Jérôme Fragments divers

FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHETE JOEL.



La tranquillité de l'aime est troublée, savoir : par la joie et la douleur, la crainte et l'espérance. — Développements philosophiques. — Comparaison de la tristesse a la chenille et de la joie à la sauterelle.

En 406.

Toutes les écoles philosophiques reconnaissent que la santé de l'âme est altérée par quatre maladies morales.

Deux qui ont rapport au présent et qui sont le contraire l'une de l'autre; deus qui ont rapport à l'avenir et qui s'excluent pareillement.

Les deux premières sont la joie et la souffrance de l'âme. Nous disons souffrance de l'âme et non souffrance du corps, parce que ce dernier terme serait impropre et qu'il est remplacé par maladie, proprement dite. Ou nous sommes tristes, accablés de chagrin, et l'état de notre esprit s'en ressent; l'Apôtre nous recommande alors de ne point nous laisser absorber par un chagrin sans mesure; ou, au contraire, nous nous réjouissons, nous bondissons de joie; la prospérité nous trouve sans modération. Or, il est d'un homme courageux et qui peut se (644) contenir, de ne se laisser ni abattre par l'adversité, ni ravir l'équilibre de l'âme dans la prospérité; la modération dans l'un et l'autre cas doit régler sa conduite. Nous nous sommes entretenus des influences perturbatrices auxquelles sont soumises nos affections présentes ; parlons de celles que les préoccupations de l'avenir mettent en jeu; c'est à savoir la crainte et l'espérance. Nous redoutons l'adversité, nous désirons la prospérité. Et ce que la tristesse et la joie font éprouver dans le présent, la crainte et l'espérance le font éprouver dans les prévisions de l'avenir ; ou la crainte de l'adversité nous agite plus qu'il ne convient, ou l'espoir de la prospérité nous jette dans une joie sans mesure, surtout quand l'objet de cet espoir est incertain ; car nous jouissons de l'avenir plus souvent en espérance que par une possession ultérieure. Il a suffi à un grand poète d'un vers, et d'un vers non achevé, pour peindre les différentes situations de l'âme, ils craignent et désirent, dit-il (voilà pour l'avenir), se plaignent et se réjouissent (voilà pour le présent). Et plongés dans les ténèbres de leur prison obscure, ils ne voient pas la lumière.

Ceux en effet qui sont enveloppés dans les ténèbres des émotions trop violentes sont incapables d'apercevoir la pure lumière de la sagesse. Craignons donc que la tristesse ne nous ronge comme la chenille, que la joie, comme la sauterelle qui vole çà et là, et semble manifester son allégresse par des bonds répétés, craignons, dis-je, que la joie ne nous dépouille de tout bon sentiment, que la crainte de l'avenir, semblable au ver rongeur, ne détruise en nous les racines de la sagesse; que les désirs immodérés, espèce de rouille qui s'attache au coeur, ne nous fassent souhaiter des choses inutiles et ne nous entraînent à notre perte. En tout donc, soit dans l'adversité, soit dans la prospérité, soit dans l'état qui participe de l'une et de l'autre fortune , gouvernons-nous avec les rênes de la sagesse, comme on dirige quatre chars , quatre bêtes à cornes, quatre chevaux, roux, ou de couleurs variées, ou blancs, ou noirs.

Je regarde la chenille comme le symbole de la passion naissante; elle est d'abord lente en sa marche, et incapable de se transporter d'un lieu dans un autre; mais c'est par son opiniâtreté et par sa lenteur même qu'elle finit par aspirer toute sève. Si nous ne la détruisons promptement elle se développe, et prenant les ailes du papillon, elle dévore alors tout ce qu'elle peut atteindre , laissant un bourgeon à demi rongé pour voler à un autre ; puis elle reprend sa première forme et redevient chenille. Alors elle ne se contente plus de ronger les fruits, les feuilles et l'écorce, elle pénètre jusqu'à la moelle pour la dévorer à loisir. S'il arrive, ce qui est fort rare, qu'après la dernière métamorphose de la passion il reste encore en nous quelques germes de vigueur, je ne sais quelle rouille morale complète le ravage , en sorte que la paille et le foin qui restent encore debout ne tardent point à devenir la proie d'une décomposition radicale qui les rend impropres, non-seulement à servir de pâture , mais même à se convertir en fumier. Nous parlerons encore de ces quatre causes de perturbation dans le commencement de nos commentaires sur Amos, si la mort ne vient pas nous interrompre. Il y est écrit : " Après les trois et quatre crimes de Gaza , de Damas , de Tyr, d'Edom, des enfants d'Ammon , de Moab , de Juda et d'Israël, je ne changerai point l'arrêt que j'ai prononcé contre eux, dit le Seigneur. " Il ne s'agit point ici, selon nous , des quatre causes de perturbation auxquelles l'âme est en butte. Les Grecs emploient le mot pathe (accidents, souffrances) pour désigner les quatre dispositions de l'âme dont il est ici question. Je craindrais de rendre plutôt la lettre que le sens du mot, si j'employais sans discernement le terme passions.


AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHETE JOEL.



En 406.

Prophétie relative à la prise de Jérusalem par les Babyloniens, figurés par des nuées de sauterelles. — Détails sur la marche des sauterelles et sur les ravages qu’elles font dans les plaines de la Palestine. — Sens mystique.

L'invasion des Chaldéens est de nouveau figurée par celle d'une nuée de sauterelles; et il est ordonné par la voix du prophète à tous ceux qui peuvent entendre la parole de Dieu de sonner de la trompette, de faire retentir sur Sion les menaces prophétiques, de pousser des clameurs sur la sainte montagne de cette ville, afin qu'art bruit de leurs cris et aux sous éclatants de la trompette tout le peuple de Jérusalem frémisse (645) de terreur. Et quand vous ferez entendre les menaces de la colère, dit le prophète, écriez-vous: " Le jour du Seigneur n'est jamais différé pour longtemps ; le jour de la vengeance approche; celui de la captivité n'est pas loin ; déjà l'armée des babyloniens est sortie de ses foyers. Le jour des ténèbres , des nécessités implacables , le jour des nuages épais et des noirs tourbillons, ce jour qui absorbera toute lumière, qui couvrira tout de ses ombres, ce jour-là, le voici qui arrive. De même que le matin dissipe les ténèbres et que l'aurore éclaire en un instant toutes les montagnes environnantes , de même l'armée des babyloniens envahira votre territoire tout entier. Et gardez-vous de croire que vos ennemis ne sont point belliqueux; c'est un peuple brave et nombreux; jamais nation n'a été ni ne sera aussi puissante; ce qu'il atteindra sera consumé comme par une flamme dévorante.

