Jérôme Fragments divers

AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE FROPHÉTE ÉZÉCHIEL.



En 413.

Situation de Jérusalem. — Elle est placée au centre du monde. — Citations.

.... Le même prophète (Ezéchiel) affirme que Jérusalem est située au centre du monde; il s'efforce de démontrer qu'elle est comme le nombril de la terre. Voici du Psalmiste un passage qui a rapport à la nativité de notre Seigneur: " La vérité a surgi du milieu de la terre. " En voici un autre où il annonce sa Passion : " C'est au milieu de la terre qu'il a conquis le salut du monde. " D'un côté, en effet, Jérusalem est bordée par la partie du continent oriental nommé " Asie; "d'un autre côté, parla parsie de l'occident appelée " Europe; " au midi, par la " Libye et l'Afrique; , au septentrion, par la " Scythie, l'Arménie, la Perse " et toutes les nations du " Pont. " Elle l'ut placée au centre des nations, la cité qui partagea toutes leurs impiétés, afin que le Dieu proclamé dans la " Judée, " celui dont le grand nom retentissait dans Israël, triomphât de ces nations au milieu de leur perversité, et que toutes suivissent l'exemple d'Israël. " Symmaque ", donne à ce passage une excellente interprétation : " Cette Jérusalem, dit-il, que j'ai placée au milieu des nations, et que j'ai entourée de vastes contrées, cette Jérusalem a corrompu mes préceptes par les impiétés qu'elle a reçues des nations; elle a altéré mes justifications sous l'influence pernicieuse des contrées qui l'environnent ; à leur exemple elle a rejeté mes commandements légitimes et ne s'est point complue dans mes jugements. " Mais ces paroles des Septante concernant Jérusalem : " Elle a altéré méchamment mes justifications en suivant les traces des nations, elle a altéré mes préceptes légitimes sous l'influence des régions qui l'environnent, " ces paroles, dis-je, n'ont point été justifiées par le fait; cela va de soi, et il n'est pas besoin d'insister davantage sur ce point.


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AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHETE ÉZÉCHIEL.



Habitude de saint Jérôme d'aller dans les catacombes de Rome. — Leur sombre et religieuse obscurité.

En 413.

Lorsque dans ma jeunesse, j'étudiais à Rome les belles-lettres, j'avais l'habitude, avec mes camarades d'étude, de me promener au milieu des tombeaux des apôtres et des martyrs, de pénétrer, même assez souvent, dans les souterrains creusés en cet endroit, et dont les parois, à droite et à gauche, sont garnies de squelettes.

Ces lieux sont si obscurs qu'on croit voir se réaliser cette menace du prophète : " Qu'ils descendent vivants dans les lieux infernaux. " Une faible lumière, se glissant par une étroite issue de la voûte, tempère par intervalles la silencieuse horreur des ténèbres. Que si vous avancez plus avant, une nuit profonde vous environne, et ce vers de Virgile vous revient dans la pensée : " L'horreur des ténèbres, et jusqu'au silence, tout pénètre l'âme d'un effroi involontaire. "


FRAGMENT DE LA LETTRE A LA VIERGE DÉMÉTRIADE SUR LA VIRGINITÉ.



Naissance illustre de celte vierge. — Pour échapper à Alaric, roi des Goths, elle se sauve en Afrique avec son aïeule Proba et Julienne sa mère. — Elles sont rançonnées par Héraclius, gouverneur de la province, et par Sabin, son gendre. — Avis de saint Jérôme sur la chasteté, le jeûne, la charité. — Il dit qu'il vaut mieux soulager les malheureux que d'employer ses richesses à revêtir les églises de marbre, à élever des autels dorés, à couvrir les portes, de plaques d'ivoire et d'argent. — Il s'élève coudre les origénistes. — Mention de son traité à la vierge Eustochia. — Esquisse des habitudes des femmes riches de Rome.

En 414.

De tous les traités que, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, j'ai écrits moi-même ou dictés à mes copistes, celui-ci est le plus difficile; car j'ai à écrire pour Démétriadès, vierge du Christ, qui de toutes les vierges est la première de l'empire romain par la naissance et les richesses. Si je loue ses vertus d'après leur mérite , je serai regardé comme un flatteur, si je les diminue par quelque endroit, sa gloire souffrira de ma timidité. Que ferai-je donc? Ce que je ne puis faire je n'ose le refuser, tant est grande à commander l'autorité de deux femmes illustres, son aïeule et sa mère, leur foi à demander, leur constance à solliciter! Il est vrai qu'elles lie demandent rien de nouveau pour moi qui ai souvent traité un pareil sujet; elles demandent seulement que je rende témoignage, autant qu'il est en moi, aux vertus de celle dont, pour me servir des paroles d'un célèbre orateur, il faut plutôt louer l'avenir que le présent.

Il est vrai que par l'ardeur de sa foi elle s'est élevée au-dessus de la faiblesse de son âge et de son sexe, et qu'elle a commencé par où les parfaits finissent. Arrière donc la médisance et l'envie! Qu'on ne me fasse pas un crime de mon désir d'écrire. Je ne suis pas connu de Démétriadès et je ne la connais pas, du moins personnellement ; Irais je connais son intérieur comme l'apôtre Paul connaissait les Colossiens et plusieurs croyants qu'il n'avait pas vus auparavant. Quelle estime je fais de son mérite, ou plutôt de ce miracle de virginité! On peut en ;juger. J'étais occupé à expliquer ce que dit Ezéchiel du temple (et c'est l'endroit le plus difficile des saintes Ecritures, surtout la description du " Saint des saints et de l'autel des parfums "), j'ai bien voulu faire cette digression pour passer d'un autel à un autre, et pour consacrer à une pureté éternelle cette hostie vivante, sans tache et agréable à Dieu. Je sais que d'après l'imposition des mains de l'évêque, le voile de la virginité a couvert sa tète, et cela s'est fait d'après les paroles de l'apôtre " Je veux tous vous offrir au Christ comme une vierge chaste. " Comme la reine du psalmiste, elle s'est tenue debout à sa droite, vêtue d'une robe couverte d'or et de couleurs variées pour représenter la diversité de ses vertus. Cette robe, Joseph en fut revêtu, et autrefois les filles des rois s'en servaient aussi. Delà l'épouse des Cantiques se réjouit-elle et dit-elle : " Le roi m'a introduit dans sa chambre, " et le choeur de ses compagnes lui répond : " Toute la gloire de la fille de la reine est intérieure. " Ce n'est pas que ma lettre restera sans utilité. La course des chevaux devient plus rapide à mesure des acclamations du cirque; la force des athlètes augmente les applaudissements, et la harangue du général enflamme une armée prête au combat. Donc, dans le cas présent, (656) cette vierge est un arbre que l'aïeule et la mère ont planté; je l'arroserai et le Seigneur lui donnera de l'accroissement. La coutume des rhéteurs est de relever, dans ceux qu'ils louent, l'antiquité de leur noblesse et l'illustration de leurs ancêtres pour compenser, par la fécondité de la racine, la stérilité des branches, et l'aire admirer dans le tronc de l'arbre ce que l'on n'a point par le fruit. J'ai donc maintenant ou à répéter les grands noms des Probus et des Olibrius et à citer l'illustre famille des Anitius, où chaque membre, pour ainsi dire, a mérité le consulat; ou à parler d'Olibrius, père de Démétriadès, qui, enlevé par une mort subite, fut regretté de Rome entière. Je n'ose en dire davantage pour ne pas rouvrir les plaies de sa sainte mère, et afin que le souvenir de ses vertus ne renouvelle sa douleur. Fils respectueux, mari aimable, maître doux, citoyen poli, il fut, il est vrai, un consul jeune, mais aussi il fut un sénateur plus illustre par la probité de ses moeurs. Heureux d'être mort ! lui qui n'a point vu la patrie s'écroulant; mais plus heureux encore par sa race qui a ajouté à l'éclat de la noblesse de l'aïeule de Démétriadès par la perpétuelle virginité de sa petite fille ! Mais que fais-je? Oublieux de mon but, j'admire ce jeune sénateur et sa position dans le monde, tandis que je devrais plutôt louer Démétriadès qui, peu soucieuse de sa naissance et de sa fortune, n'est frappée que de leur fragilité. Au milieu de riches et magnifiques parures, d'esclaves empressés à lui plaire et à lui obéir, en face d'une table servie avec abondance et délicatesse, qui croirait que cette vierge n'a voulu que des vêtements communs, que l'abstinence et le jeûne? Mais n'avait-elle pas lu ces paroles du Christ. " .... Que les amateurs du luxe et de la mollesse se trouvent dans les palais des rois?

