Discours 1969 9569

AU TERME DE L’VIII ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DE LA «CARITAS INTERNATIONALIS» Vendredi 9 mai 1969

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Chers Fils de Caritas Internationalis,

Au terme de votre VIIIème Assemblée générale, vous avez désiré Nous présenter, par la voix de votre Président nouvellement réélu, Notre cher Fils Monseigneur Jean Rodhain, l’expression filiale de votre attachement et de votre dévouement.

Nous accueillons votre démarche avec grande joie. Elle Nous donne l’occasion, non seulement de renouveler Notre particulière confiance dans le grand organisme de la Charité de l’Eglise qu’est Notre Caritas Internationalis, ainsi qu’à vous tous qui en êtes les membres dévoués et responsables, mais encore d’exprimer Notre universelle et paternelle affection à ces -multitudes de souffrants et de déshérités du monde que vous vous employez à secourir et à promouvoir, et qui vous honorent aussi de leur identification au Seigneur Jésus: «Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le ferez» (
Mt 25,40).

Soyez donc félicités et remerciés pour l’immense capital de dévouement désintéressé que vous avez su déployer et susciter au service des plus pauvres, pour la remarquable extension que sous l’impulsion ardente et intelligente de votre Président et de ses collaborateurs, vous avez apportée à votre oeuvre, comme en témoigne la vaste représentativité géographique de vos délégations, pour la multiplicité et le réalisme de vos entreprises généreuses sur tous les lieux du monde où vous avez perçu une situation de détresse, de misère, d’injustice ou de sous-développement. Ce faisant vous perpétuez la mission traditionnelle que l’Eglise a reçue de témoigner de l’esprit d’amour universel de son divin Fondateur, contribuant par votre charité en actes à ouvrir les coeurs à la révélation de l’Evangile. «Que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour que voyant vos bonnes oeuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux» (Mt 5,16).

Que cette reconnaissance de vos mérites passés ne vous détourne pas pour autant du chemin à parcourir encore. Tant de besoins restent à satisfaire, tant de souffrances attendent d’être apaisées, tant de situations demeurent contraires à la justice et à l’ordre social! Ne cessez pas d’entendre retentir la parole du Seigneur: «Les Pauvres, vous les aurez toujours avec vous»; ces pauvres, dont les grands fléaux de l’humanité: la guerre, la faim, l’ignorance, la maladie, l’insécurité sociale, ne cessent de renouveler le douloureux cortège. C’est sur eux que Nous avons voulu attirer l’attention du monde en publiant Notre Encyclique Populorum progressio. C’est sur vous, chers Fils de Caritas, que Nous comptons particulièrement pour en traduire dans des actes et des réalisations concrètes, à l’échelle des diverses communautés que vous animez, les exigences d’engagement et d’assistance solidaire envers ceux qui sont les victimes de ces maux.

C’est Notre souhait que Caritas Internationalis développe son travail, multiplie ses initiatives, suscite de nouveaux concours, sans omettre jamais cependant d’inclure dans son activité la réflexion nécessaire à l’exercice d’une authentique charité évangélique. Apprenez ensemble à voir, à découvrir, à servir, dans le respect, la délicatesse, la discrétion à l’égard des personnes, les besoins indispensables à une vie vraiment humaine et sociale; associez ceux que vous voulez aider à leur propre promotion; ne vous découragez pas des obstacles et des lenteurs, voire des ingratitudes, que vous rencontrerez; d’autres, parmi vos frères, peuvent découvrir dans votre témoignage humble et persévérant la grandeur d’une foi agissante et entendre, à votre exemple, l’appel de l’apôtre: «A quoi cela sert-il que quelqu’un dise: “J’ai la foi», s’il n’a pas les oeuvres?» (Iac. 2, 14).

Dans ce mouvement de fraternité universelle au service de l’humanité souffrante, vous n’êtes pas seuls. L’Eglise a senti le besoin, surtout depuis le Concile, d’accentuer son effort pour une meilleure harmonisation de son aide. C’est à Notre Commission Pontificale «Justice et Paix» que Nous avons confié la mission d’exprimer officiellement les grandes orientations du Saint-Siège dans les domaines de la justice sociale, du développement, de la promotion humaine et de la paix; comme vous le savez, cette Commission Pontificale a pour tâche également de promouvoir, animer et articuler les efforts de l’Eglise pour l’étude de ces graves problèmes, et la sensibilisation de l’opinion publique dans une action éducative, en même temps qu’il lui revient d’harmoniser les initiatives opportunes des organismes d’Eglise, non seulement à l’intérieur de l’Eglise, mais aussi en coopération avec les grandes instances internationales.

Nous sommes heureux de savoir que vous participez déjà utilement à la mise en oeuvre de cette concertation voulue par le Saint- Siège comme une condition nécessaire à la fécondité des immenses tâches à entreprendre pour un réel développement des peuples. C’est dans cette perspective que Nous vous répétons Notre appel: «Il faut se hâter; trop d’hommes souffrent, et la distance s’accroît qui sépare le progrès des uns et la stagnation, voire la régression des autres» (Populorum progressio PP 29). «Ces efforts, pour atteindre leur pleine efficacité, ne sauraient demeurer dispersés et isolés, moins encore opposés pour des raisons de prestige ou de puissance: la situation exige des programmes concertés» (Populorum progressio PP 50).

Soyez donc fidèles, chers Fils, au noble titre qui définit et inspire le sens de votre action: «Caritas», celui même par lequel le Seigneur s’est identifié: «Deus est Caritas». Puisez près de Lui les forces et la lumière qui doivent soutenir et orienter vos efforts, vous souvenant des promesses du Seigneur: «Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade, prisonnier et vous m’avez visité» (Mt 25,34).

Que l’espérance de cette Bonne Nouvelle vous accompagne avec Notre paternelle Bénédiction Apostolique.


AUX PARTICIPANTS AU IX CONGRÈS INTERNATIONAL DES CAISSES D’ÉPARGNE Vendredi 9 mai 1969

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Chers Messieurs, Chers Fils,

Nous sommes très heureux de vous accueillir, vous tous qui êtes venus participer au neuvième Congrès international des caisses d’épargne, et avez à cette occasion sollicité la possibilité de Nous rencontrer. Nous le faisons avec joie, bien conscient de tout ce que représente votre activité au service du bien commun dans le monde d’aujourd’hui.

C’est de service en effet qu’il s’agit, et à ce titre un chrétien ne peut que s’en réjouir et y collaborer activement. Loin de favoriser l’avarice, loin de conduire à l’avidité des richesses, loin de paralyser la circulation de l’argent, l’épargne bien comprise au contraire exige un usage modéré de la richesse, et constitue un crédit disponible pour de nouveaux cycles économiques, selon des prévisions raisonnables, équilibrées et sages: contribution très importante au bien-être populaire et à la bonne marche de la société.