Il ne laissera rien après lui qui n'ait été la proie de sa fureur. La terre ressemble à un jardin, un paradis de volupté, dans lequel il n'a pas encore mis le pied. Eh bien ! tout ce que cette terre renferme sera ravagé; tout deviendra désert et solitude. Et nul parmi vous n'échappera à la rage de ces ministres de ma justice. Leur aspect est semblable à l'aspect des coursiers les plus féroces, et ils se répandent çà et là comme des cavaliers rapides. "

Non pas qu'on veuille comparer ici les babyloniens à des cavaliers ; mais le prophète s'exprime ainsi parce que les sauterelles qui figurent les babyloniens se répandent çà et là comme les cavaliers d'une armée. Le bruit que feront les sauterelles dans leur marche sera semblable au bruit des quadriges et des chars ; elles s'élanceront sur les montagnes, et franchiront les sommets les plus élevés. Et de même que la flamme dévore la paille en un clin d'oeil, de même l'éclat et la terreur de leurs voix renverseront tout. Et quand le prophète dit

" Comme un peuple vaillant préparé au combat, " il revient aux sauterelles, afin de paraître faire allusion plutôt aux sauterelles qu'aux ennemis. Et cependant, tout en lisant " sauterelles, " ce sont les babyloniens que nous avons dans l'esprit. Il y aura une si grande terreur que toutes les nations d'alentour frémiront dans leur âme et dans leur corps; je dis plus : elles seront torturées dans leur âme et dans leur corps.

La frayeur sera si grande que les visages deviendront semblables à des pots de terre qui, ayant été longtemps exposés à l'action du feu, sont devenus noirs. Ils se répandront çà et là, dit-il, comme de vaillants soldats ; il est évident qu'il s'agit ici des sauterelles. Comme des guerriers d'élite, ils s'élanceront sur les murs; car l'élévation des murailles, quelle qu'elle soit, ne saurait tenir contre l'attaque de troupes courageuses. Et ce n'est point par les portes, mais par la brèche, qu'elles entreront; chaque guerrier marchera dans sa voie, et nul ne s'en détournera.

Dans cette province, et tout récemment, nous avons eu l'exemple d'une invasion parfaitement analogue. Des nuées de sauterelles ayant fondu sur nous et ayant rempli les vastes plaines de l'air, nous pûmes voir dans quel ordre admirable, leur marche étant réglée d'ailleurs par la sagesse divine, elles s'avançaient vers nos campagnes : leur disposition les unes à l'égard des autres avait une analogie frappante avec celle des cases qui composent un damier, lesquelles sont rangées de telle sorte par les mains de l'ouvrier, que chacune occupant sa place respective, nulle n'empiète sur l'autre, pas même de la largeur d'un ongle. Et pour rendre la métaphore parfaitement intelligible, il dit qu'ils entreront par les fenêtres sans avoir besoin de rien abattre. En effet, tout est accessible aux sauterelles; elles envahissent les champs, les guérêts ensemencés, les arbres, les villes, les maisons, et même l'intérieur de vos lits. Néanmoins, ces évolutions diverses sont attribuées aux sauterelles pour qu'on voie bien qu'il s'agit des ennemis. Le passage que nous avons rendu de la sorte : " Ils entreront par les fenêtres sans avoir besoin de rien abattre. " D'autres l'ont interprété ainsi : " Ils marcheront chargés de leurs armes, ils s'élanceront contre les javelots sans en être blessés. " Cette seconde version ne me parait point conforme à l'ordre de l'exposition ; l'erreur vient de ce que les interprétateurs dont nous parlons traduisent le mot hébreu sala par javelots, tandis que nous pensons qu'il signifie fenêtres. Le prophète poursuit le cours de sa narration, en disant : " Ils entreront dans la ville , ils courront de toutes parts sur les murailles, ils monteront au haut des maisons, pénètreront par les fenêtres comme des (646) voleurs. " Non que des vainqueurs reculent devant la force ouverte, à la manière des voleurs ; mais de même que les voleurs s'introduisent par les fenêtres et exercent leurs rapines en cachette, de même les sauterelles, sans se donner la peine d'ouvrir les portes, entreront par les fenêtres avec toute l'impétuosité de l'audace, afin de ne point perdre de temps. " A l'aspect de ces redoutables insectes, la terre tremblera et les cieux seront ébranlés. " Ici l'exagération hyperbolique s'aperçoit facilement ; ce n'est pas le choc des sauterelles ou celui des ennemis qui peut ébranler les cieux et faire trembler la terre; mais devant l'imagination frappée des vaincus, le ciel paraîtra s'abîmer et la terre s'agiter. Enfin la multitude des sauterelles qui sera sous les cieux obscurcira le soleil et la lune, et l'éclat des étoiles en sera complètement voilé. " Des nuées de ces insectes empêcheront la lumière d'arriver jusqu'à la terre. Et la voix du Seigneur précédera leurs bataillons innombrables; car ses camps sont nombreux, et les plus faibles animaux peuvent être les instruments de sa puissance. " Cette armée est même trop nombreuse puisqu'elle est chargée d'exécuter les ordres de Dieu. On voit par ces paroles que c'est par l'ordre de Dieu qu'arriveront les " Babyloniens, " et qu'ils obéiront à son commandement. " Il sera grand, dit le prophète, le jour du Seigneur, le jour où Jérusalem tombera au pouvoir des ennemis; il sera terrible, et personne n'en soutiendra l'horreur, et nul n'échappera à la nécessité fatale de l'exil ou de la mort. " Je n'ai pas voulu scinder la pensée qui se trouve dans ce passage, afin que ce qui était un par le sens ne fût pas divisé en plusieurs parties.

