Questions quodlibetales









THOMAS D’AQUIN








QUESTIONS QUODLIBÉTIQUES











Traduction

par



© et traduction Jacques Ménard, 2006

Première édition numérique http ://docteurangelique.free.fr

Les oeuvres complètes de saint Thomas d’Aquin, novembre 2005





Notes sur la traduction


La présente traduction a été effectuée à partir de l’édition critique de THOMAS D’AQUIN, Opera omnia, tome XXV, réalisée par la Commission léonine et publiée aux Éditions du Cerf, Paris, 1996. D’une manière générale, on se reportera à cette édition, très riche et très détaillée, pour toutes les questions se rapportant au texte et à l’histoire des Questions quodlibétiques.

L’ordre et la numérotation proposés par l’édition critique ont été respectés. Toutefois, les explications (ad 1, ad 2, etc.) qui, dans chaque article, suivent la réponse proprement dite et correspondent aux divers arguments qui précèdent celle-ci, ont été indiquées par les numéros correspondant à ces arguments.

         Les citations bibliques sont données en italiques. Les autres citations (Augustin, Jean Chrysostome, Aristote, Avicenne, Pierre Lombard, etc.) sont mises entre guillemets. Pour les fins de la présente traduction, seules les références des citations bibliques sont indiquées dans le texte. On trouvera les références détaillées des autres citations dans les notes de l’édition critique.

         La traduction des citations bibliques se tient naturellement aussi près que possible de la version latine de la Bible utilisée par Thomas d’Aquin. On ne s’étonnera donc pas de certains écarts par rapport à la version latine reçue depuis le XVIe siècle (Vulgate) ou par rapport aux traductions modernes de la Bible.

         Comme on le sait, au XIIIe siècle, seule la numérotation des chapitres était utilisée pour les références bibliques. Pour la commodité du lecteur, nous avons cependant indiqué dans le texte même le chapitre et le verset des références bibliques bibliques, chaque fois que cela était possible. Les abréviations des livres et la numérotation des citations bibliques sont celles de La Bible de Jérusalem, Paris, 1998.
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         Le vocabulaire de l’être occupe une place centrale dans la pensée philosophique et théologique de Thomas d’Aquin. D’une grande variété (esse, ens, esse in actu, esse in potentia, actus essendi, quod est, quo est, esse subsistens, esse per se, esse per accidens, etc.), il cherche à cerner les diverses facettes révélées par l’analyse de la réalité. On trouvera plus loin (Qdl. 9, q. 2, a. 2 [3]) un bon exposé sur divers sens du mot «être».

         Par contre, le vocabulaire français de l’être est moins diversifié, à moins de s’abandonner à des périphrases ou à des néologismes plus ou moins reconnus. Pour autant, selon les contextes, il peut être difficile de rendre toutes les nuances du vocabulaire thomasien de l’être.

         Nous attirons en particulier l’attention sur le point suivant. À de nombreuses reprises, Thomas d’Aquin insiste sur le fait que l’esse est un acte, comparable pour ainsi dire à une action (un exemple : Esse... quo [angelus] subsistit, quo scilicet actu essendi dicitur esse, sicut actu currendi dicimur currere : Qdl. 9, q. 4, a. 1 [6]). Lorsque le contexte indique clairement que l’auteur parle de cet «acte d’être», pour en marquer le caractère d’acte, d’action, d’«actualité» (actualitas : Qdl. 2, q. 1, a. 1 [3], ad 2), comme Thomas d’Aquin le dit lui-même, nous avons traduit esse par «exister» ou «acte d’être». Ainsi traduirons-nous de la manière suivante l’exemple donné plus haut en latin : «L’être... par lequel [l’ange] subsiste, à savoir, par lequel on dit qu’il est par l’acte d’être, comme on dit que nous courons par l’acte de courir.»


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         La présente traduction des Questions quodlibétiques a été réalisée par Jacques Ménard, à l’automne 2005 : « Je ne pense pas que cela devienne un best-seller, mais il y a des pages admirables, à côté d'autres qui sont plutôt... austères. Quelques-unes font plutôt penser à des canulars d'étudiants! »



TABLE DES MATIÈRES



TABLE DES MATIÈRES_ 4

QUESTIONS DISPUTÉES 1, 2, 3, 6 ET 4, Paris, 1269-1272 20

QUODLIBET 1 : [Sur Dieu, l’ange et l’homme] 20

<Question 1> [Sur Dieu] 20

<Article unique [1]> À propos de la nature divine, on a demandé si le bienheureux Benoît a vu l’essence divine dans la vision où il a vu le monde entier. 20

<Question 2> [Sur la nature humaine assumée] 21

<Article 1 [2]> Premièrement : il semble qu’il y ait deux filiations dans le Christ. 21

<Article 2 [3]> Deuxièmement : il semble que le Christ ne soit pas mort sur la croix. 23

<Question 3> [Sur l’ange] 25

<Article 1 [4]> Premièrement : il semble que l’ange ne soit pas dans un lieu selon son opération seulement. 25

<Article 2 [5]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse être mû d’un extrême à l’autre sans passer par un intermédiaire. 26

<Question 4> [Sur l’homme] 27

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble que, par l’arrivée de l’âme, ne soient pas exclues toutes les formes qui existaient antérieurement. 27

<Article 2 [7]> Deuxièmement : il semble que, sans la grâce et par son seul libre arbitre naturel, l’homme puisse se préparer à la grâce. 30

<Article 3 [8]> Troisièmement : il semble que, dans l’état d’innocence, le premier homme n’ait pas aimé Dieu plus que tout et plus que lui-même. 32

<Question 5> [Sur la contrition] 34

<Article 1 [9]> Premièrement : il semble que celui qui est contrit ne doive pas vouloir davantage être en enfer que pécher. 34

<Question 6> [Sur la confession] 35

<Article 1 [10]> Premièrement : il semble qu’il suffise qu’on se confesse par écrit. 36

<Article 3 [12]> Troisièmement : il semble que le prêtre de paroisse ne doive pas croire son subordonné, qui lui dit s’être à un autre, afin que [le prêtre de paroisse] lui donne l’eucharistie. 38

<Question 7> [Sur ce qui concerne les clercs] 39

<Article 1 [13]> Il semble que, dans un tel cas, on doive dire les deux offices. 39

<Article 2 [14]> Deuxièmement : il semble que celui qui peut se consacrer au soin des âmes pèche s’il accorde du temps à l’étude. 40

<Question 8> [Sur ce qui concerne les religieux] 43

<Article 1 [15]> Premièrement : il semble que, sur l’ordre de son supérieur, un religieux soit obligé de révéler un secret qui lui a été confié. 43

<Article 2 [16]> Deuxièmement : il semble que le subordonné doive révéler au supérieur qui l’ordonne la faute occulte d’un autre frère. 44

<Question 9> [À propos de la faute] 45

<Article 1 [17]> Premièrement : il semble que le péché ne soit pas une certaine nature. 45

<Article 2 [18]> Deuxièmement : il semble que le parjure soit un péché plus grave que l’homicide. 46

<Article 3 [19]> Troisièmement : il semble que celui qui agit par ignorance à l’encontre d’une constitution du pape ne pèche pas. 47

<Article 4 [20]> Quatrièmement : il semble qu’un moine pèche mortellement en mangeant de la viande. 47

<Question 10> [Sur l’homme, à propos de la gloire] 49

<Article 1 [21]> Premièrement : il semble qu’un corps glorieux puisse être naturellement dans le même lieu qu’un autre corps. 49

<Article 2 [22]> Deuxièmement : il semble que le corps glorieux ne puisse être d’aucune manière dans le même lieu qu’un un autre corps en même temps. 51


QUODLIBET 2 : £[SUR LE CHRIST, LES ANGES ET LES HOMMES] 52

<Question 1> [Sur le Christ] 53

<Article 1 [1]> Premièrement : il semble que le Christ ait été le même homme pendant les trois jours [de sa mort]. 53

<Article 2 [2]> Deuxièmement : il semble qu’une autre passion du Christ n’aurait pas suffi pour la rédemption du genre humain, sans la mort. 54

<Question 2> [Sur les anges] 56

<Article 1 [3]> Premièrement : il semble que l’ange ne soit pas composé substantiellement d’essence et d’acte d’être. 56

<Article 2 [4]> Deuxièmement : il semble que, chez l’ange, le suppôt soit la même chose que la nature. 58

<Question 3> [Sur le temps du mouvement] 61

<Article unique [5]> Ensuite, on s’est interrogé sur le temps selon lequel Dieu meut la créature spirituelle, selon Augustin : est-il le même que le temps qui mesure le mouvement des choses corporelles ? 61

<Question 4> [Sur l’homme, à propos des vertus] 63

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble que les hommes ne seraient pas obligés de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles visibles. 63

<Article 2 [7]> Deuxièmement : il semble que les enfants des Juifs doivent être baptisés malgré leurs parents. 65

<Article 3 [8]> Troisièmement : il semble qu’en raison de la coutume, certains soient exemptés de devoir acquitter les dîmes. 68

<Question 5> [Sur des réalités humaines] 71

<Article 1 [9]> Premièrement : il semble que le fils soit obligé d’obéir à ses parents charnels en toutes choses. 71

<Article 2 [10]> Deuxièmement : il semble que le vendeur n’est pas tenu de révéler à l’acheteur un vice de la chose vendue. 72

<Question 6> [Sur l’homme, à propos des péchés] 73

<Article 1 [11]> Premièrement : il semble que ce soit un péché de désirer la fonction de supérieur. 73

<Article 2 [12]> Deuxièmement : il semble que ce soit un péché pour le prédicateur d’avoir l’oeil sur les biens temporels. 75

<Question 7> [Sur l’homme, à propos des peines] 75

<Article 1 [13]> Premièrement : il semble que l’âme séparée du corps puisse souffrir du feu corporel. 75

<Article 2 [14]> Deuxièmement : il semble que, de deux [hommes] qui méritent une peine égale, l’un ne puisse être libéré du purgatoire plus rapidement que l’autre. 77

<Question 8> [Sur la rémission des peines] 79

<Article 1 [15]> Premièrement : il semble que le péché contre l’Esprit Saint ne soit pas irrémissible. 79

<Article 2 [16]> Deuxièmement : il semble que le croisé qui meurt avant de s’être mis en route obtient l’indulgence plénière pour ses péchés. 80

QUODLIBET 3 : [Sur Dieu, les anges, les hommes et les créatures purement corporelles] 83

<Question 1> [Sur Dieu] 83

<Article 1 [1]> Premièrement : il semble que Dieu puisse faire que la matière existe sans forme. 83

<Article 2 [2]> Deuxièmement : il semble que Dieu puisse faire qu’un corps soit localement dans deux lieux en même temps. 84

<Question 2> [Sur la nature assumée] 85

<Article 1 [3]> Premièrement : il semble que l’âme du Christ ne puisse connaître les réalités infinies. 85

<Article 2 [4]> Deuxièmement : il semble que l’oeil du Christ, après la mort [de celui-ci], n’ait pas été son oeil de manière univoque. 87

<Article 3 [5]> Troisièmement : il semble que le Christ, après la résurrection, ait vraiment mangé, en s’incorporant la nourriture. 89

<Question 3> [Sur les anges] 90

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble que l’ange soit cause de l’âme raisonnable. 91

<Article 2 [7]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse exercer une influence sur l’âme humaine. 93

<Article 3 [8]> Troisièmement : il semble que le Diable habite toujours substantiellement l’homme chaque fois que celui-ci pèche mortellement. 93

<Question 4> [Sur les docteurs] 94

<Article 1 [9]> Premièrement : il semble qu’il ne soit permis à personne de demander pour lui-même la licence d’enseignement de la théologie. 95

<Article 2 [10]> Deuxièmement : il semble que les auditeurs de divers maîtres, qui soutiennent des opinions différentes, soient exempts de péché s’ils suivent les opinions de leurs maîtres. 96

<Question 5> [Sur les religieux] 97

<Article 1 [11]> Premièrement : il semble qu’il ne soit pas permis d’inciter des jeunes à [entrer] en religion par un voeu ou un serment. 98

<Article 3 [13]> Troisièmement : il semble que ceux qui sont des pécheurs dans le siècle ne doivent pas être incités à la vie religieuse. 106

<Article 4 [14]> Quatrièmement : il semble que quelqu’un puisse obliger un autre par serment à ne pas entrer en religion. 107

<Question 6> [Sur ce qui convient à ceux qui sont déjà dans l’état religieux] 108

<Article 1 [15]> Premièrement : il semble que les religieux, qui ne possèdent rien en propre ni en commun, ne peuvent pas faire une aumône qui leur profite. 108

<Article 2 [16]> Deuxièmement : il semble qu’un religieux, s’il voit son père dans le besoin, puisse sortir du cloître, même sans la permission de son supérieur, afin de venir au secours de son père. 109

<Article 3 [17]> Troisièmement : il semble que les prêtres de paroisse et les archidiacres aient une plus grande perfection que les religieux. 110

<Question 7> [Sur les états laïcs] 117

<Article 1 [18]> Premièrement : il semble qu’une femme qui a contracté mariage avec quelqu’un devant l’Église, après avoir fait voeu de continence, puisse sans péché s’unir charnellement à lui par la suite. 118

<Article 2 [19]> Deuxièmement : il semble qu’on soit obligé de rendre tout ce qu’on a gagné à partir d’argent acquis par usure. 120

<Question 8> [Sur tous les hommes] 121

<Article unique [20]> Premièrement : il semble que l’âme soit composée de matière et de forme. 121

<Question 9> [Sur la connaissance] 122

<Article 1 [21]> Premièrement : il semble que l’âme séparée du corps ne connaisse pas une autre âme d’un homme qu’elle a connu dans la vie présente. 123

<Article 2 [22]> Deuxièmement : il semble qu’il ne soit pas permis de demander à quelqu’un qui est mourant de révéler son état après sa mort. 125

<Question 10> [Sur la peine] 126

<Article 1 [23]> Premièrement : il semble que l’âme séparée ne puisse souffrir du feu corporel. 126

<Article 2 [24]> Deuxièmement : il semble que les damnés en enfer se réjouissent et sont consolés par les peines de leurs ennemis qu’ils voient punis en enfer avec eux. 127

<Question 11> [Sur le corps] 128

<Article unique [25]> Ensuite, on a demandé, à propos du sexe du corps de l’homme, si autant d’hommes que de femmes seraient nés, si le premier homme n’avait pas péché. 128

<Question 12> [Sur l’acte de l’homme] 129

<Article 1 [26]> Premièrement : il semble que la conscience ne puisse errer. 129

<Article 2 [27]> Deuxièmement : il semble que la conscience erronée n’oblige pas sous peine de péché. 130

<Question 13> [Sur la pénitence] 132

<Article 1 [28]> Premièrement : il semble que la satisfaction imposée ne soit pas sacramentelle. 132

<Article 2 [29]> Deuxièmement : il semble qu’on doive ordonner à celui qui a omis de dire un office de le répéter. 133

<Question 14> [Sur la créature purement corporelle] 134

<Article 1 [30]> Premièrement : il semble que l’arc-en-ciel ne soit pas le signe qu’il n’y aura plus de déluge. 134

<Article 2 [31]> Deuxièmement : il semble qu’on puisse prouver de manière démonstrative que le monde est éternel. 136

QUODLIBET 6 : [Sur Dieu, l’ange, l’homme et sur les créatures purement corporelles] 137

<Question 1> [Sur Dieu] 137

<Article unique [1]> À propos de Dieu, on a posé une seule question : est-ce que l’unité d’essence fait nombre avec l’unité de personne ? 137

<Question 2> [Sur les anges] 138

<Article 1 [2]> Premièrement : il semble que l’ange ne fasse pas tout ce qu’il fait par le commandement de sa volonté. 139

<Article 2 [3]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse exister dans la partie convexe du ciel empyré. 140

<Question 3> [Sur le baptême] 141

<Article 1 [4]> Premièrement : il semble que l’enfant qui <est> né dans le désert puisse être sauvé sans le baptême dans la foi de ses parents. 142

<Article 2 [5]> Deuxièmement : il semble qu’il ne puisse y avoir mariage entre un chrétien et une juive baptisée par lui, qu’il a connue charnellement après lui avoir promis de contracter mariage. 143

<Question 4> [Sur la foi] 143

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble que la certitude de l’adhésion chez l’hérétique ou le mauvais catholique soit un acte de la vertu de foi. 144

<Question 5> [Sur certains choses qui concernent la religion ou la latrie] 145

<Article 1 [7]> Premièrement : il semble qu’il soit permis de célébrer la conception de notre Dame. 146

<Article 2 [8]> Deuxièmement : il semble que le clerc doté d’un bénéfice et se trouvant aux études soit obligé de dire l’office des morts. 147

<Article 3 [9]> Troisièmement : il semble qu’un évêque pèche en donnant un bénéfice à quelqu’un de bon, s’il en écarte un meilleur. 148

<Article 4 [10]> Quatrièmement : il semble qu’un pauvre ne soit pas tenu de verser les dîmes à un prêtre riche. 148

<Question 6> [Sur l’obéissance] 150

<Article unique [11]> Premièrement : il semble qu’il soit plus méritoire d’obéir à un supérieur que de faire quelque chose à la demande d’un frère. 150

<Question 7> [Sur l’aumône des clercs] 151

<Article unique [12]> Premièrement : il semble que les clercs pèchent mortellement s’ils ne distribuent pas leur superflu en aumônes. 151

<Question 8> [Sur les aumônes qui sont faites pour les morts] 154

<Article 1 [13]> Premièrement : il semble qu’un mort n’éprouve aucun préjudice du fait que les aumônes qu’il avait ordonné de donner sont différées. 154

<Article 2 [14]> Deuxièmement : il semble qu’un exécuteur doive retarder la distribution d’aumônes afin que les biens du défunt se vendent mieux. 155

<Question 9> [Sur les péchés] 155

<Article 1 [15]> Premièrement : il semble que le baptisé ne transmette pas le péché originel à sa descendance. 156

<Article 2 [16]> Deuxièmement : il semble que, dans le péché en acte, l’aversion précède la conversion. 156

<Article 3 [17]> Troisièmement : il semble que ce soit un plus grand péché pour quelqu’un de mentir en actes que de mentir en paroles. 157

<Question 10> [Sur les réalités corporelles] 158

<Article unique [18]> Ensuite, on a demandé, à propos des aspects corporels de l’homme, si quelqu’un peut en même temps, naturellement ou miraculeusement, être vierge et père ? 158

<Question 11> [Sur les créatures purement corporelles] 160

<Article unique [19]> Ensuite, en dernier lieu, on a posé une question sur la créature purement corporelle : est-ce que le ciel empyré exerce une influence sur les autres corps ? 160

QUODLIBET 4 : [Sur les réalités divines et humaines] 162

<Question 1> [Sur les réalités divines] 162

<Article unique [1]> À propos de la science de Dieu, on s’est demandé s’il y a plusieurs idées en Dieu. 162

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu] 163

<Article 1 [2]> Premièrement : il semble qu’il n’y pas de puissance (virtus) en Dieu. 164

<Article 2 [3]> Deuxièmement : il semble que des eaux, possédant la véritable espèce de l’eau comme élément, existent au-dessus des cieux. 164

<Question 3> [Jusqu’où la vertu divine peut-elle s’étendre ?] 167

<Article 1 [4]> Premièrement : il semble que Dieu puisse ramener quelque chose au néant. 167

<Article 2 [5]> Deuxièmement : il semble que Dieu ne puisse rétablir identique en nombre ce qui a été ramené au néant. 168

<Question 4> [Sur les propriétés personnelles qui se rapportent à la personne du Fils] 169

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble que le Père ne dise pas lui-même et la créature par le même Verbe. 169

<Article 2 [7]> Deuxièmement : il semble que le Fils se distingue du Saint-Esprit par la filiation. 171

<Question 5> [À propos de la nature assumée] 172

<Article unique [8]> Ensuite, on s’est interrogé sur le Fils, à propos de la nature assumée. 172

<Question 6> [Sur la grâce] 172

<Article unique [9]> Premièrement : on demandait si Dieu fait toujours une nouvelle grâce. 173

<Question 7> [Sur les sacrements de la grâce] 174

<Article 1 [10]> Premièrement : il semble que la faute soit remise par l’absolution du prêtre. 174

<Article 2 [11]> Deuxièmement : il semble qu’un mari puisse prendre la croix pour traverser outre-mer contre la volonté de son épouse, même si l’on craint pour la continence [de celle-ci]. 175

<Question 8> [Sur les actes humains qui concernent les prélats] 176

<Article 1 [12]> Premièrement : il semble qu’un subordonné ne soit pas tenu d’obéir à un supérieur qui lui ordonne de révéler une faute occulte. 177

<Article 2 [13]> Deuxièmement : il semble que le pape ne puisse dispenser de l’irrégularité de la bigamie. 177

<Article 3 [14]> Troisièmement : il semble qu’il ne faille pas éviter les excommuniés dont l’excommunication est l’objet d’opinions contraires de la part des sages. 179

<Article 4 [15]> Quatrièmement : il semble qu’un prélat d’une église ne puisse confier la charge d’une église à son consanguin, bien qu’il y soit apte, en écartant un meilleur [candidat]. 180

<Question 9> [À propos de la puissance intellective] 181

<Article 1 [16]> Premièrement : il semble qu’un homme puisse sans péché désirer connaître les sciences magiques. 181

<Article 2 [17]> Deuxièmement : il semble qu’il ne soit pas nécessaire qu’un énoncé qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite. 182

<Article 3 [18]> Troisièmement : il semble que le maître doive plutôt utiliser des autorités que des raisonnements pour trancher les questions théologiques. 184

<Question 10> [Sur les bons, à propos du martyre] 185

<Article 1 [19]> Premièrement : il semble que quelqu’un puisse s’offrir au martyre sans une charité parfaite. 185

<Article 2 [20]> Deuxièmement : il semble que souffrir le martyre pour le Christ ne soit pas l’objet d’un précepte. 186

<Question 11> [Sur les mauvais : à propos des premiers mouvements] 187

<Article 1 [21]> Premièrement : il semble qu’un premier mouvement soit toujours un péché. 187

<Article 2 [22]> Deuxièmement : il semble que les premiers mouvements soient des péchés mortels chez les infidèles. 188

<Question 12> [Sur les préceptes] 189

<Article 1 [23]> La question est [la suivante] : est-ce que les enfants qui ne sont pas entraînés aux commandements doivent être reçus, obligés par voeu ou par serment, ou attirés par des bienfaits à entrer en religion ?  189

<Article 2 [24]> Deuxième question : est-ce que les conseils sont ordonnés aux commandements ?  202

QUODLIBET 5 : [Sur Dieu, les anges et les hommes] 210

<Question 1> [Sur la science de Dieu] 210

<Article 1 [1]> Premièrement : il semble que Dieu connaisse le premier instant où il pouvait créer le monde. 211

<Article 2 [2]> Deuxièmement : il semble que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] par Dieu ne peuvent démériter. 212

<Question 2> [Sur la puissance de Dieu] 213

<Article 1 [3]>Premièrement : il semble que Dieu puisse rétablir une vierge. 213

<Article 2 [4]> Deuxièmement : il semble que cette [proposition] soit fausse : «Dieu peut pécher, s’il le veut.» 214

<Question 3> [Sur la nature assumée] 214

<Article 1 [5]> Premièrement : il semble que tout le sang du Christ qui a été répandu dans sa passion soit retourné à son corps lors de la résurrection. 215

<Article 2 [6]> Deuxièmement : il semble que le Christ nous ait donné un plus grand signe d’amour en donnant son corps en nourriture qu’en souffrant pour nous. 216

<Question 4> [Sur les anges] 217

<Article 1 [7]> Ensuite, à propos des anges, on a posé une question : est-ce que Lucifer est sujet à l’aevum ?  217

<Question 5> [Sur les hommes] 219

<Article 1 [8]> Premièrement : il semble que, si Adam n’avait pas péché, ce ne sont pas lesmêmes hommes qui seraient sauvés que ceux qui sont sauvés maintenant. 219

<Article 2 [9]> Deuxièmement : il semble que le verbe du coeur soit une espèce intelligible. 221

<Article 3 [10]> Troisièmement : il semble que ce qui est fait par crainte ne soit pas volontaire. 222

<Question 6> [Sur le sacrement de l’eucharistie] 222

<Article 1 [11]> Premièrement : il semble que la forme du pain soit annihilée dans le sacrement de l’eucharistie. 223

<Article 2 [12]> Deuxièmement : il semble que le prêtre ne doive pas donner une hostie non consacrée au pécheur occulte qui lui en fait la demande. 224

<Question 7> [Sur le sacrement de pénitence] 225

<Article 1 [13]> Premièrement : il semble qu’un supérieur puisse écarter de l’administration son subordonné en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession. 225

<Article 2 [14]> Deuxièmement : il semble que le croisé qui meurt en se rendant outre-mer fasse une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant. 226

<Question 8> [Sur le sacrement de mariage] 227

<Article 1 [15]> Premièrement : il semble que celui qui a connu charnellement une femme qu’il avait épousée par des paroles [portant sur] le futur ne puisse avoir l’épouse avec laquelle il a par la suite contracté [mariage] par des paroles [portant sur] le présent. 227

<Article 2 [16]> Deuxièmement : il semble qu’une femme accusée d’adultère ne soit pas tenue de confesser son péché lors d’un jugement. 228

<Question 9> [Sur ce qui se rapporte aux vertus] 229

<Article 1 [17]> Premièrement : il semble que celui qui a reçu de l’argent par prêt afin de se racheter de voleurs ne soit pas tenu de le restituer. 229

<Article 2 [18]> Deuxièmement : il semble qu’un homme ne puisse pas pécher en jeûnant ou en veillant trop. 230

<Question 10> [Sur ce qui se rapporte aux préceptes] 231

<Article 1 [19]> Premièrement : il semble que les préceptes précèdent les conseils selon un ’ordre naturel. 231

<Article 2 [20]> Deuxièmement : il semble que les péchés opposés aux préceptes de la seconde table soient plus graves que ceux qui sont opposés aux préceptes de la premières table. 234

<Question 11> [Sur les prélats] 235

<Article1 [21]> Premièrement : il semble que le bienheureux Matthieu n’ait pas été appelé immédiatement de [son] poste de perception à l’état d’apostolat et de perfection. 236

<Article 2 [22]> Deuxièmement : il semble que celui qui consent à son élection canonique agisse mieux que celui qui la refuse. 237

<Article 3 [23]> Troisièmement : il semble qu’un prélat qui donne un bénéfice ecclésiastique à un consanguin ou à un ami, afin que ses consanguins soient élevés, commette la simonie. 238

<Question 12> [Sur les docteurs] 239

<Article 1 [24]> Premièrement : il semble que celui qui a toujours enseigné par vaine gloire retrouve son auréole par la pénitence. 239

<Article 2 [25]> Deuxièmement : il semble que si, par l’enseignement de quelqu’un, certains sont écartés d’un bien meilleur, celui-ci soit tenu de révoquer son enseignement. 240

<Question 13> [Pour les religieux] 241

<Article 1 [26]> Premièrement : il semble que les religieux ne doivent pas supporter ceux qui les combattent. 241

<Article 2 [27]> Deuxièmement : il semble que celui qui a juré de ne pas entrer en religion ne puisse y entrer licitement. 243

<Question 14> [À propos des clercs] 243

<Article unique [28]> 243

QUODLIBET 12 : [Sur les réalités qui dépassent l’homme et les réalités humaines] 244

<Question 1> [Sur Dieu : à propos de son être] 244

<Article unique [1]> On a demandé, en premier lieu, s’il n’existe qu’un seul être en Dieu, à savoir, [l’être] essentiel, ou si, en plus de celui-ci, il existe aussi en Dieu un être personnel. 244

<Question 2> [Sur Dieu : à propos de sa puissance] 245

<Article 1 [2]> Premièrement : est-ce que Dieu peut faire exister ensemble des choses contradictoires ?  245

<Article 2 [3]> Deuxièmement : est-ce que Dieu peut faire des choses infinies en acte ? 245

<Question 3> [Sur Dieu, à propos de sa prédestination] 246

<Article 1 [4]> Ensuite, on a demandé, à propos de la prédestination, si elle est certaine. 246

<Article 2 [5]> Ensuite, on a demandé, à propos du destin, si tout est soumis au destin ? 247

<Question 4> [À propos des anges] 249

<Article 1 [6]> Premièrement : est-ce que l’être de l’ange est chez lui un accident ? 249

<Article 2 [7]> Deuxièmement, on s’est demandé si le Diable connaît les pensées des hommes. 249

<Question 5> [À propos du ciel] 250

<Article 1 [8]> Premièrement : est-ce que ciel ou le monde est éternel ? 250

<Article 2 [9]> Deuxièmement, on s’est demandé si le ciel est animé. 250

<Question 6> [Sur l’homme, à propos de son âme] 251

<Article 1 (10]> Premièrement : est-ce que l’âme perfectionne le corps de manière immédiate ou par l’intermédiaire de la corporéité ? 251

<Article 2 [11]> Deuxièmement : est-ce que l’âme vient par transmission ? 252

<Question 7> [Sur la connaissance de l’homme] 252

<Article unique [12]> Ensuite, on a demandé, à propos de la connaissance de l’homme, si l’intellect humain connaît les singuliers. 252

<Question 8> [Sur l’effet de la connaissance] 253

<Article 1 [13]> Premièrement : est-ce que les habitus de la science acquise demeurent après cette vie ?  253

<Article 2 [14]> Deuxièmement : est-ce que les paroles humaines possèdent le pouvoir d’agur sur les animaux sans raison, par exemple, les serpents ? 253

<Question 9> [Sur le baptême] 254

<Article unique [15]> On demande d’abord si l’eau possède une vertu purificatrice, à savoir, purifie-t-elle par sa propre vertu ou par une vertu concomitante ? 255

<Question 10> [Sur la pénitence] 255

<Article 1 [16]> Premièrement : est-ce que celui qui n’a pas charge d’âmes peut absoudre au for de la confession ?  256

<Article 2 [17]> Deuxièmement : est-ce qu’il est permis de révéler une confession dans un cas particulier ?  256

<Article 3 [18]> Troisièmement : est-il permis de désirer l’épiscopat ? 256

<Question 11> [Sur l’effet des sacrements] 257

<Article unique [19]> Ensuite, on a demandé, à propos de l’effet des sacrements : si une copaternité est causée par les préambules des sacrements, par exemple, par le catéchisme et les choses de ce genre. 257

<Question 12> [À propos de l’unité de l’Église] 257

<Article unique [20]> Ensuite, on a demandé s’il existe une seule Église, qui a existé au temps des apôtres et qui existe maintenant. 257

<Question 13> [Sur la vérité] 259

<Article 1 [21]> Premièrement, on a demandé si la vérité est plus forte que le vin, le roi et la femme ?  259

<Article 2 [22]> Deuxièmement, on demande si celui qui reçoit l’enseignement d’une certaine expérienc, sous serment de ne pas le communiquer, est obligé de respecter ce serment ? 260

<Question 14> [Sur les vertus en elles-mêmes] 260

<Article unique [23]> Premièremen, on demande si les vertus morales sont connexes ? 261

<Question 15> [Sur la restitution] 262

<Article 1 [24]> Premièremement, on demande si ceux qui ont été expulsés à cause de partis peuvent réclamer leurs biens de ceux qui restent dans une ville ? 262

<Article 2 [25]> Deuxièmement, on demande si celui qui, par mauvaise foi, dépase l’échéance prévue est tenu à restitution ? 263

<Article 2 [26]> Troisièmement : est-ce que celui qui a consommé le bien d’un autre est tenu à restitution ?  264

<Question 16> [Sur la fonction des interprètes de la Sainte Écriture] 264

<Article unique [27]> Premièrement : est-ce que tout ce que les saints docteurs ont dit venait de l’Esprit Saint ?  265

<Question 17> [Sur la fonction des prédicateurs] 265

<Article 1 [28]> Premièrement : est-ce que quelqu’un peut prêcher de sa propre autorité, de sorte qu’il soit permis de prêcher sans la permission d’un prélat ? 266

<Article 2 [29]> Deuxièmement : est-ce que celui à qui un dirigeant séculier l’interdit doit abandonner la prédication ?  266

<Article 3 [30]> Troisièmement : est-il permis à des prédicateurs de recevoir des aumônes de la part d’usuriers ?  267

<Question 18> [Sur la fonction des confesseurs] 268

<Article unique [31]> Ensuite, on a demandé, à propos de la fonction des confesseurs, si quelqu’un peut entendre une confession par permission du seigneur pape, sans l’autorisation de son propre prélat. 268

<Question 19> [Sur la fonction des vicaires] 269

<Article unique [32]> Ensuite, on a demandé, à propos de la fonction des vicaires, si le vicaire de quelqu’un peut se faire remplacer par un autre. 269

<Question 20> [Sur le péché originel] 269

<Article unique [33]> À propos du péché originel, on a demandé s’il est transmis par la transmission de la semence. 269

<Question 21> [Sur le péché en pensée] 270

<Article 1 [34]> Premièrement : est-ce que le consentement au plaisir est un péché mortel ? 270

<Article 2 [35]> Deuxièmement, à propos du soupçon : est-il un péché mortel ? 270

<Question 22> [Sur le péché par action] 271

<Article 1 [36]> Premièrement : est-il permis de recourir au sort, surtout à l’ouverture de livres [au hasard] ?  271

<Article 2 [37]> Deuxièmement, à propos de la retenue du superflu : est-ce que celui qui ne donnepas du superflu qu’il possède pour Dieu commet un péché ? 272

<Article 3 [38]> Troisièmement, à propos de la perplexité : est-ce que quelqu’un peut être perplexe ?  272

<Question 23> [Sur les peines] 272

<Article 1 [39]> Premièrement, à propos de la peine temporelle : est-ce qu’un religieux doit être expulsé en raison d’un péché contre la vie religieuse, s’il est disposé à se corriger et à supporter une peine ? 272

<Article 2 [40]> Deuxièmement, à propos de la peine éternelle : est-ce que l’âme séparée du corps souffre naturellement du feu corporel ? 273

<I> <Anonyme> <Question sur la pénitence> 273

<Question 1> Sur le premier point, on a posé deux questions : sur l’éternité du monde et sur [sa] fin. 280

<Article 1 [1]>Premièrement : il semble que le monde soit éternel. 280

<Article 2 [2]> On demande si la fin du monde est connue. 282

<Question 2> 283

<Article 1 [3]> Premièrement : il semble que les anges ne se connaissent pas eux-mêmes. 283

<Article 2 [4]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse errer. 284

<Article 3 [5]> On demande si les démons sont toujours punis par la peine du feu. 285

<Question 3> 286

<Article 1 [6]> Premièrement, on montre que l’âme n’est pas unie au corps de manière immédiate. 286

<Article 2 [7]> Deuxièmement, on demande si l’âme a une inclination au corps. 287

Article 18 288

<Article 1 [47]> Il semble que le soupçon soit un péché mortel (= q. 21, art. 2 [35] de la recension commune ci-dessus) 288

<Article 2 [48] (= q. 22, art.2 [37] de la recension commune, ci-dessus) 289

<Article 3 [49]> (= q. 22, art. 3 [38] de la recension commune, ci-dessus) 290

Article 24 (= q. 23. art. 2 [40] de la recension commune, ci-dessus) 290

QUESTIONS DISPUTÉES, Paris, 1256-1259 : (Quodlibets 7, 8, 9, 10, 11) 290

QUODLIBET 7 : [Sur trois choses se rapportant aux substances spirituelles, au sacrement de l’autel et aux corps des damnés] 291

<Question 1> [Les substances spirituelles : sur leur connaissance] 291

<Article 1 [1]> Premièrement : il semble qu’aucun intellect créé ne puisse voir l’essence divine de manière immédiate. 291

<Article 2 [2]> Deuxièmement : il semble que l’intellect créé puisse intelliger plusieurs choses en même temps. 294

<Article 3 [3]> Troisièmement : il semble que l’intellect angélique ne puisse connaître les choses singulières. 297

<Article 4 [4]> Quatrièmement : il semble que la connaissance qui est appelée par Augustin le «fruit de l’esprit» n’existe pas dans l’esprit comme un accident dans un sujet. 301

<Question 2> [Sur la jouissance [fruitione] de l’âme du Christ dans la passion] 302

<Article unique [5]> Ensuite, on pose une question sur la jouissance [fruitione] de l’âme du Christ dans la passion : il semble que cette jouissance ait atteint l’essence même de l’âme. 302

<Question 3> [Sur les substances spirituelles : leur pluralité] 304

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble que l’immensité divine exclue la pluralité des personnes. 304

<Article 2 [7]> Deuxièmement : il semble que, chez les anges, il n’y ait pas composition d’accident et de sujet. 305

<Question 4> [Sur le sacrement de l’autel] 306

<Article 1 [8]> Premièrement : il semble que le corps entier du Christ ne puisse être contenu sous ces espèces. 306

<Article 2 [9]> Deuxièmement : il semble que, sous les espèces, existent au même instant la substance du pain et le corps du Christ. 307

<Article 3 [10]> Troisièmement : il semble que Dieu ne puisse faire que la blancheur et une autre qualité corporelle existe sans quantité. 309

<Question 5> [À propos des corps des damnés] 311

<Article 1 [11]> Premièrement : il semble que les corps des damnés ne seront pas incorruptibles. 312

<Article 2 [12]> Deuxièmement : il semble que les corps des damnés ressusciteront sans difformités. 313

<Article 3 [13]> Troisièmement : il semble que les corps des damnés seront punis par des vers et des pleurs corporels. 314

<Question 6> [Sur les sens de la Sainte Écriture] 315

<Article 1 [14]> Premièrement : il semble que ne se cachent pas d’autres sens sous les paroles de la Sainte Écriture. 315

<Article 2 [15]> Deuxièmement : il semble qu’on ne doive pas distinguer quatre sens de la Sainte Écriture : les sens historique ou littéral, allégorique, moral et anagogique. 317

<Article 3 [16]> Troisièmement : il semble que, même dans les autres écrits, les sens mentionnés doivent être distingués. 320

<Question 7> [Sur le travail manuel] 321

<Article 1 [17]> Premièrement : il semble que travailler de ses mains relève d’un précepte. 321

<Article 2 [18]> Deuxièmement : il semble que ceux qui s’adonnent aux oeuvres spirituelles ne soient pas exemptés du travail manuel. 328

QUODLIBET 8 : [Sur trois choses : sur ce qui se rapporte à la nature, à la faute et à la grâce, à la peine et à la gloire] 337

<Question 1> [Sur ce qui se rapporte à la nature incréée] 337

<Article 1 [1]> Premièrement : il semble que le nombre six mentionné soit créateur. 337

<Article 2 [2]> Deuxièmement : il semble que les idées qui existent dans l’esprit divin concernent plutôt les choses selon leur nature singulière que la nature de [leur] espèce. 340

<Question 2> [Sur l’âme humaine] 342

<Article 1 [3]> Premièrement : il semble que l’âme ne reçoive pas les espèces des choses qui sont extérieures à l’âme. 342

<Article 2 [4]> Deuxièmement : il semble que celui qui n’a pas la charité la connaisse par une espèce. 344

<Question 3> [Sur le corps humain] 347

<Article 1 [5]> Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte au corps humain : est-ce que la nourriture est véritablement convertie en corps humain ? 347

<Question 4> [Sur les prélats] 353

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble qu’il soit nécessaire de choisir le meilleur. 353

<Article 2 [7]> Deuxièmement : il semble qu’il ne faille pas manifester d’honneur aux mauvais prélats. 355

<Question 5> [À propos de tous] 356

<Article 1 [8]> Premièrement : il semble que la prière faite pour soi ait plus de valeur que la prière faite pour un autre. 357

<Article 2 [9]> Deuxièmement : il semble que les suffrages de l’Église, faits spécialement pour un riche, aient la même valeur pour un pauvre pour qui ils ne sont pas accomplis, s’il [lui] est égal par l’esprit. 358

<Article 3 [10]> Troisièmement : il semble que le voeu simple de continence dirime un mariage contracté. 359

<Question 6> [Sur ce qui se rapporte à la faute] 360

<Article 1 [11]> Premièrement : il semble que celui qui se rend à l’église pour la distribution, et n’y irait pas autrement, pèche. 361

<Article 2 [12]> Deuxièmement : il semble que celui qui, ayant du superflu, ne ledonne pas à un pauvre qui le demande, pèche. 362

<Article 3 [13]> Troisièmement : il semble que celui qui possède plusieurs prébendes pèche, par le fait même qu’il existe des opinions de maîtres qui s’y opposent. 362

<Article 4 [14]> Quatrièmement : il semble que tout mensonge ne soit pas un péché. 363

<Article 5 [15]> Cinquièmement : il semble qu’il ne soit pas nécessaire que pèche mortellement celui qui a l’intention de pécher mortellement. 364

<Question 7> [Sur ce qui concerne la peine et la gloire] 365

<Article 1 [16]> Premièrement : il semble que les damnés voient la gloire des saints après le jour du jugement. 365

<Article 2 [17]> Deuxièmement : il semble que les damnés ne veuillent pas que leurs proches soient damnés. 367

<Question 8> [Sur la peine corporelle des damnés] 367

<Article unique [18]> Ensuite, on demande, à propos de la peine corporelle des damnés, si elle comporte seulement la peine du feu ou aussi la peine de l’eau. 367

<Question 9> [Sur la gloire des saints] 368

<Article 1 [19]> Premièrement : il semble que la béatitude des saints se trouve principalement dans l’intellect. 369

<Article 2 [20]> Deuxièmement : il semble que les bienheureux dans la gloire soient d’abord portés à contempler la divinité du Christ que son humanité. 370

QUODLIBET 9 : [Sur le Christ tête et ses membres] 371

<Question 1> [Sur le Christ] 371

<Article unique [1]>Premièrement, on demande si Dieu peut faire que des choses infinies existent en acte. 371

<Question 2> [Sur l’union de la nature humaine à la nature divine] 375

<Article 1 [2]> Premièrement : il semble qu’il existe plusieurs hypostases dans le Christ. 375

<Article 2 [3]> Deuxièmement : il semble que, dans le Christ, il n’y ait pas un seul être. 378

<Article 3 [4]> Troisièmement : il semble qu’il n’y ait pas une seule filiation dans le Christ. 380

<Question 3> [Sur le Christ] 383

<Article unique [5]> Ensuite, on demande, à propos du Christ, au sujet des espèces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel, si les accidents subsistent là sans sujet. 383

<Question 4> [Sur les anges] 386

<Article 1 [6]> Premièrement : il semble que l’ange soit composé de matière et de forme. 386

<Article 2 [7]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse connaître en même temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature. 389

<Article 3 [8]> Troisièmement : il semble que l’ange n’ait pas mérité sa béatitude. 391

<Article 4 [9]> Quatrièmement : il semble que l’ange se meuve dans l’instant. 393

<Article [10]> Cinquièmement : il semble que les anges ne peuvent agir sur les corps inférieurs ici présents. 395

<Question 5> [Sur les hommes : à propos de la nature] 397

<Article 1 [11]> Premièrement : il semble que l’âme végétative et l’âme sensible soient amenées à l’existence par création. 398

<Article 2 [12]> Deuxièmement : il semble que commander soit un acte de la raison. 400

<Question 6> [À propos de la grâce] 401

<Article unique [13]> Ensuite, à propos de ce qui concerne la grâce, on demande si la charité est augmentée selon son essence. 401

<Question 7> [À propos de la faute] 402

<Article 1 [14]> Premièrement : il semble que Pierre, en reniant le Christ, n’ait pas péché mortellement. 402

<Article 2 [15]> Deuxièmement : il semble que posséder sans dispense plusieurs prébendes sans charge d’âmes soit un péché mortel. 403

<Question 8> [À propos de la gloire] 406

<Article unique [16]> Ensuite, on demande, à propos de ce qui se rapporte à la gloire, si tous les sains qui ont été canonisés par l’Église sont dans la gloire, ou si certains d’entre sont en enfer. 407

QUODLIBET 10 : [Sur Dieu, l’ange et l’âme] 408

<Question 1> [Sur Dieu] 408

<Article 1 [1]> Premièrement : il semble que l’unité affirme quelque chose de manière positive en Dieu, et non pas seulement de manière négative, selon l’opinion du Maître. 408

<Article 2 [2]> Deuxièmement : il semble que le Christ ne descendra pas sur terre pour le jugement. 410

<Article 3 [3]> Troisièmement : il semble que l’espèce du vin, qui demeure dans le sacrement après la consécration, ne puisse être mêlée à un autre liquide. 412

<Question 2> [À propos de l’ange] 414

<Article unique [4]> Ensuite, on demande, à propos de l’ange si la durée chez l’ange a un avant et un après. 414

<Question 3> [À propos de l’âme] 417

<Article 1 [5]> Premièrement : l’aême est-elle ses puissance ? 417

<Article 2 [6]> Deuxièmement : il semble que l’âme raisonnable soit corruptible. 418

<Question 4> [Ensuite, on s’interroge sur l’opération de l’âme] 421

<Article 1 [7]> Premièrement : il semble que l’âme, quoi qu’elle intellige, l’intellige dans la Vérité première. 421

<Article 2 [8]> Deuxièmement : il semble que l’âme séparée puisse avoir un acte des puissances sensitives. 423

<Question 5> [Sur la grâce] 424

<Article 1 [9]> Premièrement : il semble que celui dont le père ne peut être entretenu par son fils sans que celui-ci n’ait les fonds pour nourrir son père qu’en contractant [mariage], ne soit pas obligé de contracter [mariage] pour nourrir son père. 424

<Article 2 [10]> Deuxièmement : il semble que le religieux qui fait voeu d’obéissance soit tenu d’obéir en tout à son supérieur, même dans les choses indifférentes. 426

<Article 3 [11]> Troisièmement : il semble qu’après un voeu simple de chasteté, celui qui contracte mariage ne puisse ni rendre ni exiger ce qui est dû. 427

<Question 6> [Sur la faute, qui s’oppose à l’action droite] 428

<Article1 [22]> Premièrement : il semble que celui qui honore un riche à cause de ses richesses, pèche ?  428

<Article 2 [13]> Deuxièmement : il semble qu’on pèche en ne repoussant pas la mauvaise renommée. 430

<Article 3 [14]> Troisièmement : il semble qu’utiliser des vêtements précieux soit toujours péché. 431

<Question 7> [Sur la faute qui est contraire à la foi droite] 432

<Article 1 [15]> Premièrement : il semble qu’il ne faille pas avoir de rapports avec les hérétiques. 432

<Article 2 [16]> Deuxièmement : il semble que les hérétiques qui reviennent à l’Église ne doivent pas être accueillis. 434

<Question 8> [Sur la gloire] 434

<Article unique [17]> Ensuite, on demande, à propos de ce qui concerne la gloire, à savoir, la vision de Dieu dans la patri, si un intellect créé peut voir Dieu par son essence. 434

QUODLIBET 11 : [Sur Dieu, les anges et les hommes] 436

<Question 1> [Sur Dieu : son immensité] 436

<Article unique [1]> À propos de l’immensité de Dieu, on a demandé s’il est propre à Dieu d’être partout. 436

<Question 2> [Sur Dieu : à propos de sa connaissance] 438

<Article unique [2]> À propos de la connaissance de Dieu, on demandait si Dieu connaît le mal par le bien. 438

<Question 3> [Sur la prédestination] 440

<Article unque [3]> À propos de la prédestination, on demandait si la prédestination impose une nécessité. 440

<Question 4> [Sur les anges] 442

<Article unique [4]> Sur les anges, on a demandé, à propos du mouvement de l’ange, si son mouvement se réalise dans l’instant 442

<Question 5> [Sur l’homme : à propos des parties de la nature humaine] 444

<Article unique [5]> À propos de l’âme, on a demandé si l’âme sensitive et [l’âme] intellective sont de la même substance. 444

<Question 6> [Sur le corps] 447

<Article unique [6]> Ensuite, à propos du corps, on a demandé s’il ressuscite le même numériquement. 447

<Question 7> [Sur les sacrements de la grâce] 449

<Article unique [7]> Premièrement, on a demandé si seul l’évêque doit conférer le sacrement de confirmation ou aussi un autre. 449

<Question 8> [Sur le sacrement de l’eucharistie] 450

<Article 1 [8]> Premièrement, on a demandé si quelqu’un peut entendre la messe d’un prêtre fornicateur sans pécher mortellement. 451

<Article 2 [9]> Deuxièmement, on a demandé si quelqu’un pèche mortellement en parlant, en mangeant ou en se tenant avec des excommuniés. 451

<Question 9> [Sur le sacrement de mariage] 453

<Article 1 [10]> Premièrement, on a demandé si les maléfices empêchent le mariage. 453

<Article 2 [11]> Deuxièmement, on a demandé si la frigidité empêche le mariage. 454

<Question 10> [Sur le comportement de la vie humaine] 455

<Article 1 [11]> Premièrement : est que quelqu’un doit corriger en public ou en privé son prochain ou son frère ?  455

<Article 2 [13]> Deuxièmement, on demandait si, lorsque quelqu’un connaît le péché du prochain, il pèche mortellement en le rapportant immédiatement celui-ci à son supérieur. 456



QUESTIONS DISPUTÉES 1, 2, 3, 6 ET 4, Paris, 1269-1272




QUODLIBET 1 : £[Sur Dieu, l’ange et l’homme]


         On a interrogé sur Dieu, l’ange et l’homme.


         À propos de Dieu, on a interrogé sur la nature divine et sur la nature humaine assumée.



<Question 1> £[Sur Dieu]



<Article unique £[1]> À propos de la nature divine, on a demandé si le bienheureux Benoît a vu l’essence divine dans la vision où il a vu le monde entier.



<1> En effet, Grégoire dit, en parlant de cette vision : «À l’âme qui voit Dieu, toute créature semble étriquée.» Or, voir Dieu, c’est voir l’essence divine. Le bienheureux Benoît a donc vu l’essence divine.

<2> De plus, Grégoire ajoute plus loin qu’il a vu le monde entier dans la lumière divine. Or, la lumière ou la clarté de Dieu n’est rien d’autre que Dieu lui-même, comme le dit le même Grégoire et comme on le trouve dans la Glose sur Ex 33, 20 : L’homme ne peut me voir et vivre. Le bienheureux Benoît a donc vu Dieu par son essence.

Cependant, il est dit en Jn 1, 18 : Dieu, personne ne l’a jamais vu, et la Glose dit que «personne vivant dans une chair mortelle ne peut voir Dieu par son essence».

Réponse. Le corps corruptible alourdit l’âme, comme il est dit en Sg 9, 15. Or, la plus haute élévation de l’esprit humain consiste en ce qu’il atteigne jusqu’à la vision de l’essence divine. Il est donc impossible que l’esprit humain voie l’essence de Dieu, comme le dit Augustin dans le Commentaire littéral de la Genèse, XII, à moins que l’homme établi dans cette vie mortelle ne meure, ou bien soit à ce point devenu étranger aux sens qu’il ne sache s’il est dans son corps ou hors de son corps, comme on le lit de Paul, 2 Co 12, 3. Or, lorsqu’il eut cette vision, le bienheureux Benoît, établi dans cette vie, n’était pas encore mort et n’était pas devenu étranger à ses sens, ce qui est clair par le fait que, alors qu’il se maintenait dans la même vision, il appela quelqu’un d’autre pour qu’il vienne la voir, comme le rapporte Grégoire. Il est donc clair qu’il n’a pas vu l’essence de Dieu.

<1> Par ces paroles, Grégoire entend raisonner selon une certaine proportion. En effet, si ceux qui voient Dieu estiment que, par rapport à Lui, c’est bien peu de chose que de voir toutes les créatures, il n’est pas étonnant que, par la lumière divine, le bienheureux Benoît ait pu voir quelque chose de plus que ce que les hommes voient d’une manière générale.

<2> On parle parfois de lumière de Dieu pour désigner Dieu lui-même, et parfois d’une lumière issue de Lui, selon ce que dit le psaume : Nous verrons la lumière dans ta lumière (Ps 35, 10).



<Question 2> £[Sur la nature humaine assumée]



         Ensuite, on a posé deux questions sur la nature humaine dans le Christ. Premièrement : y avait-il dans le Christ une seule filiation selon laquelle il était en rapport avec son Père et sa mère, ou deux ? Deuxièmement, à propos de sa mort : est-il mort sur la croix ?

<Article 1 £[2]> Premièrement : il semble qu’il y ait deux filiations dans le Christ.



         <1> En effet, lorsque la cause des relations est multipliée, les relations elles-mêmes le sont. Or, la génération est la cause de la filiation. Puisque la génération par laquelle le Christ est né éternellement du Père est autre que celle par laquelle il est né temporellement de sa mère, ce sera donc une autre filiation par laquelle il est en rapport avec son Père et une autre par laquelle il est en rapport avec sa mère.

         <2> Ce qui reçoit à un certain moment quelque chose d’absolu sans en être changé peut encore bien davantage recevoir temporellement une propriété relationnelle. Or, le Fils de Dieu a reçu à un certain moment quelque chose d’absolu sans en être changé, car, à propos de ce que dit Luc, 1, 32 : Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut, Ambroise dit : «Il ne sera pas grand au sens où, avant l’enfantement de la Vierge, il n’était pas grand, mais parce qu’il possède naturellement la puissance que possède le Fils de Dieu, [puissance] qu’il devait recevoir comme homme.» Ainsi, à bien plus forte raison le Fils de Dieu a-t-il pu recevoir à un certain moment une nouvelle filiation sans en être changé, de sorte que lui conviennent deux filiations, l’une éternelle, l’autre temporelle.

         Cependant, une chose tient d’être cette seule chose de l’unité de ce dont elle tient d’être telle chose. Or, c’est par la filiation que quelqu’un devient fils. Un seul fils vient donc d’une seule génération. Or, le Christ est un seul Fils, et non deux. Il n’y a donc pas dans le Christ deux filiations, mais une seule.

         Réponse. Les relations diffèrent de tous les autres genres de choses par le fait que les choses qui appartiennent aux autres genres tiennent de ce qui constitue leur genre d’être des choses de la nature, comme c’est le cas des quantités [qui le tiennent] de ce qui constitue la quantité, et le cas des qualités, de ce qui constitue la qualité. Or, les relations ne tiennent pas d’être des choses de la nature du fait qu’elles sont en rapport avec autre chose. En effet, il existe des rapports qui ne sont pas réels, mais de raison seulement, comme ce qui est connaissable est en rapport avec la science, non pas par une relation qui existe dans ce qui connaissable, mais plutôt parce que la science est en rapport avec [ce qui est connaissable], selon le Philosophe, Métaphysique, V. Or, la relation tient de sa cause d’être une chose de la nature, par laquelle une chose est naturellement ordonnée à une autre, ordre naturel et réel qui est la relation elle-même. Ainsi, la droite et la gauche chez un animal sont des relations réelles parce qu’elles découlent de certaines puissances naturelles ; mais, dans une colonne, elles [n’existent] que selon la raison, selon l’ordre qu’entretient un animal avec elle.

         Or, une chose tient de la même chose d’être un être et d’être une. Ainsi il arrive qu’il n’existe qu’une seule relation réelle en raison de l’unité de la cause, comme cela est clair pour l’égalité : en effet, c’est en raison d’une seule quantité qu’il existe dans un seul corps une seule égalité, bien qu’il existe plusieurs rapports selon lesquels il soit dit égal à différents corps. Si les relations dans un corps étaient réellement multipliées selon tous ces rapports, il en découlerait qu’il existerait dans un seul [corps] des accidents [en nombre] infini ou indéterminé. De même, le maître est par une seule relation maître de tous ceux à qui il enseigne, bien qu’il existe plusieurs rapports. De même encore, un seul homme est fils de son père et de sa mère selon une seule relation réelle, parce qu’il a reçu des deux une seule nature par une seule naissance.

         En suivant ce raisonnement, il semblerait qu’il faille dire que, dans le Christ, la filiation réelle par laquelle il est en rapport avec son Père est autre que celle par laquelle il est en rapport avec sa mère, car il naît des deux par une génération différente, et la nature qu’il tient du Père est différente de celle qu’il tient de sa mère.


* * *




         Mais un autre raisonnement renverse cette conclusion. En effet, il faut tenir de manière universelle qu’il n’existe réellement en Dieu aucune relation avec la créature, mais qu’il existe un rapport de raison seulement, car Dieu est au-dessus de tout l’ordre de la créature et la mesure de toute créature, dont dépend toute créature, et non l’inverse, bien davantage que ce qu’on dit des rapports entre ce qui est connaissable par rapport à la science, là où, pour ces raisons, il n’existe pas de relation réelle à la science.

         Il faut donc considérer que le sujet de la filiation n’est pas une nature ou une partie de nature. En effet, nous ne disons pas de l’humanité qu’elle est fille, ni de la tête, ni de l’oeil. Or, dans le Christ, nous ne reconnaissons qu’un seul suppôt et une seule hypostase, de même qu’une seule personne, qui est le suppôt éternel, dans lequel ne peut exister aucune relation réelle à la créature, comme on l’a déjà dit. Il reste donc que la filiation par laquelle le Christ est en rapport avec sa mère n’est qu’un rapport de raison. Et il ne découle pas de cela que le Christ ne soit pas réellement le fils de la Vierge. En effet, de même que Dieu est réellement le Seigneur en raison de la puissance réelle par laquelle il maintient la créature, de même [le Christ] est-il le fils de la Vierge en raison de la nature réelle qu’il a reçue de sa mère. Car s’il existait dans le Christ plusieurs suppôts, il faudrait reconnaître dans le Christ deux filiations. Mais j’estime que ceci est erroné, et on trouve que cela est condamné par des conciles.

         Je dis donc que, dans le Christ, il n’existe qu’une seule filiation réelle, par laquelle il est en rapport avec son Père.

         <1> Nous ne nions pas qu’il existe dans le Christ une filiation réelle par laquelle il est en rapport avec sa mère, parce que la cause de la relation ferait défaut, mais parce que fait défaut le sujet d’une telle relation, puisqu’il n’existe pas dans le Christ de suppôt créé ou d’hypostase [créée].

         <2> De la même façon que cet homme a reçu à un certain moment la puissance de Dieu, de la même façon a-t-il reçu la filiation éternelle, pour autant qu’il est arrivé qu’«une seule personne de Dieu et de l’homme existait», comme Ambroise le dit plus loin dans le même livre. Or, cela ne s’est pas produit par quelque chose de réellement absolu ou de temporellement relatif existant dans le Fils de Dieu, mais par la seule union qui existe réellement dans la nature créée, et non dans la personne même qui assume.

         Ce qui était objecté en sens contraire n’est pas contraignant. En effet, on dit parfois de quelqu’un qu’il est tel en raison de l’unité substantielle du sujet, bien qu’existent de nombreuses qualités, comme la couleur et la saveur dans un fruit.



<Article 2 £[3]> Deuxièmement : il semble que le Christ ne soit pas mort sur la croix.



         <1> En effet, s’il est mort, ou bien cela est arrivé parce qu’il a séparé son âme de son corps, ou bien en raison de ses blessures. Mais [cela n’est pas arrivé] de la première manière : en effet, il découlerait de cela que les Juifs n’auraient pas tué le Christ, mais que lui-même aurait été homicide de lui-même, ce qui ne convient pas. Semblablement, [cela n’est pas arrivé] de la seconde manière, car la mort qui survient en raison de blessures vient de ce qu’un homme a atteint une extrême faiblesse, ce qui n’était pas le cas du Christ, puisqu’il rendit l’esprit dans un grand cri (Lc 23, 46). Le Christ n’est donc aucunement mort sur la croix.

         <2> La nature humaine n’était pas plus faible chez le Christ que chez les autres hommes. Or, aucun autre homme n’est mort aussi rapidement à cause de blessures aux mains et aux pieds (la blessure au côté ne lui a été infligée qu’après sa mort). Le Christ n’est donc pas mort sur la croix, puisqu’il ne semble y avoir aucune raison pour sa mort.

         Cependant, il est dit, en Jean, 19, 30, que (le Christ suspendu à la croix), après avoir incliné la tête, rendit son esprit. Or, la mort survient par la séparation de l’âme du corps. Le Christ est donc mort sur la croix.

         Réponse. Il faut sans aucun doute confesser que le Christ est vraiment mort sur la croix.

         Mais, pour voir la cause de sa mort, il faut considérer que, puisque le Christ était Dieu et homme, tout ce qui se rapportait à sa nature humaine en lui était soumis à son pouvoir, ce qui ne se produit pas chez les autres qui sont simplement hommes : en effet, n’est pas soumis à leur volonté ce qui est naturel. Telle est la cause du fait que l’âme du Christ souffrait et se réjouissait (fruebatur[1]) en même temps, car, par sa volonté, il se produisit qu’il n’y eut pas de résonance des puissances supérieures sur les inférieures, et que l’acte des puissances supérieures ne fut pas empêché par une passion inférieure, ce qui ne peut se produire chez les autres hommes en raison de la conjonction naturelle entre les puissances.

         Il faut parler de la même façon pour ce qui est en cause. En effet, la mort violente survient du fait que la nature succombe au mal infligé et que la mort est retardée aussi longtemps que la nature peut résister. Ainsi, chez certains, la nature est plus forte et, à cause égale, ils meurent plus tard. Or, il relevait de la volonté du Christ [de décider] dans quelle mesure [sa] nature résisterait au mal infligé et dans quelle mesure elle succomberait. Ainsi, par sa volonté, [sa] nature a résisté au mal infligé jusqu’à la fin plus que cela n’est possible chez les autres hommes, de sorte que, à la fin, après une abondante effusion de sang, pour ainsi dire en pleine possession de ses forces, il cria d’une voix forte (Mt 25, 50 ; Mc 15, 37 ; Lc 23, 46), et aussitôt, par sa volonté, [sa] nature succomba, et il rendit l’esprit, afin de montrer qu’il était le Seigneur de la nature, de la vie et de la mort. C’est pourquoi, en admiration, le centurion dit : Vraiment, celui-ci était le Fils de Dieu (Mc 15, 39).

         Ainsi donc, les Juifs ont-ils tué le Christ en lui infligeant un mal mortel, et cependant lui-même a déposé son âme (Jn 10, 17-18) et a rendu son esprit, car il se soumit totalement au mal infligé lorsqu’il le voulut. Cependant, il ne doit pas être accusé d’avoir été homicide de lui-même. En effet, le corps existe pour l’âme, et non l’inverse. Ainsi, l’âme est atteinte lorsque, en raison du mal infligé au corps, elle est expulsée du corps à l’encontre du désir naturel de l’âme, quoique peut-être non à l’encontre de la volonté dépravée de celui qui se tue. Mais s’il était au pouvoir de l’âme de se retirer du corps et d’y revenir lorsqu’elle le voudrait, ce ne serait pas une plus grande faute pour elle de quitter le corps que pour le résidant d’une maison de la quitter. C’est cependant une faute qu’il en soit expulsé malgré lui.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 3> £[Sur l’ange]



         On posait ensuite deux questions sur l’ange. Premièrement, l’ange est-il lié à un lieu corporel selon son essence ou est-il dans un lieu selon son opération seulement ? Deuxièmement, à propos du mouvement de l’ange, [l’ange] peut-il se mouvoir d’un extrême à un autre sans intermédiaire ?

<Article 1 £[4]> Premièrement : il semble que l’ange ne soit pas dans un lieu selon son opération seulement.



         <1> En effet, «l’existence précède l’opération». Être dans un lieu précède donc agir dans un lieu. Or, ce qui suit n’est pas la cause de ce qui précède. Agir dans un lieu n’est donc pas la cause de ce que l’ange est dans un lieu.

         <2> Deux anges peuvent agir dans un seul lieu. Si donc l’ange était dans un lieu seulement par son opération, il en découlerait que plusieurs anges seraient en même temps dans un seul lieu, ce qui est estimé impossible.

         Cependant, ce qui est plus noble ne dépend pas de ce qui moins noble. Or, l’essence de l’ange est plus noble que le lieu corporel. Elle ne dépend donc pas d’un lieu corporel.

         Réponse. On peut considérer la manière dont l’ange est dans un lieu corporel à partir de la manière dont un corps est dans un lieu. En effet, un corps est dans un lieu par contact avec le lieu. Or, le contact se fait par la quantité dimensionnelle, qu’on ne trouve pas chez l’ange puisqu’il est incorporel ; mais elle est remplacée par la quantité de sa puissance. De même donc que le corps est dans un lieu par le contact de la quantité dimensionnelle, de même l’ange est-il dans un lieu par le contact de sa puissance.

         Or, si l’on veut appeler le contact de la puissance une opération, puisque agir est l’effet propre d’une puissance, qu’on dise donc que l’ange est dans un lieu par son opération, de telle sorte cependant qu’on n’entende pas par opération le seul mouvement, mais toute union par laquelle il s’unit à un corps, en y présidant ou en le contenant, ou de toute autre manière.

         <1> Rien n’empêche que quelque chose existe antérieurement de manière absolue, qui ne soit pas antérieur sur un point, comme le corps sous-jacent est antérieur à sa surface de manière absolue, mais non sous l’aspect où il est coloré. De même, le corps est antérieur au contact de manière absolue, mais il est dans un lieu par le contact de la quantité dimensionnelle. Et de même l’ange l’est-il par le contact de sa puissance.

         <2> Si quelque chose est mû parfaitement par un moteur, il ne convient pas qu’il soit mû en même temps de manière immédiate par un autre. Le raisonnement vaut donc davantage pour le contraire de ce qui est proposé.



<Article 2 £[5]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse être mû d’un extrême à l’autre sans passer par un intermédiaire.



         <1> Tout ce qui est mû est «d’abord en train d’être mû avant d’avoir été mû», comme le démontre Physique, VI. Or, si l’ange est mû d’un extrême à un autre, par exemple, de A à B, lorsqu’il est en B, il se trouve avoir été mû. Il était donc d’abord en train d’être mû, mais non pas lorsqu’il était en A, parce qu’alors il n’était pas encore mû. Il était donc en C, qui est un intermédiaire entre A et B. Il faut ainsi qu’il passe par un intermédiaire.

         <2> Si l’ange se meut de A à B sans passer par un intermédiaire, il faut qu’il soit corrompu en A et qu’il soit <de nouveau> créé en B. Or, cela est impossible, car il ne s’agirait plus alors du même ange. Il faut donc qu’il passe par un intermédiaire.

         Cependant, «tout ce qui passe par un intermédiaire doit d’abord y passer comme égal à soi ou moindre que soi, plutôt que comme plus grand que soi», comme il est dit en Physique, VI, et comme cela tombe sous le sens. Or, il ne peut y avoir moins d’espace que l’ange, qui est indivisible. Il faut donc que ce soit quelque chose d’égal à lui qui passe, ce qui est un lieu indivisible et [ayant le caractère de] point. Or, les points infinis sont des points situés entre n’importe quel des deux termes d’un mouvement. S’il était donc nécessaire que, dans son mouvement, l’ange passe par un intermédiaire, il faudrait qu’il traverses des [points] infinis, ce qui est impossible.

         Réponse. L’ange, s’il le veut, peut se mouvoir d’un extrême à l’autre sans devoir passer par un intermédiaire et, s’il le veut, il peut passer par tous les intermédiaires.

         La raison en est qu’un corps est dans un lieu en tant que contenu par ce [lieu]. Il faut donc que, dans son mouvement, il suive la condition de ce lieu, à savoir, qu’il traverse les intermédiaires avant de parvenir aux extrémités de ce lieu. Mais, comme l’ange est dans un lieu par le contact de sa puissance, il n’est pas soumis à un lieu comme s’il y était contenu, mais il contient plutôt le lieu, en dépassant ce lieu par sa puissance. Il n’est donc pas nécessaire que, dans son mouvement, il suive les conditions du lieu, mais il relève de sa volonté qu’il s’applique par le contact de sa puissance à tel ou tel lieu, et, s’il le veut, sans intermédiaire. Il en est ainsi de l’intellect qui, par l’intellection, peut être appliqué à un extrême, par exemple, ce qui est blanc, et ensuite à ce qui est noir, de manière indifférente, en pensant ou non aux couleurs intermédiaires, bien que le corps soumis à la couleur ne puisse passer du blanc au noir que par des intermédiaires.

<1> Cette parole du Philosophe et sa démonstration s’applique au mouvement continu. Or, il n’est pas nécessaire que le mouvement de l’ange soit continu, mais c’est la succession même des applications mentionnées qui est appelée mouvement chez lui. Comme la succession des pensées ou des sentiments est appelée un mouvement de la créature spirituelle, selon Augustin, Commentaire littéral de la Genèse, VIII.

<2> Cela ne se produit pas par une corruption de l’ange ou une nouvelle création, mais parce que sa puissance dépasse le lieu.

Quant à ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que l’ange n’est pas dans un lieu selon la mesure, mais par l’application de sa puissance à un lieu, ce qui peut exister indifféremment pour un lieu divisible et [un lieu] indivisible. Il peut donc se mouvoir de manière continue, comme ce qui se trouve dans un lieu divisible, en soustrayant l’espace de manière continue ; mais lorsqu’il est dans un lieu indivisible, son mouvement ne peut être continu ni passer par tous les intermédiaires.



<Question 4> £[Sur l’homme]



         Ensuite, on interrogeait sur l’homme : en premier lieu, sur le bien de la nature ; en deuxième lieu, sur le bien de la grâce ; en troisième lieu, sur le bien de la gloire.

         Sur le premier point, trois questions étaient posées. Premièrement, à propos de l’union de l’âme au corps, est-ce que, lorsque l’âme arrive dans le corps, toutes les autres formes qui s’y trouvaient antérieurement, substantielles comme accidentelles, sont corrompues ? Deuxièmement, à propos du pouvoir du libre arbitre, est-ce que l’homme sans la grâce peut se préparer à la grâce ? Troisièmement, est-ce que l’homme, dans l’état d’innocence, a aimé Dieu plus que tout et plus que lui-même ?



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble que, par l’arrivée de l’âme, ne soient pas exclues toutes les formes qui existaient antérieurement.



         <1> Il est dit dans Gn 2, 7 : Dieu forma l’homme du limon de la terre et lui insuffla au visage un souffle de vie. Or, [Dieu] aurait inutilement formé le corps si, en insufflant l’âme, la forme qu’il lui avait donnée en le formant avait été exclue. À l’arrivée de l’âme, toutes les formes précédentes ne sont donc pas enlevées.

         <2> Il est nécessaire que l’âme existe dans un corps formé et possédant de multiples dispositions. Si donc l’âme en arrivant a écarté toutes les formes et les dispositions précédentes, il en découle que l’âme forme l’ensemble du corps en un instant, ce qui appartient à Dieu seul.

         <3> L’âme n’existe que dans un corps mixte. Or, le mélange des éléments ne se réalise pas seulement selon la matière, mais aussi selon les formes, autrement, il s’agirait d’une corruption. L’âme n’exclut donc pas toutes les formes qui se trouvent dans la matière.

         <4> L’âme est une perfection. Or, ce n’est pas le rôle de la perfection de corrompre, mais de perfectionner. [L’âme] qui arrive dans le corps ne corrompt donc pas les formes préexistantes.

         Cependant, toute forme qui survient dans ce qui existe en acte est une forme accidentelle : en effet, la forme substantielle fait que quelque chose existe tout simplement en acte. Or, si l’âme en survenant ne détruisait pas les formes préexistantes mais leur était ajoutée, il en découlerait qu’elle surviendrait dans quelque chose qui existe en acte, car toute forme, puisqu’elle est acte, fait exister en acte. L’âme qui survient exclut donc les formes préexistantes.

         Réponse. Il est impossible qu’il existe dans une seule et même chose plusieurs formes substantielles, et cela, parce qu’une chose tient son être et son unité du même [principe]. Or, il est clair qu’une chose tient son être de sa forme ; une chose tient donc aussi son unité de sa forme. Pour cette raison, partout où existe une multitude de formes, cela n’est pas un simplement. Ainsi, un «homme blanc» n’est pas quelque chose d’un simplement ; un «animal bipède» ne serait pas non plus quelque chose d’un simplement, s’il tenait d’une chose d’être animal et d’une autre d’être bipède, comme le dit le Philosophe.

         Or, il faut savoir que les formes substantielles entretiennent entre elles le même rapport que les nombres, comme il est dit dans Métaphysique, VIII, ou que les figures, comme le dit le Philosophe à propos des parties de l’âme, dans Sur l’âme, II. En effet, le nombre [plus grand] ou la figure plus grande contient toujours en puissance la plus petite, comme le nombre cinq [contient] le nombre quatre, et le pentagone, le tétragone. De même, la forme plus parfaite par sa puissance contient-elle en elle la forme plus imparfaite, comme il apparaît surtout pour les âmes : en effet, l’âme intellective a la capacité de conférer au corps humain tout ce que confère [l’âme] sensitive aux animaux sans raison ; de même, [l’âme] sensitive produit-elle chez les animaux tout ce que [l’âme] nutritive produit dans les plantes, et encore davantage.

         Une âme sensitive serait donc inutile chez l’homme en plus de [l’âme] intellective, du fait que l’âme intellective contient en sa puissance l’âme sensitive, et encore davantage, comme on ajouterait inutilement le nombre quatre après avoir posé le nombre cinq. Et le raisonnement est le même pour toutes les formes substantielles jusqu’à la matière première. De sorte qu’on ne trouve pas [réellement] chez l’homme diverses formes substantielles, mais seulement selon la raison, comme lorsque nous le considérons comme vivant par l’âme nutritive et comme sensible par l’âme sensitive, et ainsi de suite.

         Or, il est clair que, lorsque survient une forme parfaite, la forme imparfaite est écartée, de même que lorsque la figure d’un pentagone survient, la figure du carré est écartée. Je dis donc que, lorsque l’âme humaine survient, la forme substantielle qui existait antérieurement est écartée, autrement la génération de l’un existerait sans corruption d’un autre, ce qui est impossible. Mais les formes accidentelles qui existaient antérieurement et préparaient à l’âme sont corrompues, non par elles-mêmes, mais par accident, en raison de la corruption du sujet. Elles restent donc les mêmes par l’espèce, mais non pas les mêmes selon le nombre, comme cela arrive aussi pour les dispositions des formes élémentaires qui paraissent advenir en premier à la matière.

         <1> Selon Basile, on appelle ici «souffle de vie» la grâce du Saint-Esprit, et ainsi l’objection disparaît. Toutefois, si, comme le dit Augustin, le souffle de vie est l’âme elle-même, il n’est pas nécessaire de dire que le corps de l’homme formé du limon de la terre a été formé d’une autre forme que le souffle de vie divinement insufflé. En effet, cette formation n’a pas précédé l’insufflation, à moins que nous ne voulions dire que cette formation renvoie aux dispositions accidentelles, par exemple, à une silhouette et à d’autres choses de ce genre, qui, selon l’ordre de la raison, sont présupposées dans un corps antérieurement à l’âme intellective, comme des dispositions matérielles. Toutefois, l’âme intellective elle-même est présupposée, non pas en tant qu’elle est intellective, mais en tant qu’elle contient en elle-même une des formes imparfaites.

         <2> L’âme, lorsqu’elle survient dans le corps, ne fait pas exister le corps effectivement, mais seulement quant à sa forme. Ce qui fait exister le corps effectivement est ce qui donne au corps sa forme en le perfectionnant, en disposant ce qui est fait antérieurement en vue de la forme, en amenant la matière peu à peu et selon un certain ordre à une forme ou à une disposition plus rapprochée. Car plus la forme ou la disposition est proche, moins forte est la résistance à l’introduction de la forme et de la disposition complète. En effet, le feu est produit plus facilement à partir de l’air qu’à partir de l’eau, bien que les deux formes soient immédiatement présentes dans la matière.

         <3> Avicenne a affirmé que les formes élémentaires demeuraient dans le mélange, ce qui ne peut être le cas, car les formes des éléments ne peuvent exister dans une seule partie de la matière en même temps. Il faut donc qu’elles existent dans diverses parties de la matière, qui se différencient par la division de la quantité dimensionnelle. Ainsi il faudra soit que plusieurs corps existent en même temps, soit qu’il ne s’agisse pas d’un mélange total, mais d’un mélange apparent, selon que de très petites choses [existent] à côté les unes des autres. — Averroès, dans Sur le ciel, III, dit que les formes des éléments sont intermédiaires entre les formes accidentelles et substantielles, et qu’elles reçoivent plus ou moins. Ainsi, une fois enlevées les formes des éléments et celles-ci ramenées d’une certaine façon à un état intermédiaire, une sorte de mélange se réalise. Mais cela est encore moins possible que ce qui précède, car la forme substantielle est le terme d’un être spécifique. Ainsi, pour l’indivisible, existe la raison de forme comme la raison de nombre et de figure, et il n’est pas possible qu’elle soit poursuivie ou enlevée, mais toute addition ou soustraction donne une autre espèce. — C’est pourquoi il faut parler autrement, comme le Philosophe, Sur le génération, I : les formes de ce qui est susceptible d’être mélangé ne demeurent pas en acte dans le mélange, mais en puissance, pour autant que la puissance de la forme substantielle demeure dans une qualité élémentaire, bien que diminuée et comme ramenée à un état intermédiaire. En effet, la qualité élémentaire agit en vertu de la forme substantielle, autrement l’action qui existe par la chaleur du feu n’atteindrait pas la forme substantielle.

         <4> L’âme, puisqu’elle est forme, est une certaine perfection particulière, et non universelle. C’est pourquoi, lorsqu’elle survient, elle perfectionne une chose de telle manière qu’une autre chose est corrompue.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement : il semble que, sans la grâce et par son seul libre arbitre naturel, l’homme puisse se préparer à la grâce.



         <1> En effet, il est dit en Pr 15,1 : Il revient à l’homme de préparer son âme. Or, on dit que quelque chose revient à quelqu’un lorsque cela est en son pouvoir. Il a donc été confié au pouvoir de l’homme qu’il puisse se préparer à la grâce. Il n’a donc pas besoin de l’aide de la grâce.

         <2> Anselme dit, dans le livre Sur la chute du Diable, que «ce n’est pas parce que Dieu ne veut pas la donner que la grâce fait défaut à quelqu’un, mais parce que celui-ci ne veut pas la recevoir». Si donc il voulait la recevoir, il pourrait la recevoir. Il peut donc, s’il le veut, se préparer à la grâce sans aide extérieure.

         <3> Mais il disait que l’homme a besoin pour cela de l’aide de la grâce comme de quelque chose qui le meut de l’extérieur. Cependant, l’homme peut être mû à la conversion non seulement à partir de ce qui est bon, mais aussi de péchés, comme lorsque quelqu’un en voit un autre qui commet des fautes énormes et le convertit à Dieu par l’horreur du péché. Or, le péché ne vient pas de Dieu. L’homme peut donc sans l’action de Dieu se préparer à la grâce.

         Cependant, nous sommes préparés à la grâce afin que nous nous convertissions à Dieu. Or, pour cela, nous avons besoin de la grâce. Il est dit dans Lm 5,21 : Convertis-nous à toi, Seigneur, et nous serons convertis. L’homme a donc besoin de l’aide de la grâce divine pour se préparer à la grâce.

         <2> De plus, l’homme ne peut se préparer à rien si ce n’est en pensant. Or, l’homme a besoin de l’aide de la grâce pour cela même. En effet, il est dit en 2Co 3,5 : Nous sommes incapables de penser à quoi que ce soit comme si cela venait de nous. Nous avons donc besoin de l’aide de la grâce divine afin de nous préparer à la grâce.

         Réponse. Dans cette question, il faut éviter l’erreur de Pélage, qui affirmait que, par le libre arbitre, l’homme pouvait accomplir les <préceptes> de la loi et mériter la vie éternelle, et qu’il n’avait besoin de l’aide divine que pour savoir ce qu’il devait faire, conformément à Ps 142[143], 10 : Enseigne-moi à faire ta volonté. Mais parce que cela semblait être trop peu que nous recevions seulement de Dieu la connaissance, alors que nous aurions par nous-mêmes la charité par laquelle les commandements sont accomplis, les pélagiens ont par la suite affirmé que le commencement de la bonne action vient de l’homme lui-même lorsqu’il consent à la foi par le libre arbitre, mais que l’achèvement ne vient à l’homme que de Dieu. Or, la préparation concerne le commencement de la bonne action. Dire que l’homme peut se préparer à la grâce sans l’aide de la grâce divine relève donc de l’erreur de Pélage. Et cela s’oppose à l’Apôtre, qui dit en Ph 1,6 : Celui qui a commencé en vous cette oeuvre bonne l’achèvera.

         Il faut donc dire que l’homme a besoin de l’aide de la grâce, non seulement pour mériter, mais aussi pour se préparer à la grâce, de manière différente cependant. Car l’homme mérite par un acte vertueux, non seulement lorsqu’il fait le bien, mais lorsqu’il le fait bien, ce pour quoi est nécessaire un habitus, comme il est dit en Éthique, II. Ainsi, pour mériter, la grâce habituelle est nécessaire. Or, pour que l’homme se prépare à recevoir cet habitus, il n’a pas besoin d’un autre habitus, car on remonterait alors à l’infini. Mais il a besoin de l’aide divine, non seulement comme de quelque chose qui le meut de l’extérieur, alors qu’il est donné à l’homme par la providence divine des occasions de salut, par exemple, des prédications, des exemples et parfois des maladies et des fléaux, mais aussi pour ce qui est du mouvement intérieur, alors que Dieu meut au bien de l’intérieur le coeur de l’homme, selon Pr 21, 1 : Le coeur des rois est dans la main de Dieu, et Il l’incline à son gré.

         Que cela soit nécessaire, le Philosophe le démontre dans un chapitre de Sur le destin. En effet, l’homme agit par sa volonté. Or, le principe de la volonté est le choix, et [le principe] du choix est la délibération. Mais si on cherche pourquoi il se met à délibérer, on ne peut dire qu’il a commencé à délibérer par une délibération, car on remonterait ainsi à l’infini. Il faut donc qu’il existe un principe extérieur qui meuve l’esprit humain à délibérer de ce qu’il faut faire. Or, ce [principe] est «quelque chose de meilleur» que l’esprit humain. Ce n’est donc pas un corps céleste, qui est inférieur à la puissance intellectuelle, mais Dieu, comme le Philosophe lui-même le conclut. De même donc que le mouvement du ciel est le principe de tout mouvement des corps inférieurs qui ne se meuvent pas toujours, de même le principe de tous les mouvements des esprits inférieurs vient-il d’un mouvement donné par Dieu.

         Ainsi, personne ne peut se préparer à la grâce ni à faire quelque chose de bien que par l’aide divine.

         <1> Par le fait qu’il revient à l’homme de se préparer à la grâce par le libre arbitre, la nécessité de l’aide divine n’est pas exclue, pas plus que par le fait qu’il revient au feu de réchauffer [n’est exclue] la nécessité du mouvement céleste.

         <2> Dieu meut toutes choses selon leur mode. Ainsi, certaines choses participent au mouvement divin par mode de nécessité ; mais la nature raisonnable [y participe] avec liberté, pour la raison que la puissance rationnelle «est en rapport avec des choses opposées». Dieu meut donc l’esprit humain au bien de manière que l’homme puisse résister à ce mouvement. Que l’homme se prépare à la grâce, cela relève donc de Dieu, mais qu’il refuse la grâce, la cause n’en vient pas de Dieu, mais de l’homme, selon ce que dit Os 13, 9 : Ta perte vient de toi, Israël, mais ton secours ne vient que de moi.

         <3> Bien que le péché ne vienne pas de Dieu, toutefois Dieu fait en sorte que le péché soit pour quelqu’un une occasion de salut.



<Article 3 £[8]> Troisièmement : il semble que, dans l’état d’innocence, le premier homme n’ait pas aimé Dieu plus que tout et plus que lui-même.



         <1> Aimer Dieu ainsi est ce qu’il y a de plus méritoire. Or, le premier homme, dans cet état, ne pouvait pas «progresser» par le mérite, comme il est dit dans Sentences, II, d. 24. Dans cet état, le premier homme n’a donc pas aimé Dieu plus que lui-même et plus que tout.

         <2> Aimer Dieu de cette manière est la plus grande préparation de l’esprit humain à recevoir la grâce. Or, on affirme que, dans cet état, l’homme n’a pas eu la grâce, mais seulement les [attributs] naturels. Il n’a donc pas aimé Dieu plus que lui-même et plus que tout.

         <3> La nature est tournée vers elle-même, car, tout ce qu’elle aime, elle le ramène à elle-même. Or, ce pour quoi «chaque chose [agit] est pour elle ce qu’il y a de plus grand». [L’homme, dans l’état d’innocence,] s’aimait donc davantage que Dieu. Il n’aimait donc pas Dieu plus que tout.

         Cependant, s’il n’aimait pas Dieu plus que lui-même, ou bien [il l’aimait] moins que lui-même, ou bien il l’aimait également. Dans les deux cas, il en découle que l’homme jouissait (frueretur) de lui-même, alors qu’il ne se mettait pas en rapport avec Dieu. Or, trouver en soi sa béatitude entraîne la perversion du péché, comme l’enseigne Augustin. Ainsi, dans l’état d’innocence, l’homme était donc déjà perverti par le péché, ce qui est impossible. Il s’ensuit donc qu’il aimait Dieu plus que tout.

         Réponse. Si l’homme a été créé avec la grâce, comme on peut le conclure des paroles de Basile et d’Augustin, cette question ne se pose pas. En effet, il est clair que celui qui se trouve avoir la grâce aime Dieu de charité plus que lui-même.

         Mais, parce qu’il était possible pour Dieu de créer l’homme dans une pure nature, il est utile d’examiner jusqu’où l’amour naturel peut s’étendre.

         Certains ont donc dit que l’homme ou l’ange, dans la pure nature, aime Dieu plus que lui-même par amour naturel selon un amour de concupiscence, à savoir qu’il désire se délecter du bien divin parce que celui-ci est plus grand et plus savoureux ; mais, selon l’amour d’amitié, l’homme s’aime lui-même davantage que Dieu. En effet, l’amour de concupiscence est celui selon lequel on dit que nous aimons ce dont nous voulons nous servir ou nous délecter, comme le vin ou quelque chose du genre ; mais l’amour d’amitié est celui par lequel on dit que nous aimons un ami à qui nous voulons du bien.

         Mais cette position est insoutenable. En effet, l’amour naturel est une certaine inclination naturelle déposée à l’intérieur de la nature par Dieu. Or, rien de perverti ne vient [de Dieu]. Il est donc impossible qu’une inclination ou une délectation naturelle soit mauvaise. Or, c’est un amour perverti que quelqu’un s’aime lui-même d’amitié davantage que Dieu. Un tel amour ne peut donc être naturel.

         Il faut donc dire qu’aimer Dieu par-dessus tout et plus que soi-même est naturel non seulement à l’ange et à l’homme, mais aussi à toute créature, selon qu’elle peut aimer de manière sensible ou naturelle. En effet, les inclinations naturelles peuvent être le mieux connues dans ce qui est accompli naturellement, sans délibération de la raison. En effet, «tout se produit dans la nature comme cela devait se produire». Or, nous voyons que chaque partie agit par une certaine inclination pour le bien du tout, même à son propre dommage ou péril, comme cela est clair lorsque quelqu’un expose sa main à l’épée pour défendre sa tête, dont dépend le salut de tout le corps. Il est donc naturel que toute partie aime à sa façon le tout davantage qu’elle-même. Ainsi, conformément à cette inclination naturelle et à la vertu politique, le bon citoyen s’expose au danger de mort pour le bien commun. Or, il est clair que Dieu est le bien commun de tout l’univers et de toutes ses parties. De sorte que toute créature, à sa façon, aime naturellement davantage Dieu qu’elle-même, les [créatures] insensibles d’une manière naturelle, les animaux sans raison, d’une manière sensible, mais la créature raisonnable, par un amour intellectuel, qui est appelé dilection.

         <1> Aimer Dieu comme principe de tout l’être relève de l’amour naturel. Mais aimer Dieu en tant qu’il est objet de la béatitude relève d’un amour gratuit, en quoi consiste le mérite. Toutefois, il n’est pas nécessaire que nous partagions sur ce point la position du Maître, qui dit que l’homme, dans l’état primitif, ne possédait pas la grâce par laquelle il pouvait mériter.

         <2> Quelqu’un peut faire plus ou moins usage de l’amour naturel par lequel Dieu est naturellement aimé plus que tout, et lorsqu’il le fait au plus haut point, alors existe la plus grande préparation à posséder la grâce.

         <3> L’inclination naturelle d’une chose porte sur deux choses : à être mue et à agir. L’inclination de la nature à être mue est tournée vers elle-même, comme le feu est mû vers le haut pour sa propre conservation. Mais l’inclination de la nature à agir n’est pas tournée vers elle-même. En effet, le feu n’agit pas pour produire le feu pour lui-même, mais pour le bien de ce qui est engendré, qui est sa forme, et, au-delà, pour le bien commun, qui est la conservation de l’espèce. Il n’est donc clair qu’il n’est pas universellement vrai que tout amour naturel est tourné vers lui-même.



<Question 5> £[Sur la contrition]



         Ensuite, on interrogeait sur ce qui concerne le bien de la grâce : premièrement, sur ce qui concerne le bien même de la grâce ; deuxièmement, sur ce qui concerne le mal de la faute qui s’y oppose.

         À propos du bien de la grâce, [on interrogeait] en premier lieu sur ce qui concerne tous ; en deuxième lieu, sur ce qui concerne les clercs ; en troisième lieu, sur ce qui concerne les religieux.

         À propos de ce qui concerne tous, on interrogeait sur les deux parties de la pénitence : premièrement, au sujet de la contrition, si celui qui est contrit est obligé de vouloir plutôt être en enfer que pécher ; deuxièmement, au sujet de la confession.



<Article 1 £[9]> Premièrement : il semble que celui qui est contrit ne doive pas vouloir davantage être en enfer que pécher.



         <1> La peine de l’enfer est éternelle et irrémédiable. Or, on peut être libéré du péché par la pénitence. On doit donc vouloir plutôt pécher qu’être en enfer.

         <2> La peine de l’enfer inclut la faute. En effet, une des peines de l’enfer, ce sont les vers, c’est-à-dire le remords de la faute. Or, la faute n’inclut pas la peine de l’enfer. Il faut donc plutôt choisir la faute que la peine de l’enfer.

         Cependant, Anselme dit, dans le livre Sur les similitudes, qu’«on doit plutôt choisir d’être en enfer sans une faute que dans le paradis avec une faute, car celui qui est innocent en enfer ne ressentirait pas la peine, et le pécheur au paradis ne jouirait pas de la gloire».

         Réponse. Celui qui est contrit est obligé, d’une manière générale, de vouloir plutôt endurer n’importe quelle peine que pécher. La raison en est que la contrition ne peut exister sans la charité, par laquelle tous les péchés sont remis. En effet, par la charité, l’homme aime davantage Dieu que lui-même. Or, pécher, c’est agir contre Dieu, et être puni, c’est endurer quelque chose contre soi-même. La charité exige donc que celui qui est contrit préfère n’importe quelle peine à la faute.

         Mais, [celui qui est contrit] n’est pas obligé de descendre jusqu’à telle ou telle peine ; bien plus, ce serait agir stupidement pour quelqu’un de solliciter lui-même ou quelqu’un d’autre à propos de ces peines particulières. En effet, il est clair que, de même que les choses délectables meuvent davantage lorsqu’elles sont considérées en particulier qu’en général, de même les choses terribles effraient davantage si elles sont considérées en particulier. Et il y en a qui ne tombent pas dans une tentation moins grande, qui tomberaient dans une plus grande, comme lorsque quelqu’un, en entendant parler d’adultère, n’est pas incité à un désir désordonné, mais, s’il descend jusqu’à examiner chaque turpitude, en est davantage perturbé. De même, quelqu’un ne refuserait pas de souffrir la mort pour le Christ, mais, s’il descendait jusqu’à considérer chaque peine en particulier, il en serait retenu. Ainsi, dans ce genre de choses, descendre jusqu’au détail, c’est induire un homme en tentation et lui présenter une occasion de péché.

         <1> La faute mortelle est par elle-même perpétuelle, mais il peut y être remédié par la seule miséricorde de Dieu. De plus, le bien divin l’emporte davantage sur ce que ce fait la faute au bien de la nature créée, auquel la peine est opposée, que la perpétuité de la peine par rapport au caractère temporaire de la faute.

         <2> Le remords de la conscience n’est pas une faute, mais il suit la faute. Et il pourrait exister sans faute, comme chez celui qui a une conscience erronée au sujet de ce qu’il a commis dans le passé, comme lorsque quelqu’un croit que quelque chose qu’il a commis auparavant est illicite : cela était pourtant licite, mais il estimait illicite de le faire.



<Question 6> £[Sur la confession]



         Ensuite, on a posé trois questions sur la confession. Premièrement, suffit-il qu’on se confesse par écrit ou faut-il se confesser oralement ? Deuxièmement, est-ce qu’on est tenu de se confesser aussitôt qu’on en a la possibilité, ou peut-on attendre jusqu’au carême ? Troisièmement, est-ce que le prêtre de paroisse doit croire son paroissien, qui lui dit s’être confessé à un autre, et doit-il lui donner ou non l’eucharistie ?



<Article 1 £[10]> Premièrement : il semble qu’il suffise qu’on se confesse par écrit.



         En effet, la confession est nécessaire afin de dévoiler un péché. Or, un péché peut aussi bien être dévoilé par écrit qu’oralement. Il suffit donc de se confesser par écrit.

         Cependant, cela s’oppose à Rm 10, 10 : La confession est faite par la bouche en vue du salut.

         Réponse. La confession est quelque de sacramentel. En effet, de même que, dans le baptême, quelque chose est nécessaire de la part du ministre, à savoir, qu’il lave et prononce les paroles, et quelque chose de la part de celui qui reçoit le sacrement, à savoir, qu’il en ait l’intention et soit lavé, de même, dans le sacrement de pénitence, est-il nécessaire de la part du prêtre qu’il absolve sous forme de paroles, et il est nécessaire de la part du pénitent qu’il se soumette aux clés de l’Église en dévoilant ses péchés par la confession, et personne ne peut dispenser de cela, pas davantage que dans le cas du baptême.

         Mais il n’est pas nécessaire en vertu du sacrement que ce dévoilement se fasse oralement, autrement, en aucun cas de nécessité, quelqu’un ne pourrait recevoir l’effet de ce sacrement qu’en se confessant oralement, ce qui est manifestement faux, car, aux muets ou à quiconque ne peut se confesser oralement, il suffit de se confesser par écrit ou par des signes. Mais, dans aucun cas de nécessité, quelqu’un ne peut être baptisé sans eau, parce que l’eau est nécessaire en vertu du sacrement.

         Mais l’homme qui le peut est obligé par une disposition de l’Église de se confesser oralement, non seulement pour que, en se confessant oralement, il rougisse davantage [de sorte que celui qui a péché par la bouche soit purifié par la bouche], mais aussi parce que toujours, dans les sacrements, on recourt à l’usage le plus commun, comme, pour l’ablution du baptême, on prend de l’eau que les hommes emploient le plus couramment pour se laver, et, dans l’eucharistie, du pain, qui est la nourriture la plus commune. Ainsi, pour le dévoilement des péchés, il convient d’employer des paroles, par lesquelles les hommes ont coutume d’exprimer le plus couramment et le plus expressément leurs pensées.

         Et il faut remarquer que, par ce sacrement, un caractère n’est pas imprimé, comme dans le baptême, mais que seule la grâce est donnée pour la rémission du péché, rémission que personne n’obtient en péchant. Or, celui-là pèche qui néglige la disposition de l’Église. Ainsi, pour le baptême, celui qui observe ce qui fait nécessairement partie du sacrement, en négligeant les statuts de l’Église, reçoit le caractère du sacrement, mais non l’effet du sacrement. Mais, ici, il n’obtient rien.

         Les arguments qui sont présentés pour les deux positions ne sont pas très convaincants, car ni le dévoilement ne peut être fait de manière aussi expresse par écrit qu’oralement, ni ce qui est dit : La confession est faite par la bouche en vue du salut, ne s’entend de la confession des péchés, mais de la confession de la foi.



[Article 2 [11]> Deuxièmement : il semble qu’on puisse reporter la confession jusqu’au carême.

         <1> Quiconque observe un précepte de l’Église n’est pas en faute. Or, l’Église a statué que les hommes confessent leurs péchés personnels une fois par année. Si quelqu’un attend jusqu’au moment déterminé par l’Église, il ne pèche donc pas.

         <2> Le baptême est un sacrement nécessaire. Or, un catéchumène ne pèche pas s’il reporte son baptême jusqu’au Samedi saint. Pour la même raison, celui qui est contrit ne pèche donc pas s’il reporte sa confession jusqu’au carême.

         <3>La contrition est plus nécessaire que la confession, car la confession sans la contrition ne compte pas pour le salut, mais la contrition sans la confession peut être valable dans un cas particulier. Or, celui qui est dans le péché n’est pas obligé d’être contrit de cette contrition qui guérit le péché, autrement le pécheur pécherait à tout moment. Celui qui est contrit n’est donc pas obligé de se confesser immédiatement, au point où il pèche s’il agit autrement.

         Cependant, il faut s’occuper davantage d’une maladie spirituelle que d’une maladie corporelle. Or, celui qui est affecté d’une maladie corporelle s’exposerait au danger s’il ne cherchait pas à y remédier aussitôt que possible en recourant à la médecine, et il pécherait par négligence. Celui qui reporte d’apporter le remède de la confession contre une maladie spirituelle pèche donc bien davantage.

         Réponse. Il est recommandable que le pécheur confesse son péché aussitôt qu’il le peut, car, par le sacrement de la pénitence, la grâce est conférée, qui rend l’homme plus solide pour résister au péché.

         Mais certains ont dit qu’il est tenu de se confesser aussitôt que se présente l’occasion, de sorte que s’il le reporte, il pèche.

         Mais cela va à l’encontre du caractère d’un précepte affirmatif, qui, tout en obligeant toujours, n’oblige pas à tout moment, mais selon le lieu et le moment. Or, le temps d’observer le précepte de la confession semble être lorsque se présente une situation où il est nécessaire à l’homme de se confesser, par exemple, s’il est à l’article de la mort ou s’il lui est nécessaire de recevoir l’eucharistie ou un ordre sacré, ou quelque chose du genre, à quoi il faut que l’homme se prépare en étant purifié par la confession. Ainsi, si une situation de ce genre se présente et que quelqu’un omet de se confesser, il pèche, pourvu que la possibilité en existe. Et parce que, en vertu d’un précepte de l’Église, tous les fidèles sont tenus de recevoir la sainte communion au moins une fois par année, lors de la fête de Pâques, l’Église a ordonné pour cette raison qu’au moins une fois par année, lorsque se présente le moment de recevoir l’eucharistie, tous les fidèles se confessent.

         Je dis donc que reporter la confession jusqu’à ce moment est licite en soi. Mais, par accident, cela peut devenir illicite, par exemple, si quelqu’un qui doit se confesser est à l’article de la mort, ou si quelqu’un reporte sa confession par mépris. Et, de la même façon, par accident, ce report pourrait être méritoire, si on reporte afin de se confesser à quelqu’un de plus sage ou de manière plus dévote en raison d’un temps sacré.

         Nous acceptons les premiers arguments.

         Mais, en ce qui concerne ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que la maladie corporelle, si elle n’est pas supprimée par le remède de la médecine, empire toujours, à moins qu’elle ne soit supprimée par une certaine puissance de la nature. Mais la maladie du péché est supprimée par la contrition. Il ne s’agit donc pas de deux choses semblables.



<Art 3 £[12]> Troisièmement : il semble que le prêtre de paroisse ne doive pas croire son subordonné, qui lui dit s’être confessé à un autre,

afin que [le prêtre de paroisse] lui donne l’eucharistie.



         <1> En effet, il arrive fréquemment que, lors de la confession, certains se repentent, qui auparavant n’étaient pas contrits. Or, le prêtre doit, autant qu’il le peut, conduire au bien celui qui relève de lui. Il semble donc qu’il doive absolument exiger qu’il se confesse à lui.

         <2> En Pr 27, 23, il est dit au pasteur de l’Église : Examine attentivement le visage de ta brebis. Or, cela ne peut être mieux fait que par la confession. [Le prêtre de paroisse] doit donc exiger qu’il se confesse à lui.

         Cependant, s’il se confessait [au prêtre de paroisse], [le pénitent] pourrait dire ce qu’il voudrait, et on le croirait. On doit donc aussi croire qu’il s’est confessé.

         Réponse. Au for judiciaire, on accorde foi à l’homme qui parle contre lui-même, mais non pour lui-même. Mais, au for de la pénitence, on croit l’homme [qui parle] aussi bien pour lui-même que contre lui-même. Il faut donc faire une distinction à propos de ce qui est un empêchement par lequel quelqu’un est empêché de recevoir l’eucharistie. En effet, si l’empêchement concerne le for judiciaire, par exemple, l’excommunication, le prêtre n’est pas tenu de croire celui qui relève de lui, dont il sait qu’il a été excommunié, à moins qu’il n’y ait une preuve de l’absolution. Mais s’il s’agit d’un empêchement qui concerne le for de la pénitence, à savoir, le péché, [le prêtre] est obligé de le croire, et il agit injustement s’il refuse l’eucharistie à celui qui affirme s’être confessé et avoir été absous par quelqu’un qui pouvait l’absoudre, ou en vertu de l’autorité apostolique ou de l’autorité de l’évêque.

         <1> Le bien que les hommes reçoivent par la confession, celui qui affirme s’être confessé l’a déjà reçu, s’il dit vrai. Mais s’il dit faux, il pourrait de la même raison dire faux en se confessant. Et personne ne peut être forcé par l’autorité d’un homme à confesser un péché qu’il a confessé à un autre qui pouvait l’absoudre, car, comme on l’a déjà dit, la confession des péchés est quelque chose de sacramentel, soumis au commandement divin, et non [à un commandement] humain.

         <2> Le pasteur spirituel doit examiner attentivement le visage de sa brebis en observant sa vie de l’extérieur. Mais, par la voie de la confession, il ne peut le scruter plus attentivement, mais il lui faut croire ce qui lui est dit par celui qui relève de lui.



<Question 7> £[Sur ce qui concerne les clercs]



         Ensuite, on posait deux questions sur ce qui concerne les clercs. Premièrement, à propos de l’office de l’Église : est-ce que celui qui possède une prébende dans deux églises doit dire les deux offices, le jour où un office différent est dit dans les deux églises ? Deuxièmement, à propos de l’étude de la théologie, est-ce que quelqu’un est tenu d’écarter l’étude de la théologie pour se consacrer au salut des âmes, même s’il est capable d’enseigner à d’autres ?



<Article 1 £[13]> Il semble que, dans un tel cas, on doive dire les deux offices.



         <1> En effet, la charge doit correspondre aux émoluments. Celui-là donc qui possède les émoluments d’une prébende dans deux églises doit porter la charge des deux, à savoir, dire l’office des deux églises.

         <2> Il semble juste que, s’il reçoit des émoluments plus importants d’une église dans laquelle on chante peut-être un office plus long, il doive aussi porter une charge plus longue en disant l’office. Il ne lui revient donc pas de choisir, mais il doit, soit dire les deux [offices], soit dire l’office de l’église dont il reçoit des émoluments plus importants.

         Cependant, on alléguait la coutume.

         Réponse. À supposer que quelqu’un possède licitement une prébende dans deux églises, à savoir, par suite d’une dispense, il faut considérer que celui qui reçoit une prébende dans une église a une double obligation : envers Dieu, afin de lui adresser les louanges qui lui sont dues pour ses bienfaits, et envers l’église dont il a reçu des émoluments. — Mais ce qui concerne une église est soumis à la dispense des prélats de l’église. Ainsi, il doit acquitter la dette qu’il a envers l’église selon ce qui a été décidé, soit par lui-même, s’il s’agit d’une prébende qui requiert la résidence, soit par un vicaire, si cela suffit selon la décision ou la coutume de l’église.

Mais il doit acquitter par lui-même la dette qu’il a envers Dieu. Or, les psaumes ou les hymnes par lesquels on loue Dieu n’ont pas d’importance pour Dieu, par exemple, qu’on dise aux vêpres : Le Seigneur a dit, ou : Enfants, louez le Seigneur !, si ce n’est dans la mesure où l’on doit suivre les traditions des anciens. Et parce que les louanges doivent être adressées à Dieu comme par un seul homme, il suffit qu’il dise l’office une seule fois selon la coutume d’une des églises où il est clerc.

Cependant, pour ce qui est du choix de l’office, il semble qu’il doive dire l’office où il possède l’ordre le plus élevé. Par exemple, s’il est doyen dans l’une et simple chanoine dans l’autre, il doit dire l’office de l’église où il est doyen. S’il est simple chanoine dans les deux églises, il doit dire l’office de l’église la plus digne, même s’il a peut-être une prébende plus importante dans une église moins importante, car les réalités temporelles n’ont aucune importance si on les compare aux réalités spirituelles. Mais si les deux églises sont d’une égale dignité, il peut choisir l’office qu’il veut, s’il est absent des deux églises ; mais s’il est présent dans l’une d’entre elles, il doit se conformer à ce que font ceux avec qui il se trouve.

Et par cela la réponse aux objections est claire.



<Article 2 £[14]> Deuxièmement : il semble que celui qui peut se consacrer au soin des âmes pèche s’il accorde du temps à l’étude.



         <1> Il est dit, dans le dernier chapitre de [l’épître aux] Galates, Ga 6,10 : Tant que nous en avons le temps, faisons le bien. Or, il ne peut y avoir de plus grande perte que celle du temps. On ne doit donc pas perdre son temps à l’étude, en reportant de se consacrer au salut des âmes.

         <2> Les parfaits sont tenus à ce qui est meilleur. Or, les religieux sont des parfaits. Les religieux doivent écarter l’étude au plus haut point afin de se consacrer au salut des âmes.

         <3> Il est pire d’«errer sur le chemin du comportement que sur le chemin [emprunté] par les pieds». Or, un prélat est tenu de ramener celui qui relève de lui, s’il le voit errer sur le chemin [emprunté] par ses pieds. Il est donc bien davantage obligé de le ramener de l’erreur commise sur le chemin du comportement. Or, c’est une erreur pour un homme de négliger ce qui est meilleur. Le prélat doit donc forcer son subordonné à s’appliquer au salut des âmes, en laissant de côté l’étude.

         Cependant, on présentait la coutume comme argument.

         Réponse. Deux choses peuvent être comparées l’une à l’autre dans l’absolu ou dans une situation donnée. En effet, rien n’empêche qu’il ne faille moins choisir ce qui est meilleur en soi dans une situation donnée, comme philosopher est, dans l’absolu, meilleur que s’enrichir, mais, en temps de nécessité, on doit plutôt choisir de s’enrichir ; et une pierre précieuse vaut plus que le pain, mais, lorsqu’on a faim, on choisirait le pain, selon ce que disent les Lamentations, Lm 1,11: Ils ont donné tout ce qu’ils avaient de précieux pour de la nourriture afin de réchauffer leurs âmes.

         Or, il faut considérer que, dans toute construction, celui-là est meilleur qui conçoit la construction et s’appelle l’architecte, que n’importe quel [travailleur] manuel qui exécute par son travail ce qui a été conçu par un autre. Ainsi, lorsqu’on construit des édifices, celui qui conçoit l’édifice reçoit une plus grande compensation, bien qu’il n’ait rien fait de ses mains, que les artisans manuels, qui polissent le bois et taillent les pierres. Or, dans l’édifice spirituel, se comparent aux travailleurs manuels ceux qui s’adonnent d’une manière particulière au soin des âmes, par exemple, en administrant les sacrements ou en s’adonnant d’une manière particulière à quelque chose de ce genre ; mais les évêques sont les principaux constructeurs, en ordonnant et en établissant la manière dont ceux qui ont été mentionnés doivent accomplir leur fonction. C’est la raison pour laquelle ils sont appelés évêques, c’est-à-dire, surveillants.

         Et, de la même façon, les docteurs en théologie sont-ils pour ainsi dire des constructeurs principaux en cherchant et en enseignant comment les autres doivent procurer le salut des âmes. Il est donc meilleur et plus méritoire d’enseigner la doctrine sacrée, si cela est fait avec une bonne intention, que de se consacrer au soin du salut de tel ou tel. C’est pourquoi l’Apôtre dit de lui-même, 1Co 1,17 : Le Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’évangile, bien que le baptême soit au plus au point une oeuvre qui contribue au salut des âmes ; et 2 Tm 2, 2 : Confie-le à des hommes sûrs, capables à leur tour d’en instruire d’autres. La raison démontre aussi qu’il est meilleur d’enseigner ce qui concerne le salut à ceux qui peuvent produire du fruit pour eux-mêmes et pour d’autres, qu’aux gens ordinaires qui ne peuvent produire du fruit que pour eux-mêmes.

         Toutefois, dans une situation donnée, pour une raison urgente, les évêques et les docteurs, devraient, en interrompant [l’exercice de] leur propre fonction, s’adonner d’une manière particulière au salut des âmes.

         <1> Celui qui fait ce qui est meilleur en enseignant la doctrine sacrée ou qui s’y prépare par l’étude ne gaspille pas son temps.

         <2> On dit de quelqu’un qu’il est parfait de deux manières : d’une manière, parce qu’il possède la perfection ; d’une autre manière, parce qu’il est dans un état de perfection. Or, la perfection de l’homme consiste dans la charité, qui unit l’homme à Dieu. Ainsi, à propos de l’amour de Dieu, il est dit dans Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait ! Mais, à propos de l’amour du prochain, après que le Seigneur eut dit : Aimez vos ennemis, il conclut, en Mt 5, 48 : Soyez donc parfaits ! Ainsi, ceux-là sont dans l’état de perfection qui sont solennellement tenus à quelque chose qui est associé à la perfection.

         Or, quelque chose est associé à la perfection de deuxmanières.

         Première manière : comme un préambule et quelque chose de préparatoire à la perfection, comme la pauvreté, la chasteté et les choses de ce genre, par lesquelles l’homme est soustrait aux préoccupations des choses du siècle, afin de vaquer plus librement à ce qui concerne Dieu. Ainsi, les choses de ce genre sont plutôt des instruments de la perfection. Pour cette raison, Jérôme dit, en expliquant cette parole de Pierre : Voici que nous avons tout quitté et t’avons suivi (Mt 19, 27), qu’«il ne suffit pas à Pierre de dire : “Voici que nous avons tout quitté”, mais il ajoute ce qui est parfait : “Nous t’avons suivi.”» Ainsi, tous ceux qui observent la pauvreté et la chasteté volontaires ont quelque chose qui les prépare à la perfection, mais on ne dit qu’ont l’état de perfection que ceux qui s’y engagent par une profession solennelle. En effet, c’est en raison de quelque chose de solennel et de perpétuel qu’on dit de quelqu’un qu’il est dans un état, comme cela est clair pour l’état de liberté ou de mariage, et les choses semblables.

         D’une autre manière, quelque chose est associé à la perfection de la charité comme un effet, comme lorsque quelqu’un reçoit une charge d’âmes. En effet, cela relève d’une charité parfaite que quelqu’un délaisse par amour de Dieu la douceur de la vie contemplative, qu’il préférerait, et accepte les occupations de la vie active afin de s’occuper du salut des âmes. Tous ceux qui s’occupent de cette manière du salut du prochain possèdent quelque chose de l’effet de la charité, mais n’ont pas l’état de perfection, sauf l’évêque, qui a reçu la charge d’âmes avec une consécration solennelle. Mais les archidiacres et les prêtres de paroisse reçoivent certaines fonctions qui leur sont confiées, plutôt qu’ils ne sont pour cette raison placés dans un état de perfection. On dit donc seulement des religieux et des évêques qu’ils sont dans un état de perfection. C’est pourquoi des religieux deviennent évêques, mais non des archidiacres ou des [prêtres] ordinaires.

         Lors donc que l’on dit que les parfaits sont tenus à ce qui est meilleur, cela est vrai si on l’entend de ceux qui sont parfaits en raison de la perfection de la charité. En effet, ceux-là sont obligés par une loi intérieure qui oblige en inclinant. Ils sont donc obligés à accomplir [ce qui est meilleur], dans la mesure de leur perfection. Mais si l’on parle de ceux qu’on appelle parfaits en raison de l’état de perfection, comme les évêques et les religieux, cela n’est pas vrai. En effet, les évêques ne sont pas obligés qu’à ce à quoi s’étend la charge de gouvernement qu’ils ont reçue, et les religieux ne sont obligés qu’à ce à quoi ils sont obligés en vertu du voeu de leur profession. Autrement, l’obligation irait à l’infini, alors que la nature et l’art, ainsi que toute loi, ont des limites déterminées.

         À supposer cependant que les parfaits soient toujours obligés à ce qui est meilleur, cela ne se rapporterait pas à la question en cause, comme il apparaît par ce qui a été dit plus haut,

<3> Bien qu’un prélat soit obligé de détourner son subordonné de tout mal, il n’est cependant pas obligé de l’amener à ce qui est meilleur. Cet argument n’a pas non plus de raison d’être pour la question en cause, pas plus que les autres.



<Question 8> £[Sur ce qui concerne les religieux]



         Ensuite, on posait deux questions qui concernent les religieux. Premièrement, est-ce qu’un religieux est obligé d’obéir à son supérieur en lui révélant quelque chose de secret qui lui a été confié ? Deuxièmement, est-il tenu de lui obéir en lui révélant une faute cachée d’un frère qu’il connaît ?



<Article 1 £[15]> Premièrement : il semble que, sur l’ordre de son supérieur, un religieux soit obligé de révéler un secret qui lui a été confié.



         <1> Le religieux s’est obligé à obéir à son supérieur par une profession solennelle. Or, il ne s’est obligé à protéger un secret que par une simple promesse. Il doit donc plutôt obéir à son supérieur que protéger le secret.

         Cependant, à l’encontre de cela, Bernard dit, que «ce qui a été établi en vue de la charité ne milite pas contre la charité». Or, la profession d’obéissance, que fait le religieux à son supérieur, a été établie en vue de la charité. Elle ne milite donc pas contre la charité, par laquelle chacun est tenu d’être fidèle envers son prochain.

         Réponse. Comme le dit Bernard, dans le livre Sur la dispense et le précepte, il est suffisant qu’un religieux obéisse à son supérieur pour ce qui concerne la règle, soit directement, comme ce qui est écrit dans la règle, soit indirectement, comme ce qui peut s’y ramener, tels les services à rendre aux frères et les peines infligées pour les fautes, et les choses de ce genre. Or, l’obéissance parfaite est celle qui obéit d’une manière absolue pour tout ce qui n’est pas contraire à la règle ou contraire à Dieu. Mais que quelqu’un obéisse à son supérieur pour ce qui est contraire à Dieu ou à la règle, c’est là une obéissance imprudente et illicite.

         Pour la question en cause, il faut donc se demander s’il est permis à un religieux de révéler un secret qui lui a été confié.

         À ce sujet, il faut faire une distinction à propos du secret. Il existe quelque chose de secret qu’il est illicite de cacher, comme ce qui présente un danger pour d’autres, que quelqu’un est obligé d’éviter. De sorte que, dans un serment de fidélité, il est prévu que les secrets de ce genre doivent être révélés aux seigneurs. Sur ordre de son supérieur, un religieux est donc tenu de faire part de ce secret à son supérieur, même s’il a promis de ne pas le révéler, selon ce que dit Isidore : «Pour les maux promis, romps la fidélité» (à moins que [le religieux] ne l’ait appris par une confession, car alors il ne doit être révélé d’aucune manière). — Mais il y a un autre secret qui peut être caché par lui-même sans péché, et un religieux ne doit d’aucune façon en faire part à son supérieur qui l’ordonne, et ainsi, si cela lui a été confié, [ce religieux] pécheraiten rompant la confidentialité promise.

         <1> L’obligation d’observer ce qui relève de la foi et de la charité (qui vient de la loi naturelle et de la promesse faite au baptême) est plus solennelle que celle qui vient de la profession religieuse.



<Article 2 £[16]> Deuxièmement : il semble que le subordonné doive révéler au supérieur qui l’ordonne la faute occulte d’un autre frère.



         <1> Comme le dit Jérôme, «la faute d’un seul ne doit pas être cachée au détriment d’un grand nombre». Or, il faut présumer que le supérieur veut connaître la faute d’un seul pour le bien d’un grand nombre. La faute d’un autre doit donc être révélée au supérieur qui l’ordonne.

         Cependant, Grégoire dit que, «même si parfois, en raison de l’obéissance, nous devons écarter certaines choses bonnes, nous ne devons aucunement, en raison de l’obéissance, commettre un mal». Or, il semble que ce soit mal de donner une mauvaise renommée à un autre en dévoilant une faute occulte. Cela ne doit donc pas être fait en vertu de l’obéissance.

         Réponse. Le supérieur religieux préside le chapitre comme au for judiciaire. Il peut donc obliger ceux qui lui sont soumis en leur ordonnant de lui faire part de ce à propos de quoi un juge ecclésiastique peut exiger un serment au for judiciaire.

         Il faut savoir que, pour les crimes, il existe une triple façon de procéder : l’une, par dénonciation ; l’autre, par enquête (inquisitio) ; la troisième, par accusation.

         Par la démarche de la dénonciation, la correction du délinquant est visée. C’est pourquoi, selon le précepte du Seigneur, Mt 18, 15-17, la correction fraternelle doit précéder, afin de corriger l’autre seul à seul. S’il n’écoute pas, [il faut de dénoncer] devant deux ou trois ; et finalement, qu’on le dise à l’Église. En effet, il relève de la charité d’épargner son frère autant que possible. On doit donc d’abord s’efforcer de corriger la conscience d’un frère en sauvegardant sa réputation, d’abord en l’avertissant, puis devant deux ou trois ; à la fin, il faut négliger sa réputation et sa conscience et en faire part à l’Église. Dans cette démarche, il faut aussi tenir compte de sa conscience, car le pécheur, qui se verrait dès le départ découvert, perdrait toute honte et deviendrait plus obstiné dans son péché.

         Mais, dans l’enquête (inquisitio), la mauvaise renommée doit précéder, alors que, dans l’accusation, la mise en accusation (inscriptio) doit précéder, par laquelle on s’oblige soi-même à la peine [en cas d’acquittement de l’accusé]. En effet, dans l’enquête et dans l’accusation, la peine du pécheur est visée en vue du bien du grand nombre.

         Si donc se présente au chapitre un accusateur qui s’oblige lui-même à la peine, le supérieur peut exiger sur ordre la confession de la vérité, comme le juge ecclésiastique par le serment. Et de même, si la mauvaise réputation précède, le supérieur peut sur ordre rechercher la vérité, et ses subordonnés sont tenus d’obéir.

         Mais si l’on procède par voie de simple dénonciation, un religieux n’est pas tenu de révéler la faute d’un frère à son supérieur qui le lui ordonne, sauf si, après un avertissement, il constate qu’il ne s’est pas corrigé. Bien plus, [ce religieux] pécherait s’il [la] révélait sur ordre du supérieur, car il est davantage tenu d’obéir à l’évangile qu’au supérieur. Et le supérieur pécherait encore bien davantage s’il amenait le subordonné à bouleverser l’ordre de l’évangile.

         <1> Il n’existe pas de danger imminent pour le grand nombre à propos d’un péché passé dont quelqu’un s’est déjà corrigé après un avertissement secret, ou dont on peut espérer qu’il se corrige, à moins qu’on ne trouve le contraire. Mais, à propos d’un péché à venir qui serait dangereux pour le grand nombre spirituellement ou corporellement, l’objection tient : alors, en effet, il ne faudrait pas attendre un avertissement secret, mais parer immédiatement au danger. C’est pourquoi le Seigneur ne dit pas : «S’il a l’intention de pécher», dans l’avenir, mais : S’il a péché, au passé.



<Question 9> £[À propos de la faute]



         Ensuite, quatre questions sont posées sur la faute. Premièrement, est-ce que le péché est une certaine nature ? Deuxièmement, est-ce que le parjure est un péché plus grave que l’homicide ? Troisièmement, est-ce que celui qui, par ignorance, n’observe pas une constitution du pape, pèche ? Quatrièmement, est-ce qu’un moine pèche mortellement en mangeant de la viande ?



<Article 1 £[17]> Premièrement : il semble que le péché ne soit pas une certaine nature.



         En effet, il est dit en Jn 1,3 : Sans lui, rien n’a été fait, à savoir, le péché. Or, ce qui est une certaine nature ne peut pas être appelé néant. Le péché n’est donc pas une certaine nature.

         Cependant, si le péché n’est pas une certaine nature, il faut qu’il soit une pure privation. Or, on ne parle pas de privation pure en plus et en moins, pas plus que de la mort et des ténèbres. Un péché ne serait donc pas plus grave qu’un autre, ce qui est incorrect.

         Réponse. Le péché, surtout [le péché] de transgression, est un acte désordonné. Pour ce qui est de l’acte, le péché est donc une certaine nature, mais le désordre est une privation et, pour ce qui est de celle-ci, on dit que le péché n’est rien.

         Et, par cela, la solution à ce qui a été objecté est claire.



<Article 2 £[18]> Deuxièmement : il semble que le parjure soit un péché plus grave que l’homicide.



         <1> En effet, Bernard dit que ni Dieu ni l’homme ne peuvent dispenser des préceptes de la première table ; que Dieu peut toutefois dispenser des préceptes de la seconde table, mais non pas l’homme. On peut conclure de cela qu’il est plus grave de pécher contre les préceptes de la première table que contre les préceptes de la seconde. Or, le parjure s’oppose à un précepte de la première table, qui est : Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain. Mais l’homicide va contre un précepte de la seconde table : Tu ne tueras pas. Le parjure est donc un péché plus grave que l’homicide.

         <2> Il est plus grave de pécher contre Dieu que contre l’homme. Or, le parjure est un péché contre Dieu, et l’homicide, [un péché] contre l’homme. Le parjure est donc un péché plus grave que l’homicide.

         Cependant, la peine est proportionnée à la faute. Or, l’homicide est puni plus lourdement que le parjure. [L’homicide] est donc plus grave.

         Réponse. Comme l’Apôtre le dit en He 6,16 : Les hommes jurent par ceux qui leur sont supérieurs et ils mettent fin à leurs controverses par un serment. Or, le serment serait vain pour mettre fin à une controverse dans un cas d’homicide, si l’homicide était plus grave que le parjure : en effet, on pourrait présumer que celui qui aurait commis la faute plus grande qu’est l’homicide ne craindrait pas de commettre la faute moins grande du parjure. Ainsi, par le fait que, dans la cause de n’importe quel péché, le serment est mis de l’avant, on montre clairement que le parjure doit être tenu pour le péché le plus grand. Et cela n’est pas sans raison, car jurer à tort par le nom de Dieu est une certaine négation du nom divin. C’est la raison pour laquelle le péché de parjure occupe la deuxième place après l’idolâtrie, comme on le voit par l’ordre des préceptes. Mais, chez les païens, le serment avait une très grande valeur, comme il est dit au début de la Métaphysique.

         <1> et <2> Nous concédons donc les premiers arguments.

         Mais, en ce qui concerne ce qui leur est opposé, il faut dire que, dans le jugement humain, la quantité ne correspond pas toujours à la quantité de la faute. En effet, parfois une peine plus grande est infligée pour une faute moins grande, lorsqu’une faute moins grande cause aux hommes un dommage plus grave. Mais, selon le jugement de Dieu, une faute plus grave est punie d’une peine plus lourde. Ainsi, afin de montrer la gravité de l’idolâtrie et du parjure, après que le premier précepte a dit : Tu ne les adoreras pas et tu ne les serviras pas, on ajoute, Ex 20, 5 : Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui punis les iniquités des pères dans leurs fils ; et après avoir dit : Tu ne prendras pas le nom du Seigneur ton Dieu en vain, on ajoute : Car le Seigneur ne laisse pas impuni celui qui aura pris le nom du Seigneur en vain.



<Article 3 £[19]> Troisièmement : il semble que celui qui agit par ignorance à l’encontre d’une constitution du pape ne pèche pas.



         <1> Comme le dit Augustin, «le péché est à ce point volontaire que, s’il n’est pas volontaire, il n’est pas un péché». Or, l’ignorance cause l’involontaire, comme il est dit en Éthique, III. Ce qui est fait par ignorance n’est donc pas péché.

         <2> Selon le droit, le seigneur peut réclamer son esclave ordonné après un temps déterminé. Or, ce [temps] doit être compté «à partir du moment où cela est venu à [sa] connaissance», et non «à partir du moment de l’ordination». Le caractère obligatoire d’une constitution du pape n’oblige donc qu’à partir du moment où elle est connue.

         Cependant, «l’ignorance du droit n’est pas une excuse». Or, une constitution du pape fait le droit. Celui qui va à l’encontre d’une constitution du pape par ignorance n’est donc pas excusé.

         Réponse. L’ignorance qui est la cause d’un acte cause l’involontaire. Elle excuse donc toujours, à moins que l’ignorance elle-même ne soit un péché. Or, l’ignorance est un péché lorsque quelqu’un ignore ce qu’il peut et est tenu de savoir. Or, tous sont tenus de connaître à leur manière une constitution du pape. Si donc quelqu’un ne la connaît pas par négligence, il n’est pas excusé de la faute s’il agit à l’encontre de la constitution. Mais si quelqu’un a un empêchement suffisant en raison duquel il n’a pas pu [la] connaître, par exemple, s’il était en prison ou à l’étranger, où la constitution n’est pas parvenue, ou pour une raison semblable, une telle ignorance l’excuse, de sorte qu’il ne pèche pas en agissant à l’encontre de la constitution du pape.

         Et, par cela, la solution à ce qui était objecté est claire.



<Article 4 £[20]> Quatrièmement : il semble qu’un moine pèche mortellement en mangeant de la viande.



         <1> Le canon De consecratione (Sur la consécration) dit que les moines ne doivent pas manger de viande et, s’ils vont à l’encontre de cela, ils doivent être emprisonnés. Or, une telle peine n’est infligée que pour un péché mortel. Les moines qui mangent de la viande pèchent donc mortellement.

         <2> Agir contrairement à un voeu est un péché mortel. Or, les moines sont obligés par voeu d’observer la règle du bienheureux Benoît, dans laquelle il est écrit que les moines «doivent s’abstenir de viande». Les moines pèchent donc mortellement en mangeant de la viande.

         Cependant, aucun péché mortel n’est permis à quelqu’un en raison de n’importe quelle maladie. Or, manger de la viande est concédé au moine pour raison de maladie. Manger de la viande n’est donc pas un péché mortel pour un moine.

         Réponse. Rien n’est en soi péché mortel pour un moine ou un religieux, qui ne soit péché mortel pour un autre, à moins que cela ne soit contraire à ce à quoi il s’est obligé par le voeu de la profession. Toutefois, par accident, en raison du scandale ou de quelque chose de ce genre, il se pourrait que quelque chose soit pour lui un péché, alors que ce n’en serait pas un pour un autre.

         Il faut donc examiner ce à quoi le religieux s’est astreint par le voeu de la profession. Or, si le religieux, par la profession, a fait voeu d’observer la règle, il semblerait qu’il s’est obligé par voeu à chacune des choses qui sont contenues dans la règle, et ainsi, il pèche mortellement en allant contre n’importe quelles d’entre elles. Il découlerait de cela que l’état religieux serait pour les religieux un piège à péchés mortels, qui ne pourrait jamais ou que rarement être évité. Les saints pères qui ont établi des ordres, ne voulant pas que des hommes soient pris au piège de la damnation, mais [qu’ils empruntent] plutôt le chemin du salut, ont établi une forme de profession dans laquelle dans laquelle ce danger ne peut exister.

         Ainsi, dans l’ordre des Frères prêcheurs, la forme de la profession est très prudente et très sûre : on n’y promet pas d’observer la règle, mais «l’obéissance selon la règle». Ainsi, [le religieux] est obligé par voeu d’observer ce qui est présenté dans la règle comme des préceptes et ce qu’un supérieur aura voulu lui ordonner selon la teneur de la règle. Mais les autres choses qui ne sont pas contenues dans la règle sous forme de précepte ne tombent pas directement sous le voeu, de sorte que celui qui les omet ne pèche pas mortellement.

         Or, le bienheureux Benoît a établi, non pas que le moine professe d’observer la règle, mais que celui qui fait profession promette la conversion de son comportement selon la règle, c’est-à-dire qu’il oriente son comportement selon la règle. [Celui qui fait profession] va à l’encontre de cela s’il transgresse les préceptes de la règle ou même s’il méprise la règle, en refusant complètement d’orienter ses actes selon celle-ci. Or, toutes les choses qui sont contenues dans la règle ne sont pas des préceptes. En effet, certaines choses sont des avertissements ou des conseils, mais d’autres choses sont des ordonnances ou des statuts, par exemple, «qu’après complies personne ne parle». Les statuts de ce genre qui sont contenus dans la règle n’ont pas valeur de préceptes, pas davantage que lorsqu’un supérieur, lorsqu’il décide quelque chose, n’a toujours l’intention d’y obliger en vertu d’un précepte sous peine de péché mortel, car le supérieur est comme une règle vivante. Ainsi, il serait stupide de penser qu’un moine qui rompt le silence après complies pécherait mortellement, à moins qu’il ne le fasse à l’encontre d’un précepte de son supérieur ou par mépris de la règle.

