Ephrem, Discours exégétiques Liv.3 48

Ah! nous t'en supplions, grand prophète, ne nous prive pas du bonheur que nous nous promettons. Tu nous as enseigné la pénitence, laisse-nous apprendre à être justes. Pour prix de nos rudes épreuves, fais que nous jouissions pendant quelque temps de la vue et de la société de vos concitoyens, et qu'en rapportant dans notre patrie l'exemple des vertus, les leçons d'honneur que nous aurons reçues de vos jeunes hommes aux moeurs si pures, de vos enfants si sagement élevés, de vos rois enfin dont les institutions doivent profiter à celui qui nous gouverne, nous puissions, selon que tu en auras décidé, proposer à nos frères la règle de conduite qu'ils devront suivre.

Qui pourrait raconter tout ce que ces hommes à peine entrés dans une vie nouvelle ajoutèrent dans l'intérêt de leur cause? Cependant que faisait Jonas? Pendant que les Ninivites parlaient, il écoutait, le front penché, les yeux baissés vers la terre; silencieux et inquiet, il n'osait répondre, car il connaissait l'impiété et les crimes qui déshonoraient son peuple. Le fils de Mathaï était jeté dans une situation d'esprit plus violente qu'au moment où, la tête brûlée par les rayons du soleil, à l'aspect de son lierre flétri, il appelait la mort à grands cris. Il n'y avait qu'un moyen de sortir de ce mauvais pas, la fuite sans doute; mais comment fuir? Les Ninivites le tourmentaient plus alors que ceux qui naguère l'avaient précipité dans les flots.

Sous quel voile cachera-t-il les désordres de ses concitoyens? il eut recours, sur la terre, à l'adresse qui lui avait si bien réussi au milieu des mers. Lorsqu'il fuyait de devant la Face du Seigneur, ce fut par la ruse qu'il persuada aux mariniers de le recevoir sur leur vaisseau; de même il allégua devant les Ninivites un prétexte qui n'avait rien de réel, pour les déterminer à se séparer de lui.

Aux diverses raisons qu'il fit valoir il ajouta, par un artifice innocent, le motif suivant: "C'est aujourd'hui fête dans notre pays, dit-il aux Ninivites, et il n'est point permis aux étrangers d'y entrer. C'est la fête des enfants du peuple, qui est, par conséquent, interdit aux gentils. C'est la fête des circoncis, et les incirconcis ne peuvent s'y mêler, car, bien que vous soyez pénitents, vous n'êtes pas circoncis, et votre présence souillerait une fête qui doit être pure de toute souillure. Retirez-vous donc, n'en concevez aucune peine, retournez sains et saufs dans votre patrie; vous reviendrez quand la fête sera finie; veuillez en croire mes paroles, ne rejetez pas mes prières, ne vous refusez pas à ma demande."

Ces hommes simples et sincères se laissèrent facilement toucher par les paroles du prophète; ils le quittèrent alors, mais non sans avoir reçu à genoux sa bénédiction. Ils regrettèrent sans doute le départ de Jonas, et s'affligèrent de ce que la sainteté de la fête dont il leur avait parlé leur fit perdre l'espérance à laquelle ils s'étaient livrés; mais Jonas craignit moins d'avoir trompé ses hôtes qu'il n'avait craint auparavant de ne pas triompher de la résolution qu'ils avaient prise de ne pas se séparer de lui. Le fils de Mathaï était déjà loin, et les Ninivites n'avaient pas encore franchi les limites de la Judée, lorsqu'il leur vint dans l'esprit de monter sans retard sur une montagne qui s'élevait devant eux, et de jeter déjà un dernier regard sur cette terre qu'ils avaient tant désiré de connaître.

Parvenus sur le sommet de la montagne, les Ninivites purent enfin jouir de l'aspect de cette terre de promission dont l'entrée leur était interdite, et quoique leur espérance eût été trompée, ils se plurent à promener leurs regards sur la contrée qu'habitaient les Hébreux; mais la ville leur offrit un spectacle horrible, et ils restèrent pendant quelque temps comme frappés de stupeur et à peine maîtres de leurs esprits. En effet, partout se présentaient à eux des autels dressés sur les lieux hauts, des bois et des bosquets consacrés aux idoles, des arbres prêtant leur ombre aux plus honteuses débauches, des images placées dans les vestibules des maisons, et qu'on y adorait soit en entrant, soit en sortant. Il était aussi difficile de compter les idoles que les différents genres de vices dont les habitants étaient infectés; dans les maisons, les statues recevaient leurs hommages, dans les jardins, ils se livraient à tout l'excès de leurs infâmes passions; dans les rues, sur les places publiques, partout enfin circulaient des augures, des devins et des magiciens.