Est-il besoin de le souligner? Les caisses d’épargne que vous gérez constituent un service économique et administratif, qui n’est pas au profit de ceux qui le gèrent, puisqu’il n’y a pas d’actionnaires, mais au profit des déposants tout d’abord, e aussi des investissements à caractère social, par un crédit rendu plus facile, en faveur des modestes entreprises et des besoins du peuple, à peu près comme les anciens «Monts de piété». Que d’oeuvres aussi d’utilité publique bénéficient des grandes possibilités que leur offrent les caisses d’épargne. Nous en avons Nous-mêmes eu l’expérience au cours de Notre ministère pastoral à Milan.

C’est ainsi que l’épargne se justifie: elle empêche les dépenses somptuaires, elle limite le luxe inutile, elle modère la jouissance de l’argent, elle augmente le rendement de l’économie, en faisant fructifier les biens de manière productive, elle est toute ordonnée à créer de nouveaux biens, de nouvelles sources de travail, de bien-être, de culture, pour le bien-être et l’épanouissement des hommes. En même temps, elle donne à l’économie un dynamisme régulier et coordonné, qui favorise une certaine sécurité sociale, selon d’authentiques critères moraux. Puissent ces préoccupations qui sont vôtres, chers Messieurs, inspirer toujours votre action, et celle-ci étendre ses bienfaits à un cercle toujours plus large de bénéficiaires à travers le monde.

Nous aurions aimé saluer chacune et chacun d’entre vous, mais le temps Nous est malheureusement limité. Nous tenons du moins à féliciter votre Président, le Professeur Giordano Dell’Amore, excellent professeur de sciences économiques non moins que parfait administrateur, toujours prêt à apporter l’aide demandée comme à promouvoir les institutions à caractère social, et légitimement entouré de l’estime de tous. Monsieur le Président, Messieurs et chers Fils, tous Nos voeux pour votre action, tous Nos encouragements sur votre tâche, et pour vous et tous ceux qui vous sont chers, Notre paternelle Bénédiction Apostolique.



AUX PARTICIPANTS À L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DE MEUNERIE Jeudi 29 mai 1969

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Chers Messieurs,

C’est bien volontiers que Nous Vous accueillons, vous qui venez de participer à l’Assemblée générale de l’Association internationale de Meunerie.

Vous représentez une quinzaine de pays européens, désireux de coordonner vos efforts techniques en vue d’une meilleure économie, de cette économie qui veut demeurer au service de l’homme. Nous savons que, par votre travail, vous prenez largement votre part au dur labeur des hommes, et vous devez en plus composer avec tous les autres secteurs de la production alimentaire, des agriculteurs aux boulangers et commerçants, afin que tout concoure au bien commun, sans désavantager injustement les uns au profit des autres.

Mais ce qui fait la difficulté de votre profession en constitue également la valeur. Est-il besoin de souligner votre contribution importante à la vie des hommes, dont vous préparez la nourriture substantielle? Et aujourd’hui que les deux tiers de l’humanité ne mangent pas à leur faim, comme Nous souhaitons que tous les secteurs de l’économie mettent tout en oeuvre pour combattre ce fléau, chaque jour plus tragique! Nous ne cessons de renouveler l’appel que Nous avons lancé dans Notre encyclique «Populorum progressio».

Nous sommes heureux de savoir que vous prenez à coeur ces perspectives. Unissant vos efforts dans cet esprit de charité, qui est participation à l’Esprit d’amour de Dieu, vous pourrez dire en toute loyauté: «Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour»: ce pain matériel que nous préparons grâce aux dons de la bienfaisance divine, ce pain du partage fraternel «qui réjouit le coeur de l’homme», et ce Pain que Dieu seul peut donner aux croyants, pour la vie éternelle, Jésus-Christ, son Fils Bien-Aimé, au nom de qui Nous vous bénissons de tout coeur, vous et tous ceux qui vous sont chers.



AVEC LES REPRÉSENTANTS DE LA FÉDÉRATION LUTHÉRIENNE MONDIALE Samedi 31 mai 1969

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Chers Frères en Jésus-Christ,

C’est un honneur et une joie pour Nous, de pouvoir vous accueillir en ce jour. Nous aimerions vous exprimer Notre gratitude et Notre bonheur pour le désir que vous aviez, comme représentants de la Fédération luthérienne mondiale, de rencontrer des membres du Secrétariat pour l’unité des chrétiens et des autres organes de la Curie afin de discuter certaines questions regardant les rapports entre l’Eglise catholique romaine et la Fédération luthérienne mondiale.

Votre visite Nous est un signe visible du développement considérable des bonnes relations avec votre Fédération au cours des années qui suivirent le deuxième Concile du Vatican. Nous gardons un vif souvenir de la disponibilité avec laquelle la Fédération luthérienne mondiale a participé au Concile par des représentants de qualité. Un ensemble de publications témoigne avec quel intérêt et avec quel soin vos observateurs et d’autres théologiens luthériens ont suivi le Concile et étudié ses décrets. Nous Nous souvenons particulièrement de la IIème Session conciliaire, où le professeur Skydsgaard, représentant de votre Fédération, prit la parole au nom de tous les observateurs du Concile et souligna l’importance fondamentale d’une théologie de l’histoire du salut pour le mouvement oecuménique. Cette tâche sera assumée tout particulièrement par le nouvel Institut oecuménique de Jérusalem.

Nous avons constaté avec grand intérêt dans quelle mesure la collaboration avec la Fédération luthérienne mondiale s’est intensifiée après le Concile. Nous pensons surtout au Groupe mixte de travail entre la Fédération luthérienne mondiale et l’Eglise catholique romaine, qui s’est déjà réuni en 1965 et qui, par la suite, s’est retrouvé chaque année.

Nous Nous réjouissons de voir que depuis trois ans déjà les problèmes d’Evangile et Eglise ont été examinés par cette Commission d’étude luthérienne évangélique - catholique romaine et Nous sommes convaincu que cette question est l’une des plus centrales qui se dresse encore entre nous, et sans solution, depuis la malheureuse rupture du temps de la Réforme.

