment bon. Si le prophète leur paraissait sévère, ils n'ignoraient pas que Dieu est clément; ils ne se révoltèrent pas contre la sévérité de l'homme afin d'apaiser Dieu; au prophète la justice, disaient-ils, à Dieu la miséricorde. Le jeûne leur inspirait une confiance que Jonas voulait leur faire perdre. Jonas brisait les courages, la prière les ranimait; la pénitence émoussait la pointe du fer dont la justice les menaçait; le cilice dissipa l'obscurité qu'avaient répandue les nuages, et la pénitence rendait au ciel toute sa sérénité. La continence soutint les habitants de l'Asie, que la crainte avait troublés; l'aumône prêta de nouvelles forces à ces genoux qui fléchissaient; l'or expia les crimes dont il est la source ordinaire. Les pécheurs, à l'école du jeûne et de la prière, apprirent à se mettre à l'abri de la disette; sous le cilice, les vieillards donnèrent un appui à leur vie chancelante; les pleurs rafraîchirent les couronnes des jeunes hommes, et le deuil dont les vierges se couvrirent purifia leurs lits de noces; les animaux, à qui leurs maîtres refusaient de l'eau, exprimaient leurs plaintes, chacun dans une sorte de langage particulier à son espèce. Les cris des hommes et des animaux étaient confondus; la Justice de Dieu les exauça, et le pardon descendit du ciel et les sauva de l'arrêt porté par Jonas. Les Ninivites couraient au temple, priaient sans cesse; le jeûne succédait au jeûne, le cilice au cilice, et partout une cendre nouvelle s'entassait sur la cendre vieillie. Tous les yeux ne cessèrent point de pleurer, la bouche ne cessa non plus d'invoquer la clémence; les oreilles n'étaient frappées que du bruit des gémissements et des sanglots; plus de regards animés par les désirs, plus de lèvres souriantes; toujours des larmes, toujours la componction du repentir, toujours l'aumône; tous les jours de nouvelles prières, tous les jours de nouveaux voeux; dans l'espérance d'obtenir un soulagement à leurs maux, tous les jours étaient marqués par des prières publiques. Enfin la grâce leur ouvrit la source inépuisable des consolations célestes.

Alors la tempérance et la chasteté rentrèrent dans le coeur des hommes et des femmes; tout obstacle avait disparu. Avec le jeûne revint la douceur des moeurs; la langue perdit son fiel; réunis par la concorde, les citoyens ne furent plus que les membres d'un seul corps. La Clémence de Dieu fit pleuvoir sur eux la rosée de ses Grâces. La charité ouvrait la main des jeunes citoyens, les hommes faits étaient francs et sincères; la paix avait éteint la torche des haines intestines; le silence et la réserve étaient communs aux femmes; c'était une rude tâche, mais elles y trouvaient le moyen de s'acquitter avec zèle de tous leurs devoirs; les vieillards priaient et n'épargnaient point à la jeunesse les utiles conseils de l'expérience. Les adolescents étaient chastes, les vierges modestes; la charité et la concorde rapprochaient les esclaves et leurs maîtresses. Point de faste, point d'orgueil; la simplicité des habits avait fait disparaître l'envie, les rivalités et les fâcheux éclats; rois et sujets, tous étaient également pieux. Les maîtres et les serviteurs buvaient ensemble à la coupe de l'égalité; les riches et les pauvres s'asseyaient à la même table que l'humilité avait dressée; un même lit, le cilice, recevait les nobles et les ouvriers; un même joug pesait sur tous les fronts, la pénitence.

Tous travaillaient dans le même but, le salut de la patrie. La même plainte, exprimée sur différents tons, se renouvelait chaque jour; chaque jour le même gémissement, quoique produit par des douleurs diverses, sortait du fond des poitrines; de toutes parts s'exhalaient des soupirs, qui cependant n'avaient pas leur source dans le même sentiment. La ville qui redoutait des dangers de toute espèce, était plongée dans l'étonnement et la stupeur, et, semblable à l'oiseau perché sur un rameau flexible, elle s'agitait, se tourmentait en tous sens; vous auriez dit un roseau courbé par le souffle inconstant des vents. Le jour venait-il à paraître? ils n'espéraient pas le voir finir; les ténèbres couvraient-elles le ciel? ils ne se flattaient pas de revoir la lumière le lendemain. Tous les jours, la mort était devant leurs yeux; tout un peuple épouvanté frappait à la porte des enfers, et la douleur enveloppait la ville de son sinistre réseau.

