Jérôme Fragments divers - A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPITRE, DE SAINT PAUL AUX GALATES.

A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPITRE, DE SAINT PAUL AUX GALATES.



En 387.

Mort de la vénérable Albina. — Commentaires d'Origène. — Ses Stromates. — Grand nombre d'ouvrages sur l'épître de saint Paul aux Galates. — Attaques de Porphyre au sujet de la conduite contradictoire de saint Pierre et de saint Paul. — Abolition des cérémonies judaïques par la nouvelle loi.

Peu de jours se sont écoulés depuis qu'ayant terminé mes éclaircissements sur la lettre de Paul à Philémon , je me décidai à passer à sa lettre aux Galates, laissant dans l'intervalle beaucoup de choses en arrière, lorsqu'il m'arriva tout à coup des lettres de Rome, m'annonçant que la vieille et vénérable Albina était retournée dans le sein de Dieu, et que Marcella la sainte avait été expulsée de la maison maternelle. C'est maintenant, ô Paula ! ô Eustochia ! c'est maintenant que je sens le besoin de vos consolations. Et puisque notre séparation, par des espaces immenses de terre et de mer, me les interdit momentanément, j'ai voulu appl iquer sur-le-champ à la blessure que je venais de recevoir le baume salutaire des saintes Ecritures. Je n'ignore point, il est vrai, la ferveur de son zèle (de Marcella) ; sa grande foi m'est connue ; je sais la vivacité de la flamme dont son coeur est embrasé; je sais qu'elle est au-dessus de son sexe; que l'oubli des hommes est une de ses vertus; je sais qu'elle est prête au roulement du tambour des saintes Ecritures, pour parler un langage figuré, je sais qu'elle est prête à traverser la mer Rouge de ce siècle. Certes, quand je me trouvais Rome elle n'était jamais si heureuse que lorsqu'elle pouvait me questionner sur les saintes Ecritures. Et contrairement aux disciples de Pythagore, elle n'approuvait point en aveugle toutes les réponses que je lui faisais, et mon autorité ne prévalait dans son esprit qu'après l'examen de sa raison; elle approfondissait toute question, et dans toutes ses appréciations elle faisait preuve de sagacité ; aussi la considérais-je plutôt comme un juge que comme un élève. Je pense donc bien mériter de Marcella absente, et de vous qui l'êtes aussi présentement, en entrant dans un domaine où nul des écrivains de notre langue ne s'est avisé de pénétrer, et que peu d'auteurs grecs ont exploré , malgré l'importance du sujet. Je n'ignore point qu'un certain Caius Marius Victorinus, qui enseigna aux jeunes Romains les principes de la rhétorique, écrivit des commentaires sur l'Apôtre; mais par cela même que l'enseignement des lettres mondaines l'occupait spécialement, son ignorance des saintes Ecritures ne peut être mise en doute; d'ailleurs n'est-il point de toute évidence que personne ne peut, ex professo, traiter un sujet qu'il ignore , quoique ce même sujet puisse lui servir de texte pour d'éloquentes divagations? Suis-je donc insensé et téméraire, moi qui promets ce qu'il n'a pu tenir? Je n'en crois rien. J'ai été d'autant plus timide et d'autant plus prudent en cette occasion que, sentant l'insuffisance de mes forces, j'ai résolu de me guider par les commentaires d'Origène; cet auteur a laissé cinq volumes de commentaires sur la lettre de Paul aux Galates. Il a rempli en outre le dixième livre de ses Stromates d'un discours fort et concis, consistant en éclaircissements sur la lettre précitée. Il a composé , de plus, différents traités et morceaux choisis, qui seuls, à la rigueur, pourraient nous suffire . Je passe Dydime, Laodicenus , tout récemment sorti du giron l'Eglise ; Alexandre , l'ancien hérétique; Eusèbe d'Emésène , Théodore d'Héraclée , tous ont écrit sur ce sujet des fragments de commentaires. Si je faisais un choix au mi. lieu de tous ces ouvrages, on pourrait bien (637) ne point le dédaigner. Je dois avouer, dans la simplicité de mon coeur, que cela m'est passé sous les yeux, et que m'en appropriant une notable partie j'ai fait venir un secrétaire qui a écrit sous ma dictée, et comme cela se présentait, les recherches d'autrui et les miennes propres ; je n'ai retenu, du reste, ni l'ordre de distribution , ni les termes. ……

Tout en indiquant brièvement le sujet de cette lettre ici , nous devons annoncer que l’épître de Paul aux Galates, et celle qu'il adresse aux Romains, sont absolument sur le même sujet ; mais elles diffèrent en cela que l'une se distingue par un sens plus profond et des arguments d'une bien plus grande portée….