Avec le premier rapport du Groupe mixte de travail luthérien-catholique, Nous tenons à souligner que «les divergences profondes qui se sont manifestées entre l’Eglise catholique romaine et les Eglises luthériennes ne doivent pas être passées sous silence. Qu’elles soient reconnues ouvertement et qu’elles soient prises en sérieuse considération de chaque conviction». Nous avons d’ailleurs l’espérance, que de nouvelles voies et de nouvelles possibilités de compréhension et de vision commune s’ouvriront sous l’inspiration de l’Esprit- Saint, à condition que nous affrontions les difficultés avec patience, sérieux, loyauté et dans une atmosphère de charité. Plein de confiance en l’amour du Père pour nous, cet amour qui a trouvé son expression la plus sublime dans la croix du Christ, nous prions de pouvoir être tous portés à cette Unité telle que Notre-Seigneur l’a désirée.

Nous n’ignorons pas que la coopération entre la Fédération luthérienne mondiale et l’Eglise catholique romaine ne s’est pas simplement limitée au domaine théologique, mais qu’elle a donné naissance à tout un ensemble de contacts oecuméniques au cours des années écoulées.

Votre visite est une cause de joie pour Nous en ce qu’elle ouvre de nouvelles perspectives de collaboration et de dialogue avec l’Eglise catholique romaine, afin de réaliser toujours mieux notre unité fondamentale au Christ. Laissez-Nous vous exprimer combien votre sérieux et votre loyauté envers notre Seigneur commun - le Christ Jésus - Nous ont impressionné.

En cette semaine de Pentecôte, où nous commémorons l’effusion de l’Esprit-Saint, nous reprenons particulièrement conscience combien l’événement de la réconciliation entre tous les chrétiens dans la seule et unique Eglise du Christ dépasse nos forces et nos capacités humaines.

C’est pourquoi Nous mettons toute Notre espérance en la prière du Christ pour son Eglise, en l’amour du Père pour nous, en la force de l’Esprit-Saint. «Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné» (
Rm 5,5 cfr. Décret sur l’OEcuménisme , UR UR 24).



RÉFLEXIONS DU SAINT-PÈRE PAUL VI EN VUE DE LA FÊTE-DIEU ET DE LA FÊTE DU SACRÉ-COEUR Lundi 2 juin 1969

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Le sens de la Fête-Dieu et de la fête du Sacré-Coeur



Chers Fils et Filles,

Nous profitons de l'occasion fournie par les deux prochaines fêtes liturgiques, la Fête-Dieu et celle du Sacré Coeur, pour vous faire réfléchir à un aspect fondamental de la révélation chrétienne, c'est-à-dire de la compréhension que nous pouvons avoir de ce que le Christ a manifesté sur le plan divin. Nous parlons avec la simplicité et la brièveté habituelles, mais c'est un sujet de très grande importance.

En face de la Révélation

La révélation des vérités religieuses surnaturelles (et d'autres vérités naturelles liées à elles) est survenue d'une façon bien différente de la présentation d'un texte de doctrines théologiques déjà claires et formulées. Elle a été progressive, résultat de Paroles et de faits, de manière à inviter les hommes à connaître Dieu, quelque chose de Dieu, pour les unir à Lui et ainsi pourvoir à leur salut (cf. Dei Verbum
DV 2). La révélation est une ouverture sur des Réalités mystérieuses. Citons, parmi tant d'autres, la parole de saint Paul: « Il m'a été accordé ... de mettre en pleine lumière la dispensation (en grec: economia; en latin: dispensatio) du " mystère ", du " sacrement " caché depuis des siècles en Dieu » (Ep 3,9). Cette exposition, cette présentation alors qu'elle est ouverte, sûre, très claire, n'est pas contraignante, n'est pas comparable à une démonstration scientifique, mais est offerte de manière à respecter la liberté de l'homme auquel la révélation est présentée. Elle n'est pas impénétrable, elle n'est pas équivoque, mais elle est encore voilée. Voilée par la nature ineffable et transcendante, propre à la pensée divine, elle est voilée également à cause de la manière dont elle a été présentée. Jésus lui-même le fera remarquer à propos de ses propres enseignements, donnés en paraboles (cf. Mc Mc 4,11 cf. Pascal, Pensées Mc 194). La vérité, la réalité divine nous est manifestée par la voie des signes. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet.

Mais maintenant une chose nous suffit: pour bénéficier de la Révélation, il faut aussi un acte de la part de l'homme Pour voir, il faut ouvrir les yeux. Pour recevoir la révélation, il faut croire. Croire, sous cet aspect, signifie non seulement accepter passivement et paresseusement, mais découvrir; c'est-à-dire chercher à pénétrer le sens de la Parole de Dieu, le monde, le voile, qui la présente et la contient, et en même temps la soustrait à la curiosité de notre connaissance spontanée et naturelle.

Dieu est Amour

Un autre chapitre immense de la vie chrétienne! Arrêtons-nous sur une page de ce chapitre, que nous pouvons considérer comme le résumé des questions religieuses fondamentales. Cette page est celle-ci: quelle découverte le fidèle arrive-t-il à faire en cherchant le sens total et profond de la révélation divine? La découverte est celle de l'Amour. Dieu s'est surtout révélé Amour. Toute l'histoire du salut est Amour. Tout l'Evangile. Nous pourrions citer bien des paroles de la Sainte Ecriture à cet égard. Une de ces paroles qui Nous vient aux lèvres fait partie de l'Ancien Testament: « De loin Yahvé lui est apparu. D'un amour éternel je t'ai aimé, aussi, t'ai-je conservé ma faveur » (Jr 31,3). Toute l'épopée de la rédemption est Amour, miséricorde, effusion de la charité de Dieu envers nous. Et l'histoire du Christ est résumée dans la célèbre synthèse de saint Paul: « Je vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi » (Ga 2,20). Il faut comprendre! Nous recommandons aux esprits attentifs une autre phrase merveilleuse de l'Apôtre: « Vous recevrez la force de comprendre avec tous les saints ce qu'est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur (aujourd'hui nous dirions les dimensions, et ici il y en a quatre!), vous connaîtrez l'Amour du Christ qui surpasse toute connaissance et vous entrerez par votre plénitude dans toute la plénitude de Dieu » (Ep 3,17-19).

Comment Dieu nous aime

Arrêtons-nous là. Cela suffit pour que nous puissions célébrer les deux fêtes que Nous avons rappelées, l'Eucharistie et le Sacré Coeur, et qui nous conduisent à ce point de convergence qui nous les offre et nous fait goûter, sinon comprendre, quelque chose de leur vrai sens religieux, de leur réalité profonde: « Ainsi Dieu a aimé » (cf. Jn Jn 3,16).