Démétriadès se dépouille de sa robe et de ses parures de luxe qui lui paraissaient autant d'obstacles à ses desseins; elle dépose ses colliers, ses pierreries et ses perles qui étaient d'un prix inestimable; et revêtue d'une robe très commune et d'une mante encore plus commune, tout à coup et à l'improviste, elle se jette aux pieds de Proba à qui elle ne parle que par ses gémissements et ses larmes. Cette sage et prudente femme ne sait que penser et de la

mise et de faction de Démétriadès. La joie rend sa mère stupéfaite et immobile, toutes deux ne peuvent croire ce qu'elles voient, et cependant elles désirent la réalité de ce qu'elles voient. Agitées de mille pensées confuses, partagées entre la crainte et la joie, rougissant et pâlissant successivement, elles se regardent silencieuses.

Il faut malgré moi que je succombe ici sous la grandeur de mon sujet, et je n'oserais entreprendre de raconter des choses que je ne puis expliquer sans les affaiblir. Cicéron serait ici muet, et Démosthène avec son éloquence si vive et si pressante paraîtrait morne et languissant, s'ils entreprenaient l'un et l'autre d'exprimer la joie de l'aïeule et de la mère. Il se passa dans cette circonstance tout ce qui peut se dire et se penser. Toutes deux pleurent de joie, se jettent au cou de leur fille, la relèvent (car elle était à leurs pieds), dissipent ses craintes, se reconnaissent elles-mêmes dans son choix, la remercient du nouvel éclat procuré à leur nom par sa virginité, lui avouent qu'elle a trouvé le secret de ses ancêtres, et comme celui d'adoucir les malheurs du peuple romain. O Dieu! qui pourrait exprimer quels furent alors le contentement et le ravissement de toute la famille ? de cette féconde racine sortirent plusieurs vierges à la fois, les affranchis et les esclaves voulant suivre l'exemple de leurs maîtresses. C'était dans toutes les familles à qui embrasserait l'état de la virginité, et quoique celles qui s'y engageaient fussent de différentes conditions, toutes aspiraient néanmoins à la même récompense.

Je n'en dis pas assez; cette heureuse nouvelle causa aux Eglises d'Afrique une satisfaction universelle, et le bruit s'en répandit, non-seulement dans les villes, mais encore dans les hameaux et les chaumières. Il n'y eut point d'île entre l'Afrique et l'Italie où l'on n'entendit parler de la démarche de Démétriadès, et la joie qu'elle causa s'étendit encore plus loin sans aucun obstacle. L'Italie quitta alors ses habits de deuil, et les murailles de Rome; à demi ruinées, parurent reprendre une partie de leur ancienne splendeur; les Romains étant persuadés que la vie sainte et parfaite d'une de leurs concitoyennes ne pouvait manquer d'attirer sur eux la protection du ciel. Vous eussiez dit que l'armée des Goths venait d'être défaite, et que Dieu avait lancé la foudre sur cette troupe de (657) déserteurs et d'esclaves. La première victoire que Marcellus remporta sur Annibal, près de Nole, ne releva jamais tant les espérances du peuple romain consterné par les grandes pertes aux sanglantes journées de Trébie, de Cannes et de Trasimène. La noblesse romaine, déplorables restes de ce vaste empire, renfermée dans le Capitole, n'apprit pas avec plus de joie la défaite des Gaulois, desquels elle avait été obligée de racheter sa liberté.

Le bruit de cette glorieuse résolution qui arrivait comme un triomphe à la religion éliretienne, pénétra en Orient et se répandit même dans les villes situées au milieu des terres. Quelle vierge ne se fit pas gloire alors d'avoir Démétriadès pour compagne? Quelle mère ne félicita pas Julienne d'avoir porté dans son sein une vierge si illustre? Que les infidèles regardent tant qu'il leur plaira comme vaines et chimériques les récompenses que nous attendons à l'avenir; pour vous, en consacrant votre virginité au Seigneur, vous avez déjà plus reçu que vous ne lui avez offert; car si vous aviez épousé un homme mortel, la nouvelle de votre mariage ne se serait répandue que dans une seule province, au lieu que toute la terre a appris l'alliance que vous avez contractée avec Jésus-Christ.

Il arrive ordinairement que, lorsqu'une fille est ou estropiée ou laide, et sans espérance de pouvoir trouver un parti qui lui convienne, ses malheureux parents, par un manque de foi, la forcent d'embrasser l'état de la virginité. Si l'on a tant d'égard pour un homme mortel que l'on n'ose lui offrir en mariage une fille mal faite, quel soin ne doit-on pas avoir de consacrer à Jésus-Christ des vierges sans défauts? Pour ceux qui se piquent un peu plus de religion, ils font à leurs filles une petite pension, qui suffit à peine pour les nourrir; réservant tout le reste de leur bien à leurs autres enfants qu'ils réservent pour le siècle. C'est ainsi qu'en a usé depuis peu un riche prêtre de cette ville, qui laissant vivre dans une extrême indigence deux de ses filles qui s'étaient consacrées à Dieu, a donné tout son bien à ses autres enfants pour fournir à leur luxe et à leurs plaisirs. Plusieurs femmes qui font profession de la vie solitaire comme nous ont agi de même, ce que nous n'avons pu voir sans douleur. Plût à Dieu que nous ne vissions point si souvent de pareils exemples! mais plus ils sont fréquents, plus aussi doit-on estimer l'aïeule et la mère de Démétriadès de n'avoir point suivi cette mauvaise coutume que le grand nombre autorise.