Recherchons maintenant, en relisant le texte, le sens exclusivement spirituel. Non-seulement dans le Lévitique, mais encore dans le livre des Nombres, nous avons vu intervenir l'éclat retentissant des trompettes et des clairons ; dans le dernier de ces livres, il est ordonné à Moïse de fabriquer deux trompettes d’argent, afin que ceux qui seraient chargés d'en faire usage, en sonnent, le jour des Kalendes, dans le septième mois, le premier jour de ce mois, à l'époque du Jubilé et des autres fêtes, et quand on marcherait au combat. Il est écrit d'ailleurs que ce lut au son des trompettes que les murs de Jéricho s'écroulèrent, Et le Seigneur annonce qu'il enverra un ange sonnant de la trompette, et l'apôtre Paul déclare solennellement que la résurrection des morts s'opérera aux sons de la trompette. Nous lisons dans l'Apocalypse de Jean, que sept anges reçurent sept trompettes, et que pendant qu'ils en sonnaient les uns après les autres se produisaient les événements dont saint Jean donne la description. Puis il est ordonné aux prêtres et aux magistrats de faire retentir leurs voix comme des trompettes, et d'exécuter ce qui est écrit : " Prophète de Sion, monte sur la haute montagne; toi qui avertis Jérusalem, fais résonner ta voix; " afin qu'ils sonnent de la trompette sur Sion, c’est-à-dire sur l'Eglise, figurée par "sommet, élévation. " Qu'ils sonnent de la trompette sur la montagne sainte du Dieu qui est le Christ, afin que tous les habitants de la terre soient troublés et confondus, et que leur confusion les amène au salut. Par le jour du Seigneur, entendez le ,jour du jugement, c'est-à-dire le jour où chaque âme dépouillera son enveloppe terrestre ; car ce qui arrivera pour tous au jour du jugement arrive à chacun de nous au jour de sa mort. Le jour des tourbillons et des nuages épais est le jour des malheurs, parce qu'alors se dresseront de toutes parts les châtiments et les peines. L'armée nombreuse et puissante des anges descendra, afin de récompenser chacun selon ses couvres ; et de même que l'aurore, à son lever, commence par dorer le sommet des montagnes, de même les grands et les forts seront jubés les premiers, afin qu'ils souffrent d'autant plus qu'ils auront été plus puissants. Il n'y en a jamais eu de tel, il n'y en aura jamais de semblable dans la suite des générations.

Les cohortes de ce peuple nombreux et fort seront précédées par un feu dévorant qui brillera tout le foin, tout le bois mort, toute la paille qui est en nous. C'est à cause de cela que l'Écriture représente Dieu comme un feu qui consume; et une flamme dévorante les suit, afin que tout coupable expie ses déportements par des supplices.

Celui que ce peuple n'aura pas atteint, et dans lequel la flamme n'aura trouvé rien à dévorer, celui-là sera placé dans le paradis, dans le jardin de Dieu, dans le lieu de délices que les Hébreux appellent Eden. Mais celui que la flamme embrasera sera réduit en cendres et deviendra semblable à une solitude ; et nul ne (647) pourra éviter la fureur de celui dont l'aspect redoutable ressemble à l’aspect d'un cheval frémissant. Les mauvais anges s'élanceront sur les âmes qu'ils auront mission de tourmenter comme les cavaliers rapides dont il a été parlé. Le bruit qu'ils feront sera semblable à celui des chars qui roulent sur une pente; et ils escaladeront le sommet des montagnes pour atteindre et punir ceux qui sont haut placés dans la hiérarchie ecclésiastique. Et parce que le feu dévorant marche devant eux, ils anéantiront tout comme la flamme qui consume la paille, et ils viendront ainsi pour être les ministres de la vengeance divine. La terreur sera telle et si générale, la conscience des pécheurs sera tellement troublée, que nul ne verra la lumière, n'apercevra la moindre lueur de jour, et que leur face sera terne et sombre comme un vase de terre longtemps exposé à l'action du feu. Ils franchiront les murailles et toute espèce de fortifications, et accomplissant l'oeuvre expiatoire qui leur aura été confiée, ils ne s'en départiront pas, mais ils pousseront des clameurs en suppliciant les coupables, et ils ne se rassasieront pas de leurs tourments; chacun d'eux accomplira sa tache en punissant les pécheurs.

Ils entreront, ou plutôt ils tomberont par les fenêtres ; ils se promèneront chargés de leurs armes, et ils s'élanceront contre les javelots de ceux qui doivent devenir la proie des flammes éternelles. Les fenêtres dont il est ici question sont celles dont parle Jérémie, quand il dit : " La mort entrera par nos fenêtres. " Les passions, nos ennemies, s'efforcent aussi de pénétrer en nous par tous nos sens, d'envahir la citadelle de notre conscience, de franchir nos divers retranchements, et de renverser l'édifice de nos bonnes oeuvres. Quand elles pénètrent par les fenêtres, elles agissent à la manière des voleurs; elles ne nous attaquent pas ouvertement afin de pouvoir diriger dates l'ombre contre les coeurs droits leurs flèches meurtrières. " A l'aspect d'une milice si nombreuse et si vaillante, la terre a tremblé et les cieux ont été ébranlés. " Le ciel et la terre, en effet, peuvent être détruits, mais le Verbe de Dieu subsistera de toute éternité. Le soleil et la lune ne pourront assister au supplice de tant de malheureux, et ils s'affligeront de n'avoir plus à remplir leur tache harmonieuse, et leur pure lumière sera changée eu épaisses ténèbres et l'éclat des étoiles sera voilé. Les justes même ne soutiendront pas sans trembler la vue du Seigneur. Dieu prêtera la terreur de sa voix à tous ses guerriers, et elle les précédera. Les Babyloniens composent l'armée de Dieu en ce sens qu'ils ont reçu de lui la mission de punir Jérusalem. Ainsi, les mauvais anges (dont il est dit: "J'introduirai la fureur, la colère, la détresse et les mauvais désirs parmi les mauvais anges, " ) ces mauvais anges, dis-je, sont appelés l’armée de Dieu, et leurs camps sont les siens, en tant qu'ils sont les instruments de ses vengeances.

Le jour du Seigneur est grand et terrible; c'est de ce jour qu'il est écrit ailleurs : " Désirez-vous le jour du Seigneur? " C'est le jour des ténèbres, le jour sans lumière, le jour terrible surtout, que presque aucun mortel, et même pas un, ne pourra soutenir, à moins qu'il ne soit pur des crimes qui attirent le courroux de Dieu.


FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHETE ÉZÉCHIEL.



Visions d'Ezéchiel près du fleue Chobar (le Tigre ou l’Euphrate). — Captivité du roi Joachim. — L’eau, image de l'efficacité du baptême . — Explications philologiques et mystiques.

En 411.

Étant au milieu des captifs, près du fleuve Chobar, les cieux s'ouvrirent et les visions de Dieu m'apparurent dans le cinquième jour du mois ; c'était la cinquième année de la captivité du roi Joachim.