         Or, s’abstenir de viande n’est pas présenté dans la règle du bienheureux Benoît comme un précepte, mais comme un statut. De sorte que le moine qui mange de la viande ne pèche pas mortellement par le fait même, sauf en cas de désobéissance ou de mépris.

         <1> Cette peine est infligée au moine qui mange de la viande avec entêtement et en désobéissant.

         <2> Manger de la viande n’est pas contraire au voeu du moine, à moins qu’il n’en mange par désobéissance ou par mépris.

         Ce qui est objecté en sens contraire ne vaut pas. En effet, l’argument prend son point de départ dans ce qui est mal en soi, comme l’homicide et les choses de ce genre, qui sont illicites pour tous, qu’ils soient en santé ou malades. Mais il ne prend pas son point de départ dans ce qui est mal parce que cela est défendu : en effet, quelque chose peut être interdit à quelqu’un qui est en santé, qui n’est pas interdit à quelqu’un qui est malade.



<Question 10> £[Sur l’homme, à propos de la gloire]



         Ensuite, on posait deux questions sur le bien de la gloire, à propos des corps glorieux. Premièrement, est-ce qu’un corps glorieux peut être naturellement avec un autre corps non glorieux dans un même lieu ? Deuxièmement, est-ce que cela peut arriver par un miracle ?



<Article 1 £[21]> Premièrement : il semble qu’un corps glorieux puisse être naturellement dans le même lieu qu’un autre corps.



         <1> En effet, s’il est empêché d’être dans le même lieu qu’un autre corps, ou bien cela est dû à sa grosseur ou à sa corpulence, ou bien à ses dimensions. Or, ce n’est pas dû à sa grosseur ou à sa corpulence, car le corps glorieux sera spirituel, selon l’Apôtre, 1Co 15,44. Ce n’est pas dû non plus à ses dimensions, car, puisque les choses qui se touchent sont «celles dont les extrémités se rejoignent», il est nécessaire qu’un point d’un autre corps naturel rejoigne un point d’un autre [corps], qu’une ligne [rejoigne] une [autre] ligne, et une surface [rejoigne] une [autre] surface. Pour la même raison donc, le corps rejoint-il [un autre] corps. Il n’est donc pas exclu qu’un corps glorieux soit au même endroit en même temps qu’un autre corps.

         <2> Le Commentateur dit, dans Physique, VIII, que «les parties de l’air et de l’eau s’interpénètrent les unes les autres», parce qu’elles sont en partie de nature spirituelle. Or, les corps glorieux sont entièrement spirituels, comme on l’a déjà dit. Ils pourront donc pénétrer entièrement les autres corps et être au même endroit qu’eux.

         Cependant, la glorification n’enlève pas la nature. Or, le corps humain ne peut être en même temps naturellement dans un même lieu qu’un autre corps dans l’état présent. Il ne le pourra donc pas non plus après qu’il aura été glorifié.

         Réponse. Il est clair que le corps humain, dans l’état présent, ne peut être dans le même lieu qu’un autre corps. Si donc le corps glorifié pouvait être dans le même lieu qu’un autre corps en raison d’une certaine propriété infuse, <il faudrait que cette propriété infuse> enlève ce par quoi le corps humain, dans l’état présent, est empêché d’être dans le même lieu qu’un autre corps.

         Il faut donc examiner ce qui empêche cela.

         Certains disent qu’il s’agit d’une certaine grosseur ou corpulence, qui sera enlevée par une propriété de la gloire qu’ils appellent la subtilité. — Mais cela n’est pas compréhensible. En effet, on ne voit pas ce qu’est cette corpulence ou grosseur. Elle n’est pas une qualité, car aucune qualité ne peut faire qu’une fois celle-ci enlevée, un corps puisse être dans le même lieu qu’un autre corps. De même, elle ne peut être ni la forme ni la matière, qui sont les parties de l’essence, car alors l’essence complète du corps humain ne demeurerait pas avec la gloire, ce qui est hérétique.

         Il faut donc dire que cet empêchement n’est rien d’autre que les dimensions, auxquelles la matière corporelle est sous-jacente. En effet, il est nécessaire que ce qui existe par soi soit la cause dans chaque genre. Or, la distinction selon l’endroit se rapporte en premier lieu et par soi à la quantité dimensionnelle, qui est définie comme la quantité «qui possède une certaine position». Ainsi, les parties du sujet se distinguent selon l’endroit par le fait même qu’elles sont soumises à la dimension. Et de même qu’il existe une distinction par les dimensions entre les diverses parties d’un même corps selon les diverses parties d’un lieu, de même les divers corps se distinguent-ils par les dimensions selon divers lieux. En effet, la division en acte de la matière corporelle donne deux corps, mais la divisibilité potentielle d’un corps [donne] deux parties d’un seul corps. C’est pourquoi le Philosophe dit, en Physique, IV, que, de même qu’un cube de bois, en entrant dans l’eau ou dans l’air, fait que [la même quantité] d’eau ou d’air est déplacée, de même il faudrait que les dimensions séparées restent en place, si on supposait un vide.

         Ainsi donc, puisque la gloire n’enlève pas les dimensions d’un corps, je dis que le corps glorieux ne peut être dans le même lieu qu’un autre corps en raison d’une propriété infuse.

         <1> Comme on l’a dit, le corps humain, dans l’état présent, est empêché d’être dans le même lieu qu’un autre corps, non pas en raison de sa corpulence ou de sa grosseur, qui serait enlevée par la gloire (en effet, l’Apôtre oppose la spiritualité à l’animalité, par laquelle le corps a besoin de nourriture, comme le dit l’Apôtre, et non à sa grosseur ou à sa corpulence), mais il en est empêché par ses dimensions. — L’argument qui est proposé en sens contraire est présenté dans les arguments sophistiques par le Philosophe, dans Physique, VI. En effet, le lieu n’est pas nécessaire au point, à la ligne et à la surface. La conclusion n’est donc pas valable si les limites des corps qui se touchent se rejoignent, ce en raison de quoi plusieurs corps peuvent se trouver dans un même lieu.

         <2> Comme le Commentateur le dit au même endroit, cette pénétration se fait par la condensation, et on dit que [l’eau et l’air] ont une vertu spirituelle en raison de leur rareté. Mais il serait erroné de dire que [les corps glorieux] sont ainsi semblables à l’air et aux vents, comme cela est clair par ce que dit Grégoire, dans Morales, XIV.



<Article 2 £[22]> Deuxièmement : il semble que le corps glorieux ne puisse être d’aucune manière dans le même lieu qu’un un autre corps en même temps.



         <1> Tel est le rapport d’un corps à un lieu, tels sont les rapports de deux corps à deux lieux. Par commutation, tels sont donc les rapports d’un corps avec deux lieux, tels sont les rapports de deux corps avec un seul lieu. Or, un corps ne peut d’aucune façon se trouver dans deux lieux. Il en est donc de même pour deux corps par rapport à un seul lieu.

         <2> Si deux corps se trouvent dans un seul lieu, deux points seront pris aux deux extrémités du lieu. Il en découlera donc qu’entre ces deux points, existeront deux lignes droites des deux corps se trouvant dans un seul lieu, ce qui est impossible. Il est donc impossible que deux corps se trouvent dans le même lieu.

         Cependant, s’oppose à cela que le Christ est entré pour aller vers ses disciples alors que les portes étaient fermées, comme on le lit en Jn 20, 19. Cela n’aurait pu se produire si son corps n’avait été en même temps avec le corps des portes dans un même lieu. Le corps glorieux peut donc se trouver avec un autre corps dans le même lieu.

         Réponse. Comme on l’a déjà dit, la présence de deux corps dans le même lieu est empêchée par les dimensions, parce que la matière corporelle se divise selon les dimensions. Or, les dimensions se distinguent selon l’endroit. Mais Dieu, qui est la cause première de tout, peut maintenir un effet dans l’existence sans les causes prochaines. Ainsi, de même qu’il maintient les accidents sans sujet dans le sacrement de l’autel, de même peut-il maintenir la distinction de la matière corporelle et des dimensions en elle sans diversité d’endroit. Il peut donc arriver miraculeusement que deux corps soient dans le même lieu. C’est pourquoi les saints attribuent au corps du Christ que, par la puissance divine, il soit sorti du sein clos de la Vierge et qu’il soit entré alors que les portes étaient fermées. Et je dis de même que le corps glorieux, qui sera transformé selon le corps glorieux du Christ, pourra être avec un autre corps dans le même lieu, non pas par une puissance créée infuse, mais par l’aide et l’action de la seule puissance divine, de même que le corps de Pierre guérissait les malades par son ombre, <et non par une puissance créée infuse>, mais par la puissance divine qui lui venait en aide et opérait des miracles.

         <1> Il faut utiliser la commutation des proportions de la manière suivante : le rapport entre le premier et le second [corps] est de deux à trois, comme le rapport entre le troisième et le quatrième [corps]. Ainsi, par commutation, le rapport entre le premier et le troisième [corps] est de deux à quatre, comme le rapport entre le deuxième et le quatrième [corps] est de trois à six. L’argument devrait ainsi se dérouler : tel est le rapport entre un corps et un lieu, tel est le rapport entre deux corps et deux lieux. Tel est le rapport entre un corps et deux corps, tel est le rapport entre un lieu et deux lieux. Et ainsi il n’en découle pas que si un corps ne peut être dans deux lieux, deux corps ne peuvent être dans un seul lieu. En effet, le fait pour un corps d’être localement dans deux lieux comporte une contradiction, car il est de la notion de lieu d’être le terme de ce qui dans un lieu. Or, «le terme est ce en dehors de quoi rien n’existe d’une chose». Ainsi, rien de ce qui est dans un lieu ne peut être dans un lieu extérieur. Si on affirme que cela est dans deux lieux, il en découle que cela est en dehors de son lieu, et ainsi il en découle que cela est dans un lieu et n’est pas dans un lieu. Et on ne peut tirer argument du corps du Christ, car il n’est pas dans le sacrement de l’autel localement, mais par conversion.

         <2> Il est impossible qu’il existe deux lignes mathématiques entre les deux points, parce qu’il n’y a en elles aucune raison de les distinguer si ce n’est par l’endroit. Or, il est impossible que deux lignes naturelles existent entre deux points par nature, mais cela est possible par un miracle, car il reste dans les deux lignes une raison de les distinguer du fait de la diversité des sujets, qui est maintenue par la puissance divine, même si l’on enlève la diversité d’endroits.





QUODLIBET 2 : £[SUR LE CHRIST, LES ANGES ET LES HOMMES]



         On a posé des questions au sujet du Christ, des anges et des hommes.



<Question 1> £[Sur le Christ]



         Au sujet du Christ, on a posé deux questions à propos de sa passion. Premièrement, a-t-il été le même homme en nombre pendant le triduum de sa mort ? Deuxièmement, est-ce que n’importe quelle passion du Christ aurait suffi à la rédemption du genre humain, sans [sa] mort ?



<Article 1 £[1]> Premièrement : il semble que le Christ ait été le même homme pendant les trois jours £[de sa mort].



         <1> En effet, il est dit en Mt 12, 40 : Comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine, de même le Fils de l’homme [sera-t-il] au coeur de la terre. Or, le Fils de l’homme qui fut au coeur de la terre n’était pas un autre que le Fils de l’homme qui parlait lorsqu’il était sur la terre, autrement, le Christ aurait été deux Fils. Il fut donc le même homme pendant les trois jours.

         <2> Dans le ventre de la baleine, Jonas était le même homme qu’il était auparavant. Or, comme Jonas fut dans le ventre de la baleine, ainsi fut le Christ au coeur de la terre. Le Christ a donc aussi été le même homme.

         Cependant, si on enlève la forme de la partie, on enlève la forme du tout qui résulte de la composition de la forme et de la matière. Or, pendant les trois jours de la mort [du Christ], l’âme fut séparée du corps du Christ. Il lui manquait donc l’humanité. Il ne fut donc pas le même homme en nombre pendant les trois jours de [sa] mort.

         Réponse. Dans le Christ, trois substances étaient unies : le corps, l’âme et la divinité. Or, le corps et l’âme ont été unis non seulement dans une seule personne, mais aussi dans une seule nature. Mais la divinité ne pouvait être unie par nature ni à l’âme ni au corps, car, comme elle est la nature la plus parfaite, elle ne peut être partie d’une nature, mais elle fut unie à l’âme et au corps dans la personne. Or, dans la mort, l’âme a été séparée du corps, autrement il n’y aurait pas eu mort véritable du Christ, puisqu’il est de la notion même [de mort] que l’âme soit séparée du corps qui est vivifié par l’âme. Mais la divinité ne fut séparée ni de l’âme ni du corps, ce qui est manifeste par le symbole de foi, où il est dit du Fils qu’il a été «enseveli et qu’il est descendu aux enfers». Que le corps ait reposé au sépulcre et que l’âme soit descendue aux enfers, on ne l’attribuerait pas au Fils de Dieu si ces deux choses ne lui avaient été unies dans l’unité de l’hypostase ou de la personne.

         C’est pourquoi, pendant les trois jours de sa mort, nous pouvons parler du Christ de deux manières. D’une première manière, pour ce qui est de l’hypostase ou de la personne, et ainsi il est absolument le même en nombre qu’il était. Ou bien, pour ce qui est de la nature humaine, et cela de deux manières. D’une première manière, pour ce qui est de toute la nature, qu’on appelle l’humanité, et, de cette manière, le Christ n’était pas un homme pendant les trois jours de [sa] mort. Il n’était donc ni le même homme ni un autre homme, mais la même hypostase. Ou bien, pour ce qui est parties de la nature humaine, et ainsi l’âme était tout à fait la même en nombre, du fait qu’elle n’a pas été changée dans sa substance ; mais le corps était le même en nombre selon la matière, mais non selon la forme substantielle, qui est l’âme. C’est pourquoi on ne peut dire qu’il était simplement le même en nombre, car toute différence substantielle exclut l’identité pure et simple. Or, le fait d’être animé est une différence substantielle. C’est pourquoi mourir, c’est être corrompu, et non pas seulement être changé. On ne peut pas non plus dire que [le Christ] n’était pas simplement le même ou un autre, car il n’est pas le même ou un autre selon toute la substance. Il faut donc dire qu’il est le même sous un aspect, et qu’il n’est pas le même sous un [autre] aspect : le même selon la matière, mais pas le même selon la forme.

         <1> Le mot homme désigne la nature, mais [le mot] Fils désigne l’hypostase. C’est pourquoi, pendant les trois jours de [sa] mort, le Christ est plutôt appelé Fils de l’homme qu’homme.

         <2> La ressemblance n’est pas retenue en tout, mais seulement quant à l’occupation [d’un lieu]. Car le Christ était mort au coeur de la terre, mais Jonas ne l’était pas dans le ventre de la baleine.



<Article 2 £[2]> Deuxièmement : il semble qu’une autre passion du Christ n’aurait pas suffi pour la rédemption du genre humain, sans la mort.



         <1> En effet, l’Apôtre dit, Ga 2,21 : Si la justice vient de la loi, le Christ est donc mort en vain, c’est-à-dire inutilement et sans raison. Or, si une autre passion avait suffi, le Christ serait mort en vain. Mais l’Apôtre tient cela pour inconvenant. Une autre passion du Christ n’aurait donc pas suffi pour la rédemption du genre humain.

         <2> On dit qu’une chose est achetée lorsqu’elle est payée un juste prix. Or, le juste prix pour le péché du premier parent, par lequel le genre humain a été vendu en esclavage, n’a pas pu être autre chose que la vie du Christ, qui vaut la vie de tous les hommes, [vie] dont ceux-ci sont privés par ce péché, (car par le péché du premier homme, la mort, est entrée en tous, comme il est dit en Rm 5,12). Le genre humain n’aurait donc pas pu être racheté par une autre passion du Christ sans la mort.

         <3> Grégoire dit, dans Morales, III, que «si le Christ n’avait pas accepté une mort non méritée, il ne nous aurait nullement libérés d’une mort méritée». La passion du Christ n’aurait donc pas suffi, sans la mort, pour la libération du genre humain.

         <4> L’Apôtre dit en He 10,14, que le Christ, par une seule offrande, a mené à la perfection ceux qui ont été sanctifiés pour l’éternité ; c’est pourquoi il n’y a pas place pour une seconde offrande. Or, il est clair que le Christ avant sa mort a connu de nombreuses passions : il a eu faim, il a peiné, il a été conspué et flagellé. Si donc ces passions avaient suffi, il ne se serait pas offert à la mort, Or, il s’est offert lui-même à Dieu en victime pour nos péchés, comme il est dit en Ep 5,2, et cela par la mort. La passion du Christ sans la mort n’aurait donc pas suffi.

         Cependant, <1> L’injure ou la passion de quelqu’un se mesure selon la dignité de la personne : en effet, un roi subit une injure plus grande qu’une personne privée s’il est frappé au visage. Or, la dignité de la personne du Christ est infinie puisqu’il est une personne divine. N’importe quelle de ses passions, aussi minime soit-elle, est donc infinie. Ainsi, n’importe quelle de ses passions aurait suffi pour la rédemption du genre humain, même sans la mort.

         <2> Bernard dit que «la moindre goutte du sang du Christ aurait suffi pour la rédemption du genre humain». Or, une goutte du sang du Christ aurait pu être répandue sans la mort. Même sans la mort, [le Christ] aurait donc pu racheter le genre humain par une passion.

         Réponse. Deux choses sont nécessaires pour l’achat : le montant du prix et son affectation à l’achat de quelque chose. En effet, si quelqu’un donne un montant qui n’équivaut pas à la chose à acheter, on ne dit pas qu’il s’agit simplement d’une vente, mais en partie d’une vente et en partie d’un don. Par exemple, si quelqu’un achète un livre qui vaut vingt livres pour le montant de dix livres, il achèterait en partie le livre et celui-ci lui serait en partie donné. De même, s’il donnait un montant plus élevé et ne l’affectait pas à l’achat [du livre], on ne dirait qu’il a acheté le livre.

         Si donc nous parlons de la rédemption du genre humain quant au montant du prix, de cette façon n’importe quelle passion du Christ, même sans la mort, aurait suffi pour la rédemption du genre humain en raison de la dignité infinie de [sa] personne. C’est ainsi que raisonnent les deux derniers arguments.

         Mais si nous parlons de l’affectation du prix, il faut dire que, de cette manière, les autres passions du Christ, sans la mort, n’ont pas été affectées à la rédemption du genre humain par Dieu le Père et par le Christ. Et cela, pour trois raisons. Premièrement, afin que le prix de la rédemption du genre humain ne soit pas seulement infini en valeur, mais soit aussi du même genre, à savoir qu’il nous rachète de la mort par la mort. — Deuxièmement, afin que la mort du Christ ne soit pas seulement le prix de la rédemption, mais aussi un exemple de vertu, à savoir que les hommes ne craignent pas de mourir pour la vérité. Et l’Apôtre donne ces deux raisons, He 2,14-15, lorsqu’il dit : Afin qu’il détruise par sa mort celui qui avait la maîtrise de la mort, pour le premier point ; et libère ceux qui pendant toute leur vie étaient soumis à l’esclavage par la crainte de la mort, pour le deuxième point. — Troisièmement, afin que la mort du Christ soit aussi le sacrement du salut, alors que, par la puissance de la mort du Christ, nous mourons nous-mêmes au péché, aux désirs charnels et à l’amour de nous-mêmes. Et cette raison est donnée dans 1 P 3, 18 : Le Christ est mort une seule fois pour nos péchés, un juste pour les injustes, afin de nous offrir à Dieu, morts dans la chair, mais vivifiés dans l’Esprit.

         C’est pourquoi le genre humain n’a pas été racheté par une autre passion, sans la mort du Christ.

         <1> Ce n’est pas sans raison que la mort du Christ a été affectée à la rédemption du genre humain, bien qu’une passion moins grande eût pu suffire, comme on l’a dit.

         <2> Le Christ aurait pu acquitter un prix suffisant pour la rédemption du genre humain, non seulement en payant de sa vie, mais aussi en supportant n’importe quelle autre passion, si une passion moins grande avait été affectée à cela par Dieu, et cela, en raison de la dignité infinie de la personne du Christ, comme on l’a dit.

         Les deux autres arguments raisonnent à partir du fait que les autres passions du Christ n’ont pas été affectées à ce que, par elles, sans la mort du Christ, le genre humain fût racheté.



<Question 2> £[Sur les anges]



         Ensuite, on posait des questions sur les anges : premièrement, sur leur composition ; deuxièmement, sur le temps de leur mouvement.

         À propos du premier point, on posait deux questions. Premièrement, est-ce que l’ange est composé substantiellement d’essence et d’être ? Deuxièmement, est-ce que le suppôt et la nature sont différents chez l’ange ?



<Article 1 £[3]> Premièrement : il semble que l’ange ne soit pas composé substantiellement d’essence et d’acte d’être.



         <1> En effet, l’essence de l’ange est l’ange lui-même, car «la quiddité de ce qui est simple est cela même qui est simple». Si donc l’ange était composé d’essence et d’acte d’être, il serait composé de lui-même et d’un autre. Or, cela ne convient pas. Il n’est donc pas composé substantiellement d’essence et d’acte d’être.

         <2> Aucun accident ne fait partie de la composition substantielle d’une substance. Or, l’acte d’être de l’ange est un accident : en effet, dans le livre Sur la Trinité, Hilaire attribue en propre à Dieu que «le fait d’être n’est pas pour Lui un accident, mais la vérité subsistante». L’ange n’est donc pas composé essentiellement d’essence et d’acte être.

         Cependant, il est dit, dans le commentaire sur le Livre des causes, que l’intelligence (que nous appelons ange) possède essence et acte d’être.

         Réponse. On attribue quelque chose à quelqu’un de deux manières : d’une première manière, par essence ; d’une autre manière, par participation. En effet, la lumière est attribuée au corps illuminé par participation, mais, s’il existait une lumière séparée, elle serait attribuée à celle-ci par essence. Ainsi, il faut donc dire qu’on attribue à Dieu seul d’exister par essence, du fait que l’être divin est acte d’être subsistant et absolu. À toute autre créature, on attribue l’acte d’être par participation. En effet, aucune créature n’est son acte d’être, mais elle a l’acte d’être, comme Dieu est dit bon par essence, parce qu’il est lui-même la bonté, mais les créatures sont dites bonnes par participation, parce qu’elles ont une bonté. En effet, toute chose, pour autant qu’elle est, est bonne, selon ce que dit Augustin dans Sur la doctrine chrétienne, I, que «nous sommes bons dans la mesure où nous sommes». Chaque fois donc que quelque chose est attribué à autre chose par participation, il faut qu’il y ait quelque chose en plus de ce qui est participé. C’est pourquoi, en toute créature, la créature elle-même qui a l’acte d’être est quelque chose d’autre que l’acte d’être même. Et c’est cela que Boèce dit, dans le livre Sur les semaines, que «dans tout ce qui est différent du Premier, autre est l’être et ce qui est».

         Mais il faut savoir qu’on participe à quelque chose de deux manières. D’une première manière, en participant la substance de ce qui réalise la participation, comme le genre participe à l’espèce. Mais la créature ne participe pas de cette façon à l’acte d’être. En effet, c’est ce qui tombe sous sa définition qui fait partie de la substance d’une chose. Or, exister ne fait pas partie de la définition de la créature, car ce n’[en] est ni le genre ni la différence. Elle y participe donc comme à quelque chose qui ne fait pas partie de l’essence de la chose, et c’est pourquoi différente est la question : «Est-ce qu’elle existe ?» et : «Qu’est-ce qu’elle est ?» Ainsi, parce que tout ce qui est extérieur à l’essence d’une chose s’appelle accident, l’acte d’être, qui se rapporte à la question : «Est-ce qu’elle existe ?», <est> un accident. C’est pourquoi le Commentateur dit, à propos de Métaphysique, V, que cette proposition : «Sortes[2] existe», est un prédicament accidentel, pour autant qu’elle vise l’acte d’être de la chose ou la vérité de la proposition, mais il est vrai que «ce mot “être”, pour autant qu’il vise la chose à qui convient l’acte d’être de cette manière, signifie ainsi l’essence de la chose, et se divise en dix genres». Non pas de manière univoque, cependant, car être ne convient pas à toutes les choses de la même manière, mais par soi pour une substance, et autrement pour les autres choses.

         Ainsi, dans l’ange, il y a composition d’essence et d’acte d’être, mais il n’y a cependant pas composition selon les parties de la substance, mais selon la substance et ce qui est joint à la substance.

         <1> Parfois, de deux choses qui sont unies, résulte une troisième chose, comme l’humanité est constituée de corps et d’âme, ce qu’est l’homme. Ainsi, l’homme est composé d’un corps et d’une âme. Mais parfois, de deux choses qui sont unies ne résulte pas une troisième chose, mais résulte une certaine notion composée, comme la notion d’homme blanc se décompose en la notion d’homme et en la notion de blanc, et, dans ces choses, quelque chose est composé de soi-même et de quelque chose d’autre, comme ce qui est blanc est composé de ce qui est blanc et de la blancheur.

         <2> Exister est un accident, non pas comme s’il se trouvait par mode d’accident, mais comme l’actualité de toute substance. Ainsi, Dieu lui-même, qui est sa propre actualité, est son propre acte d’être.



<Article 2 £[4]> Deuxièmement : il semble que, chez l’ange, le suppôt soit la même chose que la nature.



         <1> Dans les choses qui sont composées de matière et de forme, le suppôt diffère de la nature, car le suppôt ajoute à la nature de l’espèce une matière individuelle, qui ne peut exister chez l’ange, si l’ange n’est pas composé de matière et de forme. Chez l’ange, le suppôt ne diffère donc pas de la nature.

         <2> Mais on disait que, chez l’ange, le suppôt diffère de la nature pour autant qu’on comprend que c’est le suppôt qui a l’acte d’être, et non la nature. — Cependant, de même que l’acte d’être ne fait pas partie de la définition de la nature, de même ne serait-il pas mis dans la définition du suppôt ou d’un être singulier, si l’on définissait le suppôt ou le singulier. Le suppôt ne diffère donc pas de la nature par l’acte d’être. Le suppôt ne diffère donc d’aucune façon de la nature.

         Cependant, dans toutes les créatures, la nature constitue le suppôt. Or, rien ne se constitue soi-même. Le suppôt n’est donc pas identique à la nature dans aucune créature.

         Réponse. Pour comprendre cette question, il faut examiner ce qu’est le suppôt et ce qu’est la nature. Or, bien qu’on en parle de multiples façons, on dit que, selon un sens, «la nature est la substance même d’une chose», comme cela est dit dans Métaphysique, V, selon que la substance signifie l’essence ou la quiddité d’une chose ou ce qu’elle est. C’est donc ce que signifie la définition qui est signifié par le mot de nature, tel que nous parlons ici de nature. C’est ainsi que Boèce dit, dans le livre Sur les deux natures, que «la nature est tout ce qui donne une forme selon une différence spécifique». En effet, la différence spécifique complète la définition. Mais le suppôt est l’individu du genre d’une substance, qui est appelé hypostase ou substance première.


* * *




         Et parce que les substances sensibles composées de matière et de forme nous sont plus connues, voyons donc d’abord quel est en elles le rapport entre l’essence ou la nature et le suppôt.

         Or, certains disent que la forme d’une partie est, en réalité, la même que la forme du tout qui est appelé essence ou nature, mais qu’elle en diffère selon la seule raison, car on l’appelle forme de la partie pour autant qu’elle fait exister la matière en acte, et forme du tout, pour autant qu’elle constitue l’espèce, comme la forme de l’homme, pour autant qu’elle parfait le corps, est appelée l’âme, mais, pour autant qu’elle constitue l’espèce humaine, est appelée humanité. En ce sens, dans les choses composées de matière et de forme, la nature est une partie du suppôt, car le suppôt est l’individu composé de matière et de forme, comme on l’a dit.

         Mais la position précédente ne semble pas être vraie, car, comme on l’a dit, on appelle essence ou nature ce que signifie la définition. Or, la définition des choses naturelles ne signifie pas seulement la forme, mais aussi la matière, comme il est dit dans Métaphysique, VI. Et on ne peut pas dire que la matière fasse partie de la définition d’une chose naturelle comme ne faisant pas partie de son essence : en effet, c’est le propre de l’accident d’être défini par quelque chose qui ne fait pas partie de son essence, à savoir, par [son] sujet. Il ne possède donc une essence que de manière incomplète, comme il est dit dans Métaphysique, VI.

         Il reste donc que, dans les choses composées de matière et de forme, l’essence ou la nature n’est pas seulement la forme, mais le composé de matière et de forme.

         Puisque le suppôt ou l’individu naturel est composé de matière et de forme, il reste donc à examiner s’il est la même chose que l’essence ou la nature. Le Philosophe soulève cette question dans Métaphysique, VII, lorsqu’il se demande «si une chose est identique à ce qu’elle est». Et il tranche en disant que, dans les choses dont on parle pour elles-mêmes, une chose est identique à ce qu’elle est ; mais, dans les choses dont on parle par accident, elle n’est pas identique. En effet, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’est l’homme, car «homme» ne signifie rien d’autre qu’«animal bipède capable de rire» ; mais une chose blanche n’est pas tout à fait la même chose que le blanc, à savoir, que ce qui est signifié par le mot «blanc», car «le blanc n’est rien d’autre qu’une qualité», comme cela est dit dans les Prédicaments, mais la chose blanche est une substance possédant une qualité.


* * *




         En conséquence, en chaque chose à laquelle il peut advenir quelque chose qui ne fait pas partie de la notion de sa nature, cette chose est différente de ce qu’elle est, à savoir [qu’elle est] un suppôt et une nature. Car, dans la signification de la nature, n’est compris que ce qui fait partie de la notion de l’espèce ; c’est pourquoi le suppôt est signifié comme un tout, et la nature ou la quiddité comme [sa] partie formelle. Or, en Dieu seul, ne trouve-t-on pas quelque chose qui s’ajoute à son essence, parce que son acte d’être est son essence, comme on l’a dit, et ainsi, en Dieu, le suppôt et la nature sont complètement identiques. Mais, chez l’ange, ils ne sont pas complètement identiques, car quelque s’ajoute à ce qu’est la notion de son espèce, puisque l’acte d’être même de l’ange est au-delà de son essence ou de sa nature et certaines autres choses s’y ajoutent, qui toutes se rapportent au suppôt, et non à la nature.

         <1> On ne trouve pas d’accident en dehors de l’essence de l’espèce dans les composés de matière et de forme seulement, mais aussi dans les substances spirituelles, qui ne sont pas composées de matière et de forme. C’est pourquoi, chez les deux, le suppôt n’est pas du tout la même chose que la nature.

         Toutefois, cela se produit différemment chez les deux. En effet, un accident s’ajoute à la notion d’une chose de deux manières. D’une manière, il ne tombe pas sous la définition qui signifie l’essence de la chose, mais il désigne ou détermine cependant un des principes essentiels, comme «être raisonnable» s’ajoute à «animal», comme quelque chose qui se trouve hors de sa définition, mais qui cependant détermine l’essence animale, ce par quoi cela devient essentiel à l’homme et se trouve faire partie de sa notion. Quelque chose s’ajoute à une autre chose d’une autre manière, parce que cela ne fait pas partie de sa définition ni ne détermine l’un de [ses] principes essentiels, comme la blancheur s’ajoute à l’homme.

         Dans les composés de matière et de forme, donc, quelque chose est ajouté comme existant hors de la notion de l’espèce des deux manières. En effet, comme il est de la définition de l’espèce humaine qu’elle soit composée de corps et d’âme, la détermination du corps et de l’âme vient d’en dehors de la définition de l’espèce et advient à un homme en tant qu’il est [cet] homme ayant tel corps et telle âme. Or, s’il était défini, cela conviendrait de soi à cet homme dont ce serait la définition que cela vienne de cette âme et de ce corps, comme fait partie de la définition de l’homme en général qu’il soit fait d’âme et de corps. S’ajoutent aussi aux composés de matière et de forme, au-delà de la définition de l’espèce, beaucoup d’autres choses qui ne déterminent pas les principes essentiels. Mais, dans le cas des substances immatérielles créées, s’ajoutent certaines choses, au-delà de la définition de l’espèce, qui ne déterminent pas les principes essentiels, comme on l’a dit. Toutefois, ne s’ajoutent pas à elles certaines choses qui déterminent l’essence de l’espèce parce que la nature même de [leur] espèce n’est pas individuée par la matière, mais par elle-même, du fait que telle forme n’est pas destinée à être reçue dans une matière. Ainsi, [l’essence de leur espèce] ne peut être multipliée et ne peut être attribuée à plusieurs. Mais, parce qu’il n’est pas son propre acte d’être, s’ajoute [à l’ange] quelque qui est en dehors de la définition de [son] espèce, à savoir, l’acte d’être même, et certaines autres choses qui sont attribuées au suppôt, et non à la nature. Pour cette raison, chez eux, le suppôt n’est pas tout à fait la même chose que la nature.

         <2> Tout ce qui est ajouté à quelque chose en dehors de la définition de l’espèce ne doit pas déterminer son essence pour devoir faire partie de sa définition, comme on l’a dit. C’est pourquoi, bien que l’acte d’être même ne fasse pas partie de la définition du suppôt, parce qu’il se rapporte au suppôt et ne fait pas partie de la définition de la nature, il est clair que le suppôt et la nature ne sont pas tout à fait la même chose partout où une chose n’est pas son acte d’être.

         Quant à ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire qu’on ne dit pas que la nature constitue le suppôt, même dans les composés de matière et de forme, non pas parce que la nature est une chose et le suppôt une autre chose (en effet, cela se conformerait à l’opinion de ceux qui disent que la nature de l’espèce est la forme seulement, qui constitue le suppôt comme un tout), mais parce que, selon la manière de signifier, la nature est signifiée comme une partie, pour la raison donnée plus haut, mais le suppôt, comme un tout. La nature est signifiée comme constitutive, et le suppôt, comme constitué.



<Question 3> £[Sur le temps du mouvement]





<Article unique £[5]> Ensuite, on s’est interrogé sur le temps selon lequel Dieu meut la créature spirituelle, selon Augustin :

est-il le même que le temps qui mesure le mouvement des choses corporelles ?



         <1> Ni Augustin ni aucun philosophe n’assigne cette diversité entre les temps. Il semble donc vain d’assigner une telle diversité entre les temps.

         <2> Tout ce qui est, pour autant que cela est, est un. Si donc il n’existe pas un seul temps, mais différents [temps], celui-ci n’existera pas, ce qui ne convient pas. Il faut donc affirmer qu’il n’existe qu’un seul temps.

         Cependant, <1> le temps selon lequel les mouvements corporels sont mesurés est «le nombre du mouvement du premier ciel», selon le Philosophe, Physique, IV. Or, le temps par lequel les anges sont mus n’a pas de rapport au mouvement. Ce temps est donc autre que le temps des choses corporelles.

         <2> Entre ce qui est perpétuel et ce qui est corruptible, il n’y a rien de commun que selon le nom, comme il est dit dans Métaphysique, X. Or, les anges sont perpétuels, mais les corps sont corruptibles. Le temps n’est donc pas le même pour les deux.

         Réponse. Comme le dit Augustin, dans La cité de Dieu, XI, «le temps n’aurait pas existé, si n’avait été créée une créature qui changerait quelque chose par son mouvement, dont... le mouvement [se produit] lorsqu’une chose et une autre chose, qui ne peuvent exister en même temps, disparaissent et se succèdent...», ce dont découle temps. De cela on conclut, d’accord avec ce que dit le Philosophe, Physique, IV, qu’il faut parler de temps en rapport avec la notion de mouvement, car «le temps est le nombre du mouvement selon l’avant et l’après».

         Tous les mouvements qui peuvent être mesurés par une seule mesure ont donc un seul temps. Mais s’il existe des mouvements qui ne peuvent être mesurés par une seule mesure, il est nécessaire qu’il existe pour eux un temps différent. Or, comme la mesure est homogène par rapport à ce qui est mesuré, comme il est dit dans Métaphysique, X, il est clair que toutes les choses qui sont d’un seul genre peuvent avoir une mesure commune, mais non pas celles qui sont de genres différents. Or, tous les mouvements continus appartiennent au même genre pour autant qu’ils peuvent être mesurés selon la même mesure ; ils peuvent donc avoir une mesure commune. En effet, tous sont mesurés par ce qui est le plus simple dans son genre, à savoir, «le mouvement le plus rapide du premier ciel». Il peut donc y avoir un temps commun pour tous les mouvements continus. Or, ce temps, bien qu’il semble faire partie des choses séparées par son genre, parce qu’il est un nombre, et cependant «n’est pas simplement un nombre», mais le nombre de ces choses continues, à savoir, les mouvements, il devient lui-même continu, comme [le nombre] dix, considéré absolument, est quelque chose de séparé, mais dix aunes de tissu sont quelque chose de continu. Mais il ne peut y avoir de mesure commune entre des choses séparées et des choses continues, puisqu’elles appartiennent à des genres différents pour autant qu’elles sont mesurables. Il est donc nécessaire que, s’il existe certains mouvements non continus, leur temps soit différent du temps par lequel les mouvements continus sont mesurés.

         Or, il est clair que les mouvements des créatures spirituelles, dont parle Augustin, lorsqu’il dit que «la créature spirituelle se meut selon le temps, et non selon le lieu», ne sont pas des mouvements continus, mais des changements discrets. Il dit en effet que «l’esprit est mû selon le temps, soit en se rappelant ce qu’il avait oublié, soit en apprenant ce qu’il ne savait pas, soit en voulant ce qu’il ne voulait pas». Il est donc clair que, puisque le temps n’a de continuité que par le mouvement, un tel temps n’est pas continu et est différent du temps des choses corporelles.

         <1> Augustin donne à entendre une différence entre les temps par la différence même entre les mouvements.

         <2> Quelque chose est un selon que cela est et est dit être. En effet, ce qui est dit être selon un genre commun est un selon le genre, et ce qui est dit être selon l’espèce est un selon l’espèce, mais non pas un selon le nombre. Il ne découle donc pas du fait qu’il existe plusieurs hommes que l’homme n’existe pas, et de même il ne découle pas du fait qu’il y ait plusieurs temps que le temps n’existe pas.



<Question 4> £[Sur l’homme, à propos des vertus]



         Ensuite, on a posé des questions sur l’homme : premièrement, à propos des vertus ; deuxièmement, à propos des péchés ; troisièmement, à propos des peines.

         À propos des vertus, on a posé des questions sur les réalités divines et sur les réalités humaines. Sur les réalités divines, on a posé trois questions. Premièrement, à propos de la foi : est-ce qu’on est tenu de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles ? Deuxièmement, à propos du sacrement de la foi : est-ce que les enfants des Juifs doivent être baptisés malgré leurs parents ? Troisièmement, à propos des dîmes qui sont dues aux ministres des sacrements : est-ce que quelqu’un peut être exempté d’acquitter les dîmes en raison de la coutume ?



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble que les hommes ne seraient pas obligés de croire au Christ qui ne ferait pas de miracles visibles.



         <1> En effet, quiconque ne fait pas ce à quoi il est tenu, pèche. Or, si les hommes ne croyaient pas au Christ qui ne ferait pas de miracles, ils ne pécheraient pas. En effet, lui-même dit, en Jn 15,24 : Si je n’avais pas fait parmi eux des oeuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché, et il parle du péché d’infidélité, selon Augustin. Les hommes ne seraient donc pas tenus de croire au Christ s’il n’avait pas fait de miracles.

         <2> Personne d’autre que le législateur ou celui qui lui est supérieur ne peut changer la loi. Or, le Christ prêchait des choses qui semblaient se rapporter à l’abolition de la loi ancienne, comme le fait que les aliments ne souillent pas l’homme et qu’il était permis de travailler le jour du sabbat. S’il n’avait pas prouvé qu’il était le législateur, il n’aurait donc pas fallu le croire. Or, cela ne pouvait être fait que par des miracles, puisque de nombreux miracles avaient précédé l’établissement de la loi. Il ne fallait donc pas croire au Christ s’il n’avait pas fait de miracles.

         Cependant, <1> les hommes sont davantage tenus de croire à la Vérité première que de croire aux signes sensibles. Or, même si le Christ n’avait pas fait de miracles, comme il était cependant vrai Dieu, il était la Vérité première. Il fallait donc croire à lui, même s’il n’avait pas fait de miracles.

         <2> La grâce d’union est plus grande que la grâce qui rend agréable [à Dieu] [gratia gratum faciens] par l’adoption. Or, les miracles ne démontrent pas suffisamment la grâce qui rend agréable, car, comme on le trouve en Mt 7,22-23, il sera répondu à ceux qui diront : «Seigneur..., nous avons fait des miracles en ton nom : “Je ne vous connais pas”.» Les miracles suffisent donc encore bien moins à démontrer la grâce d’union. Si donc les hommes n’étaient pas tenus de croire au Christ sans miracles, ils n’étaient pas non plus tenus de croire à celui qui affirmait être Dieu en raison des miracles réalisés, ce qui est manifestement faux.

         Réponse. Personne n’est tenu à quelque chose qui dépasse ses forces, sinon de la façon dont cela lui est rendu possible. Or, croire dépasse la puissance naturelle de l’homme. Cela vient donc d’un don de Dieu, selon ce que dit l’Apôtre, Ep 2,8 : C’est par grâce que vous avez été sauvés par la foi, et non par vous-mêmes. Cela est un don de Dieu ; et Ph 1,29 : Il vous a été donné... non seulement de croire en lui, mais de... souffrir pour lui. L’homme est donc tenu de croire selon qu’il est aidé par Dieu à croire.

         Or, quelqu’un est aidé par Dieu à croire de trois manières. Premièrement, par un appel intérieur, dont il est dit en Jn 6,45 : Quiconque a écouté le Père et s’est mis à son école vient à moi, et Rm 8,30 : Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés. Deuxièmement, par l’enseignement et la prédication extérieurs, selon ce que dit l’Apôtre, Rm 10,17 : La foi vient de l’écoute, et l’écoute vient de la parole du Christ. Troisièmement, par des miracles extérieurs ; c’est pourquoi il est dit, en 1Co 14,22, que les signes ont été donnés aux infidèles, afin qu’ils soient incités par eux à la foi.

         Si donc le Christ n’avait pas fait de miracles visibles, d’autres manières d’attirer à la foi, auxquelles les hommes seraient tenus d’acquiescer, seraient néanmoins demeurées. En effet, les hommes étaient tenus de croire à l’autorité de la loi et des prophètes. Ils étaient aussi tenus de ne pas résister à l’appel intérieur, comme Isaïe l’a dit de lui-même : Le Seigneur m’a ouvert l’oreille, et moi je ne l’ai pas contredit ni ne me suis retiré (Is 50,5). Contrairement à Isaïe, il est dit de certains, en Ac 7,51 : Mais vous, vous avez toujours résisté à l’Esprit Saint.

         <1> Dans les oeuvres que le Christ a accomplies parmi les hommes doit être aussi comptée l’incitation intérieure par laquelle il en a attiré certains, comme dit Grégoire dans une homélie, que «le Christ a attiré intérieurement Madeleine par miséricorde, en l’accueillant aussi extérieurement par clémence». Il faut aussi tenir compte de son enseignement, puisque lui-même dit : Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché [Jn 15,22].

         <2> Le Christ pouvait montrer qu’il était législateur, non seulement en faisant des miracles visibles, mais aussi par l’autorité de l’Écriture et par l’incitation intérieure.

         <3> L’incitation intérieure, par laquelle le Christ pouvait se manifester sans miracles extérieurs, relève de la puissance de la Vérité première, qui illumine et enseigne l’homme intérieurement.

         <4> Les miracles visibles sont faits par la puissance divine en vue de confirmer la vérité de la foi. Ainsi, il est dit des apôtres, dans le dernier chapitre de Marc, qu’ils allèrent prêcher partout, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la parole par les signes qui l’accompagnaient (Mc 16,20). Or, les miracles ne sont pas toujours faits pour démontrer la grâce de celui par qui les miracles sont accomplis. Il peut donc arriver que quelqu’un qui n’a pas la grâce qui rend agréable [gratia gratum faciens] accomplisse des miracles. Mais il ne peut arriver que quelqu’un qui annonce une mauvaise doctrine fasse de véritables miracles, qui ne peuvent être accomplis que par la puissance divine. En effet, Dieu rendrait ainsi par eux témoignage à une fausseté, ce qui est impossible. Ainsi donc, comme le Christ se disait égal à Dieu, les miracles qu’il faisait prouvaient cet enseignement qui était le sien. De sorte qu’il était montré par les miracles qu’il faisait que le Christ était Dieu. Mais il n’était pas démontré de Pierre qu’il était Dieu, bien qu’il ait fait les mêmes miracles ou de plus grands, mais, par ceux-ci, il était aussi montré que le Christ était Dieu, parce que Pierre ne se prêchait pas lui-même, mais [prêchait] que le Christ Jésus était Dieu.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement : il semble que les enfants des Juifs doivent être baptisés malgré leurs parents.



         <1> Le lien matrimonial est plus grand que le droit du pouvoir paternel, car le droit du pouvoir paternel peut être rompu par l’homme, lorsque le fils est émancipé de la famille, mais le lien matrimonial ne peut être rompu par l’homme, selon ce que dit Mt 19, 6 : Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! Or, en raison de l’infidélité, le lien matrimonial est rompu. En effet, l’Apôtre dit, 1Co 7,15 : Mais si la partie non croyante veut se séparer, qu’elle se sépare : en effet, dans un tel cas, le frère ou la soeur ne sont pas liés. Et le droit canonique dit que, «si un conjoint incroyant ne veut pas cohabiter sans offenser le Créateur, que l’autre conjoint n’est pas tenu de cohabiter avec lui». À bien plus forte raison le droit du pouvoir paternel est-il donc enlevé pour cause d’incroyance. Ainsi donc, les Juifs infidèles n’ont pas le droit du pouvoir [paternel] sur leurs fils. Leurs fils peuvent donc être baptisés malgré eux.

         <2> Il faut davantage venir au secours d’un homme en danger de mort éternelle qu’en danger de mort temporelle. Or, si quelqu’un voyait un homme en danger de mort temporelle et ne lui portait pas secours, il pécherait. Comme les enfants des Juifs et des autres infidèles sont en danger de mort éternelle, s’ils sont laissés à leurs parents qui les éduquent dans leur infidélité, il semble qu’il faille les leur enlever, les baptiser et les instruire dans la foi.

         <3> Les fils d’esclaves sont esclaves et au pouvoir de leurs seigneurs. Or, les Juifs sont esclaves des rois et des princes. Il en est donc de même de leurs fils. Les rois et les princes ont donc pouvoir de faire ce qu’ils veulent des fils des Juifs. Il n’y aura donc aucune injustice à les baptiser malgré leurs parents.

         <4> Tout homme appartient davantage à Dieu, de qui il tient son âme, qu’à son père charnel, de qui il tient son corps. Il n’est donc pas injuste que les enfants des Juifs soient enlevés à leurs parents charnels et soient consacrés à Dieu par le baptême.

         <5> Le baptême est plus efficace pour le salut que la prédication, car, par le baptême, la souillure du péché et la peine méritée sont immédiatement enlevées, et la porte du ciel est ouverte. Or, si un danger survient par manque de prédication, cela est imputé à celui qui n’a pas prêché, comme on le dit en Ez 3, 18 et 23, 6, à propos de celui qui voit venir une épée et ne sonne pas le cor. À bien plus forte raison, donc, si les enfants des Juifs sont damnés faute de baptême, cela est imputé comme un péché à ceux qui pouvaient les baptiser et ne les ont pas baptisés.

         Cependant, il ne faut faire d’injustice à personne. Or, une injustice serait faite aux Juifs si leurs fils étaient baptisés malgré eux, car ils perdraient le droit du pouvoir paternel sur les fils devenus fidèles. [Leurs enfants] ne doivent donc pas être baptisés malgré eux.

         Réponse. La coutume de l’Église a la plus haute autorité et on doit s’en inspirer en tout, car même l’enseignement des docteurs catholiques tient son autorité de l’Église. Ainsi, il faut plutôt s’en tenir à la coutume de l’Église qu’à l’autorité d’Augustin ou de Jérôme, ou de n’importe quel docteur. Or, jamais l’usage de l’Église n’a été que les enfants des Juifs soient baptisés malgré leurs parents, bien qu’il y ait eu, dans le passé, de nombreux princes catholiques très puissants, Constantin, Théodose et plusieurs autres, dont de très saints évêques étaient proches, comme Silvestre, de Constantin, et Ambroise, de Théodose, qui n’auraient pas manqué de l’obtenir d’eux, si cela avait été conforme à la raison. Pour cette raison, il semble dangereux de reprendre cette affirmation que, malgré la coutume de l’Église observée jusqu’à maintenant, les enfants des Juifs doivent être baptisés malgré leurs parents.

         Et il y a à cela une double raison.

         La première, en raison du danger pour la foi. En effet, si des enfants, qui n’ont pas encore l’usage de la raison, recevaient le baptême, lorsqu’ils seraient parvenus à l’âge adulte, ils pourraient facilement être incités par leurs parents à abandonner ce qu’ils ont reçu par ignorance, ce qui tournerait au détriment de la foi.

         Une autre raison est que cela est contraire à la justice naturelle. En effet, le fils est naturellement quelque chose du père et, au départ, il ne se distingue pas du parent par le corps, aussi longtemps qu’il est contenu dans le sein de sa mère. Mais, par la suite, après qu’il est sorti du sein, avant d’avoir l’usage du libre arbitre, il est confié aux soins de [ses] parents comme dans un sein spirituel. En effet, aussi longtemps que l’enfant n’a pas l’usage de la raison, il n’est pas différent de l’animal sans raison dans ce qu’il fait. De même donc qu’en vertu du droit des gens et du [droit] civil, [le père] est possesseur d’un boeuf ou d’un cheval, de sorte qu’il puisse en user comme bon lui semble comme d’un instrument qui lui appartient, de même, par droit naturel, il se fait que le fils, avant d’avoir l’usage de la raison, est sous la garde de son père. Ce serait donc contre la justice naturelle que l’enfant, avant qu’il n’ait l’usage du libre arbitre, soit soustrait à la garde de ses parents ou qu’on en dispose malgré ses parents. Mais, après qu’il a commencé à avoir l’usage du libre arbitre, [l’enfant] commence à s’appartenir et peut, pour ce qui relève du droit divin ou naturel, prendre soin de lui-même. Et alors, il doit être incité à la foi, non par la coercition, mais par la persuasion, et il peut, même malgré ses parents, consentir à la foi et être baptisé. Mais non pas avant qu’il ait l’usage de la raison. C’est pourquoi il est dit des enfants des pères anciens qu’ils étaient sauvés «dans la foi de leurs parents», par quoi on donne à comprendre qu’il appartient aux parents de voir au salut de leurs enfants, surtout avant qu’ils n’aient l’usage de la raison.

         <1> Dans le lien matrimonial, les deux conjoints ont l’usage du libre arbitre, et les deux peuvent, malgré l’autre, consentir à la foi. Mais cela n’est pas le cas pour l’enfant avant qu’il n’ait l’usage de la raison. Mais après qu’il a l’usage de la raison, la comparaison est valable, s’il veut se convertir.

         <2> On ne doit pas arracher quelqu’un à la mort temporelle à l’encontre d’une disposition du droit civil. Par exemple, si quelqu’un est condamné à mort par celui qui le juge, personne ne doit l’y soustraire d’une manière violente. On ne doit donc pas bouleverser l’ordre du droit naturel, selon lequel le fils est sous la responsabilité de son père, pour libérer [le fils] du danger de mort éternelle.

         <3> Les Juifs sont les esclaves des princes selon un esclavage civil, qui n’exclut pas l’ordre du droit naturel ou divin.

         <4> L’homme est ordonné à Dieu par la raison, par laquelle il peut connaître Dieu. Ainsi, l’enfant, avant qu’il n’ait l’usage de la raison, est ordonné à Dieu, selon un ordre naturel, par la raison de ses parents, aux soins desquels il est naturellement soumis. Et il faut accomplir les choses divines selon que [ceux-ci] en disposent.

         <5> Le danger qui découle d’une prédication omise n’atteint que ceux à qui la charge de prêcher a été confiée. Ainsi, il est dit auparavant dans Ézéchiel, 33, 7 : Je t’ai donné comme veilleur pour les fils d’Israël. Or, il appartient à leurs parents de pourvoir aux sacrements du salut pour les enfants des infidèles. Si leurs enfants subissent un préjudice pour leur salut, c’est donc [leurs parents] que le danger menace pour les avoir soustraits aux sacrements.



<Article 3 £[8]> Troisièmement : il semble qu’en raison de la coutume, certains soient exemptés de devoir acquitter les dîmes.



         En effet, recevoir les dîmes est plus que ne pas les donner. Or, en raison de la coutume, dans certaines régions, des chevaliers reçoivent les dîmes, et cela est toléré par l’Église. À bien plus forte raison, en raison de la coutume, certains sont donc exemptés d’acquitter les dîmes et ne sont pas tenus de les acquitter.

         Cependant, le droit divin n’est pas aboli par une coutume contraire. Or, les dîmes sont dues par droit divin. Le devoir d’acquitter les dîmes n’est donc pas aboli par une coutume contraire[3]. Les hommes sont donc tenus d’acquitter les dîmes, nonobstant une coutume contraire.

         Réponse. Ce qui est de droit positif est aboli par une coutume contraire. Mais ce qui est de droit naturel ou de droit divin ne peut être aboli par aucune coutume contraire. En effet, il ne peut arriver qu’en vertu d’une quelconque coutume, il soit permis de voler ou de commettre l’adultère. Il faut donc examiner, à propos de la question posée, si acquitter les dîmes est de droit divin ou de droit positif humain.

         Or, le droit divin est contenu dans le Nouveau et l’Ancien Testaments. À coup sûr, dans le Nouveau Testament, aucun précepte n’a été donné à propos du paiement des dîmes, je veux dire, dans l’enseignement évangélique et apostolique. En effet, ce qui est dit en Mt 23,23, à propos de l’acquittement des dîmes : Il fallait faire ceci sans omettre cela, et ce que dit le pharisien en Lc 18,12 : Je donne la dîme de tout ce que je possède, semble se rapporter davantage à l’état de l’Ancien Testament qu’à imposer la forme de l’observance du Nouveau Testament. Or, dans l’Ancien Testament, il y avait trois genres de préceptes : en effet, certains étaient des préceptes moraux, d’autres, [des préceptes] judiciaires, et d’autres [des préceptes] cérémoniels. Les préceptes moraux sont ceux qui sont inscrits dans la raison naturelle et auxquels les hommes sont tenus en tout temps, comme : Honore ton père et ta mère. Tu ne commettras pas l’adultère. Tu ne voleras pas, etc. — Les préceptes judiciaires sont ceux qui s’appliquaient selon les jugements, par exemple, si quelqu’un a volé une brebis, il doit en rendre quatre. Les préceptes de ce genre ne sont pas inscrits dans la nature. En effet, la raison naturelle ne prescrit pas que celui qui vole une brebis en rende quatre plutôt que trois ou cinq, mais cela est déterminé par les préceptes de ce genre. Selon le précepte moral, en effet, la raison naturelle prescrit que celui qui vole soit puni, mais qu’il soit puni de telle peine, cela est déterminé par un précepte judiciaire. — Les préceptes cérémoniels de l’ancienne loi sont ceux qui se rapportent à l’observance du culte divin, et ils sont destinés à être les figures de quelque chose à venir, comme l’immolation de l’agneau pascal était la figure de la mort du Christ.

         Il faut donc examiner si le précepte concernant l’acquittement des dîmes est [un précepte] moral, judiciaire ou cérémoniel. S’il est [un précepte] moral, tous y sont tenus en tout temps, nonobstant la coutume contraire. Mais cela ne semble pas être le cas, car la raison naturelle ne prescrit pas qu’un homme donne aux ministres de Dieu la dixième plutôt que la neuvième ou la onzième partie. — S’il s’agit d’un précepte judiciaire, tous ne seraient pas tenus d’acquitter les dîmes, puisque tous ne sont pas tenus de juger selon les ordonnances inscrites dans la loi ancienne, car ces préceptes judiciaires ont été donnés spécialement à ce peuple [Israël], en prenant en compte les conditions où il se trouvait. En effet, tout ne convient pas à tous. — S’il s’agit d’un précepte cérémoniel, non seulement n’obligerait-il pas, mais le fait de l’observer conduirait même au péché. En effet, quelqu’un pécherait en immolant l’agneau pascal, car, après l’avènement de la vérité, les figures ont cessé.

         Il faut donc dire que, de même des maîtres anciens ont dit que certains préceptes de la loi sont purement moraux, comme : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, et certains sont purement cérémoniels, comme l’immolation de l’agneau pascal et la circoncision, certains sont intermédiaires, moraux sous un aspect, et cérémoniels sous un autre, comme le précepte sur l’observance du sabbat est moral en ce qu’un certain temps soit consacré au repos afin de se consacrer aux réalités divines (en effet, cela relève de la raison naturelle), mais que le septième jour y soit consacré, cela relève d’une décision de Dieu en raison d’une figure : cela est donc cérémoniel. Ainsi, le précepte sur l’acquittement des dîmes est donc moral sous un aspect, à savoir que ceux qui se consacrent entièrement au service de Dieu soient entretenus par des contributions du peuple, comme ceux qui servent dans d’autres fonctions sont entretenus par le peuple. Et c’est de cette façon que ce précepte est proposé dans le Nouveau Testament. En effet, le Seigneur dit, Mt 10,10 : L’ouvrier est digne d’être nourri, et l’Apôtre dit, 1Co 9,13, que le Seigneur a ordonné que ceux qui annoncent l’évangile, vivent de l’évangile, et ceux qui assurent le service de l’autel, vivent de l’autel. Mais, pour ce qui est du montant précis de la dîme, cela ne relève pas du droit naturel et n’est pas un précepte moral, mais cérémoniel, pour autant que cela se rapporte à une figure du Christ ; ou bien, cela est judiciaire, pour autant que cela convient à ce peuple, chez qui, étant donné le grand nombre de ministres, une telle tarification était nécessaire pour l’entretien des ministres de Dieu.

         Ainsi donc, le fait général d’entretenir les ministres de Dieu pour ce qui est nécessaire à la vie est de droit divin en tant que précepte moral, et cela relève du droit naturel. Mais il appartient à tout dirigeant qui peut légiférer de préciser le droit naturel commun par un droit positif. En effet, le droit positif n’est rien d’autre qu’une détermination du droit naturel. Ainsi, le droit naturel prévoit qu’un malfaiteur soit puni, mais qu’il soit puni de telle peine, cela est déterminé par le droit positif. Parce que l’Église a le pouvoir de légiférer pour ce qui concerne le culte de Dieu, le tarif de ce qui doit être donné aux ministres de Dieu par le peuple a pu être déterminé par une décision de l’Église et, afin qu’il y ait une certaine concordance entre le Nouveau et l’Ancien Testament, l’Église a décidé que le tarif de l’Ancien Testament serait observé sous le Nouveau. Ainsi, tous seraient tenus [d’acquitter] les dîmes. Mais l’Église pourrait décider qu’un tarif plus élevé ou plus faible serait justifié, par exemple, qu’on doive donner le huitième ou le douzième, comme est donné le dixième.

         Il est donc clair qu’aucune coutume contraire ne délie un homme de l’obligation d’acquitter les dîmes, parce que cette obligation est fondée sur le droit divin et sur le droit naturel. Si l’Église l’exige, les hommes sont donc toujours tenus d’acquitter les dîmes, même à l’encontre d’une coutume contraire. Et, dans les régions où la coutume est d’acquitter les dîmes, cette coutume même impose pour ainsi dire les dîmes ; ainsi, celui qui ne les acquitterait pas pécherait. Mais, dans les régions où ce n’est pas une coutume commune de donner les dîmes et où l’Église ne le demande pas, il semble que l’Église remette [cette obligation], puisqu’elle feint l’ignorance. Ainsi, les hommes de ces régions ne pèchent pas en ne donnant pas les dîmes. En effet, il serait dur de dire que tous les hommes d’Italie ou des régions orientales seraient damnés parce qu’ils n’acquittent pas les dîmes. Et l’on peut tirer argument de l’Apôtre, à qui était dû ce qui était nécessaire à la vie de la part de ceux à qui il prêchait, mais qui ne l’acceptait cependant pas ; cependant, ceux qui ne le lui donnaient pas ne péchaient pas, autrement il aurait mal agi en ne l’acceptant pas, surtout qu’il dit lui-même, Ac 20,27 : Car je ne me suis pas dérobé pour vous annoncer tout le dessein de Dieu. Mais l’Apôtre n’exigeait pas ce qui lui était dû afin de ne pas faire obstacle à l’évangile, comme il le dit lui-même. Ainsi, les dirigeants des églises n’agiraient pas bien s’ils exigeaient les dîmes dans les régions où on n’a pas coutume de les donner, s’ils avaient une raison probable de croire qu’un scandale en sortirait.

         À propos de ce qui était objecté en sens contraire, il faut dire que les chevaliers qui perçoivent les dîmes dans certaines régions n’ont pas le droit de percevoir les dîmes. En effet, cela est une dette spirituelle envers les ministres de Dieu, et ne revient donc pas à une personne laïque. Mais les choses temporelles qui sont exigées par le droit ont été données par concession de l’Église à certains chevaliers pour certains services qu’ils ont rendus à l’Église, comme l’Église peut renoncer au produit de la dîme, mais ne renonce pas au droit d’exiger les dîmes et ne supprime pas l’obligation de les donner.



<Question 5> £[Sur des réalités humaines]



         Ensuite, on a posé des questions sur ce qui se rapporte aux vertus à propos de réalités humaines.

         À ce propos, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce que le fils est obligé d’obéir à ses parents charnels pour les questions indifférentes ? Deuxièmement, est-ce que le vendeur est obligé de révéler à l’acheteur un vice de la chose vendue ?



<Article 1 £[9]> Premièrement : il semble que le fils soit obligé d’obéir à ses parents charnels en toutes choses.



         <1> Il est écrit en Dt 21,18-21 : Si un homme a engendré un fils dévoyé et indocile, qui ne veut écouter la voix ni de son père ni de sa mère..., les gens de la ville le lapideront. Or, une telle peine ne serait pas infligée s’il n’avait pas péché gravement en n’obéissant pas. Les fils sont donc obligés d’obéir à leurs parents charnels en toutes choses.

         <2> L’Apôtre dit, en Col 3,20 : Enfants, obéissez en tout à vos parents.

         <3> Il n’est jamais permis d’enfreindre les préceptes moraux affirmatifs, bien qu’ils n’obligent pas toujours. Or, honorer ses parents est un précepte moral affirmatif. Il n’est donc jamais permis d’être irrespectueux envers un parent, ce que serait le fait de ne pas obéir à son commandement. Le fils est donc tenu d’obéir en tout à ses parents.

         Cependant, il ne faut pas moins obéir aux pères spirituels qu’aux [pères] charnels, mais davantage, comme le dit l’Apôtre, He 12,9. Or, les sujets ne sont pas tenus d’obéir aux pères spirituels pour les choses indifférentes : en effet, «les religieux qui professent l’obéissance ne sont tenus d’obéir à leurs supérieurs que pour les choses qui sont selon la règle», comme Bernard le dit dans le livre Sur la dispense et le précepte. Les fils ne sont donc pas non plus tenus d’obéir à leurs parents charnels pour les choses indifférentes.

         Réponse. Puisque l’obéissance est due au supérieur, la dette de l’obéissance s’étend à ce sur quoi porte le droit du supérieur. Or, le père charnel a d’abord un droit comme supérieur sur son fils pour ce qui concerne le comportement domestique. En effet, le père de famille est dans sa maison comme le roi dans son royaume. Ainsi, comme les sujets du roi sont tenus d’obéir au roi pour ce qui se rapporte au gouvernement du royaume, de même les fils et les autres membres de la maison sont-ils tenus d’obéir au père de famille pour ce qui se rapporte à l’administration de la maison. En deuxième lieu, [ils sont tenus d’obéir] pour ce qui concerne la discipline des moeurs. C’est ainsi que l’Apôtre dit, He 12,9 : Nous avions comme maîtres nos pères selon la chair et nous leur obéissions. En effet, le père doit au fils <non seulement la nourriture>, mais aussi l’enseignement, comme le dit le Philosophe. Le fils est donc tenu d’obéir à son père charnel pour ces choses, et non pour les autres.

         <1> Moïse parle en cet endroit de l’ordre paternel qui se rapporte à la discipline des moeurs. C’est pourquoi il est dit au même endroit : Il refuse d’écouter nos avertissements, il s’adonne aux beuveries, à la luxure et aux banquets.

         <2> L’Apôtre dit qu’il faut obéir à ses parents en toutes choses auxquelles s’étend de droit du supérieur.

         <3> Il ne manifeste pas d’irrespect envers celui qui ordonne s’il ne lui obéit pas pour ce à quoi il n’est pas tenu d’obéir.



<Article 2 £[10]> Deuxièmement : il semble que le vendeur n’est pas tenu de révéler à l’acheteur un vice de la chose vendue.



         <1> Selon les lois civiles, le vendeur et l’acheteur peuvent se berner l’un l’autre. Or, aucune tromperie ne pourrait avoir lieu si le vendeur était tenu de révéler à l’acheteur un vice de la chose vendue. Il n’est donc pas tenu [de le révéler].

         <2> On disait que les lois ne parlent pas selon le for de la conscience, dont nous parlons ici, mais selon le for judiciaire. — Mais, à l’encontre de cela, selon le Philosophe, dans Éthique, II, «l’intention du législateur est de rendre les citoyens bons». Ce qui est permis selon les lois n’est donc pas contraire à la vertu, et n’est donc pas contraire à la conscience.

         Cependant, <1> selon les lois civiles, si quelqu’un vend un animal malade, il est responsable du défaut. Il était donc obligé de révéler le défaut.

         <2> Tullius [Cicéron] dit, dans le livre Sur les offices, qu’«il incombe à la fonction d’un homme bon de dire à un acheteur la raison pour laquelle une chose serait vendue à un prix moindre». Or, le vice de la chose vendue est de cette nature. Le vendeur est donc tenu de révéler à l’acheteur le vice de la chose vendue.

         Réponse. Quelque chose incombe à l’homme bon à quoi les hommes ne sont pas tenus, comme il incombe à l’homme bon de partager ses biens avec son ami avec générosité, bien qu’il n’y soit pas tenu. Cependant, quelque chose incombe à l’homme bon à quoi il est tenu, à savoir, de rendre à quelqu’un ce qui est juste, car c’est un acte de justice de rendre à quelqu’un ce qui lui est dû. Ainsi, tout vendeur est tenu de faire une vente juste, et non de faire une vente généreuse en diminuant le juste prix. Or, la justice est une certaine égalité, comme il est dit en Éthique, V. Une juste vente est donc celle où le prix accepté par le vendeur est égal à la chose vendue ; mais une [vente] injuste [est celle] où [le prix] n’est pas égal, mais [où le vendeur] reçoit plus. Si donc le vice de la chose vendue donne une valeur moindre à la chose que le prix fixé par le vendeur, cette vente sera injuste : [le vendeur] pèche donc en cachant le vice. Mais si [le vice] ne donne pas une valeur moindre que le prix fixé, parce que le vendeur fixe peut-être un prix moindre en raison d’un vice, alors [le vendeur] ne pèche pas en taisant le vice, car la vente n’est pas injuste, et cela lui causerait peut-être un dommage s’il révélait le vice, parce que l’acheteur voudrait obtenir la chose pour un prix moindre que ce qu’elle vaudrait. Toutefois, [le vendeur] agirait avec générosité s’il méprisait son propre dommage pour donner satisfaction à la volonté d’un autre, bien qu’il n’y soit pas tenu.

         <1> Par ce que dit la loi, on n’entend pas qu’il soit simplement permis au vendeur de tromper l’acheteur ou inversement ; mais elle dit que quelque chose est permis selon la loi lorsque ce n’est pas puni par la loi, comme, dans la loi ancienne, la lettre de divorce était permise.

         <2> Les préceptes de la loi mènent à la vertu parfaite. Cependant, les actes de la vertu parfaite ne tombent pas sous le précepte de la loi humaine, mais [celle-ci] interdit certaines choses plus graves, afin que progressivement les hommes, éloignés du mal, s’exercent par eux-mêmes aux vertus. Mais [la loi] permet certains péchés mineurs en n’infligeant pas de peines pour eux, car la société humaine n’existe pas facilement sans eux. Et c’est sur ce genre de choses que porte la tromperie qui survient entre les vendeurs et les acheteurs, car «le plus grand nombre veut acheter à bon marché et vendre cher», comme Augustin le dit dans le livre Sur la Trinité.

         <1> Quant à ce qui objecté en premier lieu en sens contraire, il faut dire que cela doit s’entendre de la maladie d’un animal qui donne à l’animal une valeur moindre que le prix auquel il est vendu.

         <2> À [ce qui est objecté en second lieu], il faut dire que, pour cette raison, Tullius [Cicéron] dit que l’homme bon ne tait pas le vice de la chose vendue, car il n’incombe pas à [cet] homme de tromper quelqu’un. Or, il n’y a pas tromperie si ce qui est tu à propos de la chose vendue ne rend pas la valeur de la chose moindre que le prix qui est reçu pour elle.



<Question 6> £[Sur l’homme, à propos des péchés]



         Ensuite, on a posé des questions au sujet des péchés.

         À ce propos, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce un péché que de désirer la fonction de supérieur ? Deuxièmement, est-ce que c’est un péché pour un prédicateur d’avoir l’oeil sur un bien temporel ?



<Article 1 £[11]> Premièrement : il semble que ce soit un péché de désirer la fonction de supérieur.



         <1> En effet, il ne semble pas que puisse être désiré sans péché ce qui n’existait pas dans l’état de nature <non corrompue>, mais seulement [ce qui existait] dans l’état de nature corrompue. Or, la fonction de supérieur n’existait pas dans l’état de nature non corrompue, mais elle a commencé à exister après le péché, lorsqu’il a été dit à la femme : Tu seras soumise au pouvoir de l’homme. C’est donc un péché de désirer la fonction de supérieur.

         <2> Notre désir doit porter sur ce qui relève de l’état de la gloire à venir. Or, dans l’avenir, toute fonction de supérieur cessera, comme le dit la Glose à propos de 1Co 15,24. C’est donc un péché de désirer la fonction de supérieur.

         Cependant, il est dit en 1Tm 5,17 : Que les anciens qui dirigent bien soient dignes d’un double honneur. Or, ce n’est pas un péché de désirer ce à quoi est dû un honneur : celui-ci n’est dû qu’à la vertu. Ce n’est donc pas un péché de désirer la fonction de supérieur.

         Réponse. Augustin résout cette question dans La cité de Dieu, XIX, où il dit qu’«il ne convient pas de désirer un poste supérieur, sans lequel le peuple ne peut être dirigé, même s’il... est exercé comme il convient».

         La raison en est que celui qui désire la fonction de supérieur est soit orgueilleux, soit injuste. En effet, c’est une injustice que quelqu’un veuille recevoir plus d’honneur ou de pouvoir, ou quelque bien de ce genre, s’il n’est pas digne d’[un honneur et d’un pouvoir] plus grands, comme il est dit en Éthique, V. Mais que quelqu’un estime qu’il est plus digne de la fonction de supérieur que tous ceux à l’égard desquels il reçoit la fonction de supérieur, cela relève de l’orgueil et de la présomption. Il est donc clair que quiconque désire la fonction de supérieur est soit injuste, soit orgueilleux.

         Ainsi donc, personne ne doit parvenir à la fonction de supérieur de son propre désir, mais seulement selon le jugement de Dieu, selon ce que dit l’Apôtre, He 5,4 : Nul ne s’arroge un honneur, sauf celui qui est appelé par Dieu, comme Aaron. Toutefois, quelqu’un peut légitimement désirer être digne de la fonction de supérieur ou des oeuvres d’un bon supérieur, auxquelles l’honneur est dû.

         <3> La réponse au dernier argument est ainsi claire.

         <1> et <2> Mais les deux premiers arguments ne vont pas vraiment à l’encontre [de ce qui a été dit], car on peut légitimement désirer même ce qui ne relevait pas de l’état d’innocence et ce qui ne fera pas partie de l’état de gloire, comme être soumis, faire pénitence et les choses de ce genre. Bien que la fonction de supérieur ait existé sous un aspect dans l’état d’innocence et existera dans l’état de gloire, à savoir, pour ce qui est de la supériorité du degré et du gouvernement ou de la direction, mais non pour ce qui est la sujétion imposée.



<Article 2 £[12]> Deuxièmement : il semble que ce soit un péché pour le prédicateur d’avoir l’oeil sur les biens temporels.



         En effet, il est dit en Lc 12, 31 : Cherchez d’abord le royaume de Dieu (selon la Glose : «les biens éternels»), et tout le reste vous sera donné en surcroît. La Glose [dit] : Même à ceux qui ne [le] recherchent pas.Il n’est donc pas permis au prédicateur d’avoir un oeil sur les biens terrestres.

         Cependant, il est dit en 1 Co 9, 10 : Celui qui laboure doit labourer dans l’espérance. La Glose [ajoute] : «... des biens temporels». Il est donc permis au prédicateur, dont il est question en cet endroit, d’avoir un oeil sur les réalités terrestres.

         Réponse. On peut avoir un oeil sur les biens terrestres de deux manière : d’une première manière, comme sur une récompense ou un profit, et ainsi il n’est pas permis au prédicateur d’avoir l’oeil sur les biens terrestres, car il rendrait ainsi l’évangile vénal ; d’une autre manière, comme sur un salaire à la subsistance, et ainsi il est permis au prédicateur d’avoir un oeil sur les choses terrestres. Ainsi, en 1 Tm 5, 17, sur ces mots : Les anciens qui assurent bien la présidence, une glose d’Augustin dit : «Accepter ce qui est nécessaire pour vivre, cela relève de la nécessité ; le donner, cela relève de la charité. Cependant, l’évangile n’est pas vénal au point <d’être> prêché pour ces choses. Si on le vend ainsi, on vend une grande chose à vil prix. Qu’ils reçoivent donc du peuple ce qui est nécessaire à leur entretien, mais du Seigneur, la récompense de leur service.»

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 7> £[Sur l’homme, à propos des peines]



         Ensuite, on a posé des questions sur les peines pour les péchés : premièrement, sur les peines elles-mêmes ; deuxièmement, sur la rémission des peines.

         À propos du premier point, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce que l’âme séparée peut souffrir du feu corporel ? Deuxièmement, est-ce que, de deux [hommes] qui méritent la même peine, l’un demeurera plus longtemps au purgatoire que l’autre ?



<Article 1 £[13]> Premièrement : il semble que l’âme séparée du corps puisse souffrir du feu corporel.



         <1> Selon le Philosophe, «ce qui n’est pas en contact n’agit pas». Or, le feu corporel n’est pas en contact avec l’âme séparée du corps, puisque [celle-ci] n’a pas de limites corporelles. Or, «les choses qui sont en contact ont des limites communes». L’âme séparée ne souffre donc pas du feu corporel.

         <2> De plus, les choses qui sont exposées l’une à l’autre peuvent être converties réciproquement. Or, l’âme ne peut être convertie en feu corporel ni inversement. L’âme ne peut donc être exposée au feu corporel.

         <3> De plus, Bernard dit que «rien ne brûle en enfer que la volonté propre». Or, la volonté propre, puisqu’elle est quelque chose de spirituel, ne peut être la matière du feu corporel. L’âme séparée du corps ne peut donc pas souffrir du feu corporel.

         Cependant, ce qui est dit en Is 56, 24 : Leur feu ne s’éteindra pas, s’oppose à cela.

         Réponse. On peut subir [pati] de multiples manières. D’une manière, on dit que subir est la même chose que recevoir : en ce sens, sentir et penser est une manière de subir. De cette façon, l’âme unie au corps subit les choses corporelles en sentant et en penser. Mais que l’âme séparée puisse subir de cette manière les choses corporelles, cela est une autre question, car certains disent que l’âme séparée du corps, et même l’ange, peut recevoir la connaissance à partir des choses corporelles. Mais, si cette opinion était vraie, subir en sentant et en pensant serait être perfectionné, et non être puni, si ce n’est par accident, pour autant que ce qui est senti ou pensé s’oppose à la volonté. Or, le sentir et le penser mêmes, considérés en eux-mêmes, n’ont pas le caractère de peine.

         D’une autre façon, on parle de subir au sens propre lorsque ce qui agit s’oppose à ce qui subit, au sens où nous disons que nous souffrons lorsque quelque chose de contraire à notre nature ou à notre volonté nous arrive. Et en ce sens, la maladie et la tristesse sont appelées des passions.

         Or, une telle «passion» peut exister de deux manières. Selon une première manière, par la réception d’une forme contraire, comme l’eau est soumise au feu pour autant que celui-ci la réchauffe et que sa qualité naturelle est ainsi diminuée. De cette manière, l’âme séparée ne peut souffrir du feu corporel, parce qu’elle ne peut pas être réchauffée ni changée de quelque manière que ce soit par le feu corporel. D’une autre manière, on dit que tout ce qui est empêché dans son propre mouvement ou [sa propre] inclination subit, comme si nous disions qu’une pierre qui tombe subit lorsqu’elle est empêchée de parvenir plus bas, et comme nous disons qu’un homme subit, lorsqu’il est détenu ou attaché pour qu’il n’aille pas où il veut. Et ainsi, par mode d’un certain lien, l’âme souffre du feu corporel, comme le dit Augustin dans La cité de Dieu, XXI.

         En effet, il n’est pas contraire à la nature de l’esprit d’être lié au corps, puisque nous voyons que l’âme est naturellement liée au corps pour lui donner vie. Les démons aussi, par le pouvoir de la nécromancie, sont liés au pouvoir des démons supérieurs par certaines images ou certaines autres choses. Encore bien davantage, les esprits peuvent-ils être ainsi liés au feu corporel par la puissance divine, «non pas pour donner la vie, mais pour recevoir une peine», comme le dit Augustin.

         Mais parce que ce qui a une puissance inférieure ne peut par sa propre puissance lier ce qui a une puissance plus grande, c’est pourquoi aucun corps ne peut lier un esprit, qui a une plus grande puissance, que par une puissance supérieure. Pour cette raison, on dit que le feu corporel agit sur l’âme séparée, non par sa puissance propre, mais pour autant qu’il est «l’instrument de la vengeance de la justice divine».

         <1> Le feu atteint l’âme non par un contact dimensionnel, qui relève des limites quantitatives, mais plutôt par un contact de puissance, non pas de la sienne, mais de celle qu’il a comme instrument de la justice divine.

         <2> Cet argument repose sur la «passion» qui vient de la réception d’une forme contraire.

         <3> On dit que la volonté propre brûle en enfer parce qu’elle mérite de brûler.



<Article 2 £[14]> Deuxièmement : il semble que, de deux £[hommes] qui méritent une peine égale, l’un ne puisse être libéré du purgatoire plus rapidement que l’autre.



         <1> En effet, le jugement après la mort n’est pas le fait de l’homme mais de Dieu, qui juge selon la vérité, comme il est dit dans Rm 2, 2. Or, il serait contraire à la vérité du jugement que soit infligée à l’un des deux qui méritent une peine égale une peine du sens plus grave qu’à l’autre. Or, le retard de la gloire est une plus grande peine que l’acuité de la peine du sens, comme le dit Chrysostome [en commentant] Matthieu : «Être privé de la vision de Dieu est une plus grande peine que n’importe quelle peine sensible.» L’un de ceux qui méritent une peine égale ne souffrira donc pas d’un plus grand retard de la gloire que l’autre qui serait libéré plus rapidement.

         <2> Selon Augustin, «on appelle mal ce qui nuit». Or, «nuit ce qui enlève un bien». Or, le retard de la gloire enlève un plus grand bien, à savoir, un bien incréé. Il est donc un plus grand mal. [On aboutit donc à la même conclusion] que plus haut.

         Cependant, <3> le Maître dit, dans Sentences, IV, d. 45, que celui pour qui sont faits de nombreux suffrages est libéré plus rapidement des peines du purgatoire. Or, il arrive que, pour un de ceux qui méritent une peine égale, des suffrages plus nombreux soient faits que pour l’autre. L’un sera donc libéré plus rapidement que l’autre.

         <4> De plus, à la fin du monde, certains auront certaines choses qui doivent être consumées, dont le retard [à obtenir] la gloire ne sera pas aussi grand que pour ceux qui emportent maintenant les choses à consumer au purgatoire, car «le délai entre [leur] mort et [leur] résurrection sera court», comme le dit Augustin. Donc, pour la même raison, parmi ceux qui emportent des choses égales à consumer, l’un peut attendre la gloire plus longtemps qu’un autre, qui est libéré plus rapidement de [ses] peines.

         Réponse. Cette question repose sur la puissance des suffrages : est-ce que les suffrages faits pour quelqu’un valent plus pour la libération de celui-là seul pour qui ils sont faits, ou aussi pour d’autres ?

         À ce sujet, certains ont dit que [les suffrages] ne valent pas plus pour celui-ci que pour les autres, qu’au contraire ils valent davantage pour les autres, si ceux-ci sont mieux disposés à recevoir la puissance agissante des suffrages. Et ils donnent un exemple : si on allume une chandelle dans une maison pour un riche, elle éclaire tous ceux qui se trouvent dans la maison, et peut-être d’autres encore plus, s’ils ont une vision plus claire. Et selon cette opinion, de deux hommes qui sont retenus au purgatoire pour des fautes égales, l’un peut être libéré plus rapidement que l’autre.

         Mais je ne tiens pas cette opinion pour vraie. La raison en est que le suffrage de l’un vaut pour un autre pour deux raisons. Premièrement, en raison de l’unité de la charité, car tous ceux qui sont dans la charité sont comme un seul corps, et ainsi le bien de l’un rejaillit sur les autres, comme la main dessert tout le corps, et de même tout membre du corps ; et ainsi, tout bien fait par quelqu’un vaut pour tous ceux qui sont dans la charité, selon ce que dit le psaume : Je fais partie de tous ceux qui te craignent et gardent tes commandements (Ps 118,63). Deuxièmement, selon que par l’intention de l’un, son acte est reporté sur un autre ; par exemple, si quelqu’un acquitte une dette pour un autre, cela est considéré comme la même chose que si celui pour qui elle est acquittée l’avait acquittée. De la première manière, l’oeuvre bonne a valeur de mérite, dont la racine est la charité. Mais, selon la seconde manière, l’oeuvre de l’un vaut pour un autre par mode de satisfaction, pour autant que quelqu’un peut satisfaire pour un autre, s’il en a l’intention, et c’est une telle valeur qui est prise en compte dans les suffrages, qui sont accomplis afin que par eux les hommes soient libérés de la dette de la peine.

         Ainsi donc, il faut dire que, de cette manière, les suffrages ne valent que pour ceux pour qui ils sont accomplis. De cette manière, si sont accomplis de nombreux suffrages pour quelqu’un, il est libéré plus rapidement de la peine du purgatoire que d’autres pour lesquels ils ne sont pas accomplis, même s’ils avaient commis des péchés égaux. Il faut toutefois reconnaître que les suffrages qui sont accomplis pour l’un valent pour tous, dans la mesure où tous ceux qui les connaissent se réjouissent par charité des [oeuvres] bonnes qui sont accomplies par charité. Et, de cette manière, il est vrai que les suffrages ont plus de valeur pour ceux pour qui ils ne sont pas accomplis, s’ils ont une plus grande charité.

         <1> À proprement parler, la peine de carence de la vision divine n’est due pour le péché véniel ni de manière absolue ni de manière temporaire, puisqu’il ne comporte pas d’aversion de Dieu. Mais il arrive par accident que la vision de Dieu soit retardée à cause d’eux, parce que, aussi longtemps que [ceux qui les ont commis] méritent une peine, ils ne peuvent participer au bonheur le plus élevé, qui consiste dans la vision de Dieu. Mais la justice concerne la peine que le péché mérite de soi, et non pas celle qui en découle par accident.

         <2> Et, par cela, la solution du deuxième argument est claire.

         <3> Nous acceptons le troisième [argument].

         <4> De même pour le quatrième. Cependant, ceux qui se trouveront vivants à la fin du monde auront peu de choses à consumer, après avoir été purifiés au préalable par les tribulations précédentes. Il pourra aussi arriver que l’acuité de la peine compense la faible durée de la peine chez les autres.



<Question 8> £[Sur la rémission des peines]



         Ensuite, on a posé des questions sur deux choses. Premièrement, est-ce que le péché contre l’Esprit Saint est irrémissible ? Deuxièmement, est-ce que le croisé qui meurt avant de se mettre en route pour aller outre-mer obtient l’indulgence plénière de ses péchés ?



<Article 1 £[15]> Premièrement : il semble que le péché contre l’Esprit Saint ne soit pas irrémissible.



         En effet, il n’existe qu’une seule dignité et majesté du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Or, le péché contre le Fils n’est pas irrémissible. En effet, il est dit en Mt 12, 32 : Quiconque aura parlé contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis. Le péché contre l’Esprit Saint n’est donc pas irrémissible.

         Cependant, il y a ce qui est dit au même endroit : Celui qui aura parlé contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas remis, ni en ce siècle ni [dans le siècle] à venir.

         Réponse. Certains ont parlé du péché contre l’Esprit Saint de trois manières.

         En effet, les docteurs antérieurs à Augustin ont pensé que le péché contre l’Esprit Saint est le blasphème prononcé contre l’Esprit Saint ou contre ses oeuvres, ou même contre la divinité de Dieu, Père et Fils, car même le Père et le Fils, selon qu’on entend d’une manière commune <le mot d’esprit, sont esprit> : Dieu est esprit, comme il est dit en Jn 4, 24. Or, ils entendent le péché contre le Fils de l’homme comme le blasphème contre le Christ selon [sa] nature humaine. Et les Juifs péchaient des deux manières contre le Christ : en effet, ils péchaient d’une première manière contre lui en attribuant au prince des démons les miracles que [le Christ] accomplissait par le Saint-Esprit et par la puissance de sa divinité ; ils péchaient contre lui de la seconde manière en disant : Voilà un glouton, un ivrogne et... un ami des publicains ! comme il est dit en Mt 11, 19. [Le Christ] dit que ce second blasphème est rémissible parce qu’ils avaient une excuse du fait de la faiblesse de la chair qu’ils voyaient dans le Christ ; mais il dit que l’autre blasphème est irrémissible parce qu’ils n’avaient aucune excuse, puisqu’ils voyaient des indices clairs du Saint-Esprit et de la divinité. Pour cette raison, selon Chrysostome, ce blasphème n’a pas été remis à ceux qui y persévéraient, ni dans ce siècle ni dans [le siècle] à venir, parce que, dans ce siècle, ils ont été punis pour lui par les Romains, et dans [le siècle] à venir, ils sont torturés dans l’enfer.

         Mais, selon Augustin, la rémission des péchés est attribuée au Saint-Esprit, qui est la charité du Père et du Fils. Celui-là donc pèche, blasphème ou s’exprime contre le Saint-Esprit dans son coeur, par sa bouche ou son comportement, qui fait cela par impénitence jusqu’à la fin de sa vie, de sorte qu’il ne reçoive pas la rémission de ses péchés. Et alors, il est clair que ce péché contre le Saint-Esprit n’est remis ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir.

         Mais les docteurs modernes ont dit que, parce que la puissance est attribuée au Père, la sagesse au Fils et la bonté au Saint-Esprit, le péché par faiblesse est un péché contre le Père, le péché par ignorance est un péché contre le Fils, et le péché par malice certaine est un péché contre le Saint-Esprit. Ainsi donc, parce que l’ignorance ou la faiblesse excusent le péché en totalité ou en partie, ils disent que le péché contre le Père ou contre le Fils est remis, parce que la faute fait totalement défaut ou parce que la faute est diminuée. Mais la malice n’excuse pas le péché : elle l’aggrave plutôt. C’est pourquoi le péché contre le Saint-Esprit n’est remis ni en totalité ni en partie, parce qu’il n’a en lui-même aucune raison d’être pardonné, par laquelle la faute est diminuée. Et s’il est jamais remis, cela est plutôt le fait de la miséricorde de Dieu qui remet, qui guérit aussi les maladies incurables, que de la rémissibilité du péché.

         Par cela, la solution aux objections est claire.



<Article 2 £[16]> Deuxièmement : il semble que le croisé qui meurt avant de s’être mis en route obtient l’indulgence plénière pour ses péchés.



         <1> En effet, pour qu’une indulgence s’applique à quelqu’un, il faut qu’il soit vraiment repentant et se confesse, comme cela est dit dans la lettre papale. Or, le croisé qui meurt avant de s’être mis en route obtient tout ce qui est requis selon le contenu de la lettre sur la réception de l’indulgence plénière pour les péchés. Il la reçoit donc pleinement.

         <2> De plus, seul Dieu remet les péchés pour ce qui est de la faute. Lorsque le pape accorde une indulgence pour tous les péchés, cela ne se rapporte donc pas à la faute, mais à l’ensemble des peines. Ainsi, celui qui prend la croix conformément à la lettre papale ne subira aucune peine pour ses péchés, et s’envolera donc aussitôt [au ciel], puisqu’il a obtenu la pleine rémission de ses péchés.

         Cependant, <3> Augustin dit, dans Sur la Trinité, XV, que ce n’est pas la même chose de retirer une flèche et de guérir une blessure. En effet, la flèche du péché est retirée par la rémission du péché, mais la blessure est guérie par la restauration de l’image [de Dieu], qui se réalise par les oeuvres de satisfaction. Or, le croisé qui décède avant de s’être mis en route n’a fait aucun effort pour restaurer l’image [de Dieu]. La blessure n’est donc pas encore guérie, et il ne pourra ainsi parvenir immédiatement à la gloire avant d’avoir subi les peines du purgatoire.

         <4> De plus, tous les prêtres utilisent ces mots : Je t’absous de tous tes péchés. Si donc le croisé qui meurt s’envolait [vers le ciel], pour la même raison [le ferait] quiconque aurait reçu l’absolution de n’importe quel prêtre, ce qui ne convient pas.

         Réponse. Pour éclairer cette question, il faut dire, comme on l’a dit plus haut, que l’action de l’un peut être satisfactoire pour un autre sur qui elle est rapportée par l’intention de celui qui la pose. Or, le Christ a versé son sang pour son Église et il a fait et supporté beaucoup d’autres choses, dont l’estimation est d’une valeur infinie en raison de la dignité de [sa] personne. Ainsi, il est dit, dans Sg 7, 14, qu’il y a en elle un trésor infini pour les hommes. De même aussi, tous les autres saints ont eu l’intention, dans tout ce qu’ils ont supporté et accompli pour Dieu, que cela soit utile non seulement pour eux, mais aussi pour toute l’Église. Tout ce trésor est donc confié à l’administration de celui qui est à la tête de l’ensemble de l’Église. C’est pourquoi le Seigneur a confié à Pierre les clés du royaume des cieux, Mt 16, 19. Lorsque le requiert l’utilité ou la nécessité de l’Église, celui qui est à la tête de l’Église peut, de l’infinité de ce trésor, transmettre à quelqu’un qui est membre de l’Église par la charité, à même ce trésor, autant qu’il lui semblera opportun, jusqu’à la rémission totale des peines ou jusqu’à une certaine quantité, de sorte que la passion du Christ et des autres saints lui soit imputée comme si lui-même avait souffert autant qu’il était nécessaire à la rémission du péché, comme cela se produit lorsque quelqu’un satisfait pour un autre, ainsi qu’on l’a dit.

         Ainsi donc, pour qu’une indulgence soit valable pour quelqu’un, trois choses sont nécessaires : premièrement, une cause se rapportant à l’honneur de Dieu, à la nécessité ou à l’utilité de l’Église ; deuxièmement, l’autorité chez celui qui la donne : en effet, le pape en a le pouvoir d’une manière principale, mais les autres, dans la mesure où ils en reçoivent de lui le pouvoir, soit ordinaire, soit par commission ou par délégation ; troisièmement, il est nécessaire que celui qui veut recevoir l’indulgence soit dans un état de charité. Et ces trois choses sont indiquées dans la lettre papale, car la cause convenable est indiquée dans le titre : «Pour l’aide à apporter à la Terre sainte» ; mais l’autorité, par le fait qu’il est fait mention de l’autorité des apôtres Pierre et Paul et du pape lui-même ; et la charité de celui qui reçoit, par le fait qu’il est dit : «À tous ceux qui se repentent et se confessent». Il ne dit pas : «et satisfont», parce que l’indulgence ne dispense pas de la contrition et de la confession, mais tient lieu de satisfaction.

         Pour ce qui est de la question posée plus haut, il faut donc dire que, si l’indulgence est donnée à ceux qui prennent la croix pour venir en aide à la Terre sainte selon la teneur de la lettre papale, le croisé reçoit immédiatement l’indulgence, même s’il meurt avant de s’être mis en route, car alors la cause de l’indulgence ne sera pas le fait de se mettre en route, mais le désir de se mettre en route. Mais si, selon la forme de la lettre, il est prévu que l’indulgence soit donnée à ceux qui seront passés outre-mer, celui qui meurt avant d’avoir traversé ne reçoit pas l’indulgence, parce qu’il ne possède pas la cause de l’indulgence.

         <1> Dans ce dernier cas, ce qui est le plus important, à savoir, la cause de l’indulgence, fait défaut au croisé qui meurt.

         <2> Seul Dieu remet [la faute] de sa propre autorité, mais, en vertu d’un ministère, même le prêtre [remet la faute], pour autant qu’il dispense le sacrement de la rémission du péché, par exemple, par le baptême ou la pénitence. Cependant, l’indulgence ne s’étend pas à la rémission de la faute, parce qu’il ne s’agit pas [d’une pénitence] sacramentelle. Elle ne découle donc pas de l’ordre, mais de la juridiction. En effet, même celui qui n’est pas prêtre peut accorder une indulgence, si cela lui est confié. C’est pourquoi la peine est totalement remise si la cause est présente, mais non si la cause est absente.

         <3> La satisfaction a à la fois un caractère de punition, pour autant qu’elle est un acte de la justice qui exerce la vengeance, et de remède, pour autant qu’elle est quelque chose de sacramentel. L’indulgence remplace donc la satisfaction pour autant que celle-ci est punition, car la peine qu’un autre a supportée lui est imputée comme s’il l’avait supportée, et ainsi la peine méritée est supprimée. Mais elle ne remplace pas la satisfaction pour autant que celle-ci est un remède, car demeurent des tendances au péché laissées par le péché antérieur, dont la guérison ne peut être assurée que par le labeur de la satisfaction. C’est pourquoi il faut conseiller aux croisés, alors qu’ils sont vivants, de ne pas omettre les oeuvres de satisfaction, dans la mesure où celles-ci préservent de péchés futurs, bien que la peine méritée soit entièrement enlevée et que ne soit requis pour elle aucun labeur, car le labeur de la passion du Christ suffit. Pour ceux qui sont mourants, une telle préservation n’est cependant pas nécessaire, mais seulement la libération de la peine méritée.

         <4> La parole du prêtre qui dit : «Je t’absous de tous tes péchés», ne se rapporte pas à la peine, mais à la faute, sur l’absolution de laquelle porte [son] ministère. Or, quelqu’un ne peut être absous d’une faute sans être absous de toutes. Mais la peine peut être remise soit d’une manière particulière, lorsque la peine est remise dans l’absolution du sacrement, soit en totalité, par la grâce spéciale d’une indulgence, comme le Seigneur lui-même dit à la femme, en Jn 8, 11 : Je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus.





QUODLIBET 3 : £[Sur Dieu, les anges, les hommes et les créatures purement corporelles]





         On a posé des questions sur Dieu, les anges, les hommes et les créatures purement corporelles.

         À propos de Dieu, on s’est interrogé sur la nature divine et sur la nature assumée.



<Question 1> £[Sur Dieu]



         À propos de la nature divine, on a posé deux questions sur la puissance de Dieu. Premièrement, est-ce que Dieu peut faire que la matière existe sans forme ? Deuxièmement, est que [Dieu] peut faire que le même corps soit localement en même temps dans deux lieux ?



<Article 1 £[1]> Premièrement : il semble que Dieu puisse faire que la matière existe sans forme.



         En effet, de même que la matière dépend de la forme pour son être, de même l’accident [dépend-il] du sujet. Or, Dieu peut faire que l’accident existe sans sujet, comme cela est clair dans le sacrement de l’autel. Il peut donc faire que la matière existe sans forme.

         Cependant, Dieu ne peut faire que des choses contradictoires existent simultanément. Or, le fait pour la matière d’exister sans forme comporte une contradiction, du fait que l’existence de la matière nécessite un acte, qui est la forme. Dieu ne peut donc faire que la matière existe sans forme.

         Réponse. La puissance active de chaque chose doit être évaluée selon le mode de son essence, du fait que chaque chose agit dans la mesure où elle existe en acte. Ainsi, si l’on trouve dans quelque chose une forme ou une nature qui n’est pas limitée ou contractée, sa puissance s’étendra à tous les actes ou effets qui conviennent à cette nature. Par exemple, si on voulait dire qu’il existe une chaleur qui subsiste en elle-même ou dans un sujet qui la recevrait selon toute sa capacité, il en découlerait qu’elle aurait la capacité de produire tous les actes et les effets de la chaleur. Mais si un sujet ne recevait pas la chaleur selon toute la capacité [de celle-ci], mais avec une certaine contraction et limitation, elle n’aurait pas la capacité active pour tous les actes ou effets de la chaleur. Mais puisque Dieu est lui-même acte d’être subsistant, il est clair que la nature de l’acte d’être convient à Dieu de manière infinie, sans aucune limitation ni contraction. Sa puissance active s’étend donc sans limites à tout ce qui est et à tout ce qui peut avoir raison d’être. Cela seul pourra donc être exclu de la puissance divine qui s’oppose à la raison d’être, et cela, non pas à cause d’une déficience de la puissance divine, mais parce que cela même ne peut être un être, et ne peut donc être fait.

         Or, s’oppose à la raison d’être ce qui n’existe pas en même temps et sous le même aspect. Ainsi, Dieu ne peut faire que quelque chose soit et ne soit pas en même temps, ni quelque chose qui comporte une contradiction. Et que la matière existe en acte sans forme est de cet ordre. En effet, tout ce qui existe en acte est soit l’acte lui-même, soit une puissance participant à l’acte. Or, exister en acte s’oppose à la raison de matière, qui, selon sa propre raison, est être en puissance. Il reste donc que [la matière] ne peut exister en acte que dans la mesure où elle participe à l’acte. Or, l’acte auquel participe la matière n’est rien d’autre que la forme. C’est pourquoi c’est la même chose de dire que la matière existe en acte et que la matière a une forme. Ainsi, dire que la matière existe en acte sans forme, c’est dire que des choses contradictoires existent en même temps. Cela ne peut donc être fait par Dieu.

         À ce qui est objecté en sens inverse, il faut donc répondre que l’accident, selon son être, dépend du sujet comme de la cause qui le soutient, et parce que Dieu peut produire tous les effets des causes secondes sans les causes secondes, il peut conserver dans l’être un accident sans sujet. Mais la matière, selon son être en acte, dépend de la forme pour autant que la forme est son propre acte. Il ne s’agit donc pas de la même chose.



<Article 2 £[2]> Deuxièmement : il semble que Dieu puisse faire qu’un corps soit localement dans deux lieux en même temps.



         En effet, il est plus difficile qu’une substance soit changée en une autre substance, qu’un accident soit changé en un autre accident. Or, dans le sacrement de l’autel, du fait que, par la puissance divine, la substance du pain est convertie en la substance du corps du Christ, alors que demeurent les dimensions par lesquelles elle s’ajuste à un lieu, il découle que le même corps du Christ est, non pas localement selon la mesure de ses propres dimensions, mais sacramentellement, dans plusieurs lieux en même temps. Dieu peut donc faire que la dimension de ce corps soit convertie en la dimension d’un autre corps. Et ainsi, il y aura un même corps localement en deux lieux en même temps.

         Cependant, dans tous les cas, deux lieux se distinguent selon des caractères contraires du lieu : le haut et le bas, l’avant et l’arrière, la droite et la gauche. Or, Dieu ne peut faire que deux choses contradictoires existent en même temps : en effet, cela implique une contradiction. Dieu ne peut donc faire que le même corps soit localement en deux lieux en même temps.

         Réponse. Qu’un corps soit dans un lieu, cela n’est rien d’autre que le fait qu’il soit circonscrit et compris par ce lieu selon la mesure de ses propres dimensions. Or, ce qui est compris dans un lieu est dans ce lieu même de telle manière que rien d’autre de lui n’existe en dehors de ce lieu. Ainsi, affirmer qu’il est localement dans ce lieu et qu’il est cependant dans un autre lieu, c’est affirmer que des choses contradictoires peuvent exister en même temps. Ainsi, selon ce qui précède, cela ne peut être fait par Dieu.

         À ce qui est objecté en sens inverse, il faut donc répondre qu’il est plus difficile qu’un accident soit changé en un autre accident que ce n’est le cas pour une substance par rapport à une autre, tant parce que deux substances se rencontrent dans un sujet matériel, qui est une partie essentielle des deux substances, que parce que la substance a une individuation par elle-même. Mais l’accident n’est pas susceptible d’individuation par lui-même, mais par le sujet, de sorte qu’il ne peut lui convenir qu’un accident soit changé en un autre accident. Si l’on admettait cependant que telle dimension était convertie en telle autre dimension, il n’en découlerait pas que le même corps serait dans deux lieux en même temps, mais dans un seul, parce que, de même que la substance du pain a été convertie en la substance du corps du Christ, il n’y a plus là deux substances, mais une seule, si bien que, si la dimension de ce corps est convertie en la dimension de l’autre corps, il n’y aura plus deux dimensions, mais une seule. Et ainsi, il ne serait pas mesuré par des lieux différents, mais par un seul.



<Question 2> £[Sur la nature assumée]



         Ensuite, on a posé des questions sur la nature humaine assumée.

         À ce propos, trois questions ont été posées. Premièrement, à propos de l’âme, est-ce que l’âme du Christ connaît les réalités infinies ? Deuxièmement, à propos du corps, est-ce que, après la mort du Christ, on parle de son oeil de manière équivoque ou univoque ? Troisièmement, à propos de l’acte de manger, qui est un acte de ce qui est uni, est-ce que, après la résurrection, le Christ a vraiment mangé en s’incorporant de la nourriture ?



<Article 1 £[3]> Premièrement : il semble que l’âme du Christ ne puisse connaître les réalités infinies.



         <1> En effet, aucun don créé, puisqu’il est fini, ne peut élever la créature à ce qui est propre à Dieu, car cela est infini. Or, la grâce d’union est un don créé, et connaître les réalités infinies est propre à Dieu, dont la sagesse ne connaît pas de limites [Ps 146, 5]. L’âme du Christ ne peut donc être élevée par la grâce d’union jusqu’à connaître les réalités infinies.

         <2> Denys, dans la Hiérarchie céleste, XI, affirme qu’«il existe trois choses en rapport l’une avec l’autre : la substance, la puissance et l’opération». Or, la substance de l’âme du Christ ne peut être infinie. Ni sa puissance, ni son opération ne peuvent donc être infinies, de sorte qu’elle connaisse les réalités infinies.

         Cependant, l’intellect de l’âme du Christ n’est pas inférieur à sa volonté. Or, le mérite du Christ, qui est un acte de la volonté de son âme, est infini, car il a été suffisant pour abolir une infinité de péchés. En effet, il est [la victime] de propitiation pour les péchés du monde entier, comme il est dit en 1 Jn 2, 2. L’acte de l’intelligence de l’âme du Christ peut donc être aussi infini, de sorte qu’il connaisse les réalités infinies.

         Réponse. Il faut faire ici plusieurs distinctions.

         En premier lieu, il faut considérer qu’on peut parler d’infini selon la forme et selon la matière. En effet, on dit que quelque chose est infini du fait que cela n’est pas fini. Or, la matière est finie par la forme, pour autant que la matière, qui est ce qui est en puissance à plusieurs formes, est déterminée à une seule espèce par la forme ; et la forme [est] finie par la matière, pour autant que la forme d’une espèce, qui est destinée à exister chez plusieurs individus, est déterminée à un individu du fait qu’elle est reçue dans cette matière. Ainsi donc, comme la matière sans forme a raison d’infini, de même la forme sans matière. C’est pourquoi l’essence divine est dite infinie parce qu’elle n’est pas elle-même reçue dans quelque chose de matériel : n’étant pas mélangée à de la puissance, elle est acte pur subsistant. Et parce que tout est connu par sa forme et selon que cela est en acte, «l’infini selon la matière est inconnu en soi», comme il est dit dans Physique, III ; mais l’infini selon la forme est ce qu’il y a de plus connu, mais il est inconnu de nous, parce qu’il dépasse la proportion de notre intellect. Et parce que la quantité est une disposition de la matière et que le caractère infini de la quantité vient de la puissance par le fait qu’elle assume une chose après l’autre, l’infini quantitatif est inconnu en soi, et quelqu’un ne peut connaître l’infini quantitatif en prenant une chose après l’autre, c’est-à-dire en comptant une partie après l’autre.

         Il faut aussi considérer qu’il arrive que quelque chose soit infini tout simplement ou relativement. En effet, si un corps est infini par sa longueur et qu’il ne l’est pas par sa largeur, il est relativement infini. Mais s’il était infini selon toutes ses dimensions, il serait tout simplement infini. De même, si on entend que la forme d’une espèce n’existe pas dans une matière, comme les platoniciens l’ont affirmé, elle sera relativement infinie, par rapport aux individus de cette espèce, mais elle sera tout simplement finie pour autant qu’elle est déterminée à un genre et à une espèce. Or, l’essence divine est tout simplement infinie, parce qu’elle est libre de toute délimitation de genre et d’espèce.

         De même, il faut considérer qu’il existe une double science : l’une, qui est appelée science de la vision, par laquelle sont connues les choses qui existent, existeront ou ont existé ; l’autre, de simple connaissance, par laquelle sont connues les choses qui n’existent pas, n’existeront pas, ni n’ont existé, mais peuvent exister.


* * *




         Il faut donc dire que Dieu, en connaissant sa propre essence, parce qu’il la comprend (comprehendit) entièrement, connaît d’une science de simple connaissance les réalités tout simplement infinies, parce qu’il connaît tout ce que lui-même peut faire. Cependant, il ne les connaît pas en les prenant l’une après l’autres, c’est-à-dire en les énumérant l’une après l’autre, mais toutes ensemble. Or, l’âme du Christ ne comprend (comprehendit)pas entièrement l’essence de Dieu et, par conséquent, [elle ne compend pas] non plus sa puissance ; elle ne peut donc connaître tout ce que Dieu peut faire. Elle ne connaît donc pas les choses tout simplement infinies. Mais l’âme du Christ comprend toute la puissance de la créature. Or, dans la puissance de la créature, il existe des choses infinies, non pas tout simplement, parce que la puissance de la créature ne s’étend pas à tout ce que Dieu peut, mais par rapport à un certain genre, comme ce qui est continu est en puissance par rapport à des divisions infinies. Ainsi, l’âme du Christ connaît d’une science de simple connaissance les réalités relativement infinies qui existent dans la puissance de la créature.

         <1> et <2> Et, par cela, la réponse aux objections est claire. Car les deux premiers arguments reposent sur la connaissance des réalités tout simplement infinies.

         <3> La volonté de l’âme du Christ est une puissance tout simplement finie, comme son intelligence. Mais le mérite du Christ possède l’infinité en raison de la dignité de la personne, à savoir, pour autant qu’il est le mérite de Dieu et de l’homme.



<Article 2 £[4]> Deuxièmement : il semble que l’oeil du Christ, après la mort £[de celui-ci], n’ait pas été son oeil de manière univoque.



         <1> En effet, le corps du Christ et chacune de ses parties sont soutenus par l’hypostase du Verbe de Dieu. Or, l’hypostase du Verbe de Dieu est demeurée unie au corps du Christ et à ses parties après la mort. Le corps du Christ après et avant sa mort était donc le même selon la substance, dans son ensemble et dans toutes ses parties. L’oeil du Christ n’a donc pas existé de manière équivoque après sa mort.

         <2> De plus, les philosophes n’ont su parler que du pur homme. Or, le Christ n’était pas un pur homme, mais [il était] homme et Dieu. Ce que le Philosophe dit, que l’oeil d’un homme mort n’est un oeil que de manière équivoque, n’a pas sa place dans le Christ.

         Cependant, le Christ est homme de manière univoque par rapport aux autres hommes, et sa mort a été vraie, comme la mort de tous les autres hommes. Ainsi donc, comme l’oeil de tout homme mort est appelé oeil de manière équivoque, il semble que l’oeil du Christ après sa mort soit aussi un oeil de manière équivoque.

         Réponse. On parle d’équivoque et d’univoque selon qu’[une chose] possède ou non la même définition. Or, la raison qui définit toutes les espèces se prend de la forme spécifique, et la forme spécifique de l’homme est l’âme raisonnable. En conséquence, une fois enlevée l’âme rationnelle, l’homme ne peut demeurer de manière univoque, mais seulement de manière équivoque. Or, «il faut comprendre la même chose d’une partie et de ce qui existe dans le tout, car, de la façon dont l’âme est en rapport avec tout le corps, de même une partie de l’âme est-elle en rapport avec une partie du corps, comme la vue par rapport à l’oeil», comme il est dit dans Sur l’âme, II. Ainsi, une fois l’âme séparée du corps, de même qu’on ne parle d’homme que de manière équivoque, de même ne parle-t-on d’oeil que de manière équivoque.

         Et cela vaut indifféremment, que soit présupposée une autre forme substantielle dans le corps avant l’âme raisonnable, comme le veulent certains, ou que n’[en soit pas présupposée], ce qui semble concorder davantage avec la vérité. En effet, quel que soit le principe essentiel enlevé, la même raison spécifique ne demeurera pas, de sorte que le nom ne sera pas non plus utilisé de manière univoque. Or, le corps humain et ses parties demeureraient selon la même raison spécifique seulement si l’âme n’était pas unie au corps en tant que forme. Mais alors il en découlerait qu’il n’y aurait pas de génération substantielle par union de l’âme, ni de corruption [substantielle] par la séparation. Mais affirmer cela du corps du Christ est hérétique. En effet, [Jean] Damascène dit, dans le troisième livre, que «le mot corruption signifie deux choses. En effet, il signifie ces passions humaines : la faim, la soif, la souffrance, la perforation des clous, la mort, à savoir, la séparation de l’âme du corps, et toutes les choses de ce genre... Mais la corruption signifie la destruction et la dissolution totale du corps selon les éléments dont il est composé... Le corps du Seigneur n’a pas connu cela, comme le dit le prophète... : “Tu ne permettras pas que ton Saint voie la fosse”, c’est-à-dire la destruction. Mais il est impie de dire que le corps du Seigneur était incorruptible, selon le premier sens de corruption, avant la résurrection, selon l’insensé Julien et Galan. En effet, s’il était incorruptible, il n’était pas “omoousion”, c’est-à-dire consubstantiel à nous, et ce qui a été fait pour nous, selon ce que dit l’évangile, n’a pas vraiment eu lieu..., et que nous ayons été sauvés est seulement affaire d’opinion, et non de vérité».

         De même donc qu’on ne dit pas que le Christ, pendant le triduum de sa mort, en raison de la séparation de son âme et de son corps, qui est une vraie corruption, était un homme de manière univoque, mais un homme mort, de même non plus son oeil, pendant le triduum de sa mort, n’était-il pas un oeil [au sens univoque], mais [il ne l’était] que de manière équivoque, comme un oeil mort. Et il en est de même des autres parties du corps du Christ.

         <1> On parle de substance de deux façons. En effet, parfois elle signifie hypostase, et ainsi il est vrai que le corps du Christ était soutenu par l’hypostase du Verbe de Dieu, car l’union du Verbe n’a été rompue ni par rapport à l’âme, ni par rapport au corps. Et ainsi, le corps demeure simplement le même en nombre selon l’hypostase ou le suppôt, qui est la personne du Verbe. On entend substance d’une autre façon, pour l’essence ou la nature, et ainsi le corps du Christ est soutenu par son âme comme par sa forme, et non par le Verbe, car le Verbe n’est pas uni au corps comme forme. En effet, cela est hérétique, conformément à l’hérésie d’Arius et d’Apollinaire, qui ont affirmé que le Verbe tenait lieu d’âme dans le Christ. Il en découlerait aussi que l’union de Dieu et de l’homme se serait produite dans la nature, ce qui se rapporte à l’hérésie d’Eutychès. Ainsi donc, le corps du Christ après sa mort est-il simplement le même selon la substance qui est l’hypostase, et non selon la substance qui est l’essence ou la nature. Or, l’univocation et l’équivocation ne concernent pas le suppôt, mais l’essence ou la nature, que signifie la définition.

         <2> Même si le Christ n’est pas un pur homme, il est cependant un vrai homme, et sa mort a été une mort véritable. Ainsi, tout ce qui est vrai de l’homme en tant qu’il est homme, et de la mort de l’homme, tout cela est vrai du Christ et de sa mort.



<Article 3 £[5]> Troisièmement : il semble que le Christ, après la résurrection, ait vraiment mangé, en s’incorporant la nourriture.



         Comme le dit Augustin dans le Livre des quatre-vingt-trois questions, «si [le Christ] trompe, il n’est pas la vérité». Ainsi, aucune feinte ne convient au Christ, qui est la Vérité. Or, ce serait une feinte s’il ne s’était pas vraiment incorporé la nourriture qu’il paraissait manger. Il a donc vraiment mangé, en s’incorporant la nourriture.

         Cependant, [Jean] Damascène dit, dans le livre III, que le Christ, «même s’il a goûté la nourriture après la résurrection, [ne l’a pas fait] selon la loi de la nature..., mais par mode de dispensation, afin de faire croire la vérité de sa résurrection, car c’était la même chair qui avait souffert et qui était ressuscitée».

         Réponse. On dit que quelque chose est vrai de deux manières : d’une manière, selon la vérité de ce qui est signifié ; de l’autre, selon la vérité de l’espèce naturelle. Ainsi, une parole est vraie selon la vérité de ce qui est signifié lorsqu’elle signifie que ce qui est existe. Mais la vérité de l’espèce naturelle dépend des principes de l’espèce, non des effets ou de ce qui en découle de quelque façon que ce soit. Ainsi on dit qu’une parole est vraie selon la vérité de l’espèce naturelle lorsqu’elle est formée par les organes appropriés et est «proférée par la bouche d’un animal avec une certaine représentation», même si elle n’est entendue par personne, ce qui est un effet découlant de la parole.

         Or, on lit dans l’Écriture que les anges aussi ont mangé sans nécessité, ainsi que le Christ après la résurrection, et cette double manducation était vraie, comme Augustin le dit dans La cité de Dieu, XIII, mais de manière différente. En effet, chez les anges, elle était vraie selon la vérité de ce qui était signifié, car, comme le dit Augustin au même endroit, les anges ont mangé, «non parce qu’ils en avaient besoin, mais parce qu’ils le voulaient et le pouvaient, afin de s’adapter aux hommes par le caractère humain de leur service». Mais, chez le Christ, la manducation était véritable selon la vérité de l’espèce naturelle. En effet, elle s’accomplit selon les organes naturels ordonnés à cet acte ; et elle était aussi vraie selon la vérité de ce qu’elle signifiait, parce qu’elle signifiait la vérité de la nature humaine dans le corps qui ressuscite.

         Mais que la nourriture soit convertie en corps, cela est quelque chose qui découle de la manducation. Ainsi, même pour nous, si la nourriture n’est pas convertie mais est aussitôt rejetée par le vomissement, une véritable manducation a néanmoins précédé. Or, il ne convenait pas que [la nourriture] soit convertie en corps du Christ, qui déjà était hors de l’état de génération et de corruption. Ainsi, par la puissance du Christ, elle fut ramenée à la matière antérieurement sous-jacente et ne fut pas convertie en corps du Christ. C’était cependant une manducation véritable, sans aucune feinte.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 3> £[Sur les anges]



         Ensuite, on s’est interrogé sur les anges.

         À ce propos, on a posé trois questions. Premièrement, est-ce que l’ange est de quelque façon la cause de l’âme raisonnable ? Deuxièmement, est-ce que l’ange exerce une influence sur l’âme humaine ? Troisièmement, est-ce que l’ange mauvais, c’est-à-dire le Diable, habite substantiellement l’homme lors de tout péché mortel ?



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble que l’ange soit cause de l’âme raisonnable.



         En effet, dans toutes les choses qui sont considérées comme égales par nature, de sorte cependant que l’une d’entre elles soit antérieure à l’autre selon l’ordre de nature, ce qui est antérieur est la cause de ce qui est postérieur. Or, l’âme et l’ange sont considérés comme égaux par nature. En effet, «l’homme et l’ange sont égaux par la nature, mais inégaux par la fonction». Cependant, l’ange est antérieur à l’âme humaine selon l’ordre de nature, parce qu’il est plus simple. L’ange est donc cause de l’âme raisonnable.

         Cependant, l’âme raisonnable est amenée à l’être par création. Or, créer, puisque cela relève d’une puissance infinie, relève de Dieu seul. L’ange ne peut donc être cause de l’âme raisonnable.

         Réponse. Il est impossible que ce qui est produit par création soit causé par autre chose que la cause première de toutes choses.

         La raison en est, selon les platoniciens, que, plus une cause est supérieure, plus sa causalité s’étend à un grand nombre de choses. Ainsi, pour ce qui est des effets, il faut que ce qui s’étend à un plus grand nombre de choses soit mis en rapport avec une cause supérieure. Or, il est clair que, dans l’ordre des principes essentiels, plus une forme est postérieure, plus elle est restreinte et qu’elle s’étend à un moins grand nombre de choses ; mais plus une forme est antérieure et proche du premier sujet, plus il faut qu’elle s’étende à un plus grand nombre de choses. Il en découle donc que les formes postérieures viennent d’agents inférieurs, mais les [formes] antérieures et plus générales [viennent d’agents] supérieurs. Et ainsi, il reste que ce qui est le premier subsistant pour chaque chose est la cause première de toutes. Ainsi donc, il faut que toute autre cause que la première agisse en supposant un sujet, qui est l’effet de la cause première. Aucune autre cause que la cause première qui est Dieu ne peut donc créer, car créer, c’est produire quelque chose en ne présupposant pas de sujet. Donc, toutes les choses qui ne peuvent être amenées à l’être que par création sont causées par Dieu seul.

         Or, ces choses sont celles qui, puisqu’elles sont subsistantes, ou bien ne sont pas composées de matière et de forme, mais sont des formes subsistant dans leur acte d’être, comme le sont les anges ; ou bien sont celles qui, bien qu’elles soient composées de matière et de forme, ont cependant une matière qui n’est en puissance qu’à une seule forme, comme c’est le cas des corps célestes. En effet, ces deux choses ne sont pas produites sans la production d’un premier subsistant en elles. Or, peuvent être produites en acte sans production d’un premier sujet aussi bien les choses composées de matière et de forme, dont la matière est en puissance à diverses formes (et ainsi plusieurs formes peuvent se succéder dans la même matière), que même les formes qui ne subsistent pas dans leur propre acte d’être, dont on ne dit cependant pas qu’elles sont parce qu’elles possèdent l’acte d’être, mais parce que les sujets possèdent un certain acte d’être selon elles. Ainsi, on ne dit pas qu’elles sont elles-mêmes faites ou corrompues, mais pour autant que les sujets deviennent ou non des êtres en acte selon elles.

         Or, l’âme raisonnable est une réalité qui subsiste dans son propre acte d’être, autrement elle ne pourrait avoir une opération à laquelle sa matière ne prend pas part. Il reste donc que l’âme raisonnable ne peut être amenée à l’être que par création. Et il est ainsi clair que l’ange ne peut d’aucune manière être cause d’elle, mais Dieu seul.

         À propos de ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que la première proposition qui est formulée semble comporter des choses opposées : en effet, si l’âme et l’ange sont égaux en nature, l’ange n’est pas antérieur à l’âme selon l’ordre de nature, à moins qu’on dise qu’ils sont égaux parce qu’ils ont une nature commune, non pas par l’espèce, mais par le genre.

         Or, il n’est pas nécessaire que, dans toutes les choses qui ont en commun le genre ou l’espèce, ce qui est antérieur soit la cause de tous les autres. À la vérité, dans la même espèce, une chose ne peut être antérieure à l’autre selon l’ordre de nature à proprement parler, car «l’espèce est attribuée à tous les individus», comme il est dit dans Métaphysique, III. Pour les genres, il n’en est pas de même, car, parmi les espèces d’un même genre, une chose est naturellement antérieure à une autre et plus parfaite qu’elle. Or, chez les individus d’une même espèce, l’un est antérieur à l’autre dans le temps, mais, bien qu’un individu qui est antérieur dans le temps soit cause d’un autre qui lui est postérieur, comme le père est la cause du fils, comme on l’abordait dans l’objection, cela n’est cependant pas universellement vrai. En effet, tous ceux qui sont plus anciens ne sont pas causes de tous ceux qui sont plus jeunes. De même, il arrive que ce qui est antérieur parmi les espèces d’un même genre soit aussi la cause des autres principes, comme c’est le cas du mouvement local pour les autres mouvements, du nombre deux pour les autres nombres et du triangle pour les autres figures formées de lignes droites. Cependant, cela n’est pas universellement vrai : en effet, l’homme, qui est l’espèce animale la plus parfaite, n’est pas la cause active des autres espèces. Il n’est donc pas nécessaire que l’ange soit la cause qui produit l’âme.

         Mais cet argument vient de l’opinion de certains qui affirment que Dieu agit par nécessité de nature, de sorte que d’une seule chose simple ne sorte qu’une seule chose de manière immédiate, qui est la cause d’une autre, et ainsi jusqu’à la dernière des choses. Mais nous, nous affirmons que Dieu fait toutes choses par sa sagesse, par laquelle il établit l’ordre des choses. Et ainsi, les divers degrés des choses sont produits immédiatement par création.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse exercer une influence sur l’âme humaine.



         En effet, chez deux choses qui sont distantes l’une de l’autre, l’une n’exerce une influence sur l’autre qu’en passant par un intermédiaire. Or, l’ange et l’âme sont distants l’un de l’autre. Comme il n’existe pas d’intermédiaire par lequel l’ange puisse influer sur l’âme, il semble que l’ange ne puisse influer sur l’âme.

         Cependant, comme le dit Denys dans La hiérarchie céleste, VIII, «les hommes sont purifiés, illuminés et perfectionnés par les anges». Or, cela ne se produit que par une certaine influence. L’ange peut donc influer sur l’âme humaine.

         Réponse. Chaque agent agit selon le mode de sa nature. C’est pourquoi, là où on ignore le mode de la nature, il est nécessaire que soit inconnu le mode de l’action. Or, le mode de la nature de l’ange nous est inconnu selon ce qu’il est en lui-même. En effet, dans la vie présente, nous ne pouvons savoir d’eux ce qu’ils sont, mais nous pouvons avoir d’eux une certaine connaissance par comparaison avec les choses sensibles, comme le dit Denis, La hiérarchie céleste, chapitres I et II. Ainsi, nous ne pouvons connaître le mode de leur action que par comparaison avec les agents sensibles. Or, chez les agents sensibles, on trouve que ce qui est en acte agit sur ce qui est en puissance, et qu’il est nécessaire qu’un agent soit uni à un patient en un endroit par un contact corporel. Mais plus une nature intellectuelle est élevée, plus elle est en acte (actualis), dans la mesure où elle est plus semblable à Dieu, qui est acte pur. Ainsi, les anges supérieurs peuvent agir sur les anges inférieurs et sur nos âmes, comme ce qui est en acte agit sur ce qui est en puissance. Et ce genre d’action s’appelle influence. Or, ce qu’est l’endroit pour les choses corporelles, l’ordre l’est pour les choses spirituelles, car l’endroit est un certain ordre des parties corporelles selon le lieu. Et ainsi, l’ordre même des substance spirituelles les unes par rapport aux autres suffit pour qu’une influe sur une autre, et un intermédiaire corporel ou à caractère local n’est pas nécessaire, parce que ces actions s’exercent hors du lieu et du temps, qui existent dans les choses corporelles.

         Par cela, la solution aux objections est claire.



<Article 3 £[8]> Troisièmement : il semble que le Diable habite toujours substantiellement l’homme chaque fois que celui-ci pèche mortellement.



         En effet, la faute mortelle s’oppose à la grâce. Or, l’Esprit Saint habite toujours l’homme avec la grâce, selon ce que dit 1 Co 3, 16 : Vous êtes le temple de Dieu, et l’Esprit de Dieu habite en vous. L’esprit immonde habite donc aussi toujours l’homme qui pèche mortellement.

         Cependant, le Diable habite l’homme par le péché en vertu de l’effet de celui-ci. Or, tout péché mortel ne vient pas du Diable, mais parfois de la chair et du monde. Le Diable n’habite donc pas toujours l’homme qui pèche mortellement.

         Réponse. Que le Diable habite l’homme peut s’entendre de deux manières : l’une, quant à l’âme ; l’autre, quant au corps.

         Quant à l’âme, le Diable ne peut habiter l’homme substantiellement, car seul Dieu pénètre l’esprit. Le Diable ne cause pas non plus la faute de la manière dont l’Esprit [cause] la grâce. En effet, l’Esprit Saint agit de l’intérieur, mais le Diable suggère de l’extérieur, soit aux sens, soit à l’imagination. Cependant, on dit qu’il habite le coeur de l’homme par l’effet de la malice, non seulement lorsque, par sa suggestion, le péché est commis, mais aussi par tout péché mortel, car l’homme est placé sous la servitude du Diable par tout péché mortel.

         Mais, quant au corps, le Diable peut habiter substantiellement l’homme, comme cela est clair chez les possédés. Mais cela se rattache plutôt à la peine qu’à la faute. Or, les peines corporelles de cette vie ne découlent pas toujours de la faute de celui qui est puni, mais parfois elles ne sont pas infligées aux pécheurs et parfois elles sont infligées à ceux qui ne pèchent pas, comme il est dit de l’aveugle-né en Jn 9, 1-3. Et cela vient de l’élévation incompréhensible des jugements de Dieu. Ainsi, le Diable n’habite pas l’homme substantiellement lors de toute faute mortelle, même pour ce qui est du corps.

         Par cela, la réponse aux objections est claire.



<Question 4> £[Sur les docteurs]



         Ensuite, on a posé des questions sur les hommes. Premièrement, on a posé des questions qui se rapportent à certains hommes d’un état plus élevé, à savoir, les docteurs et les religieux. Deuxièmement, [on a posé des questions] qui se rapportent aux hommes d’un état inférieur, à savoir, les laïcs. Troisièmement, [on a posé des questions] qui se rapportent de manière générale à tous les hommes.

         À propos des docteurs en Sainte Écriture, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce qu’il est permis à quelqu’un de demander pour lui-même la licence d’enseignement de la théologie ? Deuxièmement, est-ce que les auditeurs de divers maîtres en théologie, qui ont des opinions contraires, sont exempts de péché, s’il suivent les fausses opinions de leurs maîtres ?



<Article 1 £[9]> Premièrement : il semble qu’il ne soit permis à personne de demander pour lui-même la licence d’enseignement de la théologie.



         <1> En effet, les docteurs en Sainte Écriture s’adonnent au ministère de la parole de Dieu, comme les prélats. Or, il n’est permis à personne de demander une prélature. Au contraire, Grégoire dit, dans le Registre, que «les dignités ecclésiastiques doivent être conférées à ceux qui les refusent, et refusées à ceux qui les demandent». Il n’est donc permis à personne de demander une chaire magistrale pour enseigner la Sainte Écriture.

         <2> De plus, Augustin dit, dans La cité de Dieu, XIX : «Un poste supérieur, sans lequel le peuple ne peut être dirigé, même s’il est utilisé comme il convient, est cependant désiré de manière inconvenante.» Il est donc demandé aussi de manière inconvenante. De même en est-il pour une chaire magistrale, qui est aussi un poste supérieur.

         Cependant, Grégoire dit, dans la Règle pastorale, que«le degré des maîtres est périlleux, mais que le degré des disciples est sûr». Or, il semble relever de la perfection que quelqu’un s’expose à des maux pour un certain bien. Il semble donc être louable que quelqu’un désire une chaire magistrale et la demande pour lui-même.