Jonas comptait les jours, les Ninivites leurs péchés; Jonas calculait le nombre des nuits, les Ninivites déploraient leurs malheurs; pendant sept semaines, Ninive vécut dans ce triste état; pendant sept semaines, elle veilla et pleura. Cependant )e prophète s'est retiré sous un couvert de feuillages, hors de la ville, pendant que les habitants se livraient à la plus vive douleur; mais quand il vit que par leurs larmes ils effaçaient les souillures de leurs péchés, il s'effraya, et cet effroi se redoubla à la vue du jeûne auquel ils s'étaient condamnés. Un lierre couvrait le prophète de son ombre, quand le feu de leurs anciens crimes embrasait leurs membres; mais l'abri de Jonas s'étant bientôt écroulé, le bras du Très-Haut s'étendit sur les pécheurs. Il vit qu'en Présence de Dieu leur âme s'était, comme l'eau, détournée de la source du vice; il vit les rois jeûner et se rouler dans la poussière, les petits enfants pleurer, les animaux mugir ou bêler dans les étables, les mères arroser de larmes leurs tendres nourrissons, qui les en baignaient à leur tour. Il gémit alors; les Assyriens se laissaient aller à la tristesse, les Hébreux à la débauche; Ninive pleurait, Sion ouvrait son coeur à la corruption: il comparait ainsi l'Assyrie et Jérusalem, et il maudit lui-même et les siens. A Ninive, il voyait les femmes impudiques rentrer dans le chemin de la vertu, les filles de Jérusalem s'en éloigner à jamais. A Ninive, les esprits possédés du démon brisaient ses chaînes et apprenaient à connaître la vérité; dans Sion, au contraire, de faux prophètes, des hommes pleins de mensonges et de ruses se répandaient partout. Il voyait les païens briser les idoles, et son peuple en remplir ses demeures.

Instruit par sa propre expérience, il ne s'étonna plus de l'accueil fait à Moïse par le prêtre étranger, à Élie par la veuve, par les gentils à David que poursuivait Saul en fureur. Ce n'est pas sans raison que ce messager de la destruction craignait que la pénitence des Ninivites ne rendît vaine sa prédiction; et cependant il pouvait à peine retenir ses larmes, à la vue des filles des gentils qui abjuraient les superstitions de leur patrie, quand il se rappelait que les filles de Jérusalem pleuraient Adonis; quand il voyait une ville païenne chasser les devins, les magiciens que la Judée laissait errer dans ses campagnes; l'Assyrie renverser les autels du mensonge, que Sion, au contraire, élevait devant ses portes. Ninive rassemblait ses enfants comme dans le temple de Dieu, se purifiait de ses souillures, se soumettait à un jeûne saint et austère; Jérusalem changeait le temple du Seigneur en une caverne de voleurs; le roi d'Assyrie adorait le vrai Dieu, Jéroboam rendait hommage à des veaux d'or; les Ninivites faisaient en gémissant l'aveu de leurs crimes en la Présence de Dieu; les Hébreux immolaient leurs fils, égorgeaient leurs filles en l'honneur des démons; Ninive faisait à Dieu un sacrifice de larmes, les Hébreux des libations de vin aux vaines images; à Ninive le deuil, à Sion les fêtes et l'encens brûlé aux pieds des idoles .