L'on dit, et toute la chrétienté le publie avec éloge, qu'elles ont abandonné à leur fille tout ce qui avait été préparé pour son mariage, de peur de blesser la dignité de son époux, ou plutôt afin qu'elle lui apportât la dot qui lui était destinée, et qu'elle employât au soulagement des serviteurs de Dieu des biens qui devaient être sacrifiés à la vanité. Qui pourrait s'imaginer que Proba qui efface par l'éclat de son nom tout ce qu'il y a de plus grand et de plus illustre dans tout l'empire romain; qui par la sainteté de sa vie et la bonté de son coeur s'est rendue respectable aux Barbares même; qui a soutenu sans s'éblouir l'éclat de la gloire de ses trois enfants, Probinus, Olibrius et Probus (1), qui ont été consuls ordinaires; qui pourrait, dis-je, s'imaginer que, tandis que Rome est captive et ensevelie sous ses propres ruines, Proba vende les biens de ses ancêtres, et qu'elle emploie ces richesses d'iniquité à se faire des amis qui la reçoivent dans les tabernacles éternels? Quel sujet de confusion pour tous les clercs et pour tant de faux solitaires qui achètent des héritages, tandis qu'une femme noble vend les siens ?

A peine avait-elle échappé à la fureur des Barbares et pleuré le sort des vierges qu'ils avaient arrachées d'entre ses bras qu'elle apprit la triste nouvelle de la mort d'un fils (2) qui lui était très cher. Un coup si imprévu et qu'elle n'avait jamais craint lui fut très sensible; mais espérant dès lors se voir un jour grand'mère d'une vierge consacrée à Jésus-Christ, elle calma par cette douce espérance la douleur que lui causait la plaie mortelle qu'elle venait de recevoir, et par la fermeté qu'elle fit paraître

(1) Anicia Faltania Proba fut mariée à Sextus Anicus Petronius Probus, consul en 371 ; de ce mariage sortirent trois enfants. Le premier fut Anicius Hermogénianus Olibrius, mari de Julienne et père de Démétriadés, qui fut consul en 395; le second fut Anicius Probinus, consul en la même année; et le troisième fut Anicius Probus, consul en 405. Quelques auteurs, comme Vessius et Gaspard Barthius, confondent mal à propos notre Proba, aïeule de Démétriadès, avec Valeria Faltouia, qui a fait le centon de Virgile.

(2) D'Olibrius, père de Démétriadès, qui mourut l'an 409, un an avant la prise de Rome, par Alaric, roi des Goths.

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dans cette fatale conjoncture, elle vérifia en sa personne ce que le poète lyrique dit de l'homme juste : " Qu'il reste impossible en présence même des ruines de l'univers écroulé. "

Nous lisons dans Job : " Au moment que celui-ci parlait, un autre vint encore lui apporter une fâcheuse nouvelle. " Et au même endroit : " La vie de l'homme sur la terre est une tentation. " , ou plutôt comme porte le texte hébreu : " La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle. " En effet, nous n'essuyons tant de périls et nous ne supportons tant de travaux dans le siècle présent, que pour mériter la couronne de gloire dans le siècle futur. Il ne faut point s'étonner que les hommes passent par ces épreuves, puisque Jésus-Christ même a bien été tenté, et que l'Ecriture nous assure que Dieu tenta Abraham. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul nous a dit : " Nous nous réjouissons dans les afflictions, parce que nous savons que l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance; or, cette espérance n'est point trompeuse. " Et ailleurs : " Qui nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction, ou les déplaisirs, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence? selon qu'il est écrit : L'on nous égorge tous les jours pour l'amour de vous, Seigneur, et l'on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie. " Aussi le prophète Isaïe, s'adressant aux affligés pour les exhorter à la patience : " O vous, leur dit-il, que l'on a sevrés et arrachés du sein de votre mère, préparez-vous à souffrir affliction sur affliction, et à concevoir espérance sur espérance. " "Les souffrances de la vie présente, dit saint Paul, n'ont point de proportion avec cette gloire que Dieu doit un jour découvrir en nous. " L'on verra dans la suite pourquoi j'ai rapporté ces passages de l'Ecriture.

Proba, qui du milieu de la mer avait vu l'embrasement de Rome et qui s'était exposée avec toute sa famille sur une méchante barque, trouva encore plus d'inhumanité sur les bords de l'Afrique; car elle y fut reçue, par un (1) homme également avare et cruel, qui n'aimait que le vin et l'argent, qui sous prétexte de servir

(1) Héraclien, gouverneur d'Afrique. L'empereur Honorius le condamna à mort, et ordonna que son nom fut ôté de tous les actes publics.

le meilleur prince (1) monde, exerçait une tyrannie insupportable, et qui (pour me servir de la fable) avait avec lui, comme Pluton (2) dans les enfers, un chien (3), non à trois, mais à plusieurs têtes, pour arracher et déchirer tout; enlevant d'entre les bras de leurs mères des filles qu'il avait vendues à des marchands syriens, les plus insatiables de tous les hommes, faisant trafic du mariage des personnes illustres, n'ayant aucun souci de la misère des orphelines, des veuves et des vierges consacrées à Dieu, et regardant plutôt leurs mains pour recevoir de l'argent, que leur visage pour compatir à leurs disgrâces. Proba, voulant échapper aux Barbares, tomba en la puissance de ce tyran comme dans les gouffres de Charybde et de Sylla, que les poètes nous dépeignent environnés de chiens, de cet homme cruel, ne sachant ni épargner ceux qui avaient fait naufrage, ni se montrer sensible à la misère de ceux qui étaient réduits en servitude. Barbare! eh! du moins ne surpasse point en cruauté l'ennemi du peuple romain. Le Brennus (4) de nos jours s'est contenté d'emporter ce qu'il a trouvé dans Rome, et toi tu cherches ce que tu ne saurais trouver (5). Néanmoins les envieux de Proba (car la vertu est toujours exposée aux traits de l'envie), ses envieux, dis-je, s'étonnent comment elle a pu racheter par une convention tacite la pureté de tant de filles qui, étaient à sa suite; parce qu'ils ne font pas réflexion que cet homme inhumain, qui pouvait lui enlever tout son argent, se contenta d'en prendre une partie, qu'elle n'osa refuser à son titre de comte, quoiqu'elle s'aperçût bien qu'il n'était qu'un tyran qui se prévalait de sa dignité pour la traiter en esclave.

Je sens bien que je m'expose ici à la censure de mes ennemis, et que l'on ne manquera pas de m'accuser de flatter une personne de ce rang;

(1) C'était l'empereur Honorius qui gouvernait alors l'empire avec Théodose-le-Jeune, fils de son frère Arcade.