David, inspiré, prophétisait le long exil du peuple juif sur les rives des fleuves babyloniens, s'écriant : Super flumina Babylonis sedimus et flevimus. " Nous nous sommes arrêtés sur les bords des fleuves de Babylone, et là nous avons pleuré. Quant à l'expression Chobar, ou c'est le nom d'un fleuve, ou, d'après son interprétation la plus naturelle, interprétation fort grave, elle doit désigner le Tigre, l'Euphrate, et tous les grands fleuves de la Chaldée. Pour l'intelligence de ces mots : apertosque coelos, " et les cieux ouverts, " c'est plutôt dans la foi du croyant que dans le phénomène écrit qu'on doit chercher leur interprétation. Pour le prophète, en effet, les mystères (648) du ciel sont comme s'ils étaient ouverts. Ainsi, lors du baptême du Sauveur, quand l'Esprit saint, sous la forme d'une colombe, descend sur sa tête, nous lisons que les cieux furent ouverts et que ce fut pendant qu'ils étaient ouverts que se manifestèrent les visions de Dieu. Il ne s'agit pas ici d'une seule vision, mais de plusieurs visions,d'après ces paroles que le Seigneur met dans la bouche du prophète : " Je multiplierai les visions. " Ce sont ces diverses visions qui font l'objet des prophéties d'Ezéchiel. L'émigration dont il s'agissait, d'après les commentateurs hébreux et les autres interprètes, est celle de Joachim, sans aucun doute, et non la captivité dont il est question au chap. LXX. Ce n'est point après une reddition de Jérusalem assiégée que fut pris Joachim; c'est après s'être remis de son propre mouvement entre les mains des ennemis qu'il fut amené captif à Babylone. L'émigration dont il s'agit ici reçut le nom d'émigration de Joachim, ou de Jéchonias; la seconde fut appelée captivité de Sédécias, ou dernière captivité.

Le Verbe de Dieu se manifesta à Ezéchiel, fils de Buzuf, prêtre, sur la terre des Chaldéens, près du fleuve Chobar. Ce fut à Daniel et à Ezéchiel, alors captifs à Babylone, près de l'Euphrate, qu'apparurent au-dessus des eaux , dans l'endroit le plus pur de ces eaux, les sacrements des âges futurs, afin de faire ressortir la puissance du baptême.

La preuve de l'efficacité de ce sacrement se déduit encore de la cure merveilleuse opérée sur l'apôtre saint Paul, qui fut guéri de la cataracte par l'administration du baptême que lui conféra Ananias dans l'Esprit du Seigneur. Ne voyons-nous pas dans la Genèse que les premiers êtres créés sortirent du sein des eaux? En rapprochant de ceci les premiers mots de notre texte , nous devons entendre l'âge de trente ans, âge auquel Notre-Seigneur fut baptisé : in quarto mense, par ce quatrième mois le prophète désignait le mois de janvier, qui se trouve être le premier mois de l'année dans notre calendrier. Il faut se garder de le confondre avec nizan, mois du printemps , où la célébration de la Pâque a lieu. Chez les Orientaux le mois d'octobre, qui suivait la récolte des fruits et les vendanges, était le premier mois de l'année, et février le quatrième. Notre texte ajoute le cinquième jour du mois, afin de désigner le baptême pendant lequel notre Seigneur vit les cieux ouverts sur sa tète , et à par tir duquel le jour de l'Epiphanie est en vénération chez les fidèles. Ce passage ne se rapporte pas, selon l'opinion de quelques-uns, au temps où le Verbe était en germe dans la chair ; alors, en effet, il était caché et ne s'était pas encore produit, mais il fait allusion au temps où le Père prononça ces paroles : " Celui-ci est mon Fils chéri, et dans lequel j'ai mis toutes mes affections. " Le nom de Buzuf dans notre langue correspond aux qualifications de méprisé, banni. Ezéchiel, au contraire, est fortifié par la puissance divine. Ceci doit être appliqué au Seigneur cri ce sens que le Créateur du monde, qui est le Père du Sauveur, est méprisé et honni par tous les hérétiques, qui ne reçoivent pas l'Ancien-Testament. Et il n'est pas étonnant que le Seigneur soit le bras droit de Dieu, puisqu'il émane et de la vertu de Dieu et de la sagesse de Dieu.

" Et la main du Seigneur s'étendit sur moi. " Pour voir et comprendre les visions de Dieu, nous avons besoin de l'assistance et de la force divines. Nous avons besoin de ce bras qui guida le peuple d'Israël à sa sortie d'Egypte. Les mages aussi avaient l'intelligence de cette force, et ils disaient : " Le doigt de Dieu est sur nous. " Il en était de même du Sauveur quand il disait dans son Evangile : " Si par l'intervention de Dieu je fais fuir les démons , si par l'assistance divine j'expulse les démons. "

" Et j'ai vu, et voici que le vent d'un tourbillon arrivait de l'Aquilon; et un grand nuage et un cercle de feu ; et une vive lueur s'étendant à l'entour. Et du milieu de ce feu s'échappaient comme des éclairs de la foudre. Et j'ai vu; et voici qu'un souffle qui chassait devant lui le premier tourbillon,s'avançait de l'Aquilon; et un grand nuage était enveloppé par lui, et des feux rayonnaient, et une vive lueur s'étendait à l'entour. Et au milieu de ces feux apparaissait comme une vision de la foudre, et une grande splendeur était autour. "