         Réponse. Pour éclairer cette question, il faut examiner trois différences entre la chaire magistrale et la chaire pontificale. La première est que celui qui reçoit une chaire magistrale ne reçoit pas une élévation qu’il n’avait pas auparavant, mais seulement l’occasion de communiquer la science qu’il avait auparavant. En effet, celui qui donne la permission à quelqu’un ne lui donne pas la science, mais l’autorité d’enseigner. Mais celui qui reçoit une chaire pontificale reçoit une élévation de pouvoir qu’il ne possédait pas auparavant, mais, sur ce point, il ne différait nullement des autres. — La deuxième différence est que l’élévation de science qui est nécessaire pour la chaire magistrale est une perfection d’un homme en lui-même ; mais l’élévation de pouvoir qui se rapporte à la chaire pontificale est celle d’un homme par comparaison à un autre. — La troisième différence est qu’un homme est rendu apte à la chaire pontificale par une charité excellente. C’est ainsi que le Seigneur, avant de confier à Pierre le soin de ses brebis, lui a demandé : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? comme il est dit en Jn 21, 15. Mais un homme est rendu apte à la chaire magistrale par une science suffisante.

         Ceci étant dit, il est clair que désirer quelque chose qui se rapporte à sa propre perfection est louable. Ainsi, le désir de sagesse est louable. En effet, il est dit en Sg 6,18, que le désir de la sagesse conduit au royaume éternel. Mais le désir de pouvoir sur les autres est vicieux, car, comme Grégoire le dit : «C’est pour un homme s’enorgueillir contre nature que de vouloir dominer.» Ainsi, si celui qui donne la licence pour une chaire magistrale pouvait donner une sagesse éminente, comme celui qui promeut à une chaire pontificale donne un pouvoir éminent, elle devrait être tout simplement recherchée, alors que rechercher un pouvoir éminent est honteux. Mais, comme celui qui reçoit la licence pour une chaire magistrale reçoit seulement l’occasion de communiquer ce qu’il possède, demander une licence de ce genre ne semble comporter en soi aucune turpitude, car communiquer à d’autres la science que l’on a est louable et est en rapport avec la charité, selon ce que disent Sg 7,13 : Ce que j’ai appris sans fraude, je le communique sans jalousie, et 1P 4,10 : Que chacun, selon la grâce reçue, se mette au service les uns des autres.

         Cependant, cela peut comporter une turpitude en raison de la présomption : tel serait le cas si celui qui n’est pas apte à enseigner demandait la fonction d’enseigneur. Mais cette présomption n’existe pas également chez ceux qui demandent la licence d’enseigner et chez ceux qui demandent le pontificat, car quelqu’un peut savoir avec certitude qu’il possède la science par laquelle il est apte à enseigner, mais quelqu’un ne peut pas savoir avec certitude s’il possède la charité par laquelle il est apte à la fonction pastorale. C’est pourquoi, il est toujours mauvais de demander le pontificat, mais il n’est pas toujours mauvais de demander la licence d’enseigner, bien qu’il soit mieux qu’elle soit demandée par un autre, sauf peut-être pour une raison spéciale.

         Par cela, donc, la réponse aux deux premiers arguments est claire.

         <3> Quiconque n’évite pas les dangers semble mépriser ce que les dangers peuvent compromettre. Et parce qu’il est louable qu’un homme méprise les biens corporels pour les biens spirituels, il est louable que quelqu’un s’expose aux dangers corporels pour les biens spirituels ; mais mépriser les biens spirituels est très mauvais, et c’est pourquoi le fait que quelqu’un s’expose aux dangers spirituels doit [lui] être vigoureusement reproché. Or, les dangers spirituels menacent ceux qui ont un poste de maître. Or, on évite les dangers du magistère de la chaire pastorale par la science associée à la charité, dont on ne sait pas avec certitude si on la possède ; mais on évite les dangers du magistère de la chaire magistrale par la science, qu’on peut savoir posséder. Il ne s’agit donc pas de la même raison dans les deux cas.



<Article 2 £[10]> Deuxièmement : il semble que les auditeurs de divers maîtres, qui soutiennent des opinions différentes, soient exempts de péché s’ils suivent les opinions de leurs maîtres.



         En effet, le Seigneur dit, Mt 23,2 : Les scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse : tout ce qu’ils vous disent, faites-le ! À bien plus forte raison, donc, ce qui est enseigné par les maîtres en Sainte Écriture doit-il être observé. Ceux qui suivent leurs opinions ne pèchent donc pas.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit en Mt 15,14 : Si un aveugle conduit un aveugle, tous deux tomberont dans la fosse. Or, quiconque erre est aveugle, dans la mesure où il erre. Quiconque suit l’opinion d’un maître qui se trompe tombe donc dans la fosse du péché.

         Réponse. L’une ou l’autre des diverses opinions des docteurs en Sainte Écriture, si elles ne se rapportent pas à la foi et aux bonnes moeurs, peuvent être suivies sans danger par les auditeurs. En effet, ici s’applique ce que l’Apôtre dit en Rm 14,5.

         Mais, pour les choses qui se rapportent à la foi et aux bonnes moeurs, personne n’est excusé de suivre l’opinion erronée d’un maître. En effet, pour ces choses, l’ignorance n’est pas une excuse, autrement ceux qui ont suivi l’opinion d’Arius, de Nestorius et des autres hérésiarques auraient été exempts de péché. On ne peut pas non plus tirer excuse du peu d’instruction de l’auditeur, si pour ces choses on suit une opinion erronée. En effet, en matière douteuse, il ne faut pas facilement donner son assentiment ; au contraire, comme le dit Augustin, dans Sur la doctrine chrétienne, III, «on doit consulter la règle de la foi, que l’on a reçue par les textes plus clairs des Écritures et par l’autorité de l’Église». Celui-là donc qui donne son assentiment à l’opinion d’un maître à l’encontre du témoignage clair de l’Écriture ou à l’encontre de ce qui est publiquement tenu selon l’autorité de l’Église ne peut être excusé d’erreur.

         Quant à ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que [le Seigneur] a dit d’abord : Les scribes et les Pharisiens se sont assis sur la chaire de Moïse, mais dit ensuite : Tout ce qu’il vous diront, gardez-le et faites-le, s’entend de ce qui relève de cette chaire, dont ne relève pas ce qui est contre la foi et les bonnes moeurs.



<Question 5> £[Sur les religieux]



         Ensuite, on a posé des questions sur ce qui se rapporte aux religieux : premièrement, sur ce qui se rapporte à l’entrée en religion ; deuxièmement, sur ce qui convient à ceux qui sont déjà en religion.

         À propos du premier point, on a posé quatre questions. Premièrement, est-il permis d’inciter des jeunes à entrer en religion par l’obligation d’un voeu ou d’un serment ? Deuxièmement, est-ce que ceux qui sont ainsi liés par un voeu ou un serment peuvent rester dans le siècle sans péché ? Troisièmement, est-il permis d’inciter des pécheurs à [entrer en religion] ? Quatrièmement, est-ce que ceux qui font jurer à quelqu’un de ne pas entrer en religion pèchent ?



<Article 1 £[11]> Premièrement : il semble qu’il ne soit pas permis d’inciter des jeunes à £[entrer] en religion par un voeu ou un serment.



         <1> En effet, il n’est pas permis d’agir à l’encontre d’une interdiction de l’Église. Or, Innocent IV a interdit, dans des lettres adressées à des religieux, de faire un tel voeu. Ceux-là donc pèchent qui prennent sur eux d’en obliger d’autres à [entrer] en religion par un voeu ou un serment.

         <2> [Dans le canon] Extra : «Sur les réguliers et sur ceux qui entrent en religion», c. 1, il est dit : «Que nul ne reçoive la tonsure que s’il a l’âge autorisé et de sa propre volonté.» Or, lorsque des adolescents obligés par un voeu ou un serment sont reçus en religion, ils ne sont pas tonsurés à un âge autorisé et de leur propre volonté, mais en vertu de la nécessité imposée par le voeu et le serment. Cela ne semble donc pas permis.

         <3> De plus, il est plus nécessaire que l’on soit amené à la foi chrétienne qu’à un ordre religieux. Or, on ne doit pas amener des gens à la foi chrétienne par nécessité, mais par volonté. Il est dit, dans [le Décret], d. 45, c. De Iudeis («À propos des Juifs») : «À propos des Juifs, ils ne doivent pas être forcés, mais ils doivent être persuadés de se convertir par la libre volonté et capacité de leur âme.» L’obligation d’un voeu ou d’un serment d’entrer en religion doit donc être encore moins imposée à certains.

         <4> De même, cela semble être contraire à l’honneur de la religion. En effet, autant l’entrée en religion pour les adolescents a été facile, autant en est [leur] sortie. Or, [un ordre religieux] semble déshonoré par le fait de recevoir facilement ceux qui en sortent facilement. Il ne semble donc pas convenable de recevoir des adolescents en religion.

         <5> De plus, il ne faut pas faire de bonnes [actions] afin qu’en sortent de mauvaises. Or, de ce bien que des jeunes soient incités à [entrer] en religion, découlent de nombreux maux, parce qu’ils apostasient et contractent des mariages défendus, et commettent beaucoup d’autres choses défendues. Il ne faut donc pas les encourager à [entrer en] religion.

         <6> De plus, le Seigneur dit en Mt 23, 15 : Malheur à vous, scribes et Pharisiens, qui faites le tour de la mer et du désert pour faire un prosélyte, et lorsqu’il l’est devenu, en faites un fils de la géhenne deux fois plus que vous ! Ce qui semble s’appliquer à la question en cause. En effet, ceux qui entrent ainsi en religion deviennent deux fois fils de la géhenne : premièrement, parce qu’ils y entrent mal, à savoir, à l’encontre de l’interdiction de l’Église ; deuxièmement, parce qu’ils en sortent mal en apostasiant. Ceux-là donc qui les y induisent encourent la malédiction divine.

         <7> De même, cela semble aller contre la nécessité de mettre à l’épreuve. En effet, il est dit en 1 Jn 4, 1 : N’accordez pas foi à tout esprit, mais mettez les esprits à l’épreuve afin de voir s’ils sont de Dieu. Or, cela ne semble pas venir de Dieu que [des adolescents] entrent en religion, puisqu’ils en sortent souvent après y être entrés. En effet, il est dit en Ac 5, 38-39 : Si ce propos ou cette action vient des hommes, elle dépérira ; mais si ce propos vient de Dieu, vous ne pourrez pas les détruire. Il semble donc que ceux qui induisent ainsi [ces jeunes] le font contre Dieu.

         Cependant, <1> quiconque peut s’obliger envers le Diable peut aussi s’obliger envers Dieu. Or, les enfants peuvent s’obliger envers le Diable, comme il est dit dans Extra : «Sur les fautes des enfants.» Ils peuvent donc aussi s’obliger par voeu ou par serment à servir Dieu en religion.

         <2> De plus, [Décret], XX, q. 1, il est dit que «la profession de virginité sera solide du fait qu’on sera déjà entré dans l’âge adulte, qui d’habitude se tourne vers le mariage». Certains qui ont cet âge peuvent donc être obligés [à entrer] en religion par voeu ou par serment.

         Réponse. On ne peut porter un jugement uniforme sur un acte humain en raison des diverses situations, et s’il arrive que quelque chose soit mal dans une situation, il ne faut cependant pas pour autant juger que cela est tout simplement défendu.

         Il pourrait donc se présenter un cas où il serait défendu d’obliger ou de recevoir un adolescent en religion, par exemple, s’il était clair ou si on croyait avec probabilité qu’il est inconstant, ou s’il y avait quelque chose d’autre de ce genre, qui est pris en compte dans les ordres religieux bien conçus.

         Mais dire que recevoir des adolescents en religion n’est pas permis est diabolique, car, à propos de Ex 5, 4 : Pourquoi, Moïse et Aaron, voulez-vous détourner le peuple de ses travaux ? une glose d’Origène dit : «Aujourd’hui aussi, si Moïse et Aaron, c’est-à-dire la parole prophétique et sacerdotale, invite l’âme au service de Dieu, à sortir du siècle, à renoncer à tout ce qu’elle possède, à se consacrer à la loi et à la parole de Dieu, tu entendras les amis de pharaon dire unanimement : “Voyez comme les hommes sont séduits et les adolescents pervertis !”», et plus loin : «Ainsi parlait le pharaon, <ainsi> parlent maintenant ses amis.» — Cela est aussi contraire au précepte du Christ. En effet, il est dit, en Mt 19, 13s, que des petits enfants lui furent présentés afin qu’il leur impose les mains et prie, mais que les disciples le lui reprochaient. Mais Jésus leur dit : «Laissez ces petits et ne les empêchez pas de venir à moi.» Dans son exposé sur Matthieu, Origène dit que «les disciples de Jésus, avant d’apprendre la justice... reprennent ceux qui... offrent des tout-petits et des enfants au Christ ; mais le Seigneur exhorte ses disciples... à se pencher sur les besoins des enfants... Nous devons donc porter attention à cela, afin de... ne pas montrer de mépris, sous prétexte d’une sagesse plus grande, comme si nous étions grands, en empêchant les petits enfants de l’Église de venir à Jésus».

         Toutefois, s’il s’agissait d’enfants qui n’ont pas encore l’usage de la raison, il serait défendu de les attirer à la vie religieuse sans le consentement de leurs parents. Non pas que, même avant l’âge de la puberté, des enfants ne puissent pas être reçus en religion avec le consentement de leurs parents, car, comme il est dit dans [le Décret], XX, q. 1, Addidisti, Monachum et Quicumque, que même des petits peuvent être donnés à un monastère alors qu’ils sont enfants. Mais cela a été dit parce les enfants, aussi longtemps qu’il n’ont pas atteint l’âge de raison, sont au pouvoir de leurs parents selon le droit naturel. De même donc que les fils des infidèles ne doivent pas être enlevés malgré leurs parents afin d’être baptisés, de même ils ne doivent pas être affectés à la vie religieuse. Mais, après qu’ils ont atteint l’âge de raison, ils possèdent par le libre arbitre le pouvoir de disposer d’eux-mêmes pour ce qui concerne les choses qui se rapportent au salut, de sorte qu’ils peuvent, malgré leurs parents, être incités au baptême comme à la vie religieuse. Or, par volonté de leurs parents, ils sont reçus au baptême, alors qu’ils sont enfants, selon l’ordonnance des apôtres, comme le dit Denys dans le dernier chapitre La hiérarchie ecclésiastique, «afin que les enfants soient instruits des réalités divines et n’aient pas d’autre vie que celle qui contemple les réalités divines». Et, pour la même raison, alors qu’ils sont encore enfants, des enfants sont offerts à des monastères par leurs parents, comme on l’a dit.

         Mais, parce qu’on ajoute dans la question l’obligation d’un serment ou d’un voeu, afin que cela ne reste pas sans examen, il faut considérer qu’il faut se comporter dans ces choses selon la condition différente des jeunes. En effet, s’ils étaient tellement solides qu’on ne craignait pas qu’ils reviennent sur leur intention [d’entrer] en religion, il ne serait pas nécessaire de les obliger par un voeu ou par un serment. De même, s’ils étaient si instables, on ne croirait pas qu’ils pourraient être affermis par un serment ou un voeu. Mais, comme il arrive la plupart du temps qu’ils modifient facilement un simple propos, mais qu’ils respectent l’obligation d’un voeu ou d’un serment, ils sont donc liés par un voeu ou un serment de donner les fruits d’une vie meilleure, par quoi leur est rendu un grand service. C’est pourquoi Augustin dit, dans la lettre à Armentarius et Pauline : «Ne te repens pas d’avoir fait un voeu ; au contraire, réjouis-toi que ne te soit pas permis ce qui serait permis à ton détriment... Bienheureuse nécessité qui contraint à mieux faire !»

         <1> Innocent, dans des lettres adressées à des religieux, qui commencent par : Non solum in favorem («Non seulement en faveur»), dit : «Sur le conseil de nos frères, en vertu de l’obéissance, sous peine d’excommunication, nous vous ordonnons rigoureusement, par l’autorité des présentes, de ne pas oser recevoir quelqu’un à faire profession dans votre ordre ou à renoncer au siècle avant une année de probation, qui a été établie comme règle surtout pour venir en aide à la fragilité humaine.» Mais on ne trouve jamais qu’il ait été interdit de recevoir des jeunes en probation, ou qu’ils ne soient pas obligés par voeu ou par serment à entrer [en religion], sans préjuger d’un temps de probation.

         <2> L’âge légitime est estimé être le moment de la puberté, comme il est clair par le chapitre cité. En effet, c’est à ce moment que l’homme commence à avoir le libre usage de la raison pour ce qui concerne son salut. Or, il faut savoir qu’il existe une double nécessité : l’une qui exclut la volonté, à savoir, la nécessité [causée par] la force ; et l’autre, qui est causée par une obligation volontaire, et qui n’exclut pas la volonté. L’obligation d’un serment ou d’un voeu est de cette sorte. Ainsi, les hommes ne doivent pas être traînés de force vers la foi ou la vie religieuse, mais rien n’empêche de les obliger par voeu ou par serment. De cette nécessité, Augustin dit : «Bienheureuse nécessité qui contrait à mieux faire !»

         <3> Par cela, la solution du troisième argument est claire.

         <4> Pour les choses volontaires comme pour les choses naturelles, il ne faut pas juger facilement selon ce qui arrive dans peu de cas, mais selon ce qui arrive dans la plupart des cas. Que ceux qui entrent en religion en sortent, cela arrive dans peu de cas : en effet, le nombre de ceux qui y restent est beaucoup plus grand que le nombre de ceux qui en sortent, comme l’expérience le montre.

         <5> Lorsqu’on dit : «Il ne faut pas faire le bien pour que le mal en sorte», si «pour que» a un sens causal, cela est tout à fait vrai. En effet, si quelqu’un incitait quelqu’un à entrer en religion avec l’intention qu’il apostasie par la suite, il pécherait. Mais si «pour que» a un sens consécutif, alors il faudrait s’abstenir de toute bonne [action], car il n’existe guère d’actions humaines bonnes dont ne peuvent découler à l’occasion certains maux. Ainsi, il est dit en Qo 11,4 : Celui qui observe le vent ne sème pas, et celui qui tient compte des nuages ne récolte jamais. Mais il faut omettre un bien en raison d’un mal qui en découle seulement si le mal qui en découlerait était beaucoup plus grand que le bien et se produisait plus souvent. Or, le Seigneur ne s’est pas abstenu de choisir les douze disciples dont l’un devait être un diable, comme il est dit en Jn 6, 71, et les apôtres ne se sont pas non plus abstenus de choisir sept diacres parce que l’un d’eux, Nicolas, s’est éloigné d’eux. Les religieux doivent donc encore beaucoup moins s’abstenir [de voir au] salut d’un grand nombre à cause du petit nombre qui apostasie.

         <6> Ceux qui, obligés par un serment ou un voeu, entrent en religion, n’agissent pas contre une interdiction de l’Église, comme on l’a montré. Ainsi, par le fait qu’ils entrent, il ne deviennent pas des fils de la géhenne, mais des fils de la vie éternelle, que le Seigneur a promise à ceux qui abandonnent les choses temporelles pour lui (Mt 19,29). Par le fait qu’ils sortent après la profession, ils deviennent cependant fils de la géhenne, mais cela ne se retourne pas contre ceux qui les ont reçus, à moins que [ceux qui sortent] n’aient été pervertis par leurs mauvais exemples. C’est pourquoi le Seigneur dit expressément : Vous en faites un fils de la géhenne deux fois plus que vous ! car, comme le dit Chrysostome : «Incité par l’exemple de mauvais maîtres, il devenait pire que les maîtres.»

         <7> Cet argument a un relent de l’hérésie des manichéens, qui poussent ce raisonnement à deux conclusions erronées. Premièrement, à [affirmer] que les corps corruptibles ne viennent pas de Dieu : en effet, disent-ils, s’ils étaient de Dieu, ils ne seraient pas dissous. Deuxièmement, à [affirmer] que la charité, une fois possédée, n’est jamais perdue, de sorte que celui qui pèche mortellement, n’a jamais eu la grâce : en effet, disent-ils, s’il avait eu la grâce, cela aurait été l’oeuvre de Dieu, et ainsi il n’aurait pas été dissolu. Ce raisonnement vise aussi le fait que, si quelqu’un ne persévère pas dans la vie religieuse, son propos d’entrer en religion ne venait pas de Dieu. Il faut donc savoir que ces mots ne sont pas dits pour montrer que ce qui vient de Dieu demeure éternellement et ne peut être corrompu, mais pour montrer l’infaillibilité de la providence divine. En effet, il ne se peut pas que la providence divine se trompe. Ainsi, on ne dit pas expressément que l’«oeuvre» de Dieu ne peut être dissoute, mais sa «décision». Selon la divine providence, le don de la grâce est fait à certains en vue de la justice présente, et cependant le don de la persévérance ne leur est pas donné ; mais le don de la persévérance est aussi donné à certains, comme le montre clairement le livre d’Augustin, Sur le bien de la persévérance.



[Article 2 [12]> Deuxièmement : il semble que ceux qui sont liés par un voeu ou un serment d’entrer en religion ne soient pas tenus d’y entrer.

         <1> Toute action du Christ est un enseignement pour nous. Or, le Seigneur n’imposait pas nécessairement [cela] aux hommes, mais [le] laissait à leur libre volonté. Il disait ainsi à quelqu’un, comme on le lit en Mt 19,17 : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements, et aussi (Mt 19, 21) : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, et donne-le aux pauvres. Et l’Apôtre dit, 1Co 7,25 : Au sujet des vierges, je n’ai pas de précepte de la part du Seigneur, mais je donne un conseil. Il ne semble donc pas que certains soient nécessairement tenus d’entrer en religion en raison d’un serment ou d’un voeu.

         <2> De plus, personne ne peut être obligé par serment ou par voeu à quelque chose dont il subirait une atteinte à la perfection. Or, par le fait que certains entrent en religion, ils subissent une atteinte à la perfection. En effet, par l’observance de la vie religieuse, ils sont empêchés de visiter les malades et de donner l’aumône, et [d’accomplir] d’autres oeuvres de piété, qui sont «une synthèse de la religion chrétienne», comme le dit Ambroise en commentant 1 Tm 4, 8 : La piété est utile à tout. Ceux qui ont fait serment ou voeu d’entrer en religion n’y sont donc pas tenus.

         <3> De plus, Prosper dit, dans La vie contemplative, II : «Nous devons pratiquer l’abstinence et le jeûne de manière à ne pas être soumis à la nécessité de jeûner ou de nous abstenir.» Or, ceux qui sont dans la vie religieuse pratiquent l’abstinence et le jeûne en vertu de la nécessité d’un voeu ou de l’obéissance. Ils sont donc moins méritants. Quelqu’un ne peut donc être obligé par un serment ou un voeu à l’état religieux.

         <4> «La vertu porte sur quelque chose de difficile et de bon.» Or, il est plus difficile de vivre dans le siècle que dans [l’état] religieux. Cela est donc plus vertueux. Quelqu’un ne peut donc pas être obligé à l’état religieux par serment ou par voeu.

         <5> De plus, «l’utilité commune doit être préférée au bien privé». Or, par le fait que certains entrent en religion, on s’écarte de l’utilité commune. En effet, si tous entraient en religion, personne ne prendrait les gens en charge et ainsi le peuple demeurerait sans dirigeants. Ils agissent donc mieux en n’entrant pas en religion qu’en y entrant.

         Cependant, <1> ce qui est dit dans le psaume (75, 12) s’oppose à cela : Faites des voeux et accomplissez-les pour le Seigneur, votre Dieu, sur quoi la Glose dit : «Faire un voeu relève de la volonté, mais, après la promesse du voeu, son accomplissement est nécessaire.» De même, il est dit dans Qom 5, 3 : Si tu as fait un voeu à Dieu, ne tarde pas à l’accomplir ; en effet, la promesse infidèle et insensée lui déplaît.

         <2> De plus, Augustin dit, dans la lettre à Armentarius et Pauline : «Parce que tu as fait un voeu, tu t’es lié : il ne t’est pas permis de faire autre chose. Avant que tu ne sois tenu au voeu, tu avais la liberté d’être inférieur, bien qu’il ne faille pas louanger la liberté par laquelle on n’est pas tenu de rendre avec profit.»

         Réponse. Dire que ceux qui sont obligés par voeu ou par serment d’entrer en religion ne sont pas tenus d’y entrer est manifestement hérétique. En effet, quiconque dit que ce qui est contraire à un précepte de Dieu n’est pas péché est estimé hérétique, comme serait jugé hérétique quiconque dirait que la simple fornication n’est pas un péché mortel. En effet, cela va contre ce précepte : Tu ne commettras pas l’adultère (Ex 20,14), tel que l’exposent les saints. Or, les préceptes de la première table, qui sont ordonnés à l’amour de Dieu, sont plus grands que les préceptes de la seconde table, qui sont ordonnés à l’amour du prochain. Ainsi, quiconque dit qu’on peut omettre sans péché quelque chose qui se rapporte aux préceptes de la première table est manifestement hérétique. Or, comme l’accomplissement d’un voeu se rapporte à la latrie, il est clair que quiconque dit qu’un voeu ne doit pas être accompli parle contre le premier précepte de la première table, qui veut qu’un culte de latrie soit rendu à Dieu seul. Mais celui qui dit qu’un serment ne doit pas être tenu parle contre le deuxième précepte de la première table, qui est : Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain (Ex 20, 8). Ainsi, celui qui dit cela est manifestement hérétique.

         À moins qu’on ne dise qu’entrer en religion est défendu ! En effet, les voeux et les serments faits à propos de choses défendues ne sont pas obligatoires, selon ce que dit Isidore : «Il faut revenir sur les mauvaises actions promises.» Or, il est aussi hérétique de dire qu’il n’est pas permis d’entrer en religion. En effet, cela est expressément contraire aux conseils du Christ.

         Ainsi, quiconque dit que celui qui est obligé par voeu ou par serment d’entrer en religion peut sans péché demeurer dans le siècle est manifestement hérétique, s’il persévère avec obstination [dans cette opinion].

         <1> La nécessité entraînée par un voeu ou un serment n’exclut pas la volonté, comme on l’a dit plus haut. En effet, de même qu’on est obligé selon la loi commune d’observer les commandements de Dieu, qu’on observe cependant volontairement (c’est pourquoi le Seigneur dit : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements), de même celui qui a fait voeu ou serment est obligé en vertu d’une obligation privée ; mais il accomplit le serment ou le voeu volontairement, de telle sorte cependant qu’avant le serment ou le voeu, il lui est permis de le faire ou de ne pas le faire (c’est pourquoi le Seigneur a dit : Si tu veux être parfait, et Paul donne un conseil au sujet de la virginité), mais qu’après le serment ou le voeu, il n’est pas permis de ne pas les accomplir.

<2> Cet argument contient une hérésie condamnée, à savoir qu’il est mieux de demeurer dans le siècle et de vaquer aux oeuvres de piété que d’entrer en religion. En effet, cela fait partie des erreurs de Vigilance, contre qui Jérôme dit en écrivant : «Celui-ci tente d’associer à la foi catholique le poison de l’infidélité en combattant la virginité, en détestant la chasteté, en faisant l’éloge des banquets des gens du siècle à l’encontre des jeûnes des saints.» Et, plus loin, en s’opposant à chacun des articles proposés par Vigilantius, il arrive à cet article : «À celui qui affirme que ceux-là agissent mieux, qui utilisent leurs biens et peu à peu distribuent le fruit de leurs possessions aux pauvres, que ceux qui, après avoir vendu leurs biens, les distribuent entièrement d’un seul coup, c’est Dieu, et non pas moi, qui répondra : “Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis-moi...” Le degré dont tu fais l’éloge est le deuxième ou le troisième que nous acceptons, à condition de savoir que le premier doit être préféré au deuxième, et le deuxième au troisième.» C’est pourquoi, dans le livre Sur les enseignements ecclésiastiques, cette erreur est condamnée en même temps que d’autres lorsqu’on dit : «Il est bien de distribuer ses biens aux pauvres avec mesure, mais il est meilleur de les donner d’un seul coup avec l’intention de suivre le Seigneur et, libéré de préoccupations, d’être dans le besoin avec le Christ.» Et non seulement l’état religieux est-il préféré aux aumônes que l’on fait dans le siècle, mais encore à la virginité observée dans le siècle. En effet, Augustin dit, dans le livre Sur la virginité : «Personne, je pense, ne préférera la virginité [observée dans le siècle] au monastère.»

         <3> La même action faite par voeu est plus louable et plus méritoire que si elle est faite sans voeu. La preuve en est que tout acte, pris seulement en lui-même, est plus louable et méritoire s’il procède d’une vertu plus élevée, comme lorsqu’un acte de justice est plus louable s’il est fait par charité. Or, il est clair que, lorsque quelqu’un jeûne sans voeu, il fait une acte de la vertu d’abstinence ; mais lorsqu’il jeûne en accomplissant un voeu, il fait un acte d’abstinence par latrie, qui, comme elle nous ordonne à Dieu, est une vertu plus noble que l’abstinence et que n’importe quelle autre vertu qui nous ordonne par rapport aux réalités créées. Pour cette raison, Augustin dit, dans le livre Sur la virginité, que «la virginité n’est pas honorée parce qu’elle est la virginité, mais parce qu’elle est vouée à Dieu..., [la virginité] que voue et observe la continence issue de la piété.» Ainsi, ce que dit Prosper : «Nous devons pratiquer l’abstinence et le jeûne de manière à ne pas être soumis à la nécessité de jeûner ou de nous abstenir», doit être compris de la nécessité provenant de la force, qui exclut la volonté ; c’est pourquoi il ajoute : «De sorte que nous accomplissions une chose volontaire, non pas par dévotion, mais malgré nous.» Or, la nécessité du voeu et du serment n’exclut pas la volonté, comme on l’a dit. Il faut aussi ajouter que, si le jeûne en vertu d’un voeu ne plaît pas en lui-même à celui qui jeûne, l’accomplissement du voeu lui plaît cependant ; toutes choses étant égales, il mérite davantage que celui qui jeûne et à qui le jeûne plaît, parce qu’il est plus méritoire de se délecter d’un acte de latrie que d’un acte d’abstinence.

         <4> Il y a une double difficulté : l’une, qui vient de la difficulté de l’action, comme d’observer la virginité et les choses de ce genre, et cette difficulté contribue à l’accroissement de la vertu ; l’autre, qui vient des empêchements et des dangers qui menacent <...>, et une telle difficulté ne contribue pas à l’accroissement de la vertu, mais à sa diminution. En effet, celui qui n’évite pas les dangers ne semble ni prudent ni aimer le bien de la vertu. Et une telle difficulté de bien vivre menace ceux qui demeurent dans le siècle.

         <5> Cet argument était celui de l’hérétique Vigilance, comme Jérôme le montre clairement, lorsqu’il dit dans son livre Contre Vigilance : «Les moines ne doivent pas être détournés de leur application, bien qu’ils endurent de ta part les morsures d’une langue de vipère, par lesquelles tu soutiens et dis : “Si tous s’enfermaient et se retiraient au désert, qui fera les célébrations des églises ? Qui gagnera les gens du siècle ? Qui pourra exhorter les pécheurs aux vertus ?” En effet, si tous étaient aussi insensés que toi, qui pourrait être sage ? Et l’on ne devrait pas approuver la virginité. Car, si tous étaient vierges, on ne se marierait pas, et le genre humain périrait... Rare est la vertu et elle n’est pas désirée par beaucoup.» Cette crainte est donc insensée, puisque le bien de la vie religieuse est si difficile et si ardu qu’à peine un petit nombre entre en religion en comparaison de la multitude qui demeure dans le siècle. C’est comme si on craignait de puiser de l’eau, de crainte que le fleuve n’en manque.



<Article 3 £[13]> Troisièmement : il semble que ceux qui sont des pécheurs dans le siècle ne doivent pas être incités à la vie religieuse.



         En effet, il faut d’abord s’entraîner aux oeuvres des préceptes avant de passer à l’accomplissement des conseils, afin de parvenir à ce qui est plus grand en partant de ce qui est plus petit. Or, ceux qui sont des pécheurs dans le siècle ne sont pas entraînés aux oeuvres des préceptes. Ils ne doivent donc pas être incités à la vie religieuse, où il faut observer les conseils, ou y être acceptés.

         Cependant, le Seigneur a appelé Matthieu à l’état de perfection, comme on le lit en Mt 9, 9. Or, «toute action du Christ est un enseignement pour nous». Nous devons donc nous aussi inviter et recevoir à la vie religieuse les pécheurs qui sont dans le siècle.

         Réponse. Il est très utile pour les pécheurs de passer à la vie religieuse.

         En effet, deux choses sont nécessaires aux pécheurs pour le salut : premièrement, qu’ils fassent pénitence pour leurs péchés passés ; deuxièmement, qu’ils s’abstiennent de pécher par la suite. Or, la vie religieuse est très efficace pour les deux.

         Premièrement, en effet, l’état religieux est un état de pénitence parfaite, au point où aucune satisfaction ne peut être égalée à la pénitence des religieux, qui donnent totalement à Dieu eux-mêmes et ce qui leur appartient. Ainsi, on ne peut imposer comme pénitence à aucun homme d’entrer dans la vie religieuse ; cependant, par mode de commutation de la satisfaction, quelle que soit celle-ci, on conseille l’entrée en religion, comme cela est clair [dans le Décret], XXXIII, q, 2, c. Ammonere, où le pape Étienne «incite quelqu’un qui avait tué son épouse à entrer au monastère et à observer tout ce qui lui aura été ordonné, dans l’humilité, sous l’autorité de l’abbé» ; autrement, il lui impose la pénitence la plus grave, s’il choisit de demeurer dans le siècle.

         De même encore l’état religieux contribue au plus haut point à éviter les péchés. En effet, il est difficile pour ceux qui demeurent dans le siècle de ne pas être attirés par les choses du monde. Pour cette raison, en Mt 19, 23-24, selon l’interprétation de Chrysostome, «le Seigneur dit qu’il est impossible à un riche, s’il est attaché par amour à ses richesses, d’entrer dans le royaume des cieux, mais qu’il est très difficile d’[y] entrer pour celui qui possède des richesses». Ainsi, en Si 31, 8-9, il est dit : Bienheureux le riche qui est trouvé sans tache, et on précise plus loin la difficulté : Qui est-il ? Nous en ferons l’éloge. Pour cette raison, Grégoire dit que «les saints, afin de s’abstenir de ce qui est défendu, omettent même ce qui est permis».

         Il est donc clair que ceux qui attirent les pécheurs à la vie religieuse ne pèchent pas, mais doivent être loués. Car le Seigneur dit de lui-même : Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence (Lc 5,32).

         En réponse à ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que cet argument va à l’encontre aussi bien de l’enseignement évangélique que du raisonnement de la philosophie. À l’encontre de l’enseignement évangélique, car les conseils évangéliques sont donnés afin que l’homme obtienne le salut plus facilement par eux ; on dit ainsi que l’état des gens du siècle est plus dangereux que l’état religieux. Or, il est insensé de dire que quelqu’un qui est plus faible en raison des péchés qu’il a commis ne doive pas fuir vers un chemin plus sûr. Cela est aussi va à l’encontre de l’enseignement philosophique, qui enseigne que ceux qui sont portés aux vices doivent être pliés en sens contraire, «comme le font ceux qui redressent les courbures du bois».



<Article 4 £[14]> Quatrièmement : il semble que quelqu’un puisse obliger un autre par serment à ne pas entrer en religion.



         En effet, ce qu’il est permis de faire, il est permis de le jurer. Or, il est permis à quelqu’un dans le siècle de ne jamais entrer en religion. Il peut donc le jurer. Ainsi, celui qui astreint [un autre] par un tel serment ne pèche pas, car il ne lui fait pas jurer quelque chose de défendu.

         Cependant, le propos d’entrer en religion vient du Saint-Esprit, comme on le lit [dans le Décret], XIX, q, 2, c. Due.s Or, résister à l’incitation du Saint-Esprit est un péché grave, pour lequel Étienne reprend les Juifs, en Ac 7, 1, lorsqu’il dit : Mais vous, vous avez toujours résisté à l’Esprit Saint. Celui qui en astreint un autre par serment à ne pas entrer en religion pèche donc gravement.

         Réponse. Comme on l’a dit plus haut, dans les actes humains, il ne pas juger simplement que quelque chose est permis ou défendu d’après ce qui arrive dans un cas particulier, mais d’après ce qui arrive dans la plupart des cas, de même que, dans les choses naturelles, on prend en considération ce qui existe dans la plupart des cas.

         Or, il arrive dans un cas particulier que quelqu’un puisse sans péché en astreindre un autre par serment à ne pas entrer en religion, par exemple, s’il est lié par le mariage et veut entrer en religion sans le consentement de son épouse, ou dans des cas semblables.

         Mais, à parler simplement, amener quelqu’un à jurer qu’il n’entrera pas en religion est un péché grave. En effet, si quelqu’un voulait entrer en religion, que l’occasion s’en présentait, et que toutes les autres circonstances convenaient, celui qui l’empêcherait d’entrer en religion pécherait gravement. Ainsi, en Mt 23, 13, le Seigneur menace les Pharisiens qui n’entraient pas eux-mêmes dans le royaume des cieux et n’y laissaient pas non plus entrer les autres. Or, lorsque quelqu’un fait jurer à un autre de ne pas entrer en religion, il l’empêche, quant à lui, d’entrer en religion à quelque moment que ce soit et en quelque circonstance favorable que ce soit, car tous les cas particuliers sont inclus dans l’universel. Il est donc clair qu’il pèche gravement.

         À ce qui est proposé en sens contraire, il faut dire que, bien qu’il soit permis de s’abstenir d’une bonne action, il est cependant défendu de faire obstacle à la possibilité pour soi-même ou pour un autre de passer à cette bonne action. Ainsi, il est permis de ne pas faire l’aumône à tel pauvre ; il est cependant défendu d’astreindre soi-même ou un autre à ne faire l’aumône à personne.

         La raison en est que quelqu’un peut sans péché omettre un acte vertueux, parce que les préceptes affirmatifs, qui portent sur les actes vertueux, n’obligent pas toujours. Mais empêcher une bonne action s’oppose directement à la vertu ; c’est pourquoi cela tombe sous l’interdiction d’un précepte négatif, qui oblige toujours. Ainsi, tous les serments de ce genre ne doivent donc pas être observés, mais ceux qui font de tels serments deviennent parjures en faisant serment, car un serment ne peut obliger quelqu’un contre la charité envers Dieu et le prochain.

         Ainsi, bien qu’il soit permis à quelqu’un de ne pas entrer en religion, il est cependant défendu de s’y opposer par serment pour soi-même ou pour un autre. En effet, cela est contre la perfection de la vie et contre le conseil du Christ.



<Question 6> £[Sur ce qui convient à ceux qui sont déjà dans l’état religieux]



         Ensuite, trois questions ont été posées sur ce qui convient à ceux qui sont dans l’état religieux. Premièrement, est-ce que le religieux, qui ne doit rien posséder en propre ni en commun, peut faire l’aumône de ce qui lui est donné en aumône par d’autres ? Deuxièmement, est-ce que quelqu’un qui est dans l’état religieux, sachant que son père est écrasé par une grave nécessité, peut sortir sans permission de son supérieur afin de venir au secours de son père ? Troisièmement, est-ce que l’état religieux est plus parfait que l’état des prêtres de paroisse et des archidiacres ?



<Article 1 £[15]> Premièrement : il semble que les religieux, qui ne possèdent rien en propre ni en commun, ne peuvent pas faire une aumône qui leur profite.



         En effet, l’aumône ne profite pas à celui qui la fait, à moins qu’elle ne soit faite de la manière appropriée. Or, ces religieux ne peuvent faire l’aumône de manière appropriée : en effet, l’aumône doit être faite à même ce qui nous appartient, selon ce que dit Tb 4, 9 : Si tu possèdes beaucoup, donne beaucoup ; mais si [tu possèdes] peu, efforce-toi de donner volontiers. Ces religieux, qui ne possèdent rien ni en propre ni en commun, ne peuvent donc faire une aumône qui leur profite : s’ils font l’aumône à même ce qui leur a été donné en aumône, cela profite à ceux de qui ils ont reçu l’aumône.

         Cependant, parmi les autres oeuvres, la distribution d’aumônes se trouve être la plus fructueuse. En effet, il est dit en Dn 4, 24 : Rachète tes péchés par des aumônes. Si donc les religieux ne peuvent faire d’aumônes qui leur soient profitables, ils sembleraient être dans une condition pire que les autres, même pour les biens spirituels.

         Réponse. Les religieux, bien qu’ils ne puissent posséder en propre, peuvent cependant pratiquer la distribution de biens à même les fruits de leurs possessions communes, ou encore à même des aumônes qui leur ont été faites en particulier. Et cela n’a pas d’importance, pour la question en cause, qu’ils pratiquent cette distribution par l’autorité de leur ordre ou par l’autorité d’un prélat supérieur. Ceux à qui cette distribution a été confiée peuvent de manière méritoire faire l’aumône des biens qui leur ont été confiés afin d’être distribués, selon que cela leur a été confié, et cette aumône est méritoire tant pour ceux qui exercent le ministère de la miséricorde que pour ceux à l’usage desquels il est connu que ces biens ont été assignés. Mais s’il existe un religieux à qui une telle distribution de biens n’a pas été confiée, il ne lui est pas permis de faire l’aumône.

         Et, par cela, la réponse aux objections est claire.



<Article 2 £[16]> Deuxièmement : il semble qu’un religieux, s’il voit son père dans le besoin, puisse sortir du cloître,

même sans la permission de son supérieur, afin de venir au secours de son père.



         En effet, il ne faut pas outrepasser un commandement de Dieu à cause des traditions des hommes. Ainsi, en Mt 15, 6, le Seigneur, dit contre certains : Vous avez aboli le commandement de Dieu à cause de vos traditions. Or, l’homme est tenu de subvenir aux besoins de ses parents par ce précepte divin : Honore ton père et ta mère (Mt 15,4 Ex 20,12), honneur par lequel on entend de fournir le nécessaire. Il semble donc que, nonobstant les observances religieuses, qui sont des statuts des hommes, un religieux doive, selon le précepte de Dieu, sortir du cloître pour venir au secours de ses parents.

         Cependant, les réalités spirituelles doivent toujours être préférées aux [réalités] charnelles. Or, les religieux se sont voués au service de leur Père spirituel, à savoir, Dieu, envers qui nous sommes davantage obligés, selon Hem 12, 9 : Combien plus nous obéirons au Père des esprits et vivrons-nous ! [Les religieux] ne doivent donc pas écarter les observances de leur ordre pour se mettre au service de leurs parents charnels.

         Réponse. Il en est autrement de celui qui n’est pas encore entré en religion, et de celui qui a déjà fait profession de la vie religieuse.

         En effet, celui qui n’est pas encore entré en religion, s’il voit son père dans un grand besoin et que personne d’autre ne peut lui venir en aide, ne doit pas entrer en religion, mais il est tenu de secourir ses parents, surtout s’il peut demeurer dans le siècle sans danger de péché mortel. Mais si ses parents peuvent être secourus par quelqu’un d’autre, il peut, s’il le veut, entrer en religion. Ainsi, Chrysostome, en commentant ceci : Laissez les morts enterrer leurs morts, dit qu’«il est mal de détourner un homme des réalités spirituelles, surtout qu’il y avait quelqu’un qui pouvait prendre soin des parents ; en effet, il y avait des gens qui pouvaient se charger d’assurer la sépulture de sa dépouille».

         Mais après que quelqu’un a fait profession de la vie religieuse, il est mort au monde. Ainsi, par cette mort spirituelle, il est déchargé de prendre soin de ses parents, comme il en est déchargé par la mort corporelle, et ainsi il ne pèche pas ni n’agit contre le précepte de Dieu s’il demeure dans le cloître sur ordre de son supérieur, en se détournant du service de ses parents. En effet, il est devenu incapable de rendre le service dû sans pécher lui-même. Toutefois, autant qu’il le peut en préservant l’obéissance à son ordre, il peut faire en sorte de venir au secours de ses parents par lui-même ou par quelqu’un autre, s’ils sont dans le besoin.

         Mais à ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que le religieux est tenu d’accomplir ce qui se rapporte à la vie religieuse, non seulement par tradition humaine, mais aussi par précepte divin. En effet, il est obligé en vertu du voeu fait d’obéir à ses supérieurs. Or, l’accomplissement d’un voeu tombe sous un précepte divin.



<Article 3 £[17]> Troisièmement : il semble que les prêtres de paroisse et les archidiacres aient une plus grande perfection que les religieux.



         <1> En effet, Chrysostome dit, dans son Dialogue : «Si tu m’amènes un moine qui, pour parler avec une certaine exagération, serait Élie..., il ne faudrait pas lui comparer celui qui, livré aux gens et forcé de porter les péchés d’un grand nombre, demeure inébranlable et fort.»

         <2> Et un peu plus loin, [Chrysostome] dit : «Si quelqu’un me donnait le choix de ce qui me plairait le plus : la fonction sacerdotale ou la solitude des moines, je choisirais sans hésiter la première, et je ne cesserais de louer et de déclarer bienheureux ceux qui auraient pu bien exercer le service de l’Église. Et ce que je louerais avec tant d’application et déclarerais bienheureux, je ne le fuirais pas, si je me voyais capable d’exercer ce gouvernement.»

         <3> Et, dans le chapitre suivant, [Chrysostome] dit : «Tu as bien mis en garde, mon très cher. Car il ne faut pas se rappeler ceux-ci — à savoir, les gens du siècle — lorsqu’il est question du sacerdoce. À la vérité, si quelqu’un, au contact d’un grand nombre, peut, imperturbable, conserver sans corruption et inébranlablement la pureté d’une totale sainteté, l’éclat de la continence et les autres bonnes actions des moines, il doit être préféré à tous.» Parmi tous ceux-ci, il semble que les prêtres paroissiaux et les archidiacres, s’ils vivent bien dans le ministère de l’Église, doivent être préférés à tous, même aux religieux.

         <4> De plus, Chrysostome dit, dans le même livre : «Si quelqu’un, en exerçant bien le sacerdoce, compare [à celui-ci] les efforts de ce propos, à savoir, monastique, tu constateras qu’il y a autant de différence entre eux qu’entre une personne privée et un roi.» Or, il est beaucoup plus grand d’exercer la fonction de roi que celle de n’importe quelle personne privée. Il est donc beaucoup plus grand qu’un prêtre de paroisse ou un archidiacre se comporte bien dans sa fonction qu’un religieux dans la sienne.

         <5> De plus, les évêques sont dans un état plus parfait que celui des religieux, autrement il ne serait pas permis de passer de la vie religieuse à l’épiscopat. Or, les prêtres de paroisse et les archidiacres ressemblent davantage aux évêques que les religieux, car, comme l’évêque a charge d’âmes par son épiscopat, de même le prêtre dans sa paroisse et l’archidiacre dans son archidiaconat. Les archidiacres et les prêtres de paroisse sont donc davantage dans un état de perfection que les religieux.

         <6> De plus, «le bien public doit être préféré au bien privé», et la vie active porte plus de fruit que la vie contemplative. Et «aucun sacrifice n’est plus agréable à Dieu que le zèle des âmes». Or, les archidiacres et les prêtres de paroisse s’occupent de l’utilité commune de la multitude, en portant fruit par le zèle du salut des âmes dans la vie active. Ils doivent donc être préférés aux religieux, qui s’appliquent à leur propre salut dans la vie contemplative en servant Dieu.

         <7> De plus, celui à qui Dieu a davantage confié a plus de mérite, s’il s’en acquitte bien. Or, il semble que davantage ait été confié au prêtre et à l’archidiacre, car il lui est demandé davantage lors du jugement. Il mérite donc davantage en exerçant bien sa fonction.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit [dans le Décret], XIX, q. 2, c. Due : «Si quelqu’un dans son église, sous l’autorité de l’évêque, veille sur le peuple et vit à la manière du siècle, et si, sous l’inspiration du Saint-Esprit, il veut se sauver dans un monastère ou une [église] canoniale, il n’y a aucune raison qui exige qu’il soit forcé par [la loi] publique, car il est conduit par une loi privée.» Or, la loi privée, qui est la loi du Saint-Esprit, comme il est dit plus loin au même endroit, ne mène jamais un homme d’un état plus parfait à un état moins parfait, mais fait en sorte que l’homme monte en son coeur, comme il est dit dans le psaume. L’état des religieux est donc plus parfait que l’état des prêtres de paroisse.

         Réponse. La perfection spirituelle doit être mesurée par la charité, car celui à qui elle fait défaut n’est rien spirituellement, comme il est dit en 1Co 13,2, mais, par la perfection de celle-ci, on dit que quelqu’un est parfait. Ainsi, il est dit dans Col 3,14 : Par-dessus tout..., ayez la charité, qui est le lien de la perfection.

         Or, l’amour a une puissance de transformation, en vertu de laquelle celui qui aime est en quelque sorte transporté dans celui qu’il aime. Ainsi, Denys dit, dans les Noms divins, IV : «L’amour divin produit donc une extase, en ne les laissant pas s’aimer eux-mêmes, mais [aimer] ceux qu’ils aiment.» Ainsi donc, «parce qu’être entier et être parfait est la même chose», comme il est dit en Physique, III, celui-là a une charité parfaite qui est transporté totalement en Dieu par l’amour, en faisant passer en second lui-même et ce qu’il possède pour Dieu. C’est pour cette raison qu’Augustin dit, La cité de Dieu, XIV, que «de même que l’amour de Dieu jusqu’au mépris de Dieu fait la cité de Babylone, de même l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi fait la cité de Dieu». [Il dit aussi], dans le livre sur les Quatre-vingt-trois questions, que «la perfection de la charité [consiste] dans le fait de n’avoir aucune convoitise». Et Grégoire dit aussi, en commentant Ezéchiel, que, «lorsque quelqu’un voue à Dieu quelque chose qui lui appartient et ne voue pas autre chose, c’est un sacrifice ; mais lorsqu’il voue au Dieu tout-puissant tout ce qu’il a, tout ce qu’il vit et tout ce qu’il aime, c’est un holocauste, ce qui veut dire en latin “totalement consumé”». Est donc parfait l’esprit de quiconque est ainsi disposé intérieurement qu’il méprise lui-même et tout ce qui lui appartient pour Dieu, selon ce que dit l’Apôtre en Ph 3,7-8 : Ce qui était pour moi autrefois un avantage, je l’ai estimé... comme un déchet, afin de gagner le Christ, qu’il s’agisse d’un religieux ou d’un séculier, d’un clerc ou d’un laïc, même lié par l’état de mariage. En effet, Abraham était lié par le mariage et riche, lui à qui le Seigneur a dit, Gn 17, 1 : Marche devant moi et sois parfait. Et Si 31, 8 : Bienheureux l’homme qui s’est trouvé sans tache et n’a pas couru après l’or, puis on ajoute un peu plus loin : Celui qui a été mis à l’épreuve en cela et a été trouvé parfait.

         Mais il faut prendre garde que c’est une chose d’être parfait et c’en est une autre d’être dans un état de perfection. En effet, certains sont dans un état de perfection qui ne sont pas encore parfaits, mais parfois pécheurs ; et certains sont parfaits qui ne sont pas dans un état de perfection.

         Et bien que l’«état» signifie beaucoup de choses : la droiture et la solidité et peut-être d’autres choses de ce genre, toutefois, lorsqu’on dit que certains sont dans un état de perfection, on entend par «état» une condition, selon laquelle la liberté ou la servitude sont appelés des états, comme lorsqu’on a coutume de dire que l’erreur sur la condition ou l’état de la personne est un empêchement au mariage, et non l’erreur sur la fortune ou sur la qualité. C’est de cette façon qu’«état» est entendu dans [le Décret], II, q. 6 : «S’ils sont interpellés dans une cause [passible de la peine] capitale ou en raison de leur état, qu’ils présentent leur défense par eux-mêmes, et non par des procureurs.» En entendant «état» en ce sens, on dit que ceux-là sont dans un état de perfection qui se soumettent à la servitude en vue d’accomplir les oeuvres de la perfection. Or, il est manifeste que la servitude s’oppose à la liberté, car la liberté de faire n’importe quoi est enlevée par un voeu, puisque faire un voeu est affaire de liberté, mais l’accomplir est affaire de nécessité, comme on l’a dit plus haut. Celui donc qui s’oblige à quelque chose par un voeu, pour autant qu’il se soumet à une nécessité, se rend d’une certaine manière esclave, en se privant de liberté. Ainsi, si quelqu’un s’oblige par voeu à faire quelque chose de particulier, il se fait d’une certaine manière esclave, non pas simplement, mais relativement, à savoir, par rapport à ce à quoi il s’est obligé. Mais si quelqu’un consacre par voeu toute sa vie à Dieu en vue d’accomplir les oeuvres de la perfection pour Dieu, il se constitue tout simplement esclave, et par là est placé dans un état de perfection. Ainsi, en se vouant totalement à Dieu, on dit qu’il offre à Dieu un holocauste, comme le dit Grégoire.

         Or, les évêques s’obligent pour toute leur vie à ce qui se rapporte à la perfection lors de leur consécration, en faisant une profession en vertu de laquelle ils sont obligés de prendre soin du troupeau qu’ils ont reçu, selon ce que dit 1 Tm 5, 12 : <Mène> le bon combat de la foi, saisis la vie éternelle à laquelle tu as été appelé, en portant un bon témoignage devant de nombreux témoins, «que ce soit par l’ordination ou par la prédication», comme dit la Glose. Les religieux aussi, par leur profession s’obligent pour toute leur vie à ce qui se rapporte à la perfection. C’est pourquoi les deux sont appelés des serviteurs. En effet, il est dit en 2 Co 4, 5: En effet, nous ne prêchons pas nous-mêmes, mais Jésus, le Christ... Nous sommes vos serviteurs à cause de Jésus, ce qui se rapporte aux évêques. Les religieux aussi sont appelés serviteurs ou domestiques, comme le dit Denys dans La hiérarchie ecclésiastique, VI. Et ainsi, aussi bien les religieux que les évêques sont dans un état de perfection. De sorte que, lorsqu’ils assument cet état, les deux reçoivent une bénédiction, comme le montre clairement Denys, La hiérarchie ecclésiastique, VI et V.

         Mais les archidiacres ou les prêtres de paroisse ne s’obligent pas par voeu pour toute leur vie à ce qu’exige le soin d’un troupeau. Ainsi, lors de leur entrée en fonction, aucune bénédiction ne leur est donnée, comme celle qui est donnée aux moines en raison de la perfection qu’ils assument, comme il est dit dans La hiérarchie ecclésiastique, VI. Par le fait que leur est confiée la charge d’une paroisse ou d’un archidiaconé, ils sont donc établis dans une fonction, mais ils ne sont pas élevés à un état de perfection, autrement ils seraient apostats lorsqu’ils quittent leurs paroisses et acceptent des prébendes sans charge [d’âmes] dans des églises cathédrales. En effet, personne ne peut s’éloigner de l’état perfection qu’en péchant mortellement et en apostasiant.

         C’est pourquoi Denys, dans La hiérarchie ecclésiastique, attribue la perfection aux seuls évêques, pour autant qu’ils donnent la perfection, et aux moines, pour autant qu’ils sont perfectionnés. Mais il attribue l’illumination aux prêtres, pour autant qu’ils éclairent par l’administration des sacrements, et au peuple saint, pour autant qu’il doit être éclairé. Mais [il attribue] la purification aux diacres, pour autant qu’ils purifient, et à l’ordre des impurs, pour autant qu’ils doivent être purifiés.

         <1> On pourrait répondre brièvement à toutes ces autorités de Chrysostome, qui ne parle pas du prêtre de paroisse, mais de l’évêque, qui est appelé prêtre par antonomase, en tant que souverain prêtre ; et c’est une manière très courante de parler que d’appeler les évêques prêtres. Cette réponse semble être conforme à l’intention de l’ouvrage par lequel Chrysostome console Basile de sa promotion : en effet, les deux avaient été élus évêques.

         Mais, afin de répondre de manière particulière sur chaque point, il faut dire, à propos du premier [argument], que, si l’on examine les circonstances où ces paroles ont été prononcées, elles n’appuient pas du tout [l’argument] mis de l’avant. En effet, [Chrysostome] écrit auparavant : «Si ceux qui habitent dans des endroits retirés ne sont pas ébranlés par les paroles d’un grand nombre, leur patience est digne de louange, mais ce n’est pas un argument favorable à l’art véritable. Mais s’il a pu sauver de la tempête le navire qui se trouvait au milieu des flots, alors il mérite que tous lui rendent témoignage qu’il est un dirigeant parfait.» Puis il conclut : «Si tu me présentes un moine qui, pour parler avec exagération, était Élie, mais qui, dans sa solitude, n’est pas ébranlé au point de pécher gravement, bien plus, que personne ne vient aiguillonner ni exaspérer, il ne faut cependant pas lui comparer celui qui est livré aux foules et est forcé de supporter les péchés d’un grand nombre..., il ne faut pas le comparer à celui qui, livré au peuple et forcé de porter les péchés d’un grand nombre, persévère immuable et fort, car il s’est dirigé lui-même aussi bien dans la tempête que dans la tranquillité.» Il est clair qu’il ne compare pas ici un état à un autre, mais l’impeccabilité à l’impeccabilité. En effet, le fait que le moine qui demeurant dans le cloître ne pèche pas n’est pas une preuve aussi évidente de vertu qu’un prêtre, un évêque ou n’importe quel dirigeant d’un peuple qui s’abstient de pécher au milieu de l’agitation, comme le fait qu’un navigateur navigue sans danger sur une mer tranquille n’est pas une preuve aussi convaincante de son expertise que s’il naviguait dans la tempête. Et cependant il appartient à l’expertise du navigateur d’éviter une mer de tempête. Ainsi, à partir des paroles qui précèdent, on ne peut rien montrer d’autre que le fait que l’état de celui qui a charge d’âmes est plus dangereux que celui du moine, et que se garder innocent dans un danger plus grand est un argument en faveur d’une vertu plus grande. Ainsi, une plus grande vertu est nécessaire pour se garder exempt de péché parmi le peuple que dans la vie religieuse. Mais il appartient à une plus grande vertu d’éviter les dangers en entrant en religion que de ne pas éviter les dangers : en effet, plus quelqu’un aime son salut, plus il évite les dangers pour son salut.

         <2> Par là aussi est claire la réponse au second [argument]. En effet, [Chrysostome] ne dit pas qu’il préférerait exercer la fonction sacerdotale plutôt que d’être dans la solitude des moines, mais qu’il préférerait se plaire dans celle-là plutôt que dans celle-ci. En effet, tout sage voudrait plutôt posséder une telle vertu qu’elle puisse le garder en sécurité même au milieu des dangers, qu’une vertu qui lui permettrait d’échapper aux dangers. Mais parce qu’il est présomptueux pour quelqu’un de présumer posséder une telle vertu qui lui permette d’être en sécurité même au milieu des dangers, il est plus vertueux pour lui de se placer hors du danger. C’est pourquoi [Chrysostome] ajoute : «Ce dont je fais l’éloge avec autant de zèle et que je déclare bienheureux— à savoir, la fonction d’administrer une église —, je ne le fuirais pas, si je me voyais capable de la diriger.» Il la fuyait donc avec prudence parce qu’il ne s’attribuait pas avec orgueil une vertu telle qu’il en fût capable.

         <3> De même, la réponse au troisième [argument] est claire. En effet, «si, amené à être en contact avec un grand nombre de gens, il peut conserver intacts et solides la constante blancheur d’une parfaite sainteté, la pureté de la continence et les autres bons comportements des moines, il doit être préféré à tous». En effet, c’est un signe de plus grande vertu que quelqu’un conserve une parfaite pureté, même lorsque sa pureté est mise en danger, que s’il la conservait en dehors de ces dangers. Toutefois, celui-là s’avère aimer peu sa pureté qui n’évite pas les dangers pour la pureté, alors qu’il est très difficile et très rare de conserver une pureté totale. De même que fut très grande la pureté de la bienheureuse Agnès, qui a conservé sa pureté virginale alors qu’elle avait été placée dans un lupanar. Cependant, parce qu’elle aimait la pureté, elle n’aurait jamais choisi de faire étalage de sa vertu dans un lupanar, mais autant elle avait un esprit pur, autant elle aurait de sa propre volonté évité le lupanar. Et il en est de même pour toutes les choses de ce genre.

         <4> Cette autorité ne se rapporte pas à la perfection de la vie, mais à la différence de dignité. En effet, une personne privée est aussi éloignée du roi que celui qui ne possède pas de prélature [l’est] de celui qui en possède. Mais la question ne porte pas sur le fait de savoir si tous ceux qui ont charge d’âmes sont plus grands par la dignité de leur prélature que le religieux qui n’a pas charge d’âmes.

         <5> Il n’en est pas des évêques comme des prêtres de paroisse. En effet, les évêques ont charge d’âmes à titre principal, mais les prêtres de paroisse et les archidiacres sont des ministres subalternes et leurs coadjuteurs. C’est pourquoi il est dit [dans le Décret], XVI, q. 1 : «Que tous les prêtres, les diacres et les autres clercs prennent garde de ne rien faire sans la permission de leur propre évêque. Que personne parmi les prêtres ne célèbre de messes dans sa paroisse sans son ordre, qu’il ne célèbre aucun baptême sans sa permission.» Et, en 1 Co 12, 28, il est dit dans la Glose que «les fonctions d’aide reviennent à ceux qui aident leurs supérieurs, comme Tite pour l’Apôtre ou les archidiacres pour les évêques, mais les fonctions d’exécution [reviennent] aux personnes de rang inférieur, comme sont les prêtres». Ainsi, si l’on examine correctement [les choses], dans le gouvernement de l’Église, les archidiacres et les prêtres de paroisse se comparent à l’évêque comme les prévôts et les baillis se comparent au roi dans le gouvernement temporel. Et ainsi, comme le roi est couronné et oint dans le royaume, mais non les prévôts et les baillis, de même l’évêque dans l’Église, mais non les archidiacres et les prêtres de paroisse. Pour cette raison, l’épiscopat est un ordre par rapport au corps mystique, mais non la charge de prêtre de paroisse ou l’archidiaconat, qui sont une fonction seulement. Les archidiacres et les prêtres de paroisse sont donc semblables aux évêques en tant que coadjuteurs et serviteurs, mais les religieux sont semblables aux évêques par l’obligation perpétuelle, qui fait l’état de perfection.

         <6> Deux actions peuvent être comparées l’une à l’autre en bien ou en mal de plusieurs manières. D’une manière, selon leur genre, comme nous disons que la continence virginale l’emporte en bien sur la continence du veuvage, et, pour le mal, l’homicide sur le vol. De cette façon, la vie active est plus fructueuse que la vie contemplative, mais «la vie contemplative est plus grande en mérite que la vie active», comme Grégoire le dit dans ses Morales, VII. En effet, «le zèle des âmes est le sacrifice le plus agréable à Dieu», à condition d’être bien exercé, de sorte que l’homme prenne d’abord soin de son propre salut, et ensuite de celui des autres. Autrement, rien ne sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il vient à perdre son âme, comme il est dit en Mt 16, 26. — D’une autre manière, une action peut être comparée à une autre action en bien ou en mal, non pas en elle-même, mais par rapport à un autre acte, comme l’abstinence l’emporte en bien sur la prise de nourriture, mais prendre de la nourriture avec quelqu’un par charité l’emporte sur l’abstinence ; et, pour le mal, l’adultère vient avant le vol, mais voler une épée pour tuer est plus grave que l’adultère. — Troisièmement, une action l’emporte sur une autre en bien ou en mal selon la volonté de celui qui la pose : en effet, selon qu’un acte est accompli avec une volonté plus prompte, on estime qu’il est meilleur ou pire.

         Si donc nous comparons les actions des prêtres de paroisse et des archidiacres aux actions des religieux selon le troisième mode de comparaison, à savoir, selon la promptitude de la volonté, le jugement est alors incertain, car celui qui agit avec une plus grande charité a des actions plus méritoires. — Mais si elles sont comparées selon la deuxième comparaison, par rapport à une autre action, les actions d’un religieux sont incomparablement supérieures aux actions d’un archidiacre ou d’un prêtre de paroisse. En effet, les actions des religieux se rapportent à cette racine par laquelle ils ont voué toute leur vie à Dieu. Aussi ne fait-il pas prendre en considération ce qu’il font, mais plutôt qu’ils ont fait voeu de faire tout ce qu’ils doivent faire. Et ainsi, ils se comparent à ceux qui font une bonne action en particulier comme l’infini au fini. En effet, celui qui se donne à quelqu’un en vue de faire tout ce qu’il ordonnera se donne à lui davantage d’une manière infinie que celui qui se donne à lui en vue d’accomplir une action particulière. De sorte que, à supposer qu’un religieux accomplisse, selon que l’exige sa vie religieuse, une action qui est petite en elle-même, celle-ci reçoit cependant une grande orientation par son rapport à l’obligation première selon laquelle il s’est entièrement donné à Dieu. — Mais si les actions sont comparées aux actions en elles-mêmes, selon le premier mode de comparaison, certaines actions particulières que font les prêtres de paroisse ou les archidiacres sont ainsi plus grandes que certaines actions particulières que font les religieux, comme il est plus grand de voir au salut des âmes que de jeûner, de garder silence ou des choses de ce genre. Toutefois, si toutes [les actions] sont comparées à toutes les actions, les actions des religieux sont beaucoup plus grandes. En effet, même si procurer le salut des autres est plus grand que de s’occuper de soi seul à parler d’une manière générale, toutefois ce n’est pas n’importe quelle façon de s’occuper du salut des autres qui l’emporte sur n’importe quelle façon de s’occuper de son propre salut. En effet, si quelqu’un s’occupe entièrement et parfaitement de son salut, cela est beaucoup plus grand que si quelqu’un pose de nombreuses actions particulières pour le salut des autres, alors qu’il ne s’occupe pas parfaitement de son salut, même s’il [s’en occupe] de manière suffisante.

         <7> Bien administrer est question de plus et de moins. Ainsi, si celui à qui on a confié davantage assure une administration d’autant meilleure que ce qu’on lui a confié est plus grand, sans aucun doute méritera-t-il davantage. Mais si celui à qui on a moins confié fait bien davantage que celui à qui on a confié davantage, même si celui-ci agit bien, l’autre méritera cependant davantage. Ce qui est manifeste aussi dans les choses humaines : celui qui reçoit un bénéfice plus petit, s’il sert davantage, doit être mieux traité. Mais bien que celui qui a charge d’âmes ait davantage reçu quant à la dignité, parce que le religieux pose des actions plus grandes, comme on l’a dit, il mérite davantage.



<Question 7> £[Sur les états laïcs]



         Ensuite, on a posé des questions sur ce qui se rapporte aux laïcs.

         Premièrement, à propos du mariage, la femme qui a contracté mariage devant l’Église, après avoir fait voeu de continence, peut-elle s’unir charnellement à son mari sans péché ? Deuxièmement, est-il permis à quelqu’un de garder ce qu’il acquiert légitimement par commerce à partir d’argent acquis par usure ?



<Article 1 £[18]> Premièrement : il semble qu’une femme qui a contracté mariage avec quelqu’un devant l’Église, après avoir fait voeu de continence,

puisse sans péché s’unir charnellement à lui par la suite.

         <1> En effet, ce qui est fait en vertu de l’autorité de l’Église est exempt de péché, puisque cela a été fait par l’autorité du Christ, selon ce que dit l’Apôtre, 2Co 2,10 : Car ce que je vous ai donné, si je vous ai donné quelque chose, [je vous l’ai donné] en la personne du Christ. Or, cette femme, par le fait même qu’elle a contracté mariage devant l’Église, a reçu par l’autorité de l’Église le pouvoir de faire l’acte du mariage, qui est l’union charnelle. Elle ne pèche donc pas si elle s’unit charnellement à son mari.

         Cependant, le voeu de continence est plus grand que le voeu d’abstinence, car on ne saurait peser adéquatement l’âme continente, comme il est dit en Si 26, 20. Or, celui qui agit à l’encontre d’un voeu d’abstinence pèche mortellement, par exemple, celui qui romprait le jeûne du vendredi, s’il avait fait voeu de toujours jeûner le vendredi. À bien plus forte raison donc, pèche mortellement la personne qui, à l’encontre du voeu de continence qu’elle a fait, s’unit charnellement à une autre personne.

         Réponse. Le voeu de continence est double : [le voeu] simple et [le voeu] solennel. Or, «le voeu solennel de continence empêche de contracter mariage et annule [le mariage] déjà contracté», c’est-à-dire qu’il fait en sorte qu’il n’existe pas de mariage qui soit contracté après le voeu solennel. Il est donc clair que, après un voeu solennel, quelqu’un n’est pas exempt de péché si, de fait, il contracte mariage devant l’Église et fait usage de l’union charnelle. — «Mais le voeu simple empêche de contracter mariage, mais n’annule pas [le mariage] déjà contracté.» En effet, il ne fait pas en sorte que le mariage subséquent soit nul, mais seulement que celui qui contracte mariage pèche mortellement. Or, le mariage étant effectif, «la femme n’a pas pouvoir sur con corps, mais le mari, et inversement». Or, personne ne peut refuser à un autre ce qui lui appartient, et ainsi la femme unie par le mariage, même si un voeu simple l’a précédé, ne peut refuser à son mari l’usage de son corps, surtout après que le mariage a été consommé par l’union charnelle. Or, personne ne pèche en faisant ce qu’il doit. Ainsi, d’une manière générale, tous disent que la femme qui, par l’union charnelle, a consommé le mariage contracté après un voeu simple de continence ne pèche pas en rendant son dû à son mari. Mais pèche-t-elle en exigeant son dû ? Cela paraît douteux, puisque certains disent qu’elle peut même l’exiger sans péché, afin que le fardeau du mariage ne soit pas insupportable. Mais il semble plus vrai dire qu’elle ne pèche pas en le rendant, car cela est une obligation, mais qu’elle pèche en l’exigeant, car cela relève de sa volonté, qui est liée par l’obligation du voeu qui a précédé.

         La raison de cette différence est que le voeu solennel comporte une promesse accompagnée d’une cession (ainsi le voeu de continence n’est-il solennisé que par la réception d’un ordre sacré, par lequel un homme est effectivement voué au culte divin, ou par la profession à une règle et par la prise de l’habit des profès, car ainsi un homme est-il voué à servir Dieu dans la vie religieuse). Mais le voeu simple comporte une promesse sans cession. Or, il est clair que, après que quelqu’un, non seulement promet à un autre quelque chose qui lui appartenait, mais le lui cède, il ne peut le donner à quelqu’un d’autre par la suite, par exemple, un cheval, un vêtement ou des choses semblables, et, s’il voulait le donner à quelqu’un d’autre par la suite, la seconde donation n’aurait pas de valeur. Ainsi, après que quelqu’un a non seulement promis mais donné par voeu solennel son corps à Dieu pour une vie de célibat, il ne peut le donner ensuite à son conjoint, de telle sorte qu’il serait ainsi tenu de [lui] rendre son dû. Mais celui qui promet quelque chose à un autre, mais ne le lui cède pas immédiatement, s’il le cède effectivement par la suite à quelqu’un d’autre, bien qu’il rompe la fidélité à sa promesse, sa deuxième donation est valable, de sorte que celui à qui elle est faite peut l’utiliser comme il le veut. Ainsi donc, une personne qui a promis par voeu simple son corps à Dieu en vue d’une vie de célibat, si elle cède effectivement par la suite le pouvoir sur son corps à son conjoint en vertu du mariage contracté, pèche en rompant assurément la fidélité à son voeu, mais la donation est valable et le conjoint a pouvoir sur son corps. Elle ne pèche donc pas en rendant son dû [à son conjoint].

         Il faut donc répondre aux deux arguments.

         <1> La femme qui a fait voeu de continence et qui contracte [mariage] devant l’Église ne reçoit pas de l’autorité de l’Église <le pouvoir> d’utiliser l’union charnelle, car si l’Église était au courant du voeu fait, elle empêcherait le mariage. Mais si elle le connaissait et dispensait du voeu simple en vertu de l’autorité apostolique, la femme ne pécherait ni en exigeant ni en rendant ce qui est dû.

         À ce qui est objecté en sens contraire, il faut répondre qu’il en va de même pour le voeu de continence et pour le voeu d’abstinence. En effet, de même qu’une personne qui, après avoir fait un voeu simple de continence, cède à son conjoint le pouvoir sur elle-même utilise sans péché l’union charnelle en rendant ce qui est dû, de même, si, après avoir fait voeu d’abstinence, elle cède le pouvoir sur elle-même en entrant en religion, peut-elle rompre le jeûne selon l’obéissance à son supérieur et l’observance de la vie religieuse, ce par quoi le voeu solennel se distingue des autres voeux.



<Article 2 £[19]> Deuxièmement : il semble qu’on soit obligé de rendre tout ce qu’on a gagné à partir d’argent acquis par usure.



         En effet, l’Apôtre dit, Rm 11,16 : Si la racine est sainte, la branche aussi [l’est]. La même chose vaut donc en sens contraire : si la racine est infectée, les branches [le sont aussi]. Or, la racine de ce gain sera infectée et usuraire. Le tout est donc infecté et usuraire. Il ne lui est donc pas permis de conserver ce gain.

         Cependant, chacun peut légitimement conserver ce qu’il a légitimement acquis. Or, ce qui est acquis à partir d’un argent usuraire est parfois acquis légitimement. Cela peut donc être légitimement conservé.

         Réponse. La vérité sur cette question pourra apparaître si l’on examine la raison pour laquelle accepter l’usure est péché. En effet, cela n’est pas péché uniquement parce que cela est défendu, mais parce que cela est contre la raison naturelle, comme le dit aussi le Philosophe dans Politique, I.

         Pour le montrer, il faut observer que, parmi les choses qui sont à l’usage de l’homme, il en existe dont l’usage n’entraîne pas la disparition de la chose elle-même et, s’il arrive que la chose soit détériorée ou disparaisse par l’usage, cela est accidentel, comme c’est le cas d’une maison, d’un vêtement, d’un cheval, d’un livre et de choses de ce genre. En effet, on ne détruit pas un livre en l’utilisant, et on ne détruit pas une maison en l’utilisant. Pour ces choses, autre est le fait de donner l’usage de la chose, et autre est le fait de donner la substance de la chose. Pour cette raison, lorsque par contrat l’usage d’une telle chose est accordé à un autre, le droit de propriété sur la chose n’est pas cédé pour autant. Pour cette raison aussi, le droit d’usage d’une telle chose peut être vendu, alors que le droit de propriété continue d’appartenir à son maître, comme cela est clair dans le bail et la location, qui sont des contrats légitimes. — Mais il existe des choses dont l’usage n’est rien d’autre que leur disparition, comme l’argent que nous utilisons en le dépensant, le vin que nous utilisons en le buvant, et ainsi de suite pour les autres choses de ce genre, pour lesquelles utiliser la chose n’est rien d’autre que la consommer. Et, pour ces choses, lorsque l’usage en est accordé par contrat, la propriété de la chose est aussi cédée. Ainsi donc, parce que l’usage de la chose n’est pas séparable de la chose elle-même, quiconque vend l’usage de telles choses en retenant en sa faveur l’obligation d’en rendre une part vend clairement la même chose deux fois, ce qui est contraire à la justice naturelle. C’est pourquoi exiger l’usure est injuste en soi.

         On est donc obligé de restituer ce qu’on reçoit en plus de sa part parce qu’on le reçoit injustement, et, par conséquent, l’intérêt est condamnable. Mais, puisque l’usage de l’argent acquis par usure même n’est rien d’autre que sa substance, pour la raison déjà donnée, il est clair que, du fait qu’on rend l’argent usuraire, on n’est pas tenu de rendre quoi que ce soit de l’usage de cet argent. Mais on serait tenu de rendre ce qu’on aurait gagné par la maison d’un autre, le cheval ou quelque chose de ce genre, même après avoir rendu les choses de ce genre, car, pour ces choses, la chose et l’usage de la chose s’additionnent.

         À ce qui est objecté en sens contraire, il faut répondre que l’argent acquis par usure ne joue pas le rôle de racine du gain qui est fait à partir de lui, mais seulement celui de matière. En effet, la racine a la puissance d’une cause active pour autant qu’elle fournit l’alimentation à toute la plante. Ainsi, dans les actes humains, la volonté et l’intention sont comparées à la racine à cause de laquelle, si elle est mauvaise, l’action sera mauvaise. Mais cela n’est pas nécessaire pour ce qui joue le rôle de matière : en effet, quelqu’un peut parfois bien utiliser quelque chose de mauvais.



<Question 8> £[Sur tous les hommes]



         Ensuite, ona posé des questions sur ce qui concerne tous les hommes d’une manière générale : premièrement, sur l’âme ; deuxièmement, sur le corps ; troisièmement, sur l’acte de l’homme.

         À propos de l’âme, on a posé trois questions. Premièrement, à propos de sa substance, est-elle composée de matière et de forme ? Deuxièmement, à propos de sa connaissance. Troisièmement, à propos de sa peine.



<Article unique £[20]> Premièrement : il semble que l’âme soit composée de matière et de forme.



         En effet, l’intellect humain se compare aux substances intellectuelles supérieures par un éloignement de la simplicité. Or, tout qui s’éloigne de ce qui est simple tombe sous le coup d’une certaine composition. Or, la première composition est celle de matière et de forme. L’âme humaine est donc composée de matière et de forme.

         Cependant, s’oppose à cela ce que le Philosophe dit dans Sur l’âme, III, que les espèces des choses, telles qu’elles sont dans les choses elles-mêmes, ne sont pas intelligibles en acte parce qu’elles sont dans la matière ; mais, telles qu’elles sont dans l’âme intellective humaine, elle sont intelligibles en acte. Elles ne sont donc pas dans la matière. L’âme humaine n’est donc pas composée de matière et de forme.

         Réponse. Si on appelle matière tout ce qui est en puissance de quelque façon que ce soit, et forme, tout acte, il est nécessaire d’affirmer que l’âme humaine et toute substance créée est composée de matière et de forme.

         En effet, la substance créée est composée de puissance et d’acte, car il est clair que seul Dieu est son propre acte d’être, puisqu’il est par essence, à savoir, pour autant que son acte d’être est sa substance, ce qui ne peut être affirmé de rien d’autre. En effet, il ne peut y avoir qu’un seul être subsistant, de même que la blancheur subsistante ne peut être qu’une. Il faut donc que toute autre chose soit par participation, de telle manière que soient autres en elle la substance qui participe à l’acte d’être et l’acte d’être même auquel elle participe. Or, tout ce qui participe entretient avec ce qui est participé le rapport de la puissance à l’acte. Ainsi, la substance de toute chose créée entretient avec son acte d’être le rapport de la puissance à l’acte. Ainsi donc, toute substance créée est composée de puissance et d’acte, c’est-à-dire de ce qu’elle est et d’acte d’être, comme Boèce dit, dans le livre Sur les semaines, que l’objet blanc est composé de ce qui est blanc et de blancheur.

         Mais si on entend par matière ce qui est en puissance seulement, alors il est impossible que l’âme humaine soit composée de matière et de forme.

         Et ceci peut être démontré de deux manières. Premièrement, par le fait que [l’âme] est une substance intellectuelle. En effet, il est clair que l’intellect en acte est l’intelligé en acte. Or, l’intelligé en acte est quelque chose pour autant qu’il est immatériel. En effet, une chose est parfaitement intelligible pour autant qu’elle est en acte, et non pour autant qu’elle est en puissance, comme il est dit dans Métaphysique, IX. Ainsi, puisque la matière est un être en puissance, la forme qui existe dans la matière ne peut être parfaitement connue comme intelligée en acte. Il en découle donc qu’aucune substance intellective dont la perfection est l’intelligé même en acte n’est matérielle, du fait qu’«il faut qu’une perfection soit proportionnée à ce qui est perfectible».

         Deuxièmement, la même chose se démontre par le fait que l’âme est une forme. En effet, comme la forme est acte et que ce qui est en puissance ne peut être acte, il est impossible qu’un composé de matière et de forme soit forme en lui-même, si on le considère comme un tout. Si donc l’âme, qu’on dit être composée de matière et de forme, est forme selon une partie d’elle-même, qui est un acte dont aucune partie n’est matière, il en découlera qu’aucune partie de l’âme n’est matière. En effet, nous appelons âme l’acte du corps animé.

         À ce qui objecté en sens contraire, il faut répondre que la puissance et l’acte sont les principes premiers dans le genre de la substance, mais que la matière et la forme sont les principes premiers dans le genre de la substance mobile. Il n’est donc pas nécessaire que toute composition dans le genre de la substance soit constituée de matière et de forme, mais cela est nécessaire seulement dans les substances mobiles.



<Question 9> £[Sur la connaissance]



         Ensuite, on s’est interrogé sur l’âme à propos de la connaissance.

         À ce propos, deux questions ont été posées. Premièrement, est-ce que l’âme séparée du corps connaît une autre âme séparée ? Deuxièmement, est-il permis d’exiger de quelqu’un qui est mourant qu’il révèle son état après la mort ?



<Article 1 £[21]> Premièrement : il semble que l’âme séparée du corps ne connaisse pas une autre âme d’un homme qu’elle a connu dans la vie présente.



         <1> En effet, toute connaissance se réalise par une similitude. Or, dans cette vie, la similitude d’une autre âme n’a pas été exprimée dans une âme, de sorte qu’elle puisse demeurer après la mort. Une âme séparée ne peut donc pas en connaître une autre.

         <2> De plus, le Philosophe dit, Sur l’âme, I, qu’«une fois le corps corrompu, l’âme n’a pas de souvenir». [L’âme] ne reconnaît donc pas l’âme d’un homme qu’elle a connu pendant cette vie.

         Cependant, comme il est dit en Lc 16, 23, le riche, dont l’âme se trouve en enfer, a reconnu Lazare qui se trouvait dans le sein d’Abraham selon son âme.

         Réponse. Comme aucune substance n’est privée de sa propre opération, il est nécessaire d’affirmer que, lorsque l’âme intellective demeure après la mort, elle intellige d’une certaine manière. Or, il est nécessaire de lui reconnaître l’un des trois modes d’intelliger, à savoir qu’elle intellige soit par abstraction des espèces intelligibles à partir des choses, comme elle intellige maintenant alors qu’elle est unie au corps ; soit par les espèces intelligibles acquises alors qu’elle était dans le corps et qui sont conservées après la mort ; soit par certaines espèces concréées ou venues d’en haut d’une manière ou d’une autre.


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         Certains disent donc que les âmes séparées intelligent en abstrayant des choses les espèces intelligibles.

         Mais cela est impossible. En effet, l’abstraction des espèces intelligibles des choses sensibles se réalise par l’intermédiaire du sens et de l’imagination, dont les opérations ne peuvent être attribuées à l’âme séparée, puisqu’elles se font par des organes corporels.


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         C’est pourquoi d’autres, niant cela, disent plutôt que l’âme séparée n’intellige même pas par les espèces acquises à partir des choses sensibles, alors qu’elle était dans le corps. En effet, ils affirment, dans la foulée d’Avicenne, que les espèces intelligibles ne sont conservées dans l’intellect possible que lorsqu’il intellige en acte, mais que sont conservées seulement les espèces particulières des choses sensibles dans l’imagination et dans la mémoire ; lorsque l’intellect possible se tourne vers celles-ci, elles ramènent en lui les espèces intelligibles par l’intellect agent. Ainsi donc, comme la mémoire et l’imagination sont détruites avec la destruction du corps, puisqu’elles sont les puissances d’organes corporels, il en découle que l’âme, après la mort, ne peut d’aucune manière intelliger par des espèces reçues des choses sensibles. Selon eux, il reste donc que l’âme séparée intellige par des espèces concréées, comme les anges.

         Mais cette position aussi semble déraisonnable sur les deux points affirmés.

         En effet, que les espèces intelligibles ne soient pas conservées dans l’intellect possible, cela va à l’encontre de la raison, car ce qui est reçu dans quelque chose s’y trouve selon le mode de ce qui reçoit. Ainsi, comme l’intellect possible a une existence stable et immuable, il faut que les espèces intelligibles soient reçues en lui d’une manière stable et immuable. Cela va aussi contre Aristote, qui dit, dans Sur l’âme, III, que «l’intellect possible, lorsqu’il devient des choses singulières», c’est-à-dire lorsqu’il reçoit des espèces de choses singulières, comme lorsqu’il connaît, c’est-à-dire comme cela arrive chez celui qui a la science, «est alors dit en acte. Or, cela arrive dès qu’il peut opérer par lui-même. Il est donc alors en puissance d’une certaine manière, mais toutefois pas comme c’était le cas avant d’apprendre et de trouver». Par ces mots, il apparaît que les espèces intelligibles sont parfois sous forme d’habitus dans l’intellect possible, bien que celui-ci n’agisse pas en acte.

         Ce qu’ils disent aussi, que l’âme humaine possède des espèces concréées, est dit de manière irrationnelle. En effet, si [l’âme] peut en faire usage alors qu’elle est unie au corps, il en découlera que l’homme peut intelliger ce qu’il n’a pas reçu par le sens, par exemple, l’aveugle qui intellige les couleurs, ce qui est manifestement faux. Mais si, à cause de l’union au corps, l’âme humaine est totalement empêchée de pouvoir faire usage des espèces intelligibles concréées, il en découlera que l’union du corps et de l’âme n’est pas naturelle. En effet, ce qui fait partie de la nature d’une chose n’est pas empêché totalement par quelque chose qui est naturel à cette chose, autrement la nature ferait l’une des deux choses en vain.


* * *




         Il faut donc dire que l’âme séparée peut intelliger certaines choses par les espèces intelligibles qu’elle a acquisses à partir des choses par l’intermédiaire des sens alors qu’elles était dans le corps. Mais ce mode de connaissance ne suffit pas, car l’âme séparée connaît beaucoup de choses que nous, dans cette vie, ne connaissons pas. Surtout qu’il paraît inconvenant que les âmes de ceux qui meurent dans le sein maternel, qui n’ont peut-être eu aucun usage de l’intellect et, par conséquent, ni d’espèces sensibles acquises, n’intelligeraient rien ! Il faut donc ajouter que l’âme, alors qu’elle est séparée du corps, reçoit un influx d’espèces intelligibles d’une nature supérieure, à savoir, [la nature] divine, selon l’ordre naturel par lequel nous faisons l’expérience que plus l’âme humaine est abstraite des sens corporels, plus elle peut participer à l’influx supérieur, comme cela est clair chez ceux qui dorment et ceux qui sont étrangers [à leurs sens], qui prévoient même des choses futures.


* * *




         Ainsi donc, l’âme séparée peut connaître une autre âme tant par la connaissance qu’elle en a acquise dans cette vie par une similitude de son action, qui est la vie de l’homme, que par une certaine similitude infusée par Dieu selon un influx naturel.

         <1> Par cela, la réponse au premier argument est claire.

         <2> Le Philosophe parle de la mémoire et du souvenir qui sont l’acte d’une puissance sensitive utilisant un organe corporel. Une fois celui-ci détruit, l’acte d’une telle puissance cesse.



<Article 2 £[22]> Deuxièmement : il semble qu’il ne soit pas permis de demander à quelqu’un qui est mourant de révéler son état après sa mort.



         En effet, il n’est pas permis de rechercher ce que Dieu veut garder caché, selon ce que dit Si 3, 22 : Ne recherche pas ce qui est plus élevé que toi. Or, Dieu veut que l’état de l’âme après la mort demeure caché, ce qui est manifeste par le riche qui demande que Lazare soit envoyé vers ses frères vivants, et cela est refusé, comme il est dit en Lc 16, 27-31. Il n’est donc pas permis de faire [cette] demande aux mourants.

         Cependant, ce qui est dit en 2 M 12, 46 s’oppose à cela : La pensée de prier pour les morts est sainte et salutaire. Or, l’homme est incité à cela par le fait de connaître le besoin qu’ils en ont après la mort. Il est donc permis et saint de le demander aux mourants.

         Réponse. Puisque «le péché va contre la nature», comme cela est clair par ce que dit [Jean] Damascène, dans le livre II, ce n’est pas un péché de chercher l’accomplissement d’un désir naturel, à moins qu’un certain désordre n’y soit associé, comme on le voit clairement pour ce qui est de la prise de nourriture et de boisson. Or, l’homme désire naturellement savoir. Ainsi, s’il demande à connaître une chose, cela n’est pas un péché, sauf par accident, c’est-à-dire en raison d’un désordre qui y est associé, par exemple, si par l’étude et la recherche d’une certaine connaissance quelqu’un est empêché de faire ce qu’il doit faire, par exemple, si un prédicateur est empêché d’exercer la fonction de prêcher de manière appropriée à cause de l’étude de la géométrie ; ou encore, si quelqu’un cherche à connaître quelque chose en faisant confiance à ses capacités de manière orgueilleuse et présomptueuse ; ou si quelqu’autre désordre de ce genre survient à ce propos. Or, il ne semble exister aucun désordre dans la recherche en cause, si quelqu’un demande à un mourant de connaître son état après sa mort, en soumettant toutefois cela au jugement divin. Il ne semble donc y avoir aucune raison pour laquelle on doive dire que cela est un péché, sauf peut-être si on le demande à cause d’une foi dubitative en l’état futur, comme en mettant [Dieu] à l’épreuve.

         À l’objection faite en sens contraire, il faut répondre que Dieu veut que beaucoup de choses nous demeurent ainsi cachées ; de sorte que ce dont nous ne pouvons acquérir la connaissance par nos forces ou notre mérite, il veut cependant le révéler à ceux qui cherchent humblement et pieusement, selon ce que dit Mt 11, 25 : Tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et tu les as révélées aux enfants. Il n’est donc pas étonnant que Dieu n’ait pas voulu que certaines choses soient révélées aux frères orgueilleux du riche orgueilleux, alors qu’il veut les révéler aux fidèles qui le demandent pieusement et humblement.



<Question 10> £[Sur la peine]



         Ensuite, on a posé des questions sur l’âme, au sujet de la peine.

         À ce propos, deux questions ont été posées. Premièrement, est-ce que l’âme peut souffrir du feu corporel ? Deuxièmement, est-ce que les damnés en enfer se réjouissent des peines de leurs ennemis qu’ils voient punis avec eux ?



<Article 1 £[23]> Premièrement : il semble que l’âme séparée ne puisse souffrir du feu corporel.



         En effet, l’action de l’agent est proportionnée à la passion de celui qui la reçoit. Or, l’action du feu, puisqu’il est un corps physique, est une action naturelle, qui consiste dans un mouvement. Cela seul qui est mû souffre donc du feu corporel. Or, l’âme n’est pas mue, puisqu’elle est impassible, et que rien d’impassible n’est mû, comme il est démontré dans Physique, VI. L’âme ne souffre donc pas du feu corporel.

         Cependant, s’oppose à cela le fait que le riche, qui se trouve en enfer par son âme, dit : Je souffre dans cette flamme, comme il est dit en Lc 16, 24.

         Réponse. L’âme subit une peine par le feu corporel, comme la foi catholique l’enseigne. Mais que le feu corporel agisse sur l’âme séparée, il ne le tient pas de sa nature, mais du fait qu’il est un instrument de la justice divine, comme on le dit généralement.

         Toutefois, il faut remarquer qu’aucun instrument n’agit selon la puissance d’un agent supérieur qu’en exerçant une action qui lui est connaturelle, autrement il ne servirait à rien pour l’effet, comme la scie, en tant qu’elle est l’instrument d’un art, produit un coffre en sciant, et l’eau baptismale, en tant qu’instrument de la miséricorde divine, lave l’âme en lavant corporellement. Si donc le feu corporel agit sur l’âme en tant qu’instrument de la justice divine qui punit, il est nécessaire que cela se réalise par une action connaturelle au feu corporel. Or, on ne peut pas dire que le feu altère l’âme en la réchauffant, en la desséchant ou en l’attisant. Il reste donc le mode que propose Augustin, dans La cité de Dieu, XXI, à savoir que l’âme séparée ou l’esprit du démon endure la peine du feu corporel par une certaine association. En effet, nous voyons que l’esprit est lié au corps parfois d’une manière naturelle, comme l’âme est liée au corps, parfois par une puissance supérieure, comme, par la puissance des démons supérieurs, les démons sont liés, dans l’art de la nécromancie, par le truchement d’images, d’anneaux ou de choses de ce genre. Encore bien davantage les démons ou même les âmes peuvent-elles donc être liées au feu corporel, de sorte qu’ils en reçoivent une peine.

         La réponse à ce qui est objecté en sens contraire est donc claire : elle fait référence à l’action du feu par mode d’altération.



<Article 2 £[24]> Deuxièmement : il semble que les damnés en enfer se réjouissent et sont consolés par les peines de leurs ennemis qu’ils voient punis en enfer avec eux.



         Car, à propos de ce passage d’Is 14, 9 : Tous les princes de la terre se sont levés de leurs trônes, la glose de Jérôme dit que «c’est un réconfort pour les méchants de voir leurs ennemis partager leurs peines».

         Cependant, toute joie diminue la douleur, comme le montre clairement le Philosophe, Éthique, VII. Or, la douleur des damnés est limitée en intensité. Les ennemis d’un damné en enfer pourraient donc être multipliés au point que sa douleur soit entièrement enlevée, ce qui est contraire à la justice divine.

         Réponse. Rien n’empêche que la même chose, selon des points de vue différents, soit à la fois délectable et triste. Cependant, elle est dite simplement telle chose selon ce qui l’emporte en elle ; mais elle est appelée telle chose par accident selon ce qui est moindre en elle. Il faut donc dire que la peine d’un ennemi, considérée par celui qui est en enfer, comporte quelque chose de délectable et quelque chose d’attristant. Elle a quelque chose de délectable pour autant que la volonté du damné s’accomplit par le mal de son ennemi : en effet, les damnés descendent en enfer avec leurs armes, c’est-à-dire avec leur sentiments mauvais, comme il est dit en Ez 32, 27. Mais, d’un autre côté, elle a quelque chose d’attristant pour deux raisons. Premièrement, pour autant que, par la peine d’un ennemi, s’accomplit la justice divine, que les damnés en enfer haïssent et blasphèment, selon ce que dit Ap 16, 9 : Les hommes ont brûlé d’une chaleur torride et ont blasphémé le nom du Seigneur.Deuxièmement, en raison du ver de leur conscience : en effet, leurs mauvaises affections demeurent pour qu’ils en souffrent cependant comme punition, et non comme purification, selon ce que dit Sg 5, 3 : Leurs esprits se repentent et gémissent d’angoisse. Ainsi, comme les pénitents en cette vie souffrent et se réjouissent de leur souffrance, de même les damnés en enfer se réjouissent des peines de leurs ennemis, et cependant souffrent davantage de cette joie, principalement s’ils ont été la cause de damnation.

         Par cela, la réponse à ce qui est objecté en sens contraire est claire.



<Question 11> £[Sur le corps]



<Article unique £[25]> Ensuite, on a demandé, à propos du sexe du corps de l’homme, si autant d’hommes que de femmes seraient nés, si le premier homme n’avait pas péché.



         Et il semble que oui. En effet, «au paradis où, selon Augustin, le lit conjugal aurait été immaculé et les noces honorables», personne n’aurait pratiqué la continence, mais tous auraient fait usage du mariage afin d’accomplir le précepte donné par le Seigneur aux premiers hommes : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre, comme on lit dans Gn 1, 28. Or, dans l’état d’innocence, aucun homme n’aurait eu plusieurs épouses, ni aucune femme plusieurs maris, et personne n’aurait subi la mort. Il en découle donc que naîtraient autant d’hommes que de femmes.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Grégoire, Morales, IV, sur ce passage : Maintenant, je garderais silence en dormant : «Si la pourriture du péché n’avait pas corrompu le premier père, il n’aurait jamais engendré des fils de la géhenne, mais seuls seraient nés ceux qui maintenant ont été choisis afin d’être sauvés par le Rédempteur.» Or, ceux qui doivent être maintenant sauvés ne sont pas des hommes et des femmes en nombre égal. Dans l’état d’innocence non plus ne seraient donc pas nés des hommes et des femmes en nombre égal.

         Réponse. Si Adam n’avait pas péché ni personne de sa descendance, il semble bien qu’il faille concéder qu’autant d’hommes que de femmes seraient nés, comme la raison le montre.

         À ce qui est objecté en sens contraire, on peut répondre que, puisque le nombre des élus n’est certain que pour Dieu, il est incertain que les hommes et les femmes auraient été sauvés en nombre inégal ou en nombre égal. Mais si l’on suppose que les hommes et les femmes ne sont pas sauvés en nombre égal, on peut dire que, lorsqu’on dit : «Ceux qui doivent être sauvés par le Rédempteur, etc.», le pronom n’est pas une indication de personne, mais [une indication] simple, comme lorsqu’on dit : «Cette herbe pousse dans mon jardin», au sens où cela ne veut rien dire d’autre que ceux qui doivent être sauvés seraient nés de lui, car personne en naissant ne recevrait de lui la cause de sa damnation. Mais on ne peut pas dire qu’il y aurait eu le même nombre d’hommes que ceux qui naissent maintenant. En effet, il est clair qu’on ne peut pas dire qu’il y a un nombre égal d’hommes s’ils naissent d’un autre père ou d’une autre mère. Or, comme nombreux sont ceux qui ont eu de plusieurs épouses des fils qui sont sauvés, si dans l’état d’innocence il n’y avait pas eu une pluralité d’épouses, il serait impossible que le même nombre d’hommes soient nés, qui maintenant sont sauvés.



<Question 12> £[Sur l’acte de l’homme]



         Ensuite, on a posé des questions sur les actes communs à tous les hommes : premièrement, à propos de la conscience ; deuxièmement, de la pénitence.

         À propos du premier point, deux questions ont été posées. Premièrement, est-ce que la conscience peut errer ? Deuxièmement, est-ce que la conscience erronée oblige ?



<Article 1 £[26]> Premièrement : il semble que la conscience ne puisse errer.



         <1> La Glose dit, à propos de Rm 2, 14-15, que la conscience est la loi de notre intellect, qui est la loi de la nature. Or, la loi naturelle ne peut errer. Donc, la conscience non plus.

         <2> Basile dit que «la conscience est une norme naturelle du jugement». Or, une norme naturelle ne peut errer, comme cela est clair pour les premiers principes indémontrables, dont l’homme juge naturellement. La conscience ne peut donc pas errer.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit le Seigneur en parlant à ses disciples en Jn 16, 2 : L’heure vient où tous ceux qui vous auront tués estimeront avoir servi Dieu. Or, ceci ne peut être le cas que d’une conscience qui erre. La conscience peut donc errer.

         Réponse. La conscience, comme son nom même le laisse entendre, comporte l’application de la science ou de la connaissance humaine à un acte particulier. Or, toute connaissance que l’homme possède, il peut l’appliquer, qu’il s’agisse de la mémoire, comme lorsqu’on dit qu’un homme a une conscience qui témoigne qu’il a fait ou non telle chose, ou qu’il s’agisse d’une science universelle ou particulière, par laquelle l’homme peut savoir si quelque chose doit être fait ou non. Et, selon cette acception, on dit que la conscience incite ou empêche.

         Or, il est clair que, si nous prenons en considération les diverses connaissances de l’homme, il peut y avoir erreur dans l’une et, dans l’autre, non. En effet, sur les premiers principes connus naturellement, qu’ils soient spéculatifs ou pratiques, personne ne peut errer, comme sur ceci : «Le tout est plus grand que la partie», ou : «Il ne faut faire de tort à personne.» Mais, dans les autres connaissances humaines plus particulières, qu’elles se rapportent à la partie sensitive, à la raison inférieure, qui porte sur les choses humaines, ou à la raison supérieure, qui porte sur les choses divines, l’erreur peut survenir de multiples façons.

         Or, il est clair que, dans l’application des multiples connaissances à un acte, l’erreur survient, quelle que soit la connaissance erronée, comme il est clair qu’une fausseté survient dans la conclusion, quelle que soit la prémisse erronée. Ainsi donc, bien qu’il n’existe pas d’erreur dans la connaissance des premiers principes du droit naturel, cependant, parce qu’une erreur peut survenir dans les autres principes du droit humain ou divin, la conscience de l’homme peut errer, comme il est clair que l’hérétique qui ne veut jamais faire serment en conscience a une conscience erronée, parce qu’il croit que tout serment est contraire à un commandement de Dieu, bien qu’il n’erre pas par le fait d’estimer que rien de contraire à un commandement de Dieu ne doit être fait.

         <1> Les principes particuliers tiennent des principes universels leur capacité de conclure. Ainsi, la conclusion est attribuée aux principes premiers comme un effet l’est à la cause première. Et, pour la même raison, parce que la capacité de la conscience dépend principalement des principes du droit naturel comme de [principes] premiers et connus par eux-mêmes, la conscience est appelée principalement une loi naturelle ou même une norme naturelle.

         <2> Par cela est claire la solution au second argument.



<Article 2 £[27]> Deuxièmement : il semble que la conscience erronée n’oblige pas sous peine de péché.



         <1> Comme le dit Augustin, Contre Faustus, XXII, «tout péché est contre la loi éternelle, qui est la loi de Dieu». Or, parfois la conscience erronée interdit ce qui n’est pas contraire à la loi de Dieu, comme cela est clair pour les hérétiques qui, parce que leur conscience erronée l’interdit, ne veulent pas prêter serment, manger de la viande ou boire du vin. Ce n’est donc pas un péché pour eux s’ils agissent ainsi contre leur conscience. Et ainsi, la conscience erronée n’oblige pas sous peine de péché.

         <2> De plus, la conscience erronée parfois dicte à l’homme de faire ce qui est contraire à la loi de Dieu, comme la conscience erronée de l’hérétique lui dicte de prêcher contre la foi catholique. Or, en agissant contre la loi de Dieu, il pèche mortellement. Si donc, en agissant contre sa conscience erronée, il péchait mortellement, il en découlerait qu’il y aurait péché des deux côtés, soit qu’il prêche contre la loi de Dieu, soit [qu’il ne le fasse] pas. Et ainsi, il serait dans la perplexité, ce qui semble ne pas convenir, car il suivrait ce qui ne lui apparaîtrait pas comme la voie du salut, alors qu’elle est accessible à tous par la pénitence en cette vie. La conscience erronée n’oblige donc pas.

         Cependant, à propos de ce qui est dit en Rm 14, 23 : Tout ce qui ne procède pas de la foi est péché, la Glose dit que «celui qui agit contre sa conscience bâtit en vue de la géhenne».

Réponse. Alors qu’un acte reçoit son espèce de son objet, il ne reçoit pas son espèce de la matière de l’objet, mais de ce qui en fait un objet, comme la vision de la pierre ne reçoit pas l’espèce de la pierre, mais [l’espèce] de ce qui est coloré, qui est par soi l’objet de la vision. Or, tout acte humain a un caractère peccamineux ou méritoire par le fait qu’il est volontaire. Or, l’objet de la volonté, entendue selon ce qu’elle est en propre, est le bien appréhendé. Ainsi, l’acte humain est estimé vertueux ou vicieux selon le bien appréhendé, vers lequel la volonté se porte par elle-même, et non selon l’objet qui est la matière de l’acte. Comme lorsque quelqu’un, croyant tuer son père, tue son serviteur (servum), il encourt le péché de parricide ; et, en sens contraire, si un chasseur, croyant tuer un cerf (cervum), en prenant les précautions nécessaires, tue par accident son père, il est exempt du crime de parricide.

         Si donc quelque chose qui n’est pas par soi-même contraire à la loi de Dieu, comme prendre une paille à terre ou faire serment, est appréhendé par la conscience errante comme étant contre la loi de Dieu et que la volonté s’y porte, il est clair que la volonté se porte, à parler en soi et de manière formelle, vers ce qui est contraire à la loi de Dieu, mais matériellement vers ce qui n’est pas contre la loi de Dieu, peut-être même vers ce qui est conforme à la loi de Dieu. Et ainsi, il est clair qu’il y a là mépris de la loi de Dieu, et c’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait là péché.

         Il faut donc dire que toute conscience, qu’elle soit droite ou erronée, qu’il s’agisse de ce qui est mal en soi ou de ce qui est indifférent, oblige, de sorte que si quelqu’un agit contre sa conscience, il pèche.

         <1> Bien que l’hérétique qui prête serment, en agissant contre sa conscience erronée, n’agisse pas contre la loi de Dieu à parler matériellement, cependant, à parler formellement, il agit contre la loi de Dieu, comme on l’a montré.

         <2> Si sa conscience dicte à quelqu’un de faire ce qui est contre la loi de Dieu, s’il ne le fait pas, il pèche, et, de même, s’il le fait, il pèche, parce que l’ignorance du droit n’excuse pas d’une faute, à moins qu’il ne s’agisse d’ignorance invincible (comme dans le cas des fous furieux et des déments), laquelle excuse entièrement. Toutefois, il n’en découle pas qu’il est tout simplement perplexe, mais [qu’il l’est] de manière relative : en effet, il peut écarter sa conscience erronée et, alors, en agissant selon la loi de Dieu, il ne pèche pas. Mais il n’est pas contradictoire que, dans une situation donnée, un homme soit perplexe, comme le prêtre qui est tenu de chanter [une messe], s’il est en état de péché, pèche en chantant et en ne chantant pas ; cependant, il n’est pas perplexe simplement, car il peut faire pénitence et chanter sans péché. Comme, dans les syllogismes, «lorsqu’une chose ne convient pas, d’autres choses [qui ne conviennent pas] en découlent», comme il est dit dans Physique, I.



<Question 13> £[Sur la pénitence]



         Ensuite, on a posé des questions sur la pénitence.

         À ce propos, deux questions ont été posées. Premièrement, si un prêtre dit à un pénitent : «Que tout ce qui tu as fait de bien serve à la rémission de tes péchés», s’agit-il d’une satisfaction sacramentelle ? Deuxièmement, si quelqu’un a omis de dire l’office divin alors qu’il y est tenu, doit-on lui imposer une autre pénitence pour une telle omission, ou doit-on lui imposer de reprendre ce qu’il a omis ?



<Article 1 £[28]> Premièrement : il semble que la satisfaction imposée ne soit pas sacramentelle.



         En effet, la satisfaction sacramentelle oblige à quelque chose. Or, celui à qui le mode de satisfaction mentionné est imposé n’est obligé à rien. Il semble donc que ce ne soit pas une satisfaction sacramentelle.

         Cependant, il semble que soit une satisfaction sacramentelle celle en vertu de laquelle un homme n’est tenu à rien d’autre, une fois qu’elle a été accomplie. Or, le pénitent à qui une satisfaction est ainsi enjointe par un prêtre n’est tenu d’accomplir rien d’autre, puisque rien d’autre ne lui est ordonné. Cette satisfaction est donc sacramentelle.

         Réponse. Il faut recourir ici à une quadruple distinction. Premièrement, en effet, il faut prendre en considération que le pécheur est débiteur d’une certaine satisfaction de deux manières : d’une manière, par l’ordre du prêtre ; d’une autre manière, en vertu du péché commis. Ainsi, s’il arrive qu’un prêtre impose à un pénitent une satisfaction inférieure à celle à laquelle il est obligé en raison de la grandeur de son péché, une fois soustrait ce qui lui est remis en vertu des clés et de la contrition précédente, le pénitent est néanmoins obligé à quelque chose de plus, ce pour quoi il satisfera au purgatoire, s’il ne le fait pas en cette vie. Et inversement, si le prêtre impose une pénitence plus grande que celle que le pénitent est tenu d’accomplir, une fois estimée la rémission qui est faite en vertu des clés et de la contrition précédente, le pénitent est néanmoins tenu de faire ce qui lui a été ordonné, s’il en a la capacité. — En deuxième lieu, il faut prendre en considération que l’acte que quelqu’un accomplit en raison de l’ordre du prêtre a une double valeur pour le pénitent : d’une manière, par la nature de l’acte ; d’une autre manière, en vertu des clés. En effet, comme la satisfaction imposée par le prêtre qui absout est une partie de la pénitence, il est clair qu’agit en elle la puissance des clés, de sorte qu’elle vaut plus pour l’expiation du péché que si l’homme accomplissait la même action de son propre arbitre. — Troisièmement, il faut prendre en considération que la satisfaction sert à deux choses : en effet, elle sert à l’expiation de la faute passée ; elle sert aussi à se préserver de la faute future, comme lorsqu’un homme jeûne, il lui est donné par là un remède contre les désirs futurs de la chair. — De même, en quatrième lieu, faut-il prendre en considération que le prêtre peut imposer une satisfaction au pénitent soit par son propre arbitre, soit aussi sur le conseil d’un autre.

         Il faut donc dire que, de même que le prêtre peut imposer une satisfaction au pénitent selon le jugement d’un autre, de même aussi selon le jugement du pénitent, comme lorsqu’il dit : «Fais cela, si tu le peux ; et si tu ne le peux pas, fais cela.» Et il semble que ce soit la même chose lorsque le prêtre dit : «Que tout ce tu as fait de bien serve à la rémission de tes péchés.» Mais il semble plutôt convenable que le prêtre ne charge pas le pénitent d’un fardeau de satisfaction trop lourd, car, comme un petit feu est facilement éteint par le bois qu’on met dessus, de même il pourrait arriver qu’un petit désir de contrition éveillé chez le pénitent soit éteint par la lourdeur du fardeau de la satisfaction à cause du désespoir du pénitent. Il est donc mieux que le prêtre indique au pénitent quelle pénitence devrait lui être imposée pour ses péchés, et lui impose néanmoins quelque chose que le pénitent peut porter d’une manière supportable, qu’en l’accomplissant, il s’habitue à accomplir de plus grandes choses que le prêtre n’aura pas tenté de lui imposer. Et ce que [le pénitent] fait en excédent de ce qui lui a été imposé reçoit une plus grande puissance d’expiation de la faute passée en vertu de l’injonction générale par laquelle le prêtre dit : «Que tout ce que tu auras fait de bien serve à la rémission de tes péchés» (c’est donc de manière louable que cela a coutume d’être dit par de nombreux prêtres), bien que cela n’ait pas une plus grande puissance pour remédier à une faute à venir. Et, de ce point de vue, une telle satisfaction est sacramentelle, pour autant que, par le pouvoir des clés, elle peut expier la faute commise.

         Par là, la réponse aux objections est claire.



<Article 2 £[29]> Deuxièmement : il semble qu’on doive ordonner à celui qui a omis de dire un office de le répéter.



         En effet, celui qui est tenu d’accomplir quelque chose de particulier ayant un caractère de dette ne peut être libéré que s’il acquitte cette même dette. Si donc quelqu’un était tenu [d’accomplir] cette obligation, à savoir, dire l’office divin, il semble qu’il ne pourrait être absous sans acquitter cette dette.

         Cependant, «les pénitences dépendent du jugement [du prêtre]». Pour un tel péché d’omission, n’importe quelle peine peut donc être imposée selon le jugement du prêtre.

         Réponse. Il y a quelque chose de commun à tout office divin : ce qui se rapporte à la louange de Dieu et aux suffrages des fidèles. Mais un office se distingue d’un autre par la diversité des moments et des lieux. En effet, il a été raisonnablement établi que Dieu soit loué de manière différente selon la convenance des moments et des lieux.

         C’est pourquoi, de même que, dans l’accomplissement des offices divins, il faut observer la convenance du lieu, de même faut-il [observer] la convenance du moment, qui ne pourrait être observée s’il fallait imposer à celui qui les a omises de dire les heures qu’il a omises. En effet, il dirait peut-être à complies : «Alors que s’est levé l’astre de lumière», et, au temps pascal, il dirait l’office de la passion du Seigneur, ce qui est absurde. Et ainsi il ne semble pas qu’il faille imposer à celui qui a omis un office divin de répéter les mêmes heures, mais quelque chose qui se rapporte à la louange divine, par exemple, qu’il dise les sept psaumes, ou un psautier, ou quelque chose de plus selon l’importance de la faute.

         À ce qui est objecté en sens contraire, il faut répondre que, une fois passé le moment approprié d’un office, il est incapable d’acquitter [sa dette] ; c’est pourquoi, parce qu’il ne peut le faire, une autre pénitence doit lui être imposée.



<Question 14> £[Sur la créature purement corporelle]



         Ensuite, on a posé des questions sur la créature purement corporelle

         À ce propos, deux questions ont été posées. Premièrement, au sujet de l’arc-en-ciel, qu’on appelle «iris», est-il le signe qu’il n’y aura plus de déluge ? Deuxièmement, peut-on prouver de manière démonstrative que le monde n’est pas éternel ?



<Article 1 £[30]> Premièrement : il semble que l’arc-en-ciel ne soit pas le signe qu’il n’y aura plus de déluge.



         <1> En effet, ce qui semble se produire par une nécessité de la nature ne semble pas avoir été établi pour signifier quelque chose. Or, l’arc-en-ciel vient d’une nécessité en raison de l’opposition du soleil par rapport aux nuages pleins de rosée. Il ne semble donc pas que ce soit le signe qu’il n’y aura plus de déluge.

         <2> De plus, ces apparitions dans l’air, tels l’»iris» et le halo, c’est-à-dire un cercle autour du soleil et de la lune, et les autres choses de ce genre, sont causées principalement par les vapeurs humides qui se trouvent dans l’air, dont proviennent les pluies qui causent le déluge. L’apparition de l’«iris» est donc davantage le signe d’un déluge à venir que de ce qu’il n’y aura plus de déluge.

<3> De plus, s’il est le signe qu’il n’y aura plus de déluge, ou bien il est le signe qu’il n’y aura jamais de déluge, ou bien il est le signe qu’il n’y aura pas de déluge jusqu’à un certain moment. S’il est le signe qu’il n’y aura jamais de déluge, il n’aurait pas été nécessaire qu’il apparaisse plus d’une fois. Mais s’il est le signe qu’il n’y aura pas de déluge jusqu’à un certain moment, il faudrait que le moment soit déterminé, alors qu’il ne peut être déterminé ni par une autorité de l’Écriture, ni par la raison humaine. Ce signe est donc donné en vain.

Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit en Gn 9, 13 : Je mettrai mon arc dans les nuées, et il sera un signe d’alliance entre moi et la terre. Puis il est dit plus loin : Et il n’y aura plus de déluge qui détruira toute chair.

Réponse. Dans ce qui est dit dans l’Ancien Testament, il faut d’abord relever la vérité littérale. Mais comme l’Ancien Testament est la figure du Nouveau, souvent certaines choses sont proposées dans l’Ancien Testament de sorte que la manière même de parler indique que cela est la figure de quelque chose.

Il faut donc dire que, parce qu’il y a beaucoup de causes des choses qui sont cachées et que les effets ne sont pas plus clairs, les effets sont exprimés en désignant les causes. Or, il faut considérer que la cause efficiente des pluies est le soleil, mais [la cause] matérielle, la vapeur humide qui s’élève de la terre et des eaux par la puissance du soleil. Or, ces deux choses peuvent être disposées de trois manières. En effet, parfois la chaleur du soleil l’emporte totalement sur les vapeurs et les dessèche, et alors les pluies ne peuvent en découler ; ainsi, en Égypte et dans les pays très chauds, il n’y a pas de pluies, et, en été, en raison de la proximité du soleil, les pluies sont plus rares, mais en hiver elles sont plus fréquentes. Mais parfois, c’est le contraire : la puissance du soleil est suffisante pour produire des vapeurs en abondance, mais elle ne peut les dessécher, et alors il y a une surabondance de pluies, qui est la cause d’un déluge. Mais parfois, [la puissance du soleil] est intermédiaire, de sorte que la puissance du soleil ne produit pas seulement l’élévation de vapeurs, mais aussi l’emporte sur elles ; ainsi elles ne se multiplient pas au point d’entraîner un déluge, ou même que les vapeurs en soient desséchées et qu’il n’en découle pas de pluies.

L’«iris» est causé par cette disposition ou ce rapport intermédiaire du soleil avec les vapeurs : il n’apparaît pas lorsque les vapeurs sont totalement desséchées, pas plus que lorsqu’elles surabondent dans l’air. C’est pourquoi l’«iris» est le signe qu’il n’y aura pas de déluge, pour autant qu’il vient d’une cause qui s’oppose au déluge. C’est pourquoi l’Écriture utilise une telle manière de parler, car, par l’«iris» le Christ est signifié, par lequel nous sommes protégés d’un déluge spirituel.

<1> L’«iris» provient naturellement de causes qui s’opposent au déluge ; c’est pourquoi on dit que l’«iris» est un signe qu’il n’y aura plus de déluge.

<2> L’«iris» peut signifier des pluies, mais non pas surabondantes au point qu’elles provoquent un déluge.

<3> L’«iris» qui apparaît une fois signifie qu’il n’y aura pas de déluge aussi longtemps que le soleil et les vapeurs se maintiendront dans la même disposition ; c’est pourquoi il n’est pas superflu qu’il apparaisse fréquemment.



<Article 2 £[31]> Deuxièmement : il semble qu’on puisse prouver de manière démonstrative que le monde est éternel.



         <1> En effet, si le monde était éternel, on ne pourrait compter le nombre d’années depuis le début du monde. Or, ce nombre est inscrit sur le cierge pascal. Ainsi donc, on ne pourrait bénir le cierge pascal dans l’Église.

         <2> De plus, les épactes sont calculées selon la croissance des années lunaires par rapport aux années solaires. Or, une telle croissance ne pourrait être calculée si le monde n’était pas éternel. Le monde n’est donc pas éternel. On peut donc démontrer que le monde n’est pas éternel.

         Cependant, ce qui relève de la foi ne peut être démontré, car la foi porte sur ce qui n’est pas visible, comme il est dit en He 11,1. Or, que le monde ait été créé depuis un certain commencement dans le temps est un article de foi. C’est pourquoi il a été prophétiquement dit par Moïse : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (Gn 1,1), comme le dit Grégoire dans sa première homélie sur Ezéchiel. On ne peut donc prouver de manière démonstrative que le monde n’est pas éternel.

         Réponse. Ce qui dépend de la simple volonté divine ne peut être démontré de manière démonstrative, car, comme il est dit en 1Co 2,11, ce qui relève de Dieu, personne ne le connaît, sinon l’Esprit de Dieu. Or, la création du monde ne dépend d’aucune autre cause que de la seule volonté de Dieu. Ainsi, ce qui se rapporte au commencement du monde ne peut être prouvé de manière démonstrative, mais est tenu par la seule foi et a été prophétiquement révélé par l’Esprit Saint, comme l’ajoute l’Apôtre après les paroles mentionnées : Dieu nous l’a révélé par l’Esprit Saint.

         Or, l’on doit éviter avec grand soin d’avoir la présomption de donner des démonstrations de ce qui relève de la foi pour deux raisons. Premièrement, parce qu’on déroge ainsi à l’excellence de la foi, dont la vérité dépasse toute raison humaine, selon ce que dit Si 3,25 : Bien des choses qui dépassent l’entendement de l’homme t’ont été montrées. Or, ce qui peut être démontré est soumis à la raison humaine. Deuxièmement, parce que ces arguments sont souvent frivoles, ils fournissent aux infidèles une occasion de dérision, alors qu’ils pensent que nous donnons notre assentiment à ce qui relève de la foi pour de telles raisons.

         Et cela apparaît de manière expresse dans les arguments qui sont présentés ici, qui sont risibles et d’aucun poids.

<1> En effet, ce qui est dit du cierge pascal dans le premier [argument] n’a aucune valeur, si ce n’est en vertu d’une autorité. Or, prouver par une autorité, ce n’est pas prouver de manière démonstrative, mais accorder foi ou donner une opinion. Toutefois, l’autorité de la Sainte Écriture serait plus forte que celle du cierge pascal, surtout que le cierge pascal peut être béni sans qu’on y inscrive les années du monde, car une telle inscription sur le cierge pascal n’est pas nécessaire. C’est pourquoi, dans beaucoup de régions, ce n’est pas la coutume d’écrire quelque chose sur le cierge pascal.

         <2> Ce qui est présenté dans le deuxième [argument] est aussi risible. En effet, la croissance des années lunaires par rapport aux années solaires n’est pas calculée depuis le commencement du monde, mais depuis un moment déterminé, par exemple, depuis une opposition du soleil et de la lune, ou depuis une conjonction, ou depuis un moment de ce genre, comme cela est le cas pour tous les autres calculs astronomiques.





QUODLIBET 6 : £[Sur Dieu, l’ange, l’homme et sur les créatures purement corporelles]



<ou>


<Quodlibet de Noël> <1270>


         On a posé des questions sur Dieu, l’ange, l’homme et les créatures purement corporelles.



<Question 1> £[Sur Dieu]



<Article unique £[1]> À propos de Dieu, on a posé une seule question : est-ce que l’unité d’essence fait nombre avec l’unité de personne ?



         En effet, il y a trois personnes divines. Si donc l’unité d’essence faisait nombre avec l’unité de la personne, il en découlerait qu’il y a «quaternité» en Dieu, ce qui est hérétique. L’unité d’essence ne fait donc pas nombre avec l’unité de personne.

         Cependant, si l’unité d’essence est exactement la même chose que l’unité de personne, ne faisant pas nombre avec celle-ci, il en découlerait que lorsqu’on attribue quelque chose à n’importe qui [en Dieu], tout le reste lui est attribué. Or, l’unité d’essence est attribuée aux trois personnes : nous disons en effet que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule réalité [unum]. L’unité personnelle leur sera donc attribuée, et l’on dira que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne font qu’un seul [unus], ce qui est manifestement faux.

         Réponse. Autant toute chose chose est une, autant elle est être, de sorte que l’être et l’un sont convertibles. Or, toute chose n’est être que par sa forme, de sorte que toute chose a une unité par sa forme. De là vient que la comparaison d’une forme à une autre est la même comparaison que celle d’une unité à une autre. Or, Dieu est formellement Dieu par son essence, et la propriété personnelle est comme une forme constitutive de la personne, qui est réellement distinguée d’une autre personne en raison d’une opposition relative. Mais la propriété personnelle n’est pas réellement distincte de l’essence, autrement il en découlerait qu’il y aurait en Dieu composition et que quelque chose lui adviendrait par mode d’accident, car tout ce qui hors de l’essence d’une chose lui advient accidentellement. Toutefois, la propriété personnelle diffère de l’essence selon la manière de comprendre et de signifier, car l’essence se dit d’une manière absolue, mais la propriété personnelle comporte une relation. Il est donc clair que la personne ne fait pas nombre avec l’unité d’essence comme si elle différait réellement d’elle, mais seulement selon la manière de comprendre.

         Et par cela la réponse aux objections est claire.

         <1> Car la première se fondait sur une différence réelle ; parce qu’il n’en existe pas en Dieu entre l’unité d’essence et [l’unité] de personne, il ne peut pas y avoir «quaternité» en Dieu.

         <2> Mais la seconde s’appuyait sur la différence qui provient de la manière de comprendre et de signifier, d’où vient que nous disons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont une seule réalité [unum], mais ne sont pas un seul [unus].



<Question 2> £[Sur les anges]



         Ensuite, on posait deux questions sur les anges. Premièrement, à propos de leur action, est-ce qu’ils font tout ce qu’ils font par le commandement de leur volonté ? Deuxièmement, à propos de leur lieu, est-ce qu’ils peuvent être dans la partie convexe du ciel empyré, question qu’on posait aussi à propos des corps glorieux ?



<Article 1 £[2]> Premièrement : il semble que l’ange ne fasse pas tout ce qu’il fait par le commandement de sa volonté.



         <1> En effet, la volonté entretient un rapport d’égalité avec ce qui est proche et ce qui est loin. Si donc l’ange agissait seulement par le commandement de sa volonté, il en découlerait que cela ne ferait pas de différence, pour que l’ange fasse quelque chose, que ce sur quoi il agit soit proche ou lointain. Et ainsi, il ne serait jamais nécessaire qu’il descende du ciel sur la terre pour faire quelque chose, ce qui est contre l’enseignement de la Sainte Écriture.

         <2> Du point de vue de la volonté, l’unité et la multitude ne font aucune différence. En effet, de même que quelqu’un peut vouloir mouvoir une chose, de même il peut vouloir mouvoir plusieurs choses, ou même tout l’univers. Si donc l’ange agissait par le seul commandement de sa volonté, il en découlerait qu’il pourrait mouvoir tout l’univers, ce qui est impossible, puisqu’il est lui-même une partie de l’univers. L’ange n’agit donc pas par le seul commandement de sa volonté.

         Cependant, toute action provient d’une certaine puissance. Or, chez l’ange, il n’y a pas d’autre puissance que son intelligence et sa volonté. Or, l’intelligence n’agit que par la volonté. Toute action de l’ange vient donc du commandement de sa volonté.

         Réponse. Toute action de n’importe quelle chose ne s’exerce que par la forme de sa nature, car, même si certaines formes accidentelles sont les principes des actions d’une chose, il faut que ces actions soient rattachées à la forme spécifique de la chose qui agit comme à leur premier principe, comme l’action de la chaleur du feu se rattache comme à son premier principe à sa forme substantielle, qui est aussi le principe de tous les accidents propres au feu. Et ainsi, il en va autrement des actions d’une chose qui possède une nature simple, et des actions d’une chose qui possède une nature composée. En effet, s’il existe quelque chose dont la nature est simple, toute son action suivra ce qui est propre et conforme à cette nature, ce qui ne se produit pas si sa nature est composée. En effet, toute action du feu découle de ce qui est propre à la nature du feu, mais, dans le couteau chauffé, il existe une certaine action qui n’appartient pas à ce qui est propre au feu, à savoir, l’action de couper.

         Et c’est cela qu’il faut prendre en compte dans les substances spirituelles. En effet, l’âme humaine n’est pas totalement intellect, mais elle participe à l’intellectualité. Il y a donc en elle une certaine puissance et une certaine action qui ne relèvent pas de la nature intellectuelle, comme cela est surtout clair dans ce qui relève de l’âme végétative. Or, l’ange a une nature totalement intellectuelle. Il faut donc que toutes ses actions relèvent de l’intellect. C’est pourquoi le bienheureux Denys dit, Les noms divins, IV, que «les anges possèdent des substances, des puissances et des opérations intellectuelles». Or, l’intellect n’agit que par l’intermédiaire de la volonté, car le mouvement de la volonté est une inclination qui suit une forme intelligée. Il faut donc que tout ce que l’ange fait, il le fasse par le commandement de sa volonté.

         Toutefois, il faut considérer que, puisque la puissance est à mi-chemin entre l’essence et l’opération, il faut que la puissance et l’opération de toute chose soient proportionnées à son essence. Ainsi, comme la puissance d’un ange supérieur, dont l’essence est plus noble, est plus efficace pour intelliger, de même aussi [en est-il] de son action sur les choses extérieures. Et, de ce point de vue, l’action de l’ange est limitée à un effet, car il ne possède ni une puissance ni une essence infinies.

         <1> L’action de la volonté angélique s’enracine dans son essence, de laquelle procèdent puissance et opération. Mais il faut que ce qui meut soit uni au mobile qui est mû, comme on le lit dans Physique, VII. Il faut donc que la substance de l’ange soit unie d’une certaine manière aux choses qu’elle meut.

         <2> Parce que l’action de la volonté est limitée selon le mode de l’essence, il n’est pas nécessaire que l’ange puisse faire tout ce qu’il peut vouloir.



<Article 2 £[3]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse exister dans la partie convexe du ciel empyré.



         <1> En effet, Anselme dit que «rien ne peut exister dans le néant». Or, rien n’existe en dehors du ciel empyré. L’ange ne peut donc exister dans la partie convexe du ciel empyré : en effet, il existerait ainsi hors du ciel empyré.

         <2> De même, il semble que le corps glorieux non plus ne puisse y exister. En effet, il est nécessaire que tout corps existe dans un lieu. Or, il n’y a pas de lieu hors du ciel empyré. Le corps glorieux ne peut donc exister hors du ciel empyré.

         Cependant, si l’ange ou le corps glorieux ne peuvent y exister, c’est soit parce qu’ils ne peuvent y accéder, soit parce qu’ils ne peuvent pénétrer la profondeur du ciel empyré, soit parce qu’ils ont besoin d’un lieu qui les contienne, soit parce qu’ils ont besoin de quelque chose pour les conserver. Or, toutes ces choses sont éloignées de la perfection du corps glorieux et, encore bien davantage, de la condition des anges. Le corps glorieux et l’ange ne peuvent donc pas exister dans la partie convexe du ciel empyré.