Cela nous touche, nous émeut, nous bouleverse. Si quelqu'un comprend qu'il a été aimé, aimé jusqu'à un point suprême et impensable, jusqu'à la mort, silencieuse, gratuite, cruelle et subie jusqu'à la consommation totale (Jn 19,30), par quelqu'un que nous ne connaissons même pas, et après l'avoir connu, que nous avons nié et offensé; si quelqu'un — disions-Nous — a compris qu'il est l'objet d'un tel amour, de tant d'amour, il ne peut plus rester indifférent. Dante le disait également: « amor che a nullo amato amar perdona » (Inf. 5, 103); l'hymne liturgique le dit: « Quis non amantem redamet? ». Voilà l'origine du culte au Sacré Coeur de Jésus, quand nous savons que le mot « coeur » est symbole, signe, synthèse de notre Rédemption, vue dans l'intériorité divine et humaine du Christ (cf. l'Encyclique de Pie XII, Haurietis aquas, de 1956; cf. à propos de l'aumônier puritain de Cromwell, Thomas Goodwin: Bremond, Hist sent. rel., III, 641).

Jésus nous a aimés, dit le Concile, aussi « avec un coeur d'homme » (Gaudium et spes GS 22). Et comment! Voici le thème de Notre dialogue aujourd'hui. Fils très chers, savez-vous cela? Y pensez- vous? Comment comptez-vous y répondre?

Que Notre Bénédiction Apostolique vous aide à y répondre avec amour.



Voyage Apostolique à Genève à l'occasion de la célébration du Cinquantenaire de l'Organisation Internationale du Travail

(10 juin 1969)







Au rendez-vous des Nations et des Frères dans le Christ



Genève, 10 juin 1969

A l'occasion de la célébration du Cinquantenaire de la fondation de l'Organisation Internationale du Travail, et à l'invitation du Bureau de cette organisation, Paul VI s'est rendu à Genève le 10 juin 1969.

Il a profité de ce voyage pour rendre visite au Conseil Oecuménique des Eglises. Enfin, dans la soirée, le Saint-Père a célébré la messe, en plein air, au parc de la Grange, devant 70000 personnes.

Ce furent les trois grands moments de ta journée genevoise du Pape ; ils furent, chacun, l'occasion de discours que nous reproduisons dans les pages suivantes.





SALUT DU PAPE PAUL VI AU PRÉSIDENT DE LA CONFÉDÉRATION HELVÉTIQUE Genève Mardi 10 juin 1969

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Monsieur le Président,

Les nobles paroles par lesquelles vous Nous accueillez à Notre arrivée sur la terre hospitalière de la Suisse Nous touchent profondément. Nous vous en remercions, et Nous avons plaisir à saluer, en votre personne, l’ensemble des populations de la Confédération Helvétique, chères à Notre coeur depuis bien longtemps et pour de multiples raisons.

Nous saluons également avec la plus déférente cordialité les Autorités qui vous entourent et qui sont, à divers titres, représentatives de la Ville et du Canton de Genève.

Un salut tout spécial à vous aussi, Monsieur le Directeur Général de l’Organisation Internationale du Travail, qui avez voulu Nous adresser, dès Notre arrivée, des paroles si délicates.

Oui, Notre joie est grande d’avoir pu accepter votre aimable invitation et venir fêter ici, à Genève, le cinquantième anniversaire de l’Organisation que vous présidez avec tant de distinction.

Ce bref séjour Nous procurera aussi l’occasion d’autres rencontres, dont Nous aimons à penser qu’elles pourront être riches d’heureuses conséquences à bien des égards.

Nous sommes reconnaissant à la Divine Providence, qui a bien voulu guider Nos pas jusqu’à cette ville célèbre, porteuse de tant de souvenirs, et siège aujourd’hui de tant de bienfaisantes institutions. En vous remerciant tous de votre cordial accueil, Nous invoquons sur ce Pays et en particulier sur ses dignes Représentants et sur tous ceux qu’il Nous sera donné d’y rencontrer, l’abondance des divines bénédictions.






À L’ASSEMBLÉE DE L’ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL À L’OCCASION DU CINQUANTENAIRE DE SA FONDATION

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Discours de Paul VI devant l'Assemblée de l'O.I.T.



« AVEC TOUTES LES BONNES VOLONTES POUR LE PRIMAT DE L'HOMME »




Monsieur le Président,

Monsieur le Directeur général,

Messieurs,



C'est pour Nous un honneur et une joie de participer officiellement à cette Assemblée, à l'heure solennelle où l'Organisation internationale du travail célèbre le cinquantième anniversaire de sa fondation. Pourquoi sommes-Nous ici ? Nous n'appartenons pas à cet organisme international, Nous sommes étranger aux questions spécifiques, qui trouvent ici leurs bureaux d'étude et leurs salles de délibération, et Notre mission spirituelle n'entend pas intervenir en dehors de son domaine propre. Si Nous sommes ici, c'est, Monsieur le Directeur, pour répondre à l'invitation que vous Nous avez si aimablement adressée. Et Nous sommes heureux de vous en remercier publiquement, de vous dire combien Nous avons apprécié cette démarche si courtoise, combien Nous en mesurons l'importance, et de quel prix Nous apparaît sa signification.

I. Nullement étranger à la grande cause du travail mais ami





2. Sans compétence particulière dans les discussions techniques sur la défense et la promotion du travail humain, Nous ne sommes pourtant nullement étranger à cette grande cause du travail, qui constitue votre raison d'être, et à laquelle vous consacrez vos énergies.


La Bible et le travail de l’homme


3. Dès sa première page, la Bible, dont Nous sommes le messager, nous présente la création comme issue du travail du Créateur (cf. Gn
Gn 2,7) et livrée au travail de la créature, dont l'effort intelligent doit la mettre en valeur, la parachever pour ainsi dire en l'humanisant, à son service (cf. Gn Gn 1,29 et Populorum progressio, PP 22). Aussi le travail est-il, selon la pensée divine, l'activité normale de l'homme (cf. Ps Ps 104,23 et Si 7,15), et se réjouir et jouir de ses fruits un don de Dieu (cf. Qo Qo 5,18), puisque chacun est tout naturellement rétribué selon ses oeuvres (cf. Ps Ps 62,13 et 128, 2 ; Mt 16,27 1Co 15,58 2Th 3,10).


Le Christ et la dignité du travail


4. A travers toutes ces pages de la Bible, le travail apparaît comme une donnée fondamentale de la condition humaine, au point que devenu l'un de nous (cf. 1Jn 14), le Fils de Dieu est devenu aussi en même temps un travailleur, qu'on désignait tout naturellement dans son entourage par la profession des siens : Jésus est connu comme « le fils du charpentier » (Mt 13,55). Le travail de l'homme acquérait par là les plus hautes lettres de noblesse que l'on pût imaginer, et vous les avez voulues présentes à la place d'honneur, au siège de votre Organisation, par cette admirable fresque de Maurice Denis consacrée à la dignité du travail, où le Christ apporte la Bonne Nouvelle aux travailleurs qui l'entourent, fils de Dieu eux aussi et tous frères.