(2) Le texte porte : Quasi Orcus in Tartaro. Cicéron, 1. 3, De nat. Deor. prend Orcus pour Pluton. Age porro, dit-il, Jovem et Neptunum deum numeras; ergo etiam Orcus a frater eorum Deus. C'est dans ce même sens que Virgile a dit : Georg. 1, Pallidus Orcus Eumenidesque fatae.

(3) Saint Jérôme veut parler de Sabin, gendre du comte Héraclien et ministre de ses cruautés.

(4) Marie, roi des Goths.

(5) Parce que Héraclien voulait dépouiller des gens, qui avaient déjà tout perdu.

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mais ils ne pourront pas me condamner avec justice s'ils considèrent que j'ai toujours gardé le silence jusques ici; car du vivant, ou depuis la mort de son mari, je n'ai point vanté ni l'ancienneté, ni la puissance, ni les richesses de sa famille, ce que peut-être d'autres ont relevé par des louanges flatteuses et intéressées. Mon dessein aujourd'hui est de louer d'une manière digne d'un prêtre, la grand'mère de Démétriadès et de la remercier d'avoir favorisé le dessein de cette vierge. Au reste, doit-on soupçonner de flatterie un homme caché dans le fond d'un monastère, vivant pauvrement, vêtu d'un vieil habit, et qui, touchant au tombeau, se contente d'avoir le nécessaire pour le peu de temps qui lui reste à vivre. De plus, je n'adresserai toute la suite de ce discours qu'à une vierge, mais une vierge aussi illustre par la sainteté de sa vie que par l'éclat de sa naissance, et dont la chute est d'autant plus à craindre que l'état qu'elle a embrassé est élevé.

Le seul donc et le plus important conseil que je vous donne, ma chère fille, et que je ne cesserai point de vous donner, est d'aimer la lecture de l'Ecriture sainte, et de prendre garde de recevoir dans votre coeur aucune mauvaise semence, de peur que durant le sommeil du père de famille, c'est-à-dire de l'esprit qui doit toujours être attaché à Dieu, l'ennemi ne vienne semer l'ivraie parmi le bon grain. Ayez toujours ces paroles â la bouche : " J'ai cherché mon bien-aimé toute la nuit. En quel endroit menez-vous paître votre troupeau; et prenez-vous votre repas à l'heure de midi? " Dites aussi avec le prophète-roi : " Mon âme s'est attachée fortement à vous, et votre main droite m'a soutenue. " Avec Jérémie : " Je n'ai point eu de peine à vous suivre, parce qu'il n'y a point de douleur en Jacob, ni de travail en Israël. "

…...

A une attention continuelle sur votre coeur joignez la pratique du jeûne, et dites avec David : " J'ai humilié mon âme par le jeûne, j'ai mangé la cendre comme le pain; et lorsque je me voyais poursuivi par mes ennemis, je me couvrais d'un cilice. " Eve fut chassée du paradis terrestre pour avoir mangé du fruit défendu. Elie fut enlevé au ciel dans un charria de feu après un jeûne de quarante jours…….

Dans l'ancienne loi l'on publiait au son de la trompette un jeûne universel, le dixième jour du septième mois; tous les Juifs y étaient obligés, et ceux qui le rompaient étaient exterminés au milieu du peuple.

Job dit du dragon : " Sa force est dans ses reins; dans son nombril réside sa puissance. " L'ennemi du genre humain tourne contre les jeunes hommes et les jeunes filles l'effervescence de leur âge; il enflamme leurs sens et réalise en eux ce que dit le prophète Osée des personnes adultères : " Leurs coeurs sont semblables à un four chaud, " et le brasier qui les consume ne peut céder de sa chaleur que par la miséricorde de Dieu et l'influence d'un jeûne rigoureux. Ainsi blessent les traits du démon, perçant et brûlant à la fois; tels sont ceux dirigés par le roi de Babylone contre les trois jeunes hébreux, par ce roi impie qui les précipita dans une fournaise de quarante-neuf coudées, nombre emblématique renfermant sept fois sept, et employé par Nabuchodonosor dans une occasion néfaste, tandis que Dieu s'en était servi pour désigner les sept semaines du Jubilé qui est un temps de rémission. Mais, de même qu'au milieu des tourbillons de flammes un quatrième enfant, semblable au Fils de l'Homme, calma tout à coup les chaleurs excessives du brasier et ordonna aux flammes, au moment même où l'embrasement était le plus violent, de se dépouiller de leurs ardeurs incendiaires, de revêtir un aspect moins menaçant et de rendre leur contact moins dangereux ; de même, en l'âme d'une vierge se calme, sous l'influence d'une rosée céleste et d'un jeûne sévère, la fièvre des feux qu'y allume la jeunesse, en même temps que l'enveloppe terrestre admet toute la pureté de la nature de l'ange. C'est pour cette raison que saint Paul affirme n'avoir reçu du Seigneur nul précepte pour les vierges, parce que ce n'est qu'en combattant les plus douces inclinations de la nature, en s'élevant au-dessus de ses penchants les plus vifs, que l'on peut renoncer aux plaisirs qu'elle inspire, détruire en soi la racine qu'elle y a plantée, ne recueillir que des fruits de virginité, s'imposer le veuvage, se préserver de tout contact avec l'homme; en un mot, vivre dans un corps comme si on n'en avait point.

Je ne prétends point par là vous imposer l'obligation d'un jeûne trop sévère, d'une abstinence trop prolongée, qui ont pour effet de (660) ruiner les santés délicates et de rendre malades certaines néophytes, avant qu'on ait pu s'assurer d'un renoncement complet. C'est d'ailleurs une maxime préconisée, même par les philosophes païens, " que les vertus ne doivent, pas dépasser certaines proportions, de peur d'être réputées vices. " C'est ce qui a fait dire à un des sept sages païens, qu'en tout il fallait éviter l'excès.

Ce précepte était tellement en honneur qu'un poète comique le mit en vers. Jeûnez donc, mais avec modération, de manière à ne pas provoquer des palpitations dangereuses et ne pas vous mettre dans l'obligation de vous faire soutenir par vos compagnes; jeûnez de telle sorte que, les appétits charnels étant apaisés, vous puissiez vous livrer à la lecture, à la psalmodie et aux veilles avec votre zèle ordinaire. Le jeûne n'est point une vertu parfaite, mais c'est le fondement des autres vertus. Il en est de même de la chasteté et de la pudeur, sans lesquelles il ne sera donné à personne de contempler la face de Dieu; elles servent de degré pour ceux qui aspirent à la perfection, mais jamais elles ne parviendront à mettre le dernier sceau à la vertu d'une vierge.