         Réponse. Pour éclairer cette question, il faut dire que, chez les anciens, deux opinions étaient les plus probables à propos du lieu. L’une était que le lieu est un espace ou des dimensions qui existent par eux-mêmes. Si cette opinion était vraie, il faudrait qu’un lieu appartienne à un corps du seul fait qu’il a des dimensions, dimensions qu’il lui est nécessaire d’occuper. Or, cette opinion à propos du lieu est repoussée par le Philosophe dans Physique, IV. L’autre opinion est la sienne : le lieu est la surface du corps qui le contient. Non pas qu’il appartienne au corps qui [le] contient de manière immédiate, autrement il en découlerait que le corps au repos ne serait pas toujours dans le même lieu, par exemple, lorsqu’un homme serait dans un fleuve dont l’écoulement renouvellerait continuellement les diverses surfaces de l’eau autour de lui. Mais la surface du corps qui [le] contient de manière immédiate fait qu’elle est un lieu en tant que premier contenant. Ainsi, le lieu apparaît comme le même endroit par rapport au premier contenant, et, pour cette raison, le lieu est immobile, selon le Philosophe.

         Ainsi, selon cette opinion qui est vraie, la nécessité d’exister dans un lieu convient au corps par le fait qu’il dépend du premier contenant (et, pour cette raison, le premier contenant n’est dans un lieu que par accident et selon ses parties, comme il est dit dans Physique, IV). Or, l’ange ne dépend pas d’un premier contenant, et pas davantage le corps glorieux, qui est perfectionné par l’âme en vertu de la jouissance béatifique de Dieu. Ainsi, il n’est nullement nécessaire que le corps glorifié ou même l’ange existent dans la partie convexe du ciel empyré.

         <1> Cette parole d’Anselme doit s’entendre de manière affirmative : en effet, il n’est pas possible que quelque chose existe dans le néant comme dans un contenant. Mais cette interprétation n’a pas de rapport avec ce qui est en cause.

         <2> Cet argument repose sur le corps qui dépend d’un premier contenant.



<Question 3> £[Sur le baptême]



         Ensuite, il faut examiner ce qui se rapporte à l’homme : premièrement, à propos des réalités spirituelles ; deuxièmement, à propos des réalités corporelles.

         À propos des réalités spirituelles, on a d.bord posé des questions sur les sacrements ; en deuxième lieu, sur les vertus ; en troisième lieu, sur les péchés.

         À propos des sacrements, on a posé deux questions au sujet du baptême. Premièrement, à propos de la nécessité du baptême, est-ce que l’enfant qui naît dans le désert où l’on ne peut trouver d’eau, et qui meurt sans avoir été baptisé, peut être sauvé dans la foi de sa mère croyante ? Deuxièmement, à propos de l’empêchement de mariage qui vient du baptême, est-ce qu’un chrétien, s’il baptise une juive à qui il avait d’abord promis de contracter mariage si elle était baptisée, consomme le mariage en la connaissant charnellement par la suite ?



<Article 1 £[4]> Premièrement : il semble que l’enfant qui <est> né dans le désert puisse être sauvé sans le baptême dans la foi de ses parents.



         <1> En effet, la foi n’est pas moins efficace au temps de la grâce qu’au temps de la loi de nature. Or, «au temps de la loi de nature, les enfants étaient sauvés dans la foi de leurs parents», comme le dit Grégoire. [Il en est] donc de même maintenant au temps de la grâce.

         <2> De plus, la voie du salut n’a pas été rendue plus étroite pour les hommes par le Christ, puisque lui-même dit, Jn 10, 10 : Je suis venu pour qu’il aient la vie, et qu’ils l’aient plus abondamment. Or, avant l’avènement du Christ, certains enfants étaient sauvés dans la foi de leurs parents. Encore bien davantage donc après l’avènement du Christ.

         Cependant, s’oppose à cela ce que le Seigneur dit en Jn 3, 5 : Si quelqu’un n’est pas né à nouveau de l’eau et de l’Esprit Saint, il ne peut entrer dans le royaume des cieux.

         Réponse. Personne ne peut être libéré de la condamnation que le genre humain encourt en raison du péché du premier père, que par le Christ, qui seul est exempt de cette condamnation, de sorte qu’il lui soit incorporé comme un membre à la tête.

         Or, cela peut se produire de trois façons. Premièrement, par la réception du baptême, selon Ga 3, 27 : Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. Deuxièmement, par l’effusion du sang à cause du Christ, car par cela aussi on est rendu conforme à la passion du Christ, dont le baptême tire son efficacité. C’est pourquoi il est dit des martyrs, Ap 15, 14, qu’ils ont lavé leurs robes dans le sang de l’Agneau. De la troisième façon, par la foi et l’amour, selon ce que dit Pr 15, 27 : Par la miséricorde et par la foi les péchés sont purifiés, et Ac 15, 9 : En purifiant leurs coeurs par la foi, et le Christ habite dans nos coeurs par la foi, comme on le lit en Ep 3, 17. Aussi le baptême lui-même est-il appelé le sacrement de la foi. On dit donc ainsi qu’il existe un triple baptême : [un baptême] d’eau, d’Esprit et de sang, car les deux autres suppléent le baptême d’eau, pourvu qu’on ait le propos de recevoir un tel baptême, de sorte que ce soit l’article de la nécessité, et non le mépris de la religion, qui exclue le sacrement.

         Or, il est clair que, chez les enfants qui n’ont pas encore l’usage de la raison, il ne peut exister de mouvement de foi et d’amour, ou de propos de recevoir le baptême ; c’est pourquoi ils ne peuvent être sauvés que par le baptême d’eau ou par le baptême de sang, s’ils sont tués à cause du Christ, «devenant de ce fait non seulement des chrétiens, mais des martyrs», comme le dit Augustin des Innocents.

         Il est ainsi clair que cet enfant qui meurt dans le désert sans baptême n’obtient pas le salut.

         <1> Selon certains, au temps de la loi de nature, le seul mouvement de la foi chez les parents ne suffisait pas au salut des enfants, mais une certaine profession de foi par un signe sensible était requise. De cette façon, ne différait en rien ce qui était alors exigé de ce qui est maintenant exigé pour le salut, si ce n’est que maintenant ce signe sensible est déterminé, mais qu’alors il était indéterminé et était exprimé comme on le voulait. L’opinion d’autres est que seul un mouvement intérieur de foi rattaché au salut de l’enfant suffisait pour le salut de l’enfant. Toutefois, la puissance de la foi n’est pas diminuée maintenant, mais le degré de salut est accru, car ceux qui maintenant sont sauvés par le Christ sont aussitôt introduits dans le royaume des cieux, ce qui n’était pas alors le cas. Il n’est donc pas inconvenant que quelque chose de plus soit requis pour cela, à savoir, le baptême, comme il est dit en Jn 3, 5.

         <2> La voie du salut a été élargie pour les hommes par le Christ en cela que la porte de la vie éternelle leur a été ouverte, qui auparavant était fermée par le péché du premier homme.



<Article 2 £[5]> Deuxièmement : il semble qu’il ne puisse y avoir mariage entre un chrétien et une juive baptisée par lui,

qu’il a connue charnellement après lui avoir promis de contracter mariage.

         En effet, il est dit dans le Décret, XXX, q. 1, que «le fils d’un prêtre ne peut prendre comme épouse une jeune fille que son père a baptisée». À bien plus forte raison, donc, ne pourrait-il pas l’avoir comme épouse si lui-même l’a baptisée. Si donc un chrétien a baptisé une juive, il ne peut la prendre comme épouse.

         Cependant, selon le droit, lorsque, après qu’une promesse verbale a été faite en paroles de contracter mariage dans l’avenir, suit l’union charnelle, le mariage est présumé d’une présomption de droit, contre laquelle on n’accepte pas de preuve. Or, c’est de cela qu’il est question ici. Il s’agit donc d’un vrai mariage.

         Réponse. La parenté spirituelle empêche de contracter mariage et dirime [le mariage] déjà contracté. Or, il est clair que, par le fait qu’un chrétien baptise une juive, une parenté spirituelle est établie entre eux, car celle-ci devient sa fille spirituelle. Ainsi, il n’existe aucun mariage subséquent, même si on le contracte expressément par paroles portant sur le présent et même si une union charnelle en découle.

         Par cela, la réponse aux objections est claire. Car ce qui a été dit de la présomption de droit doit s’entendre du cas où n’intervient pas d’empêchement de mariage.



<Question 4> £[Sur la foi]



         Ensuite, on s’est interrogé sur les vertus.

         Et premièrement, sur la foi : est-ce que la certitude de l’adhésion qui existe chez l’hérétique ou le mauvais catholique est un acte de la vertu de foi ? Deuxièmement, sur certaines choses qui concernent la religion ou la latrie. Troisièmement, sur certaines choses qui concernent la charité.



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble que la certitude de l’adhésion chez l’hérétique ou le mauvais catholique soit un acte de la vertu de foi.



         <1> Selon le Philosophe, Éthique, II, il existe dans l’âme trois choses : la puissance, la passion et l’habitus. Or, cette certitude de l’adhésion ne peut être attribuée à la puissance, car celle-ci est méritoire ou non méritoire, et on ne mérite pas ou ne démérite pas par les puissances. De même, ne peut-elle relever des passions, car les passions concernent l’appétit sensible, qui ne peut aller jusqu’à adhérer à la vérité divine. Il reste donc qu’elle concerne un habitus. Or, l’habitus auquel se rapporte la certitude de l’adhésion est la vertu de foi. La certitude de l’adhésion chez l’hérétique ou le mauvais catholique est donc un acte de la foi elle-même.

         <2> De plus, tout ce qui agit comme une autre chose semble agir par la puissance de cette chose. Or, l’hérétique, en adhérant avec certitude à ce qu’il croit, agit comme la foi, car il adhère avec une certitude telle parce qu’il estime qu’il possède une foi droite. Il agit donc par la puissance de la foi, et ainsi il semble que cette certitude de l’adhésion soit un acte de la vertu de foi.

         <3> De plus, toute la solidité de l’édifice spirituel vient de la foi, selon Mt 7, 25 : Viennent les torrents, soufflent les vents, et ils ne peuvent l’ébranler, car elle est fondée sur le roc solide, à savoir, la foi. Or, la certitude de l’adhésion concerne la solidité spirituelle. Elle est donc un acte de la vertu de foi.

         Cependant, ce qui n’existe pas ne peut pas agir. Or, chez l’hérétique ou le mauvais catholique, la vertu de foi n’existe pas. La certitude de l’adhésion ne peut donc être chez eux un acte de la vertu de foi.

         Réponse. Si quelqu’un considère comme propre à une seule chose ce qui est commun à plusieurs, il est inévitable qu’il se trompe. Or, la certitude l’adhésion n’est pas propre à la vertu de foi. D’abord, parce qu’elle convient en premier lieu aux vertus intellectuelles, par exemple, à la sagesse, à la science et à l’intellect. Deuxièmement, parce qu’elle convient non seulement à la foi vraie, mais aussi à la foi fausse. En effet, comme il en est de la vraie et de la fausse opinion, de même en est-il de la foi, et «on n’adhère pas moins fermement à une fausseté qu’à une vérité», comme le dit le Philosophe dans Éthique, VII. Troisièmement, parce que la certitude de l’adhésion ne vient pas toujours d’un habitus, mais que quelqu’un peut de son propre arbitre affermir son assentiment à quelque chose de vrai ou de faux avant d’avoir un habitus. Quatrièmement, parce que la certitude de l’adhésion ne concerne pas seulement la foi formée, qui est une vertu, mais la foi non formée, qui n’est pas une vertu.

         Il faut donc dire que, chez l’hérétique, la certitude de l’adhésion est l’acte d’une foi fausse, mais, chez le mauvais catholique, l’acte d’une foi informe. Et ainsi, dans aucun des deux cas, elle n’est un acte de la vertu de foi.

         <1> Cette division porte sur ce qui existe dans l’âme sous forme de principe d’un acte, car toute opération de l’âme vient soit d’une passion, soit d’un habitus, soit d’une pure puissance. Or, cette certitude de l’adhésion ne peut venir d’une passion : chez le mauvais catholique, elle vient d’un habitus de foi informe, mais, chez l’hérétique, elle vient soit d’un habitus de foi perverse, soit d’une pure puissance, comme au départ, avant qu’il n’ait acquis d’habitus. En effet, on ne peut pas dire que la foi perverse soit un habitus infus. — Ce qui est dit, à savoir qu’on ne mérite ni ne démérite par les puissances, est vrai si on entend qu’on ne mérite ni ne démérite par le seul fait qu’on ait des puissances ; mais si on l’entend au sens où une pure puissance ne peut être le principe du mérite ou du démérite, cela est vrai pour ce qui est du mérite, qui ne peut exister sans la grâce, mais cela n’est pas vrai pour ce qui est du démérite, autrement, celui qui pèche au départ sans avoir acquis d’habitus vicieux, ne démérite pas.

         <2> Quelque chose peut agir comme une autre chose de deux manières : premièrement, selon une vraie ressemblance, et ainsi elle agit d’une certaine façon selon la puissance de cette chose ; d’une autre manière, selon une ressemblance apparente, et ainsi elle agit en ressemblant à la puissance de cette chose, et tel est le cas ici. Ainsi, chez l’hérétique, la certitude de l’adhésion est l’acte d’une foi apparente, et non d’une foi vraie.

         <3> De même que la solidité de l’édifice spirituel dépend d’une foi vraie, de même aussi la solidité d’un édifice diabolique dépend d’une foi fausse.



<Question 5> £[Sur certains choses qui concernent la religion ou la latrie]



         Ensuite, à propos de l’acte de latrie ou de religion, on a posé quatre questions.

         Premièrement, au sujet de la célébration des fêtes, est-il permis de célébrer la fête de la conception de notre Dame ? Deuxièmement, à propos de la récitation des offices, est-ce qu’un clerc en possession d’un bénéfice avec ou sans charge d’âmes et se trouvant aux études, est obligé de dire l’office des morts ? Troisièmement, à propos de la collation des bénéfices, est-ce qu’un évêque est obligé de donner un bénéfice au meilleur ? Quatrièmement, à propos de l’acquittement des dîmes, est-ce qu’un pauvre est obligé de verser les dîmes à un prêtre riche ?



<Article 1 £[7]> Premièrement : il semble qu’il soit permis de célébrer la conception de notre Dame.



         Si cela n’est pas permis, cela ne peut être que parce qu’elle a été conçue dans le péché originel. Or, elle n’a pas été conçue dans le péché originel, semble-t-il, car la bienheureuse Vierge est devenue d’une manière spéciale la demeure de Dieu (Ep 2,22). Elle devait donc être préparée à cela d’une manière spéciale. Or, elle n’a pas été préparée d’une manière spéciale selon son corps, car elle a été conçue par l’union sexuelle, ni selon son âme, car on lit que d’autres saints aussi ont été sanctifiés alors qu’ils étaient dans le sein. Il reste donc qu’elle a été préparée d’une manière spéciale par la préservation du péché originel. Et ainsi il est permis de célébrer sa conception.

         Cependant, il est dit que le Christ seul a eu le privilège d’être conçu sans le péché originel. Cela ne convient donc pas à la bienheureuse Vierge, et ainsi sa conception ne doit pas être célébrée.

         Réponse. Ici sont présentées deux questions : l’une principale et l’autre accessoire, à savoir : la bienheureuse Vierge a-t-elle été conçue avec [le péché] originel, [question] qu’il faut d’abord trancher ? [La question accessoire porte sur la célébration particulière de la conception de la Vierge.]

         Il faut donc considérer que chacun contracte le péché originel par le fait même d’avoir été en Adam selon une raison séminale. Or, tous ceux-là sont en Adam selon une raison séminale qui, non seulement ont reçu leur chair de lui, mais ont aussi été produits selon le mode naturel d’origine. Or, la bienheureuse Vierge est ainsi venue d’Adam, car elle est née de l’union des sexes comme les autres. Et ainsi, elle a été conçue avec le péché originel et elle fait partie de l’ensemble de ceux dont Paul dit, dans Rm 5, 12 : En qui tous ont péché, ensemble auquel seul le Christ fait exception, lui qui n’était pas en Adam selon une raison séminale. Autrement, si cela convenait à une autre qu’au Christ, elle n’aurait pas besoin de la rédemption du Christ. Et ainsi nous ne devons pas accorder à la mère ce qui est soustrait à l’honneur du Fils, qui est le sauveur de tous les hommes, comme le dit l’Apôtre, 1Tm 4,10.

         Mais même si la bienheureuse Vierge a été conçue dans [le péché] originel, on croit cependant qu’elle a été sanctifiée dans le sein avant de naître, et ainsi, à propos de la célébration de sa conception, des coutumes diverses se sont développées dans les Églises. Car l’Église romaine et plusieurs autres, estimant que la conception de la Vierge s’est réalisée dans le péché originel, ne célèbrent pas la fête de sa conception. Mais certaines, prenant en compte sa sanctification dans le sein, dont le moment est inconnu, célèbrent sa conception. En effet, on a cru qu’aussitôt après la conception et l’infusion de l’âme, elle a été sanctifiée. C’est pourquoi cette célébration ne doit pas être mise en rapport avec la conception en raison de la conception, mais plutôt en raison de la sanctification.

         Ainsi donc, la conception mentionnée ne doit pas être célébrée parce que [la bienheureuse Vierge] a été conçue sans le péché originel. En effet, on n’écarte pas par là qu’elle ait été préparée d’une manière plus particulière que d’autres, du fait que, par sa sanctification même, «elle a reçu le don de la grâce plus abondamment que les autres, non seulement afin d’être purifiée du péché originel, mais afin que toute sa vie soit rendue exempte de tout péché tant mortel que véniel», comme le dit Anselme.



<Article 2 £[8]> Deuxièmement : il semble que le clerc doté d’un bénéfice et se trouvant aux études soit obligé de dire l’office des morts.



         En effet, celui qui reçoit des biens temporels de quelqu’un est tenu de le récompenser par des biens spirituels. Or, ce clerc a reçu des biens qui ont appartenu à des défunts. Il est donc obligé de dire pour eux l’office des morts.

         Cependant, celui qui a moins reçu est tenu à moins. Or, le clerc qui est aux études a moins reçu que les autres qui résident dans une église et qui reçoivent des distributions quotidiennes. Il n’est donc pas tenu de dire comme eux l’office des morts.

         Réponse. Le clerc, par le fait même d’être clerc, et principalement s’il a reçu les saints ordres, est tenu de dire les heures canoniques. En effet, ceux-ci semblent été spécialement destinés à la louange divine, selon ce que dit Is 43, 7 : [J’ai établi pour me louer] tous ceux qui invoquent mon nom. Mais, en tant que clerc doté d’un bénéfice dans telle église, il est tenu de dire l’office à la manière de cette église. Il faut donc prendre en compte que l’office des morts est parfois dit dans une église comme une partie ordinaire de l’office de cette église, comme dans toute l’Église, le jour des morts, l’office pour les morts. Et, dans chaque église, il existe à ce sujet une coutume particulière, par exemple, de dire ordinairement l’office des morts une fois par semaine, ou autrement à un moment déterminé. Et le clerc doté d’un bénéfice dans une église est tenu [de dire] cet office des morts, même s’il est aux études, et, par là, il donne satisfaction aux morts dont il a reçu les biens. Mais parfois l’office des morts [est dit] dans une église d’une manière extraordinaire, pour une raison qui apparaît d’une manière particulière, par exemple, à la demande d’une personne et pour quelque raison de ce genre. À cet office des morts, le clerc qui est aux études n’est pas tenu.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Article 3 £[9]> Troisièmement : il semble qu’un évêque pèche en donnant un bénéfice à quelqu’un de bon, s’il en écarte un meilleur.



         En effet, celui qui agit contre sa conscience construit en vue de la géhenne. Or, cet évêque, qui écarte un meilleur, semble agir contre sa conscience. Il pèche donc mortellement, «construisant ainsi en vue de la géhenne».

         Cependant, selon le droit, il suffit de donner [un bénéfice] à quelqu’un de bon, s’il est apte à servir dans une église.

         Réponse. On peut dire que quelqu’un est meilleur de deux manières : d’une manière, simplement, à savoir, parce qu’il est plus saint et possède une plus grande charité ; d’une autre manieère, quelqu’un est dit meilleur par rapport à quelque chose. Or, il arrive parfois que quelqu’un soit meilleur simplement, qui n’est cependant pas meilleur pour recevoir un bénéfice, car un autre peut peut-être aider davantage une église, soit par les conseils de sa sagesse, soit par l’aide de son pouvoir, soit parce qu’il a servi dans une église. Un évêque n’est donc pas toujours tenu de donner [un bénéfice] à celui qui est meilleur simplement, mais il est tenu de le donner au meilleur par rapport à telle chose. En effet, il ne peut arriver qu’il préfère l’un à l’autre que pour une raison ; si cela est en rapport avec l’honneur de Dieu et l’utilité de l’Église, déjà celui [qui est choisi] est meilleur pour cette raison. Mais si cette raison n’est pas en rapport avec cela, il s’agira d’acception de personnes, qui est d’autant plus grave qu’elle est commise par rapport à des réalités divines. C’est pourquoi, à propos de Jc 2, 3 : Toi, assieds-toi ici, etc., une glose d’Augustin dit : «Si nous mettons en rapport avec les honneurs ecclésiastiques le fait de s’asseoir ou de se tenir debout, il ne faut pas penser que ce soit une faute légère de confier la foi du Seigneur de gloire à l’acception des personnes. En effet, qui supportera qu’un riche soit choisi pour la place d’honneur de l’Église, au mépris d’un pauvre plus saint et plus instruit ?»

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Article 4 £[10]> Quatrièmement : il semble qu’un pauvre ne soit pas tenu de verser les dîmes à un prêtre riche.



         <1> En effet, il a été établi que les dîmes devaient être acquittées pour entretenir les ministres de l’Église. Or, un prêtre riche possède par ailleurs ce qui est nécessaire à son entretien. Les dîmes ne doivent donc pas être acquittées à son profit, surtout par un pauvre.

         <2> De plus, dans plusieurs régions, les dîmes ne sont pas acquittées, ce que les prélats corrigeraient si les hommes étaient tenus d’acquitter les dîmes en vertu d’une obligation de droit divin. Il ne semble donc pas que les pauvres surtout soient tenus de verser les dîmes à des prêtres riches.

         Cependant, <1> cela s’oppose à ce que le Seigneur dit en Mt 23,23 : Il fallait faire cela, c’est-à-dire la justice et la vérité, sans omettre les autres choses, c’est-à-dire ce qui se rapporte à l’acquittement des dîmes.

         <2> De plus, en Lc 18, 12, le pharisien dit : [Je donne] la dîme de tout ce que je possède.

         Réponse. Comme l’enseigne le Philosophe dans Éthique, V, le milieu de la justice se prend non seulement par rapport à nous, comme dans les autres vertus, mais aussi par rapport à une chose, car, dans les autres vertus, les diverses conditions des personnes sont prises en compte, [conditions] en fonction desquelles le milieu varie, comme, dans le cas de la nourriture, ce qui est beaucoup pour l’un est peu ou modéré pour un autre. Mais, dans le cas de la justice, le milieu ne varie pas selon les diverses conditions des personnes, mais il est déterminé seulement par la quantité de la chose. En effet, celui qui achète une chose doit acquitter ce qu’elle vaut, qu’il l’achète d’un pauvre ou d’un riche. Or, rendre ce qui est dû est un acte de justice. C’est pourquoi cela n’a pas d’importance qu’on soit riche ou pauvre lorsqu’il s’agit de rendre quelque chose à quelqu’un.

         Or, les dîmes sont dues aux prêtres d’une manière générale selon le droit naturel. En effet, la raison naturelle dicte que ceux qui travaillent pour le peuple en matière spirituelle reçoivent du peuple un salaire pour leur entretien. Pour cette raison, cela a aussi été établi de droit divin dans le Nouveau Testament, car, comme il est dit en 1Co 9,14 : Le Seigneur a établi que ceux qui annoncent l’évangile vivent de l’évangile. Mais, dans la loi ancienne, la quantité de ce qui devait être versé avait été précisé par un précepte judiciaire : le dixième [decima], et l’Église a aussi décidé que cela devait être versé par le peuple chrétien. Ainsi, comme les dîmes sont dues tant selon le droit naturel que selon le droit divin en vertu d’une décision de l’Église, bien qu’un prêtre soit riche, un pauvre est néanmoins tenu de lui verser les dîmes.

         <1> Il faut répondre de deux manières. Premièrement, en disant que l’acquittement des dîmes a été établi non seulement pour l’entretien des ministres de l’Église, mais aussi pour l’entretien des pauvres dont il faut prendre soin à même [ce qui est versé à] la maison de Dieu. Ainsi, il est dit en Ml 3,10 : Apportez toutes vos dîmes afin qu’il y ait de la nourriture dans ma maison. Et ainsi, aussi riche soit-il, les dîmes sont nécessaires au prêtre, qui doit prendre soin non seulement de lui-même, mais aussi des pauvres. — D’une autre manière, on peut dire que la nécessité d’entretenir les ministres a été la raison de la décision de l’Église à propos du versement des dîmes, mais même si quelque chose est devenu dû à quelqu’un par décision de l’Église, cela lui est néanmoins dû, même s’il est riche.

         <2> De même qu’il était louable que Paul n’exige aucuns frais qui seraient dus pour la prédication de l’évangile afin que cela ne devienne pas un obstacle pour l’évangile [1Co 9,12] ou un scandale pour les fidèles du Christ, et que ceux-là ne pêchaient pas en n’acquittant pas les frais qui lui étaient dus mais que l’Apôtre leur remettait, de même aussi les prélats de l’Église agissent-ils louablement en n’exigeant pas les dîmes dans les régions où, parce qu’elles sont tombées en désuétude, ils craignent de provoquer un scandale ; et ceux qui ne les acquittent pas dans les régions où ce n’est pas la coutume ne pèchent pas. Ils pécheraient cependant s’ils refusaient obstinément de les verser [aux prélats] qui les exigeraient, et ainsi, pour prévenir ce péché, les prêtres n’exigent pas les dîmes dans ces régions.



<Question 6> £[Sur l’obéissance]



         Ensuite, on a posé des questions sur les actes de la charité. Premièrement, à propos de l’obéissance, est-ce qu’il est plus méritoire d’obéir à un supérieur ou de faire quelque chose à la demande d’un frère ? Deuxièmement, à propos de l’aumône.



<Article unique £[11]> Premièrement : il semble qu’il soit plus méritoire d’obéir à un supérieur que de faire quelque chose à la demande d’un frère.



         <1> En effet, un démérite plus grand s’oppose à un mérite plus grand. Or, celui qui désobéit à un supérieur démériterait davantage que celui qui ne consent pas à ce que demande un frère. On mérite donc davantage en obéissant à un supérieur qu’en donnant son assentiment à la demande d’un frère.

         <2> Cependant, là où l’humilité est plus grande, là semble exister un plus grand mérite, car Dieu donne sa grâce aux humbles, comme il est dit dans Jc 4, 6. Or, il semble qu’il soit plus humble pour quelqu’un de se soumettre à un égal en faisant quelque chose à sa demande, que de se soumettre à un prélat en obéissant à un supérieur. Il semble donc qu’il soit plus méritoire pour quelqu’un de faire quelque chose à la demande d’un frère que d’obéir à un supérieur.

         Réponse. Un acte peut être dit méritoire de deux manières.

         Premièrement, en raison du genre de l’acte, et ainsi l’acte qui relève d’une vertu plus élevée est plus méritoire. Or, il est clair que la latrie, par laquelle quelqu’un sert Dieu, est une vertu plus élevée que la bienfaisance, par laquelle quelqu’un donne satisfaction au prochain, comme aimer Dieu est plus méritoire qu’aimer le prochain. Que quelqu’un fasse quelque chose à la demande d’un frère relève de l’amitié ou de la bienfaisance, par lesquelles quelqu’un aime son prochain. Mais qu’il obéisse à un supérieur en tant que celui-ci est ministre de Dieu, relève de la religion, par laquelle quelqu’un rend un culte à Dieu et l’aime. C’est pourquoi il est plus méritoire pour quelqu’un de faire quelque chose en obéissant à un supérieur ou en observant un voeu, que de faire quelque chose à la demande d’un frère.

         D’une autre manière, un acte peut être dit plus méritoire par le fait qu’il procède d’une plus grande charité, bien qu’il soit inférieur par son genre. Et ainsi, rien n’empêche que celui qui fait quelque chose à la demande d’un frère mérite davantage.

         <1> Nous acceptons le premier argument.

         <2> Celui qui fait quelque chose à la demande d’un frère agit de sa propre initiative. Il semble donc que ce soit moins humble que pour quelqu’un d’obéir à un prélat comme à un supérieur.



<Question 7> £[Sur l’aumône des clercs]



         Ensuite, on s’est interrogé sur l’aumône.

         Premièrement, sur l’aumône des clercs. Deuxièmement, sur les aumônes qui sont faites pour les morts.



<Article unique £[12]> Premièrement : il semble que les clercs pèchent mortellement s’ils ne distribuent pas leur superflu en aumônes.



         <1> En effet, à propos de Lc 3, 11 : Que celui qui a deux tuniques donne à celui qui n’en a pas, la Glose dit : «Un précepte est donné sur le partage des deux tuniques, car si l’une est divisée, personne n’est habillé par une moitié de tunique, et aussi bien celui qui reçoit que celui qui donne demeureront nus.» Or, par la distribution d’une seule tunique, on entend la distribution de ce qui est superflu par rapport à ce qui est nécessaire pour vivre, comme cela est clair d’après ce qui vient auparavant dans la même Glose. C’est donc un précepte de donner son superflu. Or, celui qui transgresse un précepte pèche mortellement. Celui qui ne donne pas son superflu aux pauvres pèche donc mortellement.

         <2> De plus, le précepte oblige davantage que le conseil. Or, donner tout ce qu’on possède est un conseil, et cependant l’homme y est obligé en cas d’extrême nécessité. Même en dehors du cas d’extrême nécessité, on est donc obligé de donner de son superflu aux pauvres, puisque cela relève d’un précepte. Et ainsi, celui qui ne [le] distribue pas pèche mortellement.

         <3> De plus, quiconque consomme ce qui appartient à un autre est tenu de le lui restituer. Or, les biens des clercs sont [les biens] des pauvres, comme cela est clair d’après la glose de Jérôme sur Is 3, 14 : On vole les pauvres dans votre maison. Si des clercs consomment inutilement des biens ecclésiastiques, ils sont donc tenus de les restituer autrement aux pauvres, s’ils en possèdent.

         <4> De plus, quiconque se rend incapable de faire ce qu’il doit faire pèche mortellement. Or, les clercs, en faisant des dépenses superflues, se rendent incapables de subvenir aux pauvres, ce à quoi ils sont tenus. Il semble donc qu’ils pèchent mortellement.

         Cependant, il semble que ce soit une coutume qui a prévalu chez beaucoup.

         Réponse. Il en va autrement des biens patrimoniaux et des biens ecclésiastiques.

         En effet, l’homme est maître de ses biens patrimoniaux ou [des biens] qu’il a légitimement acquis. Ainsi, pour ce qui est de la condition de la chose elle-même, il peut utiliser ce qui lui appartient comme il veut, et il n’y a pas de péché en cela. Toutefois, un péché peut venir de la manière désordonnée de [les] utiliser ou de [leur] surabondance, comme lorsqu’il consomme inutilement les biens qui lui appartiennent pour ce qui n’est pas nécessaire, ou [les consomme] de manière insuffisante, à savoir qu’il ne dépense pas ce qu’il faut. En effet, la vertu est corrompue des deux manières, comme il est dit dans Éthique, II.

         Or, les clercs ne sont pas vraiment les maîtres des biens ecclésiastiques, mais les intendants, selon ce que dit 1 Co 9, 17 : L’intendance m’en a été confiée. Or, c’est la tâche de l’intendant de distribuer fidèlement ce qui a été confié à son intendance, conformément à ce qui est dit en 1 Co 4, 2 : Ce qu’on recherche chez des intendants, c’est qu’ils soient trouvés fidèles. Dans ce domaine, on peut donc pécher de deux manières : d’une manière, en raison de la condition de la chose elle-même, à savoir, en l’usurpant comme s’il s’agissait d’un bien propre et en détournant à son propre usage ce qui doit être dépensé pour les autres ; d’une autre manière, en utilisant d’une manière désordonnée ce qui revient à son propre usage, comme on l’a aussi dit pour les autres [biens].

         À la vérité, parce que l’intendance de ces [biens] à été confiée à la fidélité de l’intendant, comme on l’a dit, si quelqu’un dispense avec bonne foi les biens ecclésiastiques, en en prenant ce qui lui convient selon la condition de son état et de sa personne, et s’il les distribue aux autres selon qu’il lui semble convenir de bonne foi, il ne pèche pas mortellement, même s’il en détourne peut-être plus qu’il n’est nécessaire pour son propre usage : en effet, ce genre de choses, parce qu’il doit être évalué dans chaque cas, ne peut être déterminé en toute certitude. Ainsi, s’il n’y a pas de grands excès, cela peut être compatible avec la bonne foi de l’intendant ; mais s’il y a de grands excès, cela ne peut être caché, et ainsi cela ne peut pas être fait avec bonne foi par l’intendant. Or, s’il ne respecte pas la bonne foi dans son intendance, il pèche mortellement.

         <1> Comme Augustin le dit dans son livre Sur le discours du Seigneur sur la montagne, «les préceptes que le Seigneur donne en Mt 5, 39 : À celui qui t’aura frappé sur la joue droite, présente l’autre [joue], et ce qui suit, doivent être compris pour ce qui est de la préparation de l’âme, c’est-à-dire que l’homme soit prêt à le faire lorsque cela est nécessaire». Ce n’est donc pas toujours un péché mortel si quelqu’un ne le fait pas, mais, s’il voit s’en rapprocher la nécessité et ne le fait pas, alors il pèche mortellement. Et le même raisonnement vaut pour ce précepte : Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n’en a pas, et tous les autres semblables. Il ne pèche donc pas toujours mortellement chaque fois qu’il ne donne pas son superflu aux pauvres, mais lorsque la nécessité s’en présente. Mais lorsque se présente une nécessité telle qu’elle oblige sous peine de péché mortel, on ne peut pas déterminer par la raison [ce qui doit être donné], mais cela est confié à la prudence et à la fidélité de l’intendant. Ainsi, s’il donne de bonne foi lorsque cela lui semble convenir, il est exempt de péché ; autrement, il pèche mortellement.

         <2> Les mêmes choses qui sont des conseils tombent sous un précepte du point de vue de la préparation de l’âme. En effet, aucun conseil n’est plus parfait que, pour un homme, de donner son âme pour ses frères ; toutefois, cela tombe sous un précepte du point de vue de la préparation de l’âme, selon 1 Jn 3, 16 : Nous aussi, nous devons donner notre âme pour nos frères. De la même façon, tout donner aux pauvres tombe sous un précepte du point de vue de la préparation de l’âme, à savoir qu’un homme soit prêt à le faire, si la nécessité s’en présente. Toutefois, la nécessité de donner son superflu est moindre que celle de tout donner. Cependant, tout cela ne peut être déterminé selon la raison universelle, mais est confié à la prudence, comme on l’a dit.

         <3> Les biens ecclésiastiques ne doivent pas être dispensés seulement aux pauvres, mais aussi aux ministres de l’Église. Ainsi, conformément aux canons, ils doivent être divisés de telle façon qu’on en cède une partie aux pauvres et une autre à l’usage des ministres et du culte de l’Église. On doit donc parler différemment des biens ecclésiastiques qui sont principalement attribués aux besoins des pauvres et, par voie de conséquence, aux besoins des ministres, comme c’est le cas des biens des hôpitaux et des autres choses de ce genre, et des biens qui sont principalement attribués à l’usage des ministres, comme le sont les prébendes et les autres choses de ce genre. Car, dans le cas des premiers biens, un péché est commis non seulement par l’abus, mais du fait de la condition même des choses, lorsque quelqu’un prend pour son usage ce qui appartient à un autre. C’est pourquoi il est obligé de restituer pour avoir frustré un autre de son bien. Mais, dans le cas des autres biens, un péché n’est commis qu’en raison de l’abus, comme on l’a dit à propos des biens patrimoniaux. Il n’est donc pas tenu de restituer, mais seulement de faire pénitence.

         <4> Ni l’usage modéré des richesses ni la bonne foi de l’intendance ne sont préservés chez celui qui fait sciemment des dépenses superflues pour des banquets voluptueux et pour d’autres choses superflues de ce genre, et ainsi il ne fait aucun doute qu’il pèche alors mortellement. C’est pourquoi il est dit en Mt 24, 48-51 : Si le mauvais serviteur dit dans son coeur : «Mon maître tarde à venir», et qu’il se met à frapper les autres qui assurent le service avec lui, ce qui est le fait d’un maître orgueilleux et cruel, et à manger et à boire avec les ivrognes, ce qui est le cas dans les banquets superflus et voluptueux, le maître de ce serviteur se présentera au jour où il ne l’attend pas et à l’heure qu’il ignore, et l’éloignera, à savoir, de la société des saints, et il le mettra avec les hypocrites, c’est-à-dire en enfer. C’est pourquoi on poursuit à cet endroit : Et là seront des pleurs et des grincements de dents. Mais si quelqu’un ne fait pas de grands excès dans ces choses, cela peut être fait de bonne foi par quelqu’un qui veut se comporter selon l’usage d’une manière qui convient à son état.



<Question 8> £[Sur les aumônes qui sont faites pour les morts]



         Ensuite, on a posé des questions sur les aumônes qui sont faites pour les morts.

         À ce propos, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce que le mort subit un préjudice si son exécuteur diffère de donner les aumônes qu’il avait ordonné de donner dans son testament ? Deuxièmement, est-ce qu’un exécuteur peut légitimement différer le versement des aumônes dans le but que les biens du défunt se vendent mieux par la suite ?



<Article 1 £[13]> Premièrement : il semble qu’un mort n’éprouve aucun préjudice du fait que les aumônes qu’il avait ordonné de donner sont différées.



         <1> En effet, ce retard vient de la négligence de l’exécuteur. Or, la négligence de l’un n’est pas imputée à un autre. Le mort ne subit donc aucun préjudice par un tel retard.

         Cependant, à cause d’un tel retard, les prières et les sacrifices qui seraient faits pour l’âme du défunt sont retardés, par lesquels il serait grandement aidé. À cause de ce retard, il subit donc un préjudice.

         Réponse. Une double distinction est ici nécessaire.

         Premièrement, du point de vue du préjudice. Il faut en effet distinguer un double préjudice, car un certain préjudice se rapporte au fait de supporter la peine, conformément à ce que dit 1 Co 3, 15 : Si son oeuvre est consumée, il en subira un préjudice ; un autre [préjudice] a trait au fait que le remède est absent.

Deuxièmement, il faut faire une distinction du point de vue de l’aumône, à propos de laquelle on peut prendre en compte aussi le mérite de l’aumône elle-même et son effet. En ce qui concerne le mérite de l’aumône, le défunt ne subit donc aucun préjudice du fait du retard en question, surtout si, pour autant que cela relevait de lui, il a pris soin que ces aumônes soient rapidement données, car le mérite dépend principalement de la volonté et de l’intention. Mais, pour ce qui est de l’effet de l’aumône, il subit un préjudice, non pas qu’il soit puni pour ce retard, mais parce que le remède ne lui est pas donné, alors que les suffrages par lesquels il serait grandement aidé sont différés.

         <1> La négligence de l’un n’est pas imputée à un autre pour ce qui est de la peine. Toutefois, elle peut retomber sur un autre pour ce qui est de l’effet du remède par lequel un homme peut être aidé par un autre.



<Article 2 £[14]> Deuxièmement : il semble qu’un exécuteur doive retarder la distribution d’aumônes afin que les biens du défunt se vendent mieux.



         Car il découle de cela qu’il pourra faire davantage d’aumônes pour le défunt, par lesquelles le défunt sera davantage aidé. Si [l’exécuteur] diffère [la distribution d’aumônes], il semble donc qu’il le fasse louablement et fidèlement.

         Cependant, du fait du retard des aumônes, provient un retard pour le remède dont le défunt a peut-être besoin. Il semble donc que, par ce retard, le défunt soit plus écrasé qu’aidé.

         Réponse. Un court laps de temps ne semble pas être un grand danger. Ainsi, si l’exécuteur diffère les aumônes pendant peu de temps afin que, par une meilleure vente des biens du défunt, il puisse faire de plus grandes aumônes, il agit louablement. Mais si, par contre, il tarde longtemps à distribuer les aumônes sans pouvoir faire des aumônes beaucoup plus grandes, il ne semble pas que ce soit sans faute, car peut-être le défunt serait-il libéré du purgatoire, où, alors qu’il s’y trouve, le remède des suffrages lui était le plus nécessaire. Or, cela exige l’examen d’un exécuteur prudent, à savoir que, après avoir pris en compte le laps de temps et la condition de la personne qu’on croit devoir être libérée plus rapidement ou plus tard, et aussi la quantité de l’accroissement des aumônes, il fasse ce qui semblera convenir au défunt.



<Question 9> £[Sur les péchés]



         Ensuite, on a posé des questions sur les péchés.

         À ce propos, trois questions ont été posées. Premièrement, à propos du péché originel, est-ce que celui qui a été baptisé transmet le péché originel à sa descendance ? Deuxièmement, à propos du péché actuel d’une manière générale, qu’est-ce qui vient en premier : l’aversion de Dieu ou la conversion à un bien sujet au changement ? Troisièmement, à propos du mensonge d’une manière particulière, est-ce que le mensonge le plus grave est celui qui est fait en paroles ou celui qui est fait par un acte ?



<Article 1 £[15]> Premièrement : il semble que le baptisé ne transmette pas le péché originel à sa descendance.



         En effet, chez celui qui naît, trois choses peuvent être considérées : le corps, l’âme et l’union des deux. Or, [la descendance] ne contracte pas par son corps le péché originel qu’elle contracte de ses parents, car les parents étaient entièrement purifiés du péché originel. De même, ne [le contracte-t-elle] pas par l’âme qu’elle tient par création de Dieu, en qui le péché n’a pas de place. Par conséquent, elle ne [le contracte] pas non plus de l’union de deux. Celui qui naît de [parents] baptisés ne contracte donc d’aucune façon le péché originel.

         Cependant, le remède n’est donné que pour une blessure. Or, le baptême, qui est un remède médicinal contre la blessure du péché originel, est donné aux petits enfants de baptisés, conformément à la coutume commune de l’Église. Les petits enfants de baptisés naissent donc avec le péché originel.

         Réponse. Le péché qui résulte par mode d’origine (originaliter) de la transgression des premiers parents chez tous ceux qui suivent n’est aboli que par la grâce du Christ, qui, à cause du péché, a condamné le péché dans sa chair, comme il est dit en Rm 8, 3. Or, cela se réalise selon un certain ordre, car, d’abord, dans la vie présente, le péché originel est enlevé par les sacrements de la grâce du Christ pour ce qui est de la souillure de l’âme, à savoir qu’il n’est pas imputé à l’homme en tant que faute, mais demeure cependant entre-temps pour ce qui est de la corruption de l’incitation de la chair. C’est pourquoi l’Apôtre disait, Rm 7,7 : Je sers la loi de Dieu par mon esprit, mais la loi du péché par la chair, à savoir, dans la mesure où le désir <de la chair> combat l’esprit. Ainsi, le baptisé vit donc selon l’esprit dans la nouveauté de l’esprit, mais, selon la chair, il conserve l’état ancien d’Adam. C’est pourquoi, de même que, par la génération spirituelle, par laquelle il en engendre d’autres par l’évangile, il engendre des fils dans le Christ sans péché, de même, par la génération charnelle, engendre-t-il des fils avec le péché originel selon l’état ancien d’Adam.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Article 2 £[16]> Deuxièmement : il semble que, dans le péché en acte, l’aversion précède la conversion.



         En effet, l’aversion comporte l’éloignement d’un terme, mais la conversion [comporte] le rapprochement d’un terme. Or, dans le mouvement corporel, l’éloignement d’un terme précède le rapprochement d’un [autre] terme. Dans le mouvement spirituel aussi, l’aversion précède donc la conversion.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Denys, au chapitre IV des Noms divins : «Personne n’agit en recherchant le mal, mais en recherchant le bien.» L’esprit du pécheur est donc d’abord converti par l’appétit d’un bien sujet au changement avant de se détourner de Dieu.

         Réponse. «Le péché se trouve d’abord dans la volonté», comme le dit Augustin. Or, pour ce qui est de la volonté, vient en premier ce qui est d’abord principalement recherché. Et ainsi, pour les péchés par lesquels est principalement visée la jouissance d’un bien sujet au changement, comme la luxure, l’avarice et les choses semblables, la conversion précède naturellement l’aversion, qui n’est pas principalement visée, mais découle par-delà l’intention d’une conversion désordonnée. Mais pour les péchés par lesquels est directement visé un détournement par rapport à Dieu, comme l’est l’infidélité, le désespoir et les autres choses de ce genre, l’aversion par rapport à un bien immuable précède, puis vient la conversion à un bien sujet au changement, comme cela est clair chez ceux qui, sans espérance, se livrent à l’impudicité, comme il est dit dans Ep 4, 19.

         <1> Bien que, dans les mouvements corporels, l’éloignement d’un terme soit antérieur dans l’exécution, le rapprochement d’un [autre] terme est cependant antérieur dans l’intention, en laquelle consiste principalement le péché.



<Article 3 £[17]> Troisièmement : il semble que ce soit un plus grand péché pour quelqu’un de mentir en actes que de mentir en paroles.



         En effet, il semble que ce soit un péché plus grand pour quelqu’un d’abuser par le mensonge de ce en quoi on croit davantage. Or, comme le dit Anselme dans le livre Sur la vérité, «on croit davantage aux actes qu’aux paroles». Celui qui ment en actes pèche donc plus gravement que [celui qui ment] en paroles.

         Cependant, comme le dit Augustin dans le livre Sur la doctrine chrétienne : «Parmi tous les signes, les paroles occupent le premier rang.» Or, celui qui ment en paroles abuse de celles-ci. Il semble donc que celui qui ment en paroles pèche plus gravement que <celui> qui ment en actes.

         Réponse. Comme Ambroise le dit dans un sermon, «le mensonge consiste non seulement dans des paroles fausses, mais dans des actes feints.» Or, le péché de mensonge consiste principalement dans l’intention de tromper. Celui qui affirme comme une fausseté ce qu’il pense être vrai ne ment donc pas ; mais celui-là est plutôt coupable de mensonge qui affirme comme une vérité ce qu’il pense être faux, comme cela est clair selon Augustin, Sur le mensonge. Ainsi, puisque la même intention de tromper se trouve chez celui qui ment en paroles et chez celui qui ment en actes, les deux pèchent également. En effet, la parole et l’acte sont pris comme des instruments de tromperie. Cela n’a donc pas d’importance, pour ce qui est du péché de mensonge, que quelqu’un mente en paroles, par écrit, par un signe ou par quelque autre acte, comme cela n’a pas d’importance, pour ce qui est du péché d’homicide, que quelqu’un tue un homme avec une épée ou avec une hache.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 10> £[Sur les réalités corporelles]



<Article unique £[18]> Ensuite, on a demandé, à propos des aspects corporels de l’homme, si quelqu’un peut en même temps, naturellement ou miraculeusement, être vierge et père ?



         Et il semble que cela puisse exister miraculeusement, car le père et la mère sont ensemble principes de la génération. Or, une femme a été en même temps vierge et mère. Pour la même raison, quelqu’un peut donc être en même temps vierge et père.

         De même, il semble que cela puisse exister sans miracle, car le démon incube peut voler la semence d’un homme vierge lors d’une pollution accompagnant un rêve et la verser dans le sein d’une femme, semence par laquelle une progéniture peut être conçue, dont le père n’est pas le démon incube, mais celui dont la semence est à la source de la génération, [laquelle] agit par la puissance de celui dont elle provient. Il semble donc que même sans miracle quelqu’un puisse être en même temps vierge et père.

         Cependant, une femme ne peut être sans miracle à la fois vierge et mère. Pour la même raison, un homme ne peut donc être sans miracle en même temps vierge et père.

         De même, il semble que [cela ne puisse exister] non plus par miracle, car si le Fils de Dieu, qui est né miraculeusement d’une vierge, avait pris chair à partir d’une autre partie du corps virginal que de celle par laquelle la femme conçoit naturellement, par exemple, de la main ou du pied, on ne l’appellerait pas le Fils de la Vierge, comme Ève n’est pas appelée la fille d’Adam, bien qu’elle ait été formée à partir d’un côte d’Adam. Or, étant sauve la virginité d’un homme, il ne peut arriver qu’il engendre par la même partie du corps et au même endroit une progéniture, telle qu’elle est engendrée naturellement. Cela ne pourrait donc pas arriver même miraculeusement que quelqu’un soit en même temps vierge et père.

         Réponse. Pour éclairer cette question, il faut voir ce que requiert la virginité.

         Or, trois choses sont requises pour sa perfection. La première est [son aspect] principal et formel, à savoir, le choix ou l’intention de la volonté, comme dans tous les autres comportements moraux. Ainsi donc, une volonté continue de ne jamais faire l’expérience du plaisir sexuel est requise pour la virginité. — La second est [son aspect] matériel, c’est-à-dire la passion de l’appétit sensible, à savoir, le plaisir que l’on ressent dans l’acte sexuel, dont la privation est nécessaire à la virginité parfaite du point de vue matériel. Toutefois, si cela fait défaut en dehors d’un choix de sa propre volonté, par exemple, si l’on a une pollution pendant le sommeil ou si une femme est violentée par un ennemi, la vertu de virginité de disparaît pas, comme le dit clairement Augustin dans La cité de Dieu, I. — Un troisième élément fait partie de la virginité de manière accidentelle et concomitante, à savoir, l’intégrité corporelle. Ainsi, si l’hymen est détruit autrement que par un acte sexuel, par exemple, si une sage femme ou si un médecin le déchire avec un fer pour soigner, cela n’affecte pas la virginité, comme le dit Augustin dans La cité de Dieu, I.

         Ainsi donc, si la virginité est envisagée selon sa perfection, pour autant que les trois choses mentionnées concourent à la virginité, une femme ne peut, sinon miraculeusement, être mère en préservant sa virginité, tout en concevant et en enfantant, car l’enfant ne peut sortir sans miracle alors que demeure l’hymen, comme c’est le cas pour la mère de Dieu. Toutefois, une femme pourrait sans miracle concevoir tout en conservant intégralement sa virginité, comme on raconte d’une jeune fille que, alors qu’elle était adolescente, son père la gardait dans son lit pour préserver son innocence. Pendant son sommeil, [le père] eut une pollution, la semence descendit jusqu’à la matrice, et la jeune fille conçut. — Mais l’homme ne peut ni naturellement ni miraculeusement être père sans émission de semence, car si le corps de l’enfant était miraculeusement formé d’une autre manière, [l’homme] ne pourrait être appelé père.

         Mais si la virginité est entendue en un sens plus large, pour autant qu’elle exige un choix intérieur de l’esprit, il est ainsi clair qu’une femme peut être mère naturellement, tout en gardant sa virginité, comme si elle était violentée par un ennemi et en conséquence concevait. Et cela pourrait se produire miraculeusement encore bien davantage. Mais l’homme, tout en préservant sa virginité, pourrait être naturellement père en raison d’une pollution nocturne, qui d’une manière ou d’une autre aurait atteint la matrice de la femme. Mais il ne conviendrait pas autant qu’un homme devienne miraculeusement père comme une vierge deviendrait mère, parce qu’une vierge est devenue miraculeusement mère [par l’intervention] du Saint-Esprit, «qui a formé le corps de l’enfant à même son sang très pur», comme le dit [Jean] Damascène, alors que l’émission de semence sans laquelle un homme ne peut être père ne convient pas à l’opération du Saint-Esprit, et aussi parce que l’homme intervient comme agent (agens) dans la génération, mais la femme intervient comme subissant (paciens). Or, il convient à Dieu d’agir (agere), et non de subir (pati). Il convient donc davantage que Dieu compense miraculeusement ce qui manque de la part de l’homme que ce qui manque de la part de la femme.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 11> £[Sur les créatures purement corporelles]



<Article unique £[19]> Ensuite, en dernier lieu, on a posé une question sur la créature purement corporelle : est-ce que le ciel empyré exerce une influence sur les autres corps ?



         Et il semble que non, car tout corps qui exerce naturellement une influence sur d’autres corps exerce d’abord une influence sur ceux qui sont proches plutôt que sur ceux qui sont éloignés. Si donc le ciel empyré exerçait une influence sur les corps inférieurs, il exercerait d’abord une influence sur le ciel aqueux, qui est plus proche de lui, que sur le ciel sidéral. Mais cela ne semble pas convenir, car le ciel sidéral ressemble davantage au ciel empyré, puisque aucun des deux n’est de la nature des quatre éléments, par opposition au ciel aqueux, qui est de la nature des quatre éléments, car on dit que ces eaux y ont été placées pour rafraîchir la chaleur provenant du mouvement du ciel. C’est pour cette raison qu’on dit de Saturne, qui est plus élevée que les autres planètes, qu’elle possède une froideur. Le ciel empyré n’exerce donc pas d’influence sur les corps inférieurs.

         Cependant, s’oppose à cela le fait que, dans le livre Sur les intelligences, on dit que tout ce qui exerce une influence sur les autres choses est lumière ou lumineux, et on dit dans le commentaire que toute influence s’exerce par la puissance de la lumière. Or, le ciel empyré, parmi tous les corps, possède la plus grande lumière. Il exerce donc la plus grande influence sur les autres corps.

         Réponse. Certains affirment que le ciel empyré n’a pas d’influence sur les autres corps, parce qu’il n’a pas été établi pour [produire] des effets naturels, mais pour être le lieu des bienheureux. Et cela m’a semblé être le cas à un certain moment.

         Mais, en examinant [la question] plus attentivement, il semble qu’il faille dire qu’il exerce une influence sur les corps inférieurs, parce que tout l’univers est un d’une unité d’ordre, comme cela est clair selon le Philosophe, Métaphysique, IX. Or, cette unité d’ordre tient à ce que les réalités corporelles sont régies selon un certain ordre par les réalités spirituelles, et les corps inférieurs par les [corps] supérieurs, comme le dit Augustin dans Sur la Trinité, III. De sorte que si le ciel empyré n’exerçait pas d’influence sur les corps inférieurs, le ciel empyré ne ferait pas partie de l’unité de l’univers, ce qui ne convient pas. Mais son effet propre semble être la perpétuité et la stabilité chez les corps inférieurs.

         Car, selon le Philosophe, Métaphysique, XI, il existe principalement deux mouvements dans le ciel. L’un va d’est en ouest : il est appelé [mouvement] diurne et passe par les pôles de l’équinoxe. Et parce que ce [mouvement] est uniforme, il cause la perpétuité dans les corps inférieurs. Mais l’autre mouvement va d’ouest en est : par lui sont mus le soleil et les autres planètes, il passe par les pôles du zodiaque, et par lui les planètes de rapprochent et s’éloignent de nous. Ainsi, ce mouvement cause à proprement parler la différence entre la génération et la corruption et entre les autres mouvements dans ces [corps] inférieurs. Et ainsi se poursuit la génération et la corruption des ces [corps] inférieurs aussi longtemps que Dieu le veut ; celles-ci sont causées par le premier mouvement <pour ce qui est de leur continuité>, et par le second [mouvement] pour ce qui est leur caractère contraire.

         Or, comme l’uniformité du mouvement précède sa difformité, de même l’unité du repos précède l’uniformité du mouvement, car «être mû, c’est se trouver autrement qu’antérieurement, et reposer, c’est se trouver comme auparavant». Et ainsi, le repos possède l’unité pure, mais le mouvement possède une unité dans la diversité. De sorte que le premier ciel, à savoir, [le ciel] empyré, exerce une influence unique par son repos ; mais le second ciel, appelé aqueux, par son mouvement uniforme ; et le troisième ciel, à savoir, [le ciel] sidéral, par son mouvement difforme. Or, le fait d’exercer une influence sans mouvement est propre à ce corps, en tant qu’il est suprême et atteint d’une certaine manière l’ordre des substances spirituelles, comme Denys dit dans Les noms divins, chapitre II, que «la sagesse divine joint les commencements des seconds aux termes des premiers».

         <1> Le ciel empyré exerce une plus grande influence sur le ciel aqueux que sur les corps inférieurs, dans la mesure où le ciel aqueux reçoit une plus grande influence du ciel empyré, comme le montre l’uniformité de son mouvement. Il s’accorde donc aussi davantage avec le ciel empyré qu’avec le ciel sidéral en raison de son uniformité. Mais, au sujet des corps célestes, il existe une double opinion. L’une est qu’ils sont de la nature des éléments : ainsi, le ciel empyré serait de la nature du feu, le ciel aqueux de la nature de l’eau et de l’air ; mais le ciel sidéral est composé des deux natures, car il est en partie lumineux et en partie diaphane. C’est à cette opinion que se rapporte ce qui est dit, que les eaux s’y trouvent pour se refroidir. Mais l’autre opinion [affirme] que les corps célestes ne sont pas de la nature des quatre éléments, mais d’une cinquième essence. Selon cette opinion, le ciel empyré lui-même n’est pas de la nature des quatre éléments, mais il est appelé aqueux en raison de son caractère diaphane, comme il est appelé empyré, c’est-à-dire igné, en raison de la lumière.

         Nous concédons l’argument [proposé] en sens contraire, bien que le livre Sur les intelligences ne possède aucune autorité et qu’il ne soit pas vrai que tout influx se produise en raison de la lumière, à moins qu’on entende lumière, d’une manière métaphorique, de tout acte, pour autant que tout agent agit dans la mesure où il est un être en acte. Ou bien, cela peut être vrai pour les seules réalités corporelles, pour lesquelles on parle de lumière au sens propre, pour autant que la lumière corporelle est la forme du premier corps agent, à savoir le ciel, par la puissance duquel tous les corps inférieurs agissent.

         Et que ce qui a été dit suffise pour le moment.



QUODLIBET 4 : £[Sur les réalités divines et humaines]



         On a posé des questions sur les réalités divines et humaines.

         À propos des réalités divines, on a d’abord posé des questions sur ce qui concerne l’essence et, en second lieu, sur ce qui concerne les personnes.

         À propos de ce qui concerne l’essence, on a posé des questions d’abord sur la science de Dieu et, en second lieu, sur sa puissance.



<Question 1> £[Sur les réalités divines]



<Article unique £[1]> À propos de la science de Dieu, on s’est demandé s’il y a plusieurs idées en Dieu.



         Et il semble que oui.

         <1> Augustin dit, dans le Livre des LXXXIII questions, que Dieu a créé toutes choses selon leurs propres raisons : l’homme selon une raison, le cheval selon une autre raison. Or, «les raisons des choses dans l’esprit divin s’appellent des idées», comme Augustin le dit clairement au même endroit. Il y a donc [en Dieu] plusieurs idées.

         <2> De plus, les choses sont distinguées selon que Dieu connaît leur distinction. Or, il connaît leur distinction en lui-même. Il y a donc en Dieu plusieurs idées distinctes de choses distinctes.

         Cependant, tout nom attribué aux réalités divines est soit essentiel, comme «Dieu», soit personnel, comme «Père», soit notionnel, comme «engendrant». Or, ce mot «idée» n’est ni personnel ni notionnel, parce qu’il ne conviendrait pas aux trois personnes. C’est donc un nom essentiel. Or, rien d’essentiel n’est multiplié dans les réalités divines. Nous ne pouvons donc pas dire qu’en Dieu il y a plusieurs idées.

         Réponse. Il existe une double pluralité. L’une est la pluralité des choses, et, de ce point de vue, il n’y a pas plusieurs idées [en Dieu]. En effet, l’idée désigne une forme exemplaire. Or, il n’existe qu’une seule réalité qui est l’exemplaire de toutes choses, à savoir, l’essence divine, que toutes les choses imitent pour autant qu’elles sont et qu’elles sont bonnes. L’autre pluralité vient de la manière de comprendre, et, de ce point de vue, il y a plusieurs idées. En effet, bien que toutes les choses, pour autant qu’elles sont, imitent l’essence divine, elles ne l’imitent cependant pas d’une seule et même manière, mais diversement et selon des degrés divers. Ainsi donc, l’essence divine, selon qu’elle est imitable de telle façon par telle créature, est la raison propre et l’idée de cette créature. Et il en est de même pour les autres choses. De ce point de vue, il y a plusieurs idées [en Dieu], pour autant que l’essence divine est intelligée selon divers rapports que les choses ont avec elle, en l’imitant de diverses façons.

         Or, ce rapport n’est pas intelligé seulement par l’intellect créé, mais aussi par l’intellect incréé de Dieu lui-même. En effet, Dieu sait, et a su depuis l’éternité, que diverses créatures imiteraient diversement son essence et, de ce point de vue, plusieurs idées ont existé depuis l’éternité dans l’esprit divin comme les raisons propres des choses intelligées par Dieu. En effet, c’est cela que signifie le mot «idée», à savoir qu’il existe une certaine forme intelligée par un agent, à la ressemblance de laquelle il a l’intention de produire une oeuvre extérieure, comme le constructeur conçoit à l’avance dans son esprit la forme de la maison, qui est comme l’idée de la maison à faire dans une matière.

         <1> Augustin veut dire qu’il y a diverses raisons selon la diversité des rapports, comme on l’a dit.

         <2> Lorsqu’on dit : «Les choses sont distinctes sous ce rapport pour autant que Dieu connaît leur distinction», il y a là une double manière de parler. En effet, ce qu’on dit : «pour autant que Dieu connaît», peut être mis en rapport avec la connaissance divine du point de vue de ce qui est connu ou du point de vue de celui qui connaît. Si c’est du point de vue de ce qui est connu, alors l’expression est vraie : en effet, le sens est que les choses sont distinctes comme Dieu les connaît distinctes. Mais si on le met en rapport avec la connaissance du point de vue de celui qui connaît, alors l’expression est fausse : en effet, le sens sera que les choses connues possèdent dans l’esprit divin le mode de distinction qu’elles possèdent en elles-mêmes, ce qui est faux, car en elles-mêmes les choses sont séparées selon l’essence, mais non dans l’intellect divin, de même que les choses existent en elles-mêmes matériellement, mais dans l’intellect divin immatériellement. L’objection prenait son point de départ dans ce dernier sens.

         <3> Cet argument prend son point de départ dans la pluralité réelle : en effet, une telle pluralité ne se rencontre pas dans les noms essentiels, mais seulement une pluralité qui existe selon la manière de comprendre.



<Question 2> £[Sur la puissance de Dieu]



         Ensuite, on a posé des questions sur ce qui concerne la puissance de Dieu. Premièrement, est-ce qu’il y a puissance [virtus] en Dieu ? Deuxièmement, à propos d’un effet de la puissance divine, est-ce qu’il y a des eaux au-dessus des cieux ? Troisièmement, jusqu’où la puissance de Dieu peut-elle s’étendre ?

<Article 1 £[2]> Premièrement : il semble qu’il n’y pas de puissance (virtus) en Dieu.



         <1> Comme le dit le Philosophe, dans Sur le ciel, I, «la vertu est le point ultime d’une puissance». Or, la puissance divine n’a pas de point ultime, puisqu’elle est infinie. Il n’y a donc pas de «vertu» en Dieu.

         Cependant, tout principe immédiat d’opération est puissance (virtus). En effet, toute opération procède d’une certaine puissance (virtute). Or, il existe en Dieu un principe immédiat d’opération, car Dieu fait certaines choses de manière immédiate. Il y a donc puissance (virtus) en Dieu.

         Réponse. Quelle que soit la manière de l’entendre, la vertu [virtus] signifie un complément de la puissance. De là vient que «la vertu de toute chose est ce qui rend bon celui qui la possède et rend bon ce qu’il fait», comme il est dit dans Éthique, II. En effet, la puissance se manifeste comme achevée lorsque l’agent est parfait et l’action parfaite. Comme la puissance de Dieu est la plus achevée, la vertu se trouve au plus haut point en Dieu. C’est pourquoi il est dit en Sg 12, 17 : Tu montres ta vertu, si l’on ne croit pas à la plénitude de ta puissance, et dans Ps 146, 5 : Le Seigneur est puissant et grande est sa force.

         <1> Parfois les vertus sont signalées non par ce qui est pas attribué à la vertu de manière essentielle, mais par ce à quoi la vertu est ordonnée. En effet, c’est de cela qu’elle reçoit son essence. Comme le dit Augustin, «la foi consiste à croire ce qu’on ne voit pas». En effet, croire n’est pas la foi elle-même, mais l’acte auquel la foi est ordonnée. Le Philosophe définit la vertu de cette manière lorsqu’il dit que la vertu est «le point ultime d’une puissance», car la vertu d’une chose se prend par rapport à ce qu’elle peut finalement faire, comme la puissance de celui qui peut porter cent livres, ainsi que [le Philosophe] le dit lui-même, ne consiste pas à ce qu’il en porte dix, mais dans le fait qu’il en porte le plus qu’il peut, à savoir cent. Ainsi, la vertu de toute chose ne se prend pas par rapport à une chose qu’elle peut, mais par rapport à tout ce qu’elle peut. La vertu divine ne peut donc s’entendre selon une seule de ses oeuvres, car aucune de ses oeuvres n’est égale à sa vertu, de sorte que Dieu ne puisse faire davantage ; mais sa vertu se prend de tout ce qu’il peut. Or, cela est infini, car Dieu peut faire des choses infinies. La vertu de Dieu est donc infinie, et c’est là son point ultime de pouvoir faire des choses infinies, de même que c’est le point ultime d’une vertu finie de pouvoir faire des choses déterminées.



<Article 2 £[3]> Deuxièmement : il semble que des eaux, possédant la véritable espèce de l’eau comme élément, existent au-dessus des cieux.



         <1> En effet, l’homme est appelé un microcosme (minor mundus) en raison de la ressemblance qu’il entretient avec le macrocosme (mundo maiori). Or, nous voyons que, dans le corps humain, le cerveau, qui possède la nature de l’eau, occupe une position supérieure au coeur, qui a la propriété du feu, pour autant qu’il est la source naturelle de la chaleur. De même aussi, dans le macrocosme, l’eau occupe-t-elle une position supérieure à celle des autres éléments. Et telle semble être l’explication d’Augustin, dans La cité de Dieu, XI, où il dit de certains qu’«ils sont impressionnés par le poids des éléments et, pour cette raison, ne pensent pas que la nature ait pu placer au sommet du monde une eau qui est à l’état liquide et lourde ; s’ils avaient pu faire l’homme conformément à leurs idées, ils n’auraient pas placé dans la tête l’humeur, qu’on appelle en grec “fleuma”, et qui occupe la place des eaux parmi les éléments de notre corps».

         Cependant, les parties du monde sont très bonnes et sont disposées avec le plus grand ordre selon leur nature. Or, ce qui possède l’espèce de l’eau est naturellement lourd et repose ainsi sous les corps légers, l’air et le feu. Il n’existe donc rien qui ait la véritable espèce de l’eau au-dessus des cieux.

         Réponse. Dans la Sainte Écriture, qui ne peut mentir, il est expressément dit que des eaux se trouvent au-dessus du ciel. En effet, il est dit, en Gn 1, 7, que [Dieu] sépara les eaux qui étaient sous le firmament des eaux qui sont au-dessus du firmament. Et, dans le Ps 148, 4-5 : Les eaux qui sont au-dessus des cieux, qu’elles louent le Seigneur ! C’est pourquoi, comme le dit Augustin dans le Commentaire littéral de la Genèse, II : «Quelle que soit la manière dont elles existent, ne doutons pas qu’elles y existent, car l’autorité de l’Écriture est plus grande que toute la capacité du genre humain.»

         Mais, comme le dit Augustin dans le même ouvrage, I : «Il est par trop honteux, pernicieux et on doit au plus haut point éviter que n’importe quel infidèle entende divaguer un chrétien, qui parle de ces choses (à savoir, les choses naturelles) comme s’il parlait selon les textes chrétiens, de sorte que, quoi qu’il dise, le voyant se tromper sur tout ce qui concerne le ciel, [cet infidèle] aie peine à s’empêcher de rire. Et ce n’est pas encore trop pénible qu’un homme qui se trompe soit objet de dérision, mais [c’est par trop pénible] que ceux du dehors croient que nos auteurs ont pensé de telles choses et que, pour la plus grande ruine de ceux que nous nous efforçons de sauver, [ces textes] soient blâmés et rejetés.» C’est pourquoi, comme lui-même l’indique plus loin, il a présenté plusieurs interprétations des paroles de la Genèse, de sorte qu’une interprétation ne soit pas privilégiée par rapport à une autre interprétation qui est peut-être meilleure.

         Ainsi donc, ce qui est dit des eaux qui se trouvent au-dessus des cieux peut s’entendre de plusieurs façons.

         D’une première façon, que nous n’entendions pas par firmament ou cieux le firmament ou le ciel dans lequel se trouvent les astres, mais «cet air dans lequel on dit que les oiseaux volent» ; au-dessus de cet air, les eaux s’élèvent sous forme de vapeur et elles provoquent ainsi les pluies. De cette interprétation, Augustin dit, dans le Commentaire littéral de la Genèse, II : «J’estime que cette réflexion... est très acceptable : en effet, ce qui est dit n’est ni contraire à la foi et peut être cru conformément au texte mentionné.»

         Mais si on entend par firmament ou cieux le firmament où sont placés les astres, il faut alors savoir que diverses opinions ont existé à propos de ce firmament.

         En effet, certains ont affirmé que ce firmament est composé des quatre éléments, ce qui semble avoir été la position d’Empédocle. D’après cela, rien n’empêche de dire qu’il existe des eaux élémentaires au-dessus de ce ciel sidéral, qui sont comme plus simples, et qu’au-dessus de celles-ci existe un feu, selon lequel on parle de ciel empyré.

         D’autres ont affirmé que le ciel est de la nature du feu, comme l’a affirmé Platon, ou n’est pas de la nature des quatre éléments, mais possède une nature plus élevée, comme l’a affirmé Aristote. Dans les deux cas, il ne semble pas convenir qu’une eau élémentaire ait été placée au-dessus du firmament. «En effet, comme le dit Augustin dans le Commentaire de la Genèse, II, il nous convient de chercher comment Dieu a établi les natures des choses, et non ce qu’il veut faire en elles ou par elles de manière miraculeuse.» Toutefois, nous pouvons placer certaines eaux au-dessus de ce firmament. — Première manière : en entendant par eaux toute la matière corporelle, comme on l’entend au début de la Genèse, selon l’interprétation d’Augustin ; et ainsi, selon cette interprétation, qu’il y ait des eaux au-dessus des cieux sidéraux ne veut rien dire d’autre que le fait qu’il existe au-dessus de ces cieux quelque chose de la matière corporelle (et même cela n’est pas en désaccord avec ce que disent les philosophes modernes, qui affirment qu’au-dessus de la huitième sphère, où se trouvent les étoiles, existe une autre sphère, où il n’y a aucune étoile). Et Augustin propose cette interprétation dans Sur la Genèse contre les manichéens. — Deuxième manière : on peut dire que, de même que le ciel empyré est appelé empyré non pas parce qu’il possède l’espèce du feu, mais à cause de son éclat, de même on dit que les eaux [sont] au-dessus des cieux non pas parce qu’elles ont l’espèce de l’eau, mais parce qu’elles ont un caractère diaphane à la façon de l’eau, de sorte que le ciel suprême, qu’on appelle empyré, est tout à fait éclatant, et que le second, qu’on appelle aqueux, est tout à fait diaphane, et le troisième ciel, qu’on appelle sidéral, est en partie lumineux et en partie diaphane.

         Ainsi donc, selon n’importe quelle opinion, la vérité de la Sainte Écriture peut être sauvegardée de diverses manières. Il ne faut pas donc pas que le sens de la Sainte Écriture soit réduit à l’une d’entre elles.

         <1> L’homme ressemble au macrocosme sous certains aspects, pour autant qu’il est composé d’une nature corporelle et d’une nature spirituelle comme tout l’univers. Toutefois, il ne ressemble pas à l’univers en tout point. En effet, l’ordre des parties à l’intérieur de l’homme n’existe pas selon que l’exige leur nature, mais selon que l’exige leur fin. Ainsi, le coeur est placé au milieu afin qu’à partir de lui se diffusent facilement les opérations de la vie dans tout le corps. Mais le cerveau est placé au sommet afin que les opérations animales, qui s’y accomplissent d’une certaine manière, ne soient pas empêchées par les diverses transformations du corps. De la même façon que l’ordre de la connaissance humaine ne se réalise pas selon l’ordre de ce qui est connaissable, mais par rapport à nous. Mais Augustin n’introduit pas cela pour l’affirmer, mais pour s’opposer à ceux qui interprètent mal les Écritures.



<Question 3> £[Jusqu’où la vertu divine peut-elle s’étendre ?]



         Ensuite, il faut examiner jusqu’où la puissance divine peut s’étendre.

         À ce propos, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que Dieu peut ramener quelque chose au néant ? Deuxièmement, si quelque chose était ramené au néant, est-ce que Dieu pourrait le rétablir identique en nombre ?

<Article 1 £[4]> Premièrement : il semble que Dieu puisse ramener quelque chose au néant.



         <1> En effet, la distance est égale du non-être à l’être et de l’être au non-être. Or, Dieu peut faire quelque chose à partir de rien. Dieu peut donc faire le néant à partir de quelque chose.

         <2> Cependant, Dieu ne peut être cause d’imperfection. Or, la cause qui fait tendre vers le non-être est cause d’imperfection. Dieu ne peut donc ramener quelque chose au néant.

         Réponse. Nous pouvons parler de la puissance de Dieu de deux manières : d’une manière absolue, en considérant sa puissance ; et d’une autre manière, en la considérant par rapport à sa sagesse ou à sa prescience.

         Si l’on parle de manière absolue de la puissance de Dieu, Dieu peut ainsi ramener toute créature au néant. La raison en est que la créature est non seulement amenée à l’être par l’action de Dieu, mais aussi qu’elle est maintenue dans l’être par l’action de Dieu, selon ce que dit Hem 1, 3 : [Lui qui] soutient toutes choses par la parole de sa puissance. C’est pourquoi Augustin dit, Commentaire littéral de la Genèse, IV, que «si la puissance de Dieu cessait un moment de diriger les choses créées, les espèces de celles-ci cesseraient au même moment et toute leur nature s’effondrerait». Or, comme Dieu agit de sa propre volonté, et non par nécessité de nature, pour produire les choses, de même aussi [agit-il] pour leur conservation. Et ainsi, il peut retirer son action en vue de conserver les choses, et, de cette manière, toutes les choses tomberaient dans le néant.

         Mais si nous parlons de la puissance de Dieu par rapport à sa sagesse et à sa prescience, il ne peut pas ainsi arriver que les choses soient ramenées au néant, car la sagesse divine n’en dispose pas ainsi : En effet, Dieu a créé toutes choses pour qu’elles existent, comme il est dit dans Sg 1, 14, et non pour qu’elles tombent dans le néant.

         <1> Nous concédons donc le premier argument, pour autant qu’il s’appuie sur la puissance absolue.

         <2> Quelque chose peut être la cause de l’imperfection d’une [autre] chose de deux manières. D’une première manière, par sa propre intention, comme lorsque quelqu’un, en supprimant la lumière, cause l’obscurité ; de cette manière, il n’est pas nécessaire que ce qui cause l’imperfection soit la cause qui produit le défaut. Ainsi Dieu peut-il être cause d’une certaine imperfection, de l’aveuglement, de l’endurcissement ou de l’annihilation, s’il le voulait. D’une seconde manière, quelque chose est cause d’un défaut sans le vouloir, et alors il est toujours nécessaire que la cause du défaut soit la cause qui produit le défaut, car il arrive qu’un agent, en raison de son imperfection, ne produise pas la perfection visée dans son effet. Et ainsi Dieu ne peut d’aucune manière être cause d’une imperfection ou du fait de tendre vers le non-être.



<Article 2 £[5]> Deuxièmement : il semble que Dieu ne puisse rétablir identique en nombre ce qui a été ramené au néant.



         <1> Le Philosophe dit, Sur la génération, II, que «ce dont la substance est corrompue n’est pas rétabli identique numériquement». Or, la substance de ce qui est ramené au néant est corrompue. Cela ne peut donc pas être rétabli identique en nombre.

         <2> À cela s’oppose ce que dit Augustin, La cité de Dieu, XXII : «Si la chair humaine avait complètement disparu et qu’aucune composante n’en était demeurée dans le secrets de la nature, comment le Tout-puissant voudrait-il la rétablir ?» Or, ce qui est corrompu est ramené au néant sans qu’aucune matière ne demeure de la chose corrompue. Dieu peut donc rétablir identique en nombre ce qui a été ramené au néant.

         <3> De plus, «la différence est la cause du nombre», comme le dit [Jean] Damascène. Or, le néant ne fait aucune différence, car «il n’y a pas d’espèce ni de différence de ce qui n’est pas», selon le Philosophe. Ce qui est rétabli par Dieu peut donc être une seule chose identique en nombre, bien que cela ait été ramené au néant.

         Réponse. Dans ce qui peut être ramené au néant, il faut remarquer une différence.

         En effet, il y a certaines choses dont l’unité comporte par définition une continuité de durée, comme cela est clair pour le mouvement et pour le temps, et ainsi l’interruption de ces choses est contraire à leur unité en nombre. Or, les choses qui comportent une contradiction ne font pas partie du nombre des choses possibles pour Dieu, parce qu’il leur manque une raison d’être. C’est pourquoi, si ces choses sont ramenées au néant, Dieu ne peut les rétablir identiques en nombre. En effet, cela serait faire en sorte que ce qui est contradictoire soit vrai, par exemple, qu’un mouvement interrompu soit un.

         Mais il existe d’autres choses dont l’unité ne comporte pas dans leur raison même une continuité dans la durée, comme l’unité des choses permanentes, si ce n’est par accident, pour autant que leur être est sujet au mouvement. En effet, de même que ces choses sont mesurées par le temps, leur être aussi est un et continu selon l’unité et la continuité du temps. Et parce qu’un agent naturel ne peut produire ces choses sans mouvement, il en découle qu’un agent naturel ne peut rétablir les choses de ce genre identiques en nombre, si elles ont été ramenées au néant ou si elles ont été corrompues selon leur substance. Mais Dieu peut rétablir les choses de ce genre sans mouvement, parce qu’il relève de son pouvoir qu’il produise des effets sans causes intermédiaires. Il peut donc rétablir ces choses identiques en nombre, même si elles s’étaient tombées dans le néant.

         La réponse au premier <1> et au deuxième <2> argument est donc claire.

         <3> Le néant n’est la différence d’aucun être, mais par le fait que quelque chose est ramené au néant, la continuation de son être est interrompue, laquelle se rapporte à l’unité du mouvement et de ce qui découle du mouvement.



<Question 4> £[Sur les propriétés personnelles qui se rapportent à la personne du Fils]



         Ensuite, on a posé des questions sur les attributs personnels qui se rapportent à la personne du Fils : premièrement, par rapport à la nature divine ; deuxièmement, par rapport à la nature assumée.

         À propos du premier point, deux questions ont été posées. Premièrement, est-ce que le Père dit lui-même et la créature par un seul Verbe ? Deuxièmement, est-ce que le Fils se distingue du Saint-Esprit par sa filiation ?



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble que le Père ne dise pas lui-même et la créature par le même Verbe.



         <1> En effet, «se dire convient au seul Père», comme le dit Augustin, Sur la Trinité, VII. Or, dire la créature convient à toute la Trinité : en effet, «ce qui comporte un rapport à la créature convient à toute la Trinité», comme cela est clair par ce que dit Denys, Sur les noms divins, II. Le Père ne dit donc pas lui-même et la créature par le même Verbe.

         <2> De plus, la créature procède de Dieu par mode de volonté. Or, le Fils, qui est le Verbe par lequel le Père se dit lui-même, procède de Dieu par mode de nature, car, comme le dit Hilaire dans son livre Sur les synodes : «La volonté de Dieu a donné [leur] substance à toutes les créatures ; mais la naissance a donné [sa] nature au Fils.» Le Verbe par lequel le Père dit lui-même et la créature n’est donc pas le même.

         Cependant, Augustin dit, Commentaire littéral de la Genèse, II, que «[Dieu] a dit, et cela a été fait, à savoir qu’il a engendré le Verbe, dans lequel se trouvait que la créature serait faite». Or, [le Père] a engendré le Fils en se disant lui-même. C’est donc par le même Verbe qu’il dit lui-même et qu’il dit la créature.

         Réponse. Comme Augustin le dit, Sur la Trinité, XV, «le Verbe de Dieu est représenté d’une certaine manière par le verbe de notre intellect, qui n’est rien d’autre qu’une certaine conception actuelle de notre connaissance». En effet, lorsque nous concevons ce que nous connaissons en le considérant en acte, cela est un verbe de notre intellect, et c’est cela que nous signifions par une parole extérieure. Mais parce que nous ne concevons pas en acte dans notre esprit tout ce que nous connaissons par habitus, mais que nous nous mouvons d’un intelligible à un autre, c’est la raison pour laquelle en nous il n’y a pas un seul verbe mental, mais plusieurs, dont aucun n’est égal à notre science. Mais tout ce qu’il sait, Dieu l’intellige en acte. C’est pourquoi, dans son esprit, il n’y a pas succession d’un verbe à un autre. Et de même qu’il connaît lui-même et toutes les autres choses par la même science, de même aussi exprime-t-il lui-même et toutes les autres choses par le même Verbe, et «son Verbe ne serait pas parfait, comme le dit Augustin dans le même livre, si quelque chose de moins existait dans son Verbe que dans sa science». Ainsi, tout ce que connaît le Père, il le dit par son unique Verbe.

         Et ainsi, il est nécessaire que le Verbe par lequel il se dit et dit la créature soit le même.

         <1> Dire, si on l’entend au sens propre, c’est produire un verbe, ce qui convient au seul Père. Ainsi, si l’on entend dire en Dieu au sens propre, seul le Père dit, car seul il engendre le Verbe. Cependant, par ce Verbe est exprimé tout ce que la Trinité entière connaît, car il n’existe qu’une seule science pour les trois personnes. Pour cette raison, le Verbe comporte un rapport à la créature pour autant qu’il est l’expression d’une certaine science de la créature que le Père a en commun avec les autres personnes.

         <2> Autre est le verbe et ce qui est dit par le verbe. En effet, par le mot «pierre» est signifiée une chose qui n’est pas le verbe, mais un corps. Ainsi, rien n’empêche que la créature procède de Dieu par mode de volonté, mais que le Verbe par lequel est dite la créature [procède] par mode de nature.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement : il semble que le Fils se distingue du Saint-Esprit par la filiation.



         En effet, quelqu’un est constitué par cela même qui le distingue d’un autre. Or, la personne du Fils est constituée par la filiation, qui est une propriété personnelle, c’est-à-dire qu’elle constitue la personne du Fils. [Le Fils] se distingue donc du Saint-Esprit par la filiation.

         Cependant, Boèce dit, dans le livre Sur la Trinité, que «seule la relation en Dieu rend la Trinité multiple». Et Anselme dit, dans son livre Sur la procession du Saint-Esprit, que «les personnes divines ne sont distinctes que là où intervient l’opposition de relation». Or, le Fils ne s’oppose pas par relation au Saint-Esprit en vertu de la filiation, mais seulement au Père. Le Fils ne se distingue donc pas du Saint-Esprit par la filiation, mais seulement du Père.

         Réponse. Les propriétés personnelles jouent en Dieu le même rôle, pour distinguer les personnes, que les formes substantielles dans les choses naturelles pour distinguer les espèces des choses, en tenant cependant compte que les exemples empruntés aux créatures ne sont pas entièrement semblables lorsqu’ils sont utilisés pour Dieu.

         Or, dans les choses naturelles, une chose se distingue d’une autre par sa forme. D’une manière, par l’opposition directe d’une forme à une autre forme : de cette manière, chaque chose naturelle se distingue de toutes les espèces de son genre qui ont des formes opposées, selon que le genre est divisé par des différences opposées. Ainsi le saphir se distingue par sa forme de toutes les autres espèces de pierres. D’une autre manière, une chose naturelle se distingue par sa forme selon qu’elle la possède ou non : de cette manière, ce qui possède une certaine forme naturelle se distingue de tout ce qui ne possède pas cette forme, comme le saphir se distingue par sa forme naturelle, non seulement des autres genres de pierres, mais des espèces des animaux et des plantes.

         Ainsi, il faut donc dire que le Fils se distingue du Père par sa filiation selon l’opposition relative de la filiation à la paternité, mais il se distingue du Saint-Esprit par la filiation selon que le Saint-Esprit ne possède pas la filiation que le Fils possède.

         La réponse aux objections est ainsi claire.

<Question 5> £[À propos de la nature assumée]



<Article unique £[8]> Ensuite, on s’est interrogé sur le Fils, à propos de la nature assumée.



         À ce propos, on s’est demandé si le corps du Christ attaché à la croix était le même en nombre que celui qui a reposé au tombeau.

         Et il semble que non.

         <1> Tout ce qui diffère par l’espèce diffère par le nombre. Or, le corps du Christ suspendu à la croix et reposant au tombeau diffère selon l’espèce, de la manière dont un mort et un vivant diffèrent selon l’espèce. Ce n’est donc pas un seul et même [corps] en nombre.

         Cependant, tout ce qui un et le même selon le suppôt ou l’hypostase est un et le même en nombre. Or, le corps du Christ reposant au tombeau et suspendu à la croix est un et le même selon le suppôt ou l’hypostase, car l’hypostase du Verbe de Dieu n’a jamais été séparée de son corps. Le corps du Christ est donc un et le même suspendu à la croix et reposant au tombeau.

         Réponse. À ce sujet, deux hérésies condamnées doivent être évitées. L’une est celle des ariens, qui, en affirmant que le Christ n’avait pas d’âme mais que le Verbe tenait lieu d’âme pour le corps, ont affirmé en conséquence que le Verbe a été séparé du corps dans la mort, comme cela est clair dans un sermon des ariens auquel s’oppose Augustin. L’autre [hérésie] est celle des Galanites, qui a été condamnée au sixième synode, qui, en affirmant une seule nature composée de la divinité et de l’humanité, ont affirmé que cette nature était absolument incorruptible, et ont ainsi affirmé que le corps du Christ n’a absolument pas été corrompu, non seulement par la corruption de la putréfaction, ce que soutient la foi catholique, selon ce que dit le Ps 15, 10 : Tu ne laisserais pas ton Saint voir la corruption, mais aussi par la corruption qui se rapporte à la notion de mort, ce qui est impie, comme cela est clair selon [Jean] Damascène, III.

         Ainsi, afin d’écarter la première hérésie, il faut affirmer l’identité de suppôt entre le corps du Christ suspendu à la croix et déposé au tombeau. Mais, afin d’écarter la seconde hérésie, il nous faut affirmer une différence véritable entre la mort et la vie. Mais parce que la première unité est plus grande que la seconde différence, il faut dire que le corps du Christ suspendu à la croix et déposé au tombeau est le même en nombre.

         <1> Cet argument ne vaut pas pour le corps du Christ en raison de l’unité d’hypostase.



<Question 6> £[Sur la grâce]



         Ensuite, on s’est interrogé sur les choses humaines : premièrement, à propos de la grâce ; deuxièmement, à propos des sacrements de la grâce ; troisièmement, à propos des actes humains.

<Article unique £[9]> Premièrement : on demandait si Dieu fait toujours une nouvelle grâce.



         <1> En effet, Augustin, dans le Commentaire littéral de la Genèse, VIII, compare l’infusion de la grâce à une illumination : «De même, dit-il, que l’air n’est pas rendu lumineux par la présence de la lumière, mais le devient, car s’il l’avait été, il ne le deviendrait pas, mais, en l’absence de la lumière, [l’air] demeurerait lumineux, de même l’homme est-il illuminé par la présence de Dieu, mais, en l’absence de [Dieu], s’obscurcit-il aussitôt ; il s’éloigne de lui non pas par une distance locale, mais par l’aversion de la volonté.» Or, le soleil fait toujours une nouvelle lumière dans l’air. Dieu fait donc toujours une nouvelle grâce dans l’âme.

         Cependant, l’être d’une créature plus noble est plus noble. Or, la grâce est une créature très noble, car elle est la perfection de la nature créée raisonnable. Son être est donc très noble. Elle ne dure donc pas seulement dans l’instant, et ainsi Dieu ne fait pas toujours une nouvelle grâce.

         Réponse. Il existe une double action. L’une est faite avec mouvement. Et une telle action se fait toujours par un certain changement, car, dans le mouvement, toujours quelque chose devient et quelque chose cesse d’être, lorsque cela atteint un terme et s’éloigne d’un [autre] terme. Pour cette raison, le Philosophe dit, dans Physique, VIII, que, dans tout mouvement, se trouvent d’une certaine façon «devenir et corruption». — Mais autre est l’action qui existe sans mouvement, par simple communication d’une forme, pour autant qu’un agent imprime sa ressemblance dans ce qui est disposé à la recevoir. Au départ, une telle action se réalise par un changement, pour autant que la forme est pour la première fois reçue dans le sujet; cependant, comme aucun mouvement n’y est associé mais un simple influx ou une [simple] communication, la continuation de l’action elle-même ne connaît pas davantage de changement.

         Et c’est de cette manière que la grâce est causée dans l’âme par Dieu. Il faut donc dire qu’aussi longtemps que dure la grâce dans l’âme, Dieu opère dans l’âme en la causant, non pas cependant en faisant toujours une nouvelle grâce et [en faisant] que la grâce qui existait antérieurement soit corrompue à chaque instant, mais en opérant dans l’âme pour conserver la grâce qu’il a d’abord infusée. Mais cela est difficile à comprendre pour ceux qui ne peuvent pas s’arracher à leur considération des actions qui sont accompagnées de mouvement, dans lesquelles quelque chose est toujours changé, comme on l’a dit.

         <1> La lumière apparaît toujours dans l’air parce qu’elle est conservée par l’action du soleil qui illumine, et non parce qu’une lumière succède à l’autre.



<Question 7> £[Sur les sacrements de la grâce]



         Ensuite, on s’est interrogé sur les sacrements de la grâce. Premièrement, sur le sacrement de pénitence : est-ce que la faute est remise par l’absolution du prêtre ? Deuxièmement, sur le sacrement du mariage : est-ce qu’un mari peut prendre la croix s’il craint l’incontinence de son épouse qui ne peut suivre son mari ?

<Article 1 £[10]> Premièrement : il semble que la faute soit remise par l’absolution du prêtre.



         <1> En effet, Hugues de Saint-Victor dit, dans son ouvrage Sur les sacrements, que «le jugement du ciel suit le jugement de Pierre». Or, le jugement du ciel porte sur la rémission de la faute. La rémission de la faute suit donc le jugement de Pierre, qui est celui du prêtre qui absout.

         <2> De plus, les sacrements sont des remèdes contre les péchés. Or, les blessures ou les maladies sont guéries par le remède. La maladie ou la blessure du péché est donc guérie par le sacrement de pénitence. Or, le sacrement de pénitence s’accomplit lorsque le prêtre dit : «Je t’absous», comme le sacrement de baptême, lorsqu’il dit : «Je te baptise.» La faute est donc remise par l’absolution du prêtre.

         Cependant, le péché est remis par la seule contrition, selon ce que dit Ps 31, 30 : J’ai dit : «Je confesserai au Seigneur contre moi-même mes injustices, et tu as remis la faute de mon péché.» Or, la contrition précède l’absolution du prêtre, car le prêtre ne doit pas absoudre quelqu’un, à moins d’estimer qu’il est contrit. La rémission de la faute précède donc l’absolution du prêtre. La faute n’est donc pas remise par l’absolution du prêtre.

         Réponse. Les sacrements agissent de deux manières : d’une première manière, pour autant qu’ils sont accomplis en acte ; d’une autre manière, pour autant qu’ils sont désirés. Et cela, parce que les sacrements agissent comme des instruments de la miséricorde divine qui justifie. Or, il appartient à Dieu de regarder le coeur de l’homme, selon 1 S 16, 7 : Les hommes voient les apparences, mais Dieu regardera le coeur. C’est pourquoi, bien que les choses naturelles n’agissent que si elles sont appliquées par leur présence, cependant les sacrements agissent aussi selon qu’ils sont désirés ; mais ils apportent un effet sacramentel plus achevé lorsqu’ils sont donnés en acte.

         Cela est clair dans le baptême, car le catéchumène, s’il est un adulte et s’il désire le baptême, a déjà reçu l’effet du baptême pour ce qui est de la purification du péché et de l’obtention de la grâce, qui est un effet propre de Dieu. Mais lorsqu’il reçoit effectivement le baptême, il reçoit plus pleinement certains effets sacramentels, car il reçoit le caractère et la rémission de toute sa peine. Cependant, si quelqu’un ne désirait par le baptême avant d’être effectivement baptisé, comme cela est principalement le cas pour les enfants, il reçoit en même temps par le baptême la grâce qui remet la faute et tout autre effet du sacrement. Et cela se produirait aussi chez l’adulte, s’il se mettait à désirer le baptême en même temps qu’il le reçoit.

         C’est la même chose pour le sacrement de la pénitence, qui est accompli par l’office du ministre qui absout. En effet, lorsque quelqu’un est effectivement absous, il reçoit pleinement l’effet du sacrement. Mais si, avant d’être absous, il désire ce sacrement, à savoir, lorsqu’il se propose de se soumettre aux clés de l’Église, la puissance des clés agit déjà en lui et il reçoit la rémission de sa faute. Mais si quelqu’un commençait à être contrit et à désirer les clés de l’Église au moment de l’absolution, sa faute lui serait remise à travers l’absolution du prêtre par la grâce qui est infusée dans ce sacrement, comme dans tous les sacrements de la loi nouvelle. Ainsi, il arrive parfois que certains qui n’ont pas une contrition parfaite reçoivent la grâce de la contrition par la puissance des clés, à condition qu’ils ne posent pas d’obstacle à l’Esprit Saint. Et c’est la même chose pour les autres sacrements de la loi nouvelle, par lesquels la grâce est conférée.

         Toutefois, il semble y avoir une différence entre le baptême et la pénitence parce que le sacrement de la pénitence est toujours conféré à des adultes, chez qui, dans la plupart des cas, la contrition précède la confession et l’absolution dans le temps, alors que le baptême est souvent conféré à des enfants, chez qui le désir du baptême ne précède pas. Mais ils seraient tout à fait semblables, si le baptême aussi était toujours conféré à des adultes.

         <1> La parole de Hugues ne doit pas être entendue au sens où le jugement de Pierre, chez le prêtre qui absout, précède dans le temps le jugement du ciel, c’est-à-dire de Dieu qui remet la faute, mais au sens où le jugement de Dieu approuve le jugement de Pierre.

         <2> Le remède sacramentel agit non seulement lorsqu’il est effectivement donné, mais aussi lorsqu’il est désiré. C’est pourquoi la guérison de la blessure précède parfois l’absolution sacramentelle.

         <3> Il ne peut jamais exister de véritable contrition sans le désir des clés de l’Église, quelle que soit la douleur pour le péché passé et le propos de s’en abstenir à l’avenir. C’est ainsi que la faute est remise par la contrition.

<Article 2 £[11]> Deuxièmement : il semble qu’un mari puisse prendre la croix pour traverser outre-mer contre la volonté de son épouse, même si l’on craint pour la continence £[de celle-ci].



         <1> En effet, un homme ne doit pas négliger son propre salut pour le salut d’un autre. Or, un homme obtient son propre salut par le fait d’être signé de la croix, en recevant l’indulgence plénière de ses péchés. Il ne doit donc pas négliger cela afin de s’occuper du salut de son épouse.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Augustin : «Si tu pratiques l’abstinence contre la volonté de ton épouse, tu lui permets de forniquer, et ce péché sera imputé à ton abstinence.» Or, en prenant la croix, [un homme] est empêché de rendre ce qu’il doit. Il semble donc que le péché de son épouse, si elle n’observe pas la continence, soit imputé à l’homme.

         Réponse. Les choses nécessaires ne doivent pas être négligées à cause des choses qui relèvent de sa propre volonté. Ainsi, le Seigneur lui-même, Mt 15, 5-6, reprend les Pharisiens, qui enseignaient à négliger le commandement sur l’honneur dû aux parents afin que soient faites des offrandes volontaires à Dieu. Or, cela s’impose nécessairement qu’un mari s’occupe de son épouse, car l’homme est le chef de la femme, comme il est dit en 1 Co 11, 3, alors que prendre la croix pour traverser la mer relève de sa propre volonté. Par conséquent, si son épouse est dans une condition où elle ne peut le suivre en raison d’un empêchement légitime et qu’on craint son incontinence, il n’est pas à conseiller qu’il prenne la croix et abandonne son épouse. Il en est autrement si son épouse se propose d’observer la continence volontairement, ou si elle veut et peut suivre son mari.

         <1> Cela concerne aussi le salut propre de l’homme qu’il prenne soin du salut de son épouse, qui est confiée au gouvernement de son mari.



<Question 8> £[Sur les actes humains qui concernent les prélats]



         Ensuite, on a posé des questions sur les actes humains. Premièrement, sur les actes humains qui relèvent des prélats ; deuxièmement, sur les actes qui peuvent concerner tout le monde.

         Enseigner, dispenser d’un précepte, excommunier ceux qui s’opposent aux préceptes et conférer des bénéfices ecclésiastiques relèvent des prélats. Ainsi, à propos du premier point, quatre questions sont posées. Premièrement, à propos de l’obéissance aux ordres des prélats : est-ce qu’un religieux est tenu d’obéir à son supérieur qui lui ordonne en vertu de l’obéissance de lui révéler la faute occulte d’un frère ? Deuxièmement, à propos de la dispense : est-ce que le pape peut dispenser de la bigamie ? Troisièmement, à propos de l’excommunication : est-ce que quelqu’un est tenu d’éviter les excommuniés dont l’excommunication est l’objet de jugements divers parmi les experts, les uns disant qu’ils sont excommuniés, les autres qu’ils ne le sont pas ? Quatrièmement, à propos de la collation des bénéfices : est-ce qu’un prélat d’une église peut légitimement donner un bénéfice à son consanguin qualifié, s’il se présente aussi facilement quelqu’un d’autre qui est mieux qualifié ?

<Article 1 £[12]> Premièrement : il semble qu’un subordonné ne soit pas tenu d’obéir à un supérieur qui lui ordonne de révéler une faute occulte.



         En effet, personne n’est tenu d’obéir à quelqu’un pour ce qui ne relève pas du jugement [de celui-ci]. Or, les choses occultes ne tombent pas sous le jugement humain, mais sous le seul jugement divin. Personne n’est donc tenu de les révéler à un supérieur qui le lui ordonne.

         Cependant, le prélat en chapitre peut ordonner ce à propos de quoi un juge séculier ou ecclésiastique peut exiger de faire serment. Or, le juge séculier ou ecclésiastique exige parfois le serment de quelqu’un afin qu’il révèle ce qu’il sait d’un fait occulte, comme le dit une décrétale sur les [serments de] purification (purgationibus). Pour la même raison, un prélat en chapitre peut donc ordonner aux religieux, en vertu de l’obéissance, de dire ce qu’ils savent d’une faute occulte.

         Réponse. Un péché peut être occulte de deux manières.

         Premièrement, d’une manière absolue, à savoir qu’il n’est aucunement parvenu à la connaissance d’un grand nombre, et un tel péché occulte nuit à celui-là seul qui le commet. C’est pourquoi, si quelqu’un connaît un tel péché d’un frère, il doit seulement chercher à assurer le salut du frère qui pèche. De là vient qu’un ordre a été établi par le Seigneur pour la correction fraternelle : que l’on corrige d’abord le frère qui pèche de manière occulte de personne à personne seulement ; ensuite, qu’il présente deux ou trois témoins ; et alors seulement, s’il ne se corrige pas, qu’on le dise à l’Église. Si un prélat ordonne à un frère, à l’encontre de cet ordre, qu’on lui dise le péché occulte d’un frère, il ne faut pas lui obéir, et lui-même commet un péché en l’ordonnant, car il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes [Ac 5,26].

         Mais si le péché du frère n’est pas à ce point occulte qu’il ne vienne par certains soupçons à la connaissance d’un grand nombre, d’où peut venir un scandale pour beaucoup, alors le péché ne nuit pas seulement à lui, mais à un grand nombre. Et parce que le bien d’un grand nombre est préféré au bien d’un seul, le prélat doit rechercher la vérité à propos du fait, afin que s’apaise le scandale d’un grand nombre soit par la peine donnée à celui qui pèche, soit par sa récusation. Dans un tel cas, [un prélat] peut ordonner à celui qui connaît la faute d’un frère qu’il la révèle, et celui à qui cela est ordonné est tenu d’obéir au prélat. En effet, comme la faute n’est pas totalement occulte, elle relève du jugement du prélat. Et c’est de ce cas que parle la décrétale, non du premier.

         La réponse aux objections est ainsi claire.

<Article 2 £[13]> Deuxièmement : il semble que le pape ne puisse dispenser de l’irrégularité de la bigamie.



         <1> En effet, l’homme ne peut dispenser de ce qui a été divinement établi, comme le dit Bernard dans son ouvrage Sur la dispense et le précepte. Or, l’enseignement de l’Apôtre, par lequel il dit que le bigame ne doit pas être promu, comme cela est clair dans 1Tm 3,2 et Tt 1,6, a été divinement promulgué, selon ce que dit l’Apôtre, 2Co 13,3 : Cherchez-vous une preuve que le Christ parle en moi ? Le pape ne peut donc dispenser les bigames.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dans le Décret, d. 50, que le pape a dispensé un bigame.

         Réponse. Le pape a la plénitude du pouvoir dans l’Église, de sorte que tout ce qui a été établi par l’Église ou par des prélats de l’Église peut faire l’objet d’une dispense par le pape. En effet, on dit que ces choses relèvent du droit humain ou du droit positif. Mais, pour ce qui relève du droit divin ou du droit naturel, [le pape] ne peut en dispenser, car ces choses tiennent leur efficacité de l’institution divine. Or, ce qui se rapporte à la loi nouvelle et [à la loi] ancienne est de droit divin. Mais il y a une différence entre les deux lois : la loi ancienne déterminait bien des choses, tant dans les préceptes cérémoniels se rapportant au culte de Dieu que dans les préceptes judiciaires se rapportant au maintien de la justice entre les hommes ; mais la loi nouvelle, qui est une loi de liberté, ne comporte pas de telles déterminations, car elle se contente des préceptes moraux de la loi naturelle, des articles de la foi et des sacrements de la grâce. C’est pourquoi elle est appelée une loi de foi et de grâce, en raison de la détermination des articles de la foi et de l’efficacité des sacrements. Mais les autres choses, qui se rapportent à la détermination des jugements humains ou à la détermination du culte divin, le Christ, qui est le législateur de la loi nouvelle, en a librement laissé la détermination aux prélats de l’Église et aux dirigeants du peuple chrétien. Ainsi, toutes ces déterminations relèvent du droit humain, duquel le pape peut dispenser. Mais il ne peut dispenser de ce qui relève de la loi naturelle et des articles de la foi et des sacrements de la grâce de la loi nouvelle : en effet, cela ne serait pas exercer [son] pouvoir en vue de la vérité, mais contre la vérité.

         Or, il est clair que ne pas encourager la bigamie ne relève pas de la loi de la nature, ne se rapporte pas non plus aux articles de la foi et ne fait pas nécessairement partie d’un sacrement (ce qui apparaît dans le fait que si un bigame est ordonné, il reçoit le sacrement de l’ordre), mais cela relève d’une certaine détermination du culte divin. Le pape peut dispenser à ce sujet, bien qu’il ne doive dispenser que pour une cause importante et évidente, de même qu’il peut dispenser de ce qu’un prêtre qui ne porte pas les vêtements sacrés puisse consacrer le corps du Christ. Et c’est le même raisonnement pour toutes les choses de cette sorte qui sont issues d’une institution humaine.

         <1> L’Apôtre a proposé certaines choses dans son enseignement de deux manières. Certaines choses, comme s’il promulguait le droit divin, comme ce qu’on trouve en Ga 5,2 : Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien, et plusieurs choses de ce genre ; et le pape ne peut pas dispenser de cela. Mais certaines choses, comme s’il en décidait selon sa propre autorité, car lui-même dit, 1 Co 11, 34 : Pour le reste, j’en disposerai lorsque je viendrai ; et plus loin, 1 Co 16, 1, il ordonna que les collectes qui sont faites parmi les saints soient faites lors d’un sabbat, ce qui ne relève pas du droit divin. De même, ce qu’il dit du bigame qui ne doit pas être promu ne relève pas du droit divin, mais est une décision de l’autorité humaine qui lui a été divinement accordée.

<Article 3 £[14]> Troisièmement : il semble qu’il ne faille pas éviter les excommuniés dont l’excommunication est l’objet d’opinions contraires de la part des sages.



         Car, selon le droit, l’évêque ne peut retirer sans faute un bénéfice qu’il a concédé à un clerc. Or, la communion des fidèles n’est pas moins due à tout fidèle qu’un bénéfice conféré à un clerc par un évêque : la communion des fidèles ne doit pas être retirée à quelqu’un sans qu’il y ait faute. Or, lorsqu’on a un doute sur une cause, l’esprit de l’homme bon doit être davantage porté à interpréter en meilleure part. Du fait qu’il y a doute sur l’excommunication de certains, on doit donc davantage maintenir qu’ils ne sont pas excommuniés, et ainsi on ne doit pas les éviter.

         Cependant, si quelqu’un meurt dans une guerre à la suite d’un coup, si on ignore qui l’a frappé, en raison du doute, quiconque a participé à cette guerre est considéré comme coupable par le droit. Par rapprochement, il semble donc que, du fait qu’on doute que certains aient été excommuniés, ils doivent être évités par une précaution plus grande.

         Réponse. Le doute sur l’excommunication de certains précède ou suit la sentence des juges.

         S’il précède, par exemple, lorsqu’il n’a pas encore été déclaré par le consentement des juges que certains sont excommuniés, ils ne doivent pas être évités, jusqu’à ce que soit rendu un jugement certain. En effet, dans ce cas, il est vrai que nous devons interpréter en meilleure part. Ainsi, il est dit dans Dt 17, 8-10 : Si tu vois qu’un jugement est difficile et ambigu..., et que les paroles des juges de ta ville divergent..., tu iras voir les prêtres..., et tu leur demanderas..., et tu feras tout ce qu’ils t’auront dit.

         Mais si l’ambiguïté surgit après la détermination concordante des juges, il faut plutôt s’en tenir à la sentence des juges pour deux raisons. Premièrement, parce que les juges, en évaluant plus attentivement la question, peuvent mieux percevoir la vérité, même s’ils sont moins expérimentés, que d’autres qui sont consultés en passant et de manière extraordinaire. Deuxièmement, parce que cela nuirait beaucoup à l’utilité commune de l’état des hommes si l’on ne s’en tenait pas à la sentence, mais si n’importe qui mettait en doute la sentence comme bon lui semblerait, car ainsi les litiges seraient interminables. C’est pourquoi, dans un tel cas, il faut plutôt s’en tenir à la sentence des juges, à moins qu’elle n’ait été suspendue par un appel.

         La réponse aux objections est ainsi claire.

<Article 4 £[15]> Quatrièmement : il semble qu’un prélat d’une église ne puisse confier la charge d’une église à son consanguin, bien qu’il y soit apte, en écartant un meilleur £[candidat].



         <1> En effet, un père cherche pour sa fille l’époux le plus apte, et l’époux cherche le gardien le plus fidèle possible pour son épouse. Or, le prélat supérieur se compare à l’église qui lui est soumise soit comme le père à sa fille, soit comme l’époux à son épouse. Il doit donc lui trouver une personne apte du mieux qu’il le peut.

         <2> De plus, l’évangéliste Jean était le plus apte, et cependant, parce qu’il était consanguin du Christ selon la chair, [le Christ] lui a préféré Pierre pour le gouvernement de l’Église. Le prélat lui aussi, s’il a un consanguin également capable, ne doit donc pas davantage lui assurer un poste dans l’église qu’à un autre également qualifié, et encore moins s’il est moins qualifié.

         Cependant, il est conforme à l’ordre de la charité qu’un homme aime davantage ceux qui lui sont le plus unis. Or, ceux que nous aimons de charité, nous devons en prendre soin de manière que leur mérite s’accroisse. Ainsi donc, puisque par une bonne administration d’une église le mérite de celui qui administre s’accroît, il semble qu’un prélat doive davantage prendre soin des siens que des étrangers, même s’ils sont moins qualifiés.

         Réponse. Il faut parler différemment du consanguin d’un prélat également qualifié et d’un autre qui est moins qualifié.

         En effet, si [celui-ci] est également qualifié, le prélat peut préférer son consanguin (à moins qu’un scandale ne naisse de cela ou que certains n’en reçoivent un mauvais exemple, de telle sorte qu’on puisse présumer que d’autres prélats soient amenés par cet exemple à donner [la charge] même à des moins dignes). La raison en est que, par cela, rien n’est enlevé à l’utilité de l’église lorsqu’elle est confiée à quelqu’un qui est également qualifié. Il est permis par une telle mesure de donner satisfaction à l’amour naturel, qui n’est pas contraire à la charité, mais reçoit plutôt sa forme de la charité. Et cela est signifié dans Gn 47, 6, où Pharaon dit à Joseph à propos de ses frères : Si tu connais parmi eux des hommes capables, établis-les comme maîtres de mes troupeaux.

         Mais si le consanguin du prélat est moins qualifié, [le prélat] ne doit pas lui confier la charge de l’église, en écartant un meilleur, pour deux raisons. Premièrement, parce que cela semble aller à l’encontre de la fidélité que le Seigneur recherche chez un bon intendant : en effet, celui qui pourrait améliorer le bien de son seigneur n’accomplirait pas fidèlement sa tâche s’il l’omettait pour donner satisfaction à ses consanguins. Deuxièmement, parce que cela semble avoir rapport à l’acception de personnes, qui consiste en ce que quelqu’un tienne compte, dans une situation, de la condition d’une personne qui n’a pas de rapport avec ce qui est en cause, comme si quelqu’un accordait un jugement à quelqu’un parce qu’il est riche, et non pas parce qu’il a la justice [en sa faveur], ce qui est une condition qui se rapporte à ce qui est en cause. Or, être consanguin n’est pas une condition qui se rapporte à la charge d’une église, qui n’est pas obtenue par le droit du sang, mais par un don divin. Mais ce serait une condition ayant rapport avec ce qui est en cause s’il s’agissait d’administrer des biens patrimoniaux. Ainsi, si un évêque dispose de ses biens patrimoniaux en faveur de son consanguin moins qualifié, cela n’est pas acception de personnes. Mais si, en raison de la consanguinité, il le pourvoit à même le patrimoine du Crucifié, le vice d’acception de personnes n’est pas absent. Augustin dit que cela se produit dans l’attribution des grades ecclésiastiques, en expliquant ce qu’on lit dans Jc 2, 1 : Ne faites pas acception de personnes pour ce qui est de la foi en notre Seigneur Jésus, le Christ. Jérôme aussi en parle, et on le trouve dans [Décret], VIII, q. 1 : «Un étranger est choisi par Moïse dans une autre tribu... afin de signifier que le gouvernement des peuples ne doit pas être accordé selon le sang, mais selon la vie. Et maintenant, nous en voyons beaucoup profiter du fait qu’on ne cherche pas à donner à l’Église des colonnes qu’on sait être utiles à l’Église, mais ceux qu’on aime ou ceux par la complaisance de qui on a été séduit.»



<Question 9> £[À propos de la puissance intellective]



         Ensuite, on a posé des questions sur les actes qui peuvent concerner tous les hommes : premièrement, à propos des actes qui se rapportent à la puissance intellective ; deuxièmement, à propos des actes qui se rapportent à la puissance appétitive.

         À propos du premier point, on a posé trois questions. Premièrement, est-ce que quelqu’un peut désirer sans péché connaître les sciences magiques ? Deuxièmement, est-ce qu’un énoncé qui est vrai une fois est toujours vrai ? Troisièmement, est-ce qu’un maître doit plutôt utiliser la raison ou l’autorité pour trancher les questions théologiques ?

<Article 1 £[16]> Premièrement : il semble qu’un homme puisse sans péché désirer connaître les sciences magiques.



         <1> En effet, ce n’est pas un péché de désirer ce par quoi l’intellect de l’homme est appliqué à ce qui est le meilleur. Or, par toute science, l’intellect de l’homme est appliqué à ce qui est le meilleur, car le vrai est le bien de l’intellect, comme il est dit dans Éthique, VI. Or, la science porte sur ce qui est vrai. Un homme peut donc légitimement désirer connaître n’importe quelle science, et ainsi un homme peut sans péché désirer connaître les sciences magiques.

         <2> Cependant, l’interdiction ne porte que sur ce qui est illicite. Or, les sciences magiques sont interdites. Il est donc illicite de désirer les connaître.

         Réponse. Les actes humains peuvent être dits bons de deux manières : d’une manière, par leur genre ; d’une autre manière, en raison d’une circonstance.

         Un acte est dit bon par son genre du fait que l’acte porte sur une matière adéquate. Or, la matière adéquate du désir est ce qui est bon. Ainsi, désirer n’importe quel bien est bon selon le genre. Or, toute science ou n’importe quelle connaissance est un bien (autrement Dieu, en qui il n’existe rien de mal, ne posséderait pas l’entière science, aussi bien de ce qui est bien que de ce qui est mal). Désirer n’importe quelle science ou connaissance de n’importe quelle chose, bonne ou mauvaise, est donc bon selon le genre.

         Cependant, cela peut être bien ou mal selon diverses circonstances qui s’y ajoutent. Et cela varie principalement selon l’intention de la fin, car si quelqu’un désire connaître les sciences magiques pour les utiliser, cela est mal ; mais s’il désire les connaître pour les réfuter et les repousser, cela est bon et permis. De même, cela peut varier selon la condition de la personne, ou selon la manière de [la] désirer. En effet, si quelqu’un désire ainsi connaître ces sciences de sorte qu’il préfère leur connaissance à d’autres choses plus utiles, le désir en est désordonné, et de même, s’il ne convient pas que cette personne connaisse cela, elle le désire de manière désordonnée.

         <1> Toute science applique l’intelligence à ce qui est bien pour elle, car tout ce qui est vrai est un certain bien de l’intelligence. Mais toute science n’applique pas l’intelligence à ce qui est le meilleur pour elle, mais celle-là seulement qui porte sur la vérité première. Il n’est pas vrai non plus que les arts magiques soient des sciences, mais plutôt des tromperies des démons.

         <2> Ces arts sont défendus pour ce qui est de leur usage. Mais si leur étude était aussi défendue à quelqu’un en raison du danger d’y recourir, alors elle serait mauvaise parce que défendue.

<Article 2 £[17]> Deuxièmement : il semble qu’il ne soit pas nécessaire qu’un énoncé qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite.



         <1> En effet, si cela est vrai pour les autres énoncés, pour la même raison cela serait aussi vrai pour les énoncés sur le futur. Or, cela n’est pas vrai pour ceux-ci, car, comme le dit le Philosophe dans Sur la génération, II : «Celui qui devait marcher ne marchera pas.» Il n’est donc pas nécessaire qu’un énoncé qui est vrai une fois soit toujours vrai par la suite.

         <2> De plus, si les parties sont les mêmes, le tout aussi est le même. Or, les parties de l’énoncé sont le prédicat, le sujet la composition. Si le prédicat, le sujet et la composition sont les mêmes, l’énoncé est donc le même. Or, alors que le même énoncé demeure, il arrive qu’il soit parfois vrai et parfois faux, comme cet énoncé : «Sortes est assis» est vrai s’il est assis et faux s’il n’est pas assis, selon ce que dit le Philosophe dans les Prédicaments : «Selon qu’une chose est ou n’est pas, le discours est vrai ou faux.» L’énoncé qui est vrai une fois n’est pas pour cette raison toujours vrai.

         Cependant, ces énoncés : «Sortes court», «Sortes a couru» et «Sortes courra», ne diffèrent que par le sens des temps qui leur sont associés. Or, une diversité de sens associé n’enlève pas l’identité du nom. En effet, c’est le même nom qui existe dans tous les cas au singulier et au pluriel. Même les trois énoncés précédents sont donc un seul énoncé. Or, si l’un d’eux est vrai une fois, il est nécessaire que l’un d’eux soit toujours vrai, car s’il est vrai une fois que Sortes court, il était antérieurement vrai que Sortes courra et il sera vrai par la suite que Sortes a couru. Si un énoncé est vrai une fois, il sera donc toujours vrai.

         Réponse. La raison de ce doute tient au fait de savoir si un énoncé qui porte sur le présent, le passé et le futur est le même. En effet, si cela est vrai, il en découlera que l’énoncé qui est vrai une fois sera toujours vrai, bien que cela puisse être quelque peu douteux au sujet des énoncés portant sur le futur contingent. Mais cela relève d’une recherche plus poussée. Or, si les énoncés sur le présent, le passé et le futur sont différents (car il s’agit du même énoncé que celui qui porte sur le présent, quelle que soit la condition de la chose), il est clair que le même énoncé est parfois vrai, parfois faux, selon ce que dit le Philosophe dans les Prédicaments, que «le même discours ou [la même] opinion est parfois vraie, parfois fausse».

         Pour éclairer cela, il faut savoir que, selon le Philosophe, De l’interprétation, I, il y a trois choses qui ont un ordre, car les mots sont les signes des concepts, et les concepts sont des similitudes des choses. Or, il est clair que l’unité ou la diversité d’un mot ayant un sens ne dépend pas de l’unité ou de la diversité de la chose signifiée, autrement il n’existerait pas de mots équivoques : en effet, dans ce cas, si les choses sont diverses, elles porteraient des noms divers, et non pas le même nom. L’unité ou la diversité d’un mot ayant un sens dépend donc, qu’il soit complexe ou non, de l’unité ou de la diversité du mot et de l’intellect, dont l’un, à savoir, le mot, est signe et non pas signifié [seulement], alors que l’intellect est signe et signifié [comme la chose]. Des mots et des énoncés peuvent donc être différents, soit en raison de la diversité du mot seulement, comme c’est le cas des synonymes où le mot est différent mais le signifié entièrement le même, ou encore il peut exister une diversité des concepts avec une diversité de mots, soit en raison de la diversité de la chose intelligée, soit en raison de la diversité du mode d’intellection. Et cela se produit chaque fois qu’il y a diversité de signification associée, qui découle de la diversité du mode d’intelliger une seule et même chose, et cela se manifeste principalement pour le temps, qui sera par lui-même mêlé à l’opération de l’intellect humain qui compose et divise, comme cela est dit dans Sur l’âme, III.

         Il faut donc dire que les énoncés «Sortes est assis», «Sortes s’est assis» ou «[Sortes] s’assoira» ne sont pas les mêmes ; mais «Sortes est assis» est le même énoncé, car il s’agit du même mot et du même mode de signifier. Et ainsi, il est clair que le même énoncé peut parfois être vrai, parfois être faux.

         Nous concédons donc les deux premiers [arguments].

         <3> La diversité de signification associée écarte l’identité de mot, pour autant que les cas, selon le Philosophe, ne sont pas des noms ; mais on dit cependant qu’ils sont un seul nom, non pas simplement, mais dans la mesure où ils se retrouvent dans un seul ordre de déclinaison.

<Article 3 £[18]> Troisièmement : il semble que le maître doive plutôt utiliser des autorités que des raisonnements pour trancher les questions théologiques.



         Dans chaque science, les questions les plus élevées sont déterminées (determinantur[4]) par les premiers principes de cette science. Or, les principes premiers de la science théologique sont les articles de foi, qui nous sont connus par des autorités. Les questions théologiques doivent donc surtout être déterminées par des autorités.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit dans Tt 1, 9 : Afin qu’il soit capable d’exhorter dans la saine doctrine et de confondre les contradicteurs. Or, les contradicteurs sont mieux confondus par des raisonnements que par des autorités. Il faut donc plutôt trancher [ces] questions par des raisonnements que par des autorités.

         Réponse. Tout acte doit être accompli selon ce qui convient à sa fin. Or, la dispute peut être ordonnée à deux fins.

         En effet, une certaine dispute est ordonnée à écarter le doute sur la vérité d’une chose. Dans une telle dispute théologique, il faut surtout utiliser des autorités qu’acceptent ceux avec qui on dispute. Par exemple, si on dispute avec des Juifs, il faut présenter des autorités de l’Ancien Testament ; si [on dispute] avec des manichéens, qui rejettent l’Ancien Testament, il faut utiliser seulement des autorités du Nouveau Testament ; mais si [on dispute] avec des schismatiques, qui acceptent l’Ancien et le Nouveau Testament, mais non l’enseignement de nos saints, comme c’est le cas des Grecs, il faut disputer avec eux à partir des autorités du Nouveau et de l’Ancien Testament et des docteurs qu’ils acceptent ; s’ils n’acceptent aucune autorité, il faut se rabattre sur des raisonnement naturels pour les convaincre.

         Mais il existe une dispute magistrale dans les écoles, non pas pour enlever l’erreur, mais pour instruire les auditeurs afin qu’ils soient amenés à l’intelligence de la vérité qu’ils croient. Et alors, il faut s’appuyer sur des raisonnements qui cherchent la racine de la vérité et permettent de savoir comment ce qui est dit est vrai. Autrement, si un maître tranche une question par de simples autorités, l’auditeur sera assuré que telle est [la vérité], mais il n’acquerra aucune science ni intelligence et se retirera vide.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 10> £[Sur les bons, à propos du martyre]



         Ensuite, on a posé des questions sur ce qui concerne la puissance appétitive : premièrement, à propos des bons ; deuxièmement, des mauvais.

         Sur le premier point, deux questions sont posées à propos du martyre. Premièrement, est-ce que quelqu’un peut s’offrir au martyre sans une charité parfaite ? Deuxièmement, est-ce que supporter le martyre pour le Christ est l’objet d’un précepte ?

<Article 1 £[19]> Premièrement : il semble que quelqu’un puisse s’offrir au martyre sans une charité parfaite.



         Car, sur ce que dit Ps 118,127 : J’ai aimé tes commandements plus que l’or et les pierres précieuses, la Glose dit que «la moindre charité aime davantage la loi de Dieu que... des milliers [de pièces] d’or et d’argent», et, pour la même raison, que tout ce qui est temporel. Or, ce que nous aimons moins, nous l’exposons pour ce que nous aimons davantage. Celui qui a la moindre charité pour le Christ peut donc exposer tous [ses biens] temporels et même sa propre vie.

         Cependant, si quelqu’un peut s’offrir au martyre sans une charité parfaite, il pourra pour la même raison supporter le martyre sans une charité parfaite. Or, cela semble faux, selon ce que dit Jn 15,13 : Personne n’a une plus grande charité que celui qui donne sa vie pour ses amis. Quelqu’un ne peut donc s’offrir au martyre sans une charité parfaite.

         Réponse. Dans les opérations des vertus, il faut considérer deux choses : ce qui est accompli et la façon de l’accomplir. Or, il arrive que la même chose qui est accomplie selon une vertu parfaite soit aussi accomplie, non seulement par quelqu’un qui a une petite vertu, mais aussi par celui qui n’a pas de vertu, comme celui qui n’ayant pas de justice peut faire quelque chose de juste. Mais, si nous nous arrêtons à la manière d’accomplir, celui qui n’a pas de vertu ne peut agir comme celui qui la possède, ni celui qui a une petite vertu comme celui qui en a une grande, qui agit facilement et avec plaisir, ce que ne fait pas celui à qui la vertu fait défaut ou qui en possède une petite.

         Il faut donc dire que cette action qui consiste à s’offrir au martyre ou même à supporter le martyre, non seulement celui qui a une charité parfaite peut l’accomplir, mais aussi [celui qui a une charité] imparfaite et, qui plus est, celui à qui fait défaut la charité, selon ce que dit l’Apôtre, 1Co 13,3 : Si je livre mon corps au feu et n’ai pas la charité, etc. Mais la charité parfaite accomplit cela promptement et avec plaisir, comme cela est manifeste chez Laurent et Vincent, qui riaient au milieu des tourments. Or, une charité imparfaite ne peut faire cela, pas plus que celui à qui la charité fait défaut.

         La réponse aux objections est ainsi claire.

<Article 2 £[20]> Deuxièmement : il semble que souffrir le martyre pour le Christ ne soit pas l’objet d’un précepte.



         En effet, «cela semble moins qu’un homme donne ses biens plutôt que son propre corps», comme dit Grégoire dans son homélie : Je suis le bon pasteur. Or, donner tous ses biens pour le Christ ne tombe pas sous un précepte, mais sous un conseil. Exposer son corps au martyre ne tombe donc pas non plus sous un précepte.

         Cependant, s’oppose à cela ce qu’Augustin dit, La cité de Dieu, XIII : «Alors, il a été dit à l’homme : “Tu mourras si tu pèches” ; maintenant, il est dit au martyr : “Meurs, et ne pèche pas !”» Or, ce que nous devons faire pour ne pas pécher tombe sous un précepte. La mort des martyrs tombe donc sous un précepte.

         Réponse. Quelque chose tombe sous un précepte de deux manières : premièrement, d’une manière absolue ; deuxièmement, selon la préparation de l’âme. En effet, comme le précepte comporte l’idée de dette, cela tombe de manière absolue sous un précepte qui est dû en raison de quelque chose qui préexiste, comme le précepte d’honorer ses parents ou d’aimer Dieu. Mais il arrive parfois que ce qui fait que quelque est dû n’ait pas encore précédé, mais puisse survenir. Ainsi, cela tombe sous un précepte, non pas de manière absolue, mais selon la préparation de l’âme, de telle sorte qu’un homme ait l’âme prête à accomplir ce qui est dû si une situation survient. C’est de cette façon qu’Augustin explique les préceptes du Seigneur qui apparaissent en Mt 5,39 : Si quelqu’un t’a frappé sur une joue, présente-lui l’autre, car si cela était nécessaire et que l’exigeait le salut des autres, un homme doit être prêt à le faire. Et de cette manière, supporter le martyre à cause du Christ tombe sous un précepte, car un homme doit avoir une âme prête à se laisser d’abord tuer plutôt que de renier le Christ ou de pécher mortellement. De cette façon aussi abandonner ses propres biens tombe sous un précepte, car l’âme d’un chrétien doit être prête à supporter le vol de ses biens (He 10,34) plutôt que de renier le Christ ou de pécher mortellement.

<Question 11> £[Sur les mauvais : à propos des premiers mouvements]



         Ensuite, on a posé des questions sur les actes mauvais, à savoir, les premiers mouvements.

         À leur sujet, deux questions ont été posées. Premièrement, est-ce que les premiers mouvements sont toujours des péchés ? Deuxièmement, est-ce qu’il existe des péchés mortels chez les infidèles ?

<Article 1 £[21]> Premièrement : il semble qu’un premier mouvement soit toujours un péché.



         <1> En effet, le Maître dit, Sentences, II, d. 21, que la tentation venant de la chair ne peut exister sans péché. Or, chaque fois qu’existe un premier mouvement, il y a tentation venant de la chair. Un premier mouvement ne peut donc exister sans péché.

         <2> Cependant, s’oppose à cela ce que dit la Glose sur Rm 6,12 : Que le péché ne règne donc pas dans votre corps mortel : «[L’Apôtre] n’interdit pas la concupiscence, qui ne peut être évitée.» Or, ce qui ne peut être évité ne peut être un péché. La concupiscence, qui est un premier mouvement, n’est donc pas un péché.

         Réponse. Le mouvement comporte une certaine inclination vers un terme, inclination qui relève de l’appétit dans les actes humains. Or, il y a chez l’homme un triple appétit. L’un naturel, selon lequel la puissance appétitive relève de l’âme végétative, de même que la puissance digestive, [la puissance] expulsive et [la puissance] de rétention. Le deuxième appétit est celui de la sensualité, qui existe selon l’appréhension des sens. Le troisième appétit est celui de la volonté, qui est mû selon le jugement de la raison.

         Or, le péché qui comporte la raison de faute, dont nous parlons maintenant, ne peut exister que dans un acte volontaire, lequel est d’une certaine manière au pouvoir de celui qui pèche. — Or, l’acte de l’appétit naturel n’est pas soumis au commandement de la raison, pas davantage que les actes des autres puissance de l’âme végétative, et ainsi la faute ne peut pas se trouver dans l’acte d’un tel appétit, comme il n’est pas peccamineux qu’un homme ait faim ou soif. Et il faut dire la même chose pour les autres choses de ce genre. Mais l’acte de l’appétit sensible est soumis au commandement de la raison, car la raison qui le précède peut le commander ou même l’empêcher, et ainsi un tel mouvement peut déjà comporter la raison de faute. Et s’il suit le jugement de la raison, il pourra même être un péché mortel, comme le mouvement des membres extérieurs commandés par la raison. Mais s’il précède le jugement de la raison, il est péché s’il tend vers quelque chose d’illicite, car il était au pouvoir de l’homme de l’empêcher. Il s’agit cependant d’un péché véniel et très léger, comme le montre clairement Augustin dans Sur la Trinité, XII. Et celui-ci s’appelle un premier mouvement de péché. Mais le mouvement de l’appétit supérieur, c’est-à-dire de la volonté, qui suit le jugement de la raison, peut déjà être un péché mortel.