Une immense vision, pour la consolation du peuple s'éloignant de ses foyers, se manifesta au prophète. Toutes les synagogues juives restent muettes pour l'interprétation de ce passage; un seul parmi les commentateurs hasarde quelques explications sur ce passage et sur le rétablissement du temple annoncé sur la fin de cette (649) prophétie. Pour nous, nous nous contenterons d'exposer sur ce point les croyances de nos ancêtres; comparant dans les limites de. notre esprit les choses spirituelles aux choses spirituelles, nous préférons de modestes hypothèses à des déductions trop hardies; nous croyons à la bonne foi et à la bienveillance du lecteur, le suppliant humblement d'accorder la préférence à la candeur sur la témérité , comme mesure de jugement, le suppliant de faire taire plutôt que de mettre en évidence les susceptibilités de son esprit. Et d'abord établissons que ce souffle qui enlève, qui fait disparaître, et dont nous avons donné l'interprétation dans Aquila, est le vent du tourbillon: ventum turbinis. Quant à l'opinion que nous avons émise en nous occupant de Symmaque et de Théodotien que ces mots signifieraient souffle et esprit de la tempête : flatum ac spiritum tempestatis, les uns l'adoptent, les autres la rejettent. Le mot hébreu rua, selon la place qu'il occupe, signifie tantôt souffle (spiritus), tantôt âme (anima), tantôt vent (venlus) :Il signifie souffle, comme dans ce passage Emitte spiritum tuum et creabuntur : " Envoie ton souffle, et ils seront créés. " Dans celui-là il prend la signification d'âme (anima) : Egredietur spiritus ejus, et revertetur in terram suam ; " Son âme partira et retournera dans sa patrie. " Dans cette phrase-ci il se prend dans l'acception de vent (ventus). " A Tharses tu briseras les vaisseaux par la violence des vents. " Et ailleurs : " Le feu, le soufre et le vent de la tempête partis de leur calice. " Ceux qui comprennent le vent et le souffle de la tempête commentent ainsi : ils disent que la colère et la fureur de Dieu, c'est-à-dire Nabuchodonosor, arrivera de l'Occident , et que Jérusalem succombera six années après la vision. Cette prophétie en effet date de la cinquième année de l'exil du roi Joachim, année qui était également la cinquième du règne de Sédécias à Jérusalem ; nous savons d'ailleurs que c'est après l'accomplissement de six années, à partir de cette dernière époque; c'est-à-dire la onzième année de son règne , que Sédécias, après la prise de Jérusalem, fut conduit à Babylone. Il fut donc révélé à ceux qui pleuraient captifs sur les rives du fleuve Chobar, et qui s'étaient soumis sans murmurer aux décrets du conquérant , il leur fut donc révélé qu'ils avaient bien fait d'obéir aux décrets de la puissance divine. Le temps n'était pas loin , en effet , où la Judée et la ville de Jérusalem tomberaient au pouvoir de nouveaux ennemis. Ce grand nuage que décrit Ezéchiel ne renferme-t-il pas les pluies de renversement (imbris eversionum) , ou le déluge de maux (pluviasque allisionum) qui devaient fondre sur la Judée ? Quant au feu entouré (ignis involutus),il annonce les châtiments qui se préparent et les maux de la captivité. Quant à la lueur qui rayonne à l'entour, elle exprime les décrets manifestes de la puissance de Dieu. Quant à ceux qui professent une opinion contraire à celle que supposent les explications précédentes, c'est-à-dire qui comprennent l'esprit ôtant auferentem, l'esprit enlevant (extollentem), ceux-là pensent qu'il s'agit ici de l'Esprit-Saint; soit qu'il purifie l'homme des souillures du vice et du péché; soit qu'il élève les humbles et qu'il les mette à l'abri de l'Aquilon, vent froid du nord par qui les maux pullulent et grandissent sur toute la surface de la terre. Nous savons dans Jérémie que c'est de l'Aquilon que surgit sa vision la plus terrible.

Des commentateurs pensent encore que ce grand nuage pourrai t bi en figurer la personne du Christ; et s'il est dans l'ordre des choses de comparer les petites aux grandes, ne pourrait-on pas voir dans ce nuage l'apparition future des prophètes, des apôtres et de tous les saints, à l'occasion desquels il a été écrit : et veritas tua usque ad nubes, " Et ta vérité montera jusqu'aux cieux. " Et encore : " J'avertirai les nues de ne point pleuvoir sur Israël : proemandabo nubibus ne pluant super Israel imbrem. Et ailleurs : nubes pulvis pedum ejus, " La nue est la poussière de ses pieds. " Et dans un autre endroit : nubes et caligo in circuitu illius : " Les nuées l'environnent. " On peut encore donner à ce feu qui brille, à cette lueur qui l'environne, une interprétation conforme à ce passage : Deus ignis consumens est, " Dieu est un feu qui consume. " Le Sauveur dit qu'il est venu sur la terre pour propager ce lieu; il désire que nous en soyons pénétrés, nous et tous ceux qui croient, quoiqu'il porte la terreur et les supplices au fond des âmes pécheresses, il resplendit de lumière et brille du plus vif éclat. Tâchons de brûler de ce feu afin qu'il nous accorde , après nous avoir purifiés, des jours plus supportables.

Et voici qu'au milieu du feu l'image de quatre animaux apparut et leur aspect fut dévoilé; ils (650) ressemblaient à des hommes. Ce qui suit : Et splendor in eo, doit être marqué d'un signe de correction. Si l'Écriture n'eût pas eu soin d'ajouter : " à savoir, du milieu du feu, " (id est, de medio ignis), nous eussions pu tomber dans l'erreur, vu l'ambiguïté de l'expression, de façon que nous eussions pu penser que cette apparition, que cette vision de la foudre se trouvait au milieu du vent ou du souffle (vente vel spirites). De cette circonstance que l'image de la foudre surpasse en valeur et l'or et l'argent, dont la pure essence se trouvait encadrée par un cercle de feu , instrument des vengeances divines, nous devons inférer qu'après les décrets et les tourments qui semblent si durs à ceux qui les supportent, cette précieuse lueur de la foudre ne saurait manquer d'apparaître aux yeux des méritants. En tant que la Providence de Dieu régit nos destinées, ce qui est pour le commun des hommes châtiment inhumain est souvent en réalité une épreuve salutaire.

Et in medio ejus similitudo quatuor, etc. ( ident suprà). Dans ces mots in medio ejus, cet ejus se rapporte évidemment à la foudre (electrum) ; mais il est mieux d'entendre simplement le feu qui est lumière pour les croyants, supplice pour les incrédules. Au milieu de ce feu se trouvait donc placée l'image de quatre animaux ; notez bien que c'est la ressemblance et non point la forme de quatre animaux; ces quatre animaux nous sont ensuite représentés comme ayant quadruple forme (quadriformia). L'homme n'a qu'une seule ressemblance, comme le prouvent les lois immuables qui régissent notre monde : " Faisons, dit Dieu dans la Genèse, faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. " Mais cette ressemblance de Dieu ne s'entend point de celle de l'esprit; cette forme, c'est le Christ qui en est le prototype, le Christ qui est image du Dieu invisible. Les créatures parfaitement normales sont supposées placées dans quatre lieux différents, soit qu'il s'agisse ici d'une allusion aux quatre points cardinaux qui déterminent notre monde, soit qu'il s'agisse des quatre domaines suivants ceux du ciel, de la terre, des enfers et de par-delà le ciel, dont parle l'apôtre Paul : " Qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers. "


AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHETE EZÉCHIEL.