On peut lire à l'appui de cette vérité la parabole des vierges folles et des vierges sages, dont les unes furent admises dans la chambre de l'époux et dont les autres furent exclues après avoir vu s'éteindre leurs lampes, faute de l'huile des bonnes oeuvres pour les alimenter. Il y aurait encore beaucoup à discourir sur le jeûne, quoique nous avons maintes et maintes fois exploré cette matière et qu'une foule d'auteurs en aient fait le texte de traités spéciaux; nous croyons convenable de vous renvoyer à la lecture de leurs livres, afin que vous vous pénétriez des objets salutaires de la continence et que vous appreniez en même temps tout ce que l'incontinence au contraire engendre de maux.

Imitez votre époux; soyez soumise à votre aïeule ainsi qu'à votre mère; gardez-vous de la vue d'un homme, et surtout d'un jeune homme, à moins que vous ne vous trouviez dans leur société. Ne faites pas connaissance avec un homme qui ne connaîtrait ni votre mère ni votre aïeule, et, suivant la maxime d'un auteur profane, le vrai lien d'une solide amitié c'est la conformité des sentiments. Ce furent leurs exemples qui vous enseignèrent prix de la virginité, qui vous apprirent à ne désirer que des choses utiles, à ne choisir que des choses justes. Le foyer domestique a été pour vous l'école de la vertu. Ne revendiquez donc pas pour vous seule la gloire qui rayonne de votre couronne de vierge; appelez au partage les saintes femmes qui vous transmirent par une chaste union leurs pudiques vertus, et qui vous firent éclore dans les embrassements d'une couche sans tache, vous, fleur sans prix, et qui doit produire de si excellents fruits si vous vous humiliez sous la main de Dieu et si vous avez toujours présentes à la mémoire ces paroles de l'Eglise : " Dieu résiste aux superbes, mais il accorde sa grâce aux humbles. " Or, la grâce n'est pas accordée dans le but de récompenser de bonnes oeuvres, mais bien dans celui de faire une largesse, selon ces paroles de l'apôtre : " Cela ne dépend ni d'un vouloir énergique ni d'une poursuite ardente, cela dépend de la miséricorde de Dieu. " Et cependant notre vouloir et notre non-vouloir est bien à nous; mais ce qui est à nous n'est plus nôtre, dès l'instant que cela n'est plus la volonté de Dieu.

Dans le choix des eunuques, des esclaves et des affranchies que vous prendrez à votre service, ayez plutôt égard à la pureté des moeurs qu'à la beauté du visage; car en tout sexe et pour tout âge, même pour ces hommes à qui la retenue est une nécessité de la mutilation à laquelle ils ont été soumis, c'est l'âme qui doit être tout d'abord l'objet de votre examen; car, pour elle, il n'y a de castration possible que celle qu'elle s'impose volontairement par la crainte du Seigneur. Pas de tenue malséante ou légère vis-à-vis de vous. Ne prêtez pas l'oreille aux propos déshonnêtes, et s'il vous arrive d'en entendre, quoi que vous ayez, gardez-vous de leurs poisons. Il suffit quelquefois à un libertin d'une parole prononcée comme au hasard pour séduire l'innocence. Laissez les gens du monde se moquer les uns des autres. La retenue va bien à votre caractère. Lucilius raconte que Crassus et que Caton (je parle du censeur), ne laissèrent aller leur gaîté jusqu'au rire qu'une fois dans leur vie; nous dirons de ce dernier, qui tint autrefois un rang si distingué parmi les grands de votre ville, ses contemporains, qu'il ne rougit et qu'il ne désespéra (661) pas, à l'âge où il était parvenu, d'apprendre les lettres grecques; mais cette sévérité de moeurs, toute d'affectation, n'avait peut-être d'autre but que de s'attirer la faveur et l'admiration du peuple; car, faibles mortels que nous sommes, tant que notre âme est emprisonnée dans son enveloppe charnelle, c'est à grand'peine que nous pouvons modérer et diriger nos passions et nos désirs, et, à coup sûr, il nous est impossible de les détruire tout-à-fait. Ce qui a fait dire au Psalmiste: " Mettez-vous en colère, mais ne péchez point;" ce que saint Paul exprime ainsi : " Que le soleil ne se couche point sur votre colère. " Parce qu'il est dans la nature de l'homme de se mettre en colère, en même temps qu'il est du devoir d'un chrétien de calmer cette effervescence.

Il est inutile de vous mettre en garde contre les tentations de l'avarice, car vous êtes d'une famille où la possession des richesses s'unit au mépris qu'en font les grandes âmes. L'apôtre saint Paul d'ailleurs ne nous enseigne-t-il pas que l'avarice doit être assimilée au culte des idoles, et ne connaissons-nous pas la réponse de notre Seigneur à un homme qui lui faisait cette question : " Bon maître, quel bien dois-je faire pour mériter la vie éternelle? Si vous voulez être souverainement méritant , vendez tout votre patrimoine, distribuez-le aux pauvres, et vous aurez en échange un trésor dans le ciel; puis venez et suivez-moi. " Les efforts opérés pour atteindre au souverain mérite de l'apostolat et à la perfection de la vertu entraînent avec eux la nécessité de se défaire de tousses biens, de les distribuer aux pauvres afin de gagner le céleste séjour, aidée de plus que vous serez des grâces du Seigneur et dégagée de tous liens terrestres. Il est de votre devoir, comme du mien, de faire un bon emploi de nos biens, quoique le Seigneur ait laissé au libre arbitre de chacun la faculté d’en disposer selon sa volonté, nonobstant l'âge et la condition. " Si vous voulez atteindre à la perfection, " dit-il, "je ne vous force ni ne vous commande; je vous propose un but; je vous montre la palme ; c'est à vous de vous répandre dans la lice pour y combattre et mériter le prix du combat. " Et remarquez combien la divine sagesse s'exprime sagement, par la bouche de son sublime interprète : " Vendez ce que vous possédez, " a-t-il dit, et à qui a-t-il adressé ces paroles? à celui-là même à qui il a été dit : " Si vous voulez atteindre à la perfection, " ne vous contentez pas de vendre une partie de vos biens, mais vendez-les tous. Et quand vous les aurez vendus, quel emploi devez-vous faire du prix que vous en retirerez? Le donner aux pauvres. " Ce n'est point à satisfaire des caprices de luxe et à en faire part à des gens riches et à des proches, mais à secourir les nécessiteux, que vos biens doivent être employés.

Dans celui que vous secourez, soit qu'il soit prêtre, soit qu'il soit votre parent ou votre allié, vous ne devez considérer rien autre chose que le degré de misère. Ce sont les entrailles des malheureux, de ceux qui ne sont point admis à de riches banquets, qui ont dessein de louer les coeurs bienfaisants.

Nous voyons dans les Actes des apôtres que le sang de notre Seigneur coulait encore, que la ferveur d'une foi récente était dans toute sa force, tous les croyants vendaient leurs biens et allaient en déposer le prix aux pieds des apôtres, afin de leur prouver le peu de cas qu'ils faisaient des richesses, et pour que ce même prix en fût distribué à chaque indigent selon leurs besoins respectifs.