LES PIONNIERS DE LA JUSTICE SOCIALE

5. S'il ne Nous appartient pas d'évoquer l'histoire, qui a vu naître et s'affermir votre Organisation, Nous ne pouvons du moins passer sous silence, en ce pays hospitalier, l'oeuvre de pionniers tels que Mgr Mermillod et l'Union de Fribourg, l'admirable exemple donné par l'industriel protestant Daniel Le Grand, et la féconde initiative du catholique Gaspard Decurtin, premier germe d'une Conférence internationale sur le travail : Comment pourrions-Nous aussi oublier. Messieurs, que votre premier directeur avait à coeur, pour le 40ème anniversaire de l'encyclique de Léon XIII sur les conditions du travail, de rendre hommage aux « ouvriers tenaces de la justice sociale, entre autres ceux qui se réclament de l'encyclique Rerum Novarum » (cité par A. le roy, Catholicisme social et Organisation Internationale du Travail, Paris, , p. 16). Et, dressant le bilan de Dix ans d'Organisation Internationale du Travail, n'hésitaient pas à le reconnaître : « Le grand mouvement issu, au sein de l'Eglise catholique, de l'encyclique Rerum Novarum, a prouvé sa fécondité » (Dix ans d'Organisation Internationale du Travail, Genève, B.I.T. 1931, p. 461).


de rerum novarum À populorum progressio


6. La sympathie de l'Eglise pour votre Organisation, comme pour le monde du travail, ne cessait dès lors de se manifester, et tout particulièrement dans l'encyclique Quadragesimo anno de Pie XI (Encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, n. 24), dans l'allocution de Pie XII au Conseil d'administration du Bureau International du Travail (Allocution du 19 novembre 1954), dans l'encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII exprimant sa « cordiale estime envers l’O.I.T. (...) pour sa contribution valide et précieuse à l'instauration dans le monde, d'un ordre économique et social imprégné de justice et d'humanité, où les requêtes légitimes des travailleurs trouvent aussi leur expression » (Encyclique Mater et Magistra, MM 15 mai 1961, n. 103). Nous-même avions la joie, au terme du Concile oecuménique du Vatican, de promulguer la Constitution pastorale Gaudium et spes élaborée par les évêques du monde entier. L'Eglise y réaffirme la valeur du « gigantesque effort de l'activité humaine individuelle et collective », tout comme la prévalence du travail des hommes sur « les autres éléments de la vie économique, qui n'ont valeur que d'instruments », avec les droits imprescriptibles et les devoirs que requiert un tel principe (Constitution pastorale Gaudium et spes, GS 7 décembre 1965, n. 34 et 67-68). Notre encyclique Populorum progressio, enfin, s'est employée à faire prendre conscience de ce que « la question sociale est devenue mondiale », avec les conséquences qui en découlent pour le développement intégral et solidaire des peuples, le développement qui est « le nouveau nom de la paix » (Encyclique Populorum progressio, PP 26 mars 1967, n. 3 et 76).


observateur et ami de L’O.I.T. ET DES AUTRES INSTITUTIONS GENEVOISES


7. C'est vous le dire : Nous sommes un observateur attentif de l'oeuvre que vous accomplissez ici, bien plus, un admirateur fervent de l'activité que vous déployez, un collaborateur aussi, heureux d'être invité à célébrer avec vous l'existence, les fonctions, les réalisations et les mérites de cette institution mondiale, et de le faire en ami. Et Nous n'avons garde d'oublier, en cette circonstance solennelle, les autres institutions internationales genevoises, à commencer par la Croix-Rouge, toutes institutions méritantes et bien dignes d'éloges, auxquelles Nous aimons étendre nos salutations respectueuses et nos voeux fervents.


TEMPS ET EPREUVES BRAVES AU NOM d'un NOBLE IDEAL


8. Pour Nous qui appartenons à une institution affrontée depuis deux millénaires à l'usure du temps, ces cinquante années inlassablement vouées à l'Organisation Internationale du Travail sont la source de fécondes réflexions. Chacun sait qu'une telle durée est un fait vraiment singulier dans l'histoire de notre siècle. La fatale précarité des choses humaines, que l'accélération de la civilisation moderne a rendue plus évidente et plus dévorante, n'a pas ébranlé votre institution, à l'idéal de laquelle Nous voulons rendre hommage : « une paix universelle et durable, fondée sur la justice sociale » (Constitution de l’O.I.T., Genève, B.I.T. 1968, Préambule, p. 5). L'épreuve subie du fait de la disparition de la Société des Nations, à laquelle elle était liée organiquement, du fait aussi de la naissance de l'Organisation des Nations Unies sur un autre continent, bien loin de lui enlever ses raisons d'être, lui a au contraire fourni l'occasion, par la célèbre Déclaration de Philadelphie, voici 25 ans, de les confirmer et de les préciser, en les enracinant profondément dans la réalité du progrès de la société. « Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales » (Ibid., art. 2P 24).


hommage aux hommes et A l'oeuvre


9. De tout coeur Nous Nous réjouissons avec vous de la vitalité de votre cinquantenaire, mais toujours jeune institution, depuis sa naissance en 1919 avec le traité de paix de Versailles. Qui dira les travaux, les fatigues, les veilles génératrices de tant de décisions courageuses et bénéfiques pour tous les travailleurs, comme pour la vie de l'humanité, de tous ceux qui, non sans mérite, lui ont consacré avec talent leur activité ? Entre tous, Nous ne pouvons omettre de nommer son premier directeur, Albert Thomas, et son actuel successeur, David Morse. Nous ne pouvons non plus passer sous silence le fait qu'à leur demande, et presque depuis les origines, un prêtre a toujours été au milieu de ceux qui ont constitué, construit, soutenu et servi cette insigne institution. Nous sommes reconnaissant envers tous de l'oeuvre accomplie, et Nous souhaitons qu'elle poursuive heureusement sa mission aussi complexe que difficile, mais vraiment providentielle, pour le plus grand bien de la société moderne.