         <1> Nous concédons le premier argument.

         <2> La concupiscence ne peut être évitée au point où aucun mouvement de concupiscence ne surgisse, car, alors qu’on résiste à l’un, un autre surgit. Cependant, chacun peut être évité et, pour cette raison, chacun possède quelque chose de la raison de péché, bien qu’il ne possède pas la raison de péché accompli, ce qu’est le péché mortel.

<Article 2 £[22]> Deuxièmement : il semble que les premiers mouvements soient des péchés mortels chez les infidèles.



         <1> Comme le dit Anselme dans le livre Sur la grâce et le libre arbitre : «Ceux qui ne sont pas dans le Christ Jésus encourent la damnation s’ils éprouvent de la concupiscence, même s’ils ne consentent pas.» Or, éprouver de la concupiscence, c’est avoir un premier mouvement de concupiscence. Les infidèles qui ne sont donc pas dans le Christ Jésus pèchent donc mortellement par leurs premiers mouvements, car la damnation n’est due qu’au péché mortel.

         <2> De plus, tout homme doit avoir la justice originelle, par laquelle la concupiscence était réprimée. Or, tout mouvement de concupiscence va à l’encontre ce qui est ainsi dû. Tout mouvement de concupiscence est donc un péché mortel : en effet, ce qui va à l’encontre de ce qui est dû a raison de péché mortel.

         Cependant, «plus la marche est haute, plus la chute est grave». Or, le fidèle est plus élevé que l’infidèle. Puisque les premiers mouvements des fidèles ne sont pas des péchés mortels, les premiers mouvements des infidèles le sont encore bien moins.

         Réponse. Le premier mouvement, comme on l’a dit, est un mouvement de la sensualité précédant la délibération de la raison. Or, la sensualité comme la raison ont la même nature chez les fidèles et chez les infidèles. Or, il appartient à la nature de la sensualité et de la raison que le mouvement de la sensualité qui existe sans délibération de la raison ne puisse être un péché mortel, car le péché mortel est celui qui consiste à se détourner de Dieu, vers lequel l’homme ne peut se tourner que par la raison. Par conséquent, «le détournement de Dieu, qui constitue le péché mortel, ne peut exister que dans la raison», comme cela est clair selon Augustin, Sur la Trinité, XII.

         Il faut donc dire que les premiers mouvements des infidèles ne sont pas des péchés mortels, mais véniels.

         <1> Ce que dit Anselme dépend de la parole de l’Apôtre, qui conclut, dans Rm 8,1, que rien ne concourt à la damnation de ceux qui sont dans le Christ Jésus et qui ne marchent pas selon la chair. Il semble donc qu’il y ait une certaine condamnation pour ceux qui ne sont pas dans le Christ Jésus, même s’ils ne marchent pas selon la chair en consentant aux mouvements de la chair, autrement ceux qui sont dans le Christ Jésus n’auraient rien de plus que les autres. Il existe donc une certaine condamnation pour ceux qui ne sont pas dans le Christ Jésus s’ils éprouvent les mouvements de la chair, même s’ils n’y consentent pas. — Comment il faut l’entendre, cela ressort de la démarche de l’Apôtre. En effet, il avait d’abord affirmé que la réparation de la grâce avait débuté chez ceux qui sont dans le Christ Jésus quant à l’esprit, mais non quant à la chair. En effet, il avait dit : Je sers donc par l’esprit la loi de Dieu, mais, par la chair, la loi du péché, à savoir, à cause de la loi du désir qui demeure encore dans les membres du corps. Afin donc que ceux qui sont dans le Christ Jésus ne semblent pas être encore soumis à la condamnation antérieure en raison du mouvement du désir, l’Apôtre conclut qu’il n’existe aucune condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus, s’ils ne marchent pas selon la chair, car la condamnation du péché originel a été abolie par la grâce du Christ, bien que le désir de péché demeure en acte. Or, ils n’encourent pas la condamnation du péché actuel parce qu’ils ne marchent pas selon la chair. Mais, chez les infidèles, le péché originel demeure non seulement en acte, mais aussi quant à la faute, et ainsi il y a chez eux une certaine condamnation pour ce qui est du péché originel, et non pour ce qui du péché actuel, s’ils ne consentent pas [aux désirs] de la concupiscence. Mais il ne découle pas de cela que, chez les infidèles, le premier mouvement entraîne la condamnation du péché mortel, mais il en découle qu’il comporte une condamnation reliée au péché originel.

         <2> La dette de la justice originelle concerne la personne même de l’infidèle en raison de la nature humaine qu’il a reçue du premier parent, à qui a été donnée la justice originelle. Ainsi, ce qui se rapporte au manque de justice originelle se rapporte au péché de nature, à savoir, au péché originel, et non au péché actuel, tel qu’est le péché mortel.



<Question 12> £[Sur les préceptes]



<Article 1 £[23]> La question est £[la suivante] : est-ce que les enfants qui ne sont pas entraînés aux commandements doivent être reçus,

obligés par voeu ou par serment, ou attirés par des bienfaits à entrer en religion ?

         Et il semble que non.

         <1> En effet, la perfection des conseils, à laquelle les [formes de] vie religieuse sont ordonnées, a tiré son origine du Christ. Or, le Christ a donné un conseil en vue de la perfection à l’adolescent qui avait observé les commandements, comme cela est clair dans Mt 19, 16-21. Ceux-là seuls qui sont entraînés aux commandements doivent donc être obligés ou reçus pour la vie religieuse.

         <2> Grégoire dit, en commentant Ézéchiel : «Personne ne devient tout d’un coup très bon, mais on commence par un bon comportement pour parvenir à de grandes choses.» Or, les conseils sont de grandes choses, puisqu’ils se rapportent à la perfection de la vie, mais les commandements sont des choses inférieures, puisqu’ils se rapportent à la justice commune. Les enfants doivent donc d’abord être entraînés aux commandements avant d’être incités aux conseils.

         <3> Il est dit en Ex 21,33-34 : Si quelqu’un creuse un puits... et qu’un boeuf ou un âne y tombent, le maître du puits paiera le prix des bêtes. Or, celui qui incite à la vie religieuse un enfant qui n’est pas encore entraîné aux commandements ouvre en quelque sorte un puits [sous ses pieds], car la plupart du temps ceux qui entrent ainsi en religion en sortent et tombent dans le désespoir, comme dans un puits spirituel. Il semble donc que cela soit imputé comme péché à celui qui l’y incite.

         <4> Ce qui convient à l’utilité commune ne doit pas être supprimé. Or, il convient à l’utilité commune que les hommes fassent usage de leur liberté pour faire le bien. Il ne faut donc pas enlever à certains cette liberté par l’obligation d’un voeu ou d’un serment.

         <5> Le bienheureux Benoît, bienfaisant fondateur des moines, a déclaré dans sa Règle qu’il ne faut pas laisser facilement entrer en religion ceux qui y viennent, mais qu’il faut mettre leur esprit à l’épreuve afin de voir s’il vient de Dieu. Encore bien moins certains doivent-ils y être attirés par des présents ou des bienfaits.

         <6> Grégoire dit, et on retrouve cela dans le Décret, d. 48 : «Nous savons que les murs qui ne reçoivent pas de poutres au départ, s’ils ne sont pas asséchés de l’humidité récente, s’effondrent totalement, s’ils reçoivent des charges avant d’être solidifiés.» Or, les enfants qui ne sont pas encore entraînés aux commandements sont comme les murs qui n’ont pas encore séché. Il ne faut donc pas leur imposer des poutres, c’est-à-dire les lourdes dispositions de la vie religieuse.

         <7> L’état de la vie religieuse est un état de pénitence. Or, les enfants sont exemptés de toute obligation de faire pénitence, comme on le lit dans le Décret, d. 4. Ils ne doivent donc pas être incités à la vie religieuse.

         <8> Comme le dit [le Décret], XX, q. 3 : «Ce que quelqu’un ne souhaite pas ni ne choisit, il ne l’aime pas du tout.» Or, «ce qu’il n’aime pas, il le méprise facilement». Or, les enfants, avant d’être entraînés, n’ont pas un choix ferme. [Ils n’ont donc] pas d’amour ferme. Ils mépriseront donc facilement la vie religieuse s’ils sont incités à cet âge à la vie religieuse.

         <9> Pr 13,11 : Fortune hâtive va en diminuant ! Or, il semble que ce soit une trop grande hâte que quelqu’un s’empresse aux conseils sans avoir été d’abord entraîné aux commandements. Il semble donc que la fortune spirituelle de ceux-ci diminue facilement. Ils ne doivent donc pas être incités à la vie religieuse.

         <10> Il ne faut pas accorder moins de soin à l’entrée dans la vie religieuse qu’à la réception [du sacrement] de l’ordre. Or, pour les ordres, il est interdit à ceux qui n’ont pas reçu les [ordres] mineurs d’accéder aux [ordres] majeurs. De même, donc, quelqu’un ne doit pas passer à l’observance des conseils dans la vie religieuse sans avoir d’abord observé les commandements.

         <11> Deux choses sont nécessaires à l’homme, à savoir, comprendre ce qui est vrai et faire le bien. Or, lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui est vrai, on estimerait stupide celui qui passerait aux choses plus difficiles avant d’avoir compris les plus faciles. Il est donc stupide, pour l’accomplissement du bien, que quelqu’un passe d’abord aux conseils sans avoir d’abord été entraîné aux commandements.

         <12> Pour quiconque se trouve dans la vie religieuse, il convient de prendre soin des autres ou du moins de lui-même. Or, parmi ceux qui sont choisis pour une charge ecclésiastique, il faut choisir les meilleurs. Il faut donc choisir les meilleurs qui sont retenus pour la vie religieuse. Or, ce sont ceux qui sont entraînés aux commandements. Ce sont donc ceux-là qu’il faut inciter à la vie religieuse.

         <13> Ce qui est bon en soi, si on en prend occasion de péché, doit être écarté, comme Ézéchias brûla le serpent d’airain que Moïse avait fabriqué sur l’ordre du Seigneur pour guérir les fils d’Israël, ainsi qu’on le lit dans Nb 21, 8, car on en prenait occasion d’idolâtrie. De même aussi, bien qu’une bénédiction soit bonne en elle-même, elle est cependant condamnée si un inférieur bénit en présence d’un supérieur. Ainsi donc, puisque certains qui ne sont pas entraînés aux commandements prennent occasion de pécher par l’entrée en religion en en sortant, bien que la vie religieuse soit bonne en elle-même, il semble toutefois qu’il faille éviter d’inciter à la vie religieuse ceux qui n’y sont pas entraînés.

         <14> Grégoire dit, et on lit dans le Décret, d. 48 : «Celui-là court après sa chute qui, en ayant moins d’estime pour les marches qui conduisent aux honneurs les plus élevés, cherche à monter par des voies escarpées.» Or, passer aux conseils sans avoir observé les commandements, c’est estimer moins les degrés. Il semble donc que cela soit chercher sa chute, et ainsi certains ne doivent pas être incités à cela.

         <15> [Jean] Damascène dit, dans le livre II : «Il n’est pas bon pour celui qui manque d’expérience et qui n’a pas été mis à l’épreuve de prendre plaisir à son intégrité, de crainte qu’il ne cède à l’orgueil et au jugement du diable.» Pour la même raison, il n’est donc pas bon que ceux qui n’ont pas été mis à l’épreuve et qui manquent d’expérience dans les commandements soient acceptés dans l’état de contemplation, auquel la vie religieuse est ordonnée.

         <16> Grégoire dit, Morales, VI : «Après avoir embrassé Lia, Jacob se tourna vers Rachel, car celui qui est parfait se lie d’abord à la fécondité de la vie active et, par la suite, s’unit au repos de la vie contemplative.» Or, la vie active consiste dans l’observance des commandements, mais l’état religieux se rapporte à la vie contemplative. Il ne faut donc pas en inciter certains à la vie religieuse avant qu’ils aient été entraînés aux commandements.

         <17> Aucune promesse ne doit être faite dont le respect n’est pas légitime. Or, donner quelque chose à quelqu’un pour entrer dans la vie religieuse n’est pas permis. [Le Décret], I, q. 2 dit : «Nulle part ne lisons-nous que les disciples du Seigneur ou ceux qui ont été convertis par leur ministère ont attiré quiconque au culte de Dieu par un quelconque présent.» Il ne faut donc pas attirer certains à la vie religieuse par des promesses.

         <18> Selon le droit, personne qui n’est pas entraîné aux armes ne doit être admis à la milice corporelle. Or, la vie religieuse est un état de milice spirituelle. Il ne faut donc pas accepter dans la vie religieuse ceux qui n’ont pas d’abord été entraînés aux commandements comme à des armes spirituelles.

         <19> Celui qui ne peut s’obliger à moins ne peut s’obliger à plus, sauf si cela est nécessaire. Or, un enfant ne peut s’obliger au mariage, qui est moins, avant sa quatorzième année. Encore bien moins, donc, à la vie religieuse.

         <20> On lit dans Mc 5, 19, que le Seigneur n’a pas permis à un démoniaque guéri de monter avec lui dans la barque, qui signifie la croix et la vie religieuse. Or, par le démonique guéri, sont signifiés les hommes convertis du péché. Il ne faut donc pas accepter dans la vie religieuse les pécheurs à peine convertis, avant qu’ils n’aient été entraînés aux commandements.

         <21> Nous devons produire les fruits des bonnes oeuvres en sortant de l’Égypte, comme le dit une glose sur Ex 12. Or, sortir d’Égypte, c’est sortir du monde pour entrer dans la vie religieuse. Ceux qui veulent entrer dans la vie religieuse doivent donc d’abord produire des fruits des bonnes oeuvres par l’observance des commandements.

         <22> Augustin dit, dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne, que «toute présomption doit être réprimée». Or, ce semble être une grande présomption que quelqu’un veuille monter au sommet des conseils sans avoir encore observé les commandements. Ceux-là doivent donc être empêchés et non incités à entrer en religion.

         <23> Augustin dit, dans le même livre, que de plus grandes choses doivent être données aux plus grands et de plus petites aux plus petits. Or, les conseils sont de plus grandes choses. Ils ne doivent donc pas être donnés aux enfants non entraînés, et ainsi les enfants qui ne sont pas encore entraînés aux commandements ne doivent pas être attirés à a vie religieuse.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit [dans le Décret], XX, q. 2, Si in qualibet : «Les parents n’auront pas la permission de livrer leurs fils à la vie religieuse avant qu’ils aient quatorze ans ; mais, par la suite, il sera permis aux fils de se vouer à la vie religieuse avec le consentement de leur parents ou par la décision personnelle de leur dévotion.» Or, après leur quatorzième année, les hommes ne sont pas d’un coup entraînés aux commandements. Les enfants peuvent donc entrer en religion avant d’avoir été entraînés aux commandements.

         <2> Il est plus grand pour quelqu’un que lui soit confié le gouvernement de lui-même et des autres que d’être accueilli dans la vie religieuse, où il vit sous le gouvernement d’un autre. Or, Salomon, encore enfant, a reçu le gouvernement de lui-même et des autres ; ainsi, il est dit dans 1Ch 29,1 : Et David dit à toute l’assemblée : «Dieu a choisi mon fils Samuel, alors qu’il était encore enfant et délicat.» À bien plus forte raison, des enfants non entraînés aux commandements peuvent-ils donc être reçus ou incités à la vie religieuse.

         <3> N’est pas illicite le voeu en vertu duquel certains ne sont pas rendus coupables, s’ils le rompent. Or, comme le dit Ambroise, «celles qui ont fait voeu de continence alors qu’elles étaient des petites filles ne deviennent pas coupables si elles rompent ce voeu». Il n’est donc pas illicite que certains soient astreints par voeu à la vie religieuse pendant leurs années d’enfance.

         <4> Rien n’est illicite qui n’écarte pas quelqu’un du bien. Or, celui qui est incité à ce qui est meilleur n’est pas écarté de ce qui est bon. Puisque meilleur est l’état de la vie religieuse, dans lequel les conseils sont observés, que l’état de la vie dans le siècle, où sont simplement observés les commandements, il semble qu’il ne soit pas défendu d’inciter des enfants à la vie religieuse par voeu, par serment ou par des bienfaits, avant qu’ils aient été entraînés aux commandements.

         <5> Il est dit dans [le Décret], XX, q. 1 : «La profession de la virginité sera ferme lorsque l’âge adulte aura déjà débuté, que l’on a l’habitude d’estimer apte au mariage.» Or, les hommes et les femmes ne deviennent pas d’un coup entraînés aux commandements à cet âge. Il est donc permis que certains soient astreints par voeu ou par serment à la vie religieuse avant qu’ils aient été entraînés aux commandements.

         <6> Si une telle obligation était illicite, à savoir, celle par laquelle des enfants non encore entraînés aux commandements sont obligés à la vie religieuse par voeu ou par serment, ou bien cela serait parce que cela est mal en soi, ou bien parce que cela est défendu. Or, cela n’est pas mal en soi, car ainsi l’exécution ou l’accomplissement de la promesse serait pire et la persévérance pire que tout. Mais nous constatons le contraire, car ceux qui accomplissent ce qu’il avaient promis dans leurs années d’enfance et persévèrent dans ce qu’ils avaient promis sont louangés au plus haut point. De même aussi, cette obligation n’est pas illicite parce que défendue. En effet, elle n’est pas défendue par la loi ancienne, puisqu’il est dit en Nb 30,4-6 : Si une femme a fait voeu et s’est obligée par serment, alors qu’elle est dans la maison de son père et petite fille, et si son père a connaissance du voeu qu’elle a fait et du serment par lequel elle a lié son âme, et qu’il s’est tu, elle sera obligée au serment. Tout ce dont elle aura fait voeu et serment sera effectivement accompli. Autrement..., si son père l’a appris et s’y est opposé, son voeu et son serment seront nuls et elle sera obligée de se marier, du fait qu’elle s’est opposée à son père. De même, cela n’est pas interdit par le droit canonique, car, dans un décret du pape Léon, ce même âge est proposé. De même aussi, cela n’est pas défendu par la loi de l’évangile, qui incite surtout les hommes à se retirer du monde et à rechercher les oeuvres de la perfection. Il est donc permis d’obliger à la vie religieuse par voeu ou par serment des enfants non encore entraînés aux commandements.

         Réponse. Ce qui est présenté ici sous forme de question n’est pas sujet au doute, à moins que certains, avides de polémique, ne s’efforcent d’obscurcir la vérité. C’est pourquoi les paroles d’Augustin, dans La cité de Dieu, II, ont ici leur place : «Mais comme l’infirmité des âmes est plus grande et plus monstrueuse chez les insensés, à ce point qu’on les voit s’attacher aux mouvements de leur esprit comme à la raison et à la vérité même, par l’effet d’un aveuglement qui les rend incapables de voir ce qui est évident..., on est souvent obligé, après leur avoir défilé ses raisons autant qu’un homme le doit attendre de son semblable, de s’étendre beaucoup sur des choses qui sont claires, non pour les montrer à ceux qui les regardent, mais pour les faire toucher à ceux qui ferment les yeux de peur de les voir. Et cependant, si on se croyait tenu de répondre toujours aux réponses qu’on reçoit, quand finiraient les discussions ? Car ceux qui ne peuvent comprendre ce qu’on dit, ou qui, le comprenant, ont l’esprit trop dur ou trop rebelle pour y souscrire, continuent de répondre..., “ils ne parlent que le langage de l’iniquité”, et leur opiniâtreté est vaine. Si nous voulions les réfuter chaque fois qu’ils décident avec entêtement de ne pas penser ce qu’ils disent, pourvu qu’ils nous contredisent n’importe comment, tu vois combien notre labeur serait pénible, infini et stérile !» Il faudra donc faire en sorte que la vérité soit montrée de manière manifeste et pour ainsi dire palpable, et si on y a opposé certaines affirmations qui n’ont aucun poids, qu’elles soient méprisées, de sorte qu’il ne sera pas nécessaire de répéter inutilement les mêmes choses. Mais si quelqu’un veut dire le contraire, qu’il écrive ce qu’il dit, afin que les autres puissent en le comprenant juger s’il enseigne la vérité.

         En premier lieu, donc, à propos de la question posée, pour examiner chaque point, il faut considérer qu’accueillir dans la vie religieuse des enfants, même ceux qui n’ont pas encore l’âge de la puberté, n’est pas mal en soi ; cela est plutôt convenable et fructueux, car ce dont nous prenons l’habitude dans l’enfance, nous le gardons toujours plus parfaitement et plus fermement, selon ce que dit Pr 22, 6 : L’adolescent qui suit son chemin, même lorsqu’il vieillira, ne s’en écartera pas. C’est pourquoi les apôtres ont établi que les enfants, même ceux qui ne parlent pas encore, seraient accueillis dans la religion chrétienne, afin qu’élevés en elle, il y adhèrent plus fermement et plus parfaitement. Et c’est ce que dit Denys, dans le dernier chapitre la Hiérarchie ecclésiastique : «Conformément à une loi sainte, les enfants, revêtus du saint habit, suivront la coutume, éloignés de toute erreur et exempts de toute vie impure. Cela est venu à l’esprit de nos chefs, les apôtres, et il leur a paru bon d’accueillir les enfants.» Or, la vie chrétienne dépasse bien davantage la vie des infidèles que la vie des religieux [ne dépasse] la vie des gens du siècle, surtout que, dans l’Église primitive, l’état religieux était le plus parfait pour tous les chrétiens, selon ce que dit Ac 4, 32 : La multitude des croyants n’avaient qu’un seul coeur et une seule âme, et personne d’entre eux ne possédait rien qu’il considérât comme sien, et ils mettaient tout en commun. C’est en suivant ce modèle que toutes les formes de vie religieuse ont été établies. C’est pourquoi ceux qui ont établi des formes de vie religieuse ont été amenés, pour la même raison que les apôtres, à accueillir des enfants dans la vie religieuse, comme cela est clair pour le bienheureux Benoît qui, comme on le lit dans Dialogues, II, a reçu pour les élever Maur à l’âge de douze ans et Placide à l’âge de sept ans.

         Toutefois, il faut prendre en compte une différence à cet égard. Car les enfants non pubères sont de droit naturel aux soins de leurs parents, parce que la discrétion leur fait défaut pour bien se diriger. C’est pourquoi, à cet âge, certains peuvent passer à la vie religieuse s’ils sont offerts par leurs parents, et leur offrande sera confirmée, surtout si, lorsqu’ils seront parvenus à la puberté, [les enfants] confirment l’offrande paternelle. C’est ainsi que Grégoire dit, et on lit dans [le Décret], XX, q. 1 : «Tu as ajouté : si le père ou la mère ont placé leur fils ou leur fille à l’intérieur de la clôture d’un monastère durant leur enfance sous la discipline de la règle, leur est-il permis, lorsqu’ils ont atteint l’âge de la puberté, de sortir et de s’unir en mariage ? Nous évitons cela complètement, car il est exécrable que soient relâchées les rênes de leur volonté chez ceux qui ont été offerts à Dieu par leurs parents.» — Mais s’ils se sont voués à la vie religieuse de leur propre initiative à cet âge, cela peut être confirmé par l’assentiment ou l’accord tacite de leurs parents. Ainsi, il est dit [dans Décret], XX, q. 1 : «Si, pendant leur minorité, [des enfants] des deux sexes ont reçu la tonsure religieuse ou l’habit ecclésiastique, ou si on les leur aura donnés à l’insu ou contre la volonté d’un ou des deux parents, et que ceux-ci n’ont pas renoncé pour les leurs [à la tonsure et à l’habit] aussitôt qu’ils en ont eu connaissance, mais ont permis que leurs fils les portent ouvertement devant eux ou devant l’évêque dans le couvent, il ne sera jamais permis à ces enfants de retourner à l’habit séculier.» Mais si les enfants ont dépassé l’âge de la puberté, ils peuvent, même contre la volonté de leurs parents, passer à la vie religieuse et ils ne doivent pas en être retirés, bien plutôt, on doit la leur recommander. En effet, comme le dit Grégoire dans une homélie : «L’un est conduit à une vie bonne dans son enfance, un autre dans son adolescence, un autre dans sa jeunesse, une autre dans sa vieillesse, un autre à l’âge du déclin.» Et ainsi, comme il ne faut repousser personne, quel que soit son âge, encore moins faut-il repousser les enfants. En effet, [Jean] Chrysostome dit, en commentant Matthieu : «Qui mérite d’approcher le Christ, si les petits enfants sont écartés de lui ?... Car s’ils doivent devenir des saints, pourquoi défendez-vous à vos fils de venir vers leur Père ? S’ils doivent devenir des pécheurs, pourquoi prononcez-vous la sentence qui les condamne avant d’avoir constaté la faute ?» C’est une telle sentence que prononcent ceux qui disent : «Les enfants ne doivent pas être acceptés dans la vie religieuse, car ils en sortiront et n’en seront que pires.»

         Mais ce qu’ajoutent certains, qu’il faut que les enfants soient d’abord entraînés aux commandements pour ensuite passer à l’observance des conseils dans la vie religieuse, vient d’une intelligence faussée. En effet, ils estiment que les commandements préparent la voie aux conseils. Or, il n’en est pas ainsi ; bien plutôt, les conseils préparent la voie à l’observance des commandements, car, par les conseils, l’homme est retiré des choses du siècle, alors qu’il est difficile qu’il préserve son innocence en s’en occupant. Hilaire dit ainsi en commentant Matthieu : «L’innocence est soumise à un lourd fardeau lorsqu’elle est prise par l’accroissement des soucis, car le service de Dieu ne sera pas assuré dans le siècle sans les vices du siècle.» C’est pourquoi le Seigneur dit en Mt 19, 23, qu’il est difficile à ceux qui ont de l’argent d’entrer dans le royaume des cieux, car il est difficile que l’homme observe les commandements, par lesquels il entre dans le royaume, si, en suivant les conseils, il n’abandonne pas les richesses. Aussi, pour que les enfants puissent préserver leur innocence par l’observance des commandements, ils doivent être préparés et en quelque sorte prémunis par l’exercice des conseils, et ils ne doivent pas être repoussés, même s’ils semblent peu instruits des commandements. En effet, Origène dit, en commentant Matthieu : «Certains, qui parlent comme des enfants... offrent à Dieu leurs enfants et leurs petits... Ceux qui semblent être plus parfaits, avant d’apprendre la règle de la justice..., blâment ceux qui... offrent au Christ des enfants et des petits qui sont encore moins instruits. Mais le Seigneur exhorte ses disciples à se pencher sur les besoins des enfants... Nous devons donc porter attention à cela, de sorte que, au jugement d’une sagesse supérieure..., nous ne méprisions pas comme des grands les plus petits dans l’Église..., en empêchant les enfants de venir à Jésus.

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         Mais à la question suivante : doivent-ils être obligés par voeu ou par serment à entrer dans la vie religieuse avant d’y entrer ? la réponse est claire. En effet, de même qu’est plus mauvaise la volonté qui est confirmée dans le mal, comme cela est clair chez ceux qui sont obstinés et qui pèchent par malice, de même la volonté est d’autant meilleure dans le bien lorsqu’elle est plus confirmée et astreinte au bien. Ainsi, comme il est bon que les enfants accèdent à la vie religieuse, il est encore meilleur que leur volonté y soit confirmée, ce qui se réalise par un voeu ou un serment. C’est pourquoi David disait : J’ai juré et j’ai décidé d’observer les jugements de ta justice (Ps 118, 106). Et Augustin dit dans sa lettre à Pauline et à Armentarius : «Bienheureuse nécessité qui force à faire mieux !»

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         En dernier lieu, il reste enfin à examiner si [les enfants] doivent être attirés par des bienfaits. Si, en vertu d’une entente ou d’un pacte, on paie quelqu’un ou on lui donne un bénéfice terrestre pour qu’il entre en religion, cela est défendu. Mais si on lui donne certains bienfaits temporels afin d’enlever des obstacles qui l’empêchent d’entrer en religion ou pour l’élever et l’instruire afin de le préparer à la vie religieuse, cela n’est pas défendu, mais louable. De même, si quelqu’un en incite un autre par des bienfaits temporels afin de se le rendre favorable, sans rechercher sa propre gloire, mais la gloire de Dieu et le salut du prochain, cela est louable, comme l’Apôtre le dit de lui-même, 1Co 10,33 : Je m’efforce de plaire à tous en tout. Dieu aussi incite certains à bien agir par des bienfaits temporels. Dans les églises aussi, certains sont incités au service de l’Église par certaines allocations temporelles, non pas qu’ils les reçoivent comme une récompense, mais parce qu’elles sont des incitations secondaires au service de Dieu, comme le Seigneur dit à Matthieu, 6, 33 : Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela, à savoir, ce qui est nécessaire à la vie, vous viendra de surcroît.

         <1> Comme le Christ a invité l’adolescent à pratiquer les commandements, de même a-t-il appelé le publicain Matthieu, qui n’était pas entraîné aux commandements mais plutôt plongé dans les péchés. Nous pouvons conclure de cela que doivent être invités à l’observance des conseils dans la vie religieuse non seulement ceux qui sont entraînés aux commandements, mais aussi ceux qui n’y sont pas entraînés.<

         <2> La diversité des degrés peut être considérée de deux manières. Premièrement, selon les divers états et conditions, et ainsi il n’est pas nécessaire que celui qui tend à un état ou à une condition meilleure s’entraîne d’abord dans un état ou une condition inférieure, comme nous voyons que ceux qui veulent devenir soldats ne s’entraînent pas d’abord à la fabrication de la laine, mais d’entraînent dès leur enfance au combat. De même, ceux qui veulent devenir clercs ne s’entraînent pas d’abord à la vie laïque, mais sont formés dès leur enfance à la vie cléricale. De cette manière, il n’est donc pas nécessaire que ceux qui veulent devenir religieux s’entraînent d’abord à la vie dans le siècle, mais le mieux pour eux est que, dès leur enfance, ils s’entraînent à la vie religieuse, car ils pourront y progresser davantage. Ainsi, il est dit dans Lm 3, 27 : Il est bon pour l’homme de porter le joug dès son enfance. — D’une autre manière, on peut envisager divers degrés à l’intérieur d’un même état ou condition ; c’est ainsi que Grégoire dit que, «pour tout bon comportement, il faut commencer par ce qui est plus petit pour parvenir à ce qui est plus grand». En effet, comme les soldats commencent par les rudiments du combat et les clercs par les rudiments de la cléricature, de même aussi les religieux commencent-ils par les rudiments de la vie religieuse afin de progresser vers ce qui est le plus élevé.

         <3> Il existe une double occasion : celle qui est donnée et celle qui est prise. Quelqu’un donne à un autre l’occasion de chuter et de tomber dans un puits lorsqu’il fait ou dit quelque chose de moins bien, d’où vient au prochain une occasion de chute. Et alors, la chute du prochain est imputée à celui qui en donne l’occasion. Mais parfois l’occasion n’est pas donnée, mais prise, par exemple, lorsque quelqu’un incite un autre au bien et que [celui-ci] en devient pire, la bonne mise en garde ne doit pas être abandonnée parce que l’autre en prend occasion de tomber. C’est ainsi que le Seigneur n’a pas délaissé la prédication de la vérité à cause du scandale des Pharisiens, comme on le lit dans Mt 15, 12-15. Et Augustin dit dans la lettre à Boniface, qu’on trouve dans [le Décret], XXIII, q. 4, Ipsa pietas, et plus loin : «S’il y avait beaucoup de monde dans une maison et qu’un seul pouvait être sauvé, et si, en nous efforçant de le faire, les autres se tuaient eux-mêmes en se jetant [hors de la maison], nous pleurerions les autres, mais nous nous consolerions au moins d’en avoir sauvé un.»

         <4> La liberté s’oppose à la nécessité de coaction, qui est une nécessité absolue, et une telle nécessité ne doit pas être utilisée. Mais la nécessité qui vient d’une visée de la fin ne s’oppose pas à la liberté. Et il convient de recourir à une telle nécessité pour le bien commun, autrement ni les ententes confirmées par des promesses ni les serments ne devraient être faits pour les choses humaines. Bien davantage convient-il que les hommes soient obligés par des choses de ce genre aux choses divines, qui sont meilleures.

         <5> La difficulté d’y entrer est respectée par les formes de vie religieuse du fait qu’une année de mise à l’épreuve est donnée à ceux qui y entrent, pendant laquelle ils font l’expérience des difficultés de la vie religieuse.

         <6> Il ne faut pas placer la charge des poutres sur un mur qui n’est pas encore sec, mais il n’est pas interdit de faire sécher le mur. Or, le mur est asséché de la mauvaise humidité des désirs du siècle par la vie religieuse. Et ainsi, il convient que certains s’entraînent dans la vie religieuse avant qu’on leur impose la charge de [l’état de] prélat ou des saints ordres. C’est de cette charge que parle Grégoire, comme cela est clair par ce qui précède dans ce chapitre et dans [sa] deuxième homélie sur Ézéchiel.

         <7> L’état religieux est à la fois un état de pénitence et un entraînement ou une école de perfection. Ainsi, les pécheurs doivent être reçus en vue de la pénitence, et les enfants innocents doivent être reçus comme dans une école de perfection, afin de conserver plus parfaitement leur innocence.

         <8> Si des enfants étaient amenés à la vie religieuse tout à fait contre leur volonté, il faudrait craindre leur chute future. Mais, du fait qu’ils s’obligent de leur propre volonté et entrent dans la vie religieuse, la raison mise de l’avant ne tient pas.

         <9> De même que grand et petit, beaucoup et peu, selon le Philosophe, s’emploient de manière relative, de même précipité ou rapide et lent, car est précipité ou rapide ce qui est beaucoup mû en peu de temps. La substance est donc diminuée qui est précipitéepar rapport au fmode qui lui revient, par exemple, si quelqu’un, après avoir accédé à un état, voulait dès le départ, en méprisant les rudiments de cet état, tenter d’atteindre dans cet état ce qui est le propre de ceux qui sont parfaits. Mais une substance n’est pas précipitée si quelqu’un entreprend dès l’enfance de s’entraîner à la perfection comme s’il entrait à l’école qu’est la vie religieuse. En effet, le sommet de la perfection est si élevé que, même si l’on accède dès l’enfance à cette perfection, elle a toujours de quoi progresser, comme le dit Augustin à Volusien, à propos de la doctrine chrétienne : «La profondeur des lettres chrétiennes est telle que j’y progresserais tous les jours, si je m’efforçais de les apprendre seules, depuis l’enfance jusqu’à la décrépitude de la vieillesse..., par l’étude la plus appliquée et avec la meilleure intelligence.»

         <10> Les divers ordres sont comme divers degrés d’une même vie cléricale ; c’est ainsi que celui qui vise les [ordres] majeurs doit commencer par les [ordres] inférieurs. Mais il n’est pas nécessaire que celui qui vise les saints ordres s’entraîne à ce qui se rapporte à un état inférieur, à savoir, la vie laïque. De même, dans la vie religieuse, il faut que celui qui y entre commence par ses rudiments afin de pouvoir atteindre le sommet le plus élevé de la vie religieuse. Il n’est cependant pas nécessaire qu’il s’entraîne d’abord à la vie dans le siècle.

         <11> Pour les choses intelligibles, il faut aussi qu’on commence par les choses inférieures d’une même science pour parvenir aux choses plus élevées. Il n’est cependant pas nécessaire que tous ceux qui veulent apprendre une discipline supérieure s’entraînent dans n’importe quelle [science] inférieure ; ainsi, il n’est pas nécessaire que ceux qui veulent apprendre les arts libéraux s’entraînent d’abord aux [arts] mécaniques, mais cela est nécessaire seulement lorsqu’une science inférieure prépare l’accès à une [science] supérieure. Or, la vie séculière ne prépare pas à la vie religieuse, mais elle en éloigne plutôt. Ainsi, Grégoire dit, au début des Morales : «Alors que mon esprit s’efforçait de servir le monde présent en apparence, beaucoup de soucis de ce monde commencèrent à s’accumuler..., de sorte que je n’étais plus retenu par lui seulement en apparence, mais, ce qui est plus grave, en esprit.» En sens inverse, l’observance des conseils prépare la voie à l’observance plus sûre et plus parfaite des commandements divins, qu’il est nécessaire d’observer aussi dans la vie séculière.

         <12> Ce raisonnement est déficient sur plusieurs points. Premièrement, celui qui entre en religion n’est pas choisi pour prendre davantage soin de lui-même ou d’un autre qu’auparavant, mais pour se mettre sous l’obéissance et le soin d’un autre. — Deuxièmement, tous n’acceptent pas qu’il soit nécessaire de choisir le meilleur pour le gouvernement [associé à l’état] de prélat, mais, selon certains, il suffit d’en choisir un bon. — Troisièmement, s’il faut choisir le meilleur pour [l’état] de prélat, il n’est pas nécessaire de choisir le meilleur simplement, mais le meilleur, c’est-à-dire le plus apte pour cela. Or, les enfants, même s’ils ne sont pas simplement meilleurs que les adultes, sont cependant plus aptes a être élevés dans la vie religieuse. Ainsi, dans le livre Sur les similitudes, Anselme compare à des anges ceux qui sont élevés dans la vie religieuse depuis l’enfance, car les anges parviennent dès le départ à la vie éternelle, alors que les hommes [ne le font] qu’avec la progression du temps. — Quatrièmement, on n’en choisit qu’un pour l’épiscopat ; c’est pourquoi il est nécessaire que le meilleur soit choisi, alors que ceux qui entrent dans la vie religieuse sont nombreux.

         <13> Non seulement ce qui est péché offre une occasion de chute, mais aussi ce qui a l’apparence du mal. C’est ainsi que l’Apôtre dit, 1Th 5,22 : Abstenez-vous de tout ce qui a l’apparence du mal. — Et parce que le serpent d’airain avait été correctement établi, mais avait cependant l’apparence du mal en raison de sa ressemblance à l’idolâtrie, il ne fallait pas le rejeter chez ceux qui étaient portés à l’idolâtrie, mais il était louable de l’écarter. Or, l’entrée en religion n’est pas par elle-même mauvaise et n’a pas l’apparence du mal. — Mais la bénédiction, même si elle est bonne par son genre, exige, pour être un acte de vertu, d’être entourée des circonstances appropriées, à savoir qu’elle convienne tant à la personne qu’au lieu et au temps. Or, il n’est pas approprié qu’une personne inférieure bénisse en présence d’une personne supérieure, car, comme le dit He 7, 7 : Sans aucun doute, c’est l’inférieur qui est béni par le supérieur.

         <14> Celui qui accède aux conseils «ne cherche pas à monter par des sentiers abrupts en laissant de côté les marches», mais il coupe plutôt ce qui peut empêcher l’homme d’observer les préceptes, comme on l’a dit.

         <15> Selon ce que dit [Jean] Damascène, il faudrait plutôt conclure le contraire. En effet, Dieu ne rend pas immédiatement à l’homme l’incorruptibilité après la régénération parce que cela ne lui serait pas utile, mais plutôt une occasion de s’enorgueillir. En effet, l’abondance des biens temporels et corporels est la base de l’orgueil. Il est ainsi utile à l’homme de passer aux conseils afin éviter l’orgueil, en délaissant l’abondance des biens temporels.

         <16> Les baisers de Rachel signifient le repos de la contemplation, auxquels même ceux qui suivent les conseils ne peuvent parvenir immédiatement, mais après une longue pratique des bonnes oeuvres. Toutefois, on parvient plus facilement à ce repos par l’observance des conseils que par la pratique des commandements dans la vie du siècle.

         <17> Si quelqu’un est attiré à la vie religieuse par des bienfaits temporels en vertu d’une entente, comme on a coutume de le faire pour l’achat et la vente, cela est un moyen défendu. Mais si quelqu’un prend soin d’un autre sans entente, ce n’est pas un moyen défendu. C’est ainsi qu’après les mots mentionnés, on ajoute dans le même chapitre : «...sauf si l’on entend subvenir aux besoins des pauvres sans lien [avec l’incitation à entrer dans la vie religieuse]». On ajoute aussi plus loin : «toutefois... qu’il n’y ait pas de pacte et que cesse toute entente».

         <18> L’état religieux, pour ceux qui y ont déjà progressé, est une milice spirituelle ; mais pour ceux qui y entrent, il est la pratique d’un apprentissage. Il est donc nécessaire, afin d’y progresser, que l’on se soumette à cet entraînement depuis qu’on est enfant, comme l’enseigne Végèce de la milice temporelle, dans son livre Sur l’art militaire.

         <19> L’obligation par laquelle se réalise le mariage corporel ne peut être accomplie avant l’âge de la puberté, obligation à laquelle ressemble la profession qui est faite dans la vie religieuse de toujours y rester. Mais, avant l’âge de la puberté, on peut faire la promesse d’un mariage futur, comme le sont les fiançailles, auxquelles ressemble l’obligation à la vie religieuse.

         <20> Comme la Glose l’explique en cet endroit, par «le fait que le démoniaque guéri voulait être dans la barque avec le Christ, est signifié le désir de ceux qui sont purifiés du péché, [désir] par lequel ils désirent disparaître pour être avec le Christ». Mais cela ne leur est pas immédiatement accordé, car il faut qu’il oeuvrent d’abord dans la vie présente en annonçant la parole de Dieu. Il est donc clair que cela ne se rapporte pas à ce qui est en cause.

         <21> Celui qui, après avoir pratiqué le bien alors qu’il était en Égypte, c’est-à-dire dans le siècle, passe à la vie religieuse, peut y progresser d’autant plus facilement. Mais parce que, dans la vie du siècle, se présentent de nombreux dangers par lesquels cette pratique de la vertu est empêchée, il est plus sûr d’écarter dès le départ les empêchements par l’observance des conseils.

         <22> Il est plus difficile d’observer les commandements dans la vie séculière que dans la vie religieuse. En effet, une grande vertu est nécessaire à celui qui vit dans le siècle pour se garder pur des vices du siècle. C’est ainsi qu’il est dit dans Si 31, 8-9 : Bienheureux le riche qui aura été trouvé sans tache, puis, par la suite : Qui est-il, et nous en ferons l’éloge ? Car il a fait des merveilles durant sa vie. Ainsi, il semble plus présomptueux, si c’est seulement de la présomption, pour quelqu’un qui vit dans le siècle d’avoir confiance de se garder pur que, pour celui qui n’estime pas posséder une si grande vertu, de passer à la vie religieuse afin de se préserver plus facilement de la tache du péché, à la manière de Zachée qui, alors qu’il était de petite taille, grimpa dans un sycomore, c’est-à-dire dans un figuier, pour voir le Christ, par quoi la vie religieuse est désignée.

         <23> Dans chaque état, les choses les plus élevées doivent être attribuées aux [membres] les plus élevés ; cependant, celui qui veut progresser vers un état supérieur doit d’abord recevoir les principes de cet état alors qu’il est inférieur, selon ce que dit Si 25, 5 : Ce que tu n’as pas amassé dans sa jeunesse, tu ne le récolteras pas dans sa vieillesse. Ainsi, pour que quelqu’un parvienne à la perfection de la vie religieuse, il est nécessaire qu’il s’y habitue dès son plus jeune âge.

<Article 2 £[24]> Deuxième question : est-ce que les conseils sont ordonnés aux commandements ?



         Il semble que non.

         <1> En effet, ce qui est ordonné à quelque chose lui est postérieur, car la fin est première dans l’intention et dernière dans l’exécution. Or, il arrive que l’observance des commandements précède dans l’exécution l’accomplissement des conseils, comme cela est clair, selon Mt 19, 21, pour l’adolescent qui disait avoir observé les commandements depuis sa jeunesse, et auquel est donné un conseil en vue de la perfection. Il semble donc que les conseils ne soient pas ordonnés aux commandements comme à leur fin, mais que ce soit plutôt le contraire.

         <2> La fin est plus parfaite que ce qui est ordonné à la fin. Or, les conseils sont plus parfaits que les commandements, car les conseils concernent l’état de perfection, alors que les commandements concernent la justice commune. C’est pourquoi les conseils s’ajoutent aux commandements, comme cela est clair par le fait que, dans Mt 19 [Lc 18, 22], le Seigneur dit au jeune homme qui avait observé les commandements : Il te manque encore une chose si tu veux être parfait, etc. Les conseils ne sont donc pas ordonnés aux commandements, mais c’est plutôt l’inverse.

         <3> Selon le Philosophe, Physique, II, le rapport entre les principes et les conclusions est le même que celui qui existe entre les fins et ce qui se rapporte aux fins. Or, le rapport entre les principes et les conclusions veut que, une fois admis les principes, les conclusions en découlent, et non l’inverse, car il arrive qu’«à partir de faux [principes] on déduise des syllogismes vrais». Le rapport entre les fins et ce qui se rapporte aux fins veut donc que, une fois la fin admise, ce qui se rapporte à la fin soit admis. Or, une fois reconnus les commandements, les conseils ne sont pas admis : en effet, nombreux sont ceux qui observent les commandements, mais qui n’observent pas les conseils. Les conseils ne sont donc pas ordonnés aux commandements comme à [leur] fin.

         <4> Augustin dit, dans le livre Sur la sainte virginité : «Ils se trompent de manière étonnante ceux qui... croient que la virginité ne doit être observée que pour le temps présent.» Or, l’observance des commandements concerne le temps présent. Le conseil de virginité ne doit donc pas être accompli à cause des commandements. Et le même raisonnement vaut pour les autres conseils.

         <5> Les commandements semblent se rapporter à la vie active, mais les commandements, à la vie contemplative. C’est pourquoi, à propos de Mt 19, où sont énumérés les commandements de la loi, la Glose dit : «Voici la vie active.» Mais lorsqu’il est dit plus loin : Si tu veux être parfait, etc., elle dit : «Voici la vie contemplative.» Or, la vie active est ordonnée à la contemplation, et non l’inverse. Les commandements sont donc ordonnés aux conseils, et non l’inverse.

         <6> Il est dit que le Seigneur a par deux fois nourri les foules : premièrement, lorsqu’il a rassasié cinq mille hommes avec cinq pains et deux poissons, comme on le lit en Mt 14, 15-21 ; deuxièmement, lorsqu’il a rassasié quatre mille hommes avec sept pains et des petits poissons, comme on le trouve en Mt 16 [15, 34-38]. Et comme le dit la Glose à propos de Mt 14 : «Les cinq mille [hommes] sont les cinq sens : ce sont ceux qui ont appris à faire bon usage des choses extérieures sous l’habit du siècle ; de cinq pains, c’est-à-dire par les commandements de la loi, [il est indiqué] qu’il est encore nécessaire que se poursuive la formation de ceux qui ne renoncent pas totalement au monde. Les quatre mille [sont rassasiés] de sept pains, c’est-à-dire qu’ils sont au sommet de la perfection évangélique et sont nourris de la grâce spirituelle.» Or, Dieu a nourri les cinq mille hommes de cinq pains avant les quatre mille de sept [pains]. Les commandements viennent donc avant les conseils, et non l’inverse.

         <7> Les dispositions précèdent la perfection et lui sont ordonnées. Or, les préceptes sont des dispositions aux conseils. En effet, la glose de Jérôme dit, au début de Marc : «Il y a quatre qualités dont sont tissés les saints évangiles : les préceptes, les commandements, les témoignages et les exemples. Dans les préceptes se trouve la justice, dans les commandements, la charité, dans les témoignages, la foi, et dans les exemples, la perfection», à laquelle se rapportent les conseils. Il semble donc que les préceptes soient ordonnés aux conseils, et non l’inverse.

         <8> Il n’existe rien d’antérieur à ce qui vient en premier. Or, comme le dit la Glose sur le psautier : «La charité meut d’abord le pied pour le retour à la vie.» Or, des commandements sont donnés à propos de l’acte de la charité. Rien ne vient donc avant les commandements dans la vie spirituelle. Les conseils ne sont donc pas ordonnés aux commandements, mais plutôt l’inverse.

         <9> Sur ce passage du psaume : Comme un nourrisson sevré contre sa mère, etc., la Glose dit : «Comme on relève cinq moments dans la procréation charnelle..., de même [en est-il] pour la spirituelle... Le premier moment est celui de la conception, le second celui du développement dans le sein, le troisième celui de la sortie, le quatrième celui de l’allaitement dans les bras, le cinquième celui du sevrage. De même sommes-nous conçus dans le sein de la mère Église lorsque nous sommes instruits des rudiments de la foi. Ensuite, nous nous développons... comme dans le sein, en progressant à partir de ces débuts... Ensuite, nous sommes comme portés par les mains de l’Église et nourris..., jusqu’à ce que, déjà devenus grands, nous abandonnions le lait de la mère pour nous approcher de la table du père.» Puis, on ajoute : «Mais nombreux sont ceux qui bouleversent cet ordre, tels les hérétiques et les schismatiques, en s’éloignant du lait avant que ce ne soit le temps. À cause de cela, ils dépérissent.» Or, s’éloigner du lait, c’est passer à des choses plus difficiles après avoir délaissé les plus faciles. Comme les conseils sont plus difficiles que les commandements, il semble donc que ceux qui passent aux conseils s’exposent au danger de dépérir, s’ils n’ont pas d’abord été formés aux commandements. Les commandements sont donc ordonnés aux conseils, et non l’inverse.

         <10> Grégoire dit, en commentant Ézéchiel, qu’«il revient aux débutants de faire le bien à partir du commandement». Or, ce qui relève des débutants est ordonné à ce qui relève de la perfection, et non l’inverse. Les commandements sont donc ordonnés aux conseils, et non l’inverse.

         <11> «La vertu imite la nature.» Or, la nature réalise dans le corps de l’animal ce qui se rapporte à l’être, tels les membres principaux, avant ce qui se rapporte à sa perfection. Les commandements, qui se rapportent à l’existence de la vertu, viennent donc avant les conseils, qui se rapportent à sa perfection. Il en est donc de même que ce qui précède.

         <12> Comme il y a un ordre pour apprendre, de même y en a-t-il un pour agir. Or, pour apprendre, il est nécessaire de commencer par ce qui est plus facile pour parvenir au plus difficile. Pour agir, il faut donc d’abord accomplir les commandements, qui sont plus faciles, et ainsi passer aux conseils.

         <13> À propos de Matthieu, 5, 20s, on dit dans la Glose que «la parole divine est un chemin sur lequel nous courons». Or, la parole divine place les commandements avant les conseils, comme cela est clair dans Mt 5, où est d’abord indiqué ce qui a été ordonné aux anciens, et ensuite est ajouté par le Seigneur ce qui relève de la perfection. Il semble donc que l’observance des commandements vienne avant l’observance des conseils.

         <14> Ce qui est le plus petit dans un genre est ordonné à ce qui est le plus grand dans ce genre. Or, rien n’est plus petit dans la vie chrétienne que l’observance des commandements, et rien n’est plus grand que l’observance des conseils. Les commandements sont donc ordonnés aux conseils.

         <15> Jérôme dit, en commentant Matthieu : «Celui qui néglige d’accomplir les commandements de la loi ne peut accomplir ce qui est plus parfait.» Il est donc nécessaire que l’on accomplisse les commandements avant les conseils, et ainsi les commandements sont ordonnés aux conseils.

         <16> Vient avant ce sans quoi quelque chose ne peut exister. Or, [de la pratique] des commandements ne suit pas nécessairement que les conseils soient [pratiqués]. En effet, il ne découle pas du fait que quelqu’un observe les commandements qu’il observe les conseils. L’observance des commandements précède donc naturellement et est ordonnée à l’observance des conseils.

         Cependant, <1> s’oppose à cela ce que dit Augustin dans l’Enchiridion : «Tout ce que Dieu ordonne, dont : “Tu ne forniqueras pas”, et tout ce qui n’est pas ordonné mais suggéré par un conseil spirituel, dont : “Il est bon pour l’homme de ne pas toucher à la femme”, sont faits correctement lorsqu’il sont rapportés à l’amour de Dieu et du prochain pour Dieu.» Or, ces deux choses tombent sous un commandement, comme cela est clair par Mt 22,37-40. Les conseils sont donc ordonnés aux commandements.

         <2> Ce qui relève d’un choix est ordonné à ce qui est nécessaire, car le choix porte sur ce qui se rapporte à la fin. Or, les conseils relèvent d’un choix, mais les commandements, d’une nécessité. Les conseils sont donc ordonnés aux commandements.

         <3> Ce par quoi quelque chose est plus pleinement accompli est ordonné à [ce qui est plus pleinement accompli]. Or, par les conseils, les commandements sont plus pleinement et plus sûrement sauvegardés. Les conseils sont donc ordonnés aux commandements.

         Réponse. Les commandements portent sur les actes des vertus. Or, l’acte de la vertu est double : l’[acte] intérieur et l’[acte] extérieur, et ces deux actes tombent sous le commandement de la loi. Ainsi, Augustin dit-il, dans Contre Faustus, que «parce que les Juifs ne comprenaient sous l’homicide que la mort du corps humain, le Seigneur a expliqué que tout mouvement inique en vue de nuire à un frère appartient au genre de l’homicide. De même encore [pensaient-ils] qu’on n’appelait fornication que l’union corporelle illégitime avec une femme, qui était interdite par la loi, mais le Seigneur a montré que la concupiscence intérieure en faisait aussi partie». Il est donc clair que même les actes intérieurs des vertus tombent sous le commandement.

         Les conseils sont donc ordonnés aux commandements à la fois selon qu’ils portent sur les actes intérieurs des vertus et selon qu’ils portent sur les actes extérieurs, mais de manière différente.<

         Car ils sont ordonnés aux actes intérieurs comme à leur fin. En effet, les actes intérieurs des vertus morales se rapportent à la pureté de l’esprit, de sorte que l’esprit de l’homme soit libéré des passions désordonnées et de la cupidité à l’endroit des choses extérieures, et, au-delà, toutes les vertus, aussi bien morales que théologales, sont ordonnées à l’amour de Dieu et du prochain. Et tous les conseils sont ordonnés à ces deux choses comme à leur fin, à savoir, à la charité envers Dieu et envers le prochain, et à la pureté de l’esprit. C’est ainsi qu’il est dit dans les Conférences des pères : «Tout ce qui peut nous orienter vers... la pureté du coeur doit être adopté de tout coeur, et tout ce qui en éloigne doit être évité, car cela est pernicieux et mauvais. Pour elle, nous faisons et supportons tout ; pour elle, nous méprisons les parents, la patrie, les dignités, les richesses, les plaisirs de ce monde et toute volupté, afin que la pureté du coeur soit toujours préservée.» Plus loin, il ajoute : «Pour elle, nous avons su que nous devions accepter l’abstinence des jeûnes, les veilles, les souffrances, la nudité corporelle, la lecture et les autres vertus, afin de pouvoir préparer et garder notre coeur intact de toutes les passions nuisibles, en nous efforçant de monter par ces degrés vers la perfection de la charité.» Augustin dit la même chose dans son livre Sur les moeurs de l’Église : «Ils mettent tous leurs soins à se priver de nourriture, non pas parce que certains genres de viande seraient impurs à leurs yeux, mais pour dompter la concupiscence et pour préserver la charité fraternelle.» Et il est dit au même endroit : «C’est la charité qui est surtout préservée, c’est la nourriture qui se conforme à la charité, la parole à la charité, le vêtement à la charité, le visage à la charité.» C’est pourquoi l’Apôtre, en 1Co 7,34, enseigne que la virginité doit être ordonnée à ce que la femme non mariée pense aux choses de Dieu, à la manière dont elle plaira à Dieu. Et le Seigneur [enseigne], Mt 19,21, que le conseil de la pauvreté fait en sorte que l’homme le suive, ce qui se réalise par la rectitude et la pureté des sentiments intérieurs. Ainsi donc, les conseils sont ordonnés aux commandements comme à leur fin pour ce qui est des actes intérieurs.

         Mais, pour ce qui est des actes extérieurs, par exemple : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, etc., les conseils sont ordonnés aux préceptes, mais non comme à leur fin, — en effet, l’homme n’observe pas la virginité afin de s’abstenir de l’adultère, et il ne renonce pas à ce qui lui appartient afin de ne pas voler ce qui appartient à d’autres, puisque les oeuvres extérieures des conseils sont plus grandes que les oeuvres extérieures des commandements ; ils leur sont cependant ordonnés pour autant qu’ils les font observer de manière plus sûre et plus ferme. En effet, celui qui rejette ce qui lui appartient s’abstient encore bien davantage de voler ce qui est à un autre. Ainsi Augustin dit-il, dans le livre Contre Faustus, XIX : «Le Seigneur a fait l’éloge de ce tout ce qu’il avait rappelé de la loi des Hébreux afin que tout ce qui avait parlé auparavant de sa personne serve à renforcer l’interprétation, s’il s’y trouvait quelque chose d’obscur, ou à confirmer d’une manière plus sûre qu’il l’avait voulu.» Et, dans le livre Sur le discours du Seigneur sur la montagne, il dit qu’«alors qu’est accompli... ce qui s’ajoute à la perfection, encore bien davantage est accompli ce qui a été indiqué en vue de l’amorcer».

         Il est donc ainsi clair que les conseils sont ordonnés aux commandements comme à leur fin pour autant qu’ils portent sur les actes intérieurs, mais les conseils sont ordonnés aux commandements, pour autant qu’ils portent sur les actes extérieurs, afin que [les commandements] soient plus sûrement et plus fermement gardés, à la façon dont on écarte un empêchement. Et le premier point est la cause du second : en effet, la ferme observance des actes extérieurs est causée par les sentiments intérieurs d’un esprit bien disposé.

         <1> Selon certains, ce riche a menti en disant qu’il avait observé les commandements, et surtout à propos d’un commandement qui est rappelé là et qui se rapporte à un acte intérieur : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est pourquoi Origène dit, en commentant Matthieu : «Il est écrit dans l’évangile... selon les Hébreux, que lorsque le Seigneur eut dit : “Va et vends tout ce que tu possèdes...”, le riche se mit à hocher la tête, et cela ne lui plut pas. Et le Seigneur lui dit : “Comment dis-tu : ‘J’ai observé la loi et les prophètes ?’ Il est écrit dans la loi : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’, et voilà qu’un grand nombre de tes frères, les fils d’Abraham, sont couverts d’excréments, meurent de faim, et que ta maison est remplie de beaucoup de biens, et rien ne leur en parvient !’” Il est donc impossible d’observer le commandement mentionné... et d’être riche, et surtout de posséder tant de richesses.» Et cela est confirmé par Jérôme qui dit, en commentant Matthieu : «Le jeune homme ment. En effet, s’il avait accompli par ses actes ce qui est proposé dans le commandement : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”, comment serait-il parti triste en entendant par la suite : “Vends tout ce qui tu possèdes et donne-le aux pauvres” ?»

         Mais parce que Chrysostome et d’autres commentateurs disent qu’il n’a pas menti, les deux [interprétations] peuvent être sauvées. Car ce commandement : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, peut être observé de deux manières. Premièrement, d’une manière imparfaite, à savoir que quelqu’un ne fasse pas à son prochain ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse et qu’il vienne au secours de son prochain sans dommage pour lui-même. D’une autre manière, <d’une manière parfaite>, à savoir que, pour subvenir aux besoins corporels du prochain, il se comporte comme pour subvenir à ses propres besoins. En effet, celui qui possède de grandes richesses n’observe pas le commandement de cette manière, s’il les garde en permettant que les autres restent dans le besoin. Or, les conseils sont ordonnés à ce que les commandements soient observés plus parfaitement. C’est pourquoi, pour celui qui observe les commandements d’une manière imparfaite, le Seigneur ajoute les conseils par lesquels les commandements sont plus parfaitement observés.

         <2> La perfection de la vie consiste essentiellement dans les commandements, pour autant qu’ils portent sur les actes intérieurs des vertus, car la charité est le lien de la perfection, comme le dit l’Apôtre, Col 3,14. C’est pourquoi, après que le Seigneur eut rappelé les commandements de la charité, Mt 5, 48, il ajoute : Soyez donc parfaits. Mais, la perfection consiste de manière instrumentale dans les conseils, pour autant qu’ils portent sur les actes extérieurs, à savoir que ces conseils sont comme des instruments par lesquels on parvient plus facilement à la perfection. Ainsi, dans les Conférences des pères, il est dit : «Les jeûnes, les veilles, la méditation des Écritures, la nudité et la privation de tous les biens ne sont pas la perfection, mais des instruments de la perfection, car la fin de cet entraînement ne consiste pas en eux, mais on parvient à la fin par eux.» Et Augustin dit, dans le livre Sur la perfection de la justice : «Comprenons les commandements sur la perfection de manière à ne pas négliger la perfection de la charité.» Et Jérôme dit, en commentant ce passage de Matthieu : Voilà que nous avons tout abandonné pour te suivre, qu’«il ne suffit pas d’abandonner autant, il ajoute ce qui est parfait : Et nous t’avons suivi. Qu’y aura-t-il pour nous ?, comme s’il disait : “Nous avons fait ce que tu as commandé : quelle récompense nous donneras-tu ?”» Les commandements imparfaitement observés se rapportent donc à la justice commune, mais la perfection de la vie consiste dans l’observance pure et simple des commandements.

         <3> Quelque chose est ordonné à une fin de deux façons : premièrement, comme ce qui est nécessaire à cette fin, sans quoi la fin ne peut exister, comme la nourriture pour préserver la vie du corps ; d’une autre façon, comme ce qui est nécessaire à la fin, sans quoi on ne peut parvenir aussi bien à la fin, comme le cheval est ordonné à la route, non pas que sans cheval quelqu’un ne puisse faire route, mais parce qu’il le fait mieux à cheval. Semblablement, les conseils sont ordonnés aux commandements, non pas parce que sans les conseils les commandements ne peuvent être observés pour les actes intérieurs comme pour les extérieurs (car Abraham, qui faisait usage du mariage et des richesses, fut parfait devant Dieu, selon ce que dit Gn 17,1, Marche devant moi et sois parfait !), mais parce qu’on parvient plus facilement et plus parfaitement à l’observance parfaite des commandements par les conseils.

         <4> Par ces paroles, Augustin entend écarter ce que disaient certains, qui croyaient que la virginité était nécessaire seulement pour éviter les tribulations du corps qui sont endurées dans le mariage. Or, l’observance des commandements, même si elle est réalisée dans le siècle présent, ne concerne pas seulement ce siècle, mais unit au siècle à venir.

         <5> Les commandements concernent à la fois la vie active et la vie contemplative, mais les conseils sont des instruments de la vie contemplative. Or, au même endroit, il avait été fait mention des commandements ordonnés au prochain, qui concernent la vie active.

         <6> Dans la pratique même des commandements, il arrive qu’on trouve une différence entre la perfection et l’imperfection. On ne peut donc pas dire que le nombre de cinq mille se rapporte aux commandements et le nombre de quatre mille aux conseils. Mais le premier [nombre] se rapporte à l’observance imparfaite des commandements, que l’on rencontre parfois dans la vie séculière, alors que le second se rapporte à l’observance parfaite des commandements, à laquelle sont ordonnés les conseils. Toutefois, ce n’est pas parce que le Seigneur en a d’abord nourri cinq mille plutôt que quatre mille que quelqu’un doit d’abord s’entraîner dans la vie séculière avant de passer à la vie religieuse, car même ceux qui entrent dans la vie religieuse n’acquièrent pas immédiatement la perfection, mais s’entraînent à rechercher la perfection. C’est pourquoi la vie religieuse est une certaine école de la perfection.

         <7> Les exemples qui sont proposés dans les évangiles sont des exemples du Christ, qui ne se rapportent pas seulement aux conseils, mais aussi à l’observance parfaite des commandements. C’est pourquoi on ajoute ensuite au même endroit ses exemples comme celui-ci : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.

         <8> La charité comporte plusieurs degrés, car il y a d’abord la charité qui commence, puis la charité qui est en progrès, et enfin la charité parfaite. Ainsi, dans la vie spirituelle, la charité est le commencement et la fin.

         <9> L’observance des conseils est plus difficile que l’observance des préceptes pour ce qui est des actes extérieurs. Toutefois, l’observance parfaite des préceptes pour ce qui est des actes intérieurs est beaucoup plus difficile. En effet, il est plus difficile de se débarrasser de la convoitise de l’esprit que de ses biens. Et cependant, il est plus difficile d’observer les actes extérieurs des commandements sans les conseils qu’avec les conseils, comme il est clair par ce qui a été dit.

         <10> Les débutants font partie de ceux qui doivent être instruits par d’autres ; c’est pourquoi ils sont mus par commandement à faire quelque chose, aussi bien dans la vie séculière que dans la vie religieuse. Mais lorsqu’ils ont déjà atteint la perfection, ils accomplissent par un habitus intérieur, comme d’eux-mêmes, non seulement les conseils, mais aussi les commandements.

         <11> Comme il a été dit, la charité est à la fois le commencement et la fin de la vie spirituelle. C’est pourquoi elle-même précède à ses débuts, comme faisant partie de l’être de la vie spirituelle, et elle suit, comme faisant partie de l’être parfait de la vie spirituelle. Toutefois, ce qui est ordonné au bien [d’une chose] est ordonné à la conservation de ce qui se rapporte à l’être même de [cette] chose.

         <12> Même dans les disciplines, on apprend d’abord ce par quoi d’autres choses sont plus facilement comprises, bien qu’il soit plus facile de comprendre celles-là ou de les posséder d’une manière commune, comme il est plus facile de raisonner à la manière dont les gens sans instruction utilisent une certaine dialectique, que de connaître les règles de la logique. Et cependant, on apprend d’abord les règles de la logique afin de pouvoir raisonner plus parfaitement que ne raisonnent communément les gens sans instruction. De même, il est plus facile d’observer les commandements d’une manière imparfaite que d’observer les conseils ; toutefois, il faut que ceux qui tendent à l’observance parfaite des commandements commencent par les conseils comme par des instruments.

         <13> Ce ne sont pas des conseils que le Seigneur ajoute en cet endroit, mais des commandements, comme il est clair aussi bien par les paroles du Seigneur qui sont présentées là, que par l’interprétation d’Augustin dans le livre Sur le sermon du Seigneur sur la montagne.

         <14> L’observance des commandements selon un mode imparfait est ce qu’il y a de plus petit dans la vie spirituelle, mais c’est ce qu’il y a de plus grand, s’ils sont observés parfaitement.

         <15> Non seulement les conseils sont ce qu’il y a de plus parfait dans l’évangile, mais aussi les commandements, comme il est clair par ce qui a été dit.

         <16> Il n’est pas toujours nécessaire que ce sans quoi quelque chose ne peut exister, même si cela est antérieur d’une certaine façon, soit antérieur dans le temps. En effet, chez les anges, l’être ne précède pas l’acte de comprendre, bien que tout vivant n’intellige pas [en acte], car, dès le départ, les anges ont une vie parfaite, qui est [la vie] intellectuelle. De même, ceux qui veulent observer plus pleinement les commandements doivent dès le début accepter les conseils, bien que tous ceux qui observent les commandements n’observent pas les conseils.





QUODLIBET 5 : £[Sur Dieu, les anges et les hommes]




<Question 1> £[Sur la science de Dieu]



         À propos de la science de Dieu, deux questions ont été posées. Premièrement, est-ce que Dieu connaît le premier instant où il pouvait créer le monde ? Deuxièmement, est-ce que ceux qui sont connus d’avance [praesciti] peuvent démériter ?



<Article 1 £[1]> Premièrement : il semble que Dieu connaisse le premier instant où il pouvait créer le monde.



         En effet, Dieu a pouvait créer le monde avant de l’avoir créé. Or, il ne pouvait pas le créer antérieurement d’une manière infinie, car ainsi [le monde] lui serait coéternel. Il y a donc eu un instant où il pouvait créer le monde pour la première fois. Or, Dieu comprend toutes choses par sa science. Dieu connaît donc le premier instant où il a pu créer le monde.

         Cependant, Dieu ne connaît rien qui porte préjudice à sa toute-puissance. Or, ce serait un préjudice à sa toute-puissance s’il existait un instant où il pouvait pour la première fois créer le monde, car ainsi sa puissance serait limitée à cet instant. Dieu ne connaît donc pas le premier instant où il pouvait créer le monde.

         Réponse. On dit de deux manières que quelque chose arrive selon une certaine mesure de lieu et de temps. D’une manière, en présupposant cette même mesure, et ainsi les effets particuliers sont produits par Dieu ou par les autres agents dans un lieu et dans un temps. D’une autre manière, de sorte que la mesure du lieu et du temps soit produite en même temps que [cette chose], et le monde est amené par Dieu à l’existence de cette façon, non pas comme dans un lieu ou dans un temps préexistants, mais parce que le lieu et le temps sont produits en même temps que le monde.

         Ainsi, il faut comprendre autrement que l’on dise que Dieu pouvait produire un effet particulier, par exemple, un cheval ou un homme, avant de l’avoir produit ou même ailleurs qu’il ne l’a produit, et que l’on dise cela pour le monde. Car, lorsqu’on dit cela d’un homme ou d’un cheval, on veut dire qu’il y a un temps ou un lieu où l’homme pouvait être fait par Dieu, mais, lorsqu’on dit cela du monde, on ne veut pas dire qu’il existe un temps avant le monde, ni un lieu en dehors de celui-ci, mais on veut dire que Dieu pouvait produire une plus grande mesure du lieu et du temps.

         Si donc on se demande si [Dieu] pouvait faire le monde avant qu’il ne l’a fait à l’infini, et si cela est mis en rapport avec la puissance de celui qui produit, il est clair qu’il pouvait le faire avant à l’infini : en effet, la puissance de Dieu est éternelle, et rien ne pouvait l’accroître du fait de commencer à un certain moment à faire le monde, alors qu’il ne le pouvait pas auparavant. Mais si cela est mis en rapport avec le monde même, il ne pouvait ainsi arriver qu’il ait toujours existé, en supposant la vérité de la foi catholique, qui tient que le monde n’existait pas à un certain moment. En effet, de même que Dieu ne peut faire que ce qui a existé n’ait pas existé, comme on le dira plus loin, de même il ne peut faire que ce qui n’a pas existé à un certain moment n’ait jamais existé. En ce sens, on dit donc que Dieu ne pouvait pas faire le monde à l’infini avant de l’avoir fait.

         Mais il faut encore comprendre qu’on parle d’infini de deuxmanières. D’une manière, en acte, et ainsi on dit, selon ce qui a été dit plus haut, que Dieu ne pouvait pas faire le monde à l’infini avant qu’il ne l’a fait, c’est-à-dire que la durée de monde ait précédé à l’infini. D’une autre manière, on parle d’infini en puissance, et ainsi Dieu pouvait faire le monde à l’infini avant qu’il ne l’ait fait, car, quelle que soit l’antériorité selon laquelle il pouvait le faire, il pouvait le faire encore antérieurement.

         Et ainsi, il n’existe pas de premier instant où Dieu pouvait faire le monde ; mais il y a un premier instant où il l’a fait, de même qu’il y a [un instant] suprême jusqu’où Dieu l’a fait, mais qu’il n’y a cependant pas d’instant suprême au-delà duquel il ne pouvait le faire.

         Et ainsi, il est clair que la question ne se pose plus.



<Article 2 £[2]> Deuxièmement : il semble que ceux qui sont connus d’avance £[praesciti] par Dieu ne peuvent démériter.



         En effet, certains sont élus par Dieu de toute éternité comme devant posséder la grâce ; de même, certains sont connus d’avance par Dieu comme devant être laissés à leur nature. Or, nous ne méritons ni ne déméritons pas par les choses naturelles. Ceux qui sont connus d’avance par Dieu ne déméritent donc pas.

         Cependant, personne n’est condamné par Dieu si ce n’est en raison de son démérite, puisque Dieu est un juge juste. Or, ceux qui sont connus d’avance sont condamnés par Dieu. Ils déméritent donc.

         Réponse. La science de Dieu se compare aux choses créées comme l’art à ce qui est produit par l’art. Ainsi, de même que l’art n’est pas seulement connaissance mais aussi cause de ce qui est fait selon l’art, mais qu’il est seulement connaissance des péchés par lesquels on s’écarte des règles de l’art, de même la science de Dieu réalise-t-elle et connaît-elle tout ce qui est bien, mais elle est connaissance, et non cause, des maux et des péchés, qui sont des écarts par rapport à sa loi éternelle. Ainsi, il est clair que les bons, qui sont justifiés par la grâce, ne sont pas seulement connus d’avance par Dieu de toute éternité, mais sont aussi élus en vue de posséder la grâce ; mais que les pécheurs, qui ne sont pas justifiés par la grâce, ne sont pas élus ou préordonnés par Dieu à la faute : ils sont seulement connus d’avance comme ne devant pas posséder la grâce, mais devant être laissés à leur nature.

         Or, comme tout agent a pouvoir sur ce qui lui est inférieur, et non sur ce qui lui est supérieur, la nature laissée à elle-même n’est pas habilitée à un acte méritoire, qui dépasse la capacité de la nature, mais elle est habilitée à un acte de péché, qui est déméritoire, comme à quelque chose qui est inférieur à la nature humaine. En effet, en péchant, l’homme déchoit de la dignité de sa nature.

         Et ainsi, il est clair que ceux qui sont connus d’avance peuvent démériter.

         <1> Il faut répondre que lorsqu’on dit que nous ne méritons ni ne déméritons pas par les réalités naturelles, [cela peut s’entendre] de deux manières. D’une manière, de sorte que les réalités naturelles elles-mêmes ne soient ni des mérites ni des démérites ; et ainsi, cela est vrai, car les mérites dépassent la nature et les démérites sont contraires à la nature. D’une autre manière, on peut entendre que les réalités naturelles ne sont pas des principes du mérite ou du démérite ; et ainsi, cela est est faux, car les réalités naturelles aidées par la grâce sont des principes de mérite, mais, laissées à elles-mêmes, elles peuvent être des principes de démérite, comme on l’a dit.



<Question 2> £[Sur la puissance de Dieu]



         Ensuite, on a posé deux questions sur la puissance de Dieu. Premièrement, Dieu peut-il rétablir une vierge corrompue ? Deuxièmement, Dieu peut-il pécher, s’il le veut ?



<Article 1 £[3]>Premièrement : il semble que Dieu puisse rétablir une vierge.



         <1> Il relève de la toute-puissance de Dieu qu’aucune parole ne lui est impossible, comme il est dit en Luc 1. Or, c’est une certaine parole que de rétablir une vierge après sa chute. Dieu peut donc rétablir une vierge après sa chute.

         Cependant, ce que dit Jérôme s’oppose à cela : «Alors que Dieu peut faire d’autres choses, il ne peut pas rétablir une vierge après sa chute.» Et on lit cela dans le Décret, XXXII, q. 5.

         Réponse. Dans la virginité, on peut considérer deux choses. L’une est l’intégrité même de l’esprit et du corps ; et ainsi, Dieu peut rétablir une vierge après sa chute. En effet, il peut redonner son intégrité à l’esprit par la grâce et redonner son intégrité au corps par un miracle. Mais il y a une autre cause de l’intégrité en question, car la femme vierge n’a pas été connue par un homme. Et, sous cet aspect, Dieu ne peut rétablir une vierge après sa chute. En effet, il ne peut faire que celle qui a déjà été connue par un homme n’ait pas été connue, comme il ne peut pas faire que quelque chose qui est arrivé ne soit pas arrivé. Car la puissance de Dieu s’étend à la totalité de l’être ; n’est donc exclu de la puissance de Dieu que ce qui répugne à la notion d’être : le fait d’être et de ne pas être en même temps ; et que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé tombe sous cette notion. Ainsi Augustin dit-il dans le livre Contre Faustus, XXVI : «Quiconque dit que, si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que ce qui a été n’ait pas été, ne se rend pas compte qu’il dit... que [Dieu] doit faire que ce qui est vrai, par le fait même que cela est vrai, est faux.»

         <1> Il faut donc dire que, comme le verbe est un concept de l’esprit, rien de ce qui comporte une contradiction ne peut être appelé verbe, car cela ne fait pas partie du concept de l’esprit, comme cela est prouvé dans Métaphysique, IV.



<Article 2 £[4]> Deuxièmement : il semble que cette £[proposition] soit fausse : «Dieu peut pécher, s’il le veut.»



         <1> En effet, de tout ce dont je peux dire que l’homme peut le faire s’il le veut, on peut aussi dire simplement que l’homme peut le faire. Si donc cette proposition est vraie : «Dieu peut pécher, s’il le veut», il découle que [cette proposition] est vraie : «Il peut pécher.» Or, cela est erroné. La première proposition [l’est donc] aussi.

         Cependant, quiconque veut pécher pèche. Or, il en découle que «si Dieu pèche, il peut pécher». Il en découle donc que «s’il le veut, il peut pécher».

         Réponse. Cette conjonction «si» implique un certain rapport. Or, la proposition peut impliquer un double rapport.

         D’une manière, un rapport de cause ou de principe, et, de cette façon, la proposition est fausse. En effet, la volonté est un principe et une cause par rapport aux créatures, et non par rapport à ce qui a trait à la nature divine. Ainsi, «nous ne disons pas que le Père a engendré le Fils par sa volonté, mais naturellement», comme le dit clairement Hilaire dans le livre Sur les synodes. Or, la puissance de Dieu est en rapport avec la nature divine elle-même. Le pouvoir même de pécher n’est donc pas soumis à la volonté divine, autrement la volonté de Dieu serait principe de changement de la nature divine, ce qui est impossible.

         D’une autre manière, [la conjonction «si»] peut comporter un rapport de conséquence, et ainsi cette formule est vraie : «Si Dieu veut pécher, il peut pécher.» En effet, elle suit sans condition, si nous raisonnons à partir de l’impossible : «Dieu veut pécher, donc, il peut pécher», car tout ce qu’il veut, il le peut, mais non inversement.

         <1> Il faut dire que, lorsqu’on dit : «Si un homme veut courir, il peut courir», l’antécédent est possible. C’est pourquoi le conséquent est tout simplement possible. <Mais> lorsqu’on dit : «Si Dieu veut pécher, il peut pécher», l’antécédent est impossible. Ainsi, rien n’empèche que la conditionnelle soit vraie, le conséquent étant impossible.



<Question 3> £[Sur la nature assumée]



         Ensuite, on a posé deux questions à propos de la nature assumée. Premièremement, est-ce que tout le sang que le Christ a versé dans sa passion est retourné à son corps lors de la résurrection ? Deuxièmement, en quoi le Christ nous a-t-il donné le plus grand signe d’amour : par le fait qu’il a souffert pour nous ou par le fait qu’il nous a donné son corps en nourriture dans un sacrement ?



<Article 1 £[5]> Premièrement : il semble que tout le sang du Christ qui a été répandu dans sa passion soit retourné à son corps lors de la résurrection.



         <1> En effet, notre résurrection sera conforme à la résurrection du Christ, selon ce que dit Ph 3, 21 : Il transformera notre corps de misère pour le transformer en son corps de gloire. Or, tout ce qui faisait partie de la vérité de la nature humaine reviendra à notre corps à la résurrection. Or, le sang du Christ répandu lors de la passion faisait partie de la vérité de la nature humaine et il est appelé sacré, conformément à ceci : Que le sang sacré répandu du corps de l’Agneau a oint. Il semble donc que le sang du Christ répandu dans la passion soit retourné à son corps lors de la résurrection.

         <2> De plus, le Verbe de Dieu n’a jamais abandonné ce qu’il avait assumé dans notre nature, alors que les parties de la nature humaine étaient séparées l’une de l’autre dans la passion. Or, le Verbe de Dieu a assumé dans notre nature, non seulement le corps, mais aussi le sang. Ce sang ne fut donc jamais abandonné par le Verbe. Il retourna donc vers lui lors de la résurrection.

         Cependant, s’oppose à cela le fait que, dans certaines églises, on dit que le sang du Christ a été conservé.

         Réponse. Dans la résurrection du Christ comme dans la nôtre, tout ce qui faisait partie de la vérité de la nature humaine sera rétabli, mais non ce qui ne faisait pas partie de la vérité de la nature humaine. Et bien qu’il y ait diverses opinions au sujet de ce qui fait partie de la vérité de la nature humaine, selon toutes les opinions, ce n’est pas tout le sang nourricier, c’est-à-dire celui qui est produit par la nourriture, qui se rapporte à la vérité de la nature humaine. Ainsi, lorsque le Christ mangeait et buvait avant la passion, rien n’empêche qu’il y ait eu en lui un sang nourricier, qui ne se rapportait pas à la vérité de la nature humaine et qui ne devait pas nécessairement retourner à son corps lors de la résurrection.

         Mais parce qu’on soulève de manière spéciale la question à propos du sang versé lors de la passion pour la rédemption du genre humain, il semble que, pour une triple raison, il faille plutôt dire de celui-ci qu’il retourna en entier au corps du Christ lors de la résurrection. La première peut être tirée de l’âge du Christ souffrant. En effet, il a souffert à l’âge le plus parfait, où ce qui se trouve dans l’homme semble au plus haut point appartenir à la vérité de la nature humaine, pour ainsi dire porté à la plus grande perfection. La deuxième raison est tirée du mérite de la passion. En effet, si «les membres des saints martyrs dans lesquels ceux-ci ont souffert pour le Christ recevront un éclat privilégié lors de la résurrection», comme Augustin le dit dans La cité de Dieu, XXI, à bien plus forte raison le sang du Christ, qu’il a versé pour le salut du genre humain, a-t-il été rétabli lors de sa glorieuse résurrection. La troisième raison peut être tirée de la vertu même de la passion. En effet, ce sang répandu dans la passion a sanctifié le genre humain, selon ce que dit He 13, 12 : Pour sanctifier le peuple par son sang, Jésus a souffert hors de la porte. Or, l’humanité du Christ avait une puissance salutaire par la vertu du Verbe uni à elle, comme le dit [Jean] Damascène, livre III. Il est donc manifeste que le sang versé dans la passion, qui était au plus haut point porteur de salut, fut uni à la divinité. Il fallait donc que, lors de la résurrection, il soit uni aux autres membres humains.

         Mais on dit que le sang du Christ, montré dans certaines églises. a coulé du corps du Christ, après qu’on a frappé une image ou autrement.

         Et par cela, la réponse aux objections est claire.



<Article 2 £[6]> Deuxièmement : il semble que le Christ nous ait donné un plus grand signe d’amour en donnant son corps en nourriture qu’en souffrant pour nous.



         <1> En effet, la charité de la patrie (patria) est plus parfaite que la charité de la route (via). Or, le bienfait que le Christ nous a apporté en nous donnant son corps en nourriture ressemble plus à la charité de la patrie, où nous jouirons pleinement de Dieu ; mais la passion qu’il a endurée pour nous ressemble davantage à la charité de la route, sur laquelle nous sommes plus exposés à souffrir pour le Christ. C’est donc un plus grand signe d’amour que le Christ nous ait donné son corps en nourriture que ce qu’il a souffert pour nous.

         Cependant, il est dit en Jn 15, 13: Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.

         Réponse. «Ce qui est le plus fort dans chaque genre est la mesure de tout ce qui appartient à ce genre», comme cela est clair par ce que dit le Philosophe, Métaphysique, X. Or, ce qui est plus fort dans le genre de l’amour humain est l’amour par lequel quelqu’un s’aime lui-même. Ainsi, c’est de cet amour qu’il est nécessaire de prendre la mesure de tout amour par lequel quelqu’un en aime un autre. C’est pourquoi dans Éthique, IX, le Philosophe dit «Les manifestations d’amitié à l’égard d’un autre viennent des manifestations d’amitié envers soi-même.» Or, cela fait partie de l’amour par lequel quelqu’un s’aime lui-même qu’il se veuille du bien. Ainsi, quelqu’un montre d’autant plus qu’il en aime un autre qu’il écarte le bien qu‘il se veut à lui-même pour son ami, selon ce que dit Pr 12, 26 : Celui-là est juste qui ne tient pas compte d’un préjudice à cause d’un ami. Or, l’homme veut pour lui-même trois biens en particulier, qui sont son âme, son corps et les choses extérieures. C’est donc un signe d’amour que quelqu’un souffre un préjudice dans les choses extérieures à cause d’un autre ; mais c’est un plus grand signe d’amour si son propre corps endure un préjudice, soit par des travaux, soit par des coups, pour soutenir un ami ; mais c’est le plus grand signe d’amour qu’il veuille livrer sa propre âme en mourant pour un ami.

         Le fait que le Christ ait livré sa propre âme en souffrant pour nous fut donc le plus grand signe d’amour, mais qu’il nous ait donné son corps en nourriture dans le sacrement ne lui cause aucun préjudice. Il est donc clair que la première chose est un plus grand signe d’amour. Ainsi, ce sacrement est un mémorial et une figure de la passion du Christ ; mais la vérité l’emporte sur la figure et la réalité sur le mémorial.

         <1> Il faut dire que la présentation du corps du Christ possède une certaine figure de la charité par laquelle Dieu nous aime dans la patrie, mais que sa passion se rapporte à l’amour même de Dieu qui nous rappelle de la perdition à la patrie. Or, l’amour de Dieu n’est pas plus grand dans la patrie que dans le présent.



<Question 4> £[Sur les anges]





<Article 1 £[7]> Ensuite, à propos des anges, on a posé une question : est-ce que Lucifer est sujet à l’aevum£[5] ?



         Et il semble qu’il en soit ainsi.

         <1> En effet, de même qu’est sujet au temps ce qui est la première chose temporelle la plus simple, de même est sujet à l’aevum ce qui semble être l’être le plus simple d’une durée sans limites. Or, celui-ci est Lucifer, qui fut créé le premier parmi les anges selon sa nature. Or, l’aevum ne se rapporte pas à la grâce mais à la nature, autrement les corps célestes, qui ne peuvent pas recevoir la grâce, ne pourraient pas avoir l’aevum comme mesure. Comme les dons naturels sont demeurés en entier chez les démons après le péché, ainsi que le dit Denys dans Les noms divins, ch. 4, il semble que l’aevum soit en Lucifer comme dans [son] sujet.

         Cependant, l’aevum est une certaine participation à l’éternité. Or, les anges bienheureux participent davantage à l’éternité que Lucifer, qui est exclu de la béatitude. Lucifer n’est donc pas sujet à l’aevum, mais plutôt le plus élevé des anges bons.

         Réponse. C’est de l’ignorance de la langue grecque que vient communément chez plusieurs la distinction entre l’aevum et l’éternité, comme si on faisait une distinction entre antropos (anthropos) et homo. En effet, ce qu’on appelle en grec evon [aiôn] s’appelle en latin «éternité». Ainsi, Denys, Les noms divins, X, utilise «éternité» et aevum pour parler de la même chose. Mais parce qu’il faut faire une distinction entre les mots, si nous les disitinguons l’un de l’autre, l’aevum ne sera rien d’autre qu’une participation à l’éternité, de sorte que l’éternité substantielle soit attribuée à Dieu lui-même, mais que l’aevum sera comme une participation à l’éternité par les substances spirituelles, qui existent au-delà du temps. Or, comme ce qui est nommé selon [sa] substance est toujours la mesure de ce qui est nommé selon une participation, on peut dire que la première mesure de tous les êtres «éviternels» est l’éternité même de Dieu, comme la substance de Dieu est la mesure de toute substance, ainsi que le dit le Commentateur de Métaphysique, X.

         Cependant, si l’on veut envisager une mesure homogène, c’est-à-dire qui soit du même genre, certains disent qu’il n’existe pas [pour les êtres «éviternels»] une mesure commune, mais que chaque être «éviternel» a son propre aevum. Mais ceux-là ignorent le sens du mot. En effet, ce qu’ils disent serait vrai si tous les être «éviternels»étaient égaux. Ainsi, l’un d’eux ne serait pas la mesure d’un autre. Mais cela n’est pas vrai, car, chez les anges, il faut envisager un premier, un intermédiaire et un dernier, non seulement selon les divers hiérarchies et ordres, mais aussi selon les divers anges à l’intérieur d’un même ordre, comme cela est clair chez Denys, La hiérarchie céleste, X. Et parce que toujours ce qui est le plus simple est la mesure dans tous les genres, comme il est dit dans Métaphysique, X, il est ainsi nécessaire que la durée de l’être «éviternel» le plus simple soit l’aevum de tous les êtres «éviternels». Ainsi, l’être «éviternel» le plus simple est-il sujet à l’aevum.

         Mais il faut remarquer que les substances spirituelles sont mesurées par l’aevum non seulement quant à leur substance, mais aussi quant à leur opération propre. C’est pourquoi, dans le Livre des causes, il est dit qu’elles existent «dans le moment de l’éternité selon leur substance et leur opération». Il est ainsi nécessaire que l’ange qui est sujet à l’aevum soit le plus simple, non seulement quant à son essence, mais aussi quant à son opération. Or, tel est le premier des anges bons, dont l’opération est le plus unie à l’Un, qui est Dieu. Ainsi donc, le premier des anges bons est sujet à l’aevum, mais non Lucifer.

         <1> Certains ont affirmé que Lucifer n’était pas le premier des anges, mais, comme le dit [Jean] Damascène, il fut «le premier de ceux qui préexistaient à l’ordre terrestre». Mais si nous concédons, selon Grégoire, qu’il était le premier de tous [les anges], il faut alors dire que son opération s’est détournée de l’unique Premier et s’est tournée vers la multitude des choses inférieures, sur lesquelles il désirait dominer. Et ainsi, les démons chutent-ils de la suprême simplicité de l’aevum. C’est pourquoi Denys dit, Les noms divins, IV, que «les démons sont appelés mauvais parce qu’ils sont affaiblis dans leur opération naturelle».



<Question 5> £[Sur les hommes]



         Ensuite, on a posé des questions sur les hommes : premièrement, sur ce qui peut être commun à tous ; deuxièmement, sur ce qui appartient à certains états des hommes.

         À propos des choses communes, on a posé des questions sur quatre points : premièrement, sur ce qui se rapporte à la nature de l’homme ; deuxièmement, sur ce qui se rapporte aux sacrements ; troisièmement, sur ce qui se rapporte aux vertus ; quatrièmement, sur ce qui se rapporte aux préceptes.

         À propos du premier point, on a posé des questions sur trois choses. Premièrememnt, sur les personnes des hommes : si Adam n’avait pas péché, est-ce que ce sont les mêmes hommes qui sont maintenant sauvés qui auraient été sauvés ? Deuxièmement, à propos de l’intellect : est-ce que le verbe du coeur est une espèce intelligible ? Troisièmement, à propos de la volonté : est-ce que ce qui est fait par crainte est volontaire ?



<Article 1 £[8]> Premièrement : il semble que, si Adam n’avait pas péché, ce ne sont pas lesmêmes hommes qui seraient sauvés que ceux qui sont sauvés maintenant.



         <1> En effet, si Adam n’avait pas péché, seuls des élus seraient nés. Les pécheurs qui sont finalement réprouvés ne seraient donc pas nés et, par conséquent, ni leurs fils, car, si les parents ne sont pas les mêmes, il en découle que les fils non plus ne sont pas les mêmes : nombreux en effet sont ceux qui maintenant sont sauvés, qui sont sont nés de parents réprouvés. Si Adam n’avait pas péché, les mêmes hommes qui sont maintenant sauvés n’auraient pas été sauvés.

         <2> De plus, selon le Philosophe, «la semence est un surplus de nourriture». Or, s’il n’avait pas péché, l’homme aurait utilisé d’autres aliments au Paradis que ceux qu’il utilise maintenant. Ainsi, la semence aurait été différente et, par conséquent, les fils [auraient été] autres.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Grégoire, Morales, IV : «Si la pourriture du péché n’avait pas corrompu le premier père, il n’aurait jamais engendré des fils de géhenne, mais ceux qui doivent être maintenant sauvés par le Rédempteur seraient seuls nés comme ses élus.»

         Réponse. Comme dans la génération de l’homme, de la même manière que dans celle des autres animaux, la semence du père est l’agent et la matière est fournie par la mère en tant que sujet (paciens) dont le corps humain est formé, il est impossible qu’un même fils naisse si le père ou la mère sont différents, de la même façon que ce n’est pas le même sceau si la cire est différente ou si le sceau lui-même par l’impression duquel la cire est scellée sont différents. Et bien que «la semence soit un surplus de nourriture», selon le Philosophe, la diversité des aliments ne suffirait cependant pas à rendre différents les fils qui naissent de la semence, car la semence n’est prise dans ces aliments que pour autant qu’ils sont d’une certaine manière convertis en la substance des parents.

         Mais certains disent, à la suite d’Anselme, que, si l’homme n’avait pas péché lors de cette première tentation, il aurait été immédiatement confirmé [dans le bien], lui et tous ceux qui seraient nés de lui, de telle sorte que tous ceux qui seraient nés auraient été des élus. Ainsi, comme beaucoup de ceux qui sont maintenant sauvés naissent de pécheurs, comme on le signalait dans les objections, il en découle que les parents de ceux qui devaient être sauvés auraient été différents, et par conséquent les fils [aussi] auraient été différents.

         Mais cette position ne semble pas être vraie, car, selon Augustin, La cité de Dieu, XIV, «l’état du corps chez l’homme correspond proportionnellement à l’état de l’âme». Aussi longtemps donc que l’homme a possédé un corps animal, susceptible de mourir et de ne pas mourir, ayant besoin d’aliments, aussi longtemps a-t-il eu une âme qui pouvait pécher ou non. Or, il a eu un corps animal aussi longtemps qu’il fut en état d’engendrer, ce qui aurait aussi existé si, après cette première tentation, il n’avait pas péché. Ainsi, il aurait été possible, si le premier homme n’avait pas alors péché, que lui-même ou ses descendants pèchent par la suite, comme le dit Hugues de Saint-Victor. Il ne découle donc pas une diversité de parents du fait que maintenant certains sont pécheurs, et qu’alors ils ne l’auraient pas été.

         Mais il y a autre chose en raison de quoi il est nécessaire d’affirmer une diversité de parents, car, dans l’état primitif, l’homme n’aurait pas eu plusieurs épouses, de même que certains ne seraient pas nés de la fornication ou de l’adultère, ce qui se produit maintenant même chez ceux qui sont sauvés. En effet, plusieurs fils nés de plusieurs épouses sont sauvés, comme cela est clair pour les fils de Jacob. Plusieurs aussi sont nés de la fornication et de l’adultère. Autrement, les sacrements du salut leur seraient donnés inutilement. Il reste donc que certains sont maintenant sauvés, qui, si le premier homme n’avait pas péché, ne seraient pas nés et, par conséquent, ne seraient pas sauvés. Cependant, la prédestination de Dieu ne se serait pas trompée, car Dieu a prédestiné des hommes en connaissant ce qui allait se produire dans l’avenir.

         Mais ce que dit Grégoire, que «si le premier homme n’avait pas péché, il n’aurait jamais engendré de fils de la géhenne», est indubitablement vrai. En effet, il n’aurait pas versé dans ses fils le péché originel, par lequel les hommes naissent fils de la colère. Mais ce qu’il ajoute, que «ceux-là seuls qui doivent être maintenant sauvés seraient nés», doit s’entendre au sens où le pronom est un simple démonstratif, à savoir que seuls des élus seraient nés, pour ce qui est de [leur] origine, et non un démonstratif personnel, car il y aurait d’autres personnes parmi les hommes qui seraient sauvées.

         Et par cela, la réponse aux objections est claire.



<Article 2 £[9]> Deuxièmement : il semble que le verbe du coeur soit une espèce intelligible.



         <1> En effet, le verbe est ce par quoi l’intellect voit. Or, cela est une espèce intelligible. Le verbe du coeur est donc une espèce intelligible.

         <2> De plus, la connaissance intellectuelle vient du sens. Or, ce par quoi le sens sent est une espèce sensible. Le verbe du coeur par lequel le coeur intellige est donc une espèce intelligible.

         Cependant, le verbe intérieur du coeur est ce qui est signifié par le verbe extérieur. Or, le verbe extérieur ne signifie pas une espèce intelligible. Le verbe intérieur n’est donc pas l’espèce intelligible elle-même.

         Réponse. Selon Augustin, Sur la Trinité, XV, le verbe du coeur comporte quelque chose qui procède de l’esprit ou de l’intellect. Or, quelque chose procède de l’intellect en tant que cela est constitué par l’opération de l’esprit. Or, il existe une double opération de l’intellect, selon le Philosophe, Sur l’âme, III : l’une, qui est appelée intelligence des indivisibles, par laquelle l’intellect forme en elle-même la définition ou le concept de quelque chose qui n’est pas complexe ; l’autre opération est celle de l’intellect qui compose et divise, par laquelle il forme une énonciation. Et ces deux choses constituées par l’opération de l’intellect sont appelées «verbe du coeur» : la première est signifiée par un terme non complexe ; la seconde est signifiée par le discours.

         Or, il est clair que toute opération de l’intellect procède du fait qu’il passe à l’acte par une espèce intelligible, car «rien n’agit à moins qu’il ne soit en acte». Il est donc nécessaire que l’espèce intelligible, qui est le principe de l’opération intellectuelle, diffère du verbe du coeur, qui est formé par l’opération de l’intellect. Bien que le verbe même puisse être dit forme ou espèce intelligibile, mais en tant que celle-ci est formée par l’intellect, comme la forme de l’art, que l’intellect trouve, est appelée espèce intelligible.

         <1> Il faut donc dire que l’intellect intellige quelque chose de deux manières : d’une manière, formellement, et ainsi, il intellige par l’espèce intelligible par laquelle il passe à l’acte ; d’une autre manière, comme un instrument utilisé pour intelliger autre chose, et ainsi l’intellect intellige par un verbe, car elle forme un verbe afin d’intelliger une chose.

         <2> La connaissance du sens extérieur s’accomplit par le seul changement du sens par le sensible. Ainsi, [le sens] sent par la forme qui est imprimée en lui par le sensible. Mais le sens extérieur lui-même ne forme pas une forme sensible, mais la puissance imaginative fait cela, à la forme de laquelle le verbe de l’intellect est semblable d’une certaine façon.



<Article 3 £[10]> Troisièmement : il semble que ce qui est fait par crainte ne soit pas volontaire.



         En effet, la nécessité s’oppose à la volonté, comme il est dit dans Métaphysique, V. Or, on dit que ce qui est fait par crainte est fait par nécessité. Ce n’est donc pas volontaire.

         Cependant, tout ce que quelqu’un fait en vue d’une fin est volontaire. Or, ce que quelqu’un fait par crainte est fait en vue d’une fin, à savoir en vue d’éviter un mal qu’il craint, comme celui qui jette une marchandise à la mer évite que le navire coule. Les choses de ce genre sont donc volontaires.

         Réponse. Comme le bien est l’objet de la volonté, le rapport d’une chose au volontaire est le même que le rapport qu’elle entretient avec le bien. Or, il arrive qu’une chose, considérée dans l’universel, soit bonne, mais qu’elle devienne mauvaise selon certaines circonstances particulières, comme engendrer des fils est bon, mais engendrer des fils d’une [femme] qui n’est pas la sienne est mauvais. De même arrive-t-il qu’une chose, considérée dans l’universel, soit mauvaise, mais qu’elle devienne bonne selon certaines circonstances particulières, comme tuer un homme est mal en soi, mais tuer un homme dangereux pour la multitude est bon. Et parce que les actions portent sur des choses singulières, elles sont jugées bonnes ou mauvaises, et par conséquent tout simplement volontaires ou involontaires, en prenant en compte les circonstances particulières, et [elles sont jugées bonnes ou mauvaises] d’une manière relative selon qu’elles sont considérées dans l’universel.

         Or, ce qui est fait par crainte, considéré dans l’universel, est mauvais et involontaire. Mais si cela est considéré en tenant compte des circonstances singulières, cela est bon et volontaire, comme jeter la marchandise à la mer, considéré en soi, est mauvais et non volontaire, mais, dans tel cas, cela est bon et volontaire. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Éthique, III, que les [comportements] de ce genre sont mélangés de volontaire et d’involontaire : à parler simplement, ils sont volontaires ; relativement parlant, ils sont involontaires et accomplis par nécessité.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 6> £[Sur le sacrement de l’eucharistie]



         Ensuite, on a posé des questions sur les sacrements : premièrement, à propos du sacrement de l’eucharistie ; deuxièmement, à propos du sacrement de la pénitence ; troisièmement, à propos du sacrement de mariage.

         À propos de l’eucharistie, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce que la forme du pain est annihilée ? Deuxièmement, est-ce que le prêtre doit donner une hostie non consacrée à un pécheur occulte qui le lui demande ?



<Article 1 £[11]> Premièrement : il semble que la forme du pain soit annihilée dans le sacrement de l’eucharistie.



         <1> En effet, semble être annihilé ce qui cesse d’exister et n’est converti en rien. Or, la forme du pain cesse d’exister, une fois accomplie la consécration, et il n’existe rien en quoi elle soit convertie. En effet, elle n’est pas convertie en la matière du corps du Christ, ni en sa forme, qui est l’âme, autrement l’âme serait là en vertu du sacrement. La forme du pain est donc annihilée.

         <2> De plus, Augustin dit, à propos de Jn 17, 5 : Glorifie-moi, Père : «Si la nature humaine est convertie dans le Verbe, à y penser de plus près, l’homme disparaîtrait en Dieu.» Or, on dit d’une chose qui disparaît qu’elle est annihilée. Si le pain est converti dans le corps du Christ, il semble donc qu’il est annihilé.

         Cependant, comme Augustin le dit dans le Livre sur LXXXIII questions : «Dieu ne fait pas en sorte qu’on tende vers le non-être.» Or, il est celui par qui est accompli le sacrement de l’eucharistie. Dans ce sacrement, rien n’est donc annihilé.

         Réponse. L’annihilation comporte un certain mouvement. Or, tout mouvement est désigné par le terme vers lequel il tend. Ainsi, le terme de l’annihilation est le néant. Or, la consécration du pain dans le sacrement de l’eucharistie n’aboutit pas au néant, mais au corps du Christ, autrement il se ne produirait pas que le corps du Christ commence à exister sous le sacrement. En effet, il ne commence pas à être là par un mouvement local, autrement il cesserait d’être au ciel. Il reste donc que, dans la consécration du pain, il n’y ait aucune annihilation, mais une transsubstantiation du pain en corps du Christ.

         <1> De même que, dans la génération naturelle, ni la forme ni la matière ne sont engendrées ou corrompues, mais le composé en entier, de même, dans le sacrement de l’autel, il ne faut pas se demander d’une manière particulière en quoi la forme ou la matière sont converties, mais le pain en entier est converti en corps du Christ, en tant qu’il est corps. C’est pourquoi, si la consécration était accomplie pendant le triduum de la mort du Christ, il n’y aurait pas là [son] âme, mais [son] corps inanimé, tel qu’il reposait au tombeau.

         <2> La nature humaine [du Christ] disparaîtrait si elle était convertie dans le Verbe, pour autant qu’elle cesserait d’exister, ce qui se rapporte au point de départ ; mais elle ne serait pas annihilée pour ce qui se rapporte au point d’arrivée.



<Article 2 £[12]> Deuxièmement : il semble que le prêtre ne doive pas donner une hostie non consacrée au pécheur occulte qui lui en fait la demande.



         <1> En effet, le prêtre ne doit pas rendre public un péché occulte. Or, il [le] rendrait public en lui donnant une hostie non consacrée, alors qu’il donnerait à ses compagnons une [hostie] consacrée. Le prêtre ne doit donc pas donner une hostie non consacrée au pécheur occulte qui le lui demande.

         <2> De plus, l’hostie consacrée par le prêtre, présentée à un fidèle, est adorée par ceux qui l’entourent. Si donc [le prêtre] présente à quelqu’un une hostie non consacrée à la place [d’une hostie] consacrée, pour ce qui relève de lui, il rendrait le peuple idolâtre, ce qui est un péché grave. Le prêtre ne doit donc pas donner au pécheur qui le lui demande une hostie non consacrée.

         Cependant, le prêtre est «le médecin des âmes». Or, un médecin sage évite autant qu’il le peut de mettre en danger le malade qu’il accepte de soigner. Or, le pécheur dont il prend soin est dans un grand danger s’il reçoit le corps du Christ avec la conscience d’un péché mortel, car celui qui mange et boit indignement mange et boit son propre jugement, comme il est dit dans 1 Co 11, 29. Le prêtre lui rend donc service s’il lui évite un danger en lui présentant une hostie consacrée.

         Réponse. Il ne faut pas ajouter de fiction à la vérité, car il n’existe aucune entente entre la lumière et les ténèbres, comme le dit l’Apôtre dans 2Co 6. Pour cette raison, Augustin montre, dans le Livre sur les LXXXIII questions, que «le corps du Christ n’étant pas un fantasme, car la vérité qu’est le Christ ne pouvait pas tromper». C’est pourquoi, dans les sacrements de l’Église, rien ne doit être fait par fiction, et principalemenet dans le sacrement de l’autel, dans lequel tout le Christ est contenu. Or, ce serait une fiction si une hostie non consacrée était donnée à la place d’une [hostie] consacrée.

         Et, par cela, le prêtre aussi, pour autant que, par son geste, il donnerait au peuple l’occasion de se faire idolâtre en estimant que l’hostie est probablement consacrée, même s’il n’encourait pas le péché d’idolâtrie, encourrait le crime d’idolâtrie par le fait même de présenter au peuple une hostie non consacrée.

         Ainsi, il ne faut en aucun cas présenter une hostie non consacrée à un individu ou à plusieurs, comme si elle était consacrée.

         Le prêtre doit donc, en premier lieu, avertir le pécheur occulte de faire pénitence et de s’approcher ainsi du sacrement. Si le pécheur ne le veut pas, il doit lui ordonner secrètement de ne pas se mêler en public à ceux qui communient. Et s’il se mêle [à eux], il doit lui donner une hostie consacrée.

         Nous acceptons donc les deux premières objections.

         <3> Un médecin serait stupide de vouloir empêcher un mal moindre par un mal plus grand pour un malade, par exemple, s’il voulait qu’il boive du poison pour qu’il ne boive pas de vin. Le prêtre qui agit de manière fictive pour le sacrement du Christ pêche davantage que le pécheur qui le reçoit indignement. Le prêtre serait donc stupide si, pour éviter un péché à un subordonné, il péchait plus gravement en agissant de manière fictive pour le sacrement de la vérité.



<Question 7> £[Sur le sacrement de pénitence]



         Ensuite, à propos du sacrement de pénitence, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce que le prélat doit écarter son subordonné du ministère en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession ? Deuxièmement, est-ce que celui qui meurt en se rendant outremer meurt dans un meilleur état que celui qui meurt en en revenant ?



<Article 1 £[13]> Premièrement : il semble qu’un supérieur puisse écarter de l’administration son subordonné en raison de quelque chose qu’il a entendu de lui en confession.



         «Ce qui a été institué par charité ne fait pas la guerre à la charité.» Or, le secret de la confession a été institué par charité. Il ne s’oppose donc pas à la charité par laquelle un supérieur est tenu de voir au salut de ses subordonnés. Or, il est parfois contraire au salut du subordonné que lui soit confié un ministère, par exemple, s’il a [ainsi] l’occasion de récidiver dans le péché. Nonobstant le secret de la confession, le supérieur doit donc l’écarter du ministère.

         Cependant, rien ne doit être fait au préjudice de la confession. Or, ce serait un préjudice pour la confession si un subordonné était écarté du ministère pour un crime qu’il a confessé à son supérieur, car, pour cette raison, d’autres seraient empêchés de se confesser. Le supérieur ne doit donc pas écarter son subordonné du ministère pour un péché que [celui-ci] lui a confessé.

         Réponse. Ce qui est entendu en confession ne doit d’aucune manière être révélé, ni par une parole, ni par un signe ou une indication ; il ne faut non plus rien faire qui permettrait que quelqu’un soit soupçonné de péché.

         Ainsi donc, si l’éloignement d’un subordonné du ministère peut amener à révéler [son] péché entendu en confession ou à le soupçonner de manière probable, le supérieur ne devrait d’aucune manière l’écarter du ministère. Par exemple, si c’était la coutume dans un monastère que les prieurs ne soient écartés de leurs priorats qu’en raison d’une faute, le péché de celui qui s’est confessé serait révélé par le fait qu’il soit écarté de [ce] ministère. Ainsi, si l’abbé faisait cela, il pécherait gravement en révélant la confession. Toutefois, il pourrait l’avertir secrètement de manière charitable afin qu’il demande avec insistance d’être écarté, si cela lui semblait convenir à son salut.

         Mais si, par l’éloignement du ministère, le péché n’est aucunement manifesté, par exemple, si, dans un monastère, c’était la coutume que l’abbé en écartait certains facilement et à volonté de [leur] ministère, alors, en saisissant une autre occasion, il pourrait écarter son subordonné qui s’est confessé à lui, et il devrait le faire, avec le soin nécessaire toutefois, si un tel ministère était dangereux pour le subordonné par la suite. Bien que, même dans ce cas, il serait mieux qu’il l’incite à demander d’être démis.

         Mais si on ne craint pas de danger par la suite, il ne serait pas nécessaire qu’il l’écarte du ministère pour un péché passé effacé par la pénitence, comme le dit Augustin dans le livre Sur les conjoints adultères : «Pourquoi écartons-nous les adultères que... nous croyons avoir été guéris par la pénitence ?» En effet, ceux qui se repentent sont parfois meilleurs que les innocents.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Article 2 £[14]> Deuxièmement : il semble que le croisé qui meurt en se rendant outre-mer fasse une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant.



         <1> En effet, celui qui meurt en se rendant [outre-mer], comme pour donner suite à son voeu de s’exposer à la mort pour le Christ, meurt ainsi comme un martyr. Mais celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] ne meurt pas avec l’intention de s’exposer [à la mort] pour le Christ ; il meurt ainsi comme un confesseur. Or, l’état des martyrs est supérieur à celui des confesseurs. Celui qui meurt en se rendant [outre-mer] fait donc une meilleure mort que celui qui meurt en en revenant.

         Cependant, celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] a déjà accompli son voeu, mais celui qui meurt en s’y rendant ne l’a pas accompli, mais se trouve comme au début. Or, ce qui est parfait est meilleur que ce qui imparfait, et la fin [est meilleure] que le début. Celui qui meurt en revenant [d’outre-mer] fait donc une meilleure mort que celui qui meurt en s’y rendant.

         Réponse. Plus quelqu’un meurt avec de grands mérites, mieux il meurt. Or, les mérites demeurent dans l’homme, non seulement ceux qu’il est en train d’accomplir, mais aussi ceux qu’il a déjà accomplis, comme s’ils étaient déposés auprès de Dieu, selon ce que dit 2 Tm 1, 12 : Je sais en qui j’ai mis ma foi et je suis certain qu’il est capable de garder mon dépôt. Or, il est clair que, toutes choses étant égales, celui qui meurt en revenant d’outre-mer meurt avec plus de mérites que celui qui meurt en s’y rendant. En effet, il a le mérite de s’être mis en route et, en plus, d’avoir poursuivi, ce par quoi il a peut-être porté bien des fardeaux. Ainsi, toutes choses étant égales, celui qui meurt en revenant fait une meilleure mort, bien qu’y aller soit plus méritoire qu’en revenir si l’on considère le genre de l’action.

         <1> [Celui qui revient] a aussi eu le propos de s’exposer à la mort pour le Christ en partant, et il n’a pas perdu ce mérite s’il s’est gardé exempt de péché.



<Question 8> £[Sur le sacrement de mariage]



         Ensuite, deux questions ont été posées à propos du mariage. Premièrement, est-ce que la deuxième [femme] est l’épouse d’un homme qui en a épousé une par des paroles portant sur le futur, puis l’a connue charnellement, sans cependant consentir au mariage, mais en voulant seulement lui arracher l’union charnelle, si [cet homme] contracte par la suite [mariage avec la deuxième femme] par des paroles portant sur le présent ? Deuxièmement, si un homme accuse son épouse d’un adultère secret, est-ce que l’épouse est tenue de confesser son péché lors d’un jugement ?



<Article 1 £[15]> Premièrement : il semble que celui qui a connu charnellement une femme qu’il avait épousée par des paroles £[portant sur] le futur

ne puisse avoir l’épouse avec laquelle il a par la suite contracté [mariage] par des paroles [portant sur] le présent.

         <1> En effet, au jugement de l’Église, il est tenu de rester avec la première qu’il a connue charnellement. Or, l’Église peut faire que certaines personnes soient inaptes [canoniquement] à contracter mariage. Il semble donc que cet homme ne puisse contracter mariage avec une autre, et ainsi celle avec laquelle il a contracté en second lieu par des paroles portant sur le présent ne sera pas son épouse.

         Cependant, l’erreur humaine ne préjuge pas de la vérité d’un mariage. Or, du fait de l’erreur d’un homme qui présume avoir consenti là où a eu lieu l’union charnelle, il arrive que, par le jugement de l’Église, quelqu’un soit forcé de prendre celle qu’il a connue charnelleent après avoir contracté par des paroles portant sur le présent.

         Réponse. Comme le dit le pape Nicolas, «la cause du mariage est le consentement exprimé par des paroles portant sur le présent, sans quoi ce qui a suivi, même l’union charnelle, est sans valeur». Mais, en enlevant la cause, on enlève l’effet. Ainsi, puisque, dans le premier mariage, on affirme qu’il n’y a pas eu consentement, il est clair que ce ne fut pas un mariage. Et parce que, la cause étant posée, l’effet suit, il en découle que le second [mariage] fut un mariage, alors qu’on affirme qu’il y a eu consentement mutuel exprimé par des paroles portant sur le présent entre des personnes non mariées.

         <1> L’Église entretient un triple rapport avec ce concerne le mariage.

         En premier lieu, elle a un rôle de juge. Et parce que les hommes voient ce qui est apparent, il est dit pour cette raison, en 1 R 16, qu’il faut que le juge ecclésiastique juge selon ce qui est apparent par la confession des parties, par des témoins qualifiés et selon d’autres documents légitimes. Toutefois, même en ayant tout cela, il arrive parfois que la vérité se cache, principalement en ce qui concerne l’intérieur du coeur, qui ne peut être sondé par le témoignage humain, même si, par certains signes extérieurs, on peut le conjecturer dans une certaine mesure. Ainsi, le jugement de l’Église, en matière de mariage, si la vérité est cachée, n’empêche pas de contracter un mariage subséquent et ne dirime pas un mariage contracté.

         En deuxième lieu, [l’Église] a pour rôle d’empêcher et de punir. Et cela empêche de contracter un mariage, mais ne dirime pas un mariage déjà contracté ; par exemple, l’Église impose comme peine à celui qui a tué son épouse de s’abstenir de mariage par la suite, mais, s’il l’a contracté, le mariage n’est pas dirimé.

         En troisième lieu, [l’Église] a pour rôle de légiférer, ce qui n’est fait que par l’autorité du Souverain Pontife. Et, conformément à cela, certaines personnes sont rendues inaptes à contracter [mariage]. De sorte que, si elles contractent néanmoins un mariage, celui-ci est dirimé, comme il est clair pour certains degrés de consanguinité et d’affinité, ou encore d’adultère, lorsque quelqu’un a fait promesse de contracter [mariage], ou lorsqu’il a comploté la mort de son épouse.



<Article 2 £[16]> Deuxièmement : il semble qu’une femme accusée d’adultère ne soit pas tenue de confesser son péché lors d’un jugement.



         En effet, personne n’est obligé de rendre public un péché secret. Or, l’adultère d’une femme est considéré comme occulte ; si elle le confessait en jugement, elle le rendrait donc public. La femme accusée d’adultère n’est donc pas tenue de confesser [son] péché en jugement.

         Cependant, elle doit prêter serment de dire la vérité. Or, elle ne doit mentir d’aucune façon. Elle doit donc confesser la vérité au sujet de son péché.

         Réponse. À ce sujet, il faut faire une distinction. En effet, si l’adultère est entièrement occulte, elle ne doit pas confesser son péché en jugement et on ne doit pas exiger d’elle un serment de dire la vérité, parce que les choses occultes sont réservées au seul jugemenet divin, selon ce que dit 1 Co 4, 5 : Ne jugez pas avant le temps, avant que le Seigneur ne vienne, qui éclairera ce qui est caché par les ténèbres. Mais lorsqu’une mauvaise renommée à propos d’un adultère ou certains signes évidents sont apparents, qui peuvent provoquer fortement le soupçon, ou lorsqu’il est à moitié démontré, alors il faut exiger d’elle un serment de dire la vérité, et elle est tenue de confesser la vérité.

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 9> £[Sur ce qui se rapporte aux vertus]



         Ensuite, deux questions ont été posées sur les vertus. Premièrement, à propos de la justice, si quelqu’un, tombant sur des voleurs, leur promet de l’argent pour qu’ils le libèrent, et s’il accepte un prêt de son ami, est-ce qu’il est tenu de restituer ? Deuxièmement, à propos de l’abstinence, est-ce que quelqu’un peut pécher en jeûnant ou en veillant trop ?



<Article 1 £[17]> Premièrement : il semble que celui qui a reçu de l’argent par prêt afin de se racheter de voleurs ne soit pas tenu de le restituer.



         <1> En effet, Augustin dit qu’«en temps de nécessité, tout est commun». Or, «personne ne peut exiger comme propre ce qui est commun», comme le dit Ambroise, et comme on le trouve dans le Décret, d. 47. Ainsi donc, comme celui qui tombe sur des voleurs a été placé dans une situation de très grande nécessité, se trouvant en danger de mort, il semble qu’est devenu commun ce qui appartenait à un autre, et ainsi il n’est pas tenu de lui restituer ce que celui-ci lui a prêté, comme s’il s’agissait de quelque chose [qui lui appartenait] en propre.

         <2> De plus, personne n’est tenu de compenser quelqu’un pour ce que celui-ci était tenu de faire. Or, celui qui a prêté de l’argent était tenu de libérer son prochain du danger de mort, selon ce que dit Pr 24,11 : Délivre ceux qui sont menés à la mort. Il semble donc que celui qui a été libéré ne soit pas tenu de lui restituer l’argent prêté.

         Cependant, le Seigneur dit en Mt 7,12 : Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le pour eux. Or, celui qui a été libéré des voleurs voudrait qu’on lui restitue, s’il avait prêté quelque chose. Lui aussi doit donc restituer ce qu’il reçu comme prêt.

         Réponse. L’acte de la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Ainsi, en vertu du contrat de bonne foi entre le prêteur et celui qui a reçu le prêt, celui qui a reçu de l’argent par prêt est tenu en vertu d’un précepte de justice de le rendre au créancier, et d’autant plus que le créancier est venu à son aide alors qu’il était dans une plus grande nécessité.

         <1> «Tout devient commun en cas de nécessité» lorsqu’un homme ne peut subvenir à ses besoins par ses propres moyens. En effet, il serait ridicule que quelqu’un, souffrant de la faim, ne veuille pas prendre le pain qu’il aurait en réserve et dise qu’il prend le pain d’un autre sous prétexte qu’il est commun. «Ce que nous pouvons à travers des amis, nous le pouvons d’une certaine façon par nous-mêmes», comme le dit le Philosophe dans Éthique, III. Or, celui qui tombe sur des voleurs peut se libérer par des amis en recevant un prêt, et ainsi tout ne devient pas commun.

         <2> Chacun est tenu de libérer son prochain de la mort selon sa condition et à sa façon, et celui qui a prêté de l’argent l’a accompli de manière convenable. En effet, il n’était pas tenu de [le] lui donner dans le cas où celui-là pouvait être libéré par un prêt.



<Article 2 £[18]> Deuxièmement : il semble qu’un homme ne puisse pas pécher en jeûnant ou en veillant trop.



         En effet, Dieu ne peut pas être trop aimé par l’homme. Or, «la preuve de l’amour, c’est l’action», comme Grégoire le dit dans une homélie. Il semble donc que quelqu’un ne puisse pécher en jeûnant ou en veillant trop à cause de Dieu.

         Cependant, Bernanrd confesse avoir péché en affaiblissant trop son corps par le jeûne et les veilles.

         Réponse. Selon le Philosophe, dans Politique, I, il faut juger autrement de la fin et de ce qui est ordonné à la fin. En effet, ce qui est recherché comme une fin doit être recherché sans mesure ; mais, dans ce qui est ordonné à une fin, il faut faire preuve de mesure en proportion de la fin, comme le médecin améliore la santé, qui est sa fin, autant qu’il le peut ; il ne donne cependant pas le médicament le plus puissant, mais selon que celui-ci convient pour donner la santé.

         Il faut donc considérer que, dans la vie spirituelle, l’amour de Dieu joue le rôle de fin, mais que les jeûnes et les veilles, ainsi que les autres exercices corporels, ne sont pas recherchés comme une fin, car, ainsi qu’il est dit dans Rm 14,17 : Le royaume de Dieu n’est pas nourriture et boisson ; mais ils sont mis en oeuvre en tant que nécessaires à la fin, c’est-à-dire pour dompter les désirs de la chair, selon ce que dit l’Apôtre, 1Co 9,27 : Je châtie mon corps et je le ramène en servitude, etc. Les choses de ce genre doivent donc être pratiquées selon une certaine mesure de la raison, à savoir pour que la concupiscence soit domptée et que la nature ne soit pas détruite, selon ce que dit Rm 12, 12 : Offrez vos corps comme une victime vivante, puis il ajoute : Que votre culte soit raisonnable !

         Mais si quelqu’un affaiblit la puissance de la nature par les jeûnes et les veilles et les autres choses de ce genre au point qu’il ne soit plus capable d’accomplir les actions qu’il doit [accomplir], par exemple, pour le prédicateur, prêcher, pour le docteur, enseigner, pour le chantre, chanter, et ainsi de suite, il pèche sans aucun doute, comme pécherait aussi l’homme qui, par une trop grande abstinence, se rendrait impuissant à rendre son dû à son épouse. C’est pourquoi Jérôme dit : «Celui-là offre un holocauste volé qui, par manque de nourriture ou de sommeil, afflige trop son corps» ; et encore : «L’homme raisonnable qui préfère le jêune à la charité et les veilles à l’intégrité des sens se dépouille de sa dignité.»

         La réponse aux objections est ainsi claire.



<Question 10> £[Sur ce qui se rapporte aux préceptes]



         Ensuite, on a posé deux questions à propos des préceptes. Premièremement : est-ce que les préceptes précèdent les conseils selon un ordre de nature ? Deuxièmement : est-ce que les péchés qui sont contraires aux préceptes de la seconde table sont plus graves que les péchés qui s’opposent à la première table ?



<Article 1 £[19]> Premièrement : il semble que les préceptes précèdent les conseils selon un ’ordre naturel.



         En effet, est premier selon l’ordre naturel ce à quoi la nature pousse en premier. Or, les préceptes portent sur ce à quoi la nature incite en premier, car ils relèvent de la détermination de la raison naturelle, mais non les conseils. Les préceptes viennent donc avant les conseils selon l’ordre naturel.

          Cependant, une chose est dite première selon l’ordre naturel de trois manières. Premièrement, comme l’imparfait vient avant le parfait ; et, de cette façon, les préceptes ne viennent pas avant les conseils, car la perfection consiste principalement dans les préceptes de la charité. Deuxièmement, par mode de cause précédant l’effet dans le temps ; et, de cette façon encore, ils ne viennent pas avant [les conseils], car il n’est pas nécessaire que quelqu’un accomplisse d’abord les préceptes avant les conseils. Troisièmement, par mode d’origine, lorsque le principe est contemporain dans le temps, comme la lumière et le rayon du soleil ; mais, ni de cette façon non plus les préceptes ne viennent-ils avant [les conseils], car il n’est pas nécessaire que tous ceux qui observent les préceptes observent les conseils. Les préceptes ne précèdent donc d’aucune manière les préceptes selon l’ordre naturel.

         Réponse. À ce sujet, il faut considérer deux choses : premièrement, ce qu’est la priorité selon l’ordre naturel ; deuxièmement, ce qu’est un conseil et ce qu’est un précepte. Une fois cela éclairé, ce qu’on recherche apparaîtra clairement.


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À propos du premier point, il faut savoir que, selon le Philosophe, dans Métaphysique, V, «l’avant et l’après se disent en tout ordre par comparaison avec le principe de cet ordre, comme dans un lieu, par comparaison avec le commencement du lieu et, dans les disciplines, par comparaison avec le commencement d’une discipline». Ainsi, dans l’ordre de la nature, on dit donc que quelque chose vient en premier par comparaison avec les principes de la nature. Or, ceux-ci sont les quatre causes. Ainsi, dans chaque genre de cause, vient en premier selon l’ordre de nature ce qui est plus proche de la cause. Mais bien que les causes soient au nombre de quatre, trois d’entre elles, à savoir, les causes efficiente, formelle et finale, convergent vers la même chose. Il reste donc que l’ordre de nature est double : l’un, selon la cause matérielle, selon lequel l’imparfait est antérieur au parfait et la puissance à l’acte ; mais l’autre ordre de nature se prend en fonction des trois autres causes, selon lequel ce qui est parfait vient avant l’imparfait et l’acte avant la puissance. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Métaphysique, V, que «sont différentes les choses qui sont antérieures en puissance et celles qui le sont par leur perfection». Et parce que «la forme est davantage nature que la matière», comme cela est démontré dans Physique, II, il convient davantage de dire qu’«elle est acte par nature, lequel est antérieur à la puissance par la substance et par l’espèce», comme il est dit dans Métaphysique, IX, [puissance] qui, pour une seule et même chose, est antérieure par la génération et dans le temps. C’est pourquoi le Philosophe dit, dans Sur l’interprétation, II, que, «dans les choses qui peuvent être en acte et en puissance, ce qui est en acte est antérieur par nature, mais postérieur dans la temps».


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         Mais, à propos du second point, c’est-à-dire à propos des notions de conseil et de précepte, il faut considérer que le précepte comporte l’idée de dû. Or, quelque chose est dû de deux manières. D’une manière, en soi, et, de cette manière, la fin est due en toute circonstance : en effet, le médecin doit rechercher la santé pour elle-même. D’une autre manière, une chose est due en raison d’une autre, à savoir, ce sans quoi elle ne peut parvenir à sa fin, comme le médecin doit prescrire au malade un régime sans lequel il ne peut être guéri. Mais ce qui est ordonné à une fin afin que quelqu’un atteigne mieux et plus facilement cette fin n’a pas raison de dû, si sans cela la fin peut être atteinte d’une certaine manière.

         Or, la fin de la vie spirituelle, qui est établie par la loi divine, est double. L’une est la principale, à savoir, adhérer à Dieu par la charité ; c’est pourquoi il est dit dans 1 Tm 1, 5 : La fin du commandement, c’est la charité. L’autre est une fin secondaire qui a caractère de disposition, à savoir, la pureté et la rectitude du coeur, qui consiste dans les actes intérieurs des autres vertus. C’est ainsi que l’Apôtre dit, Rm 6,22 : Portez fruit par la sanctification. Comme dans la génération naturelle, la fin est la forme substantielle et l’ultime disposition à la forme.

         Il est donc manifeste que les principaux commandements portent sur l’amour de Dieu et du prochain, comme cela est clair dans Mt 22, mais que les [commandements] secondaires [portent] sur la sanctification intérieure, selon ce que dit 1 Th 4, 3 : La volonté de Dieu, c’est votre sanctification. Toutes les autres choses qui appartiennent à la vie spirituelle sont ordonnées à ce qui a été mentionné comme à leur fin, mais de deux façons. En effet, certaines choses sont telles que sans elles les fins mentionnées ne peuvent être atteintes, et ces [choses] tombent sous un précete, comme : Tu n’auras pas d’autres dieux ; Tu ne voleras pas, etc. Mais il y a des choses sans lesquelles il est possible d’atteindre ces fins ; elles ne tombent pas sous un précepte, mais, parce que, par elles, on peut mieux atteindre les fins mentionnées et plus facilement, des conseils sont donnés à leur sujet, comme au sujet de la pauvreté, de la virginité et de choses de ce genre. Et cela ressemble à un homme qui devrait sur ordre être à Rome un jour donné : il serait tenu comme à quelque chose de dû d’aller à Rome, mais il ne serait pas tenu d’y aller à cheval, parce qu’il pourrait parvenir à Rome sans cela ; cependant, cela serait l’objet d’un conseil, dans la mesure où il parviendrait mieux à sa fin et plus facilement.


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         Une fois cela vu, ce sur quoi on posait des questions est clair.

         En effet, si nous comparons les conseils à ces commandements ayant caractères de fins, qui portent sur l’amour de Dieu et du prochain et sur la pureté du coeur, il est clair que les préceptes sont naturellement antérieurs aux conseils selon l’ordre de perfection, comme l’acte vient naturellement avant la puissance et la fin avant ce qui est ordonné à la fin ; mais les conseils étaient naturellement antérieurs selon l’ordre de génération et du temps, à savoir que, par les conseils, nous parvenons à la pureté parfaite du coeur et à l’amour parfait de Dieu et du prochain.