Il n'est aucun discours de l'Apôtre, soit parlé, soit en forme de lettres, où il ne prenne à tâche d'enseigner l'abolition des prescriptions sévères de l'ancienne loi; de tout ce qui était resté d'observance religieuses en cérémonies et en figures, comme le repos du sabbat , la circoncision , la célébration du retour des calendes et de trois autres solennités par année; le choix des mets, les deux bains de rigueur prescrits quotidiennement; toutes pratiques abolies par l'Évangile. Ce n'est point le sang des victimes, mais la pureté de la foi, qui nous rend méritants dans l'esprit du livre saint. Dans une autre occasion cette question s'étant offerte à Paul , discourant sur un autre sujet, on s'échauffa tellement de part et d'autre qu'on faillit en venir aux mains. Dans ces deux lettres se dessinent parfaitement, comme j'ai eu occasion de le dire, l'abolition de l'ancienne loi et l'introduction de la nouvelle. Celle qu'il adresse aux Galates a cela de particulier qu'il n'y parle point à ceux qui avaient reçu des Juifs leur croyance en Jésus-Christ, et qui regardaient comme nécessaire l'observation des cérémonies anciennes, mais à ceux que les Gentils avaient convertis à l'Évangile, et qui, s'écartant de nouveau du véritable culte, s'en étaient laissé imposer par les affirmations hétérodoxes de ceux qui prétendent que Pierre, Jacques et toutes les Eglises de Judée avaient mêlé les prescriptions de l'Évangile avec celles de l'ancienne loi. Aussi Paul change-t-il de langage selon qu'il prêche en Judée ou chez les autres nations. En s'adressant à ces dernières, il ne manque pas de leur dire qu'elles croiraient en vain au Christ si elles négligeaient ce que les apôtres recommandaient.

C'est pour cela qu'il marche prudemment et à égales distances entre deux voies opposées, afin que tout en s'inclinant devant l'autorité et la valeur des traditions, il ne méconnaisse point l'autorité de l'Évangile, et que tandis qu'il se fait l'apologiste de la grâce, il ne soit pas le détracteur de l'enseignement des apôtres. C'est ainsi qu'il s'avance par des voies prudentes et comme par des chemins couverts; si donc il enseigne que Pierre fit pratiquer la circoncision au peuple qui lui était confié, c'est afin, dira-t-il, de ne point blesser dans ses moeurs le peuple qu'il veut convertir, et pour lui faire croire plus facilement au scandale de la croix; s'il annonce le contraire aux Gentils, il dira qu'il avance, dans l'intérêt de la vérité, ce qu'il niait ailleurs dans l'intérêt de la vraie foi. C'est ce que ne voulaient point comprendre Bataneotes et ce misérable Porphyre ; c'est pour cela que ce dernier, dans le premier livre de l’ouvrage qu'il a dirigé contre nous, n'a point manqué de signaler cette divergence de doctrine (entre Pierre et Paul). Mettant une mauvaise foi évidente dans sa manière d'interpréter l'Évangile, il s'efforça de prouver que l'un avait erré, tandis que l'autre avait fait preuve d'une hardiesse répréhensible; et tandis que les principaux membres de l'Église se disputaient entre eux, il les accusait en masse d'avoir forgé un dogme à leur guise.

Nous avons abordé, à votre prière, ces divers points, et nous vous avons montré la légèreté de certains jugements. Plus tard, et en son lieu, nous approfondirons cette matière.


A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'EPITRE DE SAINT PAUL AUX GALATES.



Saint Jérôme blâme les prédicateurs de son temps de leurs prétentions oratoires. — Il parle des infirmité, qui nuisent à ses travaux. — Devoir du commentateur. — Discrédit d'Aristote et de Platon depuis la promulgation de l'Évangile. — Simplicité de la parole évangélique.

Écrit en 387.