Des relations de l'homme avec la femme dans le mariage. — De l'usure. — Défense des intérêts du pauvre peuple. — De la charité. — De la justice. — Devoirs des juges envers leurs justiciables.

En 411.

..... Selon la parabole de l'Évangile racontée par Jésus- Christ, et dans laquelle il est dit qu'un homme fut blessé par des voleurs en se rendant à Jéricho, tout homme doit regarder son semblable comme son prochain; car un Pharisien ayant demandé au Sauveur qui sera le prochain du blessé, le Sauveur lui répondit: Quiconque méritera de l'être.

La sagesse, conformément à l'interprétation mystique, peut être considérée comme l'époux de l'homme saint, selon l'allusion contenue dans ce précepte de Salomon : " Aime-la, et elle te rendra ton amour. Chéris-la, et elle sera ta sauvegarde. " Celui-là la profane en son coeur, qui jette une main avide sur les choses consacrées et appartenant à autrui; qui, brûlé des feux du désir, souille ce qui est saint, corrompt ce qui est chaste, et flétrit ce qui est pur.

Il est dit en sixième lieu: " Et il ne s'approchera pas d'une femme étrangère, ou même de sa femme, durant son époque menstruelle. "

Il entre dans la constitution des femmes d'être incommodées chaque mois par une trop grande abondance de sang, et d'en être soulagées par une évacuation sanguine. Si l'homme, dans cette phase anormale de la vie des femmes, cohabite avec l'une d'elles, la conception qui en résulte est viciée, dit-on, par l'impureté de sa source; de telle sorte que les lépreux proviennent , selon l'opinion commune, d'une pareille cohabitation , de même que les enfants affligés dès leur naissance de difformités monstrueuses. Il est donc prescrit à tous les hommes de ne point cohabiter non-seulement avec des femmes étrangères, mais même avec la leur propre, afin d'obéir à ce commandement de l'Écriture : "Croissez et multipliez, et remplissez la terre, " et de n'approcher de leur femme qu'aux époques normales et propres à la cohabitation; sinon de s'en abstenir entièrement, selon ces paroles de l'Apôtre et de l’Ecclésiaste : " Il est un temps destiné aux chastes embrassements, il en est un autre où (651) il faut les fuir. " Que l'épouse entraînée par sa passion se garde donc de provoquer son mari; que le mari à son tour, dans la coupable pensée qu'il peut disposer en tous temps des désirs de sa femme, se garde d'être trop exigeant. C'est à quoi Paul fait allusion quand il dit

" Que chacun ait grand soin de conserver son vase dans sa sainteté et sa chasteté originelle. Voici une belle maxime, extraite des sentences du pythagoricien Xystus : " Celui qui aime trop passionnément commet un adultère avec sa propre femme. " Un auteur qui a traduit l'ouvrage de Xystus en latin a prétendu faussement que ce dernier avait été martyr; il n'a pas fait attention que dans le volume entier, malgré la division en deux parties qu'il a cru devoir en faire, il n'est nullement mention de Jésus-Christ et des apôtres. Au reste, il n'est point étonnant qu'il ait transformé un philosophe païen en martyr et en évêque d'une ville romaine, quand on le voit attribuer le livre d'Eusèbe de Césarée, sur Diogène, à Pamphyle, le martyr; le tout afin que, grâce à l'autorité d'un tel nom, il fit plus facilement goûter aux Romains les livres les plus impies sur les principes des choses.

Nous lisons en septième lieu : " Il n'affligera pas l'homme, " ou selon la version des Septante : " Il n'abusera pas envers lui de la supériorité de ses forces. " Personne, que je sache, n'est exempt de ce vice ou de ce péché. Les Egyptiens se prévalaient de leur pouvoir pour opprimer les Hébreux, et c'est à cette occasion que Habacuc se plaint de l'oppression que l'impie exerce surie juste. Plût à Dieu que ceci ne fût applicable qu'à ceux qui sont en dehors de l'Eglise, et non à ceux qui en font partie! Il faut en convenir; ceux qui tiennent un rang élevé dans la hiérarchie ecclésiastique ne se font pas faute, dans l'aveuglement de leur orgueil, d'opprimer le pauvre peuple. C'est à ceux-ci cependant que s'adressent ces paroles: "Ils t'ont élu chef, mais c'est afin que tu ne tentes pas de t'élever. Sois parmi eux, comme l'un d'eux. " Jésus-Christ ne dit-il pas d'ailleurs " Qu'il soit le dernier de tous, celui qui parmi vous veut être le premier ? " Le témoignage de l'Apôtre concorde également avec cette parole de notre texte : " Gardez-vous, dit-il, d'affliger l'Esprit-Saint qui habite en vous. " Dans l'évangile selon les Hébreux adopté par les Nazaréens, il est dit que celui qui afflige l'esprit de son frère se rend coupable d'un des plus grands crimes qui se puissent commettre. Mais si l'affliction d'autrui peut faire mourir celui qui l'a provoquée, avec quelle indignation ne devons-nous pas nous élever contre l'injustice et la tyrannie de celui pour qui il a été écrit : " Comment ce qui est terre et cendre peut-il avoir tant d'orgueil? " Se peut-il qu'oubliant sa condition mortelle, sa constitution bilieuse, pituiteuse et rachitique, sa destination prochaine qui le rendra la pâture des vers, il élève ainsi la tête vers les cieux et fiasse entendre sa voix jusqu'aux extrémités de la terre? Se peut-il qu'il s'écrie avec Nabuchodonosor : " J'escaladerai le ciel, je m'élèverai au-dessus des arbres, j'y placerai mon trône, et je serai semblable au Très-Haut ? "

Huitièmement nous lisons : " Il s'acquittera envers celui à qui il est dû;" non point envers tout créancier, car pour un grand nombre ce pourrait être une source de richesses, mais envers le créancier défini dans la loi; envers celui qui est pauvre et qui a mis en gage son propre vêtement ; envers celui à qui l'on doit une couverture avant le coucher du soleil, afin qu'au milieu des tortures du froid il ne crie pas vers le Seigneur qui sait punir les injustices. Si, d'après les préceptes qui suivent, nous devons partager notre pain avec celui qui a faim et couvrir les épaules de celui qui est nu, avec quel zèle autrement empressé ne devons-nous pas nous acquitter envers notre créancier ….. Nous devons satisfaire notre créancier quand les liens de l'amitié nous unissent à lui; rendons encore son gage sans en rien retenir à celui qui nous est attaché par une réciprocité de bons offices.