Si l'espérance s'éteignait dans le coeur des Juifs, elle se ranimait dans le coeur des gentils; si le luxe croissait à Jérusalem, à Ninive c'était l'humilité. Si les vices dressaient impunément la tête dans la Judée, dans l'Assyrie le deuil étendait de plus en plus ses voiles funèbres; car si ceux qui survivent pleurent les morts, les Ninivites pleuraient même les vivants. Chacun versait des larmes sur le sort de son fils et de ses proches. La beauté des femmes s'était flétrie par le jeûne et les pleurs, et le baiser de l'amitié était humecté des larmes qui baignaient les poitrines. C'était une poignante affliction, une horrible douleur, de voir des hommes pleins de santé et de force poussés dans la tombe; moins il leur restait de jours, plus leur chagrin était amer; ils étaient comme des hommes déjà morts et qui ne comptaient plus au nombre des vivants. Le temps marchait cependant, et ils n'étaient pas loin du moment où l'on croyait que la ville serait renversée de fond en comble; le jour marqué par la fatale catastrophe était arrivé; que de pleurs ! que de gémissements, de soupirs et de sanglots ! L'argile détrempée par les larmes s'amollissait sous les doigts de l'ouvrier. Les parents s'entourèrent de leurs enfants pour que toutes les douleurs fussent ainsi confondues dans une seule; ils firent ranger sur des files parallèles les fiancés et leurs jeunes épouses, que le même coup devait frapper. Quel coeur assez barbare n'aurait point failli à cet affreux spectacle? Dès qu'ils furent ainsi en présence les uns des autres, des plaintes amères s'exhalaient de toutes les bouches; les vierges et les jeunes hommes poussèrent un cri lamentable jusqu'au ciel; la mort allait dévorer tant de beauté et de jeunesse! ceux qui s'étaient assis sur la terre croyaient la sentir s'affaisser sous leur poids pour les engloutir, comme une barque que menacent les flots irrités.

Les rois et les reines se levèrent épouvantés, revêtus du cilice et dépouillés du diadème. Ils étaient sans cesse poursuivis par cette pensée que bientôt ils ne seraient plus; ils embrassaient la terre, invoquaient Dieu; ils priaient, se couvraient de cendres. Quels chants de douleur entrecoupés de sanglots ne firent-ils pas entendre! les murailles elles-mêmes, tendues de voiles funèbres, semblaient partager la tristesse commune; le ciel était chaque jour obscurci par d'épais nuages dont les couches livides s'étendaient au loin et augmentaient sans cesse les horreurs d'une nuit profonde. Les éclats du tonnerre se succédaient avec rapidité, les éclairs se croisaient en tous sens; la voûte céleste était en feu. Les Ninivites, plongés dans la stupeur, promenaient leurs regards sur le monde, persuadés qu'il allait bientôt s'écrouler; ils s'apitoyaient sur le sort les uns des autres, comme des hommes qui, par un funeste échange, allaient passer de la vie à la mort; le frère pleurait son frère, l'ami son ami qu'il appelait, désireux de voir encore une fois le tendre objet de ses affections, de rassasier ses yeux de ce touchant aspect, et jaloux de mêler les derniers sons de sa mourante voix à ses derniers accents, et de descendre ensemble dans le séjour des ténèbres.

Les jours fixés par le prophète s'étaient déjà écoulés, et tous attendaient le trépas. Mais lorsque fut passé le jour même où tout espoir serait perdu et où s'exécuterait l'arrêt de la colère céleste, et lorsque la nuit fut passée à son tour, la septième semaine, toujours dans le deuil et l'affliction, les Ninivites se demandaient les uns aux autres: "A quelle heure notre patrie sera-t-elle détruite? Croyez-vous qu'elle subsiste encore jusqu'aux ombres que demain la nuit jettera dans le ciel, ou que sa ruine sera différée jusqu'à l'aurore suivante? A quelle veille de la nuit nos oreilles seront-elles frappées du dernier cri que doit pousser un peuple malheureux?" Et cependant cette ville qu'ils croyaient voir s'anéantir le soir du même jour était encore debout. Ils crurent alors que la terre s'ouvrirait sous leurs pas, la nuit suivante, pour les engloutir. Il n'en fut rien; la vie leur fut laissée cette nuit-là. C'était donc avant que le jour ne fût levé qu'ils devaient mourir; les ombres s'effacèrent et ils vivaient encore. Eh bien! disaient-ils, à l'aurore nous ne serons plus; le soleil brilla, et avec lui un nouveau rayon d'espérance; traînant ainsi une vie précaire, attendant la mort à chaque instant, leur salut, qu'ils n'espéraient plus obtenir, dut les pénétrer d'une douce joie. Cependant, étonnés et inquiets, chacun regrettait comme absent l'ami qui était près de lui, car, pendant quarante jours, de continuelles secousses ébranlèrent la terre, qui chancelait sur ses bases.