Les Ninivites, en s'élevant plus haut sur la montagne, voyaient des autels placés dans des lieux solitaires; parmi les Hébreux, les uns adorer une pierre, les autres offrir un sacrifice aux mauvais génies; sous leurs yeux se dressaient les veaux d'or, ouvrages de Jéroboam placé l'un sur Bersabée, l'autre dans la tribu de Dan, et en l'honneur desquels les entrailles des victimes étaient brûlées sur le feu, qu'arrosaient de copieuses libations. La chair vivante accusait, il est vrai, de crime et de perfidie ces adorateurs de la chair morte; néanmoins en présence de ces vains ouvrages de l'art, tous les fronts, en signe de respect, se courbaient vers la terre.

Quel spectacle! l'avarice et avec elle la méchanceté et la fraude, la débauche et l'ivresse, sa soeur, la luxure et l'inceste qui lui est uni par les liens d'un mariage impur, le dol et la rapine, sa compagne, la divination et la magie qui connaît tous les secrets, le chaldaïsme et la science des augures qui marche à sa suite, les crimes publiques alliés des crimes privés, tout y attestait les désordres d'une nation corrompue; les hommes se ruaient en foule sur les lieux de prostitution; les femmes, la mère avec la fille, assiégeaient tous les passages et y tendaient leurs filets; partout la mort, partout le démon, cet ami intime de la mort. A des princes coupables se joignaient des juges criminels; l'avarice attisait par leurs mains les feux de l'enfer, l'iniquité ouvrait la porte de la géhenne, creusait les gouffres sous leurs maisons, des précipices sous leurs pas; l'usurier et son débiteur, luttant sans cesse l'un contre l'autre, vrais démons enflammés par la haine et la vengeance, se livraient d'affreux combats, jusqu'à ce qu'ils tombassent enfin tous deux dans les horreurs d'un supplice éternel; les jeunes enfants eux-mêmes adoraient les mêmes divinités que leurs pères et juraient par elles. Il semblait que cette nation coupable eût fait avec les gentils un odieux partage des vices dont elle avait gardé pour elle la quatre-vingt-dixième partie. Qui donc pourrait compter tous ces crimes? Le nombre en était tellement accru, que jamais les boucs impurs placés à la gauche ne purent en commettre autant.

Saisis d'horreur, les Ninivites se disaient les uns aux autres: Qu'y a-t-il donc? est-ce une vision qui trompe nos yeux? N'est-ce point Sodome qui vient de s'offrir à nous? Eh quoi! les petits-fils d'Abraham! non, ce sont les descendants du diable. Sont-ce des hommes que nous voyons, ou plutôt n'est-ce pas un jeu des mauvais esprits qui nous abusent? Nous ne saurions en douter, les crimes qui désolaient nos contrées se sont réfugiés ici, les statues que nous avons brisées ont été replacées dans ces lieux, et l'on peut même soupçonner que les autels que nous avons renversés ont été transportés dans cette terre sur les ailes des démons qui les y ont élevés de nouveau. Mais comment le fléau qui a cessé parmi nous ses ravages est-il répandu ici dans tous les coeurs qu'il embrase? Pourquoi cette étoile dont nous avons conjuré la funeste influence obtient-elle ici les adorations des hommes? Nous avons chassé les devins, et ils sont ici accueillis avec empressement!... L'idolâtrie qui a fui loin de notre pays se montre ici à visage découvert! Les Hébreux gravent sur les portes de leurs maisons les signes du zodiaque que nous avons effacés. La débauche, la luxure, l'impudicité, que nous avons repoussées, éclatent dans leurs yeux, enflamment leurs coeurs, respirent dans tous leurs membres. Comment le soleil, à qui les peuples voisins refusent un culte, est-il adoré ici? Ici des honneurs pour des veaux qu'on méprise ailleurs. Toutefois, que ceux qui disent que les vices de notre patrie sont venus s'établir dans ces lieux remarquent du moins qu'ici l'on s'abandonne à des vices inconnus dans nos contrées, et que nous repoussons avec horreur.