         Mais si nous comparons les conseils aux autres préceptes qui sont nécessairement ordonnés aux fins mentionnées, il y aura alors une double considération, car il est nécessaire que les préceptes soient inclus dans les conseils. En effet, celui qui abandonne tout, ne s’empare pas de ce qui appartient à autrui, et celui qui observe la virginité ne fornique pas, de même que celui qui va à cheval, mais l’inverse n’est pas vrai.

         Il y aura donc une comparaison des conseils aux préceptes considérés de manière absolue, et ainsi, de cette façon, les préceptes seront antérieurs aux conseils selon un ordre de nature, comme le genre est naturellement antérieur à l’espèce ; mais, inversement, les conseils viendront après les préceptes, comme «les espèces viennent après les genres selon un ordre naturel», comme le dit clairement le Philosophe dans Physique, I. En effet, le genre se compare à l’espèce comme la puissance à l’acte. Or, les préceptes considérés absolument jouent le rôle de genre par rapport à l’observance des préceptes avec les conseils et sans les conseils, comme le fait de pas forniquer à celui de ne pas forniquer [dans l’état] de virginité et de ne pas forniquer [dans l’état] du mariage, et le fait d’aller par rapport à aller à cheval ou à aller à pied.

         Mais une autre comparaison est celle des conseils aux préceptes observés sans les conseils, comme si nous comparions quelqu’un qui va à cheval à celui qui va à pied. En effet, c’est une comparaison similaire à celle qui existe entre celui qui est vierge et le continent qui fait usage du mariage, et entre celui qui est pauvre à cause du Christ et celui qui se contente de ce qui lui appartient dans le siècle. Et ainsi, les conseils sont antérieurs aux préceptes selon un ordre de nature comme l’est ce qui est parfait par rapport à ce qui est imparfait. Et il n’est pas nécessaire que les préceptes ainsi considérés précèdent naturellement selon un ordre de génération ou de temps. En effet, il n’est pas nécessaire que celui qui veut observer la continence ou la virginité soit d’abord uni par le mariage, et il n’est pas non plus nécessaire que celui qui veut être pauvre pour le Christ mène d’abord une vie séculière, dans laquelle il se contente de ce qui lui appartient, comme il n’est pas nécessaire que celui qui veut aller à Rome à cheval aille d’abord à pied puis à cheval, mais il est mieux qu’il y aille à cheval dès le départ.

         Et ainsi, la réponse aux objections est claire.



<Article 2 £[20]> Deuxièmement : il semble que les péchés opposés aux préceptes de la seconde table soient plus graves que ceux qui sont opposés aux préceptes de la premières table.



         <1> En effet, le péché contre les préceptes de la seconde table consiste en ce que, en méprisant le bien immuable, on adhère à un bien changeant, comme cela est clair pour le vol, l’adultère et les autres choses de ce genre. Or, le mépris du bien immuable est un péché contraire aux préceptes de la première table, par lesquels il nous est ordonné de manifester de la révérence envers Dieu. Les péchés qui sont contraires aux préceptes de la seconde table incluent donc les péchés qui sont contraires aux préceptes de la première table, et y ajoutent quelque chose. Ils sont donc plus graves.

         <2> De plus, la simonie est le plus grand péché. Or, la simonie, puisqu’elle est une espèce de l’avarice, va à l’encontre des préceptes de la seconde table. Les péchés contraires aux préceptes de la seconde table sont donc plus graves.

         Cependant, les péchés contraires aux préceptes de la première table sont l’infidélité, le désespoir, et les autres choses de ce genre, qui sont les péchés les plus graves. Les péchés contraires aux préceptes de la première table sont donc plus graves.

         Réponse. La raison formelle de péché mortel consiste dans le fait de se détourner de Dieu. En effet, s’il y avait conversion désordonnée vers un bien changeant sans détournement de Dieu, il n’y aurait pas péché mortel. Or, les préceptes de la première table ordonnent par eux-mêmes l’homme directement vers Dieu ; c’est pourquoi on dit qu’ils se rapportent à l’amour de Dieu. Et c’est la raison pour laquelle les péchés contraires aux préceptes de la première table comportent directement et par eux-mêmes un détournement de Dieu. Cependant, les péchés qui sont contraires aux préceptes de la seconde table provoquent en nous un désordre principalement par rapport aux biens changeants, à propos desquels nous sommes ordonnés par les préceptes de la seconde table ; mais, comme conséquence, ils provoquent en nous un désordre par rapport à Dieu. Or, dans tout genre, ce qui l’emporte est ce qui existe par soi. Les péchés qui sont contraires aux préceptes de la première table sont donc, selon leur genre, plus graves dans le genre des péchés.

         <1> Le mépris de Dieu comme objet visé en soi se trouve dans les péchés qui sont contraires aux préceptes de la première table. Ainsi, il n’est donc pas inclus dans les péchés qui sont contraires aux préceptes de la seconde table. En effet, celui qui fornique n’entend pas le faire au mépris de Dieu, mais il entend prendre du plaisir, ce qui a comme conséquence qu’il méprise Dieu en transgressant ses commandements par-delà son intention principale.

         <2> La simonie n’est pas le plus grand péché absolument, mais le plus grand de ceux qui sont commis dans les contrats pécuniaires ; et cela vient de ce que l’homme se comporte avec irrévérence envers les choses sacrées, ce en quoi il rejoint les péchés contraires aux préceptes de la première table.



<Question 11> £[Sur les prélats]



         Ensuite, on a posé des questions sur ce qui se rapporte spécialement à certains états des hommes : premièremement, sur ce qui se rapporte aux prélats ; deuxièmement, sur ce qui se rapporte aux docteurs ; troisièmement, sur ce qui se rapporte aux religieux ; quatrièmement, sur ce qui se rapporte aux clercs.

         À propos du premier point, trois questions ont été posées. Premièrement : est-ce que le bienheureux Matthieu a été appelé immédiatement de [son] poste de perception à l’état d’apostolat et de perfection ? Deuxièmement : est-ce que celui qui est choisi canoniquement comme évêque agit mieux en consentant à son élection qu’en la récusant ? Troisièmement : est-ce que le prélat qui donne un bénéfice ecclésiastique à un consanguin, en espérant ainsi que sa lignée en soit élevée et enrichie, commet la simonie ?



<Article1 £[21]> Premièrement : il semble que le bienheureux Matthieu n’ait pas été appelé immédiatement de £[son] poste de perception à l’état d’apostolat et de perfection.



         <1> En effet, Grégoire dit dans son commentaire d’Ezéchiel : «Personne ne devient le plus grand tout d’un coup.» Or, l’état d’apostolat et de perfection évangélique est l’état le plus élevé de la vie humaine. Matthieu ne fut donc pas immédiatement appelé à l’état de perfection et d’apostolat.

         Cependant, Jérôme dit, à propos de Matthieu, que, «de publicain [qu’il était], il est devenu d’un coup apôtre». Et Bède dit, en commentant Luc, qu’«il a été changé de publicain en apôtre, de percepteur en évangéliste». Et une glose sur Lc 5 dit qu’«il ne s’est réservé par la suite aucune pensée ni aucun regard en direction de la vie présente», ce qui est le fait de la perfection évangélique. Il a donc été immédiatement appelé à l’état d’apostolat et de perfection.

         Réponse. Cette question peut être déterminée par les mots de l’évangile.

         En effet, si nous parlons de l’apostolat, il est clair, selon le récit de Matthieu, de Marc et de Luc, que le Seigneur, après avoir appelé Matthieu, a choisi douze apôtres parmi ses disciples après un certain laps de temps ; un de ces [apôtres] était Matthieu. Il est ainsi clair qu’il fut appelé dès le départ à être disciple du Christ, mais non à l’apostolat, si ce n’est par une prédétermination du Christ, qui décidait qu’il devait être retenu comme apôtre. C’est ainsi que doivent être comprises les paroles de Jérôme et de Bède.

         Mais si nous parlons de la perfection évangélique, il est ainsi clair qu’il a été aussitôt appelé dès le départ à l’état de perfection. En effet, il est dit en Lc 5,27-29 que, se levant et abandonnant tout, il suivit [le Christ], ce qui relevait de la condition de disciple du Christ, selon ce qui est dit en Lc 14,26 : «À moins que quelqu’un ne renonce à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple.»

         <1> Ce qui est le plus élevé dans la vie humaine peut s’entendre de deux manières. D’une manière, selon la comparaison d’état à état, en fonction de laquelle, dans la vie humaine, un état est plus élevé qu’un autre et l’un est le plus élevé. Et ainsi, rien n’empêche que quelqu’un devienne immédiatement le plus élevé, c’est-à-dire qu’il atteigne l’état le plus élevé. Et cela se manifeste tant dans la vie spirituelle que dans la vie séculière. En effet, on en trouve certains qui, dès l’enfance, ont accouru vers la vie religieuse, soit de leur propre arbitre, comme le bienheureux Jean-Baptiste et le bienheureux Benoît, soit par la dévotion de leurs parents, comme ceux qui sont donnés aux monastères par leurs parents. En effet, il n’est pas ainsi nécessaire que quelqu’un s’adonne à la vie séculière avant de passer à la vie religieuse, comme il n’est pas nécessaire que quelqu’un s’adonne à la vie laïque avant de devenir clerc. De la même manière, certains deviennent immédiatement rois, soit dès leur enfance, comme Salomon et les autres rois de Juda (2R 11,21), soit à la fin, comme Saül (1S 9,21). Et il est dit dans Qo 6 (Qo 4,14) : Parfois, l’on passe de la prison et des chaînes à la royauté.

         D’une autre façon, ce qui est le plus élevé peut s’entendre selon la comparaison des degrés par lesquels passe la perfection d’un seul homme. Et ainsi l’entend Grégoire : «Personne ne devient le plus grand tout d’un coup.» En effet, Augustin dit, à propos de la lettre canonique de Jean, que «la charité... n’est pas parfaite dès qu’elle naît, car elle naît afin de devenir parfaite : une fois née, elle est nourrie ; une fois nourrie, elle se renforce ; une fois renforcée, elle devient parfaite». Cependant, il arrive parfois qu’un homme débute par un degré de sainteté plus élevé qui est le point le plus élevé auquel peut atteindre le progrès d’un autre homme, comme cela est clair chez le bienheureux Benoît, dont Grégoire dit, dans Dialogues, II, que «les contemporains et ceux qui viendront par après doivent reconnaître que le bienheureux Benoît, encore enfant, avait reçu la grâce de se comporter selon une si grande perfection».



<Article 2 £[22]> Deuxièmement : il semble que celui qui consent à son élection canonique agisse mieux que celui qui la refuse.



         <1> En effet, Grégoire dit, Morales, XXII : «Le pouvoir, lorsqu’il est reçu sans désir désordonné, doit être aimé.» Or, parfois, quelqu’un obtient la dignité épiscopale par une élection canonique, et ne la reçoit pas avec un désir désordonné. Il doit donc l’aimer. Il ne doit donc pas la refuser.

         Cependant, Grégoire dit, Morales, XVIII, que «l’état de prélat doit être fui selon une meilleure intention».

         Réponse. Chez celui qui consent à son élection canonique, on doit principalement considérer son intention. En effet, s’il vise quelque chose de temporel, par exemple, l’honneur, les richesses, secouer le joug de la vie religieuse ou quelque chose du genre, il est clair que c’est une intention mauvaise. Il ferait donc mieux de ne pas y consentir. Mais s’il vise le progrès de l’Église, il est ainsi clair qu’il s’agit d’une bonne intention. C’est pourquoi Augustin dit, La cité de Dieu, XIX : «Dans ce cas, il ne faut pas aimer l’honneur ou le pouvoir en ce monde..., mais l’oeuvre elle-même..., à savoir, si elle sert au salut des subordonnés.» Et il cite ce que dit l’Apôtre dans 1Tm 3,1 : Si quelqu’un désire l’épiscopat, il désire une oeuvre bonne.

         Toutefois, il faut savoir que, pour cette oeuvre, de très grandes aptitudes sont nécessaires, car, comme le dit Grégoire, dans la Règle pastorale : «Autant l’action du dirigeant dépasse le comportement du peuple, autant la vie du pasteur dépasse habituellement le troupeau.» Pour cela, la fragilité humaine ne suffit pas selon ses propres forces, selon ce que dit l’Apôtre, 2Co 2,16: Et qui est capable de cela ? Cependant, par l’aide de la grâce divine, les hommes sont rendus aptes et capables, comme lui-même le dit par la suite : Il nous a rendus des ministres aptes de l’alliance nouvelle. Prenant en considération sa propre insuffisance, quelqu’un peut donc louablement refuser par humilité la fonction de prélat, comme Jérémie l’a dit : Je ne sais pas parler, car je suis un enfant ; mais il peut aussi consentir par charité fraternelle, afin d’apporter le salut du prochain, comme Isaïe qui a dit : Me voilà, envoie-moi ! (Is 6, 8). Mais, comme le dit Grégoire dans la Règle pastorale : «Dans les deux cas, il faut regarder avec attention, car celui qui s’est récusé ne s’est pas écarté entièrement, et celui qui a accepté d’être envoyé, s’est vu purifié par une pierre de l’autel, afin que celui qui n’est pas purifié n’ose pas entreprendre le saint ministère ou que celui que la grâce d’en-haut a choisi ne s’oppose pas à une disposition divine sous prétexte d’humilité. Ainsi donc, parce qu’il est très difficile pour quiconque de se savoir purifié, c’est avec plus de sûreté que la fonction de prélat est déclinée, mais sans entêtement cependant, lorsqu’on reconnaît que c’est la volonté de Dieu qu’elle soit acceptée.»

         <1> Cette parole de Grégoire ne doit pas s’entendre ainsi : «Le pouvoir, lorsqu’il n’est pas assumé avec un désir désordonné, doit être aimé», mais ainsi : «Le pouvoir, lorsqu’il est assumé, ne doit pas être aimé d’un désir désordonné.» En effet, il ajoute : «Mais il doit être toléré par longanimité.»

         <2> L’intention de ceux qui fuient une prélature est meilleure selon leur propre désir, aussi longtemps qu’il n’y a pas nécessité de la part de celui qui impose ce fardeau. C’est pourquoi Augustin dit, dans La cité de Dieu, XIX : «Un poste élevé, sans lequel un peuple ne peut être gouverné, même s’il est détenu... comme il convient, est cependant désiré d’une manière qui ne convient pas : en effet, l’attachement intense à la vérité recherche la tranquillité, mais l’exigence de la charité accepte une juste occupation.»



<Article 3 £[23]> Troisièmement : il semble qu’un prélat qui donne un bénéfice ecclésiastique à un consanguin ou à un ami, afin que ses consanguins soient élevés, commette la simonie.



         <1> En effet, «la simonie est une volonté appliquée à acheter ou à vendre quelque chose de spirituel ou d’associé au spirituel». Or, dans le cas évoqué, il semble s’agir d’un achat ou d’une vente d’une chose spirituelle, car il peut y avoir vente et achat là où il y a libéralité. Or, ici, on espère une récompense libérale. Il s’agit donc là de simonie.

         Cependant, à propos de ce que dit Isaïe : Bienheureux celui qui écarte ses maine de tout présent (Is 33, 15), Grégoire dit qu’il y a un triple présent : «[celui] de la main, de la langue, du service», dont aucun n’est visé dans le cas présent. Il n’y a donc pas simonie.

         Réponse. Comme la simonie consiste dans la vente et l’achat, il semble qu’il faille faire une distinction, car, si un prélat entend obliger celui à qui il donne un bénéfice ecclésiastique à faire une compensation temporelle à lui-même ou à ses consanguins, l’intention est simoniaque. En effet, il a en vue une vente tacite. Mais s’il n’a pas en vue de l’obliger, mais a en vue que celui [à qui il donne un bénéfice] donne spontanément une compensation temporelle à lui-même ou aux siens, il s’agit d’une intention mauvaise et charnelle, mais non pas simoniaque.

         <1> Selon le Philosophe, Éthique, IV, «la libéralité ne porte pas sur n’importe usage de l’argent, mais sur les dons et les frais». Mais la simonie porte sur l’achat et la vente.



<Question 12> £[Sur les docteurs]



         Ensuite, on a posé deux questions à propos des docteurs. Premièrement, si un docteur a prêché ou enseigné principalement pour la vaine gloire, a-t-il une auréole, s’il se repent en mourant ? Deuxièmement, si, par l’enseignement d’un docteur, certains sont éloignés d’un bien meilleur, est-ce que ce docteur est tenu de révoquer cet enseignement ?



<Article 1 £[24]> Premièrement : il semble que celui qui a toujours enseigné par vaine gloire retrouve son auréole par la pénitence.



         <1> En effet, l’auréole de l’enseignement est dû à ses fruits, à savoir, la conversion des fidèles, selon ce que dit Ph 4, 1 : Ma joie et ma couronne. Mais il a pu arriver que, de la prédication de celui qui a prêché principalement par vaine gloire, un fruit de conversion des fidèles ait découlé. S’il se repent, une auréole lui est donc due.

         <2> De plus, de même qu’une auréole est due à la virginité, de même est-elle due à l’enseignement. Or, celle qui, alors qu’elle est vierge de corps mais corrompue en esprit, fait pénitence, retrouve son auréole. Pour la même raison, le docteur qui a prêché par vaine gloire.

         Cependant, les oeuvres mortes ne sont pas ramenées à la vie par la pénitence. Or, les oeuvres de ce docteur qui prêche par vaine gloire sont mortes, à savoir qu’elles ont été accompagnées d’un péché. Elles ne revivent donc pas par la pénitence en vue d’obtenir la récompense.

         Réponse. Puisque l’auréole comporte une excellence particulière de la récompense, il est nécessaire qu’elle présuppose [une couronne] d’or, «comme un comparatif présupppose quelque chose de positif». Et cela est indiqué dans Ex 25, 25, où il est dit : Tu ajouteras à la couronne d’or une autre auréole. C’est pourquoi celui qui ne mérite pas [une couronne] d’or, c’est-à-dire la récompense essentielle, ne mérite pas d’auréole. Or, ceux qui agissent par vaine gloire ne méritent pas la récompense essentielle, car ils ont reçu leur récompense, comme il est dit en Mt 6, 2. Ils ne méritent donc pas non plus d’auréole. Mais, la pénitence rend à l’homme les mérites qu’il avait auparavant ; elle ne lui confère cependant pas ceux qu’il n’avait pas, si ce n’est pour autant que le mouvement même de la pénitence est méritoire. Ainsi, un tel [docteur] ne mérite pas d’auréole.

         <1> Une auréole est due à la conversion des fidèles, en présupposant le mérite de la récompense essentielle chez celui qui a prêché. Autrement, se produit ce qui est dit en Mt 16, 26 : Que sert à un homme de gagner l’univers, s’il subit la perte de son âme ?

         <2> L’auréole de la virginité est due à l’intégrité de la chair, qui demeure après la pénitence ; et ainsi, une auréole est due à une vierge qui se repent. Mais l’auréole de l’enseignement est due à l’acte d’un docteur, qui est passager ; et ainsi, après la pénitence, une auréole n’est pas due au docteur, à moins que l’acte ne soit répété.



<Article 2 £[25]> Deuxièmement : il semble que si, par l’enseignement de quelqu’un, certains sont écartés d’un bien meilleur, celui-ci soit tenu de révoquer son enseignement.



         <1> En effet, par son enseignement, un tel docteur commet un scandale actif, car le docteur donne forme à l’intellect, et l’intellect donne forme à la volonté et, par conséquent, à l’acte. Or, tous sont tenus d’écarter le scandale actif. Un tel docteur est donc tenu de révoquer son enseignement.

         <2> De plus, les réalités spirituelles sont plus importantes que les réalitsé temporelles. Or, pour les choses temporelles, comme le dit Augustin, «le péché n’est pas enlevé si ce qui a été pris n’est pas restitué». À bien plus forte raison donc, le péché n’est pas remis au docteur qui cause un dommage pour les choses spirituelles, s’il ne restitue pas ce qui a été enlevé, ce qui se fait par la révocation d’un enseignement.

         Cependant, Grégoire dit : «La vérité ne doit pas être reportée en raison du scandale.»

         Réponse. Il semble qu’il faille ici faire une distinction.

         En effet, si le docteur enseigne une fausse doctrine, il est tenu de la révoquer de toute façon, surtout s’il en découle un dommage spirituel [ainsi, si certains, en enseignant des choses erronées, avaient orienté des gens vers une forme de vie religieuse, en disant par exemple que tous ceux qui entrent dans cette vie religieuse seront égaux en esprit au bienheureux Pierre]. [En effet, entrer en religion en raison d’une erreur n’est pas bon.[6]]

         Mais s’il enseigne une doctrine vraie, il peut en découler un dommage spirituel chez les auditeurs de deux manières.

         D’une manière, en raison d’une carence de celui qui enseigne. <Et cela de deux façons.> Premièrement, parce qu’il proposerait un enseignement subtil et élevé à des gens non instruits, qui ne seraient pas capables [de recevoir] cet enseignement, et qui, pour cette raison, encourraient un dommage pour leur salut, contrairement à l’exemple de l’Apôtre, qui dit en 1Co 3,2 : Comme à des tout-petits dans le Christ, je vous ai donné à boire du lait plutôt que de la nourriture. — D’une autre manière, parce qu’il a enseigné de manière confuse et sans ordre, en ne donnant pas préférence aux choses importantes par rapport à celles qui le sont moins, contrairement à ce que dit Grégoire, dans la Règle pastorale : «Les biens les plus élevés doivent être loués de manière à ce qu’on ne désespère pas des biens ultimes ; les biens ultimes doivent être offerts de manière à ce qu’ils ne paraissent pas suffire aux endurcis, de sorte qu’on ne tende jamais vers les biens les plus élevés.» — Et, dans ces cas, le docteur, par l’enseignement de qui un dommage spirituel est encouru, est tenu d’apporter un remède contre ce dommage autant qu’il le peut, en expliquant tout au moins son enseignement. [C’est ce que dit Grégoire dans la Règle pastorale : «Comme une parole hasardeuse conduit à l’erreur, de même un silence imprudent laisse dans l’erreur ceux qui pouvaient être enseignés.»]

         D’une autre manière, il peut arriver par la carence des autres <...>. [Ainsi, ce docteur n’éloigne pas les hommes d’un bien meilleur.] Et, dans ce cas, il n’est pas tenu de cesser son enseignement.

         Et ainsi, la réponse aux objections est claire.



<Question 13> £[Pour les religieux]



         Ensuite, à propos des religieux, on a posé deux questions. Premièrement : est-ce que les religieux sont tenus de supporter patiemment les injures qui leur sont adressées ? Deuxièmement : est-ce que celui qui fait serment de ne pas entrer en religion peut licitement entrer en religion ?



<Article 1 £[26]> Premièrement : il semble que les religieux ne doivent pas supporter ceux qui les combattent.



         <1> En effet, Dieu est combattu par le combat contre les parfaits. C’est pourquoi le Seigneur dit à Saul qui persécutait les disciples du Christ, Ac 22,7 : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Or, les parfaits ne doivent pas supporter ceux qui combattent Dieu. Donc, ni ceux qui les combattent eux-mêmes.

         <2> De plus, tout parfait doit s’opposer à ceux qui causent préjudice à l’état de perfection. C’est pourquoi l’Apôtre dit en 2Co 6,3 : Afin que notre ministère ne soit pas insulté. Or, par le fait que les parfaits sont combattus, on abaisse l’état de perfection. Les parfaits ne doivent donc pas supporter ceux qui les combattent.

         Cependant, Grégoire dit : «Nous ne sommes pas parfaits, si nous ne pouvons pas supporter l’agitation des autres.»

         Réponse. Les parfaits peuvent être combattus de deux manières : d’une manière, dans leurs propres personnes, comme lorsqu’on leur fait des blessures personnelles ; d’une autre manière, ils peuvent être combattus dans leur état, par exemple, lorsque certains par des paroles ou des actes abaissent l’état de perfection. Et ces deux façons sont abordées en Jc 2 : Les riches ne vous oppriment-ils pas par leur puissance ? (ce qui se rapporte aux blessures personnelles), ne blasphèment-ils pas la bonne renommée qu’on vous reconnaît ? (ce qui se rapporte à la vie religieuse ou à [leur] état).

         Pour ce qui est blessures personnelles, il convient que les parfaits se montrent très patients, de sorte qu’ils soient prêts à supporter beaucoup de choses, selon ce que dit Mt 5, 39 : Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui la gauche. Mais ils ne doivent pas supporter qu’on s’en prenne à leur état, pour autant qu’ils peuvent résister : en effet, cela tendrait à faire injure à Dieu. C’est pourquoi il est dit contre certains dans Ez 13, 5 : Vous n’êtes pas montés de l’autre côté, vous ne vous êtes pas dressés comme un mur en faveur de la maison d’Israël.

         Et c’est pourquoi le Seigneur a supporté patiemment les injures qui étaient faites à son humanité, comme lorsque les Juifs disaient : Voici un homme gourmand et un buveur de vin, comme on le lit chez Mt 11, 19, et comme lorsque le Diable lui dit : Jette-toi en bas, ce qui semblait être en rapport avec une blessure personnelle. Mais il ne tolérait pas les injures faites à Dieu. C’est ainsi qu’il a repris durement les Pharisiens, Mt 12, 24, parce qu’ils disaient qu’il chassait les démons au nom de Béelzébuth, ce qui revenait à injurier le Saint-Esprit. Et de même, lorsque le Diable lui dit : Je te donnerai tout cela si, te prosternant, tu m’adores, ce qui était en rapport avec une injure faite à Dieu. En effet, il le repoussa sussitôt en disant : Retire-toi, Satan ! comme on le lit en Mt 4, 10. Sur ce passage, Chrysosotome dit : «Par son exemple, apprenons à supporter... avec magnanimité les injures qui nous sont faites, mais à ne pas même supporter d’écouter les injures faites à Dieu, car il est louable que quelqu’un soit patient pour les injures qui lui sont faites, mais il est par trop impie de cacher les injures faites à Dieu.»

         Et ainsi, les réponses aux objections sont claires.



<Article 2 £[27]> Deuxièmement : il semble que celui qui a juré de ne pas entrer en religion ne puisse y entrer licitement.



         En effet, toute obligation licite doit être accomplie. Or, il était licite de ne pas entrer en religion. Lorsque quelqu’un s’est obligé par serment à ne pas entrer en religion, il semble qu’il soit tenu de ne pas y entrer.

         Cependant, aucun empêchement au progrès spirituel ne vient de Dieu. Or, le serment vient de Dieu. Le progrès spirituel n’est donc pas empêché par un serment de ne pas entrer en religion.

         Réponse. L’obligation du serment peut prendre trois formes. En effet, il s’agit parfois d’une obligation illicite à propos d’une chose illicite, par exemple, lorsque quelqu’un fait serment de forniquer ; et un homme n’est pas tenu d’accomplir un tel serment, et il n’est pas non plus licite de l’accomplir. Mais parfois il s’agit d’une obligation licite à propos d’une chose licite, par exemple, lorsque quelqu’un fait serment de donner une aumône ; et il n’est pas permis d’éluder un tel serment. Mais parfois l’obligation est illicite, mais à propos d’une chose licite, par exemple, lorsque quelqu’un jure qu’il n’accomplira pas un bien meilleur, ce qu’il n’est cependant pas tenu d’accomplir, par exemple, de ne pas jeûner, ou de ne pas faire une aumône, ou de ne pas entrer en religion. En effet, ce à quoi il s’oblige par serment est alors licite, mais l’obligation est cependant illicite, car, par là, l’homme, pour ce qui relève de lui, se dresse contre la grâce du Saint-Esprit, qui fait que l’homme prépare des ascensions dans son coeur. C’est pourquoi un homme peut accomplir licitement un tel serment, en s’abstenant du bien qu’il n’est pas tenu d’accomplir. Toutefois, il n’est pas forcé par ce serment d’accomplir ce qu’il a juré, car un serment, pour être obligatoire, doit avoir trois compagnons : le jugement, la justice et la vérité, comme on lit en Jr 4, 2. Or, à ce serment manque le jugement de la discrétion, car il tend vers une issue pire en empêchant un bien meilleur.

         Et ainsi, la réponse aux objections est claire.



<Question 14> £[À propos des clercs]



<Article unique [28]>



         Ensuite, à propos des clercs, on s’est posé une seule question : est-ce qu’il est permis à un clerc qui est tenu aux heures canoniques de dire le soir [précédent] les matines du jour suivant.

         Et il semble que non.

         En effet, il est dit dans Si 21, : Le paresseux et l’imprudent ne respecteront pas le temps. Or, ce [clerc] ne respecte pas le temps en disant les matines : en effet, comme le jour débute à minuit, il semble qu’il dise le jour précédent les matines du jour suivant. Il semble donc que cela se rapporte à la paresse et à l’imprudence, et ainsi cela semble être un péché.

         Cependant, Dieu est plus clément que n’importe quel homme. Or, l’homme n’impute pas comme faute à un débiteur qu’il lui rende ce qu’il lui doit avant le temps. Donc, encore beaucoup moins Dieu.

         Réponse. Il faut considérer ici l’intention de celui qui anticipe le moment de dire les matines, ou n’importe quelle heure canonique. En effet, s’il fait cela par paresse, à savoir, pour s’adonner plus tranquillement au sommeil et à la volupté, ce n’est pas sans péché. Mais s’il fait cela en raison des exigences d’occupations licites et honnêtes, par exemple, si un clerc ou un maître doit revoir ses cours la nuit, ou pour une raison de ce genre, il peut licitement dire les matines le soir [précédent], et anticiper le moment des autres heures canoniques, comme cela se fait aussi dans les églises majeures, car il est meilleur de faire les deux choses pour Dieu, à savoir, [lui] rendre les louanges qui lui sont dues et les autres fonctions honnêtes, que de laisser l’un empêcher l’autre.

         <1> Pour les contrats et les autres choses de ce genre, le jour commence à minuit. Mais, pour l’office ecclésiastique et les célébrations des fêtes, le jour commence à vêpres. Ainsi, si quelqu’un, après avoir dit vêptres et complies, dit matines, cela appartient au jour suivant.





QUODLIBET 12 : £[Sur les réalités qui dépassent l’homme et les réalités humaines]





         On a posé des questions sur les réalités qui sont supérieures à l’homme et sur les réalités humaines.

         À propos du premier point, on a posé des questions sur Dieu, les anges et le ciel.

         Sur le premier point, on a posé des questions sur Dieu : à propos de son être, de sa puissance et de sa prédestination.



<Question 1> £[Sur Dieu : à propos de son être]



<Article unique [1]> On a demandé, en premier lieu, s’il n’existe qu’un seul être en Dieu, à savoir, [l’être] essentiel, ou si, en plus de celui-ci, il existe aussi en Dieu un être personnel.



         <1> Autre chose est d’être le Père, autre chose d’être le Fils, et autre chose d’être le Saint-Esprit. Or, l’être essentiel n’est pas différent de lui-même. Donc, etc.

         <2> De plus, le propre de la forme est de donner l’être. Or, en Dieu, il existe trois propriétés personnelles, qui jouent le rôle de forme. Donc, etc.

         Cependant, Augustin dit : «Il n’y a qu’un être en Dieu.»

         Réponse. La vérité de la foi tient qu’en Dieu seule existe une distinction selon les relations opposées. Or, la relation, comme toute forme, tient son être de la comparaison avec ce dans quoi elle existe. Ainsi, l’être de la filiation existe par comparaison au sujet où elle réside. Or, la relation en Dieu ne se distingue pas de celui en qui elle réside ou en qui elle existe, car elle est la réalité même qui est mise en rapport, mais elle se distingue seulement par celui à qui elle s’oppose, et, de ce point de vue, on ne considère pas l’être de la relation, mais sa distinction et son opposition. Et c’est pourquoi, en Dieu, il n’y a qu’un seul être, à savoir, [l’être] essentiel.

         <1> L’être s’entend de deux manières. En effet, l’être est parfois la même chose que l’acte de ce qui existe ; mais parfois il signifie la composition d’un énonciation, et ainsi il signifie un acte de l’intellect, manière dont on l’entend lorsqu’on dit qu’autre est l’être du Père, autre celui du Fils, et non pas selon la première façon.

         <2> Comme toute forme, la paternité fait être, à savoir, [fait être] Père, qui est l’être divin, et elle fait seulement un seul être pour autant que la paternité fait être.



<Question 2> £[Sur Dieu : à propos de sa puissance]



         Ensuite, on a posé des questions sur la puissance de Dieu.

<Article 1 [2]> Premièrement : est-ce que Dieu peut faire exister ensemble des choses contradictoires ?



         Réponse. À la première question, il faut réponde non. Et cela n’entraîne pas en Dieu l’imperfection de sa puissance, car cela n’a pas raison de possible. En effet, toute puissance active produit un effet semblable à soi. Or, tout ce qui agit agit en tant qu’il est un être en acte. L’effet de l’agent est donc un être en acte. Ainsi donc, tout ce qui répugne à ce qu’est exister en acte répugne à la puissance active. Ce qui serait le cas, si des contradictoires étaient vraies en même temps.



<Article 2 £[3]> Deuxièmement : est-ce que Dieu peut faire des choses infinies en acte ?



         À la seconde question, il faut répondre qu’on pourrait soupçonner à première vue qu’il serait impossible qu’une chose soit infinie en acte, car il en découlerait qu’elle serait égale à Dieu. Mais on ne peut conclure ainsi, car ce qui est infini selon tous les modes ne peut être égalé à ce qui est infini selon un seul mode. En effet, en acceptant qu’il existerait un feu infini en grandeur, il ne serait pas égal à Dieu, car, même si le feu est infini en grandeur, il est cependant quelque chose de fini par l’espèce. Or, Dieu est infini selon tous les modes.

         Lorsqu’on demande s’il est possible à Dieu de faire quelque chose d’infini en acte, il faut donc dire que non. En effet, une chose s’oppose deux manières à la puissance de ce qui agit par l’intellect : d’une manière, parce que cela s’oppose à sa puissance ; d’une autre manière, parce que cela s’oppose à la manière dont il agit. Selon le premièe façon, cela ne s’oppose pas à la puissance de Dieu de manière absolue, car cela ne comporte pas de contradiction. Mais, si l’on considère la manière dont Dieu agit, cela n’est pas possible. En effet, Dieu agit par son intellect et par son Verbe, qui est la puissance formative de toutes choses. Il faut donc que tout ce qu’il fait ait une forme. Or, l’infini est conçu comme une matière sans forme, car l’infini se prend du côté de la matière. Si donc Dieu faisait cela, il en découlerait que l’oeuvre de Dieu serait quelque chose d’informe, et cela s’oppose à celui par qui il agit et à son mode d’agir, car il fait toutes choses par son Verbe, par lequel toutes choses reçoivent forme.



<Question 3> £[Sur Dieu, à propos de sa prédestination]



<Article 1 [4]> Ensuite, on a demandé, à propos de la prédestination, si elle est certaine.



         Et il semble que non.

         <1> Car il est possible qu’un prédestiné soit damné, comme Pierre, s’il était mort immédiatement après avoir péché en reniant le Christ.

         <2> Si tu dis que l’expression précédente est vraie de ce qui est dit, mais non de la réalité [qui est dite], il y a une objection, car cela se produit pour les formes séparables. Or, cette forme qu’est la prédestination est inséparable.

         Réponse. La prédestination fait partie de la providence divine. Or, la providence indique l’orientation de certains vers une fin, et cela présuppose connaissance et volonté. Ainsi, la prédestination est certaine du point de vue de la science de Dieu, qui ne peut se tromper, et du point de vue de la volonté divine, à laquelle on ne peut résister, et du point de vue de la providence, qui conduit à une fin de la manière la plus certaine, puisque Dieu est le plus sage.

         <1> La prédestination est certaine, et cependant il n’est pas nécessaire que le prédestiné soit sauvé, mais cela demeure contingent. En effet, on a dit que [la prédestination] est certaine du point de vue de la science, de la volonté et de la providence [de Dieu], et rien de cela n’empêche la contingence. Ni la connaissance, parce que la connaissance de Dieu porte sur les choses futures en tant qu’elles sont présentes, et elles sont déterminées par cela. Ni la volonté, parce que la volonté de Dieu est le principe de tout être ; elle ne tombe pas sous la raison de contingence ou de nécessité, mais celles-ci sont issues et sont ordonnées par la volonté de Dieu, et ainsi la volonté même de Dieu fait que certaines choses sont contingentes, en préparant les causes contingentes pour les choses qu’elle veut être contingentes (et, de même, les causes nécessaires pour les choses et les effets nécessaires). Et ainsi, la volonté de Dieu s’accomplit toujours : certaines choses ne se produisent pas nécessairement, mais de la manière dont il veut qu’elles existent, et il veut qu’elles existent de manière contingente. Ni la providence, parce qu’elle n’enlève pas la contingence.

         <2> La distinction est bonne. Mais, au sujet des formes, il faut dire qu’il en va autrement des formes réelles et des [formes qui sont] des prédicats, qui comportent quelque chose qui se rapporte à un acte de raison ; car, dans les premières, à savoir, [les formes] réelles, si une telle distinction doit se produire, il faut qu’il y existe une séparation dans la réalité et dans la considération [de la raison] ; mais, dans les secondes, cela n’est pas nécessaire, mais il faut que la réalité elle-même tombe sous cette considération. Je dis donc que ce prédestiné peut être considéré soit en lui-même, soit en tant qu’il est en rapport avec la connaissance divine, et ainsi on lui attribue qu’il peut être damné et, d’une autre façon, non.



<Article 2 £[5]> Ensuite, on a demandé, à propos du destin, si tout est soumis au destin ?



         Réponse. En premier lieu, il faut savoir ce qu’est le destin ; ensuite, la question posée s’éclairera facilement.

         Nous voyons que beaucoup de choses se produisent de manière contingente ; c’est pourquoi, autrefois, on s’est demandé si les choses qui se produisent de manière variable et contingente sont ramenées à une cause qui [les] ordonne.

         Certains disent que non : ils disent que le destin n’est rien, comme Tullius [Cicéron].

         Certains disent qu’elles sont <ramenées> à une cause et à une connaissance supérieures, et ceux-ci l’ont nommée fatum, de for, fans [parler, annoncer], comme si toutes ces choses avaient été prédites par une cause supérieure.

         Mais, parmi ceux-ci, [existent] trois opinions.

         En effet, certains ont ramené ces choses à une série de causes, qu’ils appellent «destin» [fatum], tels les stoïciens, qui disent que rien n’existe qui n’ait une cause et que, une fois posée la cause, il est nécessaire de poser l’effet. Si donc survient ou existe tel ou tel effet, il avait une cause, et cette cause [avait] une autre cause, et ainsi de suite. Ainsi, quelqu’un est tué la nuit parce qu’il est sorti de la maison. Pourquoi est-il sorti de la maison ? Parce qu’il avait soif. Pourquoi cela ? Parce qu’il avait mangé salé. Et ainsi, parce qu’il a mangé salé, il est nécessairement mort. — Aristote répond en niant les deux premiers points : premièrement, tout ce qui arrive n’a pas une cause, mais seulement ce qui est fait par soi : que je sois tué alors que je suis sorti, cela est par accident ; deuxièmement, il dit que, la cause étant posée, l’effet n’est pas posé, car il peut être empêché. Et ainsi, cela ne découle pas [nécessairement] ou il n’existe pas de série de causes.

         D’autres ramènent ces choses à une autre cause, à savoir, aux corps célestes, par la nécessité desquels ils disent que tout arrive. Ils disent donc que les destin [fatum] n’est rien d’autre que la puissance de la position des astres. Mais cette opinion est doublement fausse. Premièrement, quant aux choses humaines, qui viennent de l’intellect, qui, puisqu’il est une puissance incorporelle, n’est pas soumis à l’action de quelque corps. «Affirmer que l’âme est soumise à la puissance des corps célestes n’est rien d’autre que d’affirmer que l’intelligence de diffère pas du sens», comme le dit le Philosophe, dans Sur l’âme, II, vers la fin. Cependant, par accident et à l’occasion, l’âme est soumise au ciel pour autant que l’intellect est affecté par une passion du corps, mais n’est pas nécessairement mû par elle. Deuxièmement, parce que beaucoup de choses parmi les choses naturelles se produisent sans être produites par la nécessité du ciel, mais par accident, et n’ont pas de cause.

         D’autres ramènent toutes ces choses à une cause supracéleste, à savoir, à la providence de Dieu, par laquelle tout est prédéterminé et ordonné. Et selon ceux-ci, le destin sera un effet de la providence, car la providence n’est rien d’autre qu’un certain ordre des choses qui existe dans l’esprit divin, mais le destin est l’expression de cet ordre pour autant qu’il existe dans les choses. C’est pourquoi Boèce [écrit] : «Le destin est une disposition immobile inhérente à des choses mobiles.»

         En comprenant ainsi le destin, on peut dire que tout est soumis au destin. C’est pourquoi il est dit en Os 2, 18, à ce sujet : Il ne m’appellera plus «Mon Baal», mais «Mon mari» : les deux sont une même chose, mais Dieu n’a pas voulu cela, car Baal était le nom d’un dieu des nations. C’est pourquoi il faut éviter les noms des gentils, avec lesquels il ne convient pas non plus d’avoir des noms en commun. Et c’est pourquoi Augustin dit : «Si quelqu’un entend le destiun [fatum] de cette façon, qu’il conserve l’idée, mais qu’il corrige sa langue», de sorte qu’il ne dise pas «destin», mais providence de Dieu.



<Question 4> £[À propos des anges]



         Ensuite, on s’est interrogé sur les anges. Et, à ce propos, on a posé deux questions.



<Article 1 £[6]> Premièrement : est-ce que l’être de l’ange est chez lui un accident ?



         Et il semble que non.

         Car on comprend que l’accident existe dans quelque chose de préexistant. Or, l’ange ne préexiste pas à lui-même.

         Cependant, Hilaire dit, etc[7].

         Réponse. L’opinion d’Avicenne était que l’unité et l’être sont toujours attribués à un accident. Mais cela n’est pas vrai, car l’unité, pour autant qu’elle est convertible avec l’être, signifie la substance d’une chose ; de même en est-il de l’être. Mais l’unité, pour autant qu’elle est le principe du nombre, signifie un accident.

         Il faut donc savoir que tout ce qui est en puissance et en acte devient en acte par le fait qu’il participe à un acte supérieur. Or, une chose devient en acte au plus haut point par le fait de participer par similitude à l’acte premier et pur. Or, l’acte premier est acte d’être subsistant par soi. Ainsi, tout reçoit son achèvement par le fait de participer à l’acte d’être. L’acte d’être est donc l’achèvement de toute forme, car celle-ci est achevée par le fait d’avoir l’acte d’être, et elle possède l’acte d’être lorsqu’elle est en acte. Ainsi, aucune forme n’existe que par l’acte d’être.

         Et je dis ainsi que l’être substantiel d’une chose n’est pas un accident, mais l’actualité de toute forme existante, soit sans matière, soit avec matière. Et parce qu’il est l’achèvement de toutes choses, il en découle que l’effet propre de Dieu est l’être, et qu’aucune cause ne donne l’être que dans la mesure où elle participe à l’opération divine. Et ainsi, à proprement parler, [l’être] n’est pas un accident.

         Quant à ce que dit Hilaire, je dis qu’est appelé accident au sens large tout ce qui n’est pas partie de l’essence. Il en va ainsi de l’être dans les choses créées, car en Dieu seul l’acte d’être est l’essence.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement, on s’est demandé si le Diable connaît les pensées des hommes.



         Réponse. Connaître les pensées du coeur peut se produire de deux manières : en soi et par soi, et dans un effet.

         De la première manière, cela appartient à Dieu seul. Jr 17, 9 : Le coeur de l’homme est mauvais et inscrutable. Ainsi, les anges non plus ne les connaissent pas.

         La raison de cela est triple. La première, en raison de la faiblesse de l’être qu’elles ont, car le degré selon lequel les choses sont dans l’âme dépasse <à peine> le degré selon lequel quelque chose est en puissance. La deuxième raison est que ce qui est existe dans la puissance d’une cause ne peut être connu que par la cause la meut naturellement. Or, Dieu seul meut la volonté. Comme toutes les pensées dépendent de la volonté comme de leur cause, Dieu seul les connaîtra donc. La troisième raison est que les anges connaissent les choses qu’ils connaissent naturellement par des espèces infuses, et celles-ci sont les espèces des choses naturelles, et non des pensées [humaines], car celles-ci ne se ramènent pas à des causes naturelles ou ne se rapportent pas à la connaissance des choses naturelles.

         Cependant, [les anges] connaissent les pensées [humaines] par l’effet des pensées, comme le fait l’homme. Toutefois, [les anges] connaissent plus subtilement les effets qui sont causés par les pensées, car, selon [ses] pensées, l’homme est affecté par une passion et le coeur est mû par elles. Et [les anges] connaissent ces mouvements plus subtilement que nous. Ainsi connaissent-ils quelque chose des pensées du coeur. Et Augustin dit cela dans le livre Sur la divination des démons, bien qu’il dise ailleurs que leur attribuer une telle connaissance est présomptueux.



<Question 5> £[À propos du ciel]



         Ensuite, on a posé des questions sur le ciel. Et, à ce sujet, on a posé deux questions.



<Article 1 £[8]> Premièrement : est-ce que ciel ou le monde est éternel ?



         Réponse. Il faut dire que non, mais que le monde ait commencé fait partie de ces choses qui relèvent de la foi, et non d’une démonstration. Car ce qui dépend de la simple volonté de Dieu peut être ou ne pas être. Et aucune nécessité en Dieu n’exige que cela soit, mais la bonté divine, qui est la fin des choses, peut ainsi exister, que le monde existe ou qu’il n’existe pas.



<Article 2 £[9]> Deuxièmement, on s’est demandé si le ciel est animé.



         Réponse. Sur ce sujet, les docteurs de l’Église ont eu des opinions différentes. En effet, Jérôme, en commentant l’Ecclésiaste, dit que le soleil est animé. [Jean] Damascène nie cela. Et la même divergence existe chez les philosophes. En effet, Platon et Aristote affirment que les corps célestes sont animés. Mais Anaxagore dit que non, et c’est la raison pour laquelle on lit qu’il fut tué.

         Mais moi, je dis, en suivant Augustin, Commentaire littéral de la Genèse, II, qu’une position ou l’autre ne relève pas de la foi. C’est pourquoi, il ne le détermine pas dans l’Enchiridion, en ajoutant que si nous affirmons que les corps célestes sont animés, il y n’y aura pas pour autant, lors du jugement, trois ordres de ceux qui doivent passer en jugement : les anges, les hommes et les âmes <des cieux>, car ces âmes seront comptées avec les anges. Et cela semble avoir été l’opinion de celui qui a écrit la préface, lorsqu’il écrit : «Les cieux et les puissances des cieux[8].»

         Cela est donc clair.



<Question 6> £[Sur l’homme, à propos de son âme]



         Ensuite, on a posé des quetions sur l’homme : à propos de sa nature, à propos de la grâce et à propos de la faute.

         Sur le premier point, on a posé trois questions : premièrement, à propos de l’âme ; deuxièmement, à propos de la connaissance de l’âme ; troisièmement, à propos de l’effet de la connaissance.

         À propos de l’âme, on a posé deux questions.



<Article 1 (10]> Premièrement : est-ce que l’âme perfectionne le corps de manière immédiate ou par l’intermédiaire de la corporéité ?



         Réponse. Dans tout corps il n’existe que la forme substantielle.

         La raison en est triple. La première est que, s’il y a plusieurs [formes], celle qui suit [la forme substantielle] suivante ne sera pas la forme substantielle, qui fait être absolument parlant, mais seulement une [forme] accidentelle, qui fait être telle chose. — De même, si tel est le cas, l’acquisition de la forme substantielle ne serait pas une génération absolument parlant. — De même, le composé d’âme et de corps ne serait pas un absolument parlant, mais deux absolument parlant, et un par accident.

         Si on dit que la corporéité est la forme du corps, la corporéité est employée en deux sens : parfois, [pour désigner] les trois dimensions, et cela n’est pas la forme substantielle, mais un accident ; parfois, on l’entend d’une forme dont provient la triple dimension, et cela n’est pas différent de la forme spécifique.



<Article 2 £[11]> Deuxièmement : est-ce que l’âme vient par transmission ?



         Réponse. Augustin n’a pas déterminé cette question, mais l’a laissée pendante (<il la tranche> dans le livre Sur les enseignements de l’Église, mais ce livre n’est pas d’Augustin, mais de Gennadius). Grégoire aussi ne veut pas la déterminer.

         Toutefois, il faut croire que tel n’est pas le cas.

         Une raison est celle du Philosophe, dans le livre Sur les animaux : il est impossible qu’une puissance corporelle produise quelque chose qui dépasse le corps. Or, la puissance séminale est une puissance corporelle.

         Une autre raison se trouve dans Métaphysique, VII. Certains ont affirmé que les formes naturelles apparaissent par création. En effet, lorsque la matière de l’air reçoit la forme du feu, ou bien celle-ci y était présente, et alors elle y était cachée, ou bien elle n’était pas [présente]. Elle est donc produite à partir de rien, non pas à partir de quelque chose, mais à partir du néant. Elle est donc créée. — Le Philosophe apporte la solution : la forme ne devient pas, pas plus qu’elle <n’est> un être ou quelque chose qui possède l’être par soi, mais c’est le composé qui devient parce qu’il possède d’être subsistant. S’il existe donc une forme qui subsiste par elle-même, celle-ci peut devenir par elle-même. Or, l’âme possède un être subsistant et demeure après la corruption du corps. Et ainsi, il faut qu’elle possède son propre devenir.



<Question 7> £[Sur la connaissance de l’homme]



<Article unique [12]> Ensuite, on a demandé, à propos de la connaissance de l’homme, si l’intellect humain connaît les singuliers.



         Réponse. Quelque chose est connu de deux manières : directement et indirectement, à savoir, par la réflexion.

         Or, il y a une différence entre l’intellect humain et [l’intellect] divin, car [l’intellect] humain ne connaît pas directement le singulier, alors que [l’intellect] divin le [connaît]. Car la connaissance se fait par une similitude du connu dans celui qui connaît. Or, celle-ci se réalise dans notre intellect par l’abstraction des conditions individuelles et de la matière ; c’est pourquoi, puisqu’une connaissance juste se réalise selon l’espèce, [notre intellect] ne connaît directement que l’universel. Mais l’intellect divin connaît non par une similitude reçue de la chose connue, mais par l’extension à elle de son essence, et, en Dieu, cette similitude, à savoir, l’essence divine, contient la similitude de toutes les choses qui sont exprimées en toi. C’est pourquoi elle connaît directement tout ce qui est en toi, même ce qui se rapporte à la matière individuelle.

         Mais le Philosophe, se demandant, s’il existe un intellect séparé, comment il connaît ce qui existe dans la matière, dit qu’il doit connaître cela «sous un mode», comme une forme séparée est connue par l’intellect et est jointe à la matière par l’imagination, «ou sous un autre mode», à savoir, par extension, pour autant qu’il est uni à l’imagination, qui lui représente un fantasme. Et ainsi il connaît [ce qui existe dans la matière] indirectement.



<Question 8> £[Sur l’effet de la connaissance]



         Ensuite, on a posé des questions sur l’effet de la connaissance.



<Article 1 £[13]> Premièrement : est-ce que les habitus de la science acquise demeurent après cette vie ?



         Réponse. À ce sujet, il existe une double opinion.

         Certains disent que non, en suivant Avicenne, dans Sur les choses naturelles, VI, <qui affirme> que les espèces acquises ne demeurent dans l’intellect possible qu’aussi longtemps qu’il intellige. Ce qui est faux. Car l’intellect possible reçoit les espèces et [les] retient à sa façon. Ainsi, puisqu’il est immobile, en tant qu’il est immatériel et incorruptible, il reçoit les espèces intelligibles à sa façon, et celles-ci ne s’en éloignent jamais par la suite. Et qu’elles y soient même quand il n’intellige pas en acte, cela est clair dans Sur l’âme, III, où il est dit qu’elles sont dans l’âme autrement que lorsqu’il intellige en acte, à savoir, par habitus.

         Je dis ainsi qu’elles demeurent, soit chez les damnés, soit chez les bienheureux, mais ces habitus des sciences sont détruits quant au mode de la science, car, ici, [l’intellect] intellige en se tournant toujours vers les fantasmes à cause du corps, et nous avons besoin des fantasmes non seulement pour cela, mais pour utiliser les espèces de cette sorte. Et ce mode n’existera plus alors, car [l’intellect] ne se tournera pas vers les fantasmes.



<Article 2 £[14]> Deuxièmement : est-ce que les paroles humaines possèdent le pouvoir d’agur sur les animaux sans raison, par exemple, les serpents ?



         Réponse. Une chose peut posséder une puissance soit selon sa propre nature, soit selon la puissance d’une cause supérieure. Par exemple, un composé d’éléments possède une puissance qui vient de la nature des éléments selon le mouvement de l’élément prédominant ; il en possède une autre qui vient d’un corps céleste, comme l’aimant qui attire le fer, ce qui ne se ramène pas à la puissance élémentaire.

         Certains donc disent que non seulement les corps naturels, mais aussi [les corps] artificiels partagent certaines puissances selon l’impression des corps célestes, par exemple, les images ou les représentations réalisées sous une contellation déterminée. Et si cela est vrai, à savoir qu’il existe une puissance imprimée de cette sorte sur les [corps] artificiels, on peut aussi dire que les paroles proférées à un moment déterminé ont la capacité de mouvoir.

         Mais cela n’est pas vrai. Car, dans les choses naturelles, tout ce qui a une certaine puissance provenant d’un corps céleste la possède par suite d’une certaine forme. Ainsi, rien n’agit selon son espèce que par la puissance d’un corps céleste. Et ainsi, en toutes choses, la forme vient avant la puissance [de faire] de telles choses. Si l’on supprime ce qui vient avant, ce qui vient après est donc supprimé. Si donc des puissances de cette sorte sont attribuées à certaines choses, il faut qu’elles s’enracinent dans une certaine forme. Or, les formes artificielles ne sont que des représentations. C’est pourquoi il est faux que les paroles et les choses de ce genre possèdent une certaine puissance provenant d’un corps céleste.

         Mais «si elles en possèdent une, elles la reçoivent d’un esprit immonde, qui se mêle aux paroles des hommes afin de tromper», selon Augustin. Ainsi, ils utilisent parfois des paroles relevant de fables, fausses et vaines, auxquelles ils se mêlent pour se rire des hommes. De sorte que tout cela est frivole et superstitieux, ainsi que les images astronomiques, dans lesquelles, même s’il n’y a pas une invocation expresse des démons, on se trouve néanmoins à leur donner un consentement tacite.

         Cependant, si quelqu’un prononce des paroles de Dieu et sacrées, sans changement ni fraude, mais avec une intention bonne et divine, ce n’est pas une incantation, mais une prière. Toutefois, à propos de ce que dit Matthieu : Ils agrandissent leurs philactères, etc. (Mt 23, 5), Chrysostome reprend ceux qui suspendent des paroles de l’évangile à leur cou, alors que «la puissance de l’évangile ne réside pas dans la forme des lettres, mais dans la foi». Cependant, je ne condamne pas ceux qui portent sur eux l’évangile par dévotion, car Cécile «portait toujours l’évangile du Christ sur son coeur», mais sans ajout de mots, de caractères ou d’autres choses suspectes.



<Question 9> £[Sur le baptême]



         Ensuite, à propos de l’homme, on a posé des questions sur la grâce. Et, à ce sujet, on pose trois questions : premièrement, à propos des sacrements ; deuxièmement, à propos des vertus ; troisièmement, à propos des charges.

         Sur le premier point, on a posé trois questions : premièrement, à propos des sacrements de la grâce ; deuxièmement, à propos de l’effet des sacrements ; troisièmement, à propos de l’unité de l’Église.

         Sur les sacrements de la grâce, on posait deux questions : premièrement, à propos du baptême ; deuxièmement, à propos de la pénitence.



<Article unique £[15]> On demande d’abord si l’eau possède une vertu purificatrice, à savoir, purifie-t-elle par sa propre vertu ou par une vertu concomitante ?



         Réponse. Il existe deux opinions à ce sujet, non seulement à propos de l’eau, mais à propos de tous les sacrements de l’Église.

         En effet, certains disent que les sacrements n’ont pas de puissance ou de force pour agir à l’intérieur de l’âme, mais seulement de l’extérieur, et que la puissance divine concomitante réalise cet effet. Et ils mettent de l’avant l’exemple de Bernard : «Si un évêque investit quelqu’un d’une prébende par un anneau, l’anneau n’est pas la cause de la prébende, mais le signe.» Mais cela n’est pas exprimé correctement, car alors les sacrements de la loi nouvelle n’auraient pas de prérogative par rapport [à ceux] de la loi ancienne, car, même dans ceux-ci, la puissance concomitante de la foi de ceux qui croyaient à la venue du Christ justifiait.

         C’est pourquoi il faut dire que les sacrements possèdent en eux-mêmes la capacité de justifier et de produire les autres effets auxquels ils sont ordonnés, et non seulement qu’ils sont des signes. Ainsi Augustin [écrit] : «Quelle est la puissance de l’eau pour qu’elle touche le corps et lave le coeur ?»

         Mais il faut savoir qu’il existe une double puissance : propre et instrumentale, comme cela est clair pour la scie. Ainsi, les sacrements ont une puissance instrumentale pour produire un effet spirituel, parce que lorsque le sacrement est donné avec l’invocation divine, il réalise cet effet. Et cela est convenable, car le Verbe, par qui tous les sacrements ont leur puissance, possédait une chair, et il était le Verbe de Dieu ; et de même que la chair du Christ possédait une puissance instrumentale pour produire des miracles en raison de son contact avec le Verbe, de même les sacrements en possèdent-ils une en raison de leur contact avec le Christ qui a été crucifié et qui a souffert...



<Question 10> £[Sur la pénitence]



         Ensuite, on a posé des questions sur la pénitence.



<Article 1 £[16]> Premièrement : est-ce que celui qui n’a pas charge d’âmes peut absoudre au for de la confession ?



         Réponse. Il en va autrement dans le sacrement de la pénitence que dans certains autres sacrements. Car, dans certains [sacrements], celui qui est ordonné peut de ce fait réaliser l’effet du sacrement dans tous les cas, à savoir, dans les cas où l’effet des sacrements est une réalité extérieure au sacrement. C’est pourquoi le prêtre, dépouillé [de son ordre] et excommunié, bien qu’il pèche, consacre et baptise néanmoins ; de même, l’évêque consacre <les ordinands>, car il confère un caractère. Mais, dans la pénitence, un caractère n’est pas imprimé et il n’y a pas d’autre effet que la justification du pénitent, qui ne peut être réalisée que par un pouvoir judiciaire. Or, celui qui n’a pas charge d’âmes n’a pas ce pouvoir.



<Article 2 £[17]> Deuxièmement : est-ce qu’il est permis de révéler une confession dans un cas particulier ?



         Réponse. Il faut dire quenon, ni par une parole, ni par l’endroit, ni par un geste, ni par un signe. Et faire le contraire est sacrilège. Car il se fait que, pour ce qui est des sacrements de la loi nouvelle, «ils réalisent ce qu’ils expriment». Or, l’effet de la pénitence est de cacher les péchés aux yeux de Dieu qui punit, et ce fait de cacher est signifié par le secret de la confession. C’est pourquoi, de même que celui qui réaliserait le corps et le sang du Christ avec autre chose que du pain et du vin profanerait le sacrement, de même celui qui révélerait [une confession] serait sacrilège.



<Article 3 £[18]> Troisièmement : est-il permis de désirer l’épiscopat ?



         Réponse. Il arrive qu’on désire l’épiscopat de deux manières : soit en raison d’une nécessité urgente, soit [en raison d’une nécessité] qui n’est pas urgente.

         De la première manière, de deux façons : soit qu’il est imposé par un supérieur ; soit qu’on ne trouve personne qui veuille porter le poids d’être prélat. Lorsqu’une telle nécessité existe, il est méritoire de désirer [l’épiscopat]. C’est ainsi qu’en Is 6, 8 [à la question] : Qui enverrai-je et qui ira pour nous ? il répond : Me voici, envoie-moi ! Cependant, auparavant, il s’est dit indigne.

         De la seconde manière, à savoir, lorsqu’il n’y a pas de nécessité urgente, il n’est pas permis alors [de désirer l’épiscopat], car cela ne peut pas ne pas être entaché du vice d’injustice, si l’on se préfère à de plus grands alors qu’on est plus petit, ou du vice de présomption, si l’on s’estime en mesure d’être préféré à d’autres. <Ainsi> Chrysostome dit-il, à propos de : Le roi des rois, etc. (Lc 22, 25) : «Il n’est ni juste ni utile de désirer les premiers rangs dans l’Église.»



<Question 11> £[Sur l’effet des sacrements]



<Article unique [19]> Ensuite, on a demandé, à propos de l’effet des sacrements : si une copaternité est causée par les préambules des sacrements, par exemple, par le catéchisme et les choses de ce genre.



         <1> En effet, une décrétale dit qu’«on ne peut prendre [une femme] pour épouse dès qu’on lui a donné du sel à manger». Une copaternité s’y trouve donc causée.

         <2> De plus, le catéchumène est considéré comme chrétien. Or, celui qui donne le christianisme devient père d’une certaine façon. Donc, etc.

         Réponse. Certains disent que tous ces sacramentaux suffisent à causer une copaternité. Mais certains disent qu’elle n’est contractée que par trois choses : le catéchisme, le baptême et la confirmation. Mais il me semble qu’elle n’est contractée que par deux choses, à savoir, le baptême et la confirmation, car cette copaternité est une similitude de la paternité. Or, la paternité ne se réalise que par la génération. C’est pourquoi la copaternité, qui est un empêchement au mariage, n’est contractée que dans les sacrements où il existe une certaine génération spirituelle.

         <1> Ces choses ne doivent pas être prises une à une, mais elles doivent être considérées collectivement et en même temps, car celui qui est présent à toutes ces choses devient en quelque sorte père.

         <2> On dit que le catéchumène est chrétien en raison de sa foi, et non du baptême, qu’il n’a pas encore reçu. Et celui-là donne le christianisme qui donne le sacrement de baptême.



<Question 12> £[À propos de l’unité de l’Église]



<Article unique [20]> Ensuite, on a demandé s’il existe une seule Église, qui a existé au temps des apôtres et qui existe maintenant.



         <1> Car, maintenant, on n’utilise pas les mêmes règles. En effet, les prélats étaient alors sans or ni argent dans leurs besaces. Donc, etc.

         <2> De plus, on ne lit pas que le Christ et les apôtres avaient des places fortes. Or, maintenant l’Église en a. Donc, etc.

         Cependant, Matthieu dit, dans son dernier chapitre (Mt 28,20) : Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation du temps. Or, cela ne s’entend pas seulement des apôtres, car ils sont tous morts, alors que le temps n’est pas consommé. Donc, etc.

         Réponse. L’Église qui existait alors et qui existe maintenant est la même en nombre, car la foi et les sacrements de la foi sont les mêmes, même est l’autorité et même est la profession [de foi]. C’est pourquoi l’Apôtre dit : Le Christ est-il divisé ? Non ! (1Co 1,13).

         <1> Les paroles de Matthieu s’interprètent de trois manières.

         Hilaire et Ambroise les interprètent selon le sens mystique, en disant : «N’emportez pas d’or, etc., c’est-à-dire, ne vendez rien des services spirituels pour de l’or. N’emportez pas deux tuniques, c’est-à-dire, n’ayez pas de duplicité dans l’âme.»

         D’autres l’interprètent à la lettre. Une interprétation est celle d’Augustin, qui dit que ces paroles ne sont pas prononcées par mode de précepte, mais de permission, de sorte que celui qui conserve [de l’or et de l’argent] ne pèche pas et celui qui n’en conserve pas agit mieux. Ainsi le sens est : N’emportez pas, c’est-à-dire que lorsque vous allez prêcher, ne vous préoccupez pas des frais, parce qu’ils vous sont dus par le peuple. En effet, l’ouvrier mérite [son salaire], etc. Comme s’il disait : «Je vous permets donc de ne rien emporter, car vous méritez de recevoir [le nécessaire] de ceux à qui vous prêchez.» Paul n’a pas observé cela, et cependant, il n’a pas agi contre cette règle, mais il l’a dépassée.

         L’autre interprétation est celle d’autres saints, qui disent que cela a été dit par mode de précepte, mais que ce précepte a été donné non pas pour qu’il soit toujours observé, mais pour la première mission. En effet, [le Seigneur] les a envoyés deux fois, à savoir, aux Juifs avant la passion, et aux Gentils après la résurrection. La première fois, il leur dit : N’allez pas sur le chemin des Gentils ; la seconde fois, il dit : Enseignez à toutes les nations. La première fois, il leur a ordonné d’observer ce qui a été dit, mais non la seconde fois. Et la raison de cela est que, lors de la première [mission], ils n’étaient envoyés qu’aux Juifs, chez qui c’était la coutume que leurs maîtres soient entretenus par eux. Ainsi, ils pouvaient recevoir et utiliser sans scandale le pouvoir qui leur avait été octroyé. Mais, chez les Gentils, une telle coutume n’existait pas, car il n’existait pas chez eux de tels prédicateurs. Et ainsi, cela aurait été et cela leur serait apparu un scandale que les apôtres leur prêchent pour quêter. C’est pourquoi Paul n’a pas observé ce précepte chez les Gentils. Et ainsi, le Seigneur dit lors de la seconde mission : Maintenant, que celui qui a un sac prenne aussi une besace !

         <2> Augustin répond dans une lettre contre les donatistes, et on lit cela à propos de ce passage d’un psaume : Pourquoi les nations se sont-elles agitées ? (Ac 4, 25). En effet, il fait une distinction entre les divers temps de l’Église. Car il y eut un temps où les rois se sont élevés contre le Christ, et, en ce temps, non seulement ne donnaient-ils pas aux fidèles, mais ils allaient jusqu’à les tuer. Mais c’est maintenant un autre temps, où les rois comprennent et, instruits, servent le Seigneur Jésus Christ dans la crainte, etc. Et ainsi, dans ce temps, les rois sont les vassaux de l’Église. Et ainsi, l’état de l’Église est autre alors et maintenant, mais ce n’est pas une autre Église.



<Question 13> £[Sur la vérité]



         Ensuite, on a posé des questions sur les vertus : premièrement, sur une vertu intellectuelle, à savoir, la vérité ; deuxièmement, sur les vertus morales.

         À propos de la vérité, on a posé deux questions : premièrement, à propos de la force de la vérité ; deuxièmement, à propos de la confirmation de la vérité qui se réalise par le serment.



<Article 1 £[21]> Premièrement, on a demandé si la vérité est plus forte que le vin, le roi et la femme ?



         Et il semble que le vin [soit plus fort], parce c’est lui qui change le plus l’homme. De même, [il semble] que ce soit le roi, car il pousse l’homme à ce qui est le plus difficile, à savoir que l’homme s’expose au danger de mort. De même, [il semble ] que ce soit la femme, car elle s’impose même aux rois.

         Cependant, Esdras dit : La vérité est plus forte.

         Réponse. Cette question a été donnée à résoudre à des jeunes dans Esdras.

         Il faut donc savoir que, si nous considérons ces quatre choses en elles-mêmes, à savoir, le vin, le roi, la femme et la vérité, elles ne peuvent être comparées parce qu’elles n’appartiennent pas au même genre. Cependant, si elles sont considérées par rapport à un certain effet, elles se rejoignent en une chose, et ainsi elles peuvent être comparées.

         L’effet dans lequel elles se rejoignent, vers lequel elles convergent et qu’elles peuvent causer est le changement du coeur de l’homme. Il faut donc voir laquelle de ces choses change davantage le coeur de l’homme.

         Il faut donc savoir que quelque chose de corporel peut changer le coeur de l’homme, et quelque chose qui se rapporte à l’âme. Ceci est double : sensible et intelligible, et l’intelligible est [lui-même] double : pratique et spéculatif. Or, parmi les choses qui peuvent naturellement changer [le coeur de l’homme] selon la disposition du corps, le vin l’emporte, qui fait trop parler. Parmi les choses qui peuvent changer l’appétiti sensible, le plaisir l’emporte, en particulier, en matière sexuelle, et ainsi la femme l’emporte. De même, parmi les choses pratiques et humaines que peut faire l’homme, le roi a le plus grand pouvoir. Dans les choses spéculatives, la vérité est ce qui est le plus élevé et le plus fort. Or, les puissances corporelles sont maintenant soumises aux puissances de l’âme, les puissances animales aux [puissances] intellectuelles, et, parmi les [puissances] intellectuelles, les [puissances] pratiques aux [puissances] spéculatives. Et ainsi, absolument parlant, la vérité est plus dignie, plus excellente et plus forte.



<Article 2 £[22]> Deuxièmement, on demande si celui qui reçoit l’enseignement d’une certaine expérienc, sous serment de ne pas le communiquer, est obligé de respecter ce serment ?



         Et il semble que oui.

         <1> En effet, celui qui s’est ainsi obligé ne doit rien faire qui tourne au détriment de celui qui lui a donné ou qui lui a enseigné. Or, tel serait le cas s’il le communiquait à d’autres. Donc, etc.

         <2> De plus, ne pas communiquer une telle expérience ne tourne pas au détriment du salut éternel de quelqu’un. Comme il n’est pas tenu de [la] communiquer à un autre, celui qui s’est ainsi obligé ne doit donc pas [la] communiquer.

         Cependant, ne pas communiquer un remède salutaire ou n’importe quel bien va à l’encontre de la charité. Donc, etc.

         Réponse. Il faut parler ici différemment à parler absolument et dans un cas particulier.

         À parler absolument, [cet homme] n’est pas obligé, mais il agit mal en faisant serment. En effet, non seulement le serment perd-il sa force lorsque le serment est illicite, mais lorsqu’il se contredit en prêtant serment. Car le serment qui oblige doit comporter «jugement, justice et vérité». Mais si je jure à un moment donné quelque chose qu’il m’est permis de ne pas faire, par exemple de ne pas aller à l’église, il ne m’est pas permis de jurer, car, bien qu’il me soit permis pour un temps de ne pas faire ou d’écarter le bien de ce genre qui consiste à aller à l’église, il ne m’est cependant pas permis d’opposer un serment et de confirmer [mon] âme à ne pas faire un certain bien, car c’est agir contre l’Esprit Saint. C’est pourquoi le serment contre tout ce qui appartient au genre des biens est illicite et ne doit pas être observé.

         Cependant, [cet homme] est tenu de le respecter dans un cas particulier, par exemple, si ce médecin compétent était présent et était disposé à guérir et à recourir à cette expérience pour le salut corporel des autres.

         Et ainsi la solution aux objections est claire.

<Question 14> [Sur les vertus en elles-mêmes]



         Ensuite, on s’est interrogé sur les vertus morales : premièrement, sur les vertus en elles-mêmes ; deuxièmement, d’une manière particulière, sur un acte de la justice, à savoir, la restitution.



<Article unique £[23]> Premièremen, on demande si les vertus morales sont connexes ?



         Et il semble que non.

         <1> Car [les vertus morales] sont acquises par des actes, qui sont divisés et distincts. On peut donc acquérir une vertu sans une autre.

         <2> De plus, Augustin dit : «Celui-là ne va pas contre le jugement divin, qui dit que celui qui en possède une ne les possède pas toutes.»

         <3> De plus, les vertus viennent de l’habitude, qui demande du temps.

         Réponse. Selon tous les saints et tous les philosophes, il en est ainsi.

         Et, lorsqu’ils parlent des vertus d’une manière générale, deux raisons en sont données par différents [auteurs], selon qu’ils ont diversement traité des vertus, car les vertus cardinales ont été conçues de deux manières par certains.

         En effet, certains disent que les vertus sont des modes généraux qui sont exigés en toute vertu, par exemple, la force serait une certaine fermeté d’âme en toutes choses ; la tempérance, une modération de l’âme en toutes choses, et ainsi pour les autres [vertus]. Et selon eux, il est nécessaire que les vertus soient connexes, car ces modes généraux sont exigés en toute vertu, et si l’un d’eux fait défaut, il n’y a pas vertu, car, si la tempérance ne possède pas la rectitude qu’est la justice ou n’a pas la fermeté d’âme qu’est la force, et ainsi pour les autres [vertus], ce n’est pas une vertu. Augustin présente ce mode dans Sur la Trinité, III, et le Maître dans Sentences, III.

         Mais d’autres conçoivent la distinction entre ces vertus selon une matière déterminée, tels Aristote et les péripatéticiens. Ainsi, selon le Philosophe, la prudence n’est pas la droite raison en toutes choses, mais seulement dans les actions à poser ; de même, la justice n’exprime pas la rectitude de l’âme en vue de rendre toutes choses égales, mais seulement à propos des contrats, des répartitions et des actions humaines qui se rapportent à un autre ; et la force exprime la fermeté d’âme, non pas en toutes choses, mais dans les choses où il est le plus difficile de garder une âme forte, à savoir, dans les dangers qui se présentent dans les guerres ; et la tempérance porte sur les choses qu’il est le plus difficile à l’âme de modérer, à savoir, les plaisirs du goût et du toucher, qui sont les plus grands plaisirs, et non sur n’importe quel autre plaisir, comme ceux de la science ou de l’argent. Et même en parlant ainsi des vertus, les vertus morales sont connexes. La raison de cette connexion, selon le Philosophe, vient de la prudence, car aucune vertu ne peut exister sans la prudence, et il est impossible de posséder la prudence sans les vertus morales. La raison en est que la prudence n’est rien d’autre que «la droite raison dans les actions à poser». Or, il n’est possible d’avoir la droite raison à propos de quelque chose que par la droite raison à propos des principes. Or, les principes des actions à poser sont les fins des vertus, et personne ne se comporte adéquatement par rapport aux fins des vertus que par l’habitus de cette vertu. Et ainsi, il est nécessaire que la prudence soit accompagnée des autres vertus morales. De même, les autres [vertus] ne peuvent être obtenues sans la prudence. En effet, quelqu’un peut avoir une inclination naturelle à l’acte d’une vertu sans la prudence, et plus il a une inclination prononcée sans l’habitus de la vertu, pire cela est et plus il peut faire d’efforts sans la prudence, comme cela est clair chez celui qui possède une force naturelle sans la discrétion et la prudence. C’est pourquoi Grégoire dit : «Les autres vertus, à moins qu’ils ne fassent prudemment ce qu’il font, etc.»

         Il y a aussi une autre raison de la connexion pour les vertus gratuites, à savoir, en raison de la charité, dans laquelle elles se connectent, car celui qui a la charité, a toutes [les vertus] gratuites, et, de même, qui en a une seule, a la charité.

         <1> Les actes ne sont pas divisés selon les stoïciens, car il ne peut y avoir d’acte de tempérance sans acte de force, ni un acte de force sans un acte de tempérance, etc.

         <2> On dit cela parce que cela n’est pas démontré par l’autorité de la Bible.

         <3> [Les vertus] ne sont pas appelées morales en raison de l’habitude, mais en regard des «moeurs». Et en admettant qu’elles exigent du temps, tu n’auras cependant pas de vertu si tu n’es pas prudent.



<Question 15> £[Sur la restitution]



         Ensuite, on s’est interrogé sur la restitution, qui est un acte de la justice.

         À ce propos, on a posé trois questions : premièrement, à propos de ceux qui, à cause de partis, se trouvent hors des villes ; deuxièmement, à propos de celui qui, par mauvaise foi, a depuis longtemps dépassé l’échéance ; troisièmement, à propos de celui qui a consommé les biens d’un autre.



<Article 1 £[24]> Premièremement, on demande si ceux qui ont été expulsés à cause de partis peuvent réclamer leurs biens de ceux qui restent dans une ville ?



         Il semble que non.

         <1> En effet, beaucoup de ceux qui sont dans la ville ne sont pas responsables de leur expulsion, et ainsi certains seraient punis pour la faute d’autres.

         <2> De plus, ils ont été expulsés pour leur opposition à l’Église ; il s’agissait donc d’une guerre juste. Le jugement leur est donc contraire, et ainsi les dommages qui leur ont été causés ne doivent pas leur être restitués.

         <3> De plus, selon le Philosophe, lorsque l’ordre de la ville est changé, la ville ne reste pas la même. Or, lorsque le pouvoir et le gouvernement sont changés, l’ordre est changé, et ainsi il ne s’agit pas de la même ville. Les expulsés n’appartiennent donc plus maintenant à la ville qui existait auparavant. Les citoyens ne sont donc pas tenus à la restitution à leur endroit.

         Cependant, celui qui est spolié par un voleur peut réclamer et recevoir ce qui lui a été enlevé. Donc, ces expulsés aussi.

         Réponse. Ou bien ils ont été expulsés justement, c’est-à-dire en raison de leur faute, et ainsi ils ne peuvent réclamer ce qui leur a été enlevé ; ou bien [ils ont été expulsés] injustement, c’est-à-dire sans faute [de leur part] et sans l’ordre nécessaire de la justice, et ainsi ils peuvent réclamer. S’ils ont un supérieur, ils doivent demander par l’intermédiaire du supérieur que restitution leur soit faite. Mais s’ils n’ont pas de supérieur, eux-mêmes peuvent récupérer [leurs biens], s’ils le peuvent.

         <1> Quelqu’un n’est pas ainsi puni pour le péché d’un autre, mais pour le sien, car les grands font tout par l’autorité et par la faveur du peuple, et ainsi le peuple en donnant sa faveur aux grands est coupable. De plus, cela s’entend de la peine spirituelle, par laquelle personne n’est puni que pour sa propre faute, et non de [la peine] temporelle ou corporelle, car on est souvent puni pour un autre.

         <2> Dans la mesure où ils agissent justement, ils sont pour l’Église ; dans la mesure [où ils agissent injustement], ils sont contre l’Église.

         <3> S’il s’agit des mêmes personnes, il est clair qu’elles sont obligées. S’il s’agit d’autres personnes, elles ne sont pas du tout obligées.



<Article 2 £[25]> Deuxièmement, on demande si celui qui, par mauvaise foi, dépase l’échéance prévue est tenu à restitution ?



         Il semble que non.

         <1> En effet, la loi dit que celui qui a dépassé l’échéance, même par mauvaise foi, acquiert le droit de possession.

         Cependant, une décrétale dit qu’il est tenu [de restituer] et qu’il n’acquiert pas le droit de possession.

         Réponse. À ce sujet, il y a contradiction entre le droit civil et le droit canonique, car, selon le droit divil, une telle prescription est maintenue, mais, selon le droit canonique, cette personne ne peut bénéficier de la prescription. La raison de cette contradiction est que la fin poursuivie par le législateur civil est différente, à savoir, établir et maintenir la paix entre les citoyens, qui serait empêchée si la prescription ne demeurait pas en vigueur. En effet, quiconque le voudrait, pourrait se présenter et dire : «Cela était à moi», à n’importe quel moment. Mais la fin du droit canonique recherche le repos de l’Église et le salut des âmes. Or, personne ne peut être sauvé dans le péché, et ne peut se repentir du dommage causé à un autre, s’il ne compense pas.

         Il faut donc dire que si quelqu’un dépasse l’échéance en possédant de bonne foi, il n’est pas tenu à restitution, même s’il sait que cela appartient à un autre après la prescription, car la loi peut punir quelqu’un dans ses biens pour un péché et une négligence. et les donner et les concéder à un autre. Mais celui qui dépasse l’échéance de mauvaise foi est tenu de corriger et de satisfaire en compensant le dommages qu’il a causés à un autre.

         <1> Il est vrai que tout appartient au dirigeant pour gouverner, mais non pour qu’il le retienne pour lui-même ou le donne à d’autres. Et s’il existe de telles lois, elles sont tyranniques et ne délient pas en conscience, mais au for judiciaire et par la violence.



<Article 2 £[26]> Troisièmement : est-ce que celui qui a consommé le bien d’un autre est tenu à restitution ?



         Il semble que non.

         <1> En effet, celui à qui appartenait la chose ne peut pas porter plainte contre celui qui l’a consommée. Entendez : s’il en a un droit, celui-ci est tombé [en désuétude] par prescription.

         Cependant, [celui qui a consommé le bien] a possédé le bien d’un autre de mauvaise foi, et il l’a consommé.

         Réponse. Il faut dire que [celui qui a consommé le bien d’un autre] est tenu [à restitution]. La raison en est que tous sont tenus de rendre justice à un autre. Or, la justice consiste en une certaine égalité. Ainsi, si l’égalité n’est pas rétablie, quelqu’un ne peut pas être juste. Or, c’était une inégalité d’avoir consommé une chose qui ne lui appartenait pas. Il faut donc qu’il la rende.

         <1> Bien que, selon le droit civil, il ne puisse porter plainte contre celui qui a consommé, il peut cependant [porter plainte] selon le droit divin, dont la fin est le salut des âmes, ce qui s’y oppose.



<Question 16> £[Sur la fonction des interprètes de la Sainte Écriture]



         Ensuite, on a posé quatre questions sur les fonctions : premièrement, à propos de la fonction des interprètes de la Sainte Écriture ; deuxièmement, de la fonction des prédicateurs ; troisièmement, de la fonction des confesseurs ; quatrièmement, de la fonction des vicaires.



<Article unique £[27]> Premièrement : est-ce que tout ce que les saints docteurs ont dit venait de l’Esprit Saint ?



         Il semble que non.

         <1> En effet, dans leurs écrits, il se trouve des erreurs, car ils sont parfois en désaccord. Or, ne peut être vrai ce qui est dissemblable ou discordant, car les deux parties d’une contradictoire ne peuvent être vraies.

         Cependant, il appartient à la même personne de faire quelque chose pour une fin et de mener à cette fin. Or, la fin de l’Écriture, qui vient de l’Esprit Saint, est l’enseignement des hommes. Or, cet enseignement des hommes ne peut exister que par les interprétations des saints. Les interprétations des saints viennent donc du Saint-Esprit.

         Réponse. Les Écritures ont été interprétées et données par le même Esprit Saint. Ainsi, il est dit en 1 Co 2, 14-15 : L’homme en tant qu’animal ne perçoit pas ce qui est de Dieu..., mais l’homme spirituel, etc., et principalement pour les choses qui relèvent de la foi, car la foi est un don de Dieu. Et ainsi, l’interprétation des discours est comptée au nombre des dons de l’Esprit Saint, 1 Co 12, 11.

         <1> Les charismes [gratiae gratis datae] ne sont pas des habitus, mais des mouvements de l’Esprit Saint ; autrement, s’ils étaient des habitus, par le don de prophétie, un prophète aurait une révélation quand il le voudrait, ce qui est faux. C’est pourquoi l’esprit est parfois touché par l’Esprit Saint au sujet de choses secrètes à révéler, et parfois il ne l’est pas, et certaines choses leur demeurent cachées. Ainsi, Élisée dit, 2 R 3, 27 : Le Seigneur me l’a caché. Parfois aussi, [les prophètes] disent certaines chose d’eux-mêmes, comme cela est clair à propos de Nathan, qui recommanda à David de construire le temple, mais fut ensuite repris par Dieu et, comme en se rétractant, l’interdit à David, même de la part de Dieu. Toutefois, il faut tenir que tout ce qui est contenu dans la Sainte Écriture est vrai, autrement, celui qui aurait une opinion contraire à cela serait hérétique. Mais les interprètes, dans les autres choses qui ne relèvent pas de la foi, ont dit beaucoup de choses comme elles leur paraissaient, et c’est pourquoi, dans ces choses, ils ont pu se tromper. Cependant, ce que disent les interprètes n’exige pas qu’il soit nécessaire de croire à eux, mais seulement à l’Écriture canonique, qui se trouve dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament.



<Question 17> £[Sur la fonction des prédicateurs]



         Ensuite, on s’est interrogé sur les prédicateurs. Et, à ce propos, on a posé deux questions.



<Article 1 £[28]> Premièrement : est-ce que quelqu’un peut prêcher de sa propre autorité, de sorte qu’il soit permis de prêcher sans la permission d’un prélat ?



         Il semble que oui.

         <1> En effet, prêcher, c’est faire du bien à quelqu’un. Or, nous devons faire le bien à l’égard de tous, Ga 6, 10. Donc, etc.

         <2> Il est dit dans l’Ecclésiastique : Dieu a confié chacun à son prochain. Donc, etc. (Si 17,12).

         Cependant, [il est dit] en Rm 10,15 : Comment prêcheront-ils s’ils ne sont pas envoyés ? Donc, etc.

         Réponse. Personne, quelle que soit la grandeur de sa science ou de sa sainteté, ne peut prêcher, à moins qu’il ne soit envoyé par Dieu ou par un supérieur, car tout agent n’est destiné agir que sur la matière appropriée, qui est l’objet de son service. Or, l’exhortation et l’enseignement sont une prédication si elles sont publiques et concernent toute l’Église. C’est pourquoi personne ne peut exercer [une fonction] qui requiert une autorité publique qu’en vertu de l’autorité d’un prélat.

         <1> Il est permis à tout le monde d’accomplir un bien qui lui est proportionné, et non n’importe quel bien.

         <2> Dieu a ordonné d’avertir le prochain par un avertissement privé et familier.



<Article 2 £[29]> Deuxièmement : est-ce que celui à qui un dirigeant séculier l’interdit doit abandonner la prédication ?



         Il semble que non.

         <1> Mt 10,28 : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, est adressé aux prédicateurs. Ceux-ci ne doivent donc pas abandonner la prédication par crainte de dirigeants.

         <2> De plus, Ac 5,29 : Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Or, Dieu a ordonné principalement aux prélats de prêcher, 2Tm 4,2 : Prêche la parole, etc. Donc, etc.

         <3> De plus, personne ne doit obéir à ce par quoi celui qui ordonne commet un péché. Or, le dirigeant pêche en interdisant cela. Donc, etc.

         Cependant, [on lit] dans Ac 13,46 : Parce que vous avez rejeté le royaume de Dieu, etc. De plus, Mt 10,23 : Si vous êtes persécutés dans une ville, fuyez dans une autre.

         Réponse. Il est nécessaire de faire ici une double distinction.

         En effet, lorsqu’il est défendu à quelqu’un de prêcher, ou bien cela est interdit seulement par un tyran, ou bien cela l’est par un tyran et par le peuple. Dans le premier cas, comme il y en a certains parmi la multitude qui veulent écouter, la prédication ne doit pas être abandonnée, bien qu’elle doive être ajustée selon les moments et les lieux, de sorte qu’elle ne soit pas abandonnée par crainte du tyran. Et parfois même, il serait permis de prêcher de manière secrète dans les maisons, comme on lit que l’Apôtre l’a fait (Ac 20,20). Dans le second cas, le prédicateur doit abandonner et fuir en d’autres endroits, selon l’ordre du Seigneur. Et Grégoire aussi dit dans le Dialogue, que, «lorsque tous sont mauvais et endurcis, on doit leur dire cette parole de l’Apôtre : Parce que vous avez rejeté le royaume de Dieu, etc.»

         Une autre distinction doit être faite ici, car le prédicateur a charge d’âmes ou il ne l’a pas, c’est-à-dire qu’il prêche en vertu de l’obligation de sa fonction ou de sa propre initiative. Dans le premier cas, il ne doit pas abandonner son troupeau, même en danger de mort, pourvu qu’il puisse faire du bien en demeurant avec son troupeau. Dans le second cas, même s’il pouvait produire du fruit parmi ces gens, il n’est pas tenu d’insister ni de mettre sa vie en danger, sinon dans une situation donnée, par exemple, si quelqu’un voulait corrompre la foi. Alors, là où la foi péricliterait, il est tenu de donner sa vie pour ses frères, car cela est l’objet d’un commandement dans ce cas. Mais si une telle situation ne menace pas, alors cela est l’objet d’un conseil, car tous les conseils deviennent des préceptes, le cas échéant.

         <1> Dieu a ordonné de prêcher, toutefois, d’une manière ordonnée et de la manière dont cela peut être utile au salut des âmes.

         <2> On ne doit pas abandonner quelque chose qui relève de Dieu par crainte de la mort ; mais si quelqu’un se met en danger sans raison et sans nécessité, cela n’est pas fait sagement.

         <3> Cela est faux. Car, selon Augustin, «parfois l’empereur pêche en ordonnant à un soldat dévôt de faire par obéissance ce qui n’est pas péché pour lui, surtout s’il n’est pas évident que cela soit un péché pour le soldat».



<Article 3 £[30]> Troisièmement : est-il permis à des prédicateurs de recevoir des aumônes de la part d’usuriers ?



         Il semble que non.

         <1> 1 Co 9, 11 : Si nous semons chez vous des choses spirituelles, etc.

         <2> De plus, le droit naturel comporte que l’homme vive de son travail : L’ouvrier mérite son salaire, etc. (1 Tm 5, 18). En effet, cela a été concédé à l’homme par le créateur : Dans la sueur, etc. (Si 3, 19).

         Cependant, les usuriers ne possèdent rien qui n’appartienne à un autre.

         Réponse. À parler généralement, on ne peut pas faire l’aumône à partir du vol, de l’usure et des choses de ce genre. Is 61, 8 : Je hais l’holocauste qui provient du vol. Cependant, dans un cas particulier, il est permis aux prédicateurs qui prêchent à des ususriers et les avertissent de restituer d’en recevoir : c’est là une raison. Autre raison : quand ils n’ont rien d’autre pour vivre, car «en cas d’extrême nécessité, tout est commun», et il est permis à tous de recevoir pour vivre et selon leurs besoins.



<Question 18> £[Sur la fonction des confesseurs]



<Article unique [31]> Ensuite, on a demandé, à propos de la fonction des confesseurs, si quelqu’un peut entendre une confession par permission du seigneur pape, sans l’autorisation de son propre prélat.



         Il semble que non,

         <1> En effet, chacun est tenu de se confesser à son propre prêtre. Donc, etc.

         <2> De plus, le pape [n’entend] faire de tort à personne par une permission.

         Cependant, le pape est au-dessus de tous. Il peut donc confier et permettre à qui il veut ce qu’il veut et autant qu’il le veut.

         Réponse. Certains disent que n’importe quel prêtre peut absoudre n’importe qui du péché et, bien qu’il n’agisse pas bien en absolvant, cependant [cette personne] est absoute. La raison donnée par ceux-ci est que, par son ordination, sont en même temps donnés au prêtre le pouvoir de consacrer le corps du Christ et le pouvoir des clés. C’est pourquoi, de même qu’il peut consacrer n’importe quelle hostie, de même peut-il absoudre n’importe qui. — Mais cela est erroné, car personne ne peut absoudre de sa propre autorité que celui qui lui est soumis d’une certaine façon, car les actes sont posés sur leur matière propre, et l’absolution sacramentelle comporte un jugement. Or, celui-ci, à savoir, le jugement, ne s’exerce que sur des subordonnés et des inférieurs. Ainsi, celui qui n’a pas de subordonné ne peut absoudre. Et ainsi, la juridiction donne au prêtre une matière déterminée. Mais il en va autrement de l’hostie, qui est une matière déterminée. Ainsi donc, celui à qui aucune charge [d’âmes] n’est confiée, «voit sa clé liée», comme disent les juristes, à savoir, qu’il n’a aucune matière.

         D’autres disent que personne ne peut, même par l’autorité d’un prélat supérieur, absoudre un subordonné d’un prélat inférieur contre la volonté de celui-ci, par exemple, il ne peut absoudre quelqu’un par l’autorité de l’évêque contre la volonté d’un prêtre de paroisse. — Cela aussi est erroné, car, pour absoudre, le pouvoir sacerdotal et la juridiction sont requis. Or, l’évêque a une juridiction immédiate sur tous. Ainsi, l’évêque peut entendre les confessions de tous, même contre la volonté d’un prêtre de paroisse, et de même, celui à qui l’évêque le confie, et encore bien davantage si le pape le [lui] confie. Toutefois, un archevêque, parce qu’il n’a pas juridiction immédiate sur tous [les fidèles] de son archevêché, si ce n’est en appel, ne peut donner la permission ou l’autorité d’entendre des confessions contre la volonté de l’évêque diocésain suffragant.

         <1> Cela est clair après ce qui a été dit, car l’évêque et le pape ont un pouvoir plus grand que le prêtre.

         <2> Cela ne cause pas de dommage, mais vient en aide, car entendre les confessions n’a pas été décidé en faveur des confesseurs ; autrement, beaucoup de fidèles seraient des esclaves, s’il leur était nécessaire de confesser leurs péchés pour l’honneur des prêtres. Mais cela a été établi pour le salut des âmes.



<Question 19> £[Sur la fonction des vicaires]



<Article unique [32]> Ensuite, on a demandé, à propos de la fonction des vicaires, si le vicaire de quelqu’un peut se faire remplacer par un autre.



         Il semble que oui.

         <1> En effet, l’effet qui possède la puissance de la cause a pouvoir sur ce que peut la cause.

         Cependant, cela serait contraire à ce que dit Pr 27, 23 : Prends soin de connaître le visage de ton troupeau.

         Réponse. Celui qui est établi comme vicaire ne peut confier tout son pouvoir, mais il peut [en confier] une partie, car l’intention du commettant est que celui à qui il le confie le mette en oeuvre comme il le peut, et peut-être celui-ci ne peut-il pas accomplir tout ce qui lui a été confié. Ainsi, il peut en confier quelque chose à un autre.

         <1> L’effet ne possède pas toujours toute la puissance de la cause, à moins que <...> un évêque.

         <2> Il fait cela afin de connaître le visage de son troupeau.



<Question 20> £[Sur le péché originel]



         Ensuite, on posait des questions sur ce qui se rapporte à la faute : premièrement, sur les péchés ; deuxièmement, sur les peines.

         Sur le premier point, on a posé deux questions : premièrement, sur ce qui se rapporte à la faute originelle ; deuxièmement, à la faute actuelle.



<Article unique £[33]> À propos du péché originel, on a demandé s’il est transmis par la transmission de la semence.



         Réponse. Il faut dire que oui, car le péché originel est un péché de nature, et il n’atteint la personne que dans la mesure où il est dans telle nature. Or, toute la nature humaine est comme un seul homme. Partout donc où se trouve cette nature, se trouve le péché de nature, qui est le péché originel.

         (À remarquer que le coup a raison de faute, non pas en tant qu’il est donné par la main, mais en tant qu’il a son principe dans la volonté.)



<Question 21> £[Sur le péché en pensée]



         Ensuite, on a posé des questions sur le péché actuel. Et, en premier lieu, on a posé deux questions sur le péché en pensée.



<Article 1 £[34]> Premièrement : est-ce que le consentement au plaisir est un péché mortel ?



         Réponse. Ici, on ne s’interroge pas sur le consentement au plaisir de l’acte, car cela est clairement mortel, mais sur le consentement au seul acte de la pensée, comme lorsque quelqu’un pense au plaisir de la fornication, s’en délecte et que cette pensée lui plaît. Il existe donc une double pensée du plaisir : soit par la pensée elle-même, soit en raison de la chose à laquelle on pense. La première survient losque quelqu’un pense à un triangle ou aux guerres du roi, non pas en raison du roi, mais en raison de la pensée même. La seconde survient lorsque je me délecte en pensant à un ami pour lui-même, qui me devient présent par la pensée et dans la pensée. Ainsi donc, une pensée peut être pensée comme délectable en tant que pensée, et ainsi elle n’est pas péché, comme si je dois parler de la fornication et que surgissent de belles routes, et que je prends plaisir. Mais si la pensée se délecte de la chose pensée, cela ne peut venir que de l’amour de la fornication. C’est pourquoi y consentir, c’est consentir à l’amour et à l’usage d’une chose défendue, et cela est donc péché mortel.



<Article 2 £[35]> Deuxièmement, à propos du soupçon : est-il un péché mortel ?



         Il semble que oui.

         <1> En effet, Dieu menace ceux [qui sont soupçonneux], Is 5, 20 : Malheur à vous qui dites, etc.

         Cependant, à propos de : Ne jugez pas avant le temps (1 Co 4, 5), la Glose dit que c’est un péché véniel.

         Réponse. Dans ce qui est péché mortel par son genre, les mouvements imparfaits ne sont pas des péchés mortels, mais véniels. En effet, l’adultère est [un péché] mortel, à savoir, lorsqu’il y a volonté complète, mais non lorsque celle-ci est incomplète. En effet, ce n’est pas tout mouvement de la concupiscence qui est péché mortel. Or, le jugement est double : [celui qui porte] sur les choses et [celui qui porte] sur les personnes. Le jugement sur les choses est toujours péché mortel, par exemple, dire que faire l’aumône est mal. Mais le jugement sur les personnes, bien qu’il soit parfois faux, n’est cependant pas toujours péché, à moins qu’il ne soit entièrement téméraire. C’est pourquoi Augustin, à propos du sermon du Seigneur sur la montagne, [écrit] : «Si nous nous trompons en jugeant des personnes, nous ne nous trompons pas en jugeant des choses. Mais lorsque, à partir d’une chose légère, un jugement ferme s’installe dans le coeur, parfois il est mortel, parce qu’il est accompagné de mépris pour le prochain.»

         Or, le soupçon et quelque chose d’imparfait dans le genre du jugement ; il est donc un mouvement imparfait. C’est pourquoi il n’est pas mortel par son genre, bien que, s’il provient de la haine, il soit parfois mortel.

         <1> Celui qui dit qu’un bon est méchant, etc., ne soupçonne pas, mais juge ; il pèche donc <mortellement>.



<Question 22> £[Sur le péché par action]



         Ensuite, on a posé trois questions sur le péché par action.



<Article 1 £[36]> Premièrement : est-il permis de recourir au sort, surtout à l’ouverture de livres £[au hasard] ?



         Réponse. Le sort est à proprement parler un jugement attendu de quelque chose, porté par quelqu’un en vue de s’enquérir de ce qui est occulte. Je dis : «porté par quelqu’un» (car s’enquérir de ce qui est fait par d’autres n’est pas un sort, mais une augure ou quelque chose d’autre), comme lorsque quelqu’un agit comme les géomanciens, en recourant à des dés, à des pailles et à l’ouverture de livres. Or, cela est fait pour trois choses : pour s’enquérir de la volonté, pour consulter en cas de doute ou pour prédire. Et ainsi, il existe trois sorts : [le sort] de décision, [le sort] de consultation et [le sort] divinatoire.

         Certains les pratiquent comme s’ils s’en remettaient au destin, comme lorsqu’on ne voit pas qui doit partir, faisons appel au sort pour savoir qui doit partir. Et parfois cela est sans importance. Certains [les pratiquent] pour s’enquérir du jugement d’une chose, comme lorsque certains, pour s’enquérir du jugement des astres, <...> comme les géomanciens, qui disent que la main est mue selon le mouvement du ciel. Et cela est un péché. Certains veulent connaître le jugement du Diable, comme Nabuchodonosor, et cela est un sacrilège. Certains [veulent connaître] le jugement divin, et ainsi, cela n’est pas toujours un péché.

         Ainsi, le sort divinatoire comporte quatre degrés : au premier, il est parfois péché véniel ou n’est pas péché ; au deuxième, il est péché, ainsi qu’au troisième ; mais, au quatrième, il n’est pas toujours péché, mais [il l’est] lorsque quelqu’un le pratique sans nécessité, car c’est alors tenter Dieu (2 Ch 20, 12) ; ou lorsqu’on le pratique sans la dévotion appropriée, comme le dit Bède, à propos de Ac 1, 26 ; ou lorsque quelqu’un transforme des choses sacrées en choses temporelles, comme lorsqu’il ouvre des livres pour des choses temporelles ; ou lorsque certains ne s’entendent pas <dans les élections ecclésiastiques et recourent ainsi au sort>, car cela est faire injure à l’Esprit Saint, que l’on croit être fermement présent dans l’Église ou dans les assemblées. Toutefois, dans l’élection des dirigeants séculiers, rien n’empêche de recourir au sort.



<Article 2 £[37]> Deuxièmement, à propos de la retenue du superflu : est-ce que celui qui ne donnepas du superflu qu’il possède pour Dieu commet un péché ?



         <1> En effet, Augustin dit que celui qui retient, etc. <...>



<Article 3 £[38]> Troisièmement, à propos de la perplexité : est-ce que quelqu’un peut être perplexe ?



         <...>

<Question 23> [Sur les peines]



         Ensuite, on a posé des questions sur les peines.



<Article 1 £[39]> Premièrement, à propos de la peine temporelle : est-ce qu’un religieux doit être expulsé en raison d’un péché contre la vie religieuse,

s’il est disposé à se corriger et à supporter une peine ?

         Réponse. L’Apôtre dit : Écartez le mal parmi vous ; un peu de levain, etc. (1Co 5,13 1Co 5,6). Or, quelqu’un est écarté soit par une peine corporelle, et il est ainsi clair qu’est écarté même celui qui voudrait faire pénitence de quelque manière que ce soit, comme l’homicide est suspendu aussi longtemps qu’il se repente ; soit par une peine spirituelle, et l’Église ne fait pas cela, à moins que qu’on ne soit obstiné. La raison en est que, par une peine corporelle, est enlevé quelque chose de temporel, qui peut être compensé par un plus grand bien ; mais le bien spirituel qui est perdu ne peut être compensé. C’est pourquoi la vie religieuse ne doit pas infliger une telle peine, aussi longtemps que [le coupable] veut se corriger, et ce qu’est l’excommunication dans l’Église, l’expulsion de la vie religieuse l’est. C’est pourquoi il faut dire que personne ne doit être expulsé qu’en raison de son obstination, mais il doit être séquestré d’une autre manière, dans une prison ou autrement.



<Article 2 £[40]> Deuxièmement, à propos de la peine éternelle : est-ce que l’âme séparée du corps souffre naturellement du feu corporel ?



         <...>



<I> <Anonyme> <Question sur la pénitence>



         On a demandé si l’homme peut se repentir d’un péché sans se repentir des autres.

         Il semble que oui.

         <1> En effet, les péchés ne sont pas connexes.

         <2> Si tu dis que [ce péché] n’est pas remis parce que l’offense envers Dieu n’est pas écartée, qui demeure toujours avec le péché, Sg 10, 21 s’oppose à cela : Tu aimes toutes choses, etc., et Si 12, 3 : Le Très-Haut déteste les pécheurs. Il est donc clair que les pécheurs sont aimés par Dieu en raison de leur nature et sont détestés pour leur faute. Ainsi rien n’empêche que quelqu’un soit aimé de Dieu pour une chose et ne soit pas aimé [de Lui] pour une autre.

         <3> De plus, il est dit en 1 Jn 4, 10 : Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, etc. Par cela, il est clair que le mouvement de notre amour est précédé par [l’amour] de Dieu. Ainsi, lorsque quelqu’un qui est empêtré dans de nombreux péchés en écarte un et n’écarte pas les autres, il semble faire cela parce qu’il est mû par l’amour de Dieu.

         <4> De plus, les péchés sont des dettes, Mt 6, 12. <Mais l’homme peut être libéré d’une dette sans l’être d’autres [dettes]. Il en est donc de même pour le péché.>

         <5> De plus, les péchés sont des maladies spirituelles. Mais le médecin soigne parfois une maladie plus grave et en néglige une plus légère.

         <6> De plus, une décrétale dit que celui qui se confesse et «dit cependant qu’il ne peut s’abstenir, doit être incité à la pénitence par des avertissements sévères et salutaires, et qu’une pénitence soit lui être donnée».

         <7> De même, Gratien dit que la pénitence imposée commence à être efficace lorsque [le pénitent] est contrit.

         <8> De même, Grégoire dit : «Il y en a qui, alors qu’ils suppriment certains vices, persévèrent fortement dans d’autres.»

         <9> De même que par le péché quelqu’un est exclu de la vie éternelle, de même l’est-il de la communauté des fidèles par l’excommunication. Or, celui qui a été excommunié par plusieurs excommunications peut être absous d’une sans l’être des autres.

         <10> De plus, si quelqu’un se confesse d’un [péché] et non des autres, et qu’une pénitence lui est donnée et qu’il l’a accomplie, si par la suite il se convertit et confesse les autres, une autre pénitence ne doit pas lui être imposée pour le premier, car il est dit en Nb 1, 19 que Dieu ne jugera pas deux fois la même chose. La première pénitence était donc suffisante pour ce péché.

         <11> De plus, un péché peut être davantage enlevé par son contraire que par le contraire de son effet. Or, l’effet du péché est l’offense envers Dieu, à laquelle s’oppose la vertu de charité. Ainsi, puisque le vice s’oppose au vice, comme l’avarice à la prodigalité, un vice peut être enlevé par un vice contraire, par exemple, si quelqu’un devient avare après avoir écarté la prodigalité. Un tel vice peut donc être enlevé sans la charité. Quelqu’un peut donc être purifié d’un péché sans la charité.

         <12> De plus, un habitus acquis adhère moins qu’un habitus infus. Or, un [habitus] acquis n’est pas enlevé par un seul acte. L’[habitus] infus ne l’est donc pas non plus. Puisque la pénitence est un habitus infus, la vertu de pénitence n’est donc pas enlevée par le fait que l’homme est dans un seul péché.

         <13> De plus, parmi les oeuvres de la pénitence, on compte les oeuvres de miséricorde. Or, lorsque celles-ci sont faites en état de péché, elles n’ont pas de valeur, comme le dit clairement Ambroise : «L’enseignement chrétien se résume à la piété ; si quelqu’un souffre de l’inclination de la chair, il recevra des coups, mais il ne périra pas.» — De même, les aumônes de Corneille, alors qu’il n’était pas encore baptisé, ont été acceptées par Dieu (Ac 10, 4).

         <14> De plus, Jérôme dit que les Sodomites ont été punis, de même que les Égyptiens, «afin qu’ils ne soient pas punis éternellement». Par cela, on voit que la peine temporelle libère de [la peine] éternelle. Or, quelqu’un peut être puni pour un péché, et non pour un autre.

         <15> De plus, la pénitence consiste à pleurer les péchés commis. Or, cela peut se faire d’un péché, sans que ce soit fait pour un autre.

         <16> Alors que cesse l’effet, parfois la cause demeure. Or, la cause du péché est l’orgueil. Une fois écartés les autres péchés, l’orgueil peut donc demeurer.

         <17> De plus, Dieu a une une miséricorde plus grande que l’homme. Or, l’on peut donner à un homme satisfaction d’une offense, et non d’une autre.

         <18> De plus, un mouvement du libre arbitre est nécessaire pour la pénitence. Si donc il faut se repentir de tous [les péchés] en même temps, il faut que le mouvement du libre arbitre se porte sur tous les péchés, et ainsi, la rémission des péchés exige beaucoup de temps. Ce qui ne semble pas être le cas, car «la grâce du Saint-Esprit ne connaît pas de longs efforts». — De même, le pécheur oublie parfois certains péchés ; ainsi, ils ne lui seraient pas remis, s’il devait se repentir de tous.

         <19> De plus, le Philosophe dit que «ce qui est juste est ce qui est supporté en en sens contraire». Or, l’homme peut supporter une chose en sens contraire, et non une autre.

         <20> De plus, les vertus politiques ne sont pas connexes. Or, la vertu politique est celle qui écarte le péché opposé. Elle peut donc coexister avec un autre péché.

         <21> De plus, à propos de Lm 3, 52 : Ils m’ont saisi en me chassant, Ambroise dit : «La où la foi a manqué, la peine satisfait.» Or, le manque de foi est un péché d’infidélité. Un homme peut donc satisfaire pour un péché tout en demeurant dans l’infidélité.

         <22> De plus, Zachée promit de satisfaire, mais il n’a promis de satisfaire que pour ce qu’il avait pris d’une mauvaise manière. Cependant, le Seigneur lui dit : Aujourd’hui, [le salut] est arrivé à cette maison, etc. (Lc 19, 9).

         <23> De plus, on peut enlever une difformité dans une partie du corps sans en enlever une dans une autre. Or, dans l’âme, le concupiscible et l’irascible sont comme des parties distinctes. Un péché peut donc être enlevé d’une partie sans qu’un autre soit enlevé dans une autre.

         <...> De plus, les péchés véniels adhèrent davantage que les péchés mortels, car il ne peut exister d’homme sans péché véniel. Or, un péché véniel peut être remis sans les autres.

         <24> De plus, dans la pénitence, il existe un instant ultime où quelqu’un est pécheur, et un premier instant où il commence à être juste. Or, soit qu’il y ait deux instants, et cela ne peut être, car un temps existe toujours entre les deux, et ainsi, pendant ce temps, il ne serait ni juste ni pécheur, ce qui est faux. Il s’agit donc du même instant où quelqu’un est pécheur et juste. Quelqu’un peut donc être en même temps pécheur et juste. Et ainsi, un péché peut être remis sans les autres.

         <25> <...>

         Cependant, personne ne satisfait que par une action acceptée par Dieu. Or, les actions faites en état de péché ne sont pas acceptées par Dieu. Donc, etc.

         Réponse. Dans la pénitence, nous pouvons considérer deux choses, à savoir, les parties de la pénitence et les effets de la pénitence.


* * *




         Si nous considérons donc l’effet de la pénitence, qui est la rémission des péchés, ainsi un péché ne peut d’aucune manière être remis sans un autre.

         La raison de ceci est triple.

         La première tient à la condition de la cause de la rémission du péché, qui est la charité. Pr 10, 12 : La charité couvre tous les péchés. Or, tout péché mortel s’oppose à la charité du fait qu’il s’oppose à un commandement de Dieu et que celui qui agit contre un commandement de Dieu agit contre la charité et n’aime pas Dieu. Ainsi, il est impossible que la charité existe en même temps que le péché mortel. Si donc le péché n’est remis que par la charité, par conséquent, etc.

         La deuxième raison vient de la disposition du pécheur, car celui qui est en état de péché est, en tant que tel, comme un membre mort. Or, la rémission du péché se fait par l’influx de la grâce à partir de notre tête, le Christ. Or, la tête n’influe par sur un membre mort, mais seulement sur [un membre] vivant.

         La troisième raison vient de la rémission des péchés, qui est une réconciliation avec Dieu. Car la notion de faute ou de culpabilité tient à l’offense faite à Dieu. La rémission du péché n’est donc rien d’autre que la rémission de l’offense faite à Dieu par l’homme. Aussi lontemps donc que quelqu’un a la volonté d’offenser [Dieu], l’offense ne lui est pas remise. En effet, aux yeux de Dieu, penser en son coeur ou penser à une offense dans son coeur est la même chose que pour nous commettre une offense.


* * *




         Mais si nous parlons des parties de la pénitence, qui sont la contrition, la confession et la satisfaction, la même chose apparaît.

         Premièrement, il apparaît ainsi que se repentir de cette manière n’est pas la contrition. Car la contrition est la peine d’avoir péché. Or, quelqu’un ne peut pas avoir la peine qui vient de la contrition pour un péché, s’il ne souffre par pour un autre [péché]. Car, en cela, il faut chercher la raison de la douleur, puisqu’un seul motif de douleur réalise la contrition. En effet, si tu es peiné parce que tu as perdu quelque chose de temporel, ou parce que tu es tombé dans un mal temporel et corporel, cette douleur n’est pas la contrition, mais [c’est la contrition] si tu es peiné d’avoir commis une faute contre Dieu. Et si tu as une telle peine, il faut nécessairement que tu sois peiné de tout ce qui va contre Dieu et de chaque chose, pour autant que cela va contre Dieu et parce que cela a raison d’offense. Et si tu es ainsi peiné d’un péché pour cette raison, tu seras peiné et te repentira de tous ; et si tu [ne te repens] pas de tous, tu ne seras pas non plus contrit d’un seul, je veux dire, de la contrition qui est une partie de la pénitence.

         De même aussi, il ne s’agit pas dans ce cas d’une confession. En effet, on peut confesser oralement un seul péché, mais cette confession n’est pas sacramentelle, car, dans celle-ci, un homme doit se dévoiler à un ministre de Dieu, à savoir, au prêtre. Or, il ne se dévoile pas par le fait qu’il cache un péché. C’est pourquoi une telle confession de sa part n’est pas sacramentelle, et ainsi il n’est pas délié de devoir se confesser selon ce qu’a établi l’Église. Il doit donc reprendre toute sa confession et se confesser autrement.

         De même aussi, il ne s’agit pas d’une satisfaction. En effet, certains ont pensé que seule la peine fait partie de la satisfaction, et ainsi quelqu’un pourrait être puni pour un [péché], et non pour un autre. Mais cela est faux, car alors ceux qui sont punis en enfer feraient satisfaction, et même ceux qui sont punis malgré eux. Mais la satisfaction est un acte méritoire par la grâce, car satisfaire, c’est faire un acte agréable à Dieu. Or, les actes faits sans charité ne sont pas agréables à Dieu, et ainsi ils ne sont pas une satisfaction. Aussi longtemps donc que reste dans l’homme un péché, ses oeuvres sont sans charité.

         Et ainsi, quelqu’un ne peut se repentir d’un péché, alors qu’il en demeure un autre dans sa volonté.

         <1> Bien que les péchés ne soient pas connexes et qu’il puisse en existe un sans un autre, l’un ne peut cependant être remis sans l’autre, car la cause de la rémission est unique, à savoir, la charité ; si elle n’existe pas, le péché n’est pas remis.

         <2> Aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un. Dieu aime ainsi quelque chose en lui voulant du bien. Or, il existe une double bien : celui de la nature et celui de la grâce. [Dieu] veut le bien de nature pour toute créature — et l’objection vient de cela. Mais il ne veut le bien de la vie éternelle que pour celui qui est en état de charité. Et il est ainsi possible qu’il aime quelqu’un en lui voulant un bien de nature, mais non selon le bien de la gloire. Or, qu’il aime un homme pour ce qui est de la rémission d’un [péché], mais non pour ce qui est de la rémission d’un autre, cela est impossible, à savoir, en lui voulant le bien de la grâce et de la gloire.

         <3> Si un homme bon a été mû par la haine d’un péché et s’il est ordonné par l’amour de Dieu de quelque façon que ce soit, mais pas toujours par [cet] amour selon lequel [Dieu] aime en vue de la vie éternelle, mais par lequel il aime en vue d’un autre bien qu’il veut aux hommes.

         <4> Dans l’Éthique, le Philosophe fait une distinction entre une double égalité : celle de l’amitié et celle de la justice. La différence est que l’égalité de la justice consiste dans des choses, et celle de l’amitié dans un sentiment. La première égalité peut être rétablie sur un point sans être rétablie sur un autre : ainsi, si tu as pris un cheval et une tunique, l’un peut être rendu sans l’autre. Mais, dans l’amitié, l’amitié elle-même n’est pas rétablie sans être entièrement rétablie, car tu ne seras pas réconcilié d’une offense si ton âme continue d’entretenir le propos d’offenser.

         <5> Le médecin ne soigne pas toutes les maladies par un seul remède ; c’est pourquoi il ne guérit pas en entier. Mais Dieu soigne toutes les maladies par un seul art, à savoir, la charité ; c’est pourquoi il la guérir en entier.

         <6> Cette décrétale doit être interprétée non pas au sens où une pénitence doit être imposée si [le pécheur] ne veut pas s’abstenir, car imposer une pénitence, c’est obliger à quelque chose un homme absous. Si on ne peut l’absoudre, on ne doit pas le lier, mais il faut lui enjoindre de se préparer à la pénitence. Par conséquent, le confesseur doit l’inciter au propos de s’abstenir et à faire confiance à la foi et à la grâce, qui pourront le détourner du mal au-delà ses propres forces. Et [le confesseur] doit l’exhorter de cette manière.

         <7> À propos de Gratien, il faut dire que Gratien avait cette opinion, à savoir que, dans la satisfaction, il ne fallait considérer qu’une seule peine, parce qu’il ne considérait la satisfaction que selon qu’elle rétablissait l’égalité de la justice, et non celle de l’amitié. Or, ce n’est pas l’opinion aujourd’hui. Mais à supposer que l’absolution n’ait pas de valeur pour celui qui se confesse de manière trompeuse, n’en a-t-elle pas après qu’il s’est converti et que la tromperie a été écartée ? Non. Dans le baptême, c’est le cas, car, dans le baptême, un caractère est imprimé, mais non dans l’absolution du prêtre.

         <8> Cela s’entend de l’acte ou de la cessation de l’acte, car, lorsque quelqu’un est porté à la luxure, puis devient avare, la luxure cesse pour ce qui est de l’acte. Mais cela ne vaut pas pour la culpabilité.

         <9> Dans l’excommunication, il n’y a qu’une peine, et non une offense. Ainsi, seule l’égalité de la justice s’y trouve-t-elle rétablie.

         <10> Il faut ici faire une distinction, car si une pénitence a d’abord été imposée ou une satisfaction dont l’effet demeure identifiable [chez le pénitent], par exemple, s’il lui a été ordonné de donner 10 marcs ou d’aller à Saint-Jacques, l’effet demeure, car il est appauvri ou affaibli. Et une telle satisfaction, si elle a été faite une fois, ne doit pas être renouvelée, mais elle doit être acceptée. Mais s’il s’agit d’une pénitence dont l’effet ne demeure pas identifiable, par exemple, un jeûne, des prières ou des choses de ce genre, ces choses doivent être reprises.

         <11> Par un péché contraire est enlevé l’acte ou l’habitus contraire, mais non la culpabilité, car elle est parfois augmentée.

         <12> Un habitus acquis n’est pas enlevé par une seul acte, pas plus qu’il n’est engendré [par un seul acte] ; mais [l’habitus] infus, oui, car la conservation d’une chose dépend de sa cause, et si celle-ci est enlevée, l’effet est enlevé. Or, la cause de la vertu infuse est l’orientation continue de l’esprit vers Dieu, et celle-ci est enlevée par le péché mortel.

         <13> À propos des oeuvres de miséricorde, il faut dire qu’à cause de ces autorités et [d’autorités] semblables, certains croient que l’homme, quel que soit le nombre de péchés qu’il fasse, pourvu qu’il fasse de larges aumônes, obtiendra en définitive le pardon de ses péchés. Mais cela va à l’encontre de 1 Co , 10 : Ceux qui agissent ainsi, [n’obtiendront pas] le royaume de Dieu, etc. C’est pourquoi l’homme qui meurt avec quelque péché que ce soit, ne parvient pas à la vie éternelle. Il faut donc l’entendre des oeuvres de miséricorde correctement accomplies, et tu fais cela si d’abord tu prends ton âme en pitié en plaisant à Dieu. Et ce que dit Ambroise : «[L’enseignement chrétien] se résume, etc.», certains l’interprètent de la luxure vénielle ; mais cela ne tient pas. Il ne faut donc pas comprendre que si quelqu’un, à la suite d’aumônes, souffre de l’inclination de la chair et y meurt, il ne perira pas, mais que, bien que certains comme ceux-là pèchent parfois, cependant Dieu leur assure sa providence et leur prépare un chemin vers le salut par la pénitence. — À propos de Cornielle, il faut dire qu’il avait la foi, et ainsi le péché d’infidélité ne se trouve pas en lui. Et Pierre n’a été envoyé qu’à quelqu’un qui possédait une [foi] implicite, qui était alors suffisante, et Pierre lui a été envoyé pour l’expliciter chez lui.

         <14> Jérôme explique qu’il ne faut pas l’entendre de n’importe quelle peine, mais d’une [peine] proportionnée, ce qui n’est pas le cas tant que la volonté demeure obstinément dans le péché. C’est pourquoi ils sont toujours punis et méritent une peine. Il faut donc l’entendre de ceux qui, dans leur peine même, se sont tournés vers Dieu, contrits pour leurs péchés.

         <15> Pleurer avant les faits, non pas en raison d’un dommage temporel, mais à cause de Dieu et avec le propos de ne rien faire contre Dieu, cela est la vraie pénitence, et il n’y a alors en toi aucun péché dont tu ne souffres.

         <16> Si la cause est vraie et propre, la cause posée, l’effet est produit. Et du fait de la destruction de ce qui suit, l’effet étant supprimé, la cause est supprimée. Et cela est vrai dans les causes qui sont en acte, mais non dans les causes en puissance, comme si en écartant le fait que quelque chose ne soit pas construit en acte, il en découle que le constructeur ne construit pas en acte. Or, l’orgueil est une cause en acte.

         <17> Celui-ci peut satisfaire en prenant au sens large la satisfaction pour la restitution, mais cela n’est pas la satisfaction de la pénitence ni une partie de celle-ci, mais un certain préambule. Or, la vraie satisfaction est la réconciliation de l’amitié.

         <18> Un mouvement du libre arbitre est nécessaire, et il doit penser et déplorer chaque chose, selon ce que dit le psaume : Je laverai chaque nuit ma couche, etc. (Ps 100, 7), et il doit confesser chaque chose. — Mais tu diras que la justification ne s’accomplit pas instantément. Il faut dire que le pensée du péché peut exister de deux façons : quant au principe ou quant au terme. Et ainsi, la pensée précède parfois la contrition, et parfois elle la suit, car parfois en pensant à tout, elle déplore chaque chose, et parfois elle déplore globalement et pense à cela. Et ainsi, après cela, la justification se réalise instantanément. Et à propos de ce que tu dis, qu’il oublie quelque chose, il faut dire que Dieu ne le lui impute pas, car cela n’est pas en notre pouvoir.

         <19> Cela n’est pas vrai. Dans toute justice, ce qui est juste et ce qui est supporté en sens contraire ne sont pas la même chose. Si cela était vrai, nous ne parlons pas seulement de l’égalité de la justice, mais aussi [de celle] de l’amitié. Et ainsi, il faut donner satisfaction pour tout.

         <20> Une vertu n’existe pas sans l’autre, ni pour les vertus infuses, qui sont connexes dans la charité, ni pour les [vertus] acquises, qui sont connexes dans la prudence. Mais cela est vrai des vertus naturelles, car quelqu’un est naturellement incliné à l’une et non à l’autre. Mais les vertus parfaites existent toutes en même temps.

         <21> La foi est prise là pour la conscience du péché, et lorsque quelqu’un n’a pas conscience du péché, soit parce qu’il l’a oublié, soit parce qu’il ne le connaît pas, en supportant patiemment, il mérite <le pardon> de tous ses péchés.

         <22> Zachée a peut-être fait d’autres choses.

         <23> Il n’en est pas de même d’une difformité du corps et d’une difformité de l’âme, car la difformité du corps peut être particulière, mais la difformité de l’âme vient de la soustraction de la grâce, qui enlève toutes les difformités.

         <...>

         <24> Il n’existe pas d’instant ultime où s’accomplit le péché, mais un temps ultime.

         <25> Tu ne crains pas Dieu correctement lorsque tu n’écartes pas tous les péchés et le propos de pécher.



<II> <Anonyme> <Sur l’univers>

         On a posé des questions sur l’univers et sur ses parties.



<Question 1> Sur le premier point, on a posé deux questions : sur l’éternité du monde et sur £[sa] fin.



<Article 1 [1]>Premièrement : il semble que le monde soit éternel.



         <1> S’il a commencé, c’est par le fait d’une cause agente, à savoir, Dieu. Or, l’action de Dieu est sa substance. Or, la substance de Dieu est éternelle. Donc, son action aussi, et donc, ce qu’il fait.

         <2> De plus, la cause et ce qui est causé sont en relation : l’un des relatifs étant posé, l’autre l’est. Or, Dieu existe depuis l’éternité. Donc, le monde aussi.

         <3> Mais on disait que [le monde a commencé] par la volonté [de Dieu]. Il n’est donc pas question du moment où il a existé, mais du moment où [Dieu] a voulu [que le monde existe]. Cependant, soit qu’il l’ait toujours voulu, soit non. S’il ne l’a pas toujours [voulu], mais à un certain moment, la volonté de Dieu peut changer. Or, cela est impossible, car sa volonté est son essence. Mais s’il l’a toujours voulu, cela est impossible, car aucune raison n’est donnée pour laquelle il l’a fait maintenant et non plus tôt. Le monde est donc éternel.<

         Cependant, Gn 1,1 : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. — De même, nous disons qu’il viendra juger (Jb 31,14). — De même, il est nécessaire que la matière soit proportionnée à la forme. Or, la puissance de Dieu est absolument infinie. Aucune matière ne lui est donc proportionnée. [Il a donc fait] le monde à partir de rien.

         Réponse. Selon le jugement de la foi, le monde n’a pas toujours existé, ni quant à sa substance, ni quant à son mouvement, car, à proprement parler, Dieu seul est éternel. Cependant, pour ce qui est de sa fin, la substance du monde durera, non pas toutefois selon la disposition de ce monde qui existe maintenant, mais elle sera changée à un certain moment. Ainsi l’Apôtre dit : La figure de ce monde passse (1Co 7,31).

         Mais cette position de la foi ne peut être démontrée par des raisons suffisantes et démonstratives, pas davantage que les autres choses qui relèvent de la foi. De même, elle ne peut être repoussée par aucune raison suffisante, car une démontration porte sur ce qui est vrai et il n’y a pas de fausseté dans la foi. Ce qui est contre la foi est donc impossible, car à ce qui est vrai ne s’oppose que ce qui est faux.

         Que cela ne puisse être démontré et repoussé par une démonstration suffisante, la raison en est que les raisons démonstratives viennent toujours d’une certaine cause. Or, la cause qui fait le monde est la volonté de Dieu, et [sa cause] finale est la bonté de Dieu. Si tu pouvais le démontrer, il faudrait que tu le démontres soit du point de vue de la fin — mais cela ne peut être, car, la fin étant posée, il n’est nécessaire qu’existe que ce sans quoi la fin ne peut exister ; mais si la fin peut exister sans cela, alors il ne peut y avoir de démontration de ce qui se rapporte à la fin. En effet, la bonté de Dieu ne dépend pas des choses créées. De même, cela ne peut pas être démontré du point de vue de la volonté, car celle-ci agit en vue de la fin, et son acte ne comporte aucune nécessité que celle qui vient de la fin.

         <1> La substance [de Dieu] est éternelle, et en Dieu il n’y a aucune action nouvelle ; et cependant, son effet n’est pas éternel. Car l’effet ne découle de l’action que selon le principe de l’action, comme, de la chaleur du feu, ne découle un effet que selon le mode de la forme du feu, qui est le principe. Or, la volonté de Dieu est la raison du principe dans l’action de la création du monde, et ainsi l’effet n’en découle pas lorsque l’action [le détermine], mais lorsque la volonté en dispose.

         <2> Pour ce qui est de la forme du raisonnement, la réponse est claire. Car, selon le Philosophe, Métaphysique, V, «il existe des relatifs dont les deux termes se rapportent l’un à l’autre» ; pour ceux-ci, ce qui est dit ici est vrai. Mais, pour certains [relatifs], l’un des termes se rapporte à l’autre, mais non inversement ; pour ceux-ci, [ce qui est dit ici] n’est pas vrai, comme ce qui est connaissable ne se rapporte réellement à la science, mais notre science [se rapporte] par elle-même à ce qui est connaissable. Ainsi, la conclusion est que si la science se rapporte à ce qui est connaissable, il n’en va pas de même inversement. Or, lorsqu’on dit que Dieu est la cause et la créature, l’effet, on parle d’une manière relative selon une façon de parler, mais la créature dépend de sa cause, à savoir, de Dieu, et non l’inverse. Toutefois si tu dis qu’une fois la cause posée, l’effet est posé, il faut alors répondre autrement : que cela a lieu dans les causes qui agissent par nécessité de nature, et non [dans celles qui agissent] par volonté. Et la raison en est qu’une cause agente agit selon sa forme naturelle, qui est déterminée en elle, et ainsi il est nécessaire qu’une action déterminée produise un effet déterminé. Mais la forme volontaire conçue dans l’intellect est le principe de l’action, et celle-ci peut former dans l’intellect ce qu’elle veut, et ainsi elle n’est pas déterminée à produire telle ou telle chose. Comme le peintre est la cause de son fils et d’une image : de son fils, selon la forme naturelle, qui est toujours unique en lui, et ainsi, selon elle, il produirait toujours un fils comme lui ; mais [il est cause] d’une image selon son intellect, et il produit celle-ci comme il le veut.

         <3> La volonté de faire le monde a existé en Dieu depuis l’éternité. Pourquoi donc l’a-t-il fait maintenent et non avant ? Il faut répondre que tu ne prends pas garde à ce dont tu parles, car «maintenant» suppose quelque chose d’antérieur dans le temps, et ainsi cela n’a sa place que si un temps précède. Cela ne vaut donc que pour un agent particulier qui présuppose le temps, et non pour un agent universel, car celui-ci <fait> aussi le temps simultanément. Et ainsi, il faut se demander pourquoi il n’a pas voulu que le monde soit éternel, mais qu’il existe maintenant. C’est afin de montrer que tout vient de lui, et cela apparaît mieux si une chose n’a pas toujours existé. Et que cela ne paraisse pas dur, car la fin de la créature raisonnable est Dieu. Ainsi, si j’affirme que la connaissance de sa créature raisonnable et la cause de la création, non qu’il s’agisse d’un dogme...



<Article 2 £[2]> On demande si la fin du monde est connue.



         Il semble que oui.

         <1> En effet, si la fin des principes d’une chose est connue, la chose elle-même est connue. Or, la fin des principes du monde est connue par les philosophes.