Cependant Jonas, qui s'était éloigné de la ville, commença de croire que sa prédiction serait sans effet, d'autant plus que la terre était rentrée dans son repos habituel. C'est ainsi qu'au moment où les Ninivites pensaient qu'ils n'avaient plus rien à espérer, le premier signal de pardon fut donné, que la Clémence de Dieu s'éleva sur eux, afin qu'ils ne doutassent plus de leur salut, en voyant la terre immobile, les éclairs ne plus déchirer la nue, et le tonnerre cesser de gronder. Leurs yeux et leurs oreilles en furent merveilleusement charmés. Combien Il est bon, ce Dieu, qui, sensible aux larmes des Ninivites, les sauva d'une ruine méritée! Au reste, s'Il ne les fit point mourir, Il voulut du moins que, par les tourments affreux qu'ils endurèrent, ils apprissent, même pendant la vie, à connaître la mort. Pendant ces six longues semaines, ils auraient mieux aimé sans doute être jetés dans le tombeau, que de traîner dans la douleur une vie infortunée; elle leur fut conservée; mais il n'y manquait que les ombres du sépulcre pour être la mort elle-même. Le frère ne reconnaissait plus les traits chéris de son frère, ni l'ami ceux de son ami. L'oreille ne distinguait plus les sons de la voix; l'oeil, les formes des corps; ces longues souffrances avaient fait des Ninivites autant de fantômes. La faim avait desséché les corps; tous les organes étaient altérés, les chairs s'étaient affaissées, la peau et les os ne présentaient plus qu'un tissu flétri, qu'un assemblage de parties aiguës, saillantes et dures. Ainsi, le jour même que Jonas avait prédit devoir être le dernier, Ninive fut sauvée. Dès que les nuages disparurent, que l'obscurité se dissipa, que le ciel leur apparut serein et pur, la paix rentra dans leurs âmes, l'espérance y ralluma son flambeau, et la ville, qui touchait aux portes de la mort, se reprit à la vie.

Bien que Jonas ne vît pas ce changement sans peine, Ninive rendue à la joie prit un autre aspect. Tous sentirent que la sérénité du ciel était un présage certain de salut. Ils fléchirent les genoux, ils levèrent leurs mains reconnaissantes vers le Trône de Dieu, ils chantèrent les louanges et la Gloire de Celui qui, désarmé par la pénitence, les avait sauvés après les avoir châtiés. Tu as rendu le bonheur à ton peuple, disaient-ils, en le faisant sortir de la poussière; nous allons vivre d'une vie toute nouvelle; nous jouissons des biens et des grâces que Tu as daigné nous accorder de tes propres Mains; Tu n'as point trahi notre attente, puisque ainsi nous passons de la mort à la vie. Tu nous as ouvert les trésors de la pénitence, en nous ouvrant en même temps ceux de la douce espérance. Et toi, prophète, à quoi t'eût servi la destruction de tout un peuple? Quel fruit, ô grand prédicateur, aurais-tu recueilli dans la poussière de nos tombeaux? Que t'importait, ô fils de Mathaï, ce vaste silence qui aurait pesé sur nous? Pourquoi serais-tu affligé de ce que notre pénitence t'a rendu à jamais illustre, de ce que notre salut est ton ouvrage? ou de ce que tout un peuple t'en offre le témoignage de sa vive reconnaissance? Te repens-tu d'avoir arraché notre ville à la destruction? te repens-tu de ce noble triomphe? En effet, nous sommes rentrés dans la bonne voie, et c'est là ta victoire. Ne doit-il pas te suffire que tout un peuple salue en toi, non l'auteur de sa ruine, mais l'auteur de son salut? N'est-ce pas une douce satisfaction pour toi d'avoir porté la joie dans le coeur des habitants du ciel? Quand Dieu se réjouit, pourquoi ne pas te réjouir sur la terre?