Michas a fait fabriquer un dieu à quatre visages. Nous n'avons jamais offert de libations ni de sacrifices à un serpent d'airain. C'est la malédiction de l'ancien serpent qui pèse sur ce peuple, et ceux qui font des libations en l'honneur d'un serpent mort sont avec juste raison soumis à l'empire odieux du serpent vivant. Nous n'avons jamais sacrifié aux démons des enfants qu'on brûle en Judée sur leurs autels; le sang de nos troupeaux coule dans nos cérémonies religieuses, ici ce sont de jeunes filles qu'on égorge; à tels dieux telles moeurs, à telle loi telles oeuvres, et à tels parents tels fils. Un peuple à qui l'on ose présenter de pareilles images, doit, s'il est conséquent avec lui-même, fabriquer des idoles. Ainsi donc de ridicules idoles sortent des mains d'une nation dont Dieu seul est l'Auteur. Et cependant quel orgueil dans ces hommes, parce qu'ils se disent enfants des saints! quelle présomption, parce qu'ils se proclament enfants de Jacob! Croient-ils donc que leur aveuglement est devenu justice parce qu'ils ont pris les noms des saints! Leur nom, il est vrai, est répandu dans le monde entier, mais leurs moeurs se sont perdues dans les plus honteux désordres.

Ils se croient justes, parce qu'ils sont issus d'Abraham, et ils disent: "Le nom d'Israël est sur nous!" Grands mots, mais vaine gloire: et ce qui les flatte surtout, c'est d'être circoncis; ils pèchent cependant, et dans leurs actions rien ne rappelle leur père Abraham, puisqu'ils tiennent plus à un nom qu'à la piété, et qu'ils font plus de cas de la circoncision que de la Loi. Quoi! ils dédaignent Dieu, l'Auteur du sabbat, pour le sabbat lui-même; ils accusent le Seigneur s'Il abroge ses propres lois, et osent imposer des lois au Législateur; ce frein salutaire qu'ils brisent, ils veulent y assujettir le Créateur. Ils exigent plus de l'Auteur de la Loi, non pour se conformer à ses ordres, mais pour en faire un objet d'amères railleries. Que sont, dans leur esprit, Moïse et les prophètes à côté des pompes des sacrifices? Ils ne parlent que de leur zèle pieux; l'oblation des victimes est une source d'orgueil; la fumée de l'encens, voilà tout ce qui fait leur gloire; il semble à ces hommes aveugles que c'est assez pour eux d'être inondés du sang des animaux qu'ils égorgent, et, dans leur folie, ils s'imaginent que Dieu est plus sensible à un vain hommage, qu'à la Vérité dont Il est le Père .

Tels étaient les discours des Ninivites qui s'empressèrent de fuir un spectacle d'autant plus odieux qu'ils avaient désiré davantage voir la terre de promission. Ils s'étonnaient que les Hébreux eussent pris tous les vices dont ils s'étaient défaits eux-mêmes, et que le peuple de Dieu eût accueilli l'idolâtrie que les gentils avaient proscrite. Allons, se disaient-ils, partons, de peur d'être enveloppés dans la rébellion de ce peuple criminel. A Ninive, L'espérance sourit à nos coeurs que la crainte saisit en ces lieux. Il n'y a pas témérité à croire que cette ville, au lieu de Ninive qui est restée debout, ne soit un jour engloutie; c'est ici un peuple condamné à une destruction prochaine; car, en se couvrant de la robe du crime que nous avons rejetée loin de nous, il a perdu toute sa beauté première. Puisse le nom de Jonas ne s'effacer jamais de la mémoire de nos concitoyens; car c'est à lui que nous devons notre salut; c'est à lui qu'il faut rapporter tous les bienfaits dont nous avons été comblés! En disant ces mots, ils partirent; la honte et la crainte s'étaient empreintes sur leurs visages, mais les traces en disparurent bientôt, et, le coeur plein d'une douce joie, ils se mirent en route pour retourner dans leur patrie.