Dans ce troisième volume, Paula et Eustochia , nous allons poursuivre nos commentaires (638) sur l'épître aux Galates: nous ne nous dissimulons plus l'insuffisance de nos forces; nous savons que le ruisseau déjà si faible de notre intelligence s'écoule avec un murmure de moins en moins distinct. Nous voyons avec peine que les recherches de l'éloquence commencent à envahir les chaires de nos Eglises ; que, négligeant la simplicité et la vérité de l'expression affectionnées par les apôtres , nos docteurs s'expriment comme s'ils parlaient dans un athénée et devant un auditoire choisi, et comme s'ils voulaient enlever les applaudissements des fidèles. Nous déplorons que l'art pernicieux des rhéteurs, de cet art qui s'appuie sur le sophisme, se produise devant tous comme une vile courtisane, moins dans le but d'enseigner les peuples que dans celui de capter leurs suffrages et afin de charmer, comme le psaltérion et la flûte mélodieuse , les sens des auditeurs ; de telle sorte que les paroles du Seigneur au prophète Ezéchiel peuvent fort bien s'appliquer à notre temps : " Et tu as été pour eux comme le son d'une cithare harmonieuse et bien accordée; ils écoutaient tes enseignements, mais pour ne pas les suivre. "

Que faire donc? se taire... Mais il est écrit : " Tu ne te présenteras pas devant le Seigneur sans être chargé de bonnes oeuvres. " Et Isaïe, selon le texte hébreu, s'écrie en gémissant: " Malheur à moi, parce que je me suis tu. " Parler? Mais la lecture des livres hébreux fait oublier toutes les grâces, toute l'élégance de la diction et de l'élocution latine. Vous savez vous-même que depuis quinze ans je n'ai ouvert ni Cicéron, ni Virgile , ni un auteur quelconque de la littérature profane; et s'il se glisse dans mes écrits quelques réminiscences de ces modèles, c'est comme le souvenir vague d'un songe évanoui. Je laisse à juger aux autres quels fruits j'aurais tirés de l'étude approfondie de cette langue; pour moi, je sais ce que j'y aurais perdu. Puis je ne puis écrire moi-même à cause de la faiblesse de ma vue et de toute ma pauvre machine. Par mon zèle et mon ardeur au travail, je ne puis racheter la lenteur de ma composition; car je procède un peu à la manière de Virgile , qui , dit- on, perfectionnait ses oeuvres en les léchant sans cesse, comme l'ours ses petits.

Il me faut donc employer un secrétaire et lui dicter sans interruption ce qui rie vient à la pensée ; autrement, c'est-à-dire si je veux prendre le temps de la réflexion , dans l'espoir de trouver quelque chose de meilleur, son silence m'avertit, et il s'impatiente, il fronce le sourcil et m'annonce, par sa pantomime, que sa plume est oisive. Qu'une composition liué raire, produit d'un esprit solide, soit remarquable d'invention et conçue en termes fleuris, jamais elle n'acquiert, à moins que l'auteur ne l'ait polie lui-même, cette profondeur qui est jointe à l’élégance; mais, comme il arrive parfois aux riches cultivateurs , elle est plutôt chargée de ses richesses qu'elle n'en est ornée, Pourquoi tous ces préambules? A cette seule fin que vous et ceux qui s'aviseront de me lire n'aillent pas s'imaginer que je fais ici un panégyrique ou de la controverse, mais bien des commentaires; c'est-à-dire que j'écris, non pour m'attirer des éloges, mais afin de faire comprendre à tous ce qui a été dit par uni autre, et comment cela a été dit. Mon devoir de commentateur est d'éclaircir les passages obscurs, de mettre en relief ce qui est clair, et de m'abstenir dans le doute. C'est pourquoi l'oeuvre du commentateur a été appelée explication. Pour ceux qui recherchent les grands effets d'éloquence, qui se complaisent dans les déclamations, ils peuvent choisir, dans deus langues différentes, de Démosthène ou de Cicéron, de Polemon ou de Quintilien.

Un auditoire chrétien n'est point celui d'une académie et d'un lycée; il se compose du peuple. C'est pourquoi l'Apôtre nous dit: " Considérez , mes frères, qui sont ceux d'entre vous qui ont été appelés à la foi. Il y a peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu de nobles ; mais Dieu a choisi les moins sages, selon le monde, pour confondre les sages; il a choisi les faibles, selon le monde, pour confondre les forts. Il a choisi les plus vils et les plus misérables, selon le monde, et ce qui n'était rien pour détruire ce qu'il y a de plus grand. "