Quoi qu'il en soit, tu regarderas toujours comme un honneur insigne, comme ta palme la plus belle, d'avoir donné aux hommes la connaissance de Dieu; il y a pour toi une source de bonheur dans cette pensée, que c'est par toi que les ministres et leur roi ont adoré le souverain Créateur de toutes choses. Mais daigne, nous t'en supplions, daigne abaisser sur nous tes regards, prie pour que Dieu nous conserve des jours que nous te devons. Vois nos enfants, s'ils ont été épargnés, c'est afin qu'ils redisent ton nom en des jours lointains; bénis une ville qui, par ta pieuse entremise, a écarté de ses murs un aussi grand fléau, et n'a échappé à son malheur qu'en abjurant ses erreurs. Bénis, Jonas, bénis notre patrie, qui chantera à jamais tes louanges; et puisque tu as jeûné six semaines, romps, romps ton jeûne, bannis la tristesse; partage notre joie, fils des Hébreux. C'est aujourd'hui une grande fête, dont le souvenir s'étendra de générations en générations, qui se raconteront les unes aux autres notre infortune et notre miraculeuse conservation.

Ainsi parlaient les Ninivites à Jonas, qui était retiré, comme je l'ai dit, hors de la ville, dans la campagne où le peuple était venu le trouver. Or ils entendirent le prophète engagé dans une lutte secrète avec lui-même, discuter contre le saint Esprit. Jonas remplissait deux rôles à la fois, celui de Dieu et le sien. Le prophète parlait au Seigneur du lierre qui l'avait ombragé de son feuillage, et de la ville dont il poursuivait l'accusation et la ruine contre Dieu Lui-même. D'une seule bouche sortaient l'attaque et la défense. Courage, prédicateur hébreu, qui plaides ainsi deux causes à la fois. Une grande foule de citoyens étaient là réunis, et comme Jonas parlait la langue du pays, ils entendirent les plaintes qui appelaient la mort sur sa tête.

L'Esprit répondit à Jonas par sa propre bouche et dans la même langue. Le peuple l'entendit et recueillit ses paroles en faveur de Ninive: Peux-tu ainsi regretter la perte d'une plante commune qui n'a exigé de toi aucune peine, soit pour la semer soit pour la cultiver, qu'un jour a vu naître et mourir? Peux-tu la comparer avec une ville aussi grande que Ninive! Que ce lierre te serve de leçon, apprends à connaître la sagesse et dans une vile plante reconnais ce que c'est que la clémence. Je devais, dis-tu, épargner ce lierre, j'aime mieux ne pas frapper le peuple que tu as enfin converti à la pénitence. Eh quoi! d'une main tu tresses un berceau, de l'autre tu détruis des villes; ici tu cultives une plante inutile, là tu renverses une pierre angulaire! Qu'as-tu fait, Jonas, des sentiments de justice qui t'animaient? Fait-on plus de cas d'un faible abri que d'une cité populeuse: à l'un est toute ton affection, à l'autre ta haine. Ainsi tu préfères les fruits de l'arbre à ceux qui s'en nourrissent! Un aliment passager est plus précieux à tes yeux que des hommes qui se repentent, des feuilles que le vent emporte te sont plus chères que des êtres doués de raison, et tes préférences injustes vont jusqu'à proscrire des enfants!

Les Ninivites l'entendirent, et chantèrent tous en coeur les louanges de ce Dieu qui, en pardonnant à des coupables, parlait encore en leur faveur. C'est ainsi que l'Esprit saint fit du prophète un avocat, de l'accusateur un défenseur qui, malgré lui, prononçait, dans le cours du procès même, l'absolution des accusés; il renonça à son premier caractère pour sauver les citoyens. Mais Jonas, pour maintenir la parole de Dieu, abjura la sienne. Les justes ne s'affligent point du repentir des pécheurs, et Jonas vit sans être attristé que les Ninivites s'étaient ainsi corrigés; mais il lui importait beaucoup qu'ils n'ignorassent pas quel intérêt se rattachait à leur salut, et il aurait peut-être manqué de prudence, s'il avait laissé ce grand acte se consommer sans y prendre part. En effet l'état de leurs propres affaires échappe souvent à ces nouveaux pénitents; ils ne se rendent pas compte du degré où a pu monter la Colère divine, ni les moyens qui ont concouru à les ramener à la vie. Les prophéties de Jonas n'avaient pour but que de proclamer les arrêts de la justice indignée; la mort du lierre annonça l'indulgence de l'Auteur de toute grâce envers les pécheurs. C'est, il est vrai, ce que comprit très bien le peuple qui l'entourait; aussi éleva-t-il la voix pour remercier Dieu de ce qu'il avait entendu et de ce qu'il avait vu, d'une part des paroles du prophète, de l'autre de la mort du lierre. Ce lierre qui naquit et grandit dans un moment, était pour eux un signe surnaturel; mais ils virent quelque chose de plus grand encore dans sa destruction, la Bonté et la Clémence inépuisable de Dieu.