II. L'O.I.T. au service des travailleurs


10. Des voix mieux informées que la Nôtre diront quelle somme d'activités l'Organisation internationale du Travail a réalisée en cinquante années d'existence, et quels résultats elle a atteints avec ses 128 conventions et ses 132 recommandations.


conception moderne et chrétienne : le primat de l'homme


11. Mais comment ne pas souligner le fait primordial et d'une importance capitale que manifeste cette impressionnante documentation ? Ici — et c'est un fait décisif dans l'histoire de la civilisation —, ici le travail de l'homme est considéré comme digne d'un intérêt fondamental. Il n'en fut pas toujours ainsi, on le sait, dans l'histoire déjà longue de l'humanité. Que l'on songe à la conception antique du travail (cf., par exemple, cicéron, De Officiis, 1, 42), au discrédit qui l'entourait, à l'esclavage qu'il entraînait, cette horrible plaie, dont il faut hélas reconnaître qu'elle n'a pas encore entièrement disparu de la face du monde. La conception moderne, dont vous êtes les hérauts et les défenseurs, est tout autre. Elle est fondée sur un principe fondamental que le christianisme pour sa part a singulièrement mis en lumière : dans le travail, c'est l'homme qui est premier. Qu'il soit artiste ou artisan, entrepreneur ouvrier ou paysan, manuel ou intellectuel, c'est l'homme qui travaille, et c'est pour l'homme qu'il travaille. C'en est donc fini de la priorité du travail sur le travailleur, et de la suprématie des exigences techniques et économiques sur les besoins humains. Jamais plus le travail au-dessus du travailleur, jamais plus le travail contre le travailleur, mais toujours le travail pour le travailleur, le travail au service de l'homme, de tout homme et de tout l'homme.



FACE À LA TECHNIQUE

12. Comment l'observateur ne serait-il pas impressionné de voir que cette conception s'est précisée au moment théoriquement le moins favorable à cette affirmation du primat du facteur humain sur le produit du travail, le moment même de l'introduction progressive de la machine, qui multiplie jusqu'à la démesure le rendement du travail, et tend à le remplacer ? Selon une vision abstraite des choses, le travail accompli désormais par la machine et ses énergies, fourni non plus par les bras de l'homme, mais par les formidables forces secrètes d'une nature domestiquée, aurait dû prévaloir, dans l'estimation du monde moderne, jusqu'à faire oublier le travailleur, souvent libéré du poids exténuant et humiliant d'un effort physique disproportionné avec son trop faible rendement. Or il n'en est rien. A l'heure même du triomphe de la technique et de ses effets gigantesques sur la production économique, c'est l'homme qui concentre sur lui l'attention du philosophe, du sociologue et du politique. Car il n'est en définitive de vraie richesse que de l'homme. Or, qui ne le voit, l'insertion de la technique dans le processus de l'activité humaine se ferait au détriment de l'homme, si celui-ci n'en demeurait toujours le maître, et s'il n'en dominait l'évolution. S'il « faut en toute justice reconnaître l'apport irremplaçable de l'organisation du travail et du progrès industriel à l'oeuvre du développement » (Populorum progressio, PP 26), vous savez mieux que quiconque les méfaits de ce qu'on a pu appeler la parcellisation du travail dans la société industrielle contemporaine (cf., par exemple, G. friedmann, Où va le travail humain ? ; et Le travail en miettes, Paris, Gallimard 1950 et 1956). Au lieu d'aider l'homme à devenir plus homme, il le déshumanise ; au lieu de l'épanouir, il l'étouffé sous une chape d'ennui pesant. Le travail demeure ambivalent, et son organisation risque de dépersonnaliser celui qui l'accomplit, si ce dernier, devenu son esclave, y abdique intelligence et liberté, jusqu'à y perdre sa dignité (cf. Mater et magistra, MM 83, et Populorum progressio, PP 28). Qui ne le sait ? Le travail, source de fruits merveilleux quand il est véritablement créateur, peut au contraire (cf. Ex Ex 1,8-14), emporté dans le cycle de l'arbitraire, de l'injustice, de la rapacité et de la violence, devenir un véritable fléau social, comme l'attestent ces camps de travail érigés en institutions, qui ont été la honte du monde civilisé.



LE ROLE SALUTAIRE DE L’O.I.T.

13. Qui dira le drame parfois terrible du travailleur moderne, écartelé entre son double destin de grandiose réalisateur, en proie trop souvent aux intolérables souffrances d'une condition misérable et prolétarienne, où le manque de pain se conjugue avec la dégradation sociale pour créer un état de véritable insécurité personnelle et familiale ? Vous l'avez compris. C'est le travail, en tant que fait humain, premier et fondamental, qui constitue la racine vitale de votre Organisation, et en fait un arbre magnifique, un arbre qui étend ses rameaux dans le monde entier, par son caractère international, un arbre qui est un honneur pour notre temps, un arbre dont la racine toujours fertile le sollicite à une activité continue et organique. C'est cette même racine qui vous interdit de favoriser des intérêts particuliers, mais vous met au service du bien commun. C'est elle qui constitue votre génie propre et sa fécondité ; intervenir partout et toujours pour porter remède aux conflits du travail, les prévenir si possible, secourir spontanément les accidentés, élaborer de nouvelles protections contre de nouveaux dangers, améliorer le sort des travailleurs, en respectant l'équilibre objectif des réelles possibilités économiques, lutter contre toute ségrégation génératrice d'infériorité, pour quelque motif que ce soit — esclavage, caste, race, religion, classe —, en un mot défendre, envers et contre tous, la liberté de tous les travailleurs, faire prévaloir inlassablement l'idéal de la fraternité entre les hommes, tous égaux en dignité.


sa vocation : faire progresser la conscience morale de l'humanité


14. Telle est votre vocation. Votre action ne repose, ni sur la fatalité d'une implacable lutte entre ceux qui fournissent le travail et ceux qui l'exécutent, ni sur la partialité de défenseurs d'intérêts ou de fonctions. C'est, au contraire, une participation organique librement organisée et socialement disciplinée aux responsabilités et aux profits du travail. Un seul but : ni l'argent, ni le pouvoir, mais le bien de l'homme. Plus qu'une conception économique, mieux qu'une conception politique, c'est une conception morale, humaine, qui vous inspire : la justice sociale à instaurer, jour après jour, librement et d'un commun accord. Découvrant toujours mieux tout ce que requiert le bien des travailleurs, vous en faites prendre peu à peu conscience et vous le proposez comme idéal. Bien plus, vous le traduisez en de nouvelles règles de comportement social, qui s'imposent comme des normes de droit. Vous assurez ainsi le passage permanent de l'ordre idéal des principes à l'ordre juridique, c'est-à-dire au droit positif. En un mot vous affinez peu à peu, vous faites progresser la conscience morale de l'humanité. Tâche ardue et délicate certes, mais si haute et si nécessaire, qui appelle la collaboration de tous les vrais amis de l'homme. Comment ne lui apporterions-Nous pas notre adhésion et notre appui ?