La sagesse n'ayant pas ouvert les yeux du monde, et n'ayant pu lui faire reconnaître Dieu, dans l'ordre, dans la variété et dans l'harmonie de ses créations, il plut à Dieu de sauver les hommes de foi par la folie de la prédication, S'il n'employa pas la sagesse de la parole, c'est afin que la croix ne fût pas privée du Sauveur. Qu'ont fait les sages , les rhéteurs , les scrutateurs des phénomènes naturels? Le monde a (639) été sauvé, non par l'éloquence persuasive de la sagesse humaine, mais par la manifestation de la vertu et de l'inspiration divine; afin de faire voir que la foi des vrais croyants n'est point dans la sagesse des hommes , mais dans la vertu de Dieu. C'est dans cet esprit que l'Apôtre disait aux Corinthiens : " Et moi, mes frères, lorsque je suis venu à vous pour vous annoncer le témoignage de Jésus-Christ, je ne suis point venu avec les discours élevés d'une éloquence et d'une sagesse humaine. Car je n'ai point fait profession parmi vous de savoir autre chose que Jésus-Christ est Jésus-Christ crucifié. " Et pour qu'il ne vous vienne pas à l'esprit qu'en vous parlant ainsi je me fais l'écho de la folie, voici ce que Paul, avec la sagacité d'un esprit prévoyant , répond d'avance à une objection semblable . " Mais nous prêchons la sagesse de Dieu dans son mystère; sagesse qui était demeurée cachée et qu'aucun des princes de ce monde n'a connue. " Combien trouve-t-on maintenant de lecteurs d'Aristote ? combien de lecteurs de Platon? Combien de gens à qui le nom de ce dernier n'est pas même connu? C'est à peine si quelques vieillards oisifs les parcourent. Quant aux apôtres, ces grossiers campagnards, ces pauvres pêcheurs, le monde entier s'en occupe et leurs noms sont dans toutes les bouches. Aussi est-ce dans le langage le plus simple qu'on doit exposer leurs paroles si simples; leurs paroles, dis-je, et non le sens intime de ces paroles. Du reste si , à votre prière, je puis parvenir, en commentant les saintes épîtres, à me pénétrer de l'esprit qui les dicta; de même que vous voyez l'orgueil et la vanité former l'apanage des écrivains de notre époque, de même vous verrez briller dans ces sublimes auteurs la grandeur et la majesté de la véritable sagesse. Pour vous dire en peu de mots ma façon de penser tout entière , je ne veux pas que mes écrits soient d'une difficile intelligence pour ceux qui y auront recours, afin de mieux comprendre l'Apôtre; je ne veux point qu'ils soient obligés, pour m'entendre, de réclamer le secours d'un autre interprète.


SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPITRE DE SAINT PAUL AUX GALATES.



Nombreuses hérésies en Galatie. — Le grec, langue parlée dans tout l’Orient . — L’idiome des Galates semblable à celui des habitants de Trêves. — Décadence de la langue latine.

Ma tâche serait longue si, après l'Apôtre et les saintes Ecritures, J'essayais de signaler les vices ou les vertus de chaque nation. Quoi qu'il en soit , nous voilà parvenus à la démonstration de cette proposition; à savoir que les Galates se sont toujours fait remarquer par leur folie et leur mauvais naturel. Quiconque a visité Ancyre, leur métropole, sait comme moi par combien de schismes elle a été divisée et souillée ,jusqu'à nos jours. Il me suffira de citer les Cataphryges, les Ophites, les Lorborites et les Manichéens. Nous commençons à connaître les noms de ces fléaux de l'humanité. Mais qui jamais, dans aucune partie de l'empire romain , a entendu parler des Passaloryncites, des Ascodrobes, des Artotyrites, et autres sectes plus nombreuses que les dénominations diverses qu'on peut leur appliquer? Les traces de ces antiques aberrations se sont conservées jusqu'à nos jours. En résumé, nous nous contenterons de dire, comme nous l'avons fait au commencement , que les Galates, à l'exclusion de la langue grecque parlée dans tout l'Orient, se seraient d'un idiome qui avait avec celui des habitants de Trèves une analogie frappante et presque complète. Nous ne chercherons pas à savoir s'il se corrompit par la suite; ce qu'il y a de certain, c'est que les Africains firent subir d'assez importantes modifications à la langue phénicienne, et que notre latinité elle-même se transforme tous les jours sous l'influence des lieux et des temps divers.


640

FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÉTE HABACUC.