Aussitôt les Ninivites se pressent avec ardeur autour du prophète, l'emportent sur leurs bras dans la ville avec tous les honneurs dûs à un roi, le déposent sur le trône, et, courbant les genoux devant lui, lui offrent leurs respectueux hommages. On vit accourir tous ceux qui se repentaient d'avoir péché; ils mirent à ses pieds les plus riches présents, et s'acquittèrent, en lui donnant la dîme de tout ce qu'ils possédaient, des voeux qu'ils avaient faits au temps de leurs calamités. Les jeunes garçons lui offrirent des ceintures, les jeunes hommes des colliers, des couronnes, des bandelettes; le roi tira de son trésor les objets les plus précieux dont il récompensa les services signalés de ce fils des Hébreux. Ensuite, d'une commune voix, ils bénirent Jonas, et, après avoir placé sur des chariots préparés à l'avance les offrandes destinées à Dieu, ils lui donnèrent une escorte pour l'accompagner jusqu'aux lieux dont il était venu. Le prophète fut entouré d'une pompe vraiment royale, et ils prodiguèrent au fils de Mathaï des honneurs tels qu'un fils de roi n'aurait pu en exiger de plus magnifiques.

Un poisson avait porté Jonas au milieu des flots; sur la terre, c'était le char des rois. Enseveli sous les eaux, il était dans l'humiliation; dès qu'il en fut sorti, il reçut l'accueil le plus honorable; quand il traversait les ondes, les poissons les précédaient; rejeté sur la terre, des cavaliers furent ses gardes d'honneur; il vit la mer se diviser devant lui quand il en descendit, et la terre quand il y monta. Les habitants des mers sentirent sa présence que sentirent à leur tour les habitants de la terre. La mer fut bouleversée par une affreuse tempête, un grand bruit agita la terre. Les animaux les plus terribles tremblèrent d'effroi dès qu'il fut entré dans la mer; quand il en sortit, les villes les plus fortifiées lui livrèrent passage. Le poisson qui le reçut était d'une grosseur prodigieuse; mais, quand il échappa de ses flancs, il fut accueilli par le roi le plus puissant de la terre. Un poisson lui ouvrit la route, un roi la lui rendait sûre. Autrefois des poissons suivirent la baleine qui lui avait donné asile, aujourd'hui ce sont des cavaliers qui se groupent par honneur autour de son char.

Cependant on fit courir devant lui des officiers avec ordre de tout préparer pour lui pendant le voyage. C'est Dieu qui montra au poisson le chemin par où il devait le conduire, et dans ce moment ce fut le roi qui fit voir quels honneurs on devait lui rendre. L'empressement respectueux des peuples fut le même pendant tout le temps qu'il fut en route; partout, il les vit se prosterner sur son passage. Les rois honoraient cet intrépide prophète, car ils redoutaient les oracles qui sortaient de sa bouche. Les villes tremblèrent en sa présence, redoutant d'y voir entrer la destruction sur ses pas, et toutes lui rendirent hommage, éclairées qu'elles étaient par le malheur des Ninivites; car Ninive fut comme un miroir où se réfléchissaient aux yeux de l'univers les traits de la justice.