SON INSTRUMENT ET SA METHODE : FAIRE COLLABORER LES 3 FORCES SOCIALES

15. Sur votre route, les obstacles à écarter et les difficultés à surmonter ne manquent pas. Mais vous l'aviez prévu, et c'est pour y faire face que vous avez recours à un instrument et à une méthode qui pourraient suffire à eux seuls pour l'apologie de votre institution. Votre instrument original et organique, c'est de faire conspirer les trois forces qui sont à l'oeuvre dans la dynamique humaine du travail moderne : les employeurs et les travailleurs. Et votre méthode — désormais typique paradigme —, c'est d'harmoniser ces trois forces, de les faire non plus s'opposer, mais concourir « dans une collaboration courageuse et féconde » (PIE XII, Allocution au Conseil d'administration du B.I.T., 19 novembre 1954), par un constant dialogue pour l'étude et la solution de problèmes toujours grandissants et sans cesse renouvelés.


son but : la paix universelle par la justice sociale


16. Cette conception moderne et excellente est bien digne de remplacer définitivement celle qui a malheureusement dominé notre époque : conception dominée par l'efficacité recherchée à travers des agitations trop souvent génératrices de nouvelles souffrances et de nouvelles ruines, risquant ainsi d'annuler, au lieu de les consolider, les résultats obtenus au prix de luttes plus d'une fois dramatiques. Il faut le proclamer solennellement : les conflits du travail ne sauraient trouver leur remède dans des dispositions artificiellement imposées, qui privent frauduleusement le travailleur et toute la communauté sociale de leur première et inaliénable prérogative humaine, la liberté. Ils ne sauraient pas plus le trouver du reste en des situations qui résultent du seul et libre jeu — comme on dit — du déterminisme des facteurs économiques. De tels remèdes peuvent bien avoir les apparences de la justice, ils n'en ont point l'humaine réalité. C'est seulement en comprenant les raisons profondes de ces conflits, et en satisfaisant aux justes revendications qu'ils expriment, que vous en prévenez l'explosion dramatique et que vous en évitez les conséquences ruineuses. Avec Albert Thomas, redisons-le : « Le "social" devra vaincre "l'économique". Il devra le régler et le conduire, pour mieux satisfaire à la justice » (Dix ans d'Organisation Internationale du Travail, Genève, B.I.T. 1931, Préface, p. XIV). C'est pourquoi l'Organisation Internationale du Travail apparaît aujourd'hui, dans le champ clos du monde moderne où s'affrontent dangereusement les intérêts et les idéologies, comme une voie ouverte vers un meilleur avenir de l'humanité. Plus que nulle autre institution peut-être, vous pouvez y contribuer, tout simplement en étant activement et inventivement fidèles à votre idéal : la paix universelle par la justice sociale.


III. Vers l'avenir


17. C'est pour cela que Nous sommes venu ici vous donner notre encouragement et notre accord, vous inviter aussi à persévérer avec ténacité dans votre mission de justice et de paix, et vous assurer de notre humble, mais sincère solidarité. Car c'est la paix du monde qui est en jeu, l'avenir de l'humanité. Cet avenir ne peut se construire que dans la paix entre toutes les familles humaines au travail, entre les classes et entre les peuples, une paix qui repose sur une justice toujours plus parfaite entre tous les hommes (cf. Encyclique Pacem in terris et Populorum progressio, PP 76).


une oeuvre chaque jour plus urgente : le cri de l'humanité souffrante


18. En cette heure contrastée de l'histoire de l'humanité, pleine de périls, mais remplie d'espérance, c'est à vous qu'il appartient, pour une large part, de construire la justice, et par là d'assurer la paix. Non, Messieurs, ne croyez pas votre oeuvre achevée, elle devient au contraire chaque jour plus urgente. Que de maux — et quels maux ! — que de déficiences, d'abus, d'injustices, de souffrances, que de plaintes s'élèvent encore du monde du travail. Permettez Nous d'être devant vous l'interprète de tous ceux qui souffrent injustement, qui sont indignement exploités, outrageusement bafoués dans leur corps et dans leur âme, avilis par un travail dégradant systématiquement voulu, organisé, imposé. Entendez ce cri de douleur qui continue à monter de l'humanité souffrante !


proclamer les droits et les faire respecter


19. Courageusement, inlassablement, luttez contre les abus toujours renaissants et les injustices sans cesse renouvelées, contraignez les intérêts particuliers à se soumettre à la vision plus large du bien commun, adaptez les anciennes dispositions aux besoins nouveaux, suscitez-en de nouvelles, engagez les nations à les ratifier, et prenez les moyens de les faire respecter, car-il faut le redire : « Il serait vain de proclamer des droits, si l'on ne mettait en même temps tout en oeuvre pour assurer le devoir de les respecter, par tous, partout, et pour tous » (Message à la Conférence internationale des droits de l'homme à Téhéran, 15 avril 1968).


défendre l'homme contre lui-même


20. Osons l'ajouter : c'est contre lui-même qu'il vous faut défendre l'homme, l'homme menace de n'être plus qu'une partie de lui-même, réduit, comme on l'a dit, à une seule dimension (cf., par exemple, M. marcuse, L'homme unidimensionnel, traduit de l'anglais par M. Wittig et l'auteur. Paris, Editions de Minuit 1968). Il faut à tout prix l'empêcher de n'être que le pourvoyeur mécanisé d'une machine aveugle, dévoreuse du meilleur de lui-même, ou d'un Etat tenté d'asservir toutes les énergies à son seul service. C'est l'homme qu'il vous faut protéger, un homme emporté par les forces formidables qu'il met en oeuvre et comme englouti par le progrès gigantesque de son travail, un homme entraîné par l'élan irrésistible de ses inventions, et comme étourdi par le contraste croissant entre la prodigieuse augmentation des biens mis à sa disposition, et leur répartition si facilement injuste entre les hommes et entre les peuples. Le mythe de Prométhée projette son ombre inquiétante sur le drame de notre temps, où la conscience de l'homme n'arrive pas à se hausser au niveau de son activité et à assumer ses graves responsabilités, dans la fidélité au dessein d'amour de Dieu sur le monde. Aurions-nous perdu la leçon de la tragique histoire de la tour de Babel, où la conquête de la nature par l'homme oublieux de Dieu s'accompagne d'une désintégration de la société humaine ? (cf. Gn Gn 11,1-9).