Triomphes de l'Église. — Confusion des démons. — Les persécutions des empereurs ont été vaines contre la propagation du christianisme. — Anecdote à l'occasion de la mort de Julien l'apostat.

Écrit en 393.

" Tu as divisé au milieu de la stupeur les têtes des puissants. " De même que le Christ est le chef de l'Église et de chacun des fidèles, de même " Belzébut, " le prince des démons, est le chef de tous les esprits infernaux que notre siècle a vus se répandre de toutes parts. Chacune de leurs cohortes a ses chefs et ses princes. Grâce à la parole, les esprits de la fornication, de l'avarice, de la vaine gloire, du mensonge et de l'infidélité ont leurs chefs. C'est pourquoi le Dieu très clément qui avait envoyé la mort sur la tête des prévaricateurs, qui les avait chargés de liens jusqu'à la hauteur du cou, a enfin divisé les têtes des puissants au milieu de la stupeur; pour séparer d'abord les princes de leurs sujets, et en quelque sorte la tête du tronc; afin que là où se trouvait la tête la plus mauvaise, cette tête fût remplacée par la tète la meilleure. Rendons ceci plus clair par un exemple : " Quand un tyran est décapité, ses statues et ses médailles partagent sa fortune, c'est-à-dire qu'on les prive aussi de leurs têtes, auxquelles on substitue celles du général victorieux. Le tronc seul demeure. " Cette comparaison me semble pouvoir s'appliquer aux conciliabules des hérétiques; en ce sens que les chefs de l'hérésie seront détachés du peuple et feront place au Christ. Et pesez bien la valeur de l'expression que l'Écriture emploie ; elle ne dit point : " Tu as tranché ou tu as coupé les têtes des puissants, " mais " Tu les as divisées. " En effet, ce qui est divisé n'est pas seulement coupé, mutilé, mais encore séparé en partie. Ainsi, dans la construction de la tour de Babel le langage des ouvriers n'étant point un, acheva selon la volonté divine de détruire toute unité; et une alliance criminelle fut dissoute par la confusion des langues. Il en fut de même des têtes qui se croyaient à jamais unies aux corps dont elles faisaient partie (car plusieurs têtes d'hérétiques, bien qu'ayant des yeux différents, n'en ont pas moins une seule

langue pour vociférer le blasphème contre l’Eglise), ces têtes furent brisées en morceaux, et séparées enfin des corps qu'elles avaient déçus; une bonne tête leur succéda. En voyant dans l'histoire comme les rois et leurs généraux ont répandu le sang chrétien, et comme la vengeance du Seigneur a été prompte à les atteindre, nous pouvons répéter le passage d'Habacuc qui nous a servi de texte ; de même quand nous considérons tous les massacres de chrétiens qui ensanglantèrent le règne de Julien, et avant lui le règne de Maximilien, et antérieurement encore ceux de Valérien, de Dèce, de Domitien, de Néron, nous pouvons nous écrier avec enthousiasme en nous unissant de coeur avec l'esprit du cantique : " Tu as divisé au milieu de la stupeur les têtes des puissants, " c'est-à-dire de la stupeur des croyants ou mime de la stupeur des nations qui ne pensaient pas que leurs cultes tomberaient si tôt. Etant encore enfant, et me livrant à l'étude de la grammaire, alors que chaque ville était inondée du sang des martyrs , la nouvelle de la mort de Julien, au fort de la réaction païenne suscitée par lui, se répandit tout à coup; ce qui lit dire à un de ses partisans : " Comment? les chrétiens affirment que leur Dieu est patient. Nul n'est plus irascible, nul ne satisfait sa fureur avec plus de rapidité que votre Dieu, puisqu'il a attendu si peu de temps pour manifester son indignation. C'était sur le ton de la raillerie qu'il s'exprimait de la sorte. Quant à l'Église chrétienne, elle s'écria dans l'exaltation de sa joie : " Tu as divisé au milieu de la stupeur les têtes des puissants. " Pour moi je dirais : " Divisez, Seigneur, au milieu de la stupeur générale, divisez Achab et Jezabel. " Il est vrai que je ne suis pas Elie; cependant cet Achab et cette Jézabel tuèrent Naboth, s'emparèrent de sa vigne et en firent le théâtre de leur luxure. Qu'il se rencontre quelque Abdias, ton serviteur, qui soulage les pauvres, que le sang du fornicateur soit donné aux chiens, que l'impie, que l'avare Achab tombe sous le javelot du Seigneur !