Ananias et Saphira, n'ayant pratiqué la charité qu'avec tiédeur et s'étant même rendus coupables de duplicité dans la distribution de leurs biens, en ce sens qu'ils vinrent déposer aux pieds des apôtres, comme leurs et non comme appartenant au Seigneur, à qui ils les avaient déjà offertes, les richesses dont ils avaient la libre disposition, Ananias et Saphira, dis-je, furent condamnés justement comme s'étant approprié le bien d'autrui, dans la crainte de la disette que la vraie foi ne redoute point. Ils furent condamnés d'ailleurs plutôt dans le but de les faire servir d'exemple à la tiédeur que dans celui d'un châtiment sévère.

L'apôtre Pierre, en effet, n'a pas dirigé contre eux des imprécations de mort, comme l'insensé Porphyre l'en accuse à tort; seulement, dans une sortie prophétique, il leur annonce le jugement de Dieu, afin que le juste châtiment de deux pécheurs serve d'enseignement à tous les autres. Dès l'instant que vous avez fait veau de virginité vos biens ne sont plus vôtres, ou plutôt ils sont véritablement vôtres, en ce sens qu'ils appartiendront à (662) Jésus-Christ, votre maître, quand votre mère et votre aïeule, qui en ont encore la libre disposition, auront payé leur tribut à la nature et dormiront du sommeil des justes. Je sais que d'ailleurs leur désir le plus vif est de vous précéder dans la tombe. Lorsqu'un âge plus avancé, une liberté d'actions plus éclairée, une volonté plus ferme vous auront mise dans la possession entière de votre libre arbitre, vous pourrez obéir à vos propres impulsions, vous conformer même aux inspirations de la grâce, dans cette conviction qui devra être la vôtre , que vous ne récolterez rien à moins que vous n'ayez semé en prodiguant les bonnes oeuvres. Que d'autres consacrent leur fortune à construire des églises, à revêtir leurs murs de lambris en marbre, à élever des colonnes immenses, à décorer leurs chapiteaux , malgré l'inaptitude de la matière à se sentir plus fière sous de semblables ornements, qu'ils l'emploient à revêtir les prêtres des mêmes églises de lames d'argent ou d'ivoire, à orner leurs autels d'or d'une infinité de pierres précieuses, je ne trouve pas cela mauvais, je ne m'y oppose pas; que chacun, en pareille matière, en use à sa guise. Il vaut assurément mieux faire un tel emploi de ses richesses que de les garder enfouies sans en faire usage. Vos devoirs à vous sont d'une autre nature; vous devez vêtir le Christ dans la personne des pauvres, le soulager dans celle des malades, le nourrir dans celle des indigents, lui offrir l'hospitalité dans celle de ceux qui sont à la quête d'un toit, et surtout des serviteurs de la foi; c'est à vous qu'il appartient d'approvisionner les monastères des vierges et de ceux qui se consacrent au Seigneur; d'être pleine de bienveillance envers les pauvres d'esprit, envers les coeurs dont le seul culte est celui du Seigneur, au milieu du jour comme au sein des nuits, envers des hommes qui, placés sur la terre, imitent les anges qui sont dans le ciel et qui n'ont rien autre chose dans la bouche que les louanges du Seigneur; qui, contents d'ailleurs d'être vêtus et nourris, n'étendent pas leurs désirs au-delà pourvu qu'ils puissent arriver à leurs fins pieuses. Pour ceux que cette médiocrité ne satisfait pas, ils prouvent qu'ils ne sont pas même dignes de posséder le nécessaire. Les admonestations précédentes s'adressent à la vierge riche et de noble extraction; celles qui vont suivre sont destinées à la vierge considérée dans toute la simplicité de son caractère de vierge et dépouillée de tous les avantages qui ne lui appartiennent point en propre. Outre les heures que vous devez consacrer à la psalmodie et à la prière, aux heures de Tierce, de Sexte et de None, de Vêpres, à minuit et au matin, fixez le nombre d'heures que vous voudrez employer à étudier les saintes Ecritures, celui qu'il vous conviendra de consacrer à la lecture, en n'en faisant pas un but de travail, mais un but de récréation instructive. Après avoir vaqué à ces occupations et vous être prosternée plusieurs fois pour calmer l'anxiété de votre esprit, mettez-vous à travailler à quelque ouvrage de laine, à filer, à faire du tissu, à mettre en peloton ce que les autres auront filé, ou à l'ajuster sur le métier; examinez votre tissu, corrigez-en les défauts et fixez la tâche du lendemain. En vous livrant à cette variété d'occupations, les journées ne sauraient vous paraître longues; fût-ce même en été, saison des grands jours, elles vous sembleraient encore courtes, et il vous resterait encore du temps à consacrer à d'autres travaux. Par l'observation de cette doctrine vous ferez votre salut et celui des autres; vous serez la directrice des consciences dans la voie de la piété, et vous ferez votre profit de la chaste retenue de plusieurs de vos soeurs, puisque, selon l'Ecriture et contrairement à cette réserve, " l'âme du paresseux est tout entière dans ses désirs. " Vous ne devez pas vous dispenser de travailler parce qu'il a plu à Dieu de vous accorder tout ce qui vous est nécessaire; loin de là, il est de votre devoir de travailler avec tous ceux à qui leurs besoins en font une nécessité, afin qu'en occupant votre corps votre pensée s'applique exclusivement aux choses qui concernent votre salut. N'oubliez point ceci : " Outre le partage de votre bien entre les pauvres, rien ne saurait être plus agréable à votre maître que ce que vous aurez confectionné de vos propres mains, soit pour votre usage propre, soit pour donner exemple aux autres vierges, soit pour offrir en cadeau a votre mère ou à votre aïeule qui vous donneront, en échange et au double, de quoi soulager les misères du pauvre. "

Mais j'allais oublier ce que j'ai de plus important à vous dire. Dans votre extrême jeunesse, à l’époque où l'évêque Anastase (663) gouvernait l'Eglise romaine, une hérésie semblable à une tempête cruelle s'éleva en Orient, qui menaça de corrompre la simplicité de la foi tant louée et tant vantée par la voix de l'apôtre; mais ce grand homme, riche de sa pauvreté et fort de son zèle tout apostolique, écrasa la tête de l'hydre et arrêta par là ses sifflements impies.