         <2> De plus, Platon parle de la fin du monde, qui s’accomplira par le feu.

         Cependant, dans l’évangile, le Seigneur dit : Personne ne connaît ce jour, etc. (Mt 24, 36).

         Réponse. La fin du monde n’est pas affirmée quant à la substance du monde, mais quant à sa disposition, mais, toutefois, d’une manière différente par les philosophes et par nous. Car [elle est affirmée] par les philosophes pour ce qui est d’une partie particulière, par exemple, pour la partie habitable par nous, comme lorsqu’ils disent [que la fin du monde] viendra des eaux ou du feu. Pour tout ce qui est habitable ou pour une de ses parties, ils peuvent savoir cela à l’avance par la raison naturelle. Mais on nous enseigne que cela arrivera par un changement de la disposition de l’ensemble du monde. C’est pourquoi cela est connu, non pas par la raison, car on connaît par la raison naturelle quelque chose de ce qui va arriver par les causes premières des choses corporelles, qui sont les mouvements des corps célestes, dont il n’existe pas de causes naturelles ultérieures, et ainsi leur changement ne se produit pas par des causes <naturelles>. De même ne peut-on le connaître par révélation, car cela aurait dû être surtout révélé aux apôtres, à qui il est cependant dit : Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments (Ac 1, 7). Et ainsi, ceux qui parlent de l’avènement du Christ inventent, car Augustin dit : «On ne peut savoir quand, qu’il s’agisse d’un grand ou d’un petit nombre.»

         <1> Ce qui est dit <de la fin> des principes du monde, si par «fin» on exprime la causalité, est vrai ; mais tel n’est pas le cas ici.

         <2> Platon parle de quelque chose de particulier.



<Question 2>



         On pose des questions sur les parties de l’univers : premièrement, sur les anges ; deuxièmement, sur les hommes.

         À propos des anges, trois questions sont posées. [Premièrement], est-ce qu’ils se connaissent eux-mêmes ? [Deuxièmement], est-ce qu’ils peuvent errer ? Troisièmement, à propos de la peine de ceux qui se trompent.



<Article 1 £[3]> Premièrement : il semble que les anges ne se connaissent pas eux-mêmes.



         <1> En effet, Denys dit dans le livre Sur la hiérarchie céleste : «Les anges ignorent leurs puissances.» Car, si l’on connaît l’essence d’une chose, on connaît la puissance de la chose. Si donc [les anges] ignorent leurs puissances, ils ne connaissent pas leurs essences.

         <2> De plus, intelliger consiste d’une certaine manière à subir (pati). Or, rien n’est subi par soi-même. Si donc l’ange ne subit rien par lui-même, il ne s’intellige pas.

         <3> De plus, se comprendre, c’est réfléchir sur soi-même. Or, le mouvement de la réflexion est composé de deux mouvements. Or, l’intellection de l’ange n’est pas composée, car son intellection est son être. L’ange ne se connaît donc pas lui-même.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Augustin dans le commentaire littéral de la Genèse, II, à savoir que «les anges s’intelligent et se connaissent».

         Réponse. À ce sujet, deux choses doivent être considérées.

         La première est qu’il existe une double opération : une qui est action, l’autre qui est réalisation, et elles sont différentes. En effet, l’opération qui est une réalisation passe dans une matière extérieure, car réchauffer et les opérations de ce genre sont des perfections, non pas de celui qui réalise, mais de ce qui est réalisé. Mais l’opération qui est une action ne passe pas [à l’extérieur], mais demeure dans celui qui agit, et ce sont des perfections comme vouloir, intelliger et les choses de ce genre. Lors donc que je dis : «Je te vois», il ne faut pas comprendre que l’action passe de mon oeil à toi, mais que, par la vision accomplie en acte, est produite une certaine action qui est la perfection [de l’oeil].

         De même, notre intellect se comporte différemment de celui de l’ange lorsqu’il intellige, car le nôtre se trouve au dernier degré [d’intellectualité] ; c’est pourquoi il est en puissance de tous les intelligibles et on l’appelle [intellect] possible. Mais [l’intellect] angélique est comme un acte, et surtout quant à lui-même. En effet, l’opération vient de la puissance selon qu’elle est en acte, comme l’oeil voit lorsqu’il est en acte par l’espèce. Or, notre intellect n’est pas par lui-même en acte ; c’est pourquoi, de lui-même, il ne s’intellige pas, mais lorsqu’il reçoit sa forme d’une espèce ; et ainsi il s’intellige comme les autres choses. Mais l’intellect de l’ange est acte en soi et par sa nature, et ainsi il s’intellige lui-même, non pas en recevant quelque chose d’extrinsèque, mais par mode d’émanation et d’une opération simple.

         <1> Il s’agit d’une traduction corrompue, car là où on dit «ignorer», nous avons «connaître». Ou bien, pour la récupérer, on dit que les anges ignorent par rapport à Dieu.

         <2> Cela se produit dans notre intellect, et non dans [l’intellect] angélique.

         <3> La majeure est fausse, car l’action demeure à l’intérieur et n’est pas réflexe.



<Article 2 £[4]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse errer.



         <1> En effet, il voit dans le miroir de l’éternité.

         Cependant, Jb 4 [dit] : Il a trouvé de la perversité dans ses anges.

         Réponse. Selon le Philosophe, le faux est un mal pour l’intelligence comme le vrai est un bien. Or, le mal n’a pas de place chez ceux qui sont en acte, mais chez ceux qui sont en puissance, car le mal est une privation de bien, et la privation n’a lieu que dans une puissance qui n’est pas perfectionnée par l’acte. L’intelligence de quiconque n’erre donc pas dans les choses pour lesquelles elle est en acte, mais pour celles où elle est en puissance. L’intelligence humaine est en puissance par rapport à tous ses intelligibles, et ainsi <il n’est pas en acte> par rapport à tous, sauf par rapport à ceux qu’elle intellige naturellement par l’intellect agent, à savoir, les principes. L’intelligence angélique a été depuis le début en acte par rapport à ce qu’il peut intelliger naturellement, et ainsi, pour ces choses, il ne peut errer. Mais il était en puissance par rapport aux réalités surnaturelles qui consistent dans la vision de Dieu, et par rapport à elles il y a eu erreur, dans la mesure où il a appréhendé son bien final, non pas dans un bien surnaturel, mais dans un autre. Mais ils sont bienheureux, même par rapport à cela, lorsqu’ils sont en acte.

         <1> Alors, [l’ange ne voit] pas dans un miroir.



<Article 3 £[5]> On demande si les démons sont toujours punis par la peine du feu.



         Il semble que non.

         <1> La Glose dit, à propos de : Tu es venu nous torturer avant le temps (Mt 8, 29) : «Ils ne sont pas toujours punis par ce feu.»

         Cependant, les anges bienheureux jouissent (fruuntur) toujours. Les anges mauvais sont donc toujours torturés.

         Réponse. Chez les damnés, il existe deux peines : celle du dam et celle du sens (je parle de «sens» pour ce qui est du feu corporel).

         Certains disent que, aussitôt après le péché, [les anges] ont encouru la peine du dam, c’est-à-dire le défaut de gloire, l’impossibilité de revenir et la douleur intérieure, mais que Dieu reporte leur affliction de la peine du feu au jour du jugement. Mais cela est impossible, car [Jean] Damascène dit : «La chute est pour les anges ce qu’est la mort pour les hommes.» Or, les pécheurs descendent en enfer aussitôt après leur mort, selon cette parole de Luc : Le riche mourut et fut jeté en enfer (Lc 15, 22). De même, les bons s’envolent aussitôt vers le ciel, 2 Co 5, 1 : Si notre demeure terrestre se dissout, nous avons au ciel une demeure qui n’est pas faite de main d’homme. De même, cela est clair pour les anges bienheureux, qui ont aussitôt reçu toute la gloire. Les mauvais ont donc encouru toute leur peine. Et ainsi, la peine du feu n’est pas différée pour eux. C’est pourquoi la Glose dit à propos de Jc 3, 6 : [La langue] enflammée par la géhenne, [en citant] Bède : «La géhenne, c’est le Diable, qui emporte avec lui le feu de la géhenne partout où il va.»

         Mais comment [le feu] ne brûle-t-il pas tout ce qu’il atteint ? Parce que «ce feu n’agit pas en réchauffant, mais en liant», selon Augustin, pour autant que les démons sont liés à un corps et ressentent ainsi par le fait qu’ils savent qu’ils ont été liés par le jugement de Dieu, [lien] qui n’est pas plus petit, qu’ils soient liés en acte ou non. Comme si quelqu’un qui est condamné à la mort ou à la prison, subit la peine même s’il n’y est pas, et comme le roi [jouit] de la gloire de son fils, même lorsqu’il n’est pas présent.

         <1> Selon Chrysosotome : «“Tu es venu nous torturer”, c’est-à-dire nous chasser des corps ; ainsi, ils sont torturés par le fait qu’ils souffrent quand ils ne nuisent pas aux hommes.» À propos de la glose, il faut dire que, bien qu’ils ne soient pas en enffer selon le lieu, toutefois ils emportent partout avec eux leur peine.



<Question 3>



         On s’interroge sur l’homme, à propos de la nature, de la grâce et de la faute.

         À propos de la nature, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que l’âme est immédiatement unie au corps ? Deuxièmement, est-ce que l’âme séparée a une inclination naturelle à posséder son corps ?



<Article 1 £[6]> Premièrement, on montre que l’âme n’est pas unie au corps de manière immédiate.



         <1> En effet, ce qui vient d’un principe intrinsèque et ce qui vient d’un principe extrinsèque n’est pas la même chose. Or, «l’intelligence vient de quelque chose d’extrinsèque», alors que les autres formes viennent de quelque d’intrinsèque. L’âme raisonnable et l’âme sensible ne sont donc pas la même chose par essence. Et ainsi, [l’âme] raisonnable est unie [au corps] par l’intermédiaire de [l’âme] sensible.

         Cependant, Avicenne dit que cette âme est la même.

         Réponse. Il est impossible qu’une forme substantielle soit unie par l’intermédiaire d’une autre forme substantielle.

         La raison en est que, si tel était le cas, la dernière forme qui surviendrait ne serait pas une forme substantielle, mais une forme accidentelle, car la forme substantielle donne d’être tout simplement, et ainsi recevoir une forme substantielle, c’est être tout simplement engendré. [La forme] accidentelle ne fait pas être tout simplement, car elle présuppose un tel être, et ainsi, selon elle, il n’y a génération que d’une manière relative. Et ainsi, la première forme substantielle donne d’être tout simplement, et la seconde d’être d’une manière relative. Elle n’est donc pas substantielle.

         De même, [on trouve] une autre raison, dans Métaphysique, VIII : il est impossible de faire quelque chose qui soit tout simplement un à partir d’actes multiples. À partir de la forme et de la matière, quelque chose d’un est donc produit à partir de la forme et de la matière pour autant que ce quelque chose d’un est en puissance ; quelque chose d’autre [est produit] en acte, à savoir que telle chose devient telle chose. Et ainsi, plusieurs formes ne sont pas une seule chose tout simplement, mais par accident et par aggrégation.

         <1> Ce qui vient de l’intérieur et ce qui vient de l’extérieur n’est pas la même chose pour la substance ; mais, chez l’homme, l’âme sensible ne vient pas de l’intérieur, mais la puissance découle de [l’âme] raisonnable, et, dans la génération, il existe un certain ordre de génération et de corrélation, et la dernière forme contient en elle-même toutes [les formes].



<Article 2 £[7]> Deuxièmement, on demande si l’âme a une inclination au corps.



         Il semble que non.

         <1> Toute inclination peut être amenée à l’acte par un agent naturel. Or, une telle inclination ne peut être amenée à l’acte par un agent naturel, car la résurrection ne se réalise pas selon la nature. L’âme n’a donc pas d’inclination naturelle au corps.

         <2> De plus, toute inclination naturelle est en vue de quelque chose de meilleur. Or, l’âme n’est pas plus parfaite lorsqu’elle est unie [au corps] que lorsqu’elle en est séparée, ni quant à la substance ni quant à l’opération, car l’intellection ne dépend pas du corps. [L’âme] n’a donc pas d’inclination naturelle au corps.

         Cependant, si l’effet et la fin sont naturels, l’inclination même vers la fin est naturelle. Or, la vie de l’âme unie au corps est naturelle, autrement elle ne durerait pas toujours. Il en va donc de même pour l’inclination naturelle.

         Réponse. Il existe une triple inclination naturelle : une d’influence, une autre de dépendance et une autre de cohabitation. La première est celle par laquelle les choses supérieures ont une inclination naturelle à influer sur les choses inférieures ; la deuxième est celle par laquelle les choses inférieures tendent naturellement vers les choses supérieures ; la troisième est celle de choses égales entre elles. Et c’est ce que dit Denys, Sur les noms divins, IV. Or, l’âme est par nature l’acte du corps. Elle peut donc être comparée au corps ou au tout, qui est l’espèce humaine. Si [elle est comparée] au corps, elle est alors comparée comme à quelque chose d’inférieur, et ainsi elle a une inclination d’influence ; si elle est comparée au tout, elle est ainsi comparée comme à quelque chose de parfait, car elle est une partie et elle est imparfaite par rapport au tout ; et ainsi, elle a une inclination de dépendance.

         <1> L’inclination ultime ne dépasse pas la fin, même si elle est naturelle, et elle n’est pas non plus amenée à l’acte par un agent naturel, mais par le premier [agent]. En effet, la fin ultime de l’armée est la victoire, et celle-ci, obtenue par le chef ; les autres fins se ramènent à d’autres [personnes] particulières. Or, dans l’ensemble de la nature, la fin ultime de la génération de la nature est l’âme humaine, et cependant elle n’est amenée à l’acte que par un agent surnaturel. Puisque la résurrection est la fin ultime de toute la nature humaine, elle est donc réservée au premier agent.

         <2> [L’âme] obtiendra une plus grande perfection de la nature de son essence, comme une partie dans son tout ; de même, elle sera aussi plus parfaite dans son opération, car, comme le dit Augustin, Commentaire littéral sur la Genèse, XII, «elle verra alors Dieu plus clairement qu’auparavant», ou, tout au moins, [elle sera plus parfaite] dans les puissances qui ne viennent à l’acte que par le corps.




Articles ajoutés dans le codex F <après la Question 10, art. 2 [17]>


Article 18



         On demande si celui qui choisit doit toujours choisir le meilleur pour une fonction de prélat.

         Réponse. On dit que quelqu’un est meilleur de manière absolue ou qu’il est meilleur par rapport à une chose, par exemple, parce qu’il est mieux proportionné, ou parce que l’Église peut être mieux défendue par lui, ou parce que tout ce qui se rapporte à l’utilité de l’Église peut être mieux accompli par lui. Si tu dis que [celui qui choisit] est obligé de choisir le meilleur de manière absolue, il faut dire que cela n’est pas vrai, car est meilleur celui qui a plus de grâce, et parfois celui-ci n’est pas un bon prélat. [Est meilleur] pour une chose celui qui est meilleur pour cela, car si tu préfères celui-ci parce qu’il est plus utile à l’Église, il est ainsi meilleur pour cette chose. Mais si tu préfères celui-ci, non pas parce pour le bien de l’Église ou pour l’honneur de Dieu, cela est alors charnel, et tu pèches. De même, tu agis contre ton honneur, car tu trompes ton Seigneur qui t’a confié le soin de l’Église, puisque tu ne fais pas ce que tu pourrais faire de mieux.



<Dernière question>

         On pose des questions sur les péchés, à savoir, sur trois [péchés] : le soupçon, la retenue du superflu, la perplexité.



<Article 1 £[47]> Il semble que le soupçon soit un péché mortel (= q. 21, art. 2 £[35] de la recension commune ci-dessus)



         Il semble que oui



<Article 2 £[48] (= q. 22, art.2 £[37] de la recension commune, ci-dessus)



         On demande si celui qui ne donne pas son superflu à cause de Dieu pèche.

         <1> Augustin dit expressément que «celui qui retient son superflu retient ce qui appartient à un autre», et cela est un péché.

         <2> De plus, le Seigneur dit de donner aux pauvres le superflu.

         Cependant, Augustin dit : «Utilise le superflu et donne le nécessaire.»

         Réponse. Le péché consiste à agir contre l’ordre du droit naturel. Dans les choses naturelles, nous voyons que tout ce qui reçoit quelque chose en abondance, ne le reçoit pas pour lui seul, mais pour les autres, comme le soleil ne reçoit pas la lumière afin de briller pour lui seul, mais pour les autres. De même en est-il dans les choses humaines et aussi dans les choses spirituelles, car si tu as la science, ce n’est pas seulement pour toi, mais pour les autres, et ainsi pour les autres grâces. C’est pourquoi celui qui cache le talent de son Seigneur est condamné. Et Pierre [dit] : Que chacun se mette au service de l’autre selon la grâce qu’il a reçue (1 P 4, 10). Et comme pour les biens spirituels qui viennent de Dieu, ainsi en est-il pour les biens temporels. C’est pourquoi Basile dit que «lorsque Dieu donne à quelqu’un davantage de biens temporels qu’à un autre, il n’est pas injuste, parce qu’Il les donne pour qu’il les dispense.» Et ainsi, on est tenu en vertu d’un précepte de donner son superflu.

         Mais le superflu est pour un individu l’excédent de ce qui est nécessaire à la vie, et le superflu est pour un personnage[9] l’excédent de ce tout ce qui est nécessaire à lui-même et à tous ceux qui sont nécessaires à l’exercice de sa fonction. Si tu dis que ce superflu peut parfois être nécessaire, je fais une distinction, car on peut craindre que cette situation se présente de manière imminente, et cela est vraisemblable (ainsi, le roi ou le prélat peut retenir [du superflu]) ; mais si certains dangers semblent se présenter tout en n’étant pas vraisemblables ni proches, alors on agit mal et c’est cela se préoccuper du lendemain.

         Ainsi, ce n’est pas une moindre faute de retenir le superflu que de dérober ce qui appartient à d’autres.

         Pour répondre à ce qui est allégué en sens contraire : «Donne le nécessaire», à savoir, à la vie d’un homme, et non pour son plaisir. Cependant, celui qui donne peut utiliser des biens qui excèdent cela : ils sont alors appelés superflus.



<Article 3 £[49]> (= q. 22, art. 3 £[38] de la recension commune, ci-dessus)



         On demande si quelqu’un peut être perplexe par rapport à une action.

         Il semble que oui.

         Car quelqu’un peut être perplexe dans son coeur. [Il peut] donc [l’être] dans une action.

         Réponse. La perplexité peut être entendue de deux manières : quant à la connaissance, et ainsi quiconque doute est perplexe ; et quant à ce qu’on peut, et ainsi personne n’est perplexe absolument parlant, car personne n’est dans un état tel qu’il ne puisse voir à son salut, autrement le libre arbitre serait enlevé. Cependant, quelqu’un peut être perplexe de manière relative, c’est-à-dire dans une situation donnée. Par exemple, celui qui ne veut aucunement renvoyer sa concubine, alors que la nécessité de célébrer [la messe] est imminente, celui-là est perplexe en raison d’un présupposé, car, s’il célèbre, il pèche, et s’il ne célèbre pas, [il pèche] aussi. Cependant, il peut exister un remède : qu’il renvoie volontairement [sa concubine].

         Mais celui qui est perplexe quant à la science doit chercher le conseil d’un sage.

         Que ce qui a été dit suffise pour le moment.


* * *




Article 24 (= q. 23. art. 2 £[40] de la recension commune, ci-dessus)



         On s’interroge sur la peine éternelle : est-ce que l’âme séparée souffre naturellement ?

         Il semble que oui.

         Car l’âme est composée de matière et de forme.

         Réponse. Elle ne souffre pas naturellement, car le feu est corporel. Or, aucun corps n’agit naturellement sur une chose spirituelle. Cependant, elle en souffre en tant qu’instrument de la justice divine.







QUESTIONS DISPUTÉES, Paris, 1256-1259 : (Quodlibets 7, 8, 9, 10, 11)





QUODLIBET 7 : £[Sur trois choses se rapportant aux substances spirituelles, au sacrement de l’autel et aux corps des damnés]


         On a posé des questions sur trois choses : premièrement, sur certaines choses se rapportant aux substances spirituelles ; deuxièmement, sur certaines choses se rapportant au sacrement de l’autel ; troisièmement, sur certaines choses se rapportant aux corps des damnés.


         À propos des substances spirituelles, on a posé des questions d’abord sur leur connaissance ; deuxièmement, sur la jouissance de l’âme du Christ au moment de sa passion ; troisièmement, sur la pluralité qui se rencontre chez les substances spirituelles.



<Question 1> £[Les substances spirituelles : sur leur connaissance]



         Sur le premier point, on posait quatre questions. Premièrement, est-ce qu’un intellect créé peut voir immédiatement l’essence divine ? Deuxièmement, est-ce qu’un intellect créé peut intelliger plusieurs choses en même temps ? Troisièmement, est-ce que l’intellect angélique peut connaître les choses singulières ? Quatrièmement, est-ce que la connaissance qu’Augustin appelle «rejeton de l’esprit» est un accident ou non ?



<Article 1 £[1]> Premièrement : il semble qu’aucun intellect créé ne puisse voir l’essence divine de manière immédiate.



         <1> En effet, l’intellect créé, puisqu’il est indifférent par rapport à tous les intelligibles, ne peut connaître quelque chose de manière déterminée, à moins d’être déterminé par son objet. Or, l’essence divine n’est pas un objet qui puisse déterminer l’intellect, car elle est ce qu’il y a de plus élevé et de la plus grande généralité parmi les êtres, et n’est aucunement déterminée. L’intellect créé ne peut donc pas la voir.

         <2> De plus, pour que l’intellect connaisse quelque chose, il faut qu’il soit amené à l’acte. En effet, rien n’agit lorsqu’il est en puissance, mais lorsqu’il est en acte. Or, l’intellect n’est amené à l’acte que lorsqu’il reçoit forme de l’intelligible. Puisque l’essence divine ne peut par elle-même être forme de l’intellect, de sorte qu’elle l’amène formellement à l’acte, il faut, si elle doit être connue par l’intellect, qu’elle donne forme à l’intellect par une certaine similitude d’elle-même pour qu’elle soit connue. Et ainsi, [l’essence divine] ne pourra être vue que par l’intermédiaire de sa similitude.

         <3> De plus, pour que l’intellect créé voie l’essence divine, il faut qu’il soit perfectionné par la lumière de gloire. Or, la lumière de gloire est un intermédiaire distinct de l’intellect même et de l’essence divine, qui est la béatitude incréée, alors que la lumière évoquée s’appelle la béaitutde créée. L’intellect créé ne peut donc pas voir l’essence divine de manière immédiate.

         <4> De plus, selon le Philosophe, Sur l’âme, III, «le rapport de l’intellect à l’intelligible est semblable à celui du sens au sensible». Mais pour que le sens de la vue perçoive son objet, il a besoin d’un double moyen : la lumière et l’espèce, qui est une similitude de la chose vue. La même chose est donc nécessaire à l’intellect pour la vision de l’essence divine, et ainsi il ne la verra pas de manière immédiate.

         Cependant, <1> il est dit en 1 Jn 3, 2 : Nous le verrons tel qu’il est.

         <2> De plus, pour que l’intellect intellige, rien d’autre ne semble être requis qu’il ait l’intelligible en acte et que celui-ci soit uni à l’intellect. Or, l’essence divine est par elle-même intelligible en acte, puisqu’elle est immatérielle, et elle est aussi présente à l’intellect, comme le dit Augustin : «Dieu est plus intime à toute chose qu’elle ne l’est à elle-même.» L’intellect créé pourra donc voir l’essence divine de manière immédiate.

         Réponse. Il faut tenir sans aucun doute que, dans la patrie (in patria), l’essence divine est vue de manière immédiate par l’intellect glorifié.

         Pour le comprendre, il faut savoir que, dans la vision intellectuelle, un triple intermédiaire intervient. L’un par lequel l’intellect voit, qui le dispose à voir, et cela est en nous la lumière de l’intellect agent, dont le rapport avec notre intellect possible est semblable à celui de la lumière du soleil avec l’oeil. Un autre intermédiaire est celui par lequel on voit, et celui-ci est l’espèce intelligible, qui détermine l’intellect possible, et dont le rapport avec l’intellect est semblable à celui de l’espèce de la pierre avec l’oeil. Le troisième intermédiaire est celui dans lequel on voit, et celui-ci est ce par quoi nous parvenons à la connaissance d’une autre chose, comme nous voyons la cause dans l’effet et comme on voit l’autre dans l’un des semblables ou des contraires, et le rapport de cet intermédiaire avec l’intellect est semblable à celui du miroir avec la vision corporelle, [miroir] dans lequel l’oeil voit une chose. Le premier et le deuxième intermédiaire ne rendent donc pas la vision médiate. En effet, on dit que je vois immédiatement une pierre, bien que je voie celle-ci par son espèce reçue par l’oeil et par la lumière [de l’intellect agent], car la vue ne porte pas sur ces réalités intermédiaires comme sur les choses visibles, mais elle porte grâce à ces intermédiaires sur une chose visible qui est extérieure à l’oeil. Mais le troisième intermédiaire rend la vision médiate. En effet, la vue porte en premier sur le miroir comme sur ce qui est visible, par l’intermédiaire de quoi elle reçoit l’espèce de la chose vue dans le miroir. Semblablement, l’intellect qui connaît la cause dans ce qui est causé porte sur ce qui causé même comme sur un certain intelligible, à partir duquel il passe à la connaissance de la cause.

         Et parce que, dans l’état d’itinérance (in statu viae), nous connaissons l’essence divine dans ses effets, nous ne la voyons pas de manière immédiate. C’est pourquoi, dans la patrie, où elle sera vue de manière immédiate, cet intermédiaire sera supprimé. De même, il n’y aura pas alors le deuxième intermédiaire, c’est-à-dire une espèce de l’essence divine donnant forme à l’intellect, car lorsqu’une chose est vue de manière immédiate par son espèce, il faut que cette espèce représente la chose selon tout l’être de son espèce, autrement on ne dirait pas que cette chose est vue de manière immédiate, mais qu’on voit une ombre d’elle-même, comme si la similitude de la lumière dans l’oeil se réalisait sous mode de couleur, qui est une lumière obscurcie. Or, comme tout ce qui est reçu dans quelque chose y est reçu selon le mode de ce qui reçoit, il est impossible que soit reçue dans l’intellect créé une similitude de l’essence divine qui la représente parfaitement selon la totalité de ce qu’elle est. Ainsi, si l’essence divine était vue par nous selon une telle similitude, nous ne verrions pas l’essence divine de manière immédiate, mais une certaine ombre d’elle-même. Il reste donc que seul le premier intermédiaire existera dans cette vision, à savoir, la lumière de gloire par laquelle l’intellect sera perfectionné pour voir l’essence divine, ce que dit le psaume : Dans ta lumière, nous verrons la lumière (Ps 35, 10).

         Or, cette lumière ne sera pas nécessaire pour rendre ce qui est intelligible en puissance intelligible en acte, ce pour quoi nous est maintenant nécessaire la lumière de l’intellect agent, car l’essence divine elle-même, puisqu’elle est séparée de la matière, est intelligible en acte par elle-même ; mais [cette lumière] sera nécessaire pour perfectionner l’intellect, ce à quoi sert aussi maintenant la lumière de l’intellect agent. Or, la lumière de gloire déjà mentionnée perfectionnera suffisamment l’intellect pour qu’il voie l’essence divine, du fait que l’essence divine est en totalité lumière intelligible. Ainsi, la lumière de gloire qui descend [de l’essence divine] dans l’intellect réalise dans l’intellect par rapport à l’essence divine ce que réalisent en même temps, par rapport aux autres intelligibles qui ne sont pas pure lumière, l’espèce de la chose intelligée et la lumière, comme suffirait la lumière perfectionnant l’oeil sans autre similitude, si la lumière sensible existait par elle-même.

         <1> On dit que quelque chose est déterminé de deux manières : d’abord, en raison d’une limitation ; ensuite, en raison d’une distinction. Or, l’essence divine n’est pas quelque de déterminé selon le premier mode, mais selon le second, car la forme n’est limitée que par le fait d’être reçue dans quelque chose d’autre, mesurée qu’elle est par le mode de cette chose. Or, dans l’essence divine, rien n’est reçu dans quelque chose d’autre, étant donné que son acte d’être est la nature divine elle-même subsistante, ce qui ne se produit dans aucune autre chose. Ainsi, toute autre chose a un acte d’être reçu et ainsi limité. C’est pourquoi l’essence divine est distincte de toutes les autres choses par le fait qu’elle n’est pas reçue dans quelque chose d’autre, comme s’il existait une blancheur qui n’existerait pas dans un sujet, elle serait par le fait même distincte de toute autre blancheur qui existe dans un sujet, bien que, selon la notion de blancheur, elle ne serait pas reçue et ainsi ne serait pas limitée. Il est donc clair que l’essence divine n’est pas quelque chose de général par le fait d’être, puisqu’elle est distincte de tous les autres êtres, mais seulement par le fait qu’elle cause, car ce qui est par soi est la cause de ce qui n’est pas par soi. Il est donc nécessaire que l’être subsistant en soi soit la cause de tout être reçu dans quelque chose d’autre. Et ainsi, l’essence divine est un intelligible qui peut déterminer l’intellect.

         <2> Pour voir l’essence divine, l’intellect créé est amené à l’acte par la lumière de gloire, et cela suffit, comme on l’a dit.

         <3> Cette lumière de gloire, bien qu’elle soit différente par son essence de l’essence divine et de l’intellect, ne donne pas seulement une vision médiate, comme cela est clair par ce qui a été dit.

         <4> Les choses visibles ne sont pas seulement lumière. Il est donc nécessaire, pour que la vue soit déterminée par elles, non seulement qu’il y ait lumière, mais aussi une espèce de la chose vue. Mais l’essence divine est purement lumière, et c’est pourquoi elle n’a pas besoin d’une autre espèce que [cette] lumière elle-même pour être vue, comme il est clair par ce qui a été dit.



<Article 2 £[2]> Deuxièmement : il semble que l’intellect créé puisse intelliger plusieurs choses en même temps.



         <1> En effet, la puissance sensible, puisqu’elle est matérielle, est plus limitée que la [puissance] intellective. Or, le sens peut sentir plusieurs choses en même temps, comme le sens commun sent en même temps ce qui est blanc et ce qui est doux et connaît leur différence. À bien plus forte raison, l’intellect peut-il donc intelliger plusieurs choses en même temps.

         <2> De plus, plusieurs intelligibles peuvent être simultanément connus pour autant qu’ils sont une seule chose. Or, tous les intelligibles sont une seule chose en tant qu’ils sont intelligibles. Tous les intelligibles peuvent donc être connus en même temps.

         <3> De plus, le rapport de l’intellect en habitus à l’intelligible en habitus est semblable au rapport de l’intellect en acte à l’intelligible en acte. Or, l’intellect en habitus connaît simultanément plusieurs intelligibles en habitus. L’intellect en acte connaît donc plusieurs intelligibles en acte.

         <4> De plus, pour la connaissance de l’intellect, suffit une espèce de la chose intelligée existant dans l’intellect. Or, les espèces intelligibles ne s’empêchent pas d’exister simultanément dans l’intellect, puisqu’elles ne sont pas contraires du fait qu’elles sont séparées de la matière. L’intellect n’est donc pas empêché d’intelliger en même temps plusieurs choses.

         <5> De plus, la capacité de l’intellect est plus grande que celle de n’importe quel corps. Or, il existe un corps dans lequel peuvent apparaître simultanément plusieurs espèces, même contraires, comme il est clair qu’en un point de l’air, où se croisent deux lignes droites issues de deux choses visibles par rapport à deux personnes qui les voient, l’espèce des deux choses est visible. À bien plus forte raison, plusieurs espèces peuvent donc exister en acte dans l’intellect, et ainsi l’intellect peut intelliger plusieurs choses en même temps.

         Cependant, ce que dit le Philosophe, Topiques, II, s’oppose à cela : «Il arrive qu’on sache plusieurs choses, mais on n’en intellige qu’une seule.»

         Réponse. L’intellect intellige quelque chose de deux façons : en première instance et par mode de conséquence. Il arrive ainsi que [l’intellect] intellige par mode de conséquence plusieurs choses en même temps pour autant qu’elles ont un rapport à un unique premier intelligible. Et cela arrive de deux façons. D’une première façon, en raison de l’unité de ce qui est intelligé, comme lorsque plusieurs intelligibles sont intelligés par une seule espèce (ainsi, l’intellect divin voit tout en même temps par sa seule essence et, de la même manière, l’intellect créé, voyant l’essence divine, peut voir en même temps tout ce qu’il voit par l’essence divine). D’une autre façon, en raison de l’unité de ce qui est intelligé, à savoir, lorsque plusieurs choses sont intelligées comme une seule chose. En effet, cette chose unique est intelligée en premier et ces choses multiples sont conséquemment intelligées en elle, comme lorsque l’intellect intellige une ligne droite, il intellige en même temps les parties de la ligne, selon ce qui est dit dans Sur l’âme, III. Semblablement, lorsque [l’intellect] intellige une proposition, il intellige en même temps le prédicat et le sujet, et lorsqu’il intellige la ressemblance ou la différence de certaines choses, il intellige en même temps les choses dont il y a ressemblance ou différence. Mais que l’intellect intellige en même temps plusieurs intelligibles en même temps premièrement et principalement, cela est impossible..

         La raison en est que «l’intellect en acte est entièrement — c’est-à-dire parfaitement — la chose intelligée», comme il est dit dans Sur l’âme, III ; non pas que ce qui doit être intelligé soit l’essence de l’intelligence, la chose intelligée ou son espèce, mais parce que [l’intellect] reçoit entièrement la forme de l’espèce de la chose intelligée lorsqu’il l’intellige en acte. Ainsi, pour l’intellect, intelliger en acte en premier plusieurs choses simultanément serait la même chose que pour une chose d’en être plusieurs. Or, dans les choses matérielles, nous voyons qu’une seule chose en nombre ne peut en être plusieurs en acte ; mais plusieurs choses en puissance ou selon une disposition peuvent être une seule et la même. En effet, l’air est en même temps en puissance eau et feu, et les dispositions à ces deux choses peuvent en même temps exister partiellement dans cette même chose, comme si, d’une part, l’air se réchauffait et, d’autre part, il devenait humide. Mais que l’air soit en même temps feu et eau, cela est impossible, de même que quelque chose soit en même en acte pierre et fer, qui ne semblent pas contraires mais disparates. Or, l’intellect, en raison même de sa puissance, est en puissance simultanément à tous les intelligibles, comme le sens l’est à tous les sensibles. Or, la puissance sensible est amenée à l’acte par les similitudes des choses sensibles de deux façons : premièrement, d’une manière incomplète, par mode de disposition, comme lorsque les espèces sensibles existent en elle sous forme de dispositions, ce qu’Avicenne appelle «exister comme dans un trésor» ; deuxièmement, parfaitement, comme lorsque les espèces sensibles donnent en acte sa forme à la puissance sensible, et Avicenne appelle cela «l’appréhension par le sens», en faisant une distinction entre les puissances sensibles qui appréhendent et celles où les formes sensibles existent comme dans un trésor. Et, de la même façon, dans l’intellect en habitus, les similitudes des choses intelligibles existent sous forme de dispositions ; mais lorsqu’elles sont intelligées en acte, elles existent en lui comme des formes qui perfectionnent, et alors «l’intellect devient entièrement la chose intelligée». Et «cela se produit par l’intention, qui unit l’intellect à l’intelligible et le sens au sensible», comme le dit Augustin. Il est ainsi clair que, de même qu’une chose matérielle ne peut être simultanément plusieurs choses, de même un intellect ne peut simultanéement intelliger plusieurs choses en première instance. Et c’est ce que dit Algazel, que «de même qu’un seul corps ne peut être représenté par plusieurs figures, de même un seul intellect ne peut simultanément intelliger plusieurs choses».

         Et on ne peut pas dire que l’intellect reçoit parfaitement la forme de plusieurs espèces intelligibles comme un seul corps reçoit en même temps la forme d’une figure et d’une couleur, car la figure et la couleur ne sont pas des formes d’un seul genre, et elles ne sont pas reçues selon un même ordre, car elles ne sont pas destinées à perfectionner dans l’être selon une seule raison. Mais toutes les formes intelligibles en tant que telles appartiennent au même genre et entretiennent le même rapport avec l’intellect, pour autant qu’elles le perfectionnent selon le fait d’être intelligé en acte. Ainsi, plusieurs espèces intelligibles se comportent comme plusieurs figures ou plusieurs couleurs, qui ne peuvent exister en acte dans la même chose et sous le même aspect.

         <1> Il faut dire la même chose de la puissance sensible : elle ne peut sentir plusieurs choses simultanément en première instance, mais par mode de conséquence, pour autant que plusieurs choses sont perçues comme une seule chose, comme lorsque les sensibles sont unis par une différence dans une seule différence, et que plusieurs sensibles, qui sont des parties, sont unis dans un tout. Ainsi, lorsque le tout est senti, plusieurs parties sont senties simultanément par mode de conséquence, et alors l’intention du sens ne porte pas sur une des parties principalement, mais sur le tout, car, si elle portait sur une des parties comme sur le principal sensible, elle ne sentirait pas les autres simultanément. De plus, le sens commun, bien qu’il ne soit pas par essence une puissance, est cependant multiplié d’une certaine façon dans son être pour autant qu’il est relié aux divers sens propres, comme un centre est relié à plusieurs lignes. Ainsi, les changements de tous les sens se terminent simultanément dans le sens commun, comme les mouvements qui proviendraient de plusieurs lignes pourraient se terminer dans un seul centre. Mais l’intellect n’est pas multiplié en plusieurs puissances, selon ce qu‘on a dit ; il ne s’agit donc pas du tout de la même chose.

         <2> Il est nécessaire que les choses connaissables, qui sont simultanément connues, soient perçues comme quelque chose de connaissable, qui est unique en nombre. Or, tous les intelligibles en tant que tels sont une seule chose par le genre, et non par le nombre, et ainsi le raisonnement ne tient pas.

         <3> [La réponse] est déjà claire par ce qui a été dit : l’intellect en habitus n’entretient pas le même rapport avec les intelligibles en habitus, qui existent en lui comme des dispositions, que l’intellect en acte avec les intelligibles en acte, qui existent en lui comme des perfections ultimes.

         <4> Non seulement une chose est empêchée d’être simultanément plusieurs choses contraires en acte, mais d’être plusieurs choses disparates, comme il est clair par ce qui a été dit. Ainsi, bien que les formes intelligibles dans l’intellect ne soient pas contraires, néanmoins l’intellect n’est cependant pas empêché d’intelliger plusieurs choses simultanément, comme il est clair par ce qui a été dit.

         <5> Les espèces sensibles qui existent dans l’intermédiaire qui les portent y existent par mode disposition, et non par mode de perfection ultime, car elles y existent comme dans une sorte de flux. Ce n’est donc pas semblable.



<Article 3 £[3]> Troisièmement : il semble que l’intellect angélique ne puisse connaître les choses singulières.



         <1> En effet, s’il les connaît, ou bien il les connaît par une espèce acquise, ou bien par une espèce concréée. Or, [il ne les connaît] pas par une espèce acquise, car soit cette espèce serait particulière, et, par conséquent, matérielle, et ainsi elle ne pourrait exister dans l’intllect immmatériel d’un ange ; soit elle serait universelle, et ainsi le singulier ne pourrait être connu par elle. De même, [il ne les connaît] pas par une espèce concréée. Puisque l’espèce concréée a existé dans l’ange depuis le début de sa création, il suffit pour la connaissance de quelque chose que son espèce existe dans l’intellect, et ainsi, s’il pouvait intelliger quelque chose de particulier par une espèce concréée, alors que cela est présent, il le connaîtrait depuis le début de sa création, alors que cela est encore à venir, ce qui ne peut être, car connaître les choses à venir appartient à Dieu seul, Is 41, 23 : Annoncez ce qui arrivera et nous saurons que vous êtes des dieux. L’ange ne peut donc connaître les singuliers.

         <2> Si on dit que les espèces concréées donnent la connaissance des choses présentes, et non des choses futures, on objectera qu’il ne peut survenir de connaissance nouvelle à moins qu’il ne se produise un changement dans celui qui connaît. Or, par le fait que le particulier qui devait arriver devient présent, un changement n’est pas produit dans l’intellect angélique, puisqu’il ne reçoit rien d’une chose extérieure. Si donc il ne connaissait pas par avance ce qui devait arriver, il ne pourra pas non plus connaître ce qui devient présent.

         <3> Si on dit que, bien que [l’ange] ne reçoive rien, il applique cependant la forme qu’il avait à quelque chose de particulier qui survient, on objectera que l’intellect ne peut appliquer une chose à quelque chose d’autre à moins de connaître à l’avance ce qu’il applique et ce à quoi cela est appliqué, car il faut d’abord connaître deux choses en elles-mêmes avant de comparer l’une à l’autre. L’application dont il est question suivrait donc la connaissance des singuliers ; elle ne peut donc pas en être la cause.

         <4> Si l’ange connaît les singuliers, c’est soit par une espèce, soit par plusieurs. Or, ce n’est pas par plusieurs, car alors il faudrait qu’il possède en lui des espèces infinies, puisque les particuliers sont infinis, au moins en puissance. Ce n’est pas non plus par une seule [espèce], car alors l’intellect angélique serait égal à l’intellect divin, qui intellige plusieurs choses par une seule, à savoir, son essence. L’intellect angélique ne peut donc pas intelliger les singuliers.

         <5> Si on dit que [l’intellect angélique] ne connaît pas tout par une seule espèce, mais, par une seule espèce, tous les individus d’une même espèce, et non les autres, on objectera que cette seule espèce n’a pas plus de rapport avec un individu qu’avec un autre. Or, il faut que, par l’espèce intelligible, l’intellect soit déterminé par rapport à une chose connaissable déterminée. Par cette espèce, [l’intellect angélique] ne pourra donc pas connaître ce particulier de manière déterminée.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit en He 1, 14 : Tous ne sont-ils pas des esprits chargés d’un service, etc. ? ce qui ne saurait être s’ils ne connaissaient pas les hommes singuliers.

         Réponse. Sans aucun doute, l’ange connaît les singuliers.

         Afin de voir la façon dont cela est possible, il faut savoir que, pour qu’un singulier soit connu, il faut qu’il y ait dans la puissance cognitive une similitude de celui-ci en tant qu’il est particulier. Or, «toute forme est par soi commune». Ainsi, l’ajout d’une forme à une forme ne peut être la cause de l’individuation, car, autant on assemblerait de formes, tels le blanc, une longueur de deux coudées, le fait d’être crépu, et les choses de ce genre, elles ne constitueraient pas encore quelque de particulier, car il est possible de trouver toutes ces choses ensemble dans un seul comme dans plusieurs. Mais l’individuation de la forme vient de la matière par laquelle la forme est attirée vers «ce qui est montré». Ainsi, pour que quelque chose de particulier soit connu, il faut qu’il y ait en celui qui connaît, non seulement une similitude de la forme, mais, d’une certaine manière, de la matière.

         Or, la similitude d’une chose connue existe de deux manière en celui qui connaît : d’une manière, en tant que causée par la chose, comme pour les choses qui sont connues par une espèce abstraite des choses ; d’une autre manière, comme la cause de la chose, comme cela est clair chez l’artisan qui connaît l’oeuvre d’art par la forme par laquelle il la produit. Ainsi, l’espèce qui est causée dans le sens par une chose sensible, pour autant qu’elle n’est pas entièrement dépouillée des conditions matérielles, est une similitude de la forme selon que celle-ci existe dans la matière, et c’est pourquoi le particulier est connu par elle en tant qu’il est particulier. Mais parce que, selon qu’elle est reçue dans notre intellect, l’espèce d’une chose sensible est déjà entièremement dépouillée des conditions matérielles, notre intellect ne peut connaître directement le particulier par elle, mais par une réflexion de l’intellect sur les puissances sensibles à partir desquelles les espèces intelligibles sont abstraites. Mais par la forme qui est cause d’une chose, une chose est connue de cette manière selon que cette forme est cause de la chose. Et parce qu’un artisan ne produit pas la matière par la forme de l’art, mais introduit la forme de l’art dans une matière préexistante, la forme de l’art qui est dans l’esprit de l’artisan n’est une similitude de l’oeuvre d’art que selon la forme seulement. C’est pourquoi il ne connaît pas l’oeuvre d’art en particulier, à moins qu’il ne perçoive la forme de l’oeuvre d’art par le sens. Or, l’artisan incréé, Dieu, ne produit pas seulement la forme, mais aussi la matière. De sorte que les raisons idéales existant dans son esprit ne sont pas efficaces seulement pour la connaissance des universaux, mais aussi pour la connaissance des singuliers par Dieu.

         Or, de même que ces raisons idéales passent dans les choses qui doivent être produites selon leur être naturel, dans lequel chaque chose subsiste d’une manière particuoière dans la forme et dans la matière, de même passent-elles dans les esprits angéliques afin d’être en eux un principe de connaissance des choses selon tout l’être par lequel elles subsistent, et ainsi, par des espèces passées en eux par l’art divin, les anges connaissent-ils comme Dieu, non seulement les universaux, mais aussi les particuliers.

         Il y a cependant une différence entre les deux. Premièrement, parce que les idées qui sont dans l’esprit divin sont les formes réalisatrices des choses, et non seulement des principes de connaissance ; mais les espèces qui sont reçues dans l’esprit angélique ne sont que des principes de connaissance et ne sont pas réalisatrices, mais reproduisent celles qui sont réalisatrices. Deuxièmement, parce que plus un intellect est élevé et perspicace, plus il peut connaître de choses à partir d’une seule. Et parce que l’intellect divin est le plus élevé, il connaît toutes choses par sa seule essence simple, et il n’y a en lui aucune pluralité de formes idéales, si ce n’est selon divers rapports de l’essence divine aux choses connues. Mais ce qui est en réalité un dans l’esprit divin est en réalité multiple dans l’intellect créé, de sorte que celui-ci ne peut connaître toutes choses par une seule chose, mais que, plus l’intellect créé est élevé, moins il a de formes capables de connaître plusieurs choses. Et c’est ce que dit Denys, dans La hiérarchie céleste, ch. XII, que «les ordres supérieurs possèdent une connaissance plus universelle que les inférieurs». Et, dans le Livre sur les causes, il est dit que «les intelligences supérieures possèdent des formes plus universelles», en observant cependant que, chez les plus petits des anges, existent encore des formes assez universelles pour qu’ils puissent connaître par une seule forme tous les individus de la même espèce, de sorte que cette espèce devient la similitude propre de tous les particuliers selon ses divers rapports aux particuliers, comme l’essence divine devient la similitude propre des singuliers selon les divers rapports.

         Mais l’intellect humain, qui est le dernier dans l’ordre des substances intellectuelles, possède des formes si divisées qu’il ne peut connaître qu’une chose par une seule espèce. C’est pourquoi la similitude d’une espèce existant dans l’intellect humain ne suffit pas pour connaître plusieurs singuliers et, pour cette raison, des sens ont été associés à l’intellect <humain>, par lesquels il peut percevoir les singuliers.

         <1> L’ange ne connaît aucunement les singuliers par une espèce acquise, parce qu’il [ne les connaît pas] par une espèce reçue d’une chose (en effet, les choses agiraient ainsi sur son intellect, ce qui est impossible), ni par une nouvelle espèce venant de Dieu, qui révélerait à l’ange quelque chose de nouveau, car les espèces concréées que l’ange possède en lui suffisent pour connaître tout ce qui est connaissable. Mais, selon que l’intellect de l’ange est élevé par une lumière plus haute, il peut progresser vers des conceptions plus élevées à partir de ces espèces, comme aussi, à partir des mêmes espèces des fantasmes, l’intellect du prophète, aidé par la lumière de la prophétie, reçoit une certaine connaissance pour laquelle ne suffisait pas la lumière naturelle de l’intellect agent. Il reste donc que l’ange connaisse les singuliers par des espèces concréées. Or, de même que par une seule espèce concréée il peut connaître divers individus, de même peut-il à bien plus forte raison connaître par une seule espèce tout ce qui existe dans un individu, de sorte qu’il ne lui est pas nécessaire d’avoir une autre espèce par laquelle il connaît la couleur et l’odeur d’un fruit, mais, en connaissant ce fruit, il connaît tout ce qui existe dans ce fruit essentiellement et accidentellement. Mais l’effet n’existe dans la cause de manière à être connu que si la cause est déterminée à cet effet, comme cela est clair dans les causes nécessaires, dont les effets sont connus dès lors qu’on les connaît. Mais une cause contingente n’est déterminée à son effet que lorsqu’elle le produit en acte ; ainsi son effet n’existe dans une cause contingente de manière à être connu que lorsqu’il a déjà été produit en acte. Et c’est pourquoi l’ange, qui connaît les causes de tous les singuliers contingents par des espèces concréées, ne connaît pas leurs effets par une connaissance naturelle avant qu’ils existent en acte, mais aussitôt qu’ils ont été produits.

         <2> Lorsque quelqu’un commence à être présent, l’ange le connaît de nouveau, non par un changement qui s’est produit dans l’ange, mais par la chose connaissable, dans laquelle existe quelque chose qui n’existait pas auparavant, qui est connu en même temps qu’elle est connue.

         <3> Cette application doit être comprise à la manière dont Dieu applique les idées à la connaissance des choses, non pas comme une chose connaissable à une autre, mais comme un moyen de connaissance à la chose connue. Autrement, cela ne signifierait rien, comme on l’a montré dans les objections.

         <4> L’intellect de l’ange ne connaît pas toutes choses par une seule espèce, et il ne possède pas autant d’espèces qu’il y a d’individus, comme il est clair par ce qui a été dit.

         <5> Cette espèce unique devient la raison de connaître tout individu par rapport à lui-même, comme cela est clair par ce qui a été dit.



<Article 4 £[4]> Quatrièmement : il semble que la connaissance qui est appelée par Augustin le «fruit de l’esprit» n’existe pas dans l’esprit comme un accident dans un sujet.



         <1> En effet, aucun accident ne déborde son sujet. Or, la connaissance déborde l’esprit, car l’esprit connaît non seulement lui-même, mais d’autres choses. Cette connaissance n’est donc pas un accident de l’esprit.

         <2> De plus, aucun accident n’est égal au sujet. Or, la connaissance est égale à l’esprit, autrement l’image de la Trinité ne consisterait pas dans la connaissance, l’esprit et l’amour, ce qu’affirme Augustin. La connaissance n’est donc pas un accident de l’esprit.

         <3> De plus, la même chose ressort des paroles d’Augustin, qui dit, dans Sur la Trinité, IX, que «la connaissance et l’amour existent dans l’âme substantiellement ou, pour ainsi dire, essentiellement, et non comme dans un sujet, comme la couleur ou la figure existe dans le corps».

         Cependant, la connaissance de l’esprit n’est rien d’autre que la science. Or, la science est un accident, puisqu’elle fait partie de la première espèce de qualité. Il en est donc de même de la connaissance.

         Réponse. La connaissance peut s’entendre de quatre manières : premièrement, de la nature cognitive elle-même ; deuxièmement, de la puissance cognitive ; troisièmement, de l’habitus cognitif ; quatrièmement, de l’acte même de connaissance, comme aussi le mot «sens» désigne parfois la nature sensible, en tant qu’elle est le principe de cette différence qu’est le sensible, mais parfois désigne la puissance elle-même, et parfois l’acte. Si l’on parle de la connaissance entendue dans le premier sens, il est évident qu’elle n’existe pas dans la substance de l’esprit comme un accident dans un sujet, mais essentiellement et substantiellement, comme on dit que le raisonnable existe dans un vivant et le vivant dans un être. Mais si nous parlons de la connaissance entendue selon les trois autres modes, elle peut être ainsi entendue de deux manières. Ou bien elle est comparée à celui qui connaît, et ainsi elle existe dans celui qui connaît comme un accident dans son sujet, et ainsi elle ne déborde pas son sujet, car on ne trouve jamais qu’elle existe dans autre chose que dans l’esprit. Ou bien elle est comparée à ce qui est connaissable, et, de ce point de vue, il ne lui revient pas d’exister dans quelque chose, mais par rapport à quelque chose. Or, ce qui est dit par rapport à quelque chose d’autre n’a pas raison d’accident par le fait qu’il existe par rapport à autre chose, mais seulement par le fait qu’il existe dans quelque chose. De là vient que seule la relation selon la raison de son genre avec la substance demeure en Dieu, mais qu’elle n’y est cependant pas un accident. Pour cette raison, selon cette considération, [cette connaissance] n’existe pas dans l’âme comme dans son sujet, et, selon cette comparaison, elle déborde l’esprit pour autant que d’autres choses que l’esprit sont connues par la connaissance. On affirme aussi que l’image de la Trinité existe aussi selon cette considération, car même les personnes divines se distinguent pour autant qu’elles existent par rapport à quelque chose d’autre. Et d’après cela, il existe aussi une certaine égalité de la connaissance par rapport à l’esprit, pour autant qu’elle s’étend à tout ce à quoi peut s’étendre l’esprit.

         Et ainsi, la solution des objections est claire.



<Question 2> £[Sur la jouissance £[fruitione] de l’âme du Christ dans la passion]



<Article unique [5]> Ensuite, on pose une question sur la jouissance [fruitione] de l’âme du Christ dans la passion : il semble que cette jouissance ait atteint l’essence même de l’âme.



         <1> En effet, l’âme du Christ possédait une jouissance parfaite. Or, la jouissance ne serait pas parfaite si elle n’était pas parvenue jusqu’à l’essence de l’âme, mais elle atteindrait seulement une puissance, la raison supérieure. [La jouissance] est donc parvenue jusqu’à l’essence de l’âme.

         <2> De plus, l’âme du Christ possédait une jouissance plus parfaite que celle des âmes des saints dans la patrie. Or, la jouissance des saints dans la patrie atteint jusqu’à l’essence de l’âme. À bien plus forte raison donc chez le Christ.

         Cependant, rien ne jouit que ce qui connaît, car, selon Augustin, «nous jouissons des choses connues dans lesquelles la volonté qui se délecte se repose». Or, connaître ne fait pas partie de l’essence de l’âme, mais d’une puissance. La jouissance ne parvenait donc pas jusqu’à l’essence de l’âme.

         Réponse. La jouissance (fruitio) consiste dans un acte par lequel Dieu est vu et aimé. Or, un acte n’est le fait que d’une chose subsistante. Ainsi, à proprement parler, ni une puissance de l’âme, ni son essence ne jouissent, mais l’homme ou l’âme subsistant par soi. Cependant, les puissances de l’âme sont les principes des actions vitales, comme l’essence de l’âme est le principe de l’être vivant et, de cette façon, il faut dire que la raison supérieure, dont l’objet est la réalité éternelle dont on doit jouir, est le principe de la jouissance, par lequel l’âme jouit. La jouissance ne peut appartenir à d’autres puissances ou à l’essence de l’âme que selon un certain débordement, par lequel l’effet réside dans l’essence de l’âme ou dans les puissances inférieures à partir de la jouissance de la raison supérieure. Et ainsi, la jouissance parvenait d’une certaine manière à l’essence de l’âme dans la passion du Christ, et d’une certaine manière, elle n’y parvenait pas, autremenet son corps serait devenu glorieux. De même, [ne parvenait-elle] pas jusqu’à l’essence [de l’âme], qui est la racine des puissances inférieures, car ainsi la joie de la jouissance aurait entièrement éliminé la douleur de la passion qui se trouvait dans les puissances inférieures. Mais elle parvenait à l’essence de l’âme pour autant que celle-ci était la racine de la raison supérieure. Et parce que l’essence de l’âme est simple et se trouve entièrement dans chacune de ses puissances, on dit donc que [l’essence de l’âme] tout entière se réjouissait dans le Christ, pour autant qu’elle était la racine de la raison supérieure, et qu’elle souffrait tout entière, pour autant qu’elle est l’acte du corps et la racine des puissances inférieures.

         <1> La perfection d’une chose n’est empêchée que parce que quelque chose est enlevé de ce qui est essentiel à une chose. Or, la gloire du corps et des puissances inférieures appartient à la joie accidentelle de la béatitude. C’est pourquoi, bien que dans le Christ elle ne soit pas parvenue à l’essence de l’âme en tant qu’elle est acte du corps et en tant qu’elle est la racine des puissances inférieures, il n’en découle pas que la jouissance ou la béatitude ait été imparfaite dans le Christ.

         <2> L’âme du Christ jouissait plus parfaitement que les âmes des saints dans la patrie à parler de manière intensive, mais non à parler de manière extensive, car, dans la patrie, la joie de la jouissance (gaudium fruitionis) parviendra aux puissances inférieures et même au corps qui doit être glorifié ; si cela avait été le cas dans le Christ, il n’aurait pas été en route [viator].



<Question 3> £[Sur les substances spirituelles : leur pluralité]



         Ensuite, on pose des questions sur la pluralité qui existe chez les substances spirituelles.

         Et à ce propos, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que l’immensité divine exclut la pluralité des personnes ? Deuxièmement, est-ce que la simplicité angélique supporte la composition d’accident et de sujet ?



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble que l’immensité divine exclue la pluralité des personnes.



         <1> Tout ce qui est immense, comme cela est indéterminé, tient en une seule chose. Or, tout ce qui se trouve dans la divinité est immense. Puis donc qu’il y a une personne en Dieu, elle tiendra en une seule chose, de sorte qu’il n’y aura pas plusieurs personnes.

         <2> Si l’on dit que les personnes tiennent en une chose de manière que toutes sont une seule essence, on objectera que, de même que l’essence est immense, de même en est-il de la personne. Or, l’immensité de l’essence fait en sorte qu’il n’y ait qu’une seule essence. L’immensité de la personne fait donc en sorte qu’il n’y ait qu’une seule personne.

         <3> Si l’on dit que la personne n’est immense que par l’immensité de l’essence, on objectera que, selon l’intellect, la personne ajoute quelque chose à l’essence. Or, tout est compris comme étant immense en Dieu. Au-delà de l’immensité de l’essence, existerait donc une immensité de la personne, qui donnerait en Dieu une seule personne.

         Cependant, il y a ce qui est dit en 1 Jn 5, 7 : Ils sont trois à rendre témoignage dans le ciel, etc.

         Réponse. L’immensité n’exclut la pluralité que pour autant qu’elle écarte la détermination, qui est le principe de la pluralité. Or, comme on l’a déjà dit, il existe une double détermination : par limitation et par distinction. Or, en Dieu, il n’existe aucune détermination par limitation, mais il s’y trouve une détermination par distinction de deux manières : d’une manière, selon qu’il se distingue par essence de tous les êtres créés comme ce qui n’est pas limité de ce qui est limité ; d’une autre manière, selon qu’une personne se distingue d’une [autre] personne par une relation d’origine, distinction qui n’existe pas en raison d’une limitation, mais en raison de l’opposition qui se trouve dans la relation. Ainsi, l’immensité divine n’exclut pas cette distinction et, par conséquent, ni la pluralité des personnes.

         Et par cela, la réponse à la première objection <1> est claire. À la deuxième <2>, il faut répondre que, bien que la personne ne soit pas immense, toutefois l’immensité est quelque chose d’essentiel, et non de personnel, comme la personne est bonne d’une bonté essentielle. Ainsi, il n’est pas nécessaire que l’immensité établisse une distinction entre les personnes, mais seulement dans l’être de nature.

         <3> On ne dit pas que la personne ajoute quelque chose selon l’intellect au-delà de l’essence, comme si l’intellect devait intelliger quelque chose d’ajouté à l’essence (en effet, l’intellect serait faux), mais parce qu’en intelligeant la personne, j’intellige nécessairement l’essence, mais non l’inverse. L’objection ne tient donc pas.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement : il semble que, chez les anges, il n’y ait pas composition d’accident et de sujet.



         <1> L’être accidentel est causé par l’être essentiel. La composition accidentelle [est donc aussi causée] par [la composition] substantielle. Or, chez les anges, il n’existe pas de composition substantielle parce qu’«ils sont des substances simples», comme le dit Denys. Il n’est donc pas non plus de composition accidentelle.

         <2> De plus, Boèce dit, dans son livre Sur la Trinité, qu’«une forme simple ne peut pas être un sujet». Or, les anges sont des formes simples selon Denys. Ils ne peuvent donc pas être un sujet d’accident.

         Cependant, il y a le fait qu’Augustin affirme que «la simplicité divine fait défaut aux substances spirituelles du fait qu’il y a en elles composition d’accident et de sujet».

         Réponse. Par le fait qu’une chose peut recevoir une forme substantielle ou accidentelle, elle comporte une certaine potentialité, car il est de la raison de la puissance qu’elle soit soumise à l’acte, qui est appelé forme. Or, au sujet des anges, on a eu des opinions diverses. En effet, certains disent qu’ils sont composés de matière et de forme ; d’autres disent qu’ils sont «composés d’acte d’être et de ce qui est», comme le dit Boèce. Et il faut affirmer la potentialité des deux façons chez l’ange. En effet, pour ce qui de la première manière, cela est clair. De même, cela peut être clair pour la seconde manière, car tout ce qui n’est pas son propre acte d’être doit posséder un acte d’être reçu d’un autre, qui est la cause de son acte d’être, et ainsi, considéré en lui-même, il est en puissance par rapport à cet acte d’être qu’il reçoit d’un autre. Et au moins de cette manière, il est nécessaire d’affirmer de la potentialité chez l’ange, car l’ange n’est pas son propre acte d’être : en effet, cela appartient à Dieu seul. Il reste ainsi que l’ange peut être sujet d’une forme accidentelle.

         <1> La simplicité substantielle chez les anges exclut la composition de matière et de forme, mais non la composition d’acte d’être et de ce qui est, composition que présuppose tout au moins la composition accidentelle chez les anges. Et de nouveau, il n’est pas nécessaire que, si l’être accidentel est causé par [l’être] substantiel, la composition accidentelle soit causée par la composition substantielle, car une substance qui est simple d’une certaine manière peut être sujet d’un accident, comme on l’a dit.

         <2> Boèce parle de cette forme simple qui est acte pur, auquel aucune potentialité n’est mêlée. Et seul Dieu est tel.



<Question 4> £[Sur le sacrement de l’autel]



         Ensuite, on pose des questions sur le sacrement de l’autel. À ce sujet, trois questions sont posées. Premièrement, est-ce que le corps du Christ est contenu sous les espèces du pain selon toute sa quantité ? Deuxièmement, est-ce qu’existe dans un même instant le pain et le corps du Christ ? Troisièmement, est-ce que Dieu peut faire que la blancheur et les autres qualités existent sans quantité, comme il fait que la quantité existe sans sujet dans le sacrement de l’autel ?



<Article 1 £[8]> Premièrement : il semble que le corps entier du Christ ne puisse être contenu sous ces espèces.



         <1> «Il ne peut se faire, même par miracle, que deux choses contradictoires soient vraies en même temps», comme Augustin le dit dans Contre Faustus. Or, telle serait la conséquence si tout le corps du Christ existait sous ces espèces. En effet, s’il existe en entier sous ces espèces, il n’est pas plus grand que ces espèces, puisqu’il ne les déborde pas. De même, il est plus grand en réalité, puisqu’il a deux coudées ou davantage. Et ainsi, il sera plus grand et il ne sera pas plus grand sous le même aspect. Il ne peut donc pas arriver, même par miracle, que tout [le corps du Christ] soit contenu sous ces espèces.

         Cependant, partout où se trouve une partie d’un corps se trouve aussi tout le corps, à moins que le corps ne soit divisé. Or, le corps du Christ n’est pas divisé, puisqu’il est impassible. Puisque quelque chose du corps du Christ se trouve sous ces espèces, comme il est dit en Mt 26, 26 : Ceci est mon corps, il faut donc que, sous ces espèces, tout le corps du Christ soit contenu.

         Réponse. Sous ces espèces, tout le corps du Christ et toute sa quantité sont sans aucun doute contenus.

         Pour le montrer, il faut savoir que, dans le sacrement de l’autel, quelque chose est contenu de deux manières : d’une manière, en vertu du sacrement ; d’une autre manière, par concomitance naturelle. Par exemple, sous les espèces du pain, le corps et le sang du Christ sont contenus, mais le corps en vertu du sacrement, et le sang par concomitance naturelle, car le corps du Christ n’existe pas sans le sang ; sous les espèces du vin, c’est l’inverse. Est contenu dans le sacrement en vertu du sacrement ce qui est le terme de la transubstantiation. Pour cette raison, l’âme et la divinité ne sont pas contenues dans le sacrement en vertu du sacrement, puisque le pain et le vin ne sont pas convertis en elles, mais par concomitance naturelle, puisque l’âme est inséparablement unie à ce corps et la divinité à [cette] humanité. Or, comme, pour ce qui est du pain, la substance passe et la quantité demeure avec les autres accidents, il est clair que le terme de la transubstantiation est directement la substance du corps du Christ ; et ainsi, la substance même du corps du Christ s’y trouve en vertu du sacrement, mais la quantité, par concomitance naturelle. Il est donc clair que la substance du corps du Christ a un rapport immédiat aux dimensions du pain qui demeurent, mais que la quantité du corps du Christ [en a un] par mode de conséquence. Mais c’est le contraire pour le rapport entre ce qui est dans un lieu et le lieu, car la substance de ce qui est dans un lieu a rapport au lieu par l’intermédiaire de ses propres dimensions. C’est ainsi qu’il est nécessaire que les dimensions de ce qui est dans un lieu aient la même mesure que les dimensions du lieu qui [les] contient, mais il n’est pas nécessaire que les dimensions du corps du Christ aient les mêmes dimensions que les espèces et [c’est ainsi] que, sous n’importe quelles petites dimensions du pain, peut exister tout le corps du Christ, comme toute la nature de la substance d’un corps est préservée dans chacune des parties de ce corps.

         <1> Il ne découle pas de cela que le corps du Christ n’est pas plus grand que ces espèces parce qu’il est contenu sous elles, car il n’est pas contenu comme s’il avait la même mesure. Et ainsi, il n’en découle pas que des choses contradictoires existent en même temps.



<Article 2 £[9]> Deuxièmement : il semble que, sous les espèces, existent au même instant la substance du pain et le corps du Christ.



         <1> En effet, qu’on considère l’instant ultime où existe le pain et le premier instant où existe le corps du Christ. Ou bien il s’agit d’un seul instant ou de deux. Or, il ne s’agit pas de deux [instants], car, puisque entre deux instants, quels qu’ils soient, existe un temps intermédiaire, il faudrait affirmer qu’il existe un temps où il n’y aurait ni corps du Christ ni substance du pain. Il faut donc qu’il s’agisse d’un seul instant. Et ainsi, dans le même instant, existent là le pain et le corps du Christ.

         <2> Si on dit qu’il n’y a pas d’instant ultime où existe le pain, on objectera que l’être du pain est commensuré par un certain temps. Or, la mesure propre est égale à ce qui est mesuré. En chaque instant de ce temps, existe donc là le pain et, de même, dans le dernier instant.

         <3> De plus, le rapport entre l’instant et le changement instantané est le même que celui du temps et du mouvement continu. Un seul instant inclut donc les deux termes de la transsubstantiation, qui est un changement instantané. Or, ses termes sont le pain et le corps du Christ. Le pain et le corps du Christ existent donc dans le même instant.

         <4> De plus, en tout changement instantané, il est vrai de dire qu’une chose devient et qu’elle est devenue, car on ne peut accepter d’antécédent et de conséquent dans l’instant. Puisque la transubstantiation est un changement instantané, il est donc vrai de dire en même temps que le corps du Christ y apparaît et qu’il y est apparu. Or, le corps du Christ fait partie des réalités permanentes, pour lequelles ce qui devient n’existe pas et ce qui est devenu existe. Le corps du Christ se trouve donc là et ne s’y trouve pas. Mais lorsque que le corps du Christ n’y existe pas, la substance du pain y existe. En même temps dans le même instant, s’y trouvent donc le corps du Christ et la substance du pain.

         Cependant, deux formes substantielles disparates ne peuvent être mêlées à la même chose dans le même instant. Or, la forme du pain et le corps du Christ sont de cette nature. Ils ne peuvent donc pas être en même temps mêlés à la même chose dans le même instant.

         Réponse. Le corps du Christ et la substance du pain n’existent là aucunement au même instant, et il n’est pas nécessaire de fixer un instant ultime où le pain y existe, mais un temps ultime qui est continu par rapport à l’instant où le corps du Christ apparaît pour la première fois.

         Pour le montrer, il faut savoir que, dans les choses naturelles, les changements instantanés sont toujours les termes des mouvements. La raison en est que les changements de cette nature ont comme termes la forme et la privation [de la forme], comme la génération du feu [a comme termes] le feu et [la privation] de feu. Or, entre la forme et la privation de celle-ci, il ne peut y avoir quelque chose d’intermédiaire, si ce n’est par accident, pour autant que ce qui est privé de la forme s’approche plus ou moins de la forme en raison d’une disposition à la forme qui est visée et qui est enlevée par le mouvement continu. C’est pourquoi doit précéder un mouvement d’altération, qui trouve son terme dans la génération. Et ainsi, l’altération a deux termes : un de son genre, à savoir, la disposition ultime qui est nécessité de la forme, car l’altération est un mouvement en qualité ; et un autre d’un autre genre, à savoir, la forme substantielle. Et, de la même façon, l’illumination est le terme du mouvement local du soleil, qui est un changement instantané entre la forme de la lumière et la privation de celle-ci, à savoir, les ténèbres. Or, en tout mouvement qui est mesuré par un certain temps, il est nécessaire que le terme ultime se trouve dans l’instant ultime du temps. Ainsi, comme la forme substantielle est le terme d’une altération, il est nécessaire que la forme substantielle soit introduite dans l’ultime instant de ce temps. Or, la corruption et la génération vont de pair, car «la génération d’une chose est la corruption d’une autre». Il est donc nécessaire que, dans l’instant ultime de ce temps, existent le terme de la corruption de l’une, comme celle de l’air, et le terme de la génération de l’autre, comme celle du feu. Or, le terme d’une corruption consiste à ne pas être. Il faut donc que, dans l’instant ultime de ce temps, existe d’abord l’absence d’air et d’abord le feu. Mais, avant le dernier instant d’un certain temps, on ne peut en concevoir d’avant-dernier, car, «entre deux instants, quels qu’ils soient, il existe un temps intermédiaire», selon le Philosophe. Et ainsi, il ne faut pas concevoir d’instant ultime où l’air existe, mais, pendant tout le temps que mesurait le mouvement d’altération, l’air existait et, dans l’instant ultime de celui-ci, existent d’abord l’air et d’abord le feu. De la même façon, la transubstantiation est le terme d’un certain mouvement qui consiste dans la prononciation des mots, de sorte que, dans l’instant ultime qui mesure cette prononciation, le pain existe d’abord et d’abord le corps du Christ, et ainsi il n’y a pas d’instant ultime où existe le pain, mais un temps ultime. Or, entre le temps et l’instant, il n’est pas nécessaire qu’apparaisse un intermédiaire, comme cela n’est pas nécessaire entre la ligne et le point. Et ainsi, il n’est pas nécessaire qu’à un certain moment, il n’existe ni pain ni corps du Christ.

         Et ainsi, la solution de la <1> première objection est claire.

         <2> Le point ajouté ou soustrait à la ligne ne l’accroît pas ni ne la diminue. De même en est-il de l’instant ajouté ou soustrait au temps. Ainsi, bien que, dans l’instant ultime du temps mesurant l’existence du pain, il n’existe pas de pain, il n’en découle cependant pas que ce temps soit plus long que la durée de l’existence du pain, et ainsi que la mesure ne soit pas égale à ce qui est mesuré.

         <3> On dit que l’instant mesure un changement instantané pour autant qu’il mesure son terme d’arrivée (ad quem), car son terme de départ (a quo) est uni à l’ensemble du mouvement précédent, et ainsi il est mesuré par le temps qui mesure le mouvement qui précède. Mais le temps mesure un mouvement en raison des deux termes. Il ne s’agit donc pas de choses semblables.

         <4> On parle de devenir de deux manières. D’une manière, pour le mouvement vers l’être ; et ainsi ce qui est engendré pendant tout le temps de l’altération qui précède est appelé devenir, et c’est de cette manière que parle le Philosophe, Physique, IV, où il montre qu’un devenir précède tout ce qui est devenu et que ce qui est devenu précède tout devenir. Et ainsi, il n’est pas vrai qu’une chose en même temps devient et est devenue, mais il est vrai que ce qui devient n’est pas. D’une autre manière, on dit qu’une chose devient lorsque sa forme est introduite, et ainsi le devenir ne consiste pas à être mû, mais dans le terme du mouvement. De sorte que le mouvement se termine et s’est terminé en même temps, mais, de cette manière, ce qui devient est, car le terme du devenir est l’être, dont on affirme que ce qu’on dit être devient de cette manière.



<Article 3 £[10]> Troisièmement : il semble que Dieu ne puisse faire que la blancheur et une autre qualité corporelle existe sans quantité.



         <1> Parce que la quantité est la première disposition d’un corps, du fait qu’«elle adhère immédiatement à la substance», comme le dit Boèce. Or, «ce qui est premier en chaque genre est cause de ce qui vient après», comme il est dit dans Métaphysique, II. Tous les autres accidents tiennent donc de la quantité d’être des dispositions corporelles. Une fois enlevée la quantitié, aucune autre qualité corporelle ne demeure donc.

         <2> De plus, une qualité spirituelle, comme la science ou la vertu, est plus noble qu’une qualité corporelle. Or, une qualité spirituelle ne pourrait même miraculeusement exister sans un sujet, comme on le voit. À bien plus forte raison donc, une qualité corporelle ne pourrait-elle exister sans un sujet, qui est tout au moins la quantité.

         <3> De plus, cela s’éloigne davantage de la nature de la qualité corporelle qu’elle existe complètement sans sujet, que le fait pour elle d’exister dans un sujet spirituel, car exister dans un sujet spirituel relève d’une qualité spirituelle, qui est dans le même prédicament qu’une qualité corporelle, mais exister complètement sans sujet relève de la substance, qui est un autre prédicament. Or, il ne peut arriver miraculeusement qu’une qualité corporelle existe dans un sujet spirituel, comme la blancheur dans l’ange. Encore bien moins, donc, peut-il arriver qu’une qualité corporelle n’ait pas de sujet, au moins la quantité.

         <4> De plus, la qualité dépend davantage de la substance que l’inverse. Or, Dieu ne pourrait faire une substance créée qui n’ait aucun accident, car il est nécessaire qu’existe au moins dans la créature la relation à son créateur. Encore bien moins donc peut-il arriver qu’une qualité existe sans aucun sujet.

         Cependant <5>, il peut se faire que, dans le sacrement de l’autel, la quantité existe sans substance parce que la quantité diffère par essence de la substance. Or, d’une manière similaire, la qualité diffère par essence de la quantité. Pour la même raison donc, il peut se faire que la qualité existe sans quantité.

         Réponse. En raison de son immensité, il faut attribuer à la puissance divine tout ce qui ne trahit pas un manque. Toutefois, il existe des choses dont la nature créée ne supporte pas qu’elles soient faites à cause d’une certaine répugnance, qu’elles comportent en raison d’une contradiction implicite. De ces choses, certains ont eu coutume de dire que Dieu peut les faire, bien qu’elles ne puissent être faites.

         Afin de voir si Dieu peut faire que la blancheur existe sans quantité, il faut savoir que, dans la quantité et dans toute autre qualité corporelle, il faut considérer deux choses : la nature même de la blancheur, par laquelle elle reçoit son espèce, et son individuation, selon laquelle elle est cette blancheur sensible distincte d’une autre blancheur sensible. Par un miracle divin, il pourrait donc arriver que la nature de la blancheur subsiste sans aucune quantité ; cependant, cette blancheur ne serait pas comme cette blancheur sensible, mais elle serait une forme intelligible, à la manière des formes séparées que Platon a proposées. Mais que cette blancheur sensible individuée existe sans quantité, cela ne pourrait arriver, bien qu’il puisse arriver qu’une quantité individuée existe sans substance, car la quantité n’est pas individuée seulement par son sujet, comme les autres accidents, mais aussi par le lieu [situs] où elle se trouve, qui fait partie de sa quantité dimensionnelle, consistant dans la quantité qui possède une position. Et ainsi, il est possible d’imaginer deux lignes séparées de la même espèce, différentes numériquement selon les endroits différents où elles se trouvent, autrement, la ligne ne serait pas divisible en raison même de son genre. En effet, la ligne ne se divise qu’en lignes. Or, imaginer plusieurs blancheurs de la même espèce sans sujet est impossible. Il est ainsi clair que la blancheur n’est individuée que par le sujet et, pour cette raison, qu’elle ne pourrait être individuée que si elle existait dans un sujet, au moins dans la quantité. Mais la quantité peut être individuée même sans sujet. C’est pourquoi, par un miracle, cette quantité sensible peut exister même sans sujet, comme cela est clair pour le corps du Christ.

         <1> La blancheur, si elle existait sans quantité, ne serait plus une qualité corporelle, mais spirituelle, comme cela est clair d’après ce qui a été dit.

         <2> Il semble qu’il faille dire la même chose de la qualité spirituelle que ce qui a été dit de la qualité corporelle.

         <3> Puisque la quantité fait défaut à la substance spirituelle, il ne peut arriver qu’une qualité corporelle existe dans une substance spirituelle, sinon de la manière dont elle peut exister sans quantité, comme on l’a dit.

         <4> Par le fait même que la substance créée est comparée à Dieu, un accident résulte en elle, telle la relation de création ou de service, ou une autre relation similaire. Ainsi, comme Dieu ne peut faire qu’une créature ne dépende pas de lui, il ne peut pas davantage faire qu’elle existe sans ces accidents. Mais il pourrait faire qu’elle existe sans d’autres accidents. Or, le sujet ne possède pas d’accident du fait qu’il est comparé à Dieu. Et ainsi, rien n’empêche que Dieu puisse faire qu’un accident existe sans sujet.

         <5> Pour ce qui est objecté en sens contraire, il est clair qu’il n’en va pas de même de la quantité et de la qualité, comme cela est clair par ce qui a été dit.



<Question 5> £[À propos des corps des damnés]



         Ensuite, on s’interroge sur les corps des damnés.

         Et à ce propos, trois questions sont posées. Premièrement, est-ce que les corps des damnés sont incorruptibles ? Deuxièmement, est-ce qu’ils ressuscitent avec des difformités ? Troisièmement, est-ce qu’ils sont punis dans l’enfer par des vers et des pleurs corporels ?



<Article 1 £[11]> Premièrement : il semble que les corps des damnés ne seront pas incorruptibles.



         <1> En effet, un corps ne peut être incorruptible que par sa nature, comme un corps céleste, par la grâce de l’innocence, comme le corps de l’homme en son premier état, ou par la gloire, comme le corps du Christ après la résurrection. Or, rien de cela ne convient aux corps des damnés. Les corps des damnés ne seront donc pas incorruptibles.

         <2> Si l’on dit qu’ils seront incorruptibles par décision de la justice divine afin qu’ils soient punis pour toujours, on objectera qu’une peine perpétuelle n’est due pour une faute que selon que celle-ci a quelque chose de perpétuel. Or, la perpétuité de la faute ne vient pas du corps, mais de la volonté, qui choisit de demeurer pour toujours dans le péché. La divine justice n’exige donc pas que le corps soit éternellement puni.

         <3> De plus, le corps n’est puni pour le péché de l’âme que dans la mesure où il est l’instrument de l’âme qui commet le péché. Or, dans certains actes de l’âme, il peut exister un péché mortel auxquel le corps ne participe pas, comme cela est clair pour les péchés spirituels. Si quelqu’un est puni pour ces seuls [péchés], une peine perpétuelle n’est donc pas due à son corps.

         <4> De plus, de même que quelqu’un est damné pour un péché de transgression, de même aussi l’est-il pour un péché d’omission. Or, le corps ne participe en rien à l’omission. Une peine perpétuelle ne lui est donc pas due chez tous les damnés, et ainsi la justice divine n’exige pas non plus que les corps des damnés soient incoruptibles. Il reste donc qu’ils sont corruptibles.

         Cependant, «si on enlève la cause, l’effet est enlevé». Or, après la résurrection, cessera le mouvement du ciel, qui est la cause de la corruption dans les corps. La corruption cessera donc, et ainsi les corps des damnés ne seront pas corruptibles.

         Réponse. Les corps des damnés seront incorruptibles, bien que susceptibles de souffrances. Car la cause première et principale de l’incorruption est la justice divine, qui maintiendra les corps des damnés dans des peines perpétuelles. Mais la cause secondaire et pour ainsi dire coopérante sera la cessation du mouvement du ciel ; celui-ci étant arrêté, aucune action ni passion se rapportant au changement de la nature ne pourra exister dans les corps. Ainsi, les corps des damnés aussi ne subiront-ils pas le feu selon une passion de nature, par laquelle la nature du corps humain perdrait sa nature, mais ils subiront une passion de l’âme, comme l’organe du sens lorsqu’il reçoit du sensible une similitude de la qualité sensible.

         <1> Ce raisonnement procède d’une division insuffisante. En effet, il existe ici une autre cause d’incorruption que les trois qui sont abordées dans l’objection, à savoir, une décision de la justice divine. Bien qu’on puisse dire d’une certaine manière qu’ils seront incorruptibles par nature, à savoir, pour autant que le principe naturel de corruption sera enlevé, le mouvement du ciel.

         <2> Le péché tient de l’âme son caractère de faute et de perpétuité, et non du corps. Ainsi, de même que le corps est puni pour le péché en tant qu’il est instrument du péché qui tient de l’âme son caractère de faute, de même doit-il être puni pour toujours en tant qu’il est instrument du péché qui tient sa perpétuité de la volonté.

         <3> Cela n’est pas la raison principale pour laquelle le corps est puni pour le péché de l’âme, parce qu’il est l’instrument de l’âme qui agit, mais plutôt parce qu’il est une partie essentielle de l’homme qui agit. En effet, à proprement parler, c’est l’homme qui pèche par l’âme. C’est pourquoi, si l’âme seulement était punie, celui qui a péché ne serait pas puni, à savoir, l’homme. Toutefois, il n’est pas vrai qu’il existe dans la vie présente un acte auquel le corps ne participe pas, car, bien que le corps ne participe pas aux actes intellectuels à titre d’instrument de l’acte, il y participe cependant par le fait qu’il représente l’objet, car «l’objet de l’intellect est le fantasme, comme la couleur pour la vue», comme il est dit dans Sur l’âme, III. Or, le fantasme n’existe pas sans organe corporel. Il est ainsi clair que même dans l’intellection et dans les autres actes de l’âme, nous recourons d’une certaine façon au corps.

         <4> Quelqu’un n’est pas damné pour un péché d’omission parce qu’il a fait quelque chose, mais parce qu’est omis ce qui devait être fait. Or, cela devait être fait par l’âme et par le corps, pour autant que le corps participe aux actes de l’âme. Et ainsi, de la même manière, le péché de transgression et d’omission entretiennent-ils le même rapport avec le corps et avec l’âme.



<Article 2 £[12]> Deuxièmement : il semble que les corps des damnés ressusciteront sans difformités.



         En effet, la résurrection s’accomplira par la puissance divine, qui est la plus parfaite. Or, l’opération d’une puissance parfaite est parfaite, et son effet, parfait. Les corps des ressuscités seront donc parfaits, et ainsi les corps des damnés ressusciteront-ils sans difformités.

         Cependant, Sg 11 [dit] : On sera tourmenté par ce par quoi on aura péché. Or, les damnés ont péché par des corps qui avaient des difformités. Leurs corps ressusciteront donc avec des difformités.

         Réponse. Une difformité dans le corps peut venir de deux choses. Premièrement, du défaut d’un membre, et une telle difformité, comme on le dit communément, n’existera pas dans les corps des damnés, parce que tous ressusciteront incorruptibles, c’est-à-dire sans défaut d’aucun de leurs membres, de sorte que tout le corps soit puni chez les réprouvés et soit récompensé chez les élus. D’une autre manière, il peut exister une difformité ou un défaut du corps en raison de la proportion incorrecte des parties, comme la fièvre vient de la proportion incorrecte des humeurs, et comme une bosse vient d’une surabondance de chair dans une partie. Et, à propos d’une telle difformité ou défaut, il y existe deux opinions. En effet, certains, considérant la damnation des réprouvés, afin que ne leur manque aucun mal, ont dit qu’ils ne seraient pas exempts de telles difformités. Mais d’autres, considérant la puissance de celui qui ressuscite, qui, de même qu’il a fait la nature par l’oeuvre de la création, réparera aussi la nature par la résurrection, disent que l’auteur de la nature enlèvera tous les défauts qui viennent d’un vice de nature, comme les fièvres et les choses de ce genre. (Mais les défauts qui seront venus d’une volonté perverse demeureront chez les réprouvés, comme sont les souillures et la culpabilité des péchés.). Laquelle de ces deux opinions est plus vraie, Augustin ne le laisse pas dans le doute, lorsqu’il dit, dans l’Enchiridion, qu’«on ne doit pas mettre en doute la beauté de ceux dont la damnation est certaine».

         Après avoir vu cela, la réponse aux objections est claire.



<Article 3 £[13]> Troisièmement : il semble que les corps des damnés seront punis par des vers et des pleurs corporels.



         <1> [Il est dit] dans le dernier chapitre de Judith : Il mettra le feu et les vers dans leurs chairs. Or, on ne met pas de vers spirituels dans la chair, mais plutôt dans l’âme. Les vers dont les réprouvés seront punis ne seront donc pas seulement spirituels, mais aussi corporels.

         <2> De même, à propos de Lc 13, la Glose dit que «par les pleurs dont le Seigneur menace les réprouvés peut être démontrée la résurrection véritable des corps». Ce qui ne serait pas le cas si ces pleurs étaient seulement spirituels. Donc, etc.

         Cependant, <1> les vers dont seront punis les réprouvés sont immortels, Is 66, 24 : Leurs vers ne mourront pas. Or, aucun animal n’a de rapport à l’immortalité, sauf l’homme. Ces vers ne seront donc pas corporels.

         <2> De même, dans les pleurs corporels, se produit un écoulement de larmes. Or, tout corps fini dont s’écoule quelque chose de manière continue est finalement consommé, à moins que n’ait lieu une restauration. Comme dans les corps des damnés ne se produit aucune restauration de ce qui est perdu, il semble donc que les pleurs qui seront perpétuels ne seront pas corporels.

         Réponse. À ce sujet, Augustin présente diverses opinions dans La cité de Dieu, XX, en disant : «En ce qui concerne les peines des méchants, le feu inextinguible et les vers très actifs sont présentés de manière différente par les uns et les autres. Certains en effet [se demandent] s’ils atteindront l’âme, d’autres le corps, d’autres si le feu atteindra le corps et les vers changeront l’âme, ce qui paraît plus crédible.» Ainsi, en suivant Augustin, nous disons que ces vers seront spirituels et que les pleurs aussi seront spirituels, de sorte que la douleur elle-même est appelée «pleurs». Toutefois, on pourrait parler de douleur corporelle même sans versement de larmes, de sorte que les pleurs ne signifient pas seulement une douleur de l’âme, mais la disposition par laquelle le corps est disposé lorsque l’âme souffre.

         <1> Cette expression se rapporte au changement, et ainsi nous pouvons interpréter que les chairs sont les âmes des impies, qui ont été [des hommes] charnels.

         <2> Les pleurs corporels sans versement de larmes, selon ce qu’on a dit, suffisent à la vérité de la résurrection. Toutefois, si l’on soutient que les vers et les pleurs seront corporels, on pourrait dire que, par la puissance divine, ces vers seront alimentés et la perte causée par les larmes sera compensée.



<Question 6> £[Sur les sens de la Sainte Écriture]



         Ensuite, on pose des questions sur les sens de la Sainte Écriture.

         À ce sujet, trois questions sont posées. Premièrement, est-ce que d’autres sens spirituels se cachent sous les paroles de la Sainte Écriture ? Deuxièmement, [on s’interroge] sur le nombre des sens de la Sainte Écriture. Troisièmement, est-ce que ces sens se rencontrent dans les autres écritures ?



<Article 1 £[14]> Premièrement : il semble que ne se cachent pas d’autres sens sous les paroles de la Sainte Écriture.



         <1> En effet, il ne faut pas employer les mots dits une seule fois de manière équivoque ou multiple. Or, la pluralité des sens aboutit à une multiplicité dans les mots. Dans les mêmes mots de la Sainte Écriture ne peuvent donc se cacher plusieurs sens.

         <2> De plus, la Sainte Écriture a été ordonnée à l’illumination de l’intellect. Le psaume dit : La déclaration de tes paroles, etc. (Ps 118, 130). Or, la multiplicité des sens obnubile l’intellect. Il ne doit donc pas y avoir de sens multiples dans la Sainte Écriture.

         <3> De plus, ce qui peut être occasion d’erreur doit être évité dans la Sainte Écriture. Or, affirmer d’autres sens que le sens littéral dans l’Écriture pourrait être une occasion d’erreur, car n’importe qui pourrait interpréter l’Écriture comme il le voudrait pour confirmer son opinion. Il ne doit pas y avoir plusieurs sens dans la Sainte Écriture.

         <4> De plus, Augustin dit, Commentaire littéral de la Genèse, II, que «l’autorité de la Sainte Écriture est plus grande que la perspicacité de tout esprit humain». Or, le sens qui n’a aucune autorité pour confirmer quelque chose n’est pas un sens convenable de la Sainte Écriture. Or, aucun sens, à part le sens littéral, n’a la capacité de confirmer quelque chose, comme cela est clair d’après ce que dit Denys à propos de la lettre à Tite. En effet, il dit que «la théologie symbolique, c’est-à-dire celle qui procède par similitudes, ne sert pas d’argument». La Sainte Écriture n’a donc pas d’autres sens, à part le sens littéral.

         <5> De plus, quiconque tire de paroles écrites par quelqu’un des sens dont l’auteur n’avait pas l’intention, ce n’est pas un sens propre, mais concurrent. Or, un auteur, par une seule écriture, ne peut comprendre qu’une chose, car «il n’arrive pas qu’il comprenne plusieurs choses en même temps», selon le Philosophe. Il ne peut donc pas y avoir plusieurs sens propres de la Sainte Écriture.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit en Dn 12, 4 : Beaucoup seront perplexes, mais le savoir grandira.

         De plus, Jérôme dit, dans le prologue de la Bible, en parlant de l’Apocalypse : «Dans chaque parole se cachent plusieurs sens.»

         Réponse. La Sainte Écriture a été transmise afin que, par elle, la vérité nécessaire au salut nous soit rendue manifeste. Or, la manifestation ou l’expression de la vérité peut se faire de deux manières : par des choses et par des paroles, pour autant que les paroles signifient les choses et qu’une chose peut être la figure d’une autre. Or, l’auteur de la Sainte Écriture, le Saint-Esprit, n’est pas seulement l’auteur des mots, mais il est aussi l’auteur des choses. Ainsi, il peut adapter non seulement les mots pour qu’ils signifient quelque chose, mais il peut aussi disposer les choses pour qu’elles soient une figure d’une autre chose. Et ainsi, dans la Sainte Écriture, la vérité est manifestée de deux manières : d’une manière, selon que les choses sont signifiées par des paroles, et c’est en cela que consiste le sens littéral ; d’une autre manière, selon que les choses sont des figures d’autres choses, et c’est en cela que consiste le sens spirituel. Et ainsi, plusieurs sens conviennent à la Sainte Écriture.

         <1> Une diversité de sens dont l’un ne vient pas d’une autre produit une multiplicité de manières de parler. Mais le sens spirituel se fonde toujours sur le sens littéral et vient de lui. Ainsi, par le fait que la Sainte Écriture est interprétée littéralement et spirituellement, il n’y a pas en elle de multiplicité.

         <2> Comme Augustin le dit dans L’enseignement chrétien, «c’est utilement que Dieu a fait en sorte que la vérité de la Sainte Écriture soit manifestée avec une certaine difficulté». Cela est utile pour écarter l’ennui, car l’attention est davantage stimulée par ce qui est difficile, alors qu’elle est écartée par l’ennui. De même, l’occasion de s’enorgueillir est-elle écartée lorsque l’homme peut difficilement saisir la vérité de l’Écriture. De même, la vérité de la foi est ainsi défendue contre la dérision des infidèles. C’est pourquoi le Seigneur dit, Mt 7, 6 : Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et Denys avertissait Timothée de garder ce qui est saint du contact des impurs. Ainsi est-il clair qu’il convient que la vérité de la foi soit communiquée sous divers sens dans la Sainte Écriture.

         <3> Comme le dit Augustin dans L’enseignement chrétien, «rien n’est transmis de manière cachée dans un endroit de la Sainteg Écriture, qui ne soit exposé ailleurs clairement». Ainsi, l’interprétation spirituelle doit toujours s’appuyer sur une interprétation littérale de la Sainte Écriture, et ainsi est évitée toute occasion d’erreur.

         <4> Ce n’est pas par manque d’autorité qu’un argument efficace ne peut être tiré du sens spirituel, mais en raison de la nature même de la similitude sur laquelle se fonde le sens spirituel. En effet, une chose peut être semblable à plusieurs ; ainsi, on ne peut passer de cette chose, lorsqu’elle est présentée dans l’Écriture, à l’une d’entre elles de manière déterminée, mais il y a fausseté de la conclusion. Par exemple, en raison d’une certaine similitude, le lion signifie le Christ et le Diable. Ainsi, par le fait qu’on parle du lion dans la Sainte Écriture, on ne peut tirer argument pour aucun des deux.

         <5> L’auteur principale de la Sainte Écriture est l’Esprit Saint, qui dans un seul mot de la Sainte Écriture a compris beaucoup plus de choses que ce qui est exposé par les interprètes de la Sainte Écriture. Il n’est pas non plus inconvenant que l’homme qui a été l’auteur instrumental de la Sainte Écriture ait compris plusieurs choses sous un seul mot, car «les prophètes, comme le dit Jérôme à propos d’Osée, parlaient des faits présents de manière telle qu’ils entendaient aussi signifier des choses à venir». Il n’est donc pas impossible de comprendre plusieurs choses [sous un seul mot] pour autant qu’une chose est la figure d’une autre.



<Article 2 £[15]> Deuxièmement : il semble qu’on ne doive pas distinguer quatre sens de la Sainte Écriture : les sens historique ou littéral, allégorique, moral et anagogique.



         <1> En effet, de même que dans la Sainte Écriture certaines choses sont dites du Christ par mode de figure, de même aussi certaines choses sont dites de manière figurative d’autres hommes, comme, en Dn 8, le roi des Grecs est signifié par le bouc. Or, ces manières figuratives de parler ne donnent pas un autre sens au-delà du sens littéral dans la Sainte Écriture. On ne doit donc pas affirmer qu’il existe un sens allégorique, différent du sens historique, par lequel on interprète du Christ ce qui l’a précédé à titre de figure de lui.

         <2> De plus, une personne est constituée d’une tête et de membres. Or, le sens allégorique semble être en rapport avec la tête de l’Église, le Christ ; mais le sens moral semble être en rapport avec ses membres, les fidèles. Le sens moral ne doit donc pas être distingué du sens allégorique.

         <3> De plus, le sens moral est celui qui se rapporte à l’instruction sur les moeurs. Or, la Sainte Écriture instruit sur les moeurs en plusieurs endroits selon le sens littéral. Le sens moral ne doit donc pas être distingué du sens littéral.

         <4> De plus, de même que le Christ est la tête de l’Église militante, de même est-il la tête de l’Église triomphante, et il ne s’agit pas d’un Christ différent dans les deux cas. Le sens anagogique, par lequel on interprète quelque chose de l’Église triomphante, ne doit donc pas être autre que le sens allégorique, par lequel on l’interprète du Christ et de l’Église militante.

         De plus, si ces quatre sens étaient nécessaires à la Sainte Écriture, toutes les parties de la Sainte Écriture devraient avoir ces quatre sens. Or, cela est faux. En effet, Augustin dit, dans son commentaire de la Genèse, que, «dans certains endroits, il ne faut chercher que le sens littéral». Ces quatre sens ne sont donc pas nécessaires à l’interprétation de la Sainte Écriture.

         Cependant, <1> s’oppose à cela ce que dit Augustin au début de son Commentaire littéral de la Genèse : «Dans tous les livres saints, il faut regarder les réalités éternelles qui y sont signifiées, les faits qui sont racontés, les réalités futures qui sont prédites, les choses qu’il est ordonné de faire.» Le premier point se rapporte au sens anagogique ; le deuxième, au sens historique ; le troisième, au sens allégorique ; le quatrième, au sens moral. Il y a donc quatre sens de la Sainte Écriture.

         <2> De plus, Bède dit, au début de la Genèse : «Il y a quatre sens de la Sainte Écriture : l’histoire, qui parle des choses accomplies ; l’allégorie, dans laquelle une chose est entendue d’une autre chose ; la tropologie, c’est-à-dire le sens moral, dans lequel on traite de la mise en ordre des moeurs ; l’anagogie, par laquelle nous sommes amenés à traiter de ce qu’il y a de plus élevé dans les réalités suprêmes et célestes.»

         Réponse. La distinction entre ces quatre sens doit être entendue de la manière suivante. En effet, comme on l’a dit, la Sainte Écriture manifeste de deux manières la vérité qu’elle transmet : par des paroles et par des figures des choses. Or, la manifestation qui se réalise par des paroles donne le sens historique ou littéral, de sorte que se rapporte au sens littéral tout ce qui peut être correctement compris de la signification des paroles. Mais le sens spirituel, comme on l’a dit, consiste en ce que certaines choses sont exprimées par la figure d’autres choses, et parce que «les choses visibles sont d’habitude les figures des choses invisibles», comme le dit Denys, de là vient que ce sens, qui est tiré des figures, est appelé spirituel. Or, la vérité que la Sainte Écriture transmet par les figures des choses est ordonnée à deux choses : une foi droite et une action droite. Si [elle est ordonnée] à une action droite, il s’agit alors du sens moral, qu’on appelle tropologique sous un autre nom. Si [elle est ordonnée à une foi droite, il faut faire une distinction selon l’ordre des objets de la foi. En effet, comme le dit Denys, dans La hiérarchie ecclésiastique, IV, «l’état intermédiaire de l’Église se situe entre l’état de la synagogue et l’état de l’Église triomphante, car l’Ancien Testament était la figure du Nouveau, comme le Nouveau l’est des réalités célestes». Le sens spirituel ordonné à une foi droite peut donc ainsi se fonder sur la manière de figurer selon laquelle l’Ancien Testament figure le Nouveau, et ainsi il s’agit du sens allégorique ou typique, selon lequel ce qui est arrivé dans l’Ancien Testament est interprété du Christ et de l’Église ; ou il peut se fonder sur la manière de figurer selon laquelle le Nouveau Testament et l’Ancien figurent ensemble l’Église triomphante, et ainsi il s’agit du sens anagogique.

         <1> Le bouc et les choses de ce genre, par lesquelles d’autres personnes que le Christ sont désignées dans l’Écriture, n’ont pas été des choses, mais des similitudes imagées mises en évidence pour la seule fin de signifier ces personnes. Ainsi, cette signification, par laquelle ces personnes ou ces royaumes sont désignés par cette signification, ne relève pas du sens historique. Mais même ce qui est arrivé en réalité est ordonné à signifier le Christ comme l’ombre [est ordonnée] à la vérité. C’est pourquoi une telle signification, par laquelle le Christ et ses membres sont signifiés par ce genre de choses, donne un autre sens au delà [du sens] historique, à savoir, le sens allégorique. Mais partout où l’on trouve que le Christ est signifié par de telles similitudes imaginaires, cette signification ne déborde pas le sens littéral, comme lorsque le Christ est signifié par la pierre qui a été taillée dans la montagne sans avoir été touchée (Dn 2, 34).

         <2> Le sens allégorique ne se rapporte pas seulement au Christ en tant qu’il tête, mais aussi en raison de [ses] membres, comme les douze apôtres sont signifiés par les douze pierres choisies dans le Jourdain (Jos 4, 3). Mais le sens moral se rapporte aux membres du Christ pour ce qui est de leurs propres actes, et non pas en tant qu’ils sont considérés comme des membres.

         <3> On n’appelle pas sens moral tout sens par lequel les moeurs sont enseignées, mais [le sens] selon lequel l’enseignement des moeurs est tiré de certaines choses accomplies. En effet, le sens moral est ainsi une partie du sens spirituel. Il est donc clair que le sens moral n’est jamais le même que le sens littéral.

         <4> De même que le sens allégorique se rapporte au Christ en tant qu’il est la tête de l’Église militante, la justifiant et lui infusant la grâce, de même le sens anagogique se rapporte-t-il à lui en tant qu’il est la tête de l’Église triomphante et qu’il la glorifie.

         <5> Ces quatre sens ne sont pas attribués à la Sainte Écriture comme si elle devait être interprétée selon ces quatre sens en chacune de ses parties, mais parfois selon ces quatre [sens], parfois, selon trois, parfois selon deux, parfois selon un seul uniquement. En effet, dans la Sainte Écriture, les réalités qui viennent après sont figurées principalement par celles qui viennent avant. C’est pourquoi, lorsque dans la Sainte Écriture une chose est dite d’une réalité antérieure selon le sens littéral, elle peut être interprétée spirituellement de réalités postérieures, mais non inversement. Dans tout ce qui est raconté dans la Sainte Écriture, vient en premier ce qui se rapporte à l’Ancien Testament ; c’est pourquoi ce qui concerne les faits de l’Ancien Testament selon le sens littéral peut être interprété selon les quatre sens. Vient en deuxième lieu ce qui se rapporte à l’état de l’Église présente. S’y trouve en premier lieu ce qui se rapporte à la tête en regard de ce qui se rapporte aux membres, car le corps véritable du Christ et ce qui y est accompli est la figure du corps mystique et de ce qui y est accompli. Nous devons aussi en tirer un exemple pour bien vivre et la gloire à venir nous y est montrée à l’avance. Ainsi, ce qui est dit littéralement du Christ tête peut-il être interprété allégoriquement, en le mettant en rapport avec son corps mystique ; moralement, en le mettant en rapport avec nos actes qui doivent en prendre la forme ; et anagogiquement, pour autant que le chemin vers la gloire nous est montré dans le Christ. Mais lorsqu’une chose est dite de l’Église au sens littéral, on ne peut l’interpréter allégoriquement, sauf peut-être pour interpréter ce qui est dit de l’Église primitive de l’état futur de l’Église présente. Cela peut cependant être interprété moralement et anagogiquement. Mais ce qui est dit moralement selon le sens littéral, on n’a coutume de l’interpréter qu’au sens anagogique. Mais ce qui se rapporte à l’état de gloire au sens littéral, on n’a pas coutume de l’interpréter en aucun autre sens, du fait que ce n’est pas la figure de quelque chose d’autre, mais que cela est exprimé en figure par tout le reste.



<Article 3 £[16]> Troisièmement : il semble que, même dans les autres écrits, les sens mentionnés doivent être distingués.



         <1> En effet, les sens spirituels dans la Sainte Écriture viennent de certaines similitudes. Or, dans les autres sciences, on avance à partir de certaines similitudes. Dans les écritures des autres sciences, on peut donc trouver des sens spirituels.

         <2> De plus, c’est le propre de l’art poétique d’indiquer la vérité des choses par des similitudes. Il semble donc que l’on trouve aussi des sens spirituels dans les paroles des poètes, et non seulement dans la Sainte Écriture.

         <3> De plus, le Philosophe dit que «celui qui dit une chose en dit plusieurs d’une certaine manière. Il semble donc que, dans les autres sciences, l’on puisse désigner plusieurs choses sous un seul sens, et ainsi la Sainte Écriture n’est pas la seule à posséder ces sens spirituels.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Grégoire, Morales, XX : «La Sainte Écriture dépasse toutes les sciences par sa façon même de s’exprimer, car, dans une seule et même parole, elle livre un mystère en proposant un texte.»

         Réponse. Le sens spirituel de la Sainte Écriture vient de ce que les choses qui suivent leur cours signifient quelque chose d’autre, qui est saisi par le sens spirituel. Or, ordonner de cette manière le cours des choses pour qu’on puisse saisir une telle signification à partir d’elles appartient à celui-là seul qui gouverne les choses par sa providence, qui est Dieu seul. En effet, de même que l’homme peut recourir à certaines paroles ou à certaines similitudes imaginées pour signifier une chose, de même Dieu recourt-il pour signifier certaines choses au cours même des choses soumises à sa providence. Or, signifier une chose par des paroles ou par des similitudes imaginées en vue de signifier seulement ne constitue que le sens littéral, comme cela est clair par ce qui a été dit. Ainsi, dans aucune science inventée par la recherche humaine ne peut-on trouver à proprement parler que le sens littéral; mais seulement dans cette Écriture dont l’Esprit Saint est l’auteur, et l’homme un instrument seulement, selon ce que dit le psalmiste : Ma langue est le roseau d’un scribe, etc. (Ps 44,2).

         <1> Dans les autres sciences, on avance à partir de similitudes pour raisonner, et non parce qu’une autre chose est signifiée par les mots par lequels une chose est signifiée.

         <2> Les fictions poétiques ne sont pas ordonnées à autre chose qu’à signifier. Ainsi, une telle signification ne dépasse pas le mode du sens littéral.

         <3> «Celui qui dit une chose en dit plusieurs d’une certaine manière», à savoir, en puissance, pour autant que les conclusions sont en puissance dans les principes. En effet, plusieurs conclusions découlent d’un seul principe. Mais [cela ne dit pas plusieurs choses] au sens où ce qui est dit d’une chose par mode de signification dans les autres sciences soit compris comme signifiant d’autres choses, bien qu’on puisse l’en tirer par un raisonnement.



<Question 7> £[Sur le travail manuel]



         La question porte sur le travail manuel.

         À son sujet, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que travailler de ses mains relève d’un précepte ? Deuxièmement, est-ce qui ceux qui s’adonnent aux oeuvres spirituelles sont excusés de ce précepte ?



<Article 1 £[17]> Premièrement : il semble que travailler de ses mains relève d’un précepte.



         <1> 2Th 3,10 : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! En effet, nous avons entendu dire, etc. La Glose [dit] : «Comme [si Paul disait] : “Je l’ordonne donc, car nous avons entendu dire, etc.”» Donc, etc.

         <2> De plus, Augustin [écrit], dans le livre Sur le travail des moines : «Qu’entendent donc ceux à qui l’Apôtre ordonne cela, eux qui n’ont pas ce pouvoir !»

         <3> De plus, comme dit le droit, [canonique], «personne ne doit être excommunié que pour une faute mortelle». Or, personne ne pèche mortellement que s’il agit à l’encontre d’un précepte. Comme celui qui cesse de travailler manuellement peut être excommunié selon le droit (ce qui est clair selon ce qui est dit en 2 Th 3, 14 : Si quelqu’un n’obéit pas à notre parole exprimée par lettre, notez-le et ne n’ayez pas de rapport avec lui afin qu’il soit confondu), il semble que travailler de ses mains relève d’un précepte.

         <4> De plus, celui qui a péché est tenu de subir la peine due pour le péché en vertu d’une nécessité de précepte. Or, tous ont péché en Adam (Rm 5, 12), et la peine du péché d’Adam est le travail manuel, Gn 3, 19 : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. C’est donc pour tous un précepte de travailler de leurs mains.

         <5> De plus, Ep 4, 28 : Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne la peine de travailler de ses propres mains. Glose : «Que chacun prenne la peine de travailler, non seulement à travers ses serviteurs, mais aussi de ses propres mains.» Or, ce qui se rapporte à tous est un précepte, et non un conseil. Donc, etc.

         <6> De plus, le travail manuel est nécessaire à l’entretien de la vie corporelle, comme les actes des vertus sont nécessaires à l’entretien de la vie spirituelle. Or, les actes des vertus relèvent d’un précepte. Donc aussi, travailler de ses mains.

         <7> De plus, ce qui découle d’un péché mortel ne peut être accompli sans péché mortel. Or, le fait de ne pas manger — qui est parfois un péché mortel — découle du fait de ne pas travailler. 2 Th 3, 10 : Celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas ! Ne pas travailler de ses mains est donc un péché mortel. Son contraire relève donc d’un précepte.

         Cependant, <1> Un précepte n’est pas contraire à un précepte ou à un conseil. Or, le Seigneur, que ce soit sous forme de précepte ou de conseil dit dans Mt 6, 25 : Ne vous préoccupez pas pour votre vie, [de ce que vous mangerez], etc. Or, le travail manuel s’oppose à cela, car ceux qui travaillent de leurs mains se préoccupent de ce qui est nécessaire à leur corps. Le travail manuel ne relève donc pas d’un précepte.

         <2> De plus, la loi ancienne, pour ce qui est des préceptes moraux, contenait suffisamment ce qui était nécessaire au salut. Ainsi, le Seigneur [dit] en Mt 19, 17 : Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements, et il parle des commandements du décalogue. Il ajoute donc : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas... Or, les commandements de la loi ancienne ne contiennent rien sur le travail manuel. Le travail manuel ne relève donc pas d’un précepte.

         <3> De plus, tous sont tenus d’observer les préceptes. Or, tous ne sont pas tenus au travail manuel, autrement ceux qui sont riches et ne travaillent pas de leurs mains pécheraient mortellement. Le travail manuel ne relève donc pas d’un précepte.

         <4> De plus, les religieux ne sont pas davantage tenus aux préceptes que les séculiers. Or, les religieux semblent davantage tenus à travailler de leurs mains que les séculiers. Ainsi, dans le livre Sur le travail des moines, Augustin, les reprend-il, mais non les autres. Donc, etc.

         <5> De plus, l’usage des arts libéraux est plus noble que celui des [arts] mécaniques, qui consiste dans le travail manuel. Or, l’usage des arts libéraux ne relève pas d’un précepte. Encore bien moins, donc, le travail manuel.

         Réponse. Le jugement porté sur n’importe quelle chose doit être pris selon la fin à laquelle elle est ordonnée. Or, le travail manuel se trouve être utile à trois choses. Premièrement, à écarter l’oisiveté. Ainsi, Jérôme [écrit-il] au moine Rusticus : «Occupe-toi toujours à quelque chose ; que le Diable te trouve occupé ! » Qu’il l’entende du travail manuel, cela est clair par ce qu’il ajoute par la suite : «Ou bien tresse une corbeille de jonc !» Et il ajoute plus loin : «L’oisif s’abandonne à ses désirs.» Deuxièmement, [le travail manuel est utile] pour dompter le corps. Aussi, en 2Co 6,5, est-il associé à d’autres macérations de la chair, là où il est dit : Par les travaux... La Glose [dit] : «Les travaux, parce qu’il travaillait de ses mains» ; et [Paul] ajoute : Par les jeûnes, les veilles, etc. Troisièmement, [le travail manuel est utile] dans la recherche de ce qui est nécessaire à la vie, Ac 20,34 : Ces mains ont servi pour ce qui m’était nécessaire et pour ceux qui étaient avec moi.

         Si donc le travail manuel est considéré selon qu’il est ordonné à écarter l’oisiveté ou à dompter le corps, il faut alors porter le même jugement sur le travail manuel que sur les autres exercices qui sont ordonnés aux mêmes choses. En effet, il ne relève pas d’un précepte que l’oisiveté soit écartée par telle ou telle occupation, mais il suffit pour écarter l’oisiveté que quelqu’un abandonne l’oisiveté par n’importe quelle occupation légitime. Et ainsi, l’occupation du travail manuel ne relève pas d’un précepte, si l’on prend en considération cette fin. Et le même raisonnement vaut pour le travail manuel selon qu’il est ordonné à dompter le corps, car le corps peut être dompté par plusieurs exercices, comme les jeûnes, les veilles et plusieurs choses de ce genre. Ainsi, aucune de ces choses, pour autant qu’elle est ordonnée à une telle fin, ne relève d’un précepte en particulier, bien que, d’une manière générale, il relève d’un précepte de dompter le corps par n’importe quel exercice par lequel sont réprimés les désirs qui conduisent à la mort. Mais, selon qu’il est ordonné à chercher ce qui est nécessaire pour vivre, [le travail manuel] semble relever d’un précepte. Ainsi, il est dit en 1Th 4,1 : [Nous vous demandons] de travailler de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné. Et il ne relève pas seulement d’un précepte du droit positif, mais aussi du droit naturel. En effet, relève de la loi naturelle ce à quoi l’homme est incliné par nature. Or, comme cela est clair par la disposition du corps, l’homme est ordonné naturellement au travail manuel, ce pour quoi il est dit en Jb 5,7 : L’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler. En effet, alors que la nature a suffisamment assuré aux autres animaux ce qui est nécessaire pour la nourriture, les armes et le vêtement, elle n’a pas fourni l’homme de ces choses, car celui-ci est pourvu d’une raison par laquelle il peut s’assurer de tout ce qui a été dit. Ainsi lui a-t-elle donné, à la place de tout ce qui a été dit, des mains qui sont adaptées à tous les travaux, par lesquelles il réalise les conceptions de [sa] raison selon divers arts, comme il est dit dans Sur les animaux, XIV.

         Il faut cependant savoir que le précepte de la loi naturelle est double. L’un est ordonné à écarter la carence d’une seule personne, soit [une carence] spirituelle, comme [un précepte] portant sur les actes des vertus, soit [une carence] corporelle, comme le précepte que Dieu a donné à l’homme, Gn 2,16 : Mange de tout arbre qui est dans le paradis, etc.! Mais un autre [précepte] est ordonné à écarter la carence de toute l’espèce, comme celui qui est donné en Gn 1,22 : Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre ! En effet, c’est à cela qu’est ordonné l’acte de la génération, par lequel la nature est sauvegardée et multipliée. Or, il existe cette différence entre ces deux genres de préceptes que chacun est tenu d’observer le premier précepte de la loi naturelle, mais que chacun n’est pas tenu individuellement au second. En effet, en ce qui concerne l’espèce, tous les hommes doivent être comptés comme un seul homme : «Par leur participation à l’espèce, plusieurs hommes sont un seul homme», comme le dit Porphyre. Ainsi, de même qu’un homme possède plusieurs membres par lesquels il s’applique à diverses fonctions ordonnées à écarter une carence, [fonctions] qui ne peuvent pas être toutes accomplies par un seul membre, comme l’oeil voit pour tout le corps et le pied porte tout le corps, de même il est nécessaire qu’il en soit ainsi pour ce qui concerne toute l’espèce. En effet, un seul homme ne suffirait pas à accomplir tout ce dont la société humaine a besoin ; c’est pourquoi il est nécessaire que différents [individus] s’occupent de diverses fonctions, comme il est dit en Rm 12,4 : Comme il y a plusieurs membres dans un seul corps, etc. Or, cette diversification des hommes en diverses fonctions se produit premièrement par la providence divine, qui a ainsi réparti les états des hommes qu’on ne trouve jamais que rien ne manque de ce qui est nécessaire à la vie ; [elle se produit¸aussi par des causes naturelles, par lesquelles il arrive que diverses inclinations à diverses fonctions ou à divers modes de vie se rencontrent en différents hommes.

         Puisque que par le travail manuel quelqu’un peut subvenir à ses besoins et à ceux des autres, et puisqu’un seul homme ne peut suffire en tout pour lui-même, mais a besoin de l’aide des autres, il est donc clair que le précepte portant sur le travail manuel fait d’une certaine manière partie des deux genres de préceptesmentionnés. En effet, dans la mesure où, par le travail manuel, quelqu’un subvient aux besoins des autres, il appartient ainsi au genre des préceptes naturels ; mais, dans la mesure où par cela quelqu’un subvient à ses propres besoins, [le travail manuel] appartient au premier genre [de préceptes], comme le précepte sur l’alimentation. Or, le précepte qui est ordonné à écarter une carence corporelle n’oblige que si la carence existe. Ainsi, s’il existait quelqu’un qui pût subsister sans nourriture, il ne serait pas obligé par le précepte sur l’alimentation.

         Ainsi donc, le précepte sur le travail manuel n’oblige individuellement quelqu’un selon que [ce précepte] est ordonné à écarter une carence commune de quelque façon, ni selon qu’il est ordonné à écarter une carence personnelle, que si la carence existe. C’est pourquoi celui qui a autrement de quoi vivre licitement n’est pas tenu de travailler manuellement ; mais celui qui n’a pas de quoi vivre autrement ou qui gagne sa vie par un commerce illicite, est tenu de travailler de ses mains.

         Cela est clair dans les trois endroits où l’Apôtre donne un précepte au sujet du travail manuel. Premièrement, en Ep 4,28, où, interdisant le vol, il ordonne de travailler de ses mains : Que celui qui volait ne vole plus désormais, mais travaille plutôt de ses mains. Deuxièmement, en 1Th 4,11-12, où il ordonne de travailler manuellement, en interdisant le désir mauvais des biens des autres : Travaillez de vos mains, dit-il, comme nous vous l’avons ordonné, afin de bien paraître à ceux de l’extérieur et de ne rien désirer de ce qui appartient à un autre. Troisièmement, en 2Th 3,2, où il ordonne de travailler manuellement, en interdisant les commerces honteux par lesquels certains cherchaient à gagner leur vie : Nous avons entendu dire, dit-il, que quelques-uns s’agitent parmi vous, sans travailler, mais en se mêlant de tout. La Glose [dit] : «Ceux qui pourvoient à leurs besoins par une activité honteuse.» Et [l’Apôtre ajoute] : Ceux qui se comportent ainsi, nous les dénonçons et nous les suppulions dans le Seigneur Jésus, le Christ, de travailler dans le silence à gagner leur pain.

         Il faut aussi savoir que, de même que «la vue est le principal sens, en raison de quoi tous les autres sens s’appellent la vue», comme le dit Augustin, de même la main, parce qu’elle est nécessaire à beaucoup de travaux, est-elle appelée l’organe des organes dans Sur l’âme, III. C’est pourquoi on entend par travail manuel, non seulement ce qui est fait avec les mains, mais par n’importe quel instrument corporel. Pour parler brièvement, toute activité par laquelle l’homme peut gagner sa vie est incluse dans le travail manuel. En effet, il ne semble pas raisonnable que les maîtres en arts mécaniques puissent vivre de leur art et que les maîtres en arts libéraux ne puissent vivre de leur art. De même, les avocats peuvent-ils vivre de la défense qu’ils fournissent dans les procès, et ainsi pour toutes les autres occupations permises.

         Parce que [le travail manuel] est un précepte, mais qu’il n’est pas obligatoire pour tous, il faut donc répondre à la double série d’arguments.

         <1> et <2> La réponse au premier et au deuxième argument est claire après ce qui a été dit, car nous concédons que le travail manuel tombe sous un précepte, mais que tous n’y sont cependant pas obligés individuellement.

         <3> Comme il est clair par ce qui a été dit, l’Apôtre parle du cas où, en mettant de côté le travail manuel, ils gagnaient leur vie par des commerces défendus, cas dans lequel ils sont obligés d’observer le précepte. C’est pourquoi ils méritaient d’être excommuniés.

         <4> Ces paroles du Seigneur annoncent davantage une peine à l’avance qu’elles n’imposent une satisfaction. C’est ainsi qu’il a dit auparavant : Que la terre soit maudite pour ton travail ! et : Les épines et les ronces pousseront contre toi. De même a-t-il dit à la femme : Tu enfanteras des fils dans la douleur. Et ainsi, il n’en découle pas que chaque homme soit obligé de travailler en vertu de la nécessité d’un précepte, autrement il en découlerait que tous seraient obligés de cultiver la terre dont parle le Seigneur à cet endroit.

         <...>

         <5> La vie spirituelle ne peut être conservée par personne si ce n’est par les actes des vertus. C’est pourquoi tous sont obligés à l’observance des préceptes qui portent sur les actes des vertus. Mais la vie corporelle peut être conservée par beaucoup sans qu’ils travaillent de leurs mains. C’est pourquoi, bien que [le travail manuel] soit un précepte d’une manière générale, tous ne sont cependant pas obligés de l’observer.

         <6> Ne pas manger n’est pas un péché mortel, sauf lorsque, par le fait de ne pas manger, la vie ne peut être conservée. En effet, en ne mangeant pas, quelqu’un se suiciderait alors. De même, il n’est pas nécessaire que quelqu’un pèche en ne travaillant pas de ses mains, si ce n’est lorsque, autrement, il ne peut se maintenir en vie que par des activités illicites. C’est pourquoi, comme les activités illicites doivent être fuies de toutes les façons, l’Apôtre a parlé avec la même rigueur de ne pas manger et de ne pas travailler, en disant : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas !

         <1> Quant à la première objection en sens contraire, il faut dire que le Seigneur n’interdit pas aux apôtres toute préoccupation au sujet de ce qui concerne la vie du corps, autrement lui-même n’aurait pas eu de bourse ; mais il interdit une préoccupation étouffante, par laquelle l’esprit est étouffé de deux manières. D’une manière, en faisant des choses temporelles la fin de l’opération droite ; et Dieu interdit cela. C’est pourquoi Augustin dit, dans le livre Sur le travail des moines, en commentant ceci : Ne soyez pas préoccupés, etc. : «Non pas qu’ils ne voient pas à se les procurer pour autant que cela est nécessaire et qu’ils le peuvent honnêtement, mais qu’ils ne les convoitent pas et ne fassent pas en vue d’eux tout ce qu’il leur est ordonné de faire pour la prédication de l’évangile.» On trouve [ce passage] dans la Glose, sur 2Th 3,2. D’une seconde manière, l’esprit est étouffé par cette préoccupation lorsqu’il perd confiance en Dieu, et le Seigneur entend défendre cela. Ainsi, la Glose dit, à propos de Mt 6 : «Par cet exemple, il n’interdit pas la prévoyance et le travail — à savoir, lorsqu’il parle des oiseaux et des lis —, mais la préoccupation, de sorte que toute notre confiance soit en Dieu, par qui les oiseaux aussi vivent sans souci.»

         <2> Tout ce qui relève d’un précepte n’est pas contenu explicitement dans les préceptes du décalogue, mais cela peut y être ramené, puisque cela y est implicitement contenu. Ainsi, le précepte portant sur le travail manuel, par lequel la vie corporelle est préservée, se ramène à ce précepte : Tu ne tueras pas, comme le précepte sur l’alimentation, ou encore à ce précepte : Tu ne voleras pas, par lequel tout gain illicite, qui est évité par le travail manuel, est interdit.

         <3> En tout précepte, deux choses doivent être prises en considération : la fin du précepte et la possibilité de l’observer, car tous les préceptes de n’importe quelle loi sont ordonnés à procurer un bien ou à enlever un mal, et rien d’impossible ne doit être ordonné à un homme. Ainsi, Jérôme dit : «Que celui qui dit que Dieu ordonne l’impossible soit anathème !» S’il s’agit donc d’un précepte dont l’observance ne peut d’aucune façon être rendue impossible et sans lequel la fin visée ne peut être obtenue, l’obligation de ce précepte demeure toujours, comme il en est question dans les préceptes des actes des vertus, car au moins les actes intérieurs sont toujours au pouvoir de l’homme, et sans eux la vie spirituelle ne peut être préservée, comme on l’a dit. Le précepte sur le travail manuel perd donc son obligation de deux manières. D’une manière, lorsque quelqu’un est rendu incapable de travailler en raison de la faiblesse du corps ; d’une autre manière, lorsque la fin de ce précepte, à savoir, la préservation de la vie corporelle, peut être obtenue sans le travail manuel, comme il est clair par ce qui a été dit.

         <4> À parler absolument, les religieux et les séculiers sont également tenus au travail manuel. Ce qui s’éclaire par deux raisons. Premièrement, par la parole de l’Apôtre, en 2Th 3,2, où il présente le précepte sur le travail manuel, en disant : ... Écartez-vous de tout frère qui se comporte de manière désordonnée, etc. En effet, il appelle «frères» tous les chrétiens, car, à cette époque, certains n’avaient pas été désignés comme religieux. Deuxièmement, cela est clair par le fait que les religieux ne sont pas tenus à autre chose que les séculiers, sauf ce à quoi ils se sont obligés par voeu. — Mais, par accident, il arrive que ce précepte touche davantage les religieux que les autres, et cela de deux façons. Premièrement, parce que les religieux vivent dans la pauvreté ; il peut donc plus facilement arriver qu’ils n’aient pas de quoi vivre que les séculiers. Deuxièmement, par disposition de la règle dans certains ordres ; ainsi, Jérôme dit, dans la lettre au moine Rusticus : «Les monastères des Égyptiens observent la coutume selon laquelle on ne reçoit rien sans avoir peiné et travaillé, non pas tant en raison de ce qui est nécessaire à la vie que pour le salut de l’âme, afin qu’elle ne s’égare pas dans des pensées pernicieuses.» Les religieux sont aussi parfois tenus en vertu de leurs statuts à des veilles ou à d’autres choses par lesquelles le corps est dompté, auxquelles les séculiers ne sont pas tenus.

         <5> Bien que l’usage des arts libéraux soit plus noble, il n’est cependant pas aussi nécessaire pour assurer la vie du corps. De plus, [l’usage des arts libéraux] est compris dans le travail manuel, comme il est clair par ce qui a été dit.



<Article 2 £[18]> Deuxièmement : il semble que ceux qui s’adonnent aux oeuvres spirituelles ne soient pas exemptés du travail manuel.



         <1> À ce sujet, à propos de 2Th 3,2 [dit] : Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! une glose d’Augustin dit : «Certains disent que l’Apôtre a ordonné cela à propos des oeuvres spirituelles.» Et plus loin, il ajoute : «Mais ils s’efforcent inutilement d’embrouiller eux-mêmes et les autres, de sorte que non seulement ils ne veulent pas faire ce que la charité ordonne d’utile, mais ne veulent pas le comprendre.» Il semble donc qu’on ne soit pas excusé du travail manuel par les oeuvres spirituelles.

         <2> De plus, parmi les oeuvres spirituelles, les principales sont la prière, la lecture et la prédication. Or, par ces oeuvres, certains ne sont pas exemptés du travail manuel. Donc, etc. La preuve de [la proposition] intermédiaire [est la suivante] : Augustin [écrit], dans le livre Sur le travail des moines : «Que font ceux qui ne veulent pas travailler corporellement, je désire le savoir et à quoi ils s’adonnent. Ils disent : “Aux prières, aux lectures, à la parole de Dieu.”» Et plus loin, il ajoute : «Mais si nous ne devons pas être détournés de celles-ci, il n’est donc pas nécessaire de manger ni de se préparer à manger. Mais si le besoin imposé par la faiblesse force les serviteurs de Dieu à s’adonner à ces choses périodiquement, pourquoi ne consacrons-nous pas périodiquement certains moment à l’observance des préceptes apostoliques ?» Et, à propos de ceux qui prient, il dit : «Une seule prière de celui qui obéit est plus rapidement écoutée que dix mille de celui qui est méprisant.» À propos de ceux qui chantent des psaumes, ils dit : «Même ceux qui travaillent manuellement peuvent facilement chanter des cantiques divins et le travail lui-même peut être adouci par le refrain divin.» À propos de ceux qui lisent, il ajoute : «Ceux qui disent qu’ils s’adonnent à la lecture n’y trouvent-ils pas ce qu’ordonne l’Apôtre ? D’où vient cette perversité de ne pas vouloir obtempérer à ce qu’on lit, alors qu’on veut s’y adonner ? En effet, qui ne sait qu’on fait d’autant plus rapidement des progrès qu’on accomplit ce qu’on lit, lorsqu’on lit de bons livres ?» À propos de ceux qui prêchent, il ajoute : «Si un sermon est attendu de quelqu’un et l’occupe tellement qu’il ne puisse s’adonner au travail manuel, est-ce que tous ceux qui viennent dans le monastère ne peuvent pas interpréter par eux-mêmes les lectures divines ou discuter de certaines questions ? Puisque tous ne le peuvent pas, pourquoi tous veulent-ils s’y adonner sous un tel prétexte ? Bien qu’ils devraient le faire à tour de rôle, même si tous le pouvaient, non seulement pour que les autres s’occupent aux actes nécessaires, car il suffit qu’un seul parle à plusieurs auditeurs.»

         <3> De plus, les clercs surtout sont occupés aux oeuvres spirituelles. Or, eux-mêmes sont tenus au travail manuel. Donc, etc. La preuve de [la proposition] intermédiaire [est la suivante] : à la d. LXXXI [du Décret], il est dit : «Que le clerc prépare pour lui-même de quoi se nourrir et se vêtir par un métier ou en cultivant la terre, à condition que ce soit pas au détriment de sa charge.» De même, dans un autre chapitre : «Que tous les clercs formés à la la parole de Dieu cherchent ce qui est nécessaire à [leur] vie par un métier.» De même : «Que tous les clercs qui sont capables de travailler apprennent un métier et les lettres.»