A CHROMATIUS, ÉVEQUE D'AQUILÉE. DU COMMENTAIRE SUR JONAS.



Des divers commentaires sur Jonas. — Leur obscurité. — Ce prophète, image du Christ, de sa Passion, de son séjour au tombeau et de sa résurrection.

Lettre écrite en 396.

Il s'est écoulé trois ans depuis mes commentaires sur les cinq prophètes Michée, Nahum, Abacuc, Sophonias et Aggée ; occupé à d'autres travaux, je n'ai pu terminer ce que j'avais entrepris; dans l'intervalle, en effet, j'ai écrit un Livre sur les hommes illustres, et deux volumes de polémique contre Jovinien, un livre (1) à Népotien et un à Héliodore, et plusieurs autres ouvrages dont l'énumération deviendrait fastidieuse.

Après un si long laps de temps, nous reprendrons donc nos travaux de commentateur, suppliant le prophète, qui est le type du Sauveur, celui qui resta trois jours dans le ventre d'une baleine, et qui par sa sortie miraculeuse figura si bien la résurrection de notre Seigneur, le suppliant, dis-je, de réveiller en nous l'ardeur d'autrefois, afin que le Saint-Esprit ne dédaigne pas de nous accorder ses grâces. D'ailleurs, si Jonas signifie colombe, puisque la colombe est la forme matérielle qu'emprunte le Saint-Esprit, admettons cette explication conforme au voeu précédemment exprimé. Je n'ignore point tout ce que les anciens écrivains, les Grecs comme les Latins, ont écrit sur ce livre. Par tant de discussions ils ont plutôt obscurci qu'éclairci la matière ; de telle sorte que leurs interprétations ont besoin elles-mêmes d'interprétations, et que le lecteur est assiégé de plus de doutes, après les avoir lus, qu'avant d'avoir ouvert leurs livres. Et je ne dis point cela pour me faire le détracteur d'esprits éminents et pour m'élever dans la considération des hommes aux dépens d'autrui ; mais comme le devoir du commentateur est d'éclaircir nettement et en peu de mots les passages obscurs, il doit plutôt s'attacher à mettre en

(1) Saint Jérôme veut parler ici du traité sur les Devoirs des prêtres, adressé à Népotien, et de la lettre à Héliodore sur la mort de Népotien qui en est comme l’oraison funèbre.

lumière le sens de son auteur qu'à faire parade d'une faconde oiseuse. Cherchons-nous, en mettant de côté le texte de son livre, ainsi que les évangiles, où se trouve déposé le témoignage du Seigneur; cherchons-nous dans quel passage des saintes Ecritures il est parlé de Jonas? Si je ne me trompe, dans le livre des Rois, voici ce qui est dit à son sujet : " La quinzième année du règne d'Amasias, roi de Juda et fils de Joas, régna à Samarie Jéroboam, fils de Joas, roi d'Israël; son règne dura quarante et un ans; et Jéroboam pécha à la face du Seigneur, et il n'évita pas les péchés universels de son fils Nabath, qui fit pécher Israël. Par l'entrée d'Emulh en cette ville, il restreignit les frontières d'Israël entre Samarie et la mer de la solitude, selon la parole du Seigneur Dieu d'Israël , par la bouche de son fidèle prophète Jonas, fils d'Amathus, né en la ville de Geth , située dans la province d'Opher. "

Les Hébreux prétendent qu'il (Jonas ) était fils de la veuve de Sarepta (viduae Sareptanae), que le prophète Elie le ressuscita, et qu'à ce sujet la mère adressa à Elie les paroles suivantes : " Je reconnais maintenant que tu es l'homme de Dieu, et qu'en ta bouche la parole de Dieu est celle de la vérité. " C'est pour cela qu'il fut appelé fils d'Amathus; car Amathus en notre langue signifie vérité, et par cela même qu'Elie avait dit la vérité, l'enfant qu'il ressuscita fut appelé fils de la vérité. Quant à Geth, qui se trouve située dans le second mille à partir de Saphoris, aujourd'hui connue sous le nom de Diocésarée par ceux qui se rendent à Tibériade, ce n'est plus qu'un petit village où l'on montre le tombeau du prophète (dans 1^quel on peut voir le tombeau d'une ville jadis florissante (2e sens). D'autres veulent qu'il soit né et qu'il ait été élevé à Lydda, près de Diospolis; mais ils nous semblent oublier cette circonstance de désignation locale (quae est in Opher), placée ici afin d'établir une distinction entre la ville de Geth, dont il s'agit dans notre texte, et les autres villes de Geth, dont on montre encore aujourd'hui les restes près d'Eleuthéropolis et de Diospolis.