Cependant, en rappelant dans leur esprit tous les événements dont ils avaient été les témoins et la cause, ils furent transportés d'une joie aussi vraie qu'extraordinaire, et ils chantèrent l'hymne suivante: "Gloire à Dieu qui a fait des gentils un objet de confusion pour le peuple hébreu; que son Nom soit béni, surtout par les pécheurs, puisqu'ils ont conquis la justice et lavé leurs souillures dans les flots purs de la pénitence; qu'II soit le sujet continuel des louanges de tous ceux que tourmentait une chagrine inquiétude, puisque la paix et la sérénité sont rentrées dans leurs coeurs; des hommes impudiques qui observent maintenant les lois de la tempérance; des avares qui ont appris à être généreux et compatissants; des voluptueux soumis au joug d'un jeûne austère; des hommes adonnés au vin qui savent aujourd'hui mettre un frein à leur passion; de tous ceux qui font aujourd'hui le bien et qui auparavant étendaient à tout leurs mains avides; des débauchés rappelés à des sentiments honnêtes; des pervers qui savent enfin se renfermer dans les bornes de la justice; des insensés qui ont recouvré la raison; des médisants et des calomniateurs dont la bouche est discrète et sincère; que Dieu soit adoré de l'orphelin qui a trouvé un père, de la veuve dont Il a entendu les plaintes et qu'll a tirée de la poussière où elle languissait; du mendiant dont Il a rempli la besace vide. Oui, que l'homme des champs qui, à l'approche d'une riche et abondante moisson, a multiplié ses troupeaux, que le laboureur, que le vigneron Le bénissent. Que les rois le glorifient, car Il a rétabli l'ordre et pacifié les villes et les empires; qu'à eux se joignent dans ce pieux concert les soldats arrachés aux dangers; les chefs de provinces rendus à leurs provinces, les riches qui ont recouvré leurs biens, les pères pour l'avenir heureux promis à leurs enfants, les enfants pour avoir recouvré les auteurs de leurs jours; ceux dont Il a agrandi la carrière, ceux qui sont encore suspendus à la mamelle; les femmes qui ne craignent plus pour le fruit de leurs entrailles; celles pour qui, dans une sainte joie, va s'ouvrir le lit nuptial; les mères heureuses des bénédictions de leurs filles; les juges qui n'ont pas été jugés d'après leurs propres jugements; ces exacteurs rigoureux qui ont été traités avec une pitié qu'ils n'accordaient point aux autres; ces usuriers à qui l'on n'a pas redemandé ce qu'ils devaient avec tant de justice; ces débiteurs dont les engagements ont été anéantis; ces assassins qui n'ont pas recueilli ce qu'ils avaient semé; ces ravisseurs des biens d'autrui qui sont devenus soudain généreux et bienfaisants. Gloire soit rendue à Dieu par l'offenseur et l'offensé qui se sont réconciliés; par tout homme qui, auteur ou victime d'un outrage, n'a donné ni reçu de réparation; par tous ceux dont les demeures ont été ébranlées par les secousses de la terre, et qui sont enfin sans crainte; par les commandants des places fortes, qui ont été sauvés et qui peuvent compter maintenant sur une plus longue vie; par les serviteurs et les servantes, puisque l'esclavage sur la terre vaut mieux que la liberté dans la mort; par la mère de famille enfin, à qui son fils unique a été rendu. Oui, que Dieu soit loué par les hommes de tout âge et de toute condition, et qu'ils Le remercient, dans l'effusion de leur coeur, d'avoir été retirés du gouffre du trépas prêt à les engloutir, et d'avoir reçu une seconde fois la vie."

Enfin, pour revenir à l'idée que j'ai déjà exprimée dans les mêmes termes, notre pénitence sincère est toujours dans la crainte, et, si l'espérance vient à l'éclairer de ses doux rayons, il n'oublie pas néanmoins le supplice qu'il lui a fallu subir auparavant. L'esclave déchiré tous les jours par le fouet de son maître se rappelle sans cesse les coups dont il a gémi; celui qui en écarte le souvenir s'en prend d'abord à ses fautes, bientôt y retombe et se jette dans la route des plus grands forfaits, parce qu'il s'est persuadé qu'il n'a pas à craindre de plus rigoureux traitements à l'avenir, ou bien que le ciel, dont l'indulgence lui est acquise, dédaignera désormais le soin de sa vengeance. Les Ninivites, que le malheur avait instruits, s'exercèrent sincèrement et sans réserve à la pénitence. D'abord, quand ils sentirent la terre trembler sous leurs pas, ils firent l'aveu de leurs fautes, puis ils rendirent tous à Dieu gloire et hommage, parce qu'Il avait daigné sauver leur ville agitée sur ses bases comme un vaisseau sur les flots; non seulement les hommes qui ont reçu la raison en partage, mais les animaux qui en sont privés, reconnurent les bienfaits dont ils étaient l'objet, quand enfin, déposant le sac de la pénitence, ils se revêtirent des robes blanches de l'innocence. Béni soit à jamais le Dieu qui aime les justes, et qui ouvrit en Assyrie les trésors de la pénitence aux pécheurs.









Ephrem, Discours exégétiques Liv.3 48