Voici ce que contient le neuvième paragraphe : " Il n'enlèvera rien par la violence, " ou d'après la version des Septante: " Il se gardera de toute rapine. " L'apôtre saint Paul proclame hautement en parlant des ravisseurs, qu'il n'est point permis même de se nourrir aux dépens d'autrui, même des pécheurs. Toute rapine d'ailleurs suppose l'emploi de la violence; qu'on exclue ce moyen, la rapine est impossible. Il existe cependant une violence sainte, une sorte de rapine louable; c'est celle dont parle ainsi l’Évangile : " Depuis les jours (652) de Jean-Baptiste, la conquête du royaume céleste n'exclut point l'emploi de la violence, et ce sont les violents seuls qui le ravissent. " C'est de ce moyen qu'on entend parler dans le passage suivant : " Faites tous vos efforts pour les arracher aux flammes éternelles ; quant aux autres, à ceux qui ont mérité leurs jugements, contentez-vous de les plaindre. " Pour les génies du mal, ils ne désirent s'emparer de notre âme par la violence que pour nous entraîner à notre perte. C'est ce que Jacob exprime quand il dit : " Une bête féroce l'a dévoré; une bête féroce m'a ravi Joseph. "

Mais les brebis du Seigneur, celles qui le suivent avec foi , ne tomberont jamais dans les mains des ravisseurs. C'est ce qu'il dit lui-même, par la bouche d'un de ses disciples: " Ce que m'a donné mon Père est plus fort que tout ce qui existe; et il ne sera donné à personne de le ravir à mon Père. " Il ressort de là que la puissance, les vertus et la substance du Père et du Fils sont parfaitement identiques. Car si nul ne peut enlever de la main du Fils ce qui lui a été donné par son Père, et si, ce que le Père a donné, on ne peut pas davantage l'arracher de ses mains, il en résulte évidemment que tout est commun entre le Père et le Fils, et que le Père a placé dans la main de son Fils une aussi grande force de résistance que dans sa propre main.

Il est dit en dixième lieu : " Il donnera son pain à celui qui aura faim. " D'où il suit que nous devons faire l'aumône à ceux qui ont faim, et non à ceux qui sont rassasiés, et accorder le pain de la charité non à ceux qui regorgent de biens, mais à ceux qui tombent de défaillance. On entend parle pain tout ce qui est nécessaire à la vie. Et ce n'est pas sans raison qu'il est dit qu'il donnera son pain, le pain qui lui appartient; car ce n'est pas celui que nous ont acquis les rapines, l'usure et tous les moyens nuisibles à nos semblables; ce n'est pas celui-là, dis-je, qui doit être transformé en un don de charité. " Les richesses de l'homme, " comme dit le proverbe, " doivent être la rançon de son âme. " Il en est trop, hélas! parmi les pauvres, les clients et les laboureurs, qui osent tenir une pareille conduite, pour qu'il ne soit pas plus aisé de nous étendre sur les violences commises par les hommes de guerre et les juges qui abusent de leur pouvoir, qui dilapident, afin d'avoir toute facilité de n'accor. der aux pauvres que la plus faible portion de leurs rapines, et de se draper dans leur orgueil au milieu de leurs crimes. Que le diacre récite à haute voix dans les églises les noms de ceux qui font des offrandes; il ne donne que leurs noms, car il n'a promis que cela; pourtant ces hommes trouvent agréables les applaudissements du peuple, mais leur conscience les torture. Donnons aux malheureux, afin qu'ils se réjouissent dans les faibles dons qu'ils pourront faire à leur tour, et qu'ils ne gémissent pas sur les fruits de leurs rapines. Il est encore préférable de donner au pain dont il s'agit ici le sens énoncé dans ces mots : " Je suis le pain vivant, qui suis descendu du ciel; " c'est ce pain que nous prions le Seigneur de nous accorder dans notre Oraison Dominicale : " Donnez-nous le pain, soutien de la vie, " ou bien " le pain qui doit nous revenir ; " ce qui renferme en substance ce pain que nous devons nous efforcer de mériter chaque jour et qui doit être notre nourriture céleste dans toute l'éternité. C'est ce pain que le juste accorde à ceux qui ont faim et dont il est écrit : "Bienheureux ceux qui ont faim et qui ont soif; parce que le juste fait de son pain le pain de la communauté. La Judée en fut une fois privée, conformément aux menaces du prophète: " Je leur ôterai leurs jours, " c'est-à-dire le pain qui est leur soutien. Tout ce que nous venons de dire, ainsi que cette parole du prophète que nous venons de rapporter, s'entend du pain de ceux qui ont faim et de ceux qui croient, si toutefois nous nous faisons gloire de notre titre de chrétien. On ne doit point l'accorder sans discernement à ceux qui ont bu et mangé, à ceux qui sont rassasiés, à ceux enfin qui, gorgés de tout, se sont montrés rebelles. C'est de ceux-là qu'il est dit: " Malheur à vous qui êtes rassasiés à cette heure, parce qu'il viendra un jour où vous aurez faim. " Le pain de la vie ne leur sera point accordé, de peur qu'ils ne le rejettent. C'est ce que Salomon exprime ainsi : " II rejettera et profanera vos sages paroles. " C'est en d'autres termes cette pensée de notre Sauveur : " Gardez-vous de jeter aux chiens ce qui est saint, et ne semez pas vos perles sous les pieds des pourceaux. " Le onzième paragraphe est ainsi conçu : " Et il couvrira de son manteau celui qui est nu. " (653) D'après l'explication qui a été donnée plus haut relativement à un autre verset, ce passage comporte deux modes d'interprétation. Le premier consiste à prendre le texte au pied de la lettre et à n'y voir qu'une simple recommandation de couvrir le corps de celui qui est nu, selon cette parole du Sauveur : " J'étais nu et vous m'avez couvert. " Le second est entièrement figuré et consiste à voir dans les saintes paroles l'obligation d'accorder le vêtement du Christ à ceux qui sont nus selon la foi, et qui manquent de vertus; c'est à quoi ont trait ces autres paroles : " Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous avez été revêtus de la grâce du Sauveur. " C'est de ce vêtement qu'était privé celui qui, n'ayant pas la robe sans tache, fut chassé du festin. C'est encore à cette nudité que le Seigneur fait allusion en partant de Jérusalem : " Tu étais nue et pleine de confusion. " Il est dit en douzième lieu: " Et il ne prêtera pas à usure, " ou, selon la version des Septante: "il ne donnera pas son argent à usure. " Si l'on s'en réfère à notre texte, toute espèce d'usure est interdite, tandis que si on a égard à celui des Septante, la prohibition ne frappe que l'usure en matière d'argent. Voici ce qu'on trouve à ce sujet dans le quatrième psaume : " Il n'a pas donné son argent à usure. " Et ailleurs: " Tu ne prêteras pas à usure à ton frère, mais tu pourras le faire à l'égard d'un étranger. " Mais remarquez bien le progrès : dans les premiers temps de la loi l'usure est interdite entre frères; mais à l'époque des prophètes, l'usure est proscrite en termes généraux ; car, dit Ezéchiel : " Il n'a pas donné son argent à usure. " L'Evangile enfin nous est donné, et la loi se perfectionne par les préceptes du Seigneur : " Vous ne prêterez dit la loi, " qu'à ceux dont vous n'espérez rien recevoir. " Le treizième paragraphe est ainsi conçu : " Et il ne recevra pas plus qu'il n'a donné. " Les prêts d'argent seuls, selon quelques-uns, comportent l'usure. L'Écriture sainte, prévoyant le subterfuge, supprime toute espèce d'usure en recommandant de ne pas recevoir au-delà de ce qu'on a prêté. Dans les campagnes, l'usure qui s'exerce sur le froment, le millet, le vin et l'huile, ou, comme dit l'Écriture, l'usure de l'abondance, a la sanction de l'habitude. Ainsi, par exemple, on donne dix mesures dans l'hiver pour en recevoir quinze au temps de la moisson, c'est-à-dire la moitié en sus du prêt véritable. Il s'estimera fort probe celui qui recevra quatre fois plus qu'il n'aura prêté; puis il raisonnera ainsi, disant: J'ai donné une mesure qui, semée, en a rapporté dix; n'est-il pas juste que je reçoive un demi-boisseau en sus de mon prêt, puisque mon débiteur a réalisé par ma libéralité neuf mesures et demie? " Ne vous trompez pas, " dit saint Paul; " On ne se moque pas de Dieu. " Qu'il veuille bien nous dire, et sans détour, cet usurier compatissant, si c'est à l'indigent ou à l'opulent qu'il a prêté; si c'est à l'opulent, il aurait dû s'en abstenir; mais s'il l'a fait avec la pensée qu'il avait affaire à un indigent, pourquoi exiger alors plus qu'il ne doit exiger d'un homme qui ne possède rien. II en est qui, pour se dédommager des prêts qu'ils font, n'hésitent pas à recevoir divers petits cadeaux, sans songer que tout ce qu'ils reçoivent en sus de ce qu'ils ont prêté n'est ni plus ni moins qu'une usure patente. Quant au quatorzième paragraphe, voici ce qu'il contient : " Et il détournera sa main de l'iniquité, afin qu'en toutes ses oeuvres l'iniquité soit loin de lui. " II faut remarquer d'ailleurs que l'iniquité peut avoir pour instrument non-seulement la main, mais les autres parties de notre corps; car, dit Salomon : " Chasse loin de toi les langues complices de l'iniquité. " Nous lisons dans les psaumes " Ils ont proféré hautement l'iniquité. " Le pied peut aussi marcher à l'iniquité, et l'oeil qui convoite la femme d'autrui nous pousse également dans cette voie funeste. Celui-là enfin n'est pas moins coupable d'iniquité qui ne se conduit pas comme celui dont il est dit: "Il n'a jamais commis l'iniquité, et le mensonge n'a point souillé ses lèvres. "