Nous voyons dans le livre de Tobie, quoiqu'il ne soit point admis au nombre des livres canoniques (mais on peut le citer, attendu l'espèce de sanction qui lui a été donnée par les commentaires faits sur son texte); nous voyons, dis-je, un (642) passage qui a trait au sujet qui nous occupe; c'est Tobie qui adresse la parole à son fils: " Mon fils, ma vieillesse approche de son terme et l'heure de quitter la vie ne tardera point à sonner pour moi ; prends tes fils avec toi et va-t-en dans la Médie ; car je connais les prédictions de Jonas contre la coupable Ninive et sa destruction prochaine. " Nous savons, en effet, tant par les historiens hébreux que par les historiens grecs, et surtout par Hérodote, que Ninive fut détruite durant le règne de Josias chez les Juifs, et celui d'Astyage , roi des Mèdes. C'est à cette époque que nous rapportons la pénitence de Ninive, convertie par les prédications de Jonas, et le pardon qui lui fut accordé. Etant retombée plus tard dans ses anciennes prévarications, elle s'attira de nouveau la colère du Seigneur. C'était à peu près vers le même temps que, d'après les traditions hébraïques, Osée, Amos, Isaïe et Jonas jouissaient du don de prophétie. Voilà ce qui nous reste sur ce point, en ce qui touche aux bases historiques.

Quoi qu'il en soit, nous n'ignorons pas, vénérable Chromatius, combien il est difficile de montrer dans Jonas, par une parfaite coïncidence, la grande figure du Christ. On ne peut contester néanmoins une foule de rapports ; sa fuite, son sommeil, sa chute dans la mer, son entrée dans la baleine, son expulsion du ventre du monstre qui le déposa sur le rivage, son appel à la pénitence, ses mortifications pour le salut, d'une grande ville, ses délectations sensuelles à l'ombre d'une citrouille, les réprimandes que lui adresse le Seigneur parce qu'il oubliait la multitude des hommes dont le salut devait l'occuper pour un peu d'herbe verdoyante et bientôt fanée, et toutes les autres circonstances de sa vie expliquées dans ce volume, nous mettront à même d'en juger. Afin de donner tout entier le sens de notre prophétie , nous n'avons cru mieux faire que de citer pour modèle celui qui inspira les prophètes et qui traça dans ses adorateurs l'image des réalités qui devaient suivre.

Voici les paroles qu'il adresse aux Juifs incrédules et méconnaissant sa filiation divine. " Les Ninivites au jour du jugement se lèveront avec cette génération des Juifs, et ils la condamneront, parce qu'ils tirent pénitence à la voix de Jonas; et ici il y a plus que Jonas. " La nation juive est condamnée par le monde croyant; l'incrédule Israël est foudroyé par la pénitence de Ninive. Qu'ils gardent les livres (illi habeant libros); nous possédons, nous, le maître de ces livres; qu'ils gardent les prophètes, nous avons, nous, l'esprit des prophètes ; la lettre les tue, l'esprit nous vivifie ; chez eux le voleur Tarabas a trouvé un refuge; c'est avec moi qu'est resté le Christ , le Fils de Dieu.


SUR LA REGLE DE SAINT PACOME, LÉGISLATEUR DES MOINES D'ÉGYPTE.



But et motifs de ce travail. — Administration des monastères de la Thébaïde. — Costume des moines, leur manière de vivre.

En 404.

Quelque bien affilé, quelque tranchant que soit un glaive, il ne tarde point à se rouiller et à perdre l'éclat de son premier poli, s'il reste trop longtemps renfermé dans sa gaine.