Déjà Jonas avait atteint les frontières de son pays, devant lui s'étendaient les campagnes de sa patrie, lorsqu'il résolut de congédier les Assyriens qui l'avaient suivi jusque là, et de les renvoyer en paix dans leurs demeures. Il craignait avec raison qu'au spectacle de l'idolâtrie des Hébreux, ils n'en prissent les mauvaises moeurs et ne corrompissent leurs coeurs que la pénitence avait purifiés, et qu'enfin ils n'apprissent des Juifs à mal faire, eux qui, pour renoncer à des habitudes vicieuses, avaient fait divorce avec les nations; il ne voulait pas surtout que leurs plaies à peine guéries se rouvrissent soudain. Autant l'exemple d'un citoyen dépravé est funeste à toute une ville, autant est à redouter celui que donnent ceux qui, placés au-dessus des autres, s'abandonnent aux désordres et se souillent de toutes sortes de péchés. Il y a plus: si un pécheur qui n'a pas foulé aux pieds toute retenue est cependant nuisible à son prochain, combien plus nuisible est celui qui ne rougit pas de pécher, et dont l'impudence dans les choses les plus criminelles dépose un germe corrupteur dans le coeur des autres qui, par l'effet de l'habitude et de la fréquentation, se dépouillent enfin de tout sentiment de pudeur.

Ce n'était donc pas à tort que Jonas craignait qu'un peuple criminel, qui avait tout corrompu, ne corrompît même ses hôtes, et qu'alors ceux que les gentils lui avaient confiés purs et pleins de piété ne s'en retournassent impies et idolâtres. Il hésitait cependant, parce qu'il ne voulait pas faire connaître la cause de sa détermination, et parce qu'il ne voulait pas non plus les congédier sans alléguer de motifs. Si, renfermant son secret dans son coeur, il leur permettait de venir avec lui, le saint homme s'effrayait à l'idée que les descendants de Chanaan, introduits une fois sur les terres des Hébreux, n'insultassent aux fils d'Abraham. Il remercia donc ses compagnons, il les embrassa tous tendrement, leur donna les plus sages avis, et s'efforça avec bonté de les persuader de se conformer aux désirs de celui qui leur conseillait de s'en retourner; que s'ils se fâchaient, il leur demanderait comme une grâce de le faire. Il n'épargna pas les prières les plus humbles, mais ils n'en tinrent aucun compte; il alla même jusqu'à les conjurer, ils refusèrent; ils ne se laissèrent point se toucher par toutes les raisons qu'il allégua. Il leur prodigua les marques les plus vives de tendresse, ils résistèrent.

C'est un parti pris, lui disaient-ils, nous voulons aller avec toi dans les lieux où nous avons l'assurance de nous enrichir des plus précieux trésors de la vertu, et d'où nous rapporterons les règles les plus sages de conduite, et les préceptes de la plus pure morale. C'est à l'école de tes concitoyens, ces hommes si pieux et si chastes, que nous apprendrons à connaître la justice, la vertu, l'innocence à laquelle ils sont restés fidèles sur la terre qui les a vus naître; l'exemple de ces hommes illustres dont ta patrie est si riche allumera en nous le désir de marcher sur leurs traces. Laisse-nous, nous t'en prions, voir cette terre que l'idolâtrie n'a jamais souillée, admirer ces provinces qu'une vaine superstition n'a point déshonorées. Il nous sera doux d'être les témoins de ces pieuses fêtes d'un peuple qui ne les profane point par le travail et la débauche, de nous mêler à ces hommes dont la circoncision charnelle ne fut que le prélude d'une circoncision morale, et qui jamais n'ont permis aux vices d'habiter avec eux sur la même terre. Ce peuple, censeur ardent de la luxure étrangère, n'en connaît point sans doute les débordements; ce peuple dont la voix condamne le crime n'en souffre point, il faut le croire, l'accès dans son coeur; ce peuple, enfin, qui se pose devant les nations comme un modèle de toutes les vertus ne doit compter que des citoyens vertueux. Ils ont appris aux autres à jeûner, est-il croyable qu'ils soient intempérants? Ils ont formé les autres à la pratique de la bonne foi et de la sincérité, est-il croyable qu'ils soient fourbes et menteurs? Qui oserait regarder comme méprisables ceux enfin qui avaient autrefois tant de mépris pour nos crimes?


Ephrem, Discours exégétiques Liv.3 24