Alarmé dans ma sollicitude, à une époque surtout où le bruit de la reproduction multipliée de cette plante vénéneuse est parvenu jusqu'à moi; obéissant d'ailleurs à un sentiment de charité, je crois devoir vous engager à vous conformer aux dogmes enseignés par le pape Innocent, fils et successeur d'Anastase, et à repousser une doctrine étrangère, quelque confiance que vous ayez dans votre prudence et votre pénétration. Les partisans de cette hérésie ont coutume d'en raisonner tout bas et à l'écart, faisant pour ainsi dire subir une enquête à la justice de Dieu. Ils diront par exemple : " Pourquoi tel homme a-t-il reçu le jour dans telle province? D'où vient que ceux-ci naissent de parents chrétiens, tandis que ceux-là prennent naissance au milieu des nations les plus barbares, étrangers à la nation d'un Dieu?" Après avoir ainsi blessé les coeurs simples par cette morsure du scorpion, ils injectent dans la plaie qu'ils ont faite leur poison dangereux. Puis ils ajoutent : " Si l'enfant à la mamelle, celui dont le sourire et la joie enfantine témoignent seuls qu'il connaît sa mère, qui n'a encore fait ni bien ni mal; si cet enfant, dis-je, est possédé du démon ou accablé de maux qui fuient les méchants et qui s'acharnent au contraire sur les serviteurs de Dieu; si tout cela arrive, pensez-vous que ce soit le pur effet du hasard? Si donc, poursuivent-ils, ces jugements sont la manifestation réelle de la colère divine, ils se justifient par eux-mêmes et témoignent de la haute justice de Dieu, en amenant cette conséquence que les âmes des hommes ont habité le céleste séjour, et qu'en punition de certains péchés commis jadis elles ont été placées et pour ainsi dire ensevelies dans des corps humains, et précipitées dans cette vallée de larmes pour expier leurs anciennes iniquités. " Ainsi s'exprime à ce sujet le prophète-roi : " J'ai péché avant de m'être humilié. " Et ailleurs: " Faites sortir mon âme de sa prison mortelle. " Et encore : " Sont-ce les propres péchés de cet homme ou ceux de ses parents qui l'ont fait naître aveugle?" Et autres semblables passages à l'appui de leurs erreurs.

Cette impie et détestable doctrine fut pratiquée jadis en Egypte et en d'autres parties de l'Orient. Elle y jouit encore d'un certain crédit aux dépens de la foi, dont elle corrompt la pureté; mais ses obscurs disciples sont réduits à se cacher comme des vipères dans leurs trous. Néanmoins t'estime peste héréditaire qui couve en un petit nombre de coeurs, en attendant qu'elle puisse prendre de l'extension. Je suis persuadé que vous repousseriez cette doctrine, quand même elle arriverait jusqu'à vous; car vous avez auprès de vous, pour vous garder dans la voie du salut, des personnes chez qui la foi est une garantie de la pureté des doctrines. Vous comprenez ce que je veux vous dire; Dieu se chargera d'ailleurs de vous donner l'intelligence toutes les fois que vous en aurez besoin. Ne vous hâtez pas de provoquer la réfutation de cette détestable hérésie et des dogmes plus pernicieux que ceux dont je vous ai parlé et qu'elle enseigne; je craindrais que vous inférassiez de mes paroles, que mon intention a été plutôt de vous mettre dans le secret d'erreurs qui vous sont inconnues, que de vous prémunir contre leur pernicieuse influence.

Ma mission présente est de former une vierge et non de répondre aux hérétiques; du reste, dans un autre de mes ouvrages, à la confection duquel la protection divine m'a été de grand secours, j'ai pénétré leurs sophismes et mis à nu les moyens qu'ils emploient pour obscurcir la vérité.

Si vous désirez le lire, je me ferai un plaisir de vous l'envoyer dans le plus court délai. On méprise assez généralement ce qu'on offre avant qu'on l'ait demandé, et les choses auxquelles leur rareté donne du prix ne tardent pas à subir une dépréciation quand il n'en coûte rien pour les avoir.

Une question, objet d'incessante polémique, est celle de savoir si la vie cénobitique est préférable à la vie de communauté. On la résout assez généralement en faveur de la première; mais s'il est à craindre pour les hommes vivant dans la solitude que, privés de la société de leurs semblables, ils ne se laissent aller à des pensées basses et impies, et que, enflés (664) d’orgueil et de vanité, ils ne méprisent leur prochain et n'arment leurs langages de malignité pour la déverser en calomnie sur les pères et les autres solitaires, selon ces paroles du prophète-roi : " Les dents des enfants des hommes sont des armes et des flèches, et leur langue une épée aiguë. " Si, dis-je, les hommes qui ont choisi la vie cénobitique doivent craindre pour leurs vertus, combien ce danger est-il plus redoutable pour les femmes, dont les impressions si changeantes et si mobiles ne peuvent amener qu'une chute, alors que leur conscience est privée de ses guides naturels. J'ai connu moi-même des individus de l'un et de l'autre sexe dont les facultés ont été altérées par une abstinence trop rigoureuse. J'ai vu s'opérer ce résultat surtout chez ceux qui habitaient des cellules froides et humides; l'aliénation était portée à un tel degré qu'ils ne savaient plus, ni ce qu'ils faisaient, ni où ils se tournaient, ni ce qu'ils devaient dire, ni ce qu'ils devaient faire. Si de pareils hommes , dénués d'instruction d'ailleurs, viennent à lire les traités de docteurs habiles, que retiennent-ils, si ce n'est un amas de paroles qui ne peut leur faire faire aucun progrès dans la connaissance des saintes Ecritures? de telle sorte que cet ancien adage leur est parfaitement applicable : " Quoique ne pouvant rien dire, ils veulent toujours parler. " C'est ainsi qu'ils enseignent les saintes Ecritures dont ils n'ont nulle intelligence; et quand ils sont parvenus à se faire écouter, ils affectent les manières de docteurs consommés et se posent en maîtres des ignorants, avant d'avoir été disciples des érudits. Il est donc bien d'obéir à ceux que l'âge et l'expérience ont faits nos supérieurs, de recevoir d'eux les règles de notre conduite, après nous être conformés d'abord aux principes des saintes Ecritures, et d'éviter surtout de nous laisser entraîner par la présomption, qui est le plus dangereux de tous les guides; c'est de ces femmes dont l'Apôtre parle de la sorte : " Elles se laissent emporter à tout vent de doctrine, apprenant toujours sans parvenir jamais à la science de la vérité. "

Fuyez la société des femmes qui sont les servantes de leurs maris et du siècle, de peur que vous ne soyez tentée et que ce qu'elles disent dans l’intimité de leur conversation ne parvienne à votre oreille. De pareils récits seraient pour vous un véritable poison. Cette maxime profane, qui a été consacrée en passant par la touche de saint Paul, renferme la condamnation d'une semblable complaisance : " Les mauvais entretiens, dit-il, corrompent les bonnes moeurs. " L'auteur de la traduction latine, trop attaché à sa lettre, n'a pas gardé dans sa traduction la mesure de ce vers. N'admettez dans votre compagnie que des femmes dont l'honnêteté vous soit connue, surtout des veuves et des vierges. Que leur conduite soit reconnue de bon exemple ; que leur conversation soit décente et qu'une sainte candeur brille en elles; fuyez ces jeunes coquettes qui, afin de trafiquer de leur prétendue virginité, chargent leurs cheveux d'ornements et les font tomber en boucles, fardent leur visage et s'efforcent par l'emploi de pommades parfumées de se rendre la peau lisse, portent des manches étroites, des brodequins magnifiques et des robes qui ne font pas de plis disgracieux.