J'étais encore tout affligé de la perte de notre sainte et vénérable Paula (non que je me fusse mis en opposition avec les préceptes de résignation recommandée par l'Apôtre; je m'étais contenté de regretter en elle l'ange consolateur d'une foule de misères ); j'étais, dis-je, encore bien affligé quand je reçus des livres qui m'étaient expédiés par l'homme de Dieu, le prêtre Sylvanus; on les lui avait fait passer à Alexandrie, afin qu'il me les envoyât. Il motivait cet envoi parce que dans la Thébaïde, dans le monastère de Métansa, dont le nom a été changé en celui de Tanabo en mémoire d'une illustre conversion, se trouvaient plusieurs frères latins de nation qui ignoraient les langues grecque et égyptienne, dans lesquelles avaient été écrits les règlements des saints Pacôme, Théodore et Orésie ; les premiers qui, dans la Thébaïde et en Egypte , jetèrent les fondements des ordres cénobitiques, par l'inspiration divine elle-même, ou par l'inspiration de l'ange à qui on est redevable de cette grande idée.

Je m'étais renfermé depuis longtemps dans le silence et le repos de ma douleur, lorsque le prêtre Leontinus et ses collègues, qui avaient été chargés de cette mission, vinrent me supplier d'écrire: ce qui me détermina à faire venir mon copiste et à traduire en notre langue les règlements, qui déjà avaient passé de la langue (643) égyptienne en la langue grecque. Je me mis donc à l'oeuvre, pour obtempérer à la volonté, je n'oserais dire aux prières, d'aussi illustres solliciteurs , et je rompis, sous ces favorables auspices, un long silence, avec la conviction qu'en reprenant mes anciennes études je ne pouvais que réjouir dans le ciel la sainte femme dont la sollicitude s'était étendue avec prédilection sur les monastères, et qui méditait ici-bas pour les autres sur ce qui nous attend au céleste séjour.

Mon oeuvre d'ailleurs ne pouvait être que fort agréable à la vierge du Christ, notre vénérable Eustochia, qui le ferait lire à ses soeurs ; puis nous mettions nos frères à même de suivre l'exemple des moines d'Egypte, ou plutôt de Tanabo , en leur apprenant quels sont les pères, les intendants, semainiers de chaque monastère; que chaque communauté renferme quarante frères, tantôt plus, tantôt moins, qui obéissent à un même chef; que trente ou quarante de ces communautés forment un monastère ; que trois ou quatre d'entre elles seulement forment une tribu, que chaque tribu se livre à un même travail, et qu'elles se succèdent chaque semaine et à tour de rôle dans l'exercice des fonctions sacerdotales. Nous leur apprenions, en ce qui concerné les membres de la communauté, quel est celui qui entre le premier dans le monastère, qui s'assied le premier, qui devance les autres à la promenade, qui le premier récite les psaumes, est servi le premier lors des repas et entre dans l'église. Ce n'est pas la différence d'âge , mais de grade qui établit les préséances hiérarchiques.

Dans leurs cellules ils ne gardent qu'un psiathus ( psiathium) , et deux lebitonaires ( lebitonaria), espèce de vestes sans manches; ils ont un autre vêtement déjà usé pour travailler ou dormir. Ils portent aussi un manteau de lin , deux capuchons, une peau de chèvre avec son poil, qu'ils appellent mélote, une ceinture et des espèces de bottines; ils sont en outre munis d'un bâton qu'ils emportent dans leurs courses. Les malades y sont l'objet des plus grands soins, et ont en abondance les mets les plus délicats. Quant à ceux qui se portent bien, ils se distinguent par la plus grande sobriété. Deux fois par semaine, le quatrième et le sixième jour du sabbat, tout le monde est tenu de jeûner, excepté à l'époque de la Pentecôte. Les autres jours, il est loisible à chaque membre de manger après midi ; la table est servie dans le réfectoire, à la même heure, pour ceux qui se livrent à de rudes travaux, pour les vieillards, pour les enfants et pour tous ceux que les grandes chaleurs auraient trop fatigués. Il en est qui mangent fort peu au second repas, et qui se contentent d'un seul plat; il en est qui sortent de table après n'avoir mangé qu'un très petit morceau de pain. Il n'y a qu'un seul ordinaire pour toute la communauté. Ceux qui veulent s'abstenir de paraître au réfectoire doivent se contenter, dans leur cellule, de pain , d'eau et de sel, soit qu'ils s'imposent ce régime pendant un ou deux jours. Quand le supérieur frappe dans ses mains, chacun récite quelques passages des saintes Écritures. Dès que la prière est faite, tous se lèvent au même instant ; nul ne regarde son voisin quand il se livre à un travail quelconque; chacun, les yeux baissés, ne doit être attentif qu'à ce qu'il fait, etc.



Jérôme Fragments divers - A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPITRE, DE SAINT PAUL AUX GALATES.