Il est dit en quinzième lieu : "Il rendra un jugement équitable dans une contestation soit entre des tiers, soit avec son prochain; paroles qui paraissent avoir la même signification que ce qui a été dit plus haut : " Il sera juste, et il agira selon l'équité. " Celui qui ayant à prononcer un jugement dans une contestation, soit entre des tiers, soit avec son prochain, joindrait à l'observation du précepte ci-dessus le discernement de la justice, celui-là sans contredit aurait un mérite supérieur. C'est pour cela que Salomon, au commencement de ses Proverbes, après un assez grand nombre de préceptes, nous (654) engage beaucoup à rectifier notre jugement. " Il faut, " dit-il, " posséder la sagesse et les véritables règles de conduite; il faut se pénétrer des conseils de la prudence, chercher à découvrir les subtilités de la parole, connaître la vraie justice, et enfin rectifier son jugement. " Aussi l'Apôtre s'élève-t-il contre ceux qui ont été mis à la tête de l'Église, les blâmant d'être sans cesse en contestation; trouvant mauvais que le premier selon l'Évangile, que celui qui devrait juger les autres soit mis au dernier rang et soit méprisé.

Il arrive quelquefois qu'on parvient à se faire une réputation d'homme équitable tout en ne faisant que léser les faibles dans leurs droits. De quelle étonnante sagacité ne doit-on pas alors avoir besoin pour rendre un jugement parfaitement équitable? Voici le contenu du seizième verset : " Il marchera dans la voie de mes préceptes. " Et le contenu du dix-septième: " Il gardera mes jugements et mes ordonnances pour les exécuter fidèlement. " Ces deux passages renferment différents sens, que nous pourrions faire ressortir en les mettant en parallèle avec les diverses prescriptions de la loi; les unes renferment les préceptes du Seigneur, les autres ses ordonnances. Le cent dix-huitième psaume est rempli de ces préceptes et de ces ordonnances, ainsi que le dix-huitième, mais en moins grand nombre ; on lit dans ce dernier : " La justice du Seigneur est l'équité même; elle fait naître la joie dans les coeurs. Les préceptes du Seigneur sont remplis de clarté; ils illuminent le regard. " On a trouvé mauvais que Dieu ait dit, par la bouche du même prophète : " Je leur ai donné de mauvais commandements, qu'ils se gardent d'y puiser la vie spirituelle. " La réfutation la plus complète qui puisse être faite de cette accusation est contenue dans le passage où il est dit que les Juifs ne vivront pas, parce qu'ils suivent la lettre qui tue, tandis que les chrétiens, qui n'ont égard qu'à l'esprit qui vivifie, participeront à la vie spirituelle dont parle l'Évangile……… C'est ici que les. paroles suivantes du Seigneur notre Dieu ont leur application : " Il a rang parmi les justes et il vivra de cette vie mystique dont il est parlé plus haut, " celui qui fera telles choses, et qui se gardera de telles autres. Il ne sera point puni des délits de son père, et sa vie tout entière sera dans ses vertus.



Jérôme Fragments divers