C'est en effet d'après les moeurs des esclaves et des suivantes qu'on juge les moeurs et les goûts de celles qui les ont à leur service. Celle-là doit vous paraître belle et digne d'être admise dans votre société, qui ignore qu'elle est belle; qui ne tire point parti de ses avantages extérieurs; qui, se produisant en public, ne découvre ni son cou ni sa poitrine; qui reste la tête couverte de son voile, et qui ne l'écarte que pour se ménager l'ouverture nécessaire pour guider sa marche.

Il est un danger que j'hésite à vous signaler; mais quels que soient mes scrupules à cet égard, ils doivent tomber devant la fréquence du désordre, ce n'est point que je craigne que vous vous y livriez, vous n'avez peut-être ; jamais entendu parler de ce contre quoi je veux vous prémunir, et peut-être l'occasion de la tentation ne s'offrira-t-elle jamais à vous; mais c'est une occasion de signaler l'écueil à des vertus moins solides que la vôtre. Je crois donc devoir vous prévenir qu'une jeune vierge doit fuir comme la peste et comme les corrupteurs de l'innocence ces jeunes gens qui se frisent et se parfument avec affectation, et auxquels on peut appliquer cet adage : " Celui-là sent mauvais qui toujours est parfumé. " Je ne veux point parler de ceux dont les visites compromettantes ne laissent point que de les compromettre eux-mêmes, je veux bien que la décence y préside ; mais c'est déjà un très grand mal (665) que de s'exposer sans sujet à la médisance et aux calomnies des païens. Je ne les confonds pas tous dans la même réprobation; je ne parle ici que de ceux que l'Église condamne, qu'elle retranche quelquefois de la société des fidèles, et auxquels les censures des évêques et des autres ecclésiastiques n'ont jamais manqué. Il est plus dangereux pour les femmes coquettes de fréquenter les églises et les lieux de piété, que de se montrer en public dans tout autre endroit. Celles qui vivent en communauté dans les monastères, et le nombre en est grand, ne doivent jamais aller seules, mais être toujours accompagnées de leur mère. Il arrive fréquemment que l'épervier, dispersant une bande de colombes, en poursuit une loin de ses compagnes, fond sur elle, la déchire et se repaît de ses chairs palpitantes. Si une brebis malade s'éloigne de son troupeau, elle ne tarde pas à devenir la proie du loup. Je connais des vierges qui restent chez elles, les jours de fête, pour éviter les grands concours; elles en agissent ainsi en ces occasions dans la crainte de ne pas exercer une assez grande surveillance sur elles-mêmes, et parce qu'elles redoutent avec raison le contact public.

Il y a environ trente ans que je fis paraître un traité (1) qui avait le même objet que celui que je vous adresse; dans ce traité l'instruction de la vierge à laquelle je le dédiais m'imposait l'obligation de m'élever contre le vice, et de signaler les embûches que le démon tend à l'innocence. Plusieurs personnes se trouvèrent offensées de mes critiques, dans la conscience de leur propre culpabilité; elles ne me considérèrent point comme un conseiller intelligent de la conduite qu'elles devaient suivre, mais bien comme un censeur rigide de leurs déportements. A quoi leur a servi d'avoir soulevé contre moi une armée de critiques acharnés, et d'avoir manifesté par la vivacité de leurs récriminations combien mes coups avaient porté juste? Le livre est resté intact, tandis que ses détracteurs ont cessé d'être. .l'ai dispersé dans nombre de mes lettres adressées à des vierges ou à des veuves tout ce qui pouvait être dit à ce sujet; de telle sorte qu'il est inutile de répéter ici ce que j'ai dit ailleurs; si néanmoins il m'est échappé quelque chose, cela ne peut pas être de

(1) Le traité sur la Virginité à la vierge Eustochia, en 334.

grande conséquence. Au reste, saint Cyprien a fait un excellent livre sur la virginité ; beaucoup d'autres auteurs, tant grecs que latins, ont traité le même sujet. Il n'est pas d'Église, chez quelque nation et en quelque langue que ce soit, où n'ait été fait l'éloge de sainte Agnès. Mais ces divers ouvrages ne concernent que les jeunes filles qui ne se sont point encore décidées à se consacrer au célibat, et qui ont besoin d'exhortations pour savoir quelle est la détermination qu'elles doivent prendre. Il s'agit ici de s'affermir dans la vocation embrassée, de marcher les reins ceints, les pieds chaussés de nos sandales et la main armée du bâton de voyage, de marcher, dis-je, à travers le siècle, où tout est embûche et poison, comme au milieu des couleuvres et des scorpions, afin de parvenir jusqu'aux rives désirées du Jourdain, d'entrer dans la Terre Promise; de gravir jusques à la maison de Dieu; et de dire avec le roi-prophète : " Seigneur, j'aime la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. ". Et encore : " J'ai demandé une grâce au Seigneur, celle d’habiter dans sa maison ; je ne cesserai point de la lui demander pendant tous les jours de ma vie. " Heureuse la vierge dont le coeur, tout à l'amour de Jésus-Christ, à cet amour qui est la sagesse, la chasteté, la modération, la justice et toutes les autres vertus, se borne exclusivement à sa seule affection; heureuse la vierge qui ne sent point son coeur palpiter au souvenir d'un homme; qui ne désire point la vue de celui auquel il suffira d'un regard pour l'enchaîner! Il y en a qui, par l'irrégularité de leurs moeurs, compromettent la sainte profession des vierges, et obscurcissent la gloire de cette famille d'anges. A celles-là on doit leur dire franchement et sans détour qu'elles se marient, si elles ne peuvent pas s'imposer la continence; ou bien qu'elles triomphent de leurs sens, si elles ne veulent point se marier. Ce serait une chose qui ferait rire, si elle n'inspirait tout d'abord un sentiment de tristesse, que de voir de jeunes suivantes, qui font profession de virginité, se montrer avec des atours plus brillants que ceux de leurs maîtresses; de telle sorte qu'il est d'usage de reconnaître pour maîtresse celle que l'on voit le moins parée. Il en est plus d'une parmi elles qui cherchent des logements écartés et dérobés à la vue; afin d'y vivre avec plus de liberté, de prendre des (666) bains, d'y faire ce qui leur plait, et d'éviter le retentissement du blâme général. Tous ces dérèglements se passent sous nos yeux, et nous les souffrons!

Je reviens sur ce que je vous ai déjà dit, et je suis heureux d'y insister. Aimez les saintes Ecritures, et la sagesse vous aimera; aimez cette dernière, et elle vous conservera. Que ce soient là vos perles et vos diamants, et qu'ils restent toujours sur votre sein et à vos oreilles. Que votre langage n'exprime que votre vénération pour le Christ. Ne dites rien qui ne respire la sainteté. Ayez toujours sur vos lèvres les paroles si douces de votre mère et de votre aïeule; les imiter, c'est se former à la vertu.





Jérôme Fragments divers