DU PLUS AVOIR AU PLUS ETRE : LA PARTICIPATION

21. Dominant toutes les forces dissolvantes de contestation et de babélisation, c'est la cité des hommes qu'il faut construire, une cité dont le seul ciment durable est l'amour fraternel, entre les races et les peuples comme entre les classes et les générations. A travers les conflits qui déchirent notre temps, c'est, plus qu'une revendication d'avoir, un désir légitime d'être qui s'affirme toujours davantage (cf. Populorum progressio, PP 1 et 8). Vous avez depuis cinquante ans tissé une trame toujours plus serrée de dispositions juridiques qui protègent le travail des hommes, des femmes, des jeunes, et lui assurent une rétribution convenable. Il vous faut maintenant prendre les moyens d'assurer la participation organique de tous les travailleurs, non seulement aux fruits de leur travail, mais encore aux responsabilités économiques et sociales dont dépend leur avenir et celui de leurs enfants (cf. Gaudium et spes, GS 68).



le DROIT DES PEUPLES AU DEVELOPPEMENT


22. Il vous faut aussi assurer la participation de tous les peuples à la construction du monde, et vous préoccuper dès aujourd'hui des moins favorisés, tout comme vous aviez hier pour premier souci les catégories sociales les plus défavorisées. C'est dire que votre oeuvre législative doit se poursuivre hardiment, et s'engager sur des chemins résolument nouveaux, qui assurent le droit solidaire des peuples à leur développement intégral, qui permettent singulièrement « à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin » (Populorum progressio, PP 65). C'est un défi qui vous est aujourd'hui lancé à l'aube de la seconde décennie du développement. Il vous appartient de le relever. Il vous revient de prendre les décisions qui éviteront la retombée de tant d'espoirs et juguleront les tentations de la violence destructrice. Il vous faut exprimer dans des règles de droit la solidarité qui s'affirme toujours plus dans la conscience des hommes. Tout comme hier, vous avez assuré par votre législation la protection et la survie du faible contre la puissance du fort — Lacordaire le disait déjà : « Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » — (52ème Conférence de Notre-Dame, Carême 1848, dans Oeuvres du R. P. lacordaire, t. IV, Paris, Poussielgue, 1872, p. 494), il vous faut désormais maîtriser les droits des peuples forts, et favoriser le développement des peuples faibles en créant les conditions, non seulement théoriques, mais pratiques d'un véritable droit international du travail, à l'échelle des peuples. Comme chaque homme, chaque peuple doit pouvoir en effet, par son travail, se développer, grandir en humanité, passer de conditions moins humaines à des conditions plus humaines (cf. Populorum progressio, PP 15 et 20). Il y faut des conditions et des moyens adaptés, une volonté commune, dont vos conventions librement élaborées entre gouvernements, travailleurs et employeurs, pourraient et devraient fournir progressivement l'expression. Plusieurs organisations spécialisées travaillent déjà à construire ce grand’oeuvre. C'est sur cette voie qu'il vous faut progresser.



UNE RAISON DE VIVRE POUR LES JEUNES

23. C'est dire que, si les aménagements techniques sont indispensables, ils ne sauraient porter leurs fruits sans cette conscience du bien commun universel qui anime et inspire la recherche, et qui soutient l'effort, sans cet idéal qui porte les uns et les autres à se dépasser dans la construction d'un monde fraternel. Ce monde de demain, c'est aux jeunes d'aujourd'hui qu'il appartiendra de le bâtir, mais c'est à vous qu'il revient de les y préparer. Beaucoup reçoivent une formation insuffisante, n'ont pas la possibilité réelle d'apprendre un métier et de trouver un travail. Beaucoup aussi remplissent des tâches pour eux sans signification, dont la répétition monotone peut bien leur procurer un profit, mais ne suffit pas pour leur donner une raison de vivre et satisfaire leur légitime aspiration à prendre, en hommes, leur place dans la société.

Qui ne saisit, dans les pays riches, leur angoisse devant la technocratie envahissante, leur refus d'une société qui ne réussit pas à les intégrer, et dans les pays pauvres, leur plainte de ne pouvoir, faute de préparation suffisante et de moyens adaptés, apporter leur concours généreux aux tâches qui les sollicitent ? Dans l'actuelle mutation du monde, leur protestation retentit comme un signal de souffrance et comme un appel de justice. Au sein de la crise qui ébranle la civilisation moderne, l'attente des jeunes est anxieuse et impatiente : sachons leur ouvrir les chemins de l'avenir, leur proposer des tâches utiles et les y préparer. Il y a tant à faire en ce domaine. Vous en êtes bien conscients, d'ailleurs, et Nous vous félicitons d'avoir inscrit à l'ordre du jour de votre 53ème session l'étude de programmes spéciaux d'emploi et de formation de la jeunesse en vue du développement (organisation internationale du travail, Rapport VIII [I], Genève, B.I.T. 1968).


Conclusion : La force de l'Esprit d'amour, source d'espérance


24. Vaste programme, Messieurs, bien digne de susciter votre enthousiasme et de galvaniser toutes vos énergies, dans le service de la grande cause qui est la vôtre, — qui est aussi la nôtre, — celle de l'homme. A ce combat pacifique, les disciples du Christ entendent participer de tout coeur. Car s'il importe que toutes les forces humaines collaborent pour cette promotion de l'homme, il faut mettre l'esprit à la place qui est la sienne, la première, car l'Esprit est Amour. Qui ne le voit ? Cette construction dépasse les seules forces de l'homme. Mais, le chrétien le sait, il n'est pas seul avec ses frères dans cette oeuvre d'amour, de justice et de paix, où il voit la préparation et le gage de la cité éternelle qu'il attend de la grâce de Dieu. L'homme n'est pas livré à lui-même dans une foule solitaire. La cité des hommes qu'il construit est celle d'une famille de frères, d'enfants du même Père, soutenus dans leur effort par une force qui les anime et les soutient, la force de l'Esprit, force mystérieuse, mais réelle, ni magique, ni totalement étrangère à notre expérience historique et personnelle, car elle s'est exprimée en paroles humaines. Et sa voix retentit plus qu'ailleurs dans cette maison ouverte aux souffrances et aux angoisses des travailleurs, comme à ses conquêtes et à ses réalisations prestigieuses, une voix dont l'écho ineffable, aujourd'hui comme hier, ne cesse et ne cessera jamais de susciter l'espérance des hommes au travail : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau et moi je vous soulagerai ». « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés » (Mt 11,28 et 5, 10).



*AAS 61 (1969), p.491- 502.

Insegnamenti di Paolo VI, vol. VII, p.352-365.

L’Osservatore Romano, 11.6.1969 p.1, 2.

L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n. 25 p.5, 8.

La Documentation catholique, n.1543 p.616-621.






Discours 1969 9569