         <4> De plus, les religieux, qui ont tout quitté, s’adonnent surtout aux oeuvres spirituelles. Or, ceux-ci sont tenus au travail manuel. Donc, etc. La preuve [de la proposition] intermédiaire [est la suivante] : sur Lc 12,33 : Vendez ce que vous possédez, la Glose [dit] : «Ne donnez pas seulement votre nourriture aux pauvres, mais vendez aussi vos biens afin de pouvoir travailler de vos mains après avoir méprisé d’un coup tous vos biens pour le Seigneur, afin de pouvoir vivre et de faire l’aumône.»

         <5> De plus, le Décret dit, d. XXII, qu’est «hérétique celui qui agit contre un décret de l’Église romaine. Or, ceux qui mendient en ne travaillant pas de leurs propres mains agissent à l’encontre d’un statut du pape Calixte, XII, q. 1 : «Lorsque les souverains pontifes, etc.», où il est dit que l’Église a statué que, «parmi ceux qui ont voulu mener la vie commune, on ne trouve personne dans le besoin». Les religieux ne sont donc pas exemptés du travail manuel, bien plus, s’ils mendient, ils sont hérétiques.

         <6> De plus, celui qui s’expose aux dangers de mort, pèche, car il tente Dieu, comme si quelqu’un voyait une ourse en colère s’approcher et déposait les armes avec lesquelles il pourrait se défendre, il tenterait Dieu. Or, celui qui abandonne tout et ne travaille pas de ses mains, repousse ce qui est nécessaire à sa vie, par quoi il résiste à la dépense qui se produit dans le corps par la chaleur naturelle. Celui-là pèche donc, parce qu’il tente Dieu.

         <7> De plus, l’Apôtre dit en Ph 3,17 : Frères, soyez mes imitateurs. Or, lui-même, bien qu’il prêchât et s’adonnât aux oeuvres spirituelles, cherchait néanmoins par le travail manuel ce qui lui était nécessaire pour vivre, 2Th 3,7-8 : Vous savez comment il importe que vous nous imitiez. Nous ne nous sommes pas montrés importuns auprès de vous, et nous n’avons pas reçu notre pain gratuitement de quelqu’un, mais, par le travail et les fatigues, en travaillant nuit et jour, afin de n’être un poids pour personne d’entre vous. Donc, etc.

         <8> De plus, à propos e Gn 23, 17 : Le champ a été donné, etc., la Glose dit : «Le parfait prédicateur cache son âme sous le vêtement de la bonne action et de la contemplation.» Et ainsi, ceux qui s’adonnent aux oeuvres spirituelles par la contemplation doivent s’adonner aussi aux oeuvres extérieures par l’action. Et ainsi, les oeuvres spirituelles n’exemptent pas du travail manuel.

         Cependant, <1> à propos de Lc 9, 60 : Laissez les morts enterrer leurs morts, la Glose dit : «Le Seigneur enseigne que les biens moindres doivent être rejetés en faveur de biens plus grands.» Or, les oeuvres spirituelles sont des biens plus grands que les travaux manuels. L’homme doit donc rejeter ceux-ci en faveur de ceux-là.

         <2> De plus, les oeuvres de piété sont plus puissantes que les exercices corporels, 1Tm 4,8 : Les exercices corporels sont peu utiles, mais la piété sert à tout. Or, les oeuvres de piété et de miséricorde doivent être écartées afin de vaquer à la prédication, Ac 6, 2 : Il n’est pas juste que nous délaissions la parole de Dieu, etc., et Lc 9,60 : Laisse les morts..., mais toi, va annoncer la parole de Dieu. À bien plus forte raison donc, faut-il rejeter le travail manuel et les autres choses qui se rapportent aux exercices corporels en vue de la prédication et des autres oeuvres spirituelles.

         <3> De plus, 2 Tm 2, 4 : Personne qui combat pour Dieu ne s’implique dans les affaires du siècle. La Glose [dit] : «Sont séculières les affaires pour lesquelles l’esprit est préoccupé d’amasser de l’argent.» Or, ceux qui travaillent de leurs mains se préoccupent d’amasser de l’argent. Ils sont donc impliqués dans les affaires du siècle, et ainsi ceux qui militent pour Dieu par les oeuvres spirituelles ne doivent pas s’occuper de travaux manuels.

         Réponse. La vérité sur cette question se révèle par ce qui a été dit dans la question précédente. En effet, on a dit que ceux-là seuls sont obligés d’observer ce précepte sur le travail manuel, qui n’ont pas autrement de quoi vivre d’une manière licite. Ainsi, ceux qui s’adonnent aux oeuvres spirituelles et peuvent vivre autrement d’une manière licite sans travail manuel, ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Il faut ainsi faire une distinction dans les oeuvres spirituelles. En effet, il existe des oeuvres spirituelles qui concourent au bien commun, et d’autres qui se rapportent au profit personnel de celui qui les accomplit.


* * *




         Il est nécessaire que ceux qui s’occupent d’oeuvres spirituelles se rapportant à l’utilité commune soient entretenus par ceux à l’utilité desquels elles servent. Cela est clair d’après une autorité, 1 Co 9, 2 : Si nous avons semé ce qui est spirituel en vous, ce n’est pas grand-chose que nous récoltions de vos biens temporels. Cela est aussi clair selon la raison, car l’utilité spirituelle l’emporte sur l’utilité temporelle. Or, à ceux qui servent l’utilité commune, est due la subsistance à même le travail par lequel ils servent l’utilité commune, comme on le voit clairement pour les soldats, qui combattent pour la paix de la communauté[10]. Ainsi, en 1 Co 9, 7 : Qui combat à ses propres frais ? Ceux qui travaillent au bien commun dans le domaine spirituel doivent donc subsister à même ce ministère, et ainsi ils ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Or, il existe quatre oeuvres spirituelles par lesquelles l’utilité commune est favorisée et pour lesquelles un salaire est dû.

         La première est le fait d’être occupé à l’exécution des jugements ecclésiastiques. En effet, en Rm 13, 6, il est dit du pouvoir séculier, qui exerce le jugement séculier : C’est pourquoi vous payez un tribut — aux juges ; en effet, ils sont des ministres de Dieu, qui le servent ainsi — [qui] vous [servent]. Pour cette raison, Augustin aussi dit, dans le livre Sur le travail des moines, qu’«ils doivent doivent s’adonner aux travaux manuels, sauf ceux qui s’adonnent à des tâches ecclésiastiques». Ainsi s’exempte-t-il de travailler manuellement en raison des jugements ecclésiastiques auxquels il était occupé, en disant : «Bien que nous puissions dire : “Qui combat à ses propres frais ?”, je prends cependant sur mon âme le Seigneur Jésus à témoin que, pour ce que me convient, je préférerais de beaucoup travailler de mes mains chaque jour à des heures déterminées, comme cela est établi dans les monastères bien ordonnés, et pouvoir consacrer les autres heures à prier, à lire, ou à m’occuper librement du livre divin, plutôt que de supporter les incertitudes les plus contestées des procès des autres personnes à propos d’affaires séculières, ou de juger de ce qui doit être déterminé, ou d’intervenir dans ce qui doit être terminé.»

         La deuxième oeuvre spirituelle qui rejaillit sur le bien commun est l’oeuvre de la prédication, par laquelle le fruit des âmes est procuré au peuple ; ainsi, comme il est dit en 1 Co 9, 14 : Le Seigneur a ordonné que ceux qui annoncent l’évangile vivent de l’évangile. Et cela ne doit pas se rapporter seulement à ceux qui ont l’autorisation de prêcher, comme les prélats, mais aussi à ceux qui de quelque façon prêchent légitimement en vertu d’un mandat des prélats, car le salaire n’est pas dû au pouvoir, mais à l’oeuvre et au travail, comme il est dit en 2 Tm 2, 6 : C’est au cultivateur qui travaille dur que doivent revenir en premier les fruits. La Glose [dit] : «C’est-à-dire au prédicateur, qui, dans le champ de l’Église, cultive les coeurs des auditeurs avec la houe de la parole.» Et ce ne sont pas seulement ceux qui prêchent qui peuvent vivre de l’évangile, mais aussi ceux qui les aident en coopérant à cette charge, ce que dit clairement Rm 15, 27 : Si les Gentils sont devenus participants de leurs biens spirituels, ils doivent aussi les servir de leurs biens charnels. La Glose [dit] : «À savoir, les Juifs, qui ont envoyé des prédicateurs de Jérusalem.» Ainsi, même ceux qui envoient des prédicateurs peuvent vivre des fruits de l’évangile.

         La troisième oeuvre spirituelle qui concourt au bien commun, ce sont les prières qui sont faites dans les endroits canoniques pour le salut de l’Église, afin que la colère de Dieu se détourne du peuple, Ez 13, 5: Vous ne vous êtes pas dressés comme un mur pour la maison d’Israël, afin de vous tenir debout au combat au jour du Seigneur. La Glose [dit] : «En combattant par des prières et en résistant au jugement divin.» C’est pourquoi il est dit en 1 Co 9, 13, que ceux qui assurent le service de l’autel prennent part à [ce qui est sur] l’autel.

         Augustin parle de ces deux genres d’oeuvres dans le livre Sur le travail des moines : «S’ils sont des évangélistes, ils ont le pouvoir de vivre aux frais des fidèles, car c’est de cela qu’il parle ; s’ils sont des ministres de l’autel et des dispensateurs des sacrements, ils ne s’arrogent pas ce pouvoir, mais peuvent le revendiquer.»

         La quatrième oeuvre spirituelle qui concourt au bien commun est l’explication de la Sainte Écriture. Et ainsi, ceux qui s’adonnent à l’étude de la Sainte Écriture pour instruire les autres peuvent aussi vivre de cette oeuvre spirituelle, 1 Tm 5, 17 : Que les anciens qui exercent bien la direction soient considérés dignes d’un double honneur, surtout ceux qui travaillent à la parole et à l’enseignement. La Glose [dit] : «À savoir, qu’ils leur obéissent et qu’ils leur fournissent les biens extérieurs.» Ceux qui travailllent à la parole. La Glose [dit] : «À exhorter ceux qui savent et à enseigner ceux qui ne savent pas.» Et Jérôme dit cela à Vigilantius d’une manière plus directe : «La coutume se poursuit jusqu’à aujourd’hui en Judée, non seulement chez nous, mais aussi chez les Hébreux, que ceux qui méditent sur la loi du Seigneur nuit et jour et n’ont rien sur terre que Dieu seul, soient entretenus par les contributions des synagogues de toute la terre.»


* * *




         Il est donc clair que ceux qui s’adonnent à ces oeuvres spirituelles ne sont pas tenus de travailler de leurs mains.

         Mais, à propos de ceux qui s’adonnent à des oeuvres spirituelles qui <ne concourent pas> directement au bien commun, mais au bien de celui qui les accomplit, comme les prières privées, les jeûnes et les choses de cette sorte, il faut faire une distinction, car ou bien ceux qui s’occupent de ces oeuvres dans la vie religieuse avaient dans le siècle de quoi vivre sans travailler de leurs mains, ou bien non.

         Si tel était le cas, lorsqu’ils viennent à la vie religieuse, ils ne sont pas tenus de travailler de leurs mains. Ainsi, Augustin dit, dans le livre Sur le travail des moines : «S’ils avaient déjà dans le siècle de quoi subsister en cette vie sans travailler, qu’ils ont distribué aux pauvres en se convertissant à Dieu, il faut en tenir compte et supporter leur faiblesse. En effet, ceux qui ont été ainsi éduqués plus mollement ne peuvent pas supporter le travail corporel.»

         Mais s’ils étaient des ouvriers dans le siècle, vivant du travail de leurs mains, alors ceux qui entrent dans la vie religieuse peuvent écarter le travail manuel pour deux raisons. D’une manière, par paresse, en voulant vivre dans l’oisiveté, et ceux-là pèchent. C’est ce que dit Augustin dans le livre déjà mentionné : «Beaucoup viennent à professer le service de Dieu à partir d’une condition servile, de la vie des campagnes, de l’exercice de métiers et d’un travail ordinaire.» Et il ajoute : «Ceux-là ne peuvent s’excuser de moins travailler en raison de la faiblesse de leur corps : le comportement habituel de leur ancienne vie en est la preuve.» Et il intercale : «En effet, il n’est pas clair s’ils sont venus [à la vie religieuse] en vue de servir Dieu ou pour fuir une vie d’indigence et de labeur.» — D’une autre manière, certains interrompent le travail manuel en raison de l’intensité de l’amour de Dieu, par lequel ils sont élevés de manière presque continue à la contemplation. Ceux-là, puisqu’ils sont mus par l’Esprit de Dieu, ne pèchent pas, car là où est l’Esprit, là est la liberté (2 Co 3, 17). Aussi Grégoire dit-il en commentant Ezéchiel : «La vie contemplative consiste à garder de tout son coeur l’amour de Dieu et du prochain, à cesser l’action extérieure et à adhérer au désir du Créateur, au point qu’il leur est possible de rien faire.» On trouve aussi cela dans une glose sur Gn 23, 17 : Le champ sera assigné, etc. : «La vie contemplative écarte fondamentalement de toutes les actions.» C’est aussi ce qu’on trouve dans la glose de Mt 6, 26 : Observez les oiseaux du ciel, etc., etc. : «Les saints sont comparés aux oiseaux parce qu’ils désirent le ciel, et certains sont à ce point éloignés du monde que déjà sur terre ils ne font rien, ils ne travaillent pas, mais s’adonnent à la seule contemplation comme s’ils étaient déjà au ciel.»

         <1> Cette glose est tirée du livre d’Augustin, Sur le travail des moines. Il a écrit ce livre contre certains moines qui disaient qu’il n’était pas permis à des serviteurs de Dieu de travailler, et interprétaient ce que dit l’Apôtre : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas ! de l’oeuvre spirituelle, interprétation qu’Augustin repouse à plusieurs reprises dans ce livre. Aussi faut-il dire que ce que dit l’Apôtre : Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas, etc. ! s’entend du travail manuel. Toutefois, il n’en découle pas que tous soient tenus d’observer ce précepte. En effet, lui-même n’y était pas tenu ; ainsi avait-il dit auparavant : Non pas que nous n’en n’ayons pas eu le pouvoir, à savoir, de recevoir des frais et de vivre sans travailler de ses mains. Il est donc clair que cette glose ne porte pas sur la question en cause.

         <2> Dans toutes les oeuvres qu’aborde l’objection, il faut faire une distinction, car elles peuvent être pour ainsi dire soit publiques, soit privées. Or, Augustin parle de ces oeuvres spirituelles pour autant qu’elles sont privées. En effet, il l’entend des prières et des cantiques privés, et non de ceux qui sont célébrés solennellement dans l’Église, ce qui est clair d’après ce qu’il dit, que ceux qui travaillent de leurs mains peuvent en même temps chanter des cantiques divins, ce qui ne conviendrait pas s’il s’agissait des heures canoniques. De même, ce qu’il dit des lectures, il le dit de ceux qui s’adonnent à la lecture pour leur seule consolation personnelle, comme le font les moines dans les monastères, et non de ceux dont la vie est consacrée à l’étude des Écritures pour leur propre instruction et celle des autres. En effet, il n’est pas douteux que l’étude serait empêchée par le travail manuel. De même, de qu’il dit de la prédication, il faut l’entendre de ceux qui ne prêchent pas publiquement, mais disent quelques mots édifiants aux hommes qui viennent à eux, comme les saints pères dans le désert avaient coutume de faire ; et cela est clair par les paroles mêmes qui ont été citées plus haut. Aussi dit-il encore : «Si la parole doit être dispensée, etc.», car, comme le dit la Glose sur 1Co 2,4 : Ma parole et ma prédication : «La parole est celle qui était donnée privément, mais la prédiction, celle qui était faite en commun.»

         <3> Le Décret parle des clercs auxquels ne suffisent pas les offrandes et les aumônes qui leur sont données par les fidèles, ou les biens de l’Église. En effet, il en va de même de ceux qui vivent des biens de l’Église et de ceux qui vivent en particulier d’aumônes, car les biens de l’Église sont des aumônes et sont donnés pour la subsistance des pauvres. Ainsi la Glose dit-elle, à propos de Is 3,14 : Dans votre maison se rencontre le vol à l’endroit des pauvres : «Le vol à l’endroit des pauvres se rencontre dans les maisons des dirigeants lorsqu’ils considèrent les biens de l’Église comme des trésors personnels et en abusent pour leurs plaisirs, alors qu’ils sont donnés pour la subsistance des pauvres.» On trouve cela en [Décret], XII, q. 1. Pour cette raison, il est aussi dit en I, q. 2, c, Sacerdos : «Le prêtre, à qui a été confiée la charge de distribuer, reçoit du peuple ce qu’il doit dispenser en louant sa piété et distribue fidèlement ce qu’il a reçu, car il a laissé tous ses biens propres à ses parents, il les a distribués aux pauvres ou ils les a joints aux biens de l’Église, et il s’est placé par amour de la pauvreté au nombre des pauvres afin de servir ainsi les pauvres, de sorte que lui-même vive comme un pauvre volontaire.» Il est ainsi clair que les clercs qui vivent des biens de l’Église ont la même raison d’en user que ceux qui, dépourvus de ces biens, vivent des aumônes qui leurs sont données.

         <4> Cette glose n’impose pas à ceux qui ont abandonné leurs biens de travailler de leurs mains, mais elle montre quelque chose de bien que peuvent faire ceux qui ont abandonné leurs biens, à savoir, acquérir par le travail de leurs mains de quoi pourvoir pour eux-mêmes et faire des aumônes à d’autres. Cependant, il n’est pas exclu par cela qu’ils agissent bien si, ne travaillant pas de leurs mains, ils s’adonnent à des aumônes spirituelles, qui sont plus importantes que [les aumônes] corporelles.

         <5> La première proposition de cet argument est fausse : en effet, celui qui agit contre un statut du pape n’est hérétique que s’il croit qu’il ne faut pas obéir au pape. C’est pourquoi il est dit dans le chapitre cité : «Celui qui tente d’enlever à l’Église romaine le privilège transmis par la tête suprême de toutes les églises, celui-là tombe sans aucun doute dans l’hérésie.»Or, ce privilège consiste en ce que l’obéissance est due par tous les chrétiens à [l’Église romaine]. De même, la mineure est fausse : en effet, il n’est pas contraire à un statut de l’Église que quelqu’un mendie et se place lui-même en état d’indigence, mais cela est contraire à un statut de l’Église s’il n’est pas pourvu à leurs besoins par ceux qui possèdent les biens de l’Église. Voici donc les termes du chapitre cité : «Les évêques et les administrateurs doivent assurer du mieux qu’ils le peuvent à même les [biens de l’Église], tout ce qui ce qui est nécessaire à tous ceux qui veulent mener une vie commune de sorte que personne parmi eux ne se trouve dans l’indigence.»

         <6> Ceux qui abandonnent tout en ne se réservant rien et en ne travaillant pas de leurs mains ne s’exposent pas pour autant à un danger, car la dévotion des fidèles est réputée si grande et on sait par expérience qu’elle leur assure le nécessaire. Ils ne tentent pas non plus Dieu, car lui-même a promis de pourvoir à leurs besoins en agissant sur le coeur des autres, comme cela est clair d’après Mt 5,25-33. Et une glose sur Lc 10,4 dit : «La confiance du prédicateur en Dieu doit être si grande que, s’il ne prévoit pas les frais de la vie présente, il sache avec la plus grande certitude qu’ils ne lui feront pas défaut, en sorte que son esprit, occupé aux choses temporelles, prêche moins les réalités éternelles.» — De même, si quelqu’un se trouvait au milieu de gens armés qui le défendaient et déposait les armes pour une raison quelconque, il ne tenterait pas Dieu ; mais s’il était seul, il paraîtrait tenter Dieu, à moins que, par une inspiration, il n’ait été certain de l’aide divine, comme le bienheureux Martin l’a dit : «Par le signe de la croix, sans être protégé par un bouclier ou par un casque, je pénétrerai en toute sécurité dans les rangs des ennemis.» — De même, cela semblerait tenter Dieu si quelqu’un, au milieu d’infidèles ou d’hommes inhospitaliers, ne pourvoyait pas à ce qui lui est nécessaire pour subsister. Ainsi, la Glose sur Lc 22,36 : Que celui qui a une besace, etc. [dit] : «Par cela, nous est donné l’exemple que, le cas échéant, nous ne pouvons jamais faire intervenir sans faute quelque chose de la rigueur de notre propos, par exemple, si nous faisons route dans des régions inhospitalières, il est permis d’emporter davantage comme viatique que ce que nous possédons à la maison.» Et cependant, certains ont subsisté dans le désert sans travailler de leurs mains avec l’envoi d’un pain divin, comme on le lit dans les Vies des Pères. Mais « les privilèges d’un petit nombre ne font pas une loi commune».

         <7> Le fait que l’Apôtre ait travaillé, alors qu’il pouvait vivre de l’évangile, était surérogatoire, comme il est clair d’après 1Co 9,8s ; aussi les autres prédicateurs ne sont-ils pas tenus de l’imiter. — Il faut cependant savoir que parfois le prédicateur ferait bien de ne pas accepter de frais de la part de ceux à qui il prêche, mais de vivre du travail de ses mains, dans les cas où l’Apôtre travaillait, à savoir, pour ne pas scandaliser ceux à qui il prêchait, qui, en raison de leur avarice, considéraient comme une charge de payer des frais. [L’Apôtre] donne cette raison en 2Th 2,9 : Travaillant de nuit comme de jour pour n’être à la charge d’aucun de vous. De même, [le prédicateur ferait parfois bien de ne pas accepter de frais de ceux à qui il prêche] afin que, par son exemple, ils soient arrachés à l’oisiveté. Ainsi, au même endroit, il ajoute : Non pas que nous n’en ayons pas eu le pouvoir, mais afin de nous donner en exemple pour que vous nous imitiez. De même, afin de réprimer la rapacité des pseudo-apôtres ; ainsi, il dit en 2Co 11,12 : Ce que je fais, je le ferai encore, afin d’enlever une occasion à ceux qui cherchent une occasion, afin qu’ils trouvent en nous ce en quoi ils se glorifient. — Mais parfois le prédicateur agirait mal en s’adonnant au travail manuel, à savoir, s’il était éloigné de la prédication par le travail. De sorte que la Glose dit, à propos de Lc 10 : «Le prédicateur doit éviter que, l’esprit occupé aux choses temporelles, il ne prêche moins les réalités éternelles.» C’est pourquoi Augustin dit, dans l’ouvrage souvent cité, que «l’Apôtre, alors qu’il était à Athènes, où il lui fallait prêcher quotidiennement, ne travaillait pas de ses mains, ce qu’il fit par la suite lorsqu’il vint à Corinthe, où il prêchait aux Juifs le jour du sabbat seulement». En effet, il est nécessaire que les prédicateurs aient non seulement un temps libre d’occupations afin de prêcher, mais aussi pour étudier, puisqu’ils n’ont pas la science infuse comme les Apôtres, mais par une étude continuelle. Ainsi Grégoire dit-il, dans la Règle pastorale, en expliquant Ex 25 : Les brancards seront toujours arrondis, etc. : «Les brancards seront toujours arrondis, car il est tout à fait nécessaire que ceux qui s’adonnent à la chrge de la prédication ne s’écartent pas de l’application à la lecture.»

         <8> Par l’action, on n’entend pas seulement en cet endroit le travail manuel, mais tout ce qui se rapporte à la vie active. Or, la sollicitude qui est montrée par les prédicateurs envers ceux à qui ils prêchent se rapporte à la vie active.

         J’accepte les arguments qui sont présentés en sens contraire.

         Cependant, le dernier va au delà de l’intention de la Glose. En effet, la Glose dit que «les affaires du siècle sont celles qui sont accomplies en vue de gagner de l’argent sans travailler de ses mains, comme le commerce et les choses de ce genre», dont les serviteurs de Dieu doivent totalement s’abstenir.





QUODLIBET 8 : £[Sur trois choses : sur ce qui se rapporte à la nature, à la faute et à la grâce, à la peine et à la gloire]





         Notre question portait sur trois choses : premièrement, sur ce qui se rapporte à la nature ; deuxièmement, sur ce qui se rapporte à la faute et à la grâce ; troisièmement, sur ce qui se rapporte à la peine et à la gloire.

         Sur le premier point, on posait des questions, premièrement, sur ce qui se rapporte à la nature incréée ; deuxièmement, sur ce qui se rapporte à la nature créée.



<Question 1> £[Sur ce qui se rapporte à la nature incréée]



         À propos de la nature incréée, deux questions étaient posées. Premièrement, est-ce que le nombre six, selon lequel toutes les créatures sont dites parfaites, est créateur ou créature ? Deuxièmement, à propos des raisons idéales qui existent dans l’esprit divin, est-ce qu’elles concernent d’abord les exemples, à savoir, les créatures, en raison de leur singularité ou en raison de leur nature spécifique ?



<Article 1 £[1]> Premièrement : il semble que le nombre six mentionné soit créateur.



         <1> En effet, si toute créature est supprimée, il ne reste de perfection que dans le Créateur. Or, si toute créature créée par les oeuvres des six jours est enlevée, la perfection du nombre six demeure. Ainsi, Augustin dit, dans le Commentaire littéral sur la Genèse, IV : «Ainsi, si celles-ci — à savoir, les oeuvres des six jours — n’existaient pas, celui-ci — à savoir, le nombre six — serait parfait ; si celui-ci n’était pas parfait, celles-là ne deviendraient pas parfaites par lui.» Le nombre six est donc créateur.

         <2> Mais tu diras qu’Augustin parle du nombre six pour ce qui est du nombre six des idées, qui sont dans l’esprit divin. Mais, à l’encontre de cela, de même qu’en enlevant toutes les créatures, la perfection du nombre six demeure, de même en est-il de l’idée de pierre dans l’esprit divin. Le nombre six n’aurait donc pas en cela de prééminence sur la pierre, ce qui semble aller contre l’intention d’Augustin.

         <3> De plus, tout ce qui dure plus longtemps que la créature n’est pas créé. Or, le nombre six dure plus longtemps que le ciel et la terre, qui semblent pourtant être les créatures les plus durables. Ainsi, Augustin dit, Commentaire sur la Genèse, IV : «Il est plus facile pour le ciel et la terre de passer, qui ont été faits selon le nombre six, que pour le nombre six de ne pas être complété par ses parties.» Le nombre six n’est donc pas créature, mais créateur.

         Cependant, la perfection du Créateur n’est pas faite de parties et il n’y a en lui rien qui ait des parties. Or, comme le dit Augustin dans le même livre : «Nous trouvons que le nombre six est parfait par le fait qu’il est complété par ses parties.» Le nombre six n’est donc pas créateur, mais créature.

         Réponse. Selon Avicenne, dans sa Métaphysique, on peut considérer une nature de trois manières. La première consiste à la considérer selon l’être qu’elle posséde dans les singuliers, comme la nature de la pierre dans cette pierre-ci et cette pierre-là. La deuxième est la considération d’une nature selon son être intelligible, comme la nature de la pierre pour autant qu’elle est dans l’intellect. Mais la troisième est la considération absolue d’une nature pour autant qu’elle est abstraite des deux façons d’être ; selon cette considération, la nature de la pierre, ou de n’importe quelle autre chose, est considérée seulement selon ce qui appartient à une telle nature.

         Or, de ces trois considérations, deux conservent toujours uniformément le même ordre. En effet, la considération absolue d’une nature vient toujours avant sa considération selon l’être qu’elle possède dans les singuliers. Mais la troisième considération d’une nature selon l’être qu’elle possède dans l’intellect, n’entretient pas toujours le même ordre avec les autres considérations. En effet, la considération d’une nature, selon l’être qu’elle a dans l’intellect qui [la] reçoit des choses, suit les deux autres considérations. Car ce qui est connaissable précède la science et ce qui est sensible, le sens, comme le moteur [précède] ce qui est mû et la cause, ce qui est causé. Or, la considération d’une nature selon l’être qu’elle possède dans l’intellect qui cause la chose précède les deux autres considérations. En effet, lorsque l’intellect de l’artisan trouve la forme de l’oeuvre d’art, la nature même ou forme de l’oeuvre d’art considérée en elle-même est postérieure à l’intellect de l’artisan, et par conséquent aussi le coffre sensible qui possède une telle forme ou espèce.

         Or, tel est le rapport de l’intellect de l’artisan aux oeuvres d’art, tel est le rapport de l’intellect divin à toutes les créatures. De sorte que la première considération de toute nature créée est celle qui se trouve dans l’intellect divin ; mais la deuxième considération est celle de la nature absolue elle-même ; la troisième est celle qui existe dans les choses elles-mêmes ou dans l’esprit angélique ; la quatrième est celle qu’elle a dans l’intellect humain. C’est pourquoi Denys, dans Les noms divins, IX, assigne l’ordre suivant : «En premier lieu, au-dessus de toutes choses, se trouve le Créateur de toutes choses, Dieu. Ensuite, les dons mêmes de Dieu sont manifestés aux créatures, d’une manière universelle ou particulière, «comme la beauté en soi et la vie en soi», dont il dit qu’elles sont «des dons venus de Dieu», c’est-à-dire la nature même de la vie. Ensuite sont considérées les choses qui participent de manière universelle ou particulière, qui sont les choses dans lesquelles la nature possède l’être.

         Dans ces choses, ce qui vient en premier est toujours la raison de ce qui vient par la suite, et, si on enlève ce qui vient après, ce qui vient en premier demeure, mais non l’inverse. De là vient que ce qui ce qui appartient à une nature selon une considération absolue est la raison pour laquelle cela appartient à une nature selon l’être qu’elle possède dans les singuliers, et non l’inverse. En effet, Sortes est raisonnable parce que l’homme est raisonnable, et non l’inverse. Ainsi, à supposer que Sortes et Platon n’existent pas, la rationalité conviendrait encore à la nature humaine. Semblablement aussi l’intellect divin est la raison de la nature considérée absolument ou dans les singulers, et la nature elle-même considérée de manière absolue ou dans les singuliers est la raison de l’intellect humain et, d’une certaine manière, sa mesure.

         Les paroles d’Augustin à propos du nombre six peuvent donc s’entendre de deux manières. D’une manière, on entendra par le nombre six la nature même du nombre six de manière absolue, à laquelle appartient la perfection en premier lieu et par soi, qui est la raison de la perfection de ce qui participe au nombre six. De sorte que, si on enlève tout ce qui est perfectionné par le nombre six, la perfection appartiendra encore à la nature du nombre six. Et, de cette façon, le nombre six désigne la nature créée. D’une autre manière, on peut entendre le nombre six selon l’être qu’il possède dans l’intellect divin, et ainsi sa perfection est la raison de la perfection qui se trouve dans les créatures, qui ont été faites selon le nombre six ; si on enlève aussi celles-ci, la perfection demeurerait dans le nombre six mentionné. Ainsi le nombre six ne sera pas une créature, mais la raison de la créature dans le Créateur, qui est l’idée du nombre six, et il est le même en réalité que l’essence divine, n’en différant que par la raison.

         <1> Si on enlève toutes les créatures qui ont été créées durant les six jours [de la création], on ne dit pas que la perfection demeure dans le nombre six, comme si le nombre six possédait une perfection dans la nature des choses, alors qu’aucune créature n’existerait, comme si le nombre avait quelque être dans la nature des choses, alors qu’aucune créature n’existerait ; mais [on dit que la perfection demeure dans le nombre six] parce que, si on enlève tout être créé, la considération absolue du nombre six demeure pour autant qu’elle fait abstraction de tout être, et ainsi la perfection lui sera attribuée, de la même façon que, si on enlève tous les hommes singuliers, la rationalité continuerait de pouvoir être attribuée à la nature humaine.

         <2> De même que, dans les choses créées, certaines sont plus communes et d’autres plus limitées, de même aussi les raisons des choses les plus communes en Dieu s’étendent à plus de choses, et celles des moins communes à moins de choses. Et parce que l’unité et la multitude sont communes à toutes les choses créées, la raison idéale de nombre s’étend à toutes les créatures. Ainsi, Boèce dit, au début de L’Arithmétique : «Tout ce qui a été fait depuis le nature primordiale des choses semble avoir été formé selon la raison des nombres. En effet, tel fut le modèle principal dans l’esprit du Créateur.» Or, la nature de la pierre ne s’étend pas à toutes les créatures. C’est pourquoi, si le nombre six est pris pour l’idée de six, sous cet aspect, le nombre six sera encore plus éminent que la pierre, à savoir, que l’idée de la pierre, pour autant que [le nombre six] s’étend à un plus grand nombre de choses. Et aussi, pour autant que la perfection appartient au nombre six selon la nature du nombre six, mais [qu’elle n’appartient pas ainsi] à la pierre.

         <3> Ce n’était pas l’intention d’Augustin de dire que, si le ciel, la terre et les autres créatures passent, le nombre six demeure selon un certain être créé, mais parce que, si toutes les créatures manquent d’être, demeurera encore la raison du nombre six (pour autant qu’elle est abstraite de tout être), de la manière dont la perfection lui appartient, de la même façon que la nature humaine demeurera selon que lui appartient la rationalité.

         À ce qui est objecté en sens contraire, il faut répondre que, bien qu’en Dieu ne puisse exister quelque chose qui ait des parties, cependant peut exister en lui la raison d’une chose qui possède des parties. Ainsi existent en lui la raison du nombre six constitué de ses parties et la raison de ses parties.



<Article 2 £[2]> Deuxièmement : il semble que les idées qui existent dans l’esprit divin concernent plutôt les choses selon leur nature singulière que la nature de £[leur] espèce.



         <1> En effet, comme le dit Augustin dans le livre Sur LXXXIII questions : «Les idées sont des formes ou des raisons des choses stables, qui sont contenues dans l’intelligence divine ; et comme elles n’apparaissent pas ni ne disparaissent, on dit que tout ce qui peut apparaître ou disparaître et tout ce qui apparaît ou disparaît est formé d’après elles.» Or, seul ce qui est singulier apparaît et disparaît, c’est-à-dire que cela est engendré et corrompu. Les idées concernent donc d’abord le singulier.

         Cependant, <2> comme les idées sont des formes exemplaires, est nécessaire à la raison d’idée l’assimilation entre ce qui est formé selon l’idée et l’idée elle-même. Or, ce qui est formé selon l’idée, à savoir, la chose créée, est davantage assimilé à l’exemplaire divin selon la forme, dont procède la raison de l’espèce, que selon la matière, qui est le principe de l’individuation. L’idée concerne donc d’abord la nature de l’espèce plutôt que la singularité de l’individu.

         Réponse. Les formes exemplaires de toutes les créatures, qu’on appelle idées, existent en Dieu, comme existent dans l’esprit de l’artisan les formes des oeuvres d’art. Il existe cependant une différence entre les formes exemplaires qui existent dans l’esprit divin et dans l’esprit de l’artisan créé. L’artisan créé agit en effet en supposant une matière, de sorte que les formes exemplaires qui sont dans son esprit ne font pas la matière, qui est le principe de l’individuation, mais seulement la forme, dont provient l’espèce de l’oeuvre d’art. C’est pourquoi les formes exemplaires de ce genre ne concernent pas directement l’oeuvre d’art quant à ce qu’il y a d’individuel, mais quant à l’espèce seulement. Mais les formes exemplaires de l’intellect divin font toute la chose, que ce soit pour la forme ou pour la matière. C’est pourquoi elles concernent la créature, non seulement quant à la nature de l’espèce, mais aussi quant à la singularité de l’individu, mais d’abord quant la narture de l’espèce.

         Cela s’explique de cette façon. Le modèle est ce à l’imitation de quoi une chose est faite. Ainsi, il est nécessaire à la raison de modèle que l’assimilation même de l’oeuvre au modèle soit visée par l’agent, autrement une telle assimilation se produirait par hasard, et non selon la voie de l’exemplarité. Ainsi, dans la raison d’exemplarité est incluse l’intention de l’agent. Le modèle concerne donc d’abord ce que l’agent vise en premier lieu dans son oeuvre. Or, tout agent vise principalement dans son oeuvre ce qui est plus parfait. Or, la nature de l’espèce est ce qui existe de plus parfait en tout individu. En effet, en elle une double imperfection est corrigée : l’imperfection de la matière, qui est le principe de la singularité, laquelle, puisqu’elle est en puissance par rapport à la forme de l’espèce, est perfectionnée lorsqu’elle reçoit la nature de l’espèce ; et l’imperfection de la forme générale, qui est en puissance par rapport aux différences spécifiques comme la matière par rapport à la forme. De sorte que l’espèce la plus spécifique relève d’abord de l’intention de la nature au début de sa suffisance, comme cela est clair selon Avicenne : en effet, la nature n’entend pas principalement engendrer Sortes, autrement, si Sortes était détruit, l’ordre et l’intention de la nature disparaîtraient. Mais elle entend engendrer en Sortes un homme. Semblablement, elle n’entend pas principalement engendrer un animal, autrement son action cesserait lorsqu’elle aurait conduit à la nature de l’animal (alors que, chez l’individu engendré, la nature animale est achevée avant la nature de l’homme, comme cela est clair selon Sur les animaux, XVI ; mais l’homme ne vient pas avant cet homme).

         Ainsi, le modèle qui est dans l’esprit divin concerne d’abord la nature de l’espèce en toute créature.

         <1> Ce qui est premier dans l’intention est dernier dans l’exécution. Ainsi, bien que la nature entende d’abord engendrer l’homme, cet homme est cependant d’abord engendré. En effet, l’homme n’est engendré que par le fait que cet homme est engendré. Pour cette raison, il est aussi dit dans la définition de l’idée que «selon elles apparaît tout ce qui apparaît», pour ce qui est de l’exécution, dans laquelle les singuliers viennent en premier.

         <2> Nous concédons le second point qui est objecté en sens contraire.



<Question 2> £[Sur l’âme humaine]



         Ensuite, on s’interroge sur ce qui se rapporte à la nature créée : premièrement, sur ce qui se rapporte à l’âme humaine ; deuxièmement, sur ce qui se rapporte au corps.

         À propos du premier point, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que l’âme reçoit des choses qui sont extérieures à l’âme les espèces par lesquelles elle connaît ? Deuxièmement, comment la charité, ou quelqu’autre habitus, est-elle connue de celui qui ne la possède pas ?



<Article 1 £[3]> Premièrement : il semble que l’âme ne reçoive pas les espèces des choses qui sont extérieures à l’âme.



         <1> En effet, Augustin dit, dans son Commentaire sur la Genèse, XII : «L’esprit lui-même réalise avec une admirable rapidité l’image du corps, et non le corps dans l’esprit.» Or, [l’esprit] ne la réaliserait pas en lui-même s’il la recevait des choses extérieures. L’âme ne reçoit donc pas des choses les espèces par lesquelles elle connaît.

         <2> De plus, il appartient d’abstraire les dimensions d’une chose qui comporte une dimension à celui-là seul qui donne aux corps leurs dimensions, ce qui appartient au seul Créateur. Or, pour qu’une espèce soit reçue dans l’âme, il est nécessaire que les dimensions soient séparées de cette espèce, car, dans les choses qui existent en dehors de l’âme, elle possède un être dimensionnel, mais non dans l’âme, surtout pour ce qui est de l’intellect. L’âme ne peut donc pas recevoir les espèces des choses sensibles.

         Cependant, ce semble être tout l’enseignement des philosophes de dire que le sens reçoive [les similitudes] des choses sensibles, l’imagination, du sens, et l’intellect, des fantasmes.

         Réponse. L’âme humaine reçoit des choses les similitudes des choses par lesquelles elle connaît à la manière dont un patient reçoit d’un agent. Ce qu’il ne faut pas entendre comme si l’agent introduisait dans le patient la même espèce en nombre que celle qu’il a en lui-même, mais il engendre quelque chose de semblable à lui-même, en amenant [le patient] de la puissance à l’acte. Et, de cette manière, on dit que la couleur est portée du corps coloré à la vue.

         Mais, parmi les agents et les patients, il faut faire une distinction. En effet, il existe un agent qui suffit par lui-même à introduire une forme dans le patient, comme le feu suffit par lui-même à réchauffer. Mais il existe un agent qui ne suffit à introduire sa forme dans le patient que si un autre agent intervient, comme la chaleur du feu ne suffit à accomplir l’action de la nutrition que par la puissance de l’âme nutritive. De sorte que la puissance de l’âme nutritive est l’agent principal, mais la chaleur du feu, l’agent instrumental.

         De même existe-t-il aussi une diversité parmi les patients. En effet, il existe un patient qui ne coopère d’aucune façon avec l’agent, comme la pierre, lorsqu’elle est lancée, ou le bois, lorsqu’il devient escabeau. Mais il existe un patient qui coopère avec l’agent, comme la pierre qui est lancée de haut en bas et le corps de l’homme lorsqu’il est soigné par l’art [médical].

         Et ainsi, les choses qui existent à l’extérieur de l’âme ont un triple rapport avec les diverses puissances de l’âme.

         En effet, elles ont avec les sens extérieurs un rapport d’agents suffisants, avec lesquels les patients ne coopèrent pas, mais qu’ils reçoivent seulement. Le fait que la couleur ne puisse mouvoir la vue que par l’intervention de la lumière ne va pas à l’encontre de ce qui a été dit, car autant la couleur que la lumière sont comptées au nombre des choses qui existent hors de l’âme. Or, les sens extérieurs reçoivent seulement des choses [extérieures] sous un mode passif, sans contribuer quoi que ce soit à leur formation, bien que, lorsqu’ils sont déjà formés, ils aient leur propre opération, qui consiste dans un jugement sur leurs propres objets.

         Mais les choses qui sont extérieures à l’âme se comparent à l’imagination comme des agents suffisants. En effet, l’action de la chose sensible ne s’arrête pas dans le sens, mais atteint à partir de lui la «fantaisie» ou l’imagination. Toutefois, l’imagination est un patient qui coopère avec l’agent. En effet, l’imagination même forme pour elle-même des similitudes de certaines choses que jamais le sens ne perçoit, mais cependant à partir de ce qui est perçu par le sens, en les composant et en les divisant, comme nous imaginons des montagnes dorées que nous n’avons jamais vues, à partir du fait que nous voyons de l’or et des montagnes.

         Mais les choses extérieures se comparent à l’intellect possible comme des agents insuffisants. En effet, l’action des choses sensibles elles-mêmes ne s’arrête pas non plus à l’imagination, mais les fantasmes meuvent par la suite l’intellect possible. Or, ils ne suffisent pas à cela par eux-mêmes, puisqu’ils sont des intelligibles en puissance, et que l’intellect n’est mû que par ce qui est intelligible en acte. Il faut donc qu’intervienne l’action de l’intellect agent, par l’illumination duquel les fantasmes deviennent intelligibles en acte, comme, par l’illumination de la lumière corporelle, les couleurs deviennent visibles en acte. Il est ainsi clair que l’intellect est l’agent principal qui réalise les similitudes des choses dans l’intellect possibie, mais que les fantasmes qui sont reçus des choses extérieures sont comme des agents instrumentaux. L’intellect possible se compare aussi aux choses dont il reçoit connaissance comme un patient qui coopère avec un agent. En effet, l’intellect peut bien davantage que l’imagination former la quiddité d’une chose qui ne tombe pas sous le sens.

         <1> Si la parole d’Augustin est mise en rapport avec l’intellect, il est ainsi clair que les choses ne réalisent pas une similitude d’elles-mêmes principalement dans l’intellect possible, mais que [c’est le fait] de l’intellect agent. Si on la met en rapport avec l’imagination, elles le font, mais pas à elles seules, car l’imagination elle-même y coopère, comme on l’a dit. Mais dans le sens, le corps réalise suffisamment une image de lui-même et à lui seul. Toutefois, Augustin ne parle pas de cela, car il oppose l’esprit au sens, ou la vision corporelle à la vision spirituelle.

         <2> Cet argument se déroule comme si cette même espèce en nombre qui existe dans les choses ou dans l’imagination apparaîtrait ensuite dans l’intellect (en effet, il faudrait alors que la dimension en soit enlevée). Il est clair que cela est faux.



<Article 2 £[4]> Deuxièmement : il semble que celui qui n’a pas la charité la connaisse par une espèce.



         <1> En effet, tout ce qui est connu est connu soit par son essence, soit par une similitude. Or, la charité n’est pas connue par son essence de celui qui ne la possède pas, car elle n’est pas en lui de manière essentielle. Si elle est connue par celui qui ne la possède pas, elle est donc connue par une similitude d’elle-même.

         <2> De plus, celui qui a la charité sait d’une certaine manière qu’il l’a, au moins par conjecture ou par révélation. De même, après l’avoir perdue, il peut se rappeler avoir possédé la charité, ce qui ne peut se faire que par une espèce de celle-ci conservée dans la mémoire. La charité est donc connue par une espèce d’elle-même de celui qui ne l’a pas mais l’a eue antérieurement et, pour la même raison, de quiconque ne la possède pas.

         <3> De plus, Augustin dit, Confessions, X, que «la mémoire a avec l’intelligence le même rapport que le ventre d’un animal ruminant avec la bouche, car, de même que ce qui se trouve dans le ventre de l’animal ruminant est ramené à la bouche, de même ce qui se trouve dans la mémoire est ramené à l’intelligence». Si donc la charité est gardée en mémoire par une similitude d’elle-même, elle sera saisie par l’intelligence par une similitude d’elle-même.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Augustin, Commentaire sur la Genèse, XII, et se trouve dans la Glose, à propos de 2 Co 12, que «la vision intellectuelle porte sur les choses qui n’ont pas d’espèces semblables à elles-mêmes qui ne soient pas elles-mêmes», et parmi celles-ci, il place la charité. La charité ne peut donc pas être connue par une similitude d’elle-même, mais seulement par son essence.

         Réponse. Il existe une double connaissance de la charité : l’une par laquelle est connu ce qu’est [quid] la charité ; l’autre par laquelle la charité est perçue, comme lorsque quelqu’un sait qu’il a la charité, ce qui se rapporte à la connaissance de son existence [an est].


* * *




         La première connaissance de la charité se rencontre chez celui qui a la charité et chez celui qui ne l’a pas, pour autant que l’intellect humain est destiné à connaître la quiddité des choses, en quoi il procède presque de la même façon que pour connaître des conclusions complexes.

         En effet, il existe en nous naturellement certains principes complexes connus de tous, à partir desquels la raison progresse pour connaître en acte les conclusions qui sont connues en puissance dans ces principes, soit pour les avoir personnellement trouvées, soit par l’enseignement d’un autre, soit par révélation divine. Dans tous ces modes de connaissance, l’homme est aidé par les principes naturellement connus, soit que les principes eux-mêmes suffisent pour l’acquisition de la connaissance, avec l’aide du sens et de l’imagination, comme lorsque nous acquérons [la connaissance] en trouvant par nous-mêmes ou par l’enseignement ; soit que les principes mentionnés ne suffisent pas à l’acquisition de la connaissance, mais que les principes dirigent dans la connaissance de ces choses dans la mesure où l’on trouve qu’elles ne s’opposent pas aux principes naturellement connus. Si tel était le cas, l’intellect n’y donnerait aucun assentiment, puisqu’il ne peut s’opposer aux principes.

         De la même façon, il existe naturellement dans l’intellect certaines conceptions connues de tous, comme celles de l’être, de l’un, du bien et celles de ce genre, à partir desquelles l’intellect progresse pour connaître la quiddité de toutes choses, ce par quoi elle progresse depuis les principes connus par eux-mêmes jusqu’à la connaissance des conclusions. Et cela, soit par ce que quelqu’un perçoit par le sens, comme lorsque, par les propriétés sensibles d’une chose, je conçois la quiddité de cette chose ; soit par ce que quelqu’un entend d’un autre, comme lorsqu’un laïc qui ne sait pas ce qu’est la musique, lorsqu’il entend dire qu’il existe un art par lequel on sait chanter ou psalmodier, conçoit la quiddité de la musique, puisqu’il sait d’avance ce qu’est l’art et ce qu’est chanter ; ou encore, par ce qu’on connaît par révélation, comme c’est le cas pour les choses qui relèvent de la foi : en effet, lorsque nous croyons qu’il existe en nous un don divin par lequel notre puissance affective [affectus] est unie à Dieu, nous concevons la quiddité de la charité, en comprenant que la charité est un don de Dieu par lequel notre coeur est uni à Dieu, en sachant d’avance cependant ce qu’est un don, ce qu’est la puissance affective [affectus] et ce qu’est l’union, dont nous ne pouvons savoir ce qu’ils sont qu’en retournant à une chose connue antérieurement, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous parvenions aux premières conceptions de l’intellect humain, qui sont connues de tous naturellement. Et parce que la connaissance naturelle est une certaine similitude de la vérité divine imprimée dans notre esprit, selon ce que dit le psaume : La lumière de ton visage s’est levée sur nous, Seigneur (Ps 4, 7), c’est la raison pour laquelle Augustin dit, Sur la Trinité, X, que les habitus de cette sorte sont connus dans la vérité première.

         Or, la conception même de la charité que l’intellect forme comme on l’a dit n’est pas seulement une similitude de la charité, comme les espèces des choses dans le sens ou dans l’imagination, car le sens et l’imagination ne vont jamais jusqu’à la connaître la nature d’une chose, mais seulement les accidents qui entourent la chose ; c’est pourquoi les espèces qui sont dans le sens ou dans l’imagination ne représentent pas la nature de la chose, mais seulement ses accidents, comme la statue représente un homme quant à ses accidents. Mais l’intellect connaît la nature même et la substance d’une chose ; ainsi, l’espèce intelligible est une similitude de l’essence même de la chose, et elle est d’une certaine façon cette quiddité elle-même et la nature de la chose selon un [mode] d’être intelligtible, et non selon son être naturel, tel qu’il existe dans les choses. C’est pourquoi toutes les choses qui ne tombent pas sous le sens et l’imagination, mais seulement sous l’intellect, sont connues par le fait que leurs essences ou leurs quiddités existent d’une certaine manière dans l’intellect.

         Tel est le mode selon lequel la charité est connue par une connaissance portant sur ce qu’elle est [quid est], aussi bien par celui qui possède la chahrité que par celui ne la possède pas.


* * *




         Mais, selon l’autre façon de connaître la charité, ni la charité, ni aucun habitus, ni aucune puissance ne sont perçus par notre intellect que par le fait que leurs actes en sont perçus, comme cela est clair selon le Philosophe, Éthique, II. Or, les actes de la charité ou d’un autre habitus jaillissent de la charité ou d’un autre habitus par la propre essence de la charité ou d’un autre habitus. Et, de cette façon, quelqu’un peut savoir qu’il a la charité ou un autre habitus par l’essence même de l’habitus selon l’être que celui-ci possède dans la nature des choses, et non seulement dans l’intellect. Or, de cette manière, personne ne peut connaître la charité que s’il la possède, car les actes de la charité et des autres vertus consistent principalement en des mouvements intérieurs qui ne peuvent être connus que de celui qui agit, à moins qu’ils ne soient manifestés par des actes extérieurs. Et ainsi quelqu’un qui ne possède pas la charité peut par une certaine conjecture percevoir qu’un autre possède la charité.

         Mais je dis cela en supposant que quelque puisse savoir qu’il possède la charité, ce que je ne crois pas être vrai, car, pour les actes mêmes de la charité, nous ne pouvons percevoir de manière suffisante qu’ils viennent de la charité, en raison de la similitude entre l’amour naturel et l’amour gratuit.

         <1> Chez celui qui n’a pas la charité, l’essence de la charité existe, non selon l’être naturel de celle-ci, mais selon son être intelligible.

         <2> Après que quelqu’un cesse d’avoir la charité selon l’être naturel de la charité, la charité demeure encore chez lui selon son être intelligible. Et ainsi, il peut savoir ce qu’est la charité. Demeurent aussi dans sa mémoire les actes de charité qu’il a faits, même dans sa mémoire sensible en raison des actes sensibles de charité, qui demeurent effectivement selon leurs similitudes, comme les autres choses sensibles ; et, à partir d’eux, quelqu’un se rappelle qu’il a eu la charité.

         <3> Ce qui existe dans la mémoire revient à l’intelligence, non pas que l’espèce qui est dans la mémoire soit la même numériquement que celle qui par la suite apparaît dans l’intellect, mais selon cette manière de parler par laquelle on dit que les fantasmes apparaissent dans l’intellect, comme on l’a dit antérieurement.



<Question 3> £[Sur le corps humain]



<Article 1 £[5]> Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte au corps humain : est-ce que la nourriture est véritablement convertie en corps humain ?



         Il semble que non.

         <1> Dans le corps humain, ce qui appartient véritablement à la nature humaine, ce sont la chair ou les os selon l’espèce. Or, la nourriture n’est pas convertie en ce qui existe «selon l’espèce», mais en ce qui existe «selon la matière», comme on le voit chez le Philosophe, Sur la génération, I. La nourriture n’est donc pas véritablement convertie en la nature humaine.

         <2> De plus, il faut que ce qui appartient véritablement à la nature humaine demeure toujours dans l’homme, autrement l’homme ne demeurerait pas toujours le même numériquement. Or, ce qui est engendré à partir de la nourriture ne demeure pas toujours [dans l’homme] ; bien plutôt, cela «passe et revient», comme il est clair d’après Sur la génération, I. Ce qui est engendré à partir de la nourriture n’appartient donc pas véritablement à la nature humaine.

         <3> De plus, Augustin dit que «nous avons existé en Adam de deux manières : selon la raison séminale et selon la substance corporelle». Or, le Christ a existé en lui «selon la substance corporelle», mais non «selon la raison séminale». Or, ce qui est ajouté en nous par génération n’est pas venu d’Adam. Ce qui appartient véritablement à notre substance corporelle n’a donc pas été engendré par la nourriture.

         <4> Mais tu diras que notre substance corporelle existait en Adam selon l’origine, mais non selon l’essence. Mais s’oppose à cela que la semence contient l’origine d’une chose. Si donc on dit que nous étions en Adam selon la substance corporelle par mode d’origine seulement, il en sera de même selon la substance corporelle et selon la raison séminale, ce qui est faux. C’est donc la même [conclusion] qu’antérieurement.

         Cependant, <1> comme il est dit dans Sur l’âme, II, «la nourriture est en puissance ce qui en est nourri». Or, ce qui est telle chose en puissance peut être converti en cette chose. La nourriture peut donc être convertie en ce qui est nourri. Or, ce qui est nourri est ce qui appartient véritablement à la nature humaine. La nourriture est donc convertie en ce qui appartient véritablement à la nature humaine.

         <2> De plus, la semence dont provient la génération semble appartenir au plus haut point à la vérité de la nature humaine. Or, «la semence, selon le Philosophe, Sur les animaux, XV, vient d’un excédent de nourriture». La nourriture est donc véritablement convertie en nature humaine.

         Réponse. Pour éclairer cette question, il faut d’abord voir ce qu’est la vérité de la nature humaine. Or, «la vérité de n’importe quelle chose, comme le dit Avicenne dans sa Métaphysique, n’est rien d’autre que la propriété de son être qui est bien établi en lui», comme on dit que ce qui possède à proprement parler l’être de l’or, atteignant les limites bien établies de la nature de l’or, est de l’or. Or, chaque chose possède à proprement parler l’être selon selon une certaine nature par le fait qu’elle est soumise à la forme complète propre à cette nature dont découle l’être et la raison spécifique selon cette espèce. Ainsi, appartient à la vérité de chaque chose ce qui est achevé par la forme de cette chose et qui concerne directement et par soi l’achèvement de cette chose. En effet, aussi bien dans les choses naturelles que dans les choses artificielles, on trouve certaines choses dans lesquelles consiste principalement la raison d’une chose, et d’autres qui sont ordonnées à leur conservation ou à leur amélioration. Ainsi, le tronc et les fruits concernent l’achèvement de l’arbre ; ils appartiennent donc à la vérité de sa nature. Mais les feuilles sont ordonnées d’une certaine manière à la conservation des fruits et, pour cette raison, ils ne semblent pas appartenir principalement à la vérité de la nature de l’arbre. De même, la nature de l’épée consiste dans le fer et dans son tranchant ; mais le fourreau sert à la conservation de l’épée. De sorte que si l’épée était une chose naturelle, le fer appartiendrait à la vérité de sa nature, mais non le fourreau. Or, nous disons ainsi qu’appartient à la vérité de la nature humaine ce qui concerne par soi la perfection de la nature humaine et participe complètement à la forme de l’espèce. Mais n’appartient pas à la vérité de la nature humaine chez l’homme ce qui est ordonné seulement à une quelconque conservation et amélioration de ces choses.

         Il faut donc savoir que la nature humaine peut être entendue de deux manières : selon toute l’espèce humaine ou selon l’être qu’elle possède chez tel individu. Et, à ce propos, on rencontre trois opinions sur la question présente.


* * *




         En effet, certains disent que la nourriture n’est pas convertie en la vérité de la nature humaine, ni selon l’espèce, ni selon l’individu. En effet, ils disent que toute la matière qui est destinée à exister sous l’espèce de la nature humaine existait dans le corps d’Adam, et qu’aucune autre matière ne peut être sous-jacente à l’espèce humaine. De cette matière dont le corps du premier homme était constitué, une partie fut coupée, qui, par multiplication et sans addition d’une matière extérieure, s’est tellement accrue qu’elle est parvenue à sa quantité complète dans le corps de Seth. À nouveau, quelque chose a été coupé en lui en vue de la formation du corps de son fils et s’est multiplié de la manière dite. Et ainsi, tout le genre humain s’est multiplié à partir de la matière qui existait dans le corps du premier homme, sans addition de rien d’extrinsèque. Mais ce qui est engendré par la nourriture nous est nécessaire pour conserver l’humidité qui appartient à la vérité de la nature humaine, de sorte que la chaleur naturelle, ayant quelque chose d’autre à consumer, à savoir, l’humidité pour ainsi dire accidentelle engendrée par la nourriture, ne consume pas l’humidité qui appartient à la vérité de la nature humaine, comme les artisans ajoutent de la poudre de plomb à l’argent afin que, dans le creuset, le plomb soit consumé et que l’argent ne soit pas perdu. Ainsi, lors de la résurrection, alors que la vérité de la nature humaine sera incorruptible, nous n’aurons pas besoin de nourriture et ne ressuscitera pas en nous ce qui a été engendré par la nourriture, mais seulement ce qui existait en Adam.

         Mais cette position, pour ce qui est de [la question] présente, paraît inconvenante pour deux raisons. <Premièrement>, c’est pour la même raison qu’une forme, dont rien de la substance ni de la nature ne s’accroît ni n’est perdu, ne perd rien de la matière qui lui est soumise et n’acquiert rien de nouveau. Or, il est clair qu’une matière qui était sous-jacente à la véritable nature humaine cesse d’être sous-jacente à la nature humaine, comme cela est clair dans la mort de tout homme. Ainsi, à moins qu’une certaine matière ne soit ajoutée à la nature humaine, il en découlerait que ce qui appartient à la vérité de la nature humaine est moindre maintenant en acte qu’au temps d’Adam. Et ainsi, la nature de l’espèce ne serait pas parfaitement préservée par la génération. — Deuxièmement, parce que ce changement, qu’ils appellent multiplication, ne se produit pas selon l’essence de la matière elle-même, mais seulement selon la quantité ou selon les dimensions qui s’y rapportent. En effet, ils ne disent pas que quelque chose de la matière est créé de nouveau ou ajouté par ailleurs, mais que cette même matière, qui était auparavant moindre, devient plus grande par la suite. Or, la raréfaction et la condensation [de la matière] ne sont rien d’autre pour cette matière que d’en changer les grandes dimensions en petites, et inversement. Il découlerait donc de la position mentionnée que ce qui appartient à la vérité de la nature humaine se raréfierait toujours par une génération continue et une augmentation, jusqu’à ce que la nature puisse le supporter. En effet, ce qui appartient à la vérité de la nature humaine serait incomparablement plus rare que le feu, ce qui est manifestement faux.


* * *




         Et ainsi, une autre opinion dit que la nourriture est convertie en la vérité de la nature humaine <premièrement> et principalement selon l’espèce, mais non selon l’individu, sinon secondairement. En effet, ils disent que, dans chaque individu de l’espèce humaine, cela appartient premièrement et principalement à la vérité de la nature humaine qu’il tient de ses parents, et cela est appelé par le Philosophe «la chair et les os selon l’espèce», qui demeurent toujours. Mais parce que cela, qui est peu de chose, ne suffirait pas à la quantité parfaite qui est due à la nature humaine sans addition, on y ajoute ce qui est engendré par la nourriture, non seulement pour la conservation de ce qui a été reçu des premiers parents, comme le disait la première opinion, mais pour que soit achevée une quantité parfaite par cet ajout. Et ainsi, ce qui est engendré par la nourriture n’appartient pas principalement à la vérité de la nature humaine dans tel individu, mais seulement de manière secondaire, pour autant que cela est nécessaire [afin d’atteindre] la quantité due. Et le Philosophe appelle cela la chair et les os selon la matière, qui «passe et revient. Toutefois, une certaine partie en passe sous forme de semence dans la génération d’une descendance et fera véritablement partie de la nature humaine en celle-ci, avec un mélange de ce qui appartenait principalement à la vérité de la nature humaine dans le père, comme certains le veulent, ou sans mélange avec cela, comme le disent d’autres, ce qui correspond davantage à ce que dit le Philosophe, Sur les animaux, XV, qui veut que le sperme vienne en totalité d’un surplus de nourriture. Et ainsi, ce qui est engendré à partir de la nourriture ne peut être ce qui appartient principalement à la vérité de la nature humaine chez celui qui est nourri, mais appartenir à la vérité de la nature humaine principalement chez un autre de la même espèce, c’est-à-dire chez son fils. Et selon cette opinion, ils disent que ce qui appartient principalement à la vérité de la nature humaine chez chacun ressuscitera en entier chez lui, mais non pas en entier ce qui est engendré en plus par la nourriture, mais seulement dans la mesure où cela suffit à l’achèvement de la quantité, lorsque quelque chose concerne la vérité de la nature humaine seulement en raison de l’achèvement de la quantité. Et cette opinion concorde avec la position du commentateur d’Alexandre, qui expliquait que la chair selon l’espèce, dont le Philosophe dit qu’elle demeure toujours, est ce qui est reçu des parents, mais que la chair selon la matière, qui est engendrée par la nourriture, est celle qui «passe et revient».

         Mais le commentateur Averroès repousse cette opinion dans le traité qu’il a écrit sur le livre Sur la génération. En effet, comme ce qui est engendré par la nourriture nourrit, pour autant qu’elle est chair en puissance, il augmente autant qu’il est en puissance telle quantité de chair, comme il est dit dans Sur l’âme, II ; ce qui est engendré à partir de la nourriture, après avoir reçu l’espèce de la chair, devient un avec ce qui s’y trouvait auparavant, car, à la fin, ce qui a été converti est déjà semblable. Ainsi, il ne semble pas y avoir de raison pour que la chaleur naturelle puisse consumer quelque chose de l’humidité de la chair engendrée par la nourriture, et non de l’humidité qui vient des parents, et on ne pourrait prouver cela de manière nécessaire. C’est pourquoi tant ce qui est reçu des parents que ce qui est engendré en plus à partir de la nourriture se trouve dans la même situation de demeurer ou d’être consumé par la chaleur naturelle et d’être rétabli par la nourriture, ce qui est «passer et revenir». Et ainsi, il appartient également à la vérité de la nature humaine qu’elle soit engendrée par la nourriture et qu’elle soit tirée des parents.


* * *




         Et ainsi, il y a une troisième opinion : la nourriture est convertie en ce qui appartient principalement à la vérité de la nature humaine aussi bien pour ce qui est de l’espèce que pour ce qui est de l’individu. En effet, cette opinion affirme que les deux, à savoir, ce qui est engendré à partir de la nourriture et ce qui est reçu des parents, deviennent indifféremment et également forme humaine, et que les deux demeurent ou sont consumées indifféremment : ils demeurent selon l’espèce, mais ils sont consommés et rétablis selon la matière. De même que, dans une république, des hommes divers en nombre entretiennent des rapports avec la communauté et, lorsqu’ils meurent et que d’autres leur succèdent, il ne demeure pas une seule république selon la matière, car les hommes sont différents, mais elle demeure une en nombre par son espèce ou sa forme en raison de l’unité d’ordre entre les diverses fonctions, de même, dans le corps humain, «la chair et les os et toutes les parties» demeurent-ils les mêmes en nombre quant à l’espèce ou la forme, qui est envisagée selon un endroit, une puissance et une figure déterminées ; mais elle ne demeure pas quant à la matière, car cette matière de la chair dans laquelle la forme existait antérieurement a été consumée et une autre lui a succédé. Cela est clair pour le feu, qui continue selon les mêmes forme ou mode par le fait que, une fois le bois consumé, on en ajoute d’autre qui entretient le feu. Et selon cette opinion, ressuscitera indifféremment des deux choses dites, à savoir, de ce qui a été engendré à partir de la nourriture et de ce qui a été reçu des parents, autant qu’il sera nécessaire à l’espèce et à la quantité du corps humain.

         Et cette opinion semble plus probable que les autres.

         <1> En suivant cette [opinion], il faut dire que la distinction du Philosophe, selon laquelle il fait une distinction entre la chair selon l’espèce et [la chair] selon la matière, ne doit pas être entendue au sens où la chair dite selon l’espèce, à savoir, celle qui a été reçue des parents, est autre que [la chair] dite selon la matière, à savoir, celle qui est engendrée par la nourriture ; mais une seule et même chair peut être considérée selon l’espèce qu’elle possède et selon la matière. Que ce soit la pensée du Philosophe, cela est clair par le fait qu’il dit au même endroit que la chair est ainsi distinguée selon l’espèce et selon la matière, comme «tout ce qui possède une espèce dans la matière». Mais, dans les autres choses qui ont une espèce dans la matière, comme la pierre, le fer et les choses de ce genre, la première distinction n’a pas sa place, mais la seconde, comme cela est clair. C’est pourquoi il faut dire que la nourriture est convertie en la chair qui existe selon l’espèce, c’est-à-dire qu’elle a une espèce, toutefois non de façon que la nourriture devienne l’espèce de la chair, mais qu’elle devienne la matière de la chair. C’est la raison pour laquelle on peut dire qu’elle est convertie en la chair quant à la matière, et non quant à l’espèce.

         <2> La vérité de la nature humaine et de toute autre chose se prend de l’espèce. C’est pourquoi on dit que ce qui demeure dans l’homme selon l’espèce, bien que cela n’y demeure pas selon la matière, demeure la vérité de la nature humaine et qu’un homme ne cesse pas d’être le même numériquement en raison d’un changement qui se produit selon la matière, car toute la matière n’est pas abstraite en même temps de la forme, de sorte qu’une [matière] entièrement différente reçoive la forme (en effet, cela serait une génération et une corruption, comme si un feu était entièrement éteint et qu’un autre entièrement nouveau était allumé). Mais une partie de la matière est consumée et une autre la remplace, qui devient une seule matière avec la précédente en lui étant jointe en vue de supporter la même forme du corps humain, comme si un morceau de bois était consumé par le feu et qu’à sa place un autre était apporté, ce serait le même feu numériquement.

         <3> Deux choses concourent à la conception du corps humain : la matière dont est formé ce qui est conçu, et aussi la puissance formative qui donne sa forme à ce qui est conçu. Augustin appelle la première «substance corporelle», et la seconde, «raison séminale». On dit que nous étions originellement présents de ces deux manières en Adam, pour autant que la matière de ce qui a été conçu était préparée par la puissance génératrice de la mère, et que la puissance formatrice était présente chez le père, et que ces deux remontaient à Adam comme à l’origine dont elles ont tiré la nature humaine et les puissances qui en découlent. Or, le corps du Christ a été formé par la puissance active du Saint-Esprit, mais [sa] mère a apporté la matière, car «il a été conçu du sang très pur de la Vierge», comme le dit [Jean] Damascène. C’est pourquoi [le Christ] n’était pas présent en Adam selon la raison séminale, mais selon la substance corporelle. Toutefois, [le Christ] n’était pas présent en Adam de manière que [la chair] fût la même numériquement en nous et dans le Christ.

         Et par cela, la réponse à [l’objection] suivante est claire.



<Question 4> £[Sur les prélats]



         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte à la faute ou à la grâce. Premièrement, on pose des questions sur ce qui se rapporte à la grâce ; deuxièmement, sur ce qui se rapporte à la faute.

         À propos de ce qui se rapporte à la grâce, on pose des questions, en premier lieu, sur ce qui se rapporte aux prélats seulement ; deuxièmement, sur ce qui se rapporte à tous d’une manière générale.

         À propos des prélats, on pose deux questions. Premièrement, à propos du choix des prélats, est-il nécessaire de toujours choisir le meilleur, ou suffit-il d’en choisir un bon ? Deuxièmement, à propos de l’honneur qui doit être manifesté aux prélats, est-ce que les mauvais prélats doivent être honorés ou non ?



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble qu’il soit nécessaire de choisir le meilleur.



         <1> Il est dit en 2 R 10, 3 : Choisissez le meilleur..., et placez-le sur le trône de son père. À bien plus forte raison donc, pour les fonctions spirituelles, faut-il choisir les meilleurs.

         <2> De plus, à propos de 1 Tm 3, 2 : Il importe que l’évêque soit irréprochable, la Glose dit : «Que soit choisi comme évêque celui par rapport auquel les autres seront appelés un troupeau.» Il est donc nécessaire de toujours choisir le meilleur pour l’épiscopat.

         <3> De plus, le pape Léon dit : «Que celui qui est le meilleur parmi les prêtres et les diacres soit choisi pour l’épiscopat.»

         <4> De plus, celui qui est le plus proche doit être préféré pour la possession de l’héritage. Or, celui qui est meilleur est plus proche du Christ, dont les prélats et les clercs possèdent le patrimoine. Les meilleurs doivent donc toujours être choisis pour être prélats et pour les bénéfices ecclésiastiques.

         <5> De plus, si un maître avait confié à quelqu’un de lui chercher un serviteur fidèle et capable, il n’agirait pas fidèlement envers son maître si, en écartant le plus capable, il en prenait un moins capable. À bien plus forte raison donc, pèche celui à qui a été confié de choisir quelqu’un comme serviteur de Dieu si, en écartant le meilleur, il en choisit un moins bon.

         Cependant, une décrétale dit qu’«il suffit d’en choisir un bon et il n’est pas nécessaire que le meilleur soit choisi».

         Réponse. On peut dire qu’un homme est bon ou meilleur qu’un autre de deux manières. : d’une manière, absolument, et ainsi est meilleur celui qui est plus parfait en charité ; d’une autre manière, relativement, et ainsi on dit que quelqu’un est meilleur qu’un autre soit pour le métier des armes, soit pour l’enseignement, soit pour gouverner [praelatio], soit pour quelque chose de ce genre, alors qu’il n’est pas le meilleur de manière absolue, du fait que, pour toutes les fonctions, spirituelles autant que corporelles, sont nécessaires certaines choses en plus de la bonté morale pour que quelqu’un soit apte à exercer cette fonction.

         Il faut donc dire qu’on doit choisir pour une fonction de gouvernement [praelatio] ou pour toute fonction ecclésiastique quelqu’un qui est bon absolument parlant, car on est rendu indigne d’exercer n’importe quelle [fonction] spirituelle par un péché mortel. Ainsi, Denys dit, dans sa lettre au moine Démophile, en parlant du prêtre qui n’est pas illuminé par la grâce : «Celui-ci n’est pas prêtre, celui-ci ne l’est pas, mais il est un ennemi, un fourbe, il se trompe lui-même, et il est pour le peuple de Dieu un loup déguisé avec une peau de brebis.» Toutefois, il n’est pas nécessaire de toujours choisir celui qui meilleur absolument. En effet, il est possible que manquent à celui qui est plus parfait en charité plusieurs choses qui lui sont nécessaires pour être un prélat capable, par exemple, la science, l’énergie, la puissance et d’autres choses de ce genre, [choses] qui se trouvent chez un autre qui a une charité moindre, Il n’est donc pas nécessaire de toujours choisir le meilleur absolument, mais celui qui est meilleur pour la fonction.

         Mais si quelqu’un choisit celui qu’il estime moins apte pour cette fonction, il pèche. En effet, entre deux personnes, on ne peut en préférer l’une à l’autre qu’en raison de quelque chose qu’on considère chez elle. Or, ce qui est considéré chez celui qui est moins capable pour qu’il soit préféré à un plus capable est une condition qui influe de manière indue, par exemple, les liens familiaux (familiaritas) ou la consanguinité, ou quelque chose de ce genre. En effet, il ne peut s’agir d’une condition se rapportant à la capacité d’un prélat, en vertu de quoi l’un est estimé plus apte de manière absolue. Et ainsi, [cette condition] influe de manière indue et, dans ce choix, il y aura acception de personnes, qui ne peut aller sans péché.

         <1> Ce qui est dit : Choisissez le meilleur, s’entend du meilleur par rapport à la dignité pour laquelle il est choisi.

         <2> En comparaison avec le prélat, les autres doivent être comme un troupeau, non pas par la seule considération de la sainteté des moeurs, mais par la discrétion, la vigueur et les choses de ce genre, qui sont exigées du pasteur pour qu’il gouverne son troupeau.

         <3> La réponse est la même que pour le premier [argument].

         <4> Celui qui est choisi comme prélat n’est pas choisi comme s’il allait posséder un héritage, car l’héritage des chrétiens ne se trouve pas sur terre, mais dans le ciel, à savoir, Dieu lui-même, selon ce que dit le psaume : Le Seigneur m’est réservé en héritage (Ps 15, 5). Mais [celui qui est choisi comme prélat] est choisi comme intendant de la famille d’un maître, selon ce que dit 1 Co 4, 1 : Que l’on nous considère comme les serviteurs du Christ, etc. Or, on ne choisit pas toujours comme intendant celui qui est plus proche, mais celui qui est plus capable.

         <5> Il en serait de même dans la recherche d’un serviteur pour un maître temporel, qu’il ne faille pas chercher le meilleur absolument parlant, mais le meilleur pour le service.

         À ce qui présenté en sens contraire, il faut répondre que cette décrétale doit s’entendre dans le sens qu’il n’est pas nécessaire de choisir toujours le meilleur absolument, mais qu’il suffit d’en choisir un bon. — Ou bien, il faut dire qu’elle ne parle pas de ce qui concerne le for de la conscience, mais de ce qui concerne le for judiciaire, pour lequel le choix n’est pas jugé mauvais parce que quelqu’un de plus capable peut être trouvé, pourvu que celui qui est choisi soit capable. Autrement, tout choix serait exposé à la calomnie.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement : il semble qu’il ne faille pas manifester d’honneur aux mauvais prélats.



         <1> En effet, comme le dit Boèce dans son livre Sur la consolation : «Nous ne pouvons estimer qu’il faille honorer ceux que nous estimons indignes de ces honneurs.» Or, les mauvais prélats ne sont pas dignes d’honneurs. Ils ne doivent donc pas en être estimés par les sujets.

         <2> De plus, l’honneur n’est dû aux prélats qu’en raison de leur prélature. Puisqu’ils sont indignes de la prélature, ils sont par conséquent indignes des honneurs et de toutes les autres choses qui sont propres à la prélature.

         Cepedant, s’oppose à cela ce qui est dit sur Ex 20, 12 : Honore ton père, par la Glose : «C’est-à-dire les prélats.» Comme elle parle de manière indistincte, il semble que tous les prélats, bons comme mauvais, doivent être honorés.

         Réponse. Chez le prélat, nous pouvons considérer deux choses : sa propre personne et sa dignité, par laquelle il est un personnage public. Si donc le prélat est mauvais, il ne doit pas être honoré en raison de sa personne, car, «l’honneur est une révérence manifestée à quelqu’un en témoignage à sa vertu». Si quelqu’un l’honorait en raison de sa propre personne, il rendrait donc un faux témoignage à son sujet, à l’encontre de ce qui est dit en Ex 20, 16 : Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. Mais, pour autant qu’il est un personnage public, il représente et occupe dans l’Église la place non de lui-même, mais d’un autre, à savoir, du Christ, ou du peuple tout entier, comme pour les dignités séculières. Et ainsi, sa valeur n’est pas estimée selon sa personne, mais selon celui dont il occupe la place. Comme il en est de la petite pierre qui est utilisé dans les calculs à la place de marcs, alors qu’elle ne vaut rien en elle-même, comme il est dit dans Pr 26, 8 : Comme celui qui lance une pierre sur un amas de Mercure, ainsi celui qui rend honneur à un sot ! (En effet, on appelait Mercure le dieu de la discussion et du marchandage.) Ainsi on doit lui rendre honneur, non pas pour lui-même, mais pour celui dont il occupe la place, comme «l’adoration des images renvoie à la leur prototype», ainsi que le dit [Jean] Damascène. C’est pourquoi le mauvais prélat est comparé à une idole, Za 11, 17 : Ô pasteur qui abandonne le peuple !

         <1> L’intention de Boèce est de dire qu’on n’estime pas que les homms mauvais doivent être honorés pour leurs propres personnes, bien qu’on leur manifeste des honneurs en raison des fonctions dans lesquelles ils sont établis.

         <2> Le prélat mauvais est indigne de la prélature et des honneurs qui sont dus au prélat ; mais celui dont il tient la place est digne qu’un tel honneur soit rendu à son vicaire, comme la bienheureuse Vierge est digne que l’on vénère son image peinte sur un mur, bien que l’image elle-même ne soit pas digne d’une telle révérence.



<Question 5> £[À propos de tous]



         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte à la grâce et est commun à tous les états.

         Et, à ce sujet, on pose trois questions. Premièrement, à propos des prières, est-ce que la prière faite pour un autre a autant de valeur que la prière faite pour soi-même ? Deuxièmement, à propos des suffrages, est-ce qu’ils sont plus utiles à un pauvre plus digne qu’à un riche pour lequel ils sont accomplis de manière spéciale ? Troisièmement, est-ce que le voeu simple dirime un mariage ?



<Article 1 £[8]> Premièrement : il semble que la prière faite pour soi ait plus de valeur que la prière faite pour un autre.



         <1> En effet, il est dit dans une glose que «les prières spéciales ont plus de valeur». Or, la prière par laquelle quelqu’un prie pour lui-même est la plus spéciale. La prière faite pour soi a donc plus de valeur que celle qui est faite pour un autre.

         <2> De plus, comme il est dit dans le livre Sur l’esprit et l’âme, «la prière n’est rien d’autre qu’une dévotion de l’esprit envers Dieu». Or, on prie pour soi-même avec plus de dévotion que pour un autre. La prière faite pour soi-même a donc plus de valeur que celle faite pour un autre.

         Cependant, la prière a d’autant plus de valeur qu’elle est plus dévote. Or, parfois, quelqu’un prie avec plus de dévotion pour un autre que pour lui-même. La prière faite pour un autre a donc plus de valeur que celle faite pour soi-même.

         Réponse. La prière a une double valeur : l’une, qui est propre à la prière, selon laquelle on dit que la prière sert à obtenir ce qui est demandé, comme la prière de Pierre servit à réveiller Tabita ; une autre est commune à la prière et à toutes les autres oeuvres vertueuses, selon laquelle on dit que la prière sert à mériter quelque chose à celui qui prie, pour autant qu’elle reçoit sa forme de la charité, comme la prière de Pierre, par laquelle il obtint de réveiller Tabita, fut méritoire de la vie éternelle pour Pierre, pour autant qu’elle était un acte qui recevait sa forme de la charité.

         Si l’on parle donc de la première valeur, toutes choses étant égales, la prière faite pour soi-même a plus de valeur que celle qui est faite pour un autre parce que l’efficacité de la prière en vue d’obtenir [ce qui est demandé] peut perdre son effet lorsqu’elle est faite pour un autre du fait d’un empêchement qui se trouve chez celui pour qui on prie. Ainsi, une des conditions qui rendent la prière efficace pour l’obtention [de ce qui est demandé] est qu’on prie pour soi-même. — Pour ce qui est de la seconde valeur, la prière qui procède de la charité à plus de valeur, qu’elle soit faite pour soi-même ou pour un autre.

         S’il faut juger de la charité intérieure par les oeuvres extérieures, alors cette comparaison peut s’entendre de deux manières. D’une manière, au sens où quelqu.un prie autant pour un autre que pour lui-même ; et alors le fait de prier pour un autre et pour soi-même a plus de mérite : en effet, il est plus méritoire d’être un ami bienveillant et bénéfique pour soi-même et pour un autre que pour soi seulement. D’une autre manière, on peut entendre que quelqu’un prie pour un autre, et non pour soi ; et ainsi, il montrerait qu’il est plus bienveillant envers un autre qu’envers lui-même : il pécherait alors pour ce qui est de l’ordre de la charité en en aimant un autre davantage que lui-même. En comprenant la comparaison de cette manière, il est meilleur de prier pour soi que de prier pour un autre.

         <1> Cet argument ne porte pas sur la question en cause, car on appelle prière spéciale dans la Glose celle qui est faite spécialement pour n’importe qui, que ce soit pour soi ou pour un autre.

         <2> Bien que le plus souvent un homme prie pour lui-même avec plus de dévotion, toutefois il prie parfois pour un autre avec plus de dévotion. Et ainsi, on ne peut porter de jugement universel sur la prière qui a le plus de valeur.

         Il faut dire la même chose pour le troisième [argument] qui est présenté en sens contraire.



<Article 2 £[9]> Deuxièmement : il semble que les suffrages de l’Église, faits spécialement pour un riche, aient la même valeur pour un pauvre

pour qui ils ne sont pas accomplis, s’il [lui] est égal par l’esprit.

         <1> En effet, comme le dit Augustin, «ces suffrages valent pour tous après la mort autant qu’ils ont mérité qu’ils leur soient utiles, alors qu’on était vivant». Or, les deux dont il a été question ont eu un égal mérite. Les suffrages indiqués leur sont donc également utiles.

         <2> De plus, la passion du Christ est toujours plus utile à celui qui est plus grand par l’esprit. Or, à la messe, qui est le principal des suffrages, on fait mémoire de la passion du Seigneur. Ils sont donc également utiles à ceux qui sont égaux par l’esprit.

         Cependant, <1> Dieu accueille ces suffrages selon l’intention de celui qui les accomplit. Or, celui qui les accomplit a l’intention qu’ils soient plus utiles au riche pour lequel il les accomplit. Ils lui sont donc plus utiles.

         <2> De plus, l’intention pieuse de ceux qui accomplissent des suffrages spéciaux pour ceux qui leur sont chers ne doit pas être vaine. Or, elle serait vaine s’ils ne leur étaient pas plus utiles. Ils sont donc plus utiles à ceux pour qui ils sont accomplis.

         Réponse. Il existe deux opinions à ce sujet.

         En effet, certains disent que les suffrages de l’Église accomplis spécialement pour quelqu’un valent pour tous ceux qui sont au purgatoire d’une manièr égale pour ceux qui sont égaux par l’esprit, mais davantage pour ceux qui sont plus grands [par l’esprit], et moins pour ceux qui sont moins grands [par l’esprit] (comme un cierge allumé pour un riche dans une maison où se trouvent bien d’autres personnes est également utile à toutes celles qui ont une vision égale, mais davantage à celles qui ont une meilleure vue, et moins à celles qui en ont une moins bonne), bien qu’elle le soit davantage pour le riche afin de lui rendre honneur, de même aussi qu’une lecture qui est faite spécialement pour un clerc, alors qu’il y a en même temps beaucoup d’auditeurs, vaut également pour ceux qui ont une capacité égale, davantage pour ceux qui en ont une plus grande, moins pour ceux qui en ont une moins grande.

         Mais d’autres disent que les suffrages valent pour ceux en faveur desquels ils sont spécialement accomplis.

         Or, les deux opinions sont en partie vraies. Pour le montrer, il faut savoir que les oeuvres de l’un ne valent pas pour un autre pour ce qui est de la récompense essentielle, car ainsi chacun est jugé selon ses propres actes ; mais [elles valent] seulement pour ce qui est d’une joie accidentelle ou pour ce qui est de la rémission d’une peine temporelle. Et ainsi, les suffrages des vivants peuvent êtreutiles aux défunts. Or, cette communication des oeuvres peut se produire de deux manières. D’une manière, en raison de l’union de la charité, par laquelle tous les fidèles du Christ deviennent un seul corps ; et ainsi l’acte de l’un rejallit d’une certaine manière pour venir en aide à un autre, comme nous le voyons pour les membres du corps naturel. Et ainsi, quelqu’un est aidé par l’acte d’un autre pour autant que tous ceux qui sont dans la charité jouissent de toutes les bonnes actions, et plus la charité est grande, plus il en jouit, qu’il soit au purgatoire, au paradis ou même dans le monde. Sur ce point, la première opinion est vraie. — D’une autre manière, l’acte de l’un est commun avec un autre par l’intention de celui qui l’accomplit, car il le fait pour celui-là ou à la place de celui-là, ce qui vaut principalement pour l’acquittement des dettes. Et ainsi, les suffrages de l’Église ont une valeur pour les défunts pour autant que celui qui est vivant acquitte devant Dieu la satisfaction que le mort était tenu d’acquitter. Et ainsi la valeur du suffrage découle de l’intention de celui qui l’accomplit. Sur ce point, la seconde opinion est vraie.

         <1> Le mérite dont parle Augustin est un mérite conditionnel. En effet, celui qui est vivant mérite que les suffrages après la mort lui soient utiles s’ils sont accomplis pour lui. Cette condition existe pour l’un et n’existe pas pour l’autre, et ainsi [les suffrages] ne sont pas également utiles aux deux.

         <2> La passion du Christ a été accomplie pour tous, mais le sacrifice de la messe est offert d’une manière spéciale pour certains. Les deux choses ne sont donc pas semblables.

         Nous concédons les deux autres [arguments].



<Article 3 £[10]> Troisièmement : il semble que le voeu simple de continence dirime un mariage contracté.



         En effet, si on donne à quelqu’un ce qu’on avait d’abord donné à un autre, le deuxième don est nul. Or, celui qui émet un voeu simple de continence donne son corps à Dieu. Lorsqu’il donne par la suite son corps à son épouse en contractant mariage, ce contrat de mariage ne semble avoir aucune valeur. Ainsi, le voeu simple dirime le mariage contracté.

         Cependant, une décrétale dit que «si le voeu empêche de contracter mariage, il ne dirime pas le mariage déjà contracté».

         Réponse. Le voeu simple ne dirime pas le mariage contracté, mais seulement [le voeu] solennel.

         La raison est claire si on observe la différence entre les deux.

         En effet, dans le voeu simple, il n’y a qu’une promesse, par laquelle quelqu’un promet à Dieu qu’il observera la continence. Or, le pouvoir [sur quelque chose] n’est pas transféré par une simple promesse. Ainsi, si quelqu’un promet quelque chose à un autre et, par la suite, donne la même chose à un autre, cette donation ne peut être annulée par la promesse antérieure, bien qu’il agisse mal en donnant. Et ainsi, celui qui a émis un voeu simple de continence peut par la suite donner son corps à son épouse et, bien qu’il pèche en faisant cela, le mariage n’est cependant pas dirimé en raison du voeu qui a précédé.

         Mais, dans le voeu solennel, il y a à la fois promesse et transfert. En effet, il y a voeu solennel lorsque, en même temps que le voeu solennel, quelqu’un est consacré à Dieu et placé dans un état de sainteté, soit par la réception d’un ordre, soit par la profession à une règle déterminée. Et ainsi, il ne peut par la suite donner son corps à une épouse et, s’il le donne, le contrat est nul.

         Et ainsi, le mariage est dirimé par le voeu solennel, mais non pas le voeu simple. L’argument présenté en sens contraire supposait quelque chose de faux, à savoir que, par le voeu simple, quelqu’un donnait son corps à Dieu. En effet, il ne le donne pas, mais le promet.



<Question 6> £[Sur ce qui se rapporte à la faute]



         Ensuite, on pose des questions sur ce qui se rapporte à la faute.

         Et à ce propos, cinq questions sont posées. Premièrement, est-ce que pèche celui qui va à l’église pour les distributions, et n’y irait pas autrement, bien qu’il ait depuis le début reçu une prébende afin de servir Dieu ? Deuxièmement, est-ce que quelqu’un qui a du superflu pèche s’il ne le donne pas à un pauvre qui le demande ? Troisièmement, lorsqu’il existe des opinions diverses à propos d’un fait, est-ce que celui qui suit une opinion moins sûre pèche, comme, par exemple, à propos des prébendes ? Quatrièmement, est-ce que le mensonge est toujours un péché ? Cinquièmement, est-ce que quelqu’un pèche dans la mesure où il a l’intention de pécher ?



<Article 1 £[11]> Premièrement : il semble que celui qui se rend à l’église pour la distribution, et n’y irait pas autrement, pèche.



         En effet, il semble placer le service de Dieu, qui est sans prix, en dessous du prix d’une chose temporelle. Il commet donc la simonie, et ainsi il semble qu’il pèche mortellement.

         Cependant, celui qui fait voeu avec une bonne intention, si, par la suite, dans l’exécution du voeu, sa volonté est changée, de sorte qu’il accomplise contre sa volonté ce qu’il avait promis volontairement, ne perd pas le mérite du voeu, comme semble le dire Anselme dans son livre Sur les similitudes. Pour la même raison donc, celui qui reçoit une prébende afin de servir Dieu ne péchera pas, même s’il change d’intention par la suite.

         Réponse. Pour éclairer cette question, il fait noter qu’un acte est appelé spirituel de deux manières. D’une manière, en raison de son principe, comme lorsqu’un acte convient à quelqu’un en raison de quelque chose de spirituel qui est en lui : ainsi convient-il à un évêque de consacrer des basiliques et au diacre de lire l’évangile. Dans de tels actes, la simonie est commise si quelqu’un a l’intention de vendre son acte. D’une autre manière, un acte est spirituel, non pas en raison de son principe, mais seulement en raison de sa fin, comme enseigner les arts libéraux, dont la vérité est spirituelle ; mais cet enseignement ne convient pas à quelqu’un en raison d’une fonction spirituelle, puisqu’il est aussi permis aux Gentils d’enseigner ces arts. Et dans ces actes, la simonie est commise si la fin est vendue, laquelle est spirituelle, à savoir, la vérité elle-même, et non si quelqu’un loue ses actes.

         Or, célébrer l’office divin à l’église est un acte spirituel selon la première manière. En effet, cela convient à quelqu’un du fait qu’il est clerc. C’est pourquoi celui qui a l’intention de vendre cet acte commet la simonie. En effet, en toute vente, un prix est reçu comme fin.

         C’est pourquoi, dans le cas mentionné, il faut faire une distinction. En effet, s’il reçoit ces distributions comme la fin principalement visée pour son acte, il commet la simonie, et ainsi il pèche mortellement. Mais s’il a Dieu comme fin principale dans un tel acte, mais a l’oeil sur les distributions d’une manière secondaire, non comme si elles étaient la fin, mais comme ce qui est nécessaire à sa subsistance, il est clair qu’il ne vend pas un acte spirituel. Et ainsi, il ne commet pas la simonie et ne pèche pas. En effet, le fait de recevoir des distributions ne sera pas la cause pour laquelle il se rend à l’église, mais à proprement parler de la décision d’y aller maintenant, et non une autre fois.

         <1> Et ainsi, la réponse au premier argument est claire, car il ne place pas ce qui est sans prix au dessous de ce qui a un prix.

         À ce qui est présenté en sens contraire, il faut répondre que le mérite n’est pas perdu pour celui qui fait voeu lorsque l’intention de celui qui fait voeu porte sur quelque chose de licite, comme lorsque quelqu’un ne voudrait pas faire ce qu’il a fait voeu [de faire], s’il n’avait pas fait voeu. Mais si [son intention] porte directement sur quelque chose d’illicite, alors le mérite du voeu est perdu, comme lorsque quelqu’un ne veut absolument pas faire ce dont il a fait voeu. Or, celui qui veut aller à l’église pour de l’argent comme pour sa fin principale a une volonté portée à ce qui est illicite, et c’est pourquoi il pèche.



<Article 2 £[12]> Deuxièmement : il semble que celui qui, ayant du superflu, ne ledonne pas à un pauvre qui le demande, pèche.



         <1> En effet, faire l’aumône de son superflu relève d’un précepte, Lc 11, 41 : Donnez en aumône ce que vous possédez. Il pèche donc en ne donnant pas au pauvre qui le demande.

         <2> De plus, on est tenu de s’enquérir de ce qui est nécessaire au salut. Or, il est nécessaire au salut que l’on vienne à l’aide de celui qui se trouve dans une nécessité extrême. Tous sont donc tenus de s’informer si un pauvre est dans une extrême nécessité ou de lui donner aussitôt [le nécessaire].

         Cependant, il semblerait que tous seraient ainsi damnés.

         Réponse. À ce propos, il faut faire une distinction. En effet, à supposer que quelqu’un possède du superflu, tant par rapport ce qu’il est individuellement qu’en raison de sa fonction, qu’il est tenu de distribuer aux pauvres, ou bien il voit chez le pauvre qui en fait la demande des signes évidents d’une extrême nécessité, ou bien non. S’il les voit, il est certain qu’il est obligé de donner et qu’il pèche en ne donnant pas. En effet, dans ce cas, Ambroise dit : «Nourris celui qui meurt de faim... ; si tu ne le nourris pas, tu l’as tué.» Mais si [les signes] ne sont pas évidents, alors il n’est pas obligé de donner au pauvre qui demande. Bien qu’il soit tenu de donner de son superflu aux pauvres, il n’est cependant pas tenu d’en donner à tous les pauvres, ni même à ce pauvre, mais de faire la distribution qui lui semble opportune. Il n’est pas non plus tenu de s’enquérir, car il serait trop lourd qu’il doive s’enquérir de tous les pauvres, surtout qu’il appartient à celui qui est dans le besoin de faire connaître son besoin.

         Et par cela, la réponse aux objections est claire.



<Article 3 £[13]> Troisièmement : il semble que celui qui possède plusieurs prébendes pèche, par le fait même qu’il existe des opinions de maîtres qui s’y opposent.



         En effet, tous ceux-là pèchent, qui s’exposent à quelque chose de dangereux dans les choses qui concernent le salut. Or, celui-ci s’expose à quelque chose de dangereux, semble-t-il, puisqu’il agit à l’encontre de la position de plusieurs experts. Il semble donc qu’il pèche.

         Cependant, il peut arriver que, dans un tel cas, quelqu’un manifeste de la diligence en s’enquérant s’il est permis d’avoir plusieurs prébendes, et qu’il ne trouve pas quelque chose qui le convainque que cela est défendu. Il semble donc qu’il puisse sans péché avoir plusieurs prébendes.

         Réponse. Quelqu’un est obligé sous peine de péché de deux manières. D’une manière, en agissant contre la loi, comme lorsque quelqu’un fornique. D’une autre manière, en agissant contre sa conscience, même si elle ne va pas à l’encontre de la loi, comme lorsque sa conscience dicte à quelqu’un que prendre à terre un fétu de paille est un péché mortel. Or, quelqu’un est obligé par sa conscience sous peine de péché, soit qu’il ait l’assurance du contraire de ce qu’il fait, soit qu’il en ait une opinion douteuse. Ce qui est fait à l’encontre de la loi est donc toujours mal, et cela n’est pas excusé par le fait que cela est conforme à sa conscience. De même, ce qui est contraire à la conscience est mal, bien ce ne soit pas toujours contraire à la loi. Mais ce qui n’est ni contre la conscience ni contre la loi ne peut être péché.

         Il faut donc dire que lorsqu’il existe deux opinions contraires à propos de la même chose, il faut que l’une soit vraie et l’autre fausse. Ou bien, donc, celui qui agit contre l’opinion de certains maîtres en ayant plusieurs prébendes agit contre une opinion vraie, et ainsi il n’est pas excusé de péché, bien qu’il n’agisse pas contre sa conscience. En effet, il agirait ainsi contre la loi de Dieu. Ou bien l’opinion que celui-ci suit n’est pas vraie, mais plutôt contraire [à la vérité], de sorte qu’il lui est vraiment permis d’avoir plusieurs prébendes. Et ainsi, il faut faire une distinction : ou bien il a conscience du contraire, et à nouveau il pèche en agissant contre sa conscience, tout en n’agissant pas contre la loi ; ou bien il n’a pas conscience du contraire avec certitude, mais il est conduit à un certain doute par l’opposition des opinions, et ainsi, s’il a plusieurs prébendes alors que le doute demeure, il se met en danger et par conséquent pèche sans aucun doute en aimant davantage un bénéfice temporel que son propre salut ; ou bien il n’est conduit à aucun doute par les opinions contraires, et ainsi il ne s’expose pas à un danger et ne pèche pas.

         Ainsi la solution des objections est claire.



<Article 4 £[14]> Quatrièmement : il semble que tout mensonge ne soit pas un péché.



         <1> En effet, l’homicide est un plus grand péché que le mensonge. Or, il peut être permis de commetre un homicide, comme lorsque le juge tue un voleur. Un mensonge peut donc aussi [être commis].

         <2> De plus, dans la Sainte Écriture, certains sont loués, dont on comprend pourtant qu’ils ont menti, comme les sages femmes (Ex 1, 15-21), Jacob (Gn 16, 19-24) et Judith (Jdt 10, 11-17). Le mensonge n’est donc pas toujours un péché.

         Cependant, s’oppose à cela ce que présente Augustin dans Sur le mensonge.

         Réponse. Chaque fois qu’un désordre est inséparablement associé à un acte, il ne peut jamais être rendu bon, car le désordre même est quelque chose de superflu ou d’amoindri, et ainsi, dans un tel acte, on ne peut trouver de milieu dans lequel consiste la vertu, comme cela est clair d’après le Philosophe, Éthique, II. Or, le mensonge est un acte de ce genre. En effet, «les paroles ou les mots ont été inventés pour être des signes de ce qui est compris», comme il est dit au début de Sur l’interprétation. C’est pourquoi, lorsque quelqu’un exprime par un mot ce qu’il n’a pas à l’esprit, ce qu’on entend par le mot mensonge, il y a désordre par abus d’un mot. Ainsi, nous concédons que le mensonge est toujours un péché.

         <1> L’homicide aussi est toujours un péché, parce qu’un désordre lui est toujours inséparablement associé. En effet, l’homicide comporte plus que le fait de tuer un homme (en effet, les noms composés signifient fréquemment plus que les éléments qui les composent), car l’homicide comporte le fait de tuer un homme de manière indue. C’est pourquoi l’homicide n’est jamais permis, bien que tuer un homme le soit parfois.

         <2> Comme le dit Augustin, dans le livre Sur le mensonge (et comme on le lit dans la Glose, à propos de ce passage du psaume : Tu perdras tous ceux qui disent un mensonge (Ps 5, 7), on loue quelqu’un dans l’Écriture pour deux raisons. [On en loue] certains pour un parfait état de vertu et leurs actions sont proposées à tous en exemple ; à propos de ceux-là, on ne lit pas qu’ils aient menti, ou bien, s’ils ont dit ce qui semble être des mensonges, ce ne sont pas des mensonges selon l’intention qu’ils avaient par l’inspiration de l’Esprit Saint. Mais certains sont loués pour leur inclination à la vertu, et, à propos de ceux-là, on lit qu’ils ont [commis] le mensonge, surtout le [mensonge] associé à une fonction, comme cela est clair pour les sages-femmes. En effet, elles ne sont pas louées parce qu’elles ont menti, mais en raison de la miséricorde par laquelle elles sont tombées dans le mensonge. Et ainsi se manifeste chez elles une certaine inclination, c’est-à-dire un progrès, vers la vertu, mais non la perfection [de celle-ci].



<Article 5 £[15]> Cinquièmement : il semble qu’il ne soit pas nécessaire que pèche mortellement celui qui a l’intention de pécher mortellement.



         En effet, «Dieu est plus porté à faire miséricorde qu’à punir», comme on le lit dans la Glose, au début de Jérémie. Or, si quelqu’un a l’intention de pécher véniellement, il n’en découle pas qu’à cause de cela il pèche véniellement. Il n’est donc pas nécessaire que celui qui a l’intention de pécher mortellement pèche mortellement.

         Cependant, quiconque a l’intention de pécher mortellement agit contre sa conscience. Or, tous ceux-là pèchent mortellement. Donc, etc.

         Réponse. On parle improprement en disant que quelqu’un a l’intention de pécher mortellement ou véniellement, car «le mal va au delà de l’intention et de la volonté», comme le dit Denys, Sur les noms divins, IV. Mais quelqu’un a l’intention de faire quelque chose qu’il croit être un péché mortel, et de ce fait on dit qu’il a l’intention de pécher mortellement. La question ci-haut ne cherche donc rien d’autre que pourquoi quelqu’un qui croit que ce qu’il fait est péché mortel pèche mortellement ; mais il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’un péché véniel, s’il croit que c’est [un péché] véniel, par exemple, s’il croit que la fornication est un péché véniel.

         La réponse à cette question apparaît clairement, car, puisque la conscience même erronée a pouvoir de lier, par le fait même que quelqu’un agit contre sa conscience, il pèche mortellement. Or, l’erreur de la conscience a parfois le pouvoir d’absoudre ou d’excuser, à savoir, lorsqu’elle procède de l’ignorance de ce que quelqu’un ne peut pas savoir ou n’est pas obligé de savoir. Dans un tel cas, bien que ce qui est fait soit de soi mortel, cependant celui qui a l’intention de pécher véniellement pécherait véniellement, comme si quelqu’un avait l’intention d’approcher son épouse pour le plaisir et avait ainsi l’intention de pécher véniellement, il pécherait néanmoins véniellement si, sans qu’il le sache, une autre lui était substituée. Mais parfois l’erreur de la conscience n’a pas pouvoir d’absoudre ou d’excuser, à savoir, lorsque l’erreur elle-même est un péché ; ainsi lorsqu’elle vient de l’ignorance de ce que quelqu’un peut savoir et est obligé de savoir, comme s’il croyait que la simple fornication est un péché véniel. Alors, bien qu’il croirait pécher véniellement, il ne pécherait cependant pas véniellement, mais mortellement.

         Et par cela la solution aux objections est claire.



<Question 7> £[Sur ce qui concerne la peine et la gloire]



         Ensuite, on s’interroge sur ce qui concerne la peine et la gloire : premièrement, sur ce qui concerne la peine ; deuxièmement, sur ce qui concerne la gloire.

         À propos de la peine, on pose des questions, premièrement, sur la peine spirituelle ; deuxièmement, sur la peine corporelle des damnés.

         À propos du premier point, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que les damnés voient la gloire des saints, surtout après le jour du jugement ? Deuxièmement, est-ce que les damnés veulent que leurs proches soient damnés ?



<Article 1 £[16]> Premièrement : il semble que les damnés voient la gloire des saints après le jour du jugement.



         <1> En effet, le rapport de la misère à la gloire est le même que le rapport de la gloire à la misère. Or, il fait partie de la gloire des saints qu’ils voient la misère des damnés, comme on le lit en Isaïe : Ils sortiront et verront les cadavres des impies (Is 66, 24). Il fait donc aussi partie de la misère des damnés qu’ils voient la gloire des saints, et ainsi, après le jour du jugement, lorsqu’ils seront dans une totale misère, les damnés verront la gloire des saints.

         <2> De plus, après le jour du jugement, aucune affliction ne sera épargnée aux damnés. Or, maintenant, les damnés sont affligés du fait qu’ils voient la gloire des saints, selon ce que dit Is 26, 11 : Que ceux qui harcèlent le peuple voient et soient confondus ! Après le jour du jugement, donc, ils verront la gloire des saints.

         Cependant, tout sujet de réjouissance sera enlevé aux damnés après le jour du jugement. Or, voir la gloire des saints est un sujet de réjouissance. Après le jour du jugement, les damnés seront donc privés d’une telle vision.

         Réponse. Voir la gloire des saints arrive de deux manières. D’une manière, de telle sorte que soit saisie ce qu’est la gloire elle-même, quelle en est la qualité ainsi que son ampleur, et ainsi personne ne peut voir la gloire que celui qui est dans la gloire. En effet, elle dépasse tant le désir que l’intelligence de ceux qui n’en font pas l’expérience, car elle est la manne cachée et le nom nouveau écrit sur la pierre, que personne ne connaît que celui qui le reçoit, comme on le lit dans Ap 2, 17. D’une autre manière, il arrive qu’on voie la gloire des bienheureux, de telle sorte qu’on voie que les bienheureux sont dans une gloire ineffable et qui dépasse l’intelligence, et ainsi, les damnés, avant le jour du jugement, voient la gloire des saints, mais non après le jour du jugement, parce qu’ils seront écartés de toute partage avec les saints du fait qu’ils auront atteint la plus grande misère. C’est pourquoi ils ne seront pas non plus dignes de voir les saints, car celui qui voit quelque chose partage d’une certaine manière ce qu’il voit.

         <1> Voir la misère des damnés contribuera tout à fait à la gloire des saints. En effet, ils se réjouiront de la justice de Dieu et de lui avoir échappé, selon ce que dit le psaume : Le juste se réjouira lorsqu’il verra la vengeance (Ps 57, 11). Or, voir la gloire des saints comporte quelque chose de la perfection dont les damnés seront privés après le jour du jugement.

         <2> Après le jour du jugement, les damnés qui se trouvent en enfer se rappelleront la gloire des saints, qu’ils avaient vue avant le jugement et lors du jugement. Et ainsi, ils sauront que [les saints] se trouvent dans la plus grande gloire, bien qu’ils ne verront pas les bienheureux eux-mêmes ni leur gloire, et ainsi, ils seront tourmentés par l’envie. En conséquence, l’affliction qui est en eux maintenant en raison d’une telle vision demeurera, alors que la vision sera supprimée. De cela, ils seront encore plus affligés, en voyant qu’ils ont été jugés indignes de la vue des saints.

         À ce qui a été objecté en sens contraire, il faut répondre que voir la gloire des saints n’est un sujet de réjouissance que selon la première manière dont elle est vue, manière dont dont elle n’est même pas vue par les damnés avant le jugement. La voir de la seconde manière et ne pas la posséder est plutôt un sujet d’affliction en raison de l’envie.



<Article 2 £[17]> Deuxièmement : il semble que les damnés ne veuillent pas que leurs proches soient damnés.



         En effet, il est dit en Lc 16, 27s, que le riche condamné à l’enfer demandait à Lazare d’être envoyé à ses frères pour les exhorter à ne pas venir dans le lieu des tourments. Or, une demande est une indication de sa volonté. Les damnés ne veulent donc pas que leurs proches soient damnés.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit la Glose sur Is 4, 9 : Ils se lèveront de leurs trônes : «C’est un réconfort pour les damnés d’avoir des compagnons de leur misère.» [Les damnés] voudraient donc que tous soient damnés.

         Réponse. Les vices spirituels atteindront leur sommet chez les damnés, ce qui est signifié dans Ez 32, 27, où il est dit au sujet des impies qu’ils sont descendus en enfer avec leurs armes. Ainsi, il y aura chez eux une envie consommée, à laquelle il appartient de s’affliger du bien d’un autre qu’on n’a pas soi-même, et aussi de vouloir que tous endurent le mal qu’on endure soi-même. En effet, être libéré d’un mal est un certain bien. Et cette envie est tellement intense chez certains même en cette vie qu’ils envient leurs proches pour les biens qu’ils n’ont pas eux-mêmes. Encore bien davantage les damnés, poussés par l’envie, voudront-ils donc que leurs proches soient damnés avec tous les autres et seront-ils affligés s’ils savent que certains ont été sauvés. Mais cependant, si tous ne doivent pas être damnés mais certains sauvés, ils préféreront que leurs proches, plutôt que d’autres, soient libérés de la damnation parce qu’ils seront en cela aussi tourmentés par l’envie, s’ils en voient d’autres être sauvés et leurs proches être damnés. Et, de cette façon, le riche damné ne voulait pas la damnation des siens.

         Et par cela, la réponse aux objections est claire.



<Question 8> £[Sur la peine corporelle des damnés]



<Article unique [18]> Ensuite, on demande, à propos de la peine corporelle des damnés, si elle comporte seulement la peine du feu ou aussi la peine de l’eau.



         Et il semble que oui, selon ce qu’on lit en Jb 24, 19, à propos des impies : Ils passeront des eaux des neiges à une chaleur trop forte.

         Cependant, tout plaisir et rafraîchissement est enlevé aux damnés. Or, ce ne peut être sans un certain rafraîchissement que quelqu’un affligé par la chaleur passe au froid de l’eau, ou inversement. Une telle alternance de peines n’existera donc pas chez les damnés.

         Réponse. Comme le dit Basile en expliquant ce passage du psaume : La voix du Seigneur projetant une flamme de feu (Ps 28, 7), «à la fin du monde, le feu sera séparé des autres éléments, et tout ce qu’il y a en eux de beau et de clair demeurera en haut pour la gloire des élus, mais ce qu’il y a en eux de nauséabond et de pénible descendra en enfer pour la peine des damnés». Et ainsi, les rebuts de toutes les créatures sera rassemblés dans l’enfer et seront une peine pour les damnés, qui ne souffriront pas seulement de la peine du feu. En effet, il est juste que ceux qui ont offensé le Créateur soient punis par toutes les créatures. Ainsi est-il dit en Sg 5, 20, que toute la terre combattra les insensés.

         À ce qui est présenté en sens contraire, il faut répondre que, par cette diversité des peines, les damnés n’éprouveront aucun réconfort. En effet, le feu, l’eau et les choses de ce genre n’agissent pas sur les corps des damnés selon l’action de leur nature, de sorte qu’ils laissent leurs qualités dans les corps des damnés selon leur être de nature, comme le feu laisse sa chaleur dans le bois et le rend chaud ; autrement, comme les contraires ne peuvent se trouver en même temps chez le même, il faudrait que les corps des damnés perdent leurs qualités et ainsi, après le changement de la nature des organes, ils seraient affligés d’une peine moins sensible. Mais [ces éléments] agissent sur les corps des damnés selon une action spirituelle, en imprimant leurs qualités dans les corps des damnés selon leur être spirituel, de la façon dont l’espèce des couleurs existe dans l’air et la pupille, mais sans qu’ils deviennent colorés. Ainsi, les corps des damnés sentiront l’affliction du feu sans être convertis en la nature du feu. Et ainsi, la diversité des peines ne leur apporte aucun réconfort. En effet, le réconfort qui vient maintenant de l’alternance des peines est causé par un certain changement de nature, pour autant que le superflu de chaleur est compensé par le froid de l’eau et qu’on atteint ainsi un milieu, qui est délectable.



<Question 9> £[Sur la gloire des saints]



         Ensuite, on pose des questions sur la gloire des bienheureux. À ce sujet, on pose deux questions. Premièremenet, est-ce que la béatitude des saints tient d’abord à l’intellect plutôt qu’à la puissance affective [affectu] ? Deuxièmement, est-ce que les bienheureux sont portés à voir d’abord l’humanité du Christ plutôt que sa divinité ?



<Article 1 £[19]> Premièrement : il semble que la béatitude des saints se trouve principalement dans l’intellect.



         <1> En effet, comme le dit Augustin, Confessions, X, «la béatitude est la joie de la vérité». Or, la vérité concerne principalement l’intellect. Donc, la béatitude aussi.

         <2> De plus, il est dit en Jn 17, 3 : La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent toi, le Dieu véritable, et celui que tu as envoyé, Jésus, le Christ. Or, la connaissance relève de l’intellect. Donc, la vie éternelle et la béatitude aussi.

         <3> De plus, Augustin dit, Sur la Trinité, I, que «la vision constitue toute la récompense». Or, la récompense est la béatitude. Elle concerne donc principalement la vision de l’intellect.

         Cependant, la récompense correspond au mérite. Or, le mérite se trouve principalement dans la volonté. Donc, la béatitude aussi, qui est la récompense.

         Réponse. La félicité ou la béatitude consiste dans une opération, et non dans un habitus, comme le Philosophe le démontre en Éthique, I. Ainsi, la béatitude de l’homme peut être comparée à une puissance de l’âme de deux manières. D’une manière, comme l’objet d’une puissance, et ainsi la béatitude se compare principalement à la volonté. En effet, la béatitude désigne la fin ultime de l’homme et son bien suprême. Or, la fin et le bien sont l’objet de la volonté. D’une autre manière, [on peut comparer la béatitude] comme un acte se compare à une puissance, et ainsi la béatitude consiste originellement et substantiellement dans un acte de l’intellect, mais par sa forme et son achèvement dans un acte de la volonté, car il est impossible qu’un acte de la volonté soit la fin ultime de l’homme. En effet, la fin ultime de l’homme est ce qui désiré en premier lieu. Or, il ne peut se faire que ce qui est voulu en premier soit un acte de la volonté. En effet, une puissance se porte d’abord vers un objet plutôt que vers son acte, car l’acte d’une puissance est connu avant sa réflexion sur cet acte. Or, l’acte a son terme dans son objet, et ainsi toute puissance est plutôt portée vers son objet que vers son acte, comme la vue voit d’abord la couleur avant de voir qu’elle voit la couleur. De la même façon aussi, la volonté veut d’abord un certain bien avant de se vouloir, et ainsi l’acte de la volonté ne peut être ce qui est voulu en premier, et par conséquent il ne peut être non plus la fin ultime.

         Mais, chaque fois qu’un bien extérieur est désiré comme une fin, cet acte qui est le nôtre est pour nous comme une fin intérieure par lequel nous l’atteignons d’abord parfaitement, comme nous disons que manger est la fin et la béatitude de celui qui met sa béatitude dans sa nourriture, et la possession [de l’argent] pour celui qui met sa fin dans aon argent. Or, la fin de notre désir est Dieu. Ainsi, l’acte par lequel nous lui sommes d’abord unis est-il originellement et substantiellement notre béatitude. Or, nous sommes d’abord unis à Dieu par un acte de l’intelligence. C’est pourquoi la vision même de Dieu, qui est un acte de l’intelligence, est substantiellement et originellement notre béatitude.

         Mais parce que cette opération est la plus parfaite et l’objet, ce qui convient le plus, il en découle la plus grande délectation, qui embellit l’opération elle-même et la perfectionne, comme la beauté [embellit] la jeunesse, ainsi que le dit le Philosophe, Éthique, X. Ainsi, la délectation même, qui relève de la volonté, est-elle formellement l’achèvement de la béatitude.

         Et ainsi, l’origine de la béatitude ultime se trouve-t-elle dans la vision, mais son achèvement dans la jouissance [fruitione].

         <1> <2> <3> Les trois premiers arguments doivent donc être concédés, car ils montrent que la béatitude consiste substantiellement dans un acte de l’intelligence.

         À ce qui est objecté en sens contraire, il faut répondre que le mérite consiste dans l’action, mais la récompense dans le fait de recevoir. Or, l’action relève d’abord de la volonté du fait qu’elle meut toutes les autres puissances. Mais le fait de recevoir relève plutôt de l’intellect que de la volonté. Ainsi, la récompense est d’abord attribuée à l’intelligence, mais le mérite, à la volonté.



<Article 2 £[20]> Deuxièmement : il semble que les bienheureux dans la gloire soient d’abord portés à contempler la divinité du Christ que son humanité.



         <1> En effet, à l’état le plus élevé convient principalement et en premier lieu l’acte le plus élevé. Or, les bienheureux se trouvent dans l’état le plus élevé. Puisque l’acte de l’intelligence, qui est la puissance la plus élevée, de laquelle relève le fait d’être porté vers Dieu, est l’acte le plus noble, il semble donc que cet acte convienne en premier aux bienheureux afin qu’ils contemplent Dieu.

         <2> De plus, il relève de l’imperfection de [notre condition] d’itinérance (imperfectio viae)qu’il nous faille monter vers la contemplation des réalités supérieures à partir des inférieures. Or, chez les bienheureux, la perfection sera contraire à l’imperfection de [notre condition] d’itinérance. En sens inverse, donc, ils contempleront d’abord les réalités les plus élevées, et ainsi d’abord la divinité du Christ avant son humanité.

         Cependant, on ne parvient à une extrémité qu’en passant par ce qui est intermédiaire. Or, l’intermédiaire entre Dieu et les hommes est l’humanité du Christ, 1 Tm 2, 5 : Le médiateur entre Dieu et les hommes est cet homme, le Christ Jésus. Les saints ne parviendront donc pas à la contemplation de la divinité du Christ, à moins de contempler d’abord son humanité.

         Réponse. Chacun considère d’abord ce qui est la raison d’une chose plutôt que ce dont cela est la raison, comme l’artisan considère d’abord la règle de l’oeuvre avant d’agir selon la règle. Or, les bienheureux sont à ce point unis à Dieu qu’Il est lui-même la raison de toute connaissance et de toute action. En effet, s’il en était autrement, l’acte de la béatitude serait empêché par d’autres connaissances et d’autres opérations. C’est pourquoi ce dont s’occupent d’abord les bienheureux est Dieu lui-même et ils l’ont comme moyen de toute connaissance et règle de toute action. Et ainsi, ils contemplent d’abord la divinité du Christ plutôt que son humanité.

         Toutefois, ils trouvent leur délectation dans la contemplation des deux. Ainsi est-il dit en Jn 10 : Ils entreront, à savoir, les bienheureux, pour contempler la divinité du Christ, et ils sortiront pour contempler son humanité, et ils trouveront [leur] Pâque dans les deux endroits, à savoir, leur délectation, comme cela est exposé dans le livre Sur l’esprit et l’âme.

         <1> <2> Nous concédons donc les deux premiers arguments.

         À ce qui est objecté en sens contraire, il faut répondre que cet argument s’applique à l’état d’itinérance, dans lequel nous ne sommes pas parfaitement unis à Dieu, mais où il nous faut y accéder par le Christ. Mais lorsque nous serons déjà unis à Dieu dans la béatitude, nous nous accuperons d’abord de la divinité du Christ plutôt que de son humanité.





QUODLIBET 9 : £[Sur le Christ tête et ses membres]





         On a posé des questions, en premier lieu, sur le Christ tête, ensuite, sur ses membres.

         À propos du Christ, on a posé trois questions : premièrement, à propos de sa nature divine ; deuxièmement, à propos de l’union de [la nature] humaine avec [la nature] divine ; troisièmement, à propos des espèces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel.



<Question 1> £[Sur le Christ]



<Article unique [1]>Premièrement, on demande si Dieu peut faire que des choses infinies existent en acte.



         <1> En effet, Dieu peut faire quelque chose de plus grand que tout ce qu’il a fait, car «son oeuvre n’égale pas sa puissance», comme le dit Hugues de Saint-Victor. Or, il ne peut y avoir quelque chose de plus grand que l’infini en acte. Il ne se peut donc pas que Dieu fasse quelque chose d’infini en acte.

         Cependant, Dieu peut faire plus que ce que l’homme peut dire ou penser, selon ce que dit Lc 1, 37 : Aucune parole n’est impossible à Dieu. Or, l’homme peut dire qu’il existe quelque chose d’infini en acte, et même le penser, puisque certains philosophes l’ont affirmé, comme cela est clair d’après Physique, III. Dieu peut donc faire l’infini en acte.

         Réponse. Lorsqu’on dit que Dieu ne peut faire quelque chose, cela ne vient pas d’une déficience de la puissance divine, mais d’une incompatibilité dans ce qui est fait. Ce qui se produit de deux manières. D’une manière, parce que cela s’oppose à ce qu’une chose soit faite en tant qu’elle est faite, comme lorsque nous disons que Dieu ne peut faire une créature qui se conserve elle-même dans l’être, car par le fait même qu’on affirme qu’une chose a un Créateur, on affirme qu’elle a besoin de quelqu’un qui la conserve [dans l’être], puisque la cause de l’être d’une chose et de la conservation d’une chose dans l’être est la même. D’une autre manière, parce que cela s’oppose à ce qui est fait en tant que cela est fait, comme si nous disions que Dieu ne peut faire qu’un cheval soit raisonnable. En effet, être raisonnable, bien que cela ne s’oppose pas à ce qui est fait en tant qu’il est fait, puisqu’un quelque chose de créé est raisonnable, s’oppose cependant au cheval en tant que cheval, dont la définition comporte qu’il n’est pas raisonnable.


* * *




         Certains disent donc que Dieu ne peut faire exister l’infini en acte, parce que le fait d’être infini s’oppose à ce qui est fait en tant qu’il est fait. En effet, il va contre la raison de créature qu’elle soit égale au Créateur, ce qu’il faudrait affirmer s’il existait une créature infinie, car il n’y a pas d’infini plus grand que l’infini.

         Mais on ne semble pas parler ainsi de manière raisonnable. En effet, rien n’empêche que ce qui est infini selon un mode soit dépassé par ce qui infini selon plusieurs modes, comme s’il existait un corps infini selon la longueur, mais fini selon la largeur, il serait moindre que le corps infini selon la largeur et selon la longueur. Or, à supposer que Dieu fasse un corps infini en acte, ce corps serait infini selon la quantité dimensionnelle, mais il aurait nécessairement une nature d’une espèce déterminée et un être limité par le fait même qu’il serait une chose matérielle. Il ne serait donc pas égal à Dieu, dont l’être et l’essence sont infinis de toutes les façons.


* * *




         Mais d’autres ont dit que le fait que l’infini existe en acte selon un certain mode ne s’oppose pas à ce qui est fait en tant qu.il est, ni à cette chose qui est faite en tant qu’elle est cette chose faite, qui est un être en acte ; mais il répugne d’une certaine façon qu’un être en acte soit infini. Telle est l’opinion d’Algazel. En effet, il distingue un double infini : l’infini par soi et l’infini par accident.

         On peut comprendre cette distinction à partir du fait que, puisque l’infini se trouve principalement dans la quantité, selon le Philosophe, Physique, I, si la quantité en quoi consiste l’infini comporte une telle multitude que chacune de ses parties dépend d’une autre et possède un certain ordre, de sorte que chacune des parties de cette grandeur est nécessaire par elle-même , alors l’infini qui consiste dans une telle quantité sera appelé infini par soi, comme cela est clair pour le bâton qui est mû par la main, et la main par les muscles et les nerfs, qui sont mus par l’âme ; si l’on procède ainsi à l’infini, de sorte que l’âme soit mue par un autre et ainsi de suite à l’infini, ou que le bâton meut quelque chose d’autre et ainsi de suite à l’infini, la multitude des choses qui meuvent et des moteurs sera infinie par elle-même. Mais si la quantité en laquelle consiste l’infini résulte de certains éléments qui conservent le même ordre et dont le nombre n’est nécessaire que par accident, alors il s’agira d’un infini par accident, comme lorsqu’un ouvrier métallurgiste fait un couteau qui exige pour être fabriqué plusieurs marteaux parce que l’un se rompt après l’autre et que l’un succède à l’autre en gardant le même ordre, si une telle multitude augmente à l’infini, on parlera d’un infini par accident, et non par soi. En effet, une multitude infinie de marteaux intervient dans l’oeuvre fabriquée, alors que s’il durait, un seul marteau pourrait autant suffire pour la réaliser que plusieurs.

         Ils disent donc que l’infini par soi s’oppose au fait d’être en acte, parce qu’il est nécessaire que, pour les choses qui ont un ordre, la dernière ne soit achevée d’une certaine manière que par l’opération des toutes celles qui ont précédé, et ainsi, pour en réaliser une, [est nécessaire] l’influence ordonnée d’une infinité, s’il existait quelque chose d’infini par soi. Ainsi, elle ne pourrait jamais être achevée, puisque ce qui est infini ne passe pas. Mais, selon eux, l’infini par accident ne s’oppose pas au fait d’être en acte, puisqu’une partie de la multitude ne dépend pas d’une autre. De sorte que, par conséquent, rien n’empêche qu’un infini existe en acte. Comme Algazel dit, dans sa Métaphysique, que les âmes raisonnables des hommes sont infinies en acte, du fait qu’il affirme que la génération des hommes existe depuis l’éternité et que les âmes demeurent après la mort des corps.

         Et selon cette opinion, Dieu pourrait faire que des choses infinies existent en acte ou qu’un infini existe en acte, même si l’infini en acte n’existe pas dans la nature.


* * *




         Par contre, dans Métaphysique, II, le Commentateur dit que ni l’infini par soi ni l’infini par accident ne peuvent exister en acte, mais qu’on trouve en puissance un infini par accident, mais non un infini par soi. Et ainsi, selon lui, être infini s’oppose à être en acte.

         Et cela paraît plus vrai. En effet, il ne peut exister en acte dans la nature des choses quelque chose de non déterminé, qui serait indifféremment en rapport avec diverses espèces. Car, bien que l’intelligence conçoive un animal non déterminé par la différence raisonnable ou non raisonnable, cependant il ne peut exister en acte un animal qui ne soit pas raisonnable ou non raisonnable. De sorte que, selon le Philosophe, «il n’existe rien dans un genre qui n’existe selon son espèce». Mais toute quantité est déterminée par une certaine limite de la quantité ; ainsi, les espèces d’une multitude sont deux, trois et ainsi de suite, et une grandeur [comporte] deux coudées, trois coudées ou une mesure déterminée. Il est donc impossible de trouver une quantité en acte qui ne soit pas limitée par ses propres termes. Or, comme l’infini relève de la quantité et est ainsi appelé selon la suppression de terme, il sera impossible qu’un infini existe en acte. C’est la raison pour laquelle le Philosophe dit, Physique, III, que «l’infini est comme une matière qui n’est pas encore déterminée, mais se trouve en état de privation et a davantage raison de partie et de contenu que de tout et de contenant».

         Et c’est pourquoi, comme Dieu ne peut faire qu’un cheval [soit] raisonnable, il ne peut pas non plus faire qu’un être en acte soit infini.

         <1> Nous concédons donc le premier argument parce que sa conclusion est vraie, bien qu’il ne conclue pas correctememnt, car si on affirme que Dieu fait quelque chose d’infini selon un mode, il peut aussi faire quelque chose d’infini selon un autre mode, comme s’il pouvait faire des hommes infinis [en nombre], il pourrait aussi faire des lions infinis [en nombre]. En effet, il n’y a rien de plus grand que l’infini dans l’ordre selon lequel cela est infini, mais, selon un autre ordre, rien n’empêche qu’une chose plus grande que l’infini, comme les nombres pairs sont infinis, et cependant les nombres pairs et impairs pris ensemble sont plus nombreux que les nombres pairs.

         À ce qui est objecté en sens contraire, il faut répondre qu’on entend par parole non seulement ce qui est exprimé par la parole, mais ce qui est conçu par l’esprit. Or, ce qui s’oppose à soi-même ne peut être conçu par l’esprit, car personne ne peut comprendre que des contraires soient vrais en même temps, comme il est démontré dans Métaphysique, IV. Ainsi, comme le fait d’être infini est contraire au fait d’être en acte, ceci n’est pas une parole : «L’infini existe en acte.» Il n’en découle donc pas que cela soit possible à Dieu. Mais les philosophes qui ont affirmé que l’infini existe en acte ont ignoré leur propre parole.



<Question 2> £[Sur l’union de la nature humaine à la nature divine]



         Ensuite, on a posé des questions sur le Christ, à propos de l’union de la nature humaine à la [nature] divine.

         Et à ce propos, on pose trois questions. Premièrement, est-ce que dans le Christ n’existe que l’union hypostatique ? Deuxièmement, est-ce qu’il n’existe en lui qu’un seul être ? Troisièmement, est-ce qu’il n’existe en lui qu’une seule filiation ?



<Article 1 £[2]> Premièrement : il semble qu’il existe plusieurs hypostases dans le Christ.



         <1> En effet, l’union de l’âme et du corps est présupposée à ce que [la nature humaine] soit assumée, car le Christ a assumé l’humanité ou la nature humaine, qui, étant la forme du tout, signifie quelque chose de composé d’âme et de corps. Or, l’âme et le corps unis constituent l’hypostase d’un homme. L’hypostase de la nature humaine est donc présupposée au fait qu’elle soit assumée. Or, tout ce qui est présupposé au fait d’être assumé peut être dit assumé. L’hypostase du Verbe a donc assumé l’hypostase de l’homme. Or, «celui qui assume n’est pas ce qui est assumé», selon Boèce. Dans le Christ, donc, autre est l’hypostase de l’homme et autre l’hypostase du Verbe. Il y a donc là deux hypostases.

         <2> De plus, pouvoir être assumé est présupposé au fait d’être assumé. Or, le corps ne peut être assumé que s’il est uni à l’âme raisonnable. En effet, on ne dit pas que le corps inanimé peut être assumé. L’union du corps et de l’âme est donc présupposée à l’assomption de la nature humaine. Et ainsi, [la conclusion] est la même que précédemment.

         <3> De plus, un moyen d’union est nécessaire à l’union. Or, la grâce est le moyen de l’union de la nature humaine à la personne divine ; c’est ainsi qu’on parle de grâce d’union. Elle est donc présupposée à l’union. Or, la grâce ne peut se comprendre que dans l’âme, et l’âme ne se comprend pas avant d’être unie au corps, car «elle est infusée par création et elle est créée par infusion». Il faut donc comprendre l’union de l’âme avec le corps avant l’union de la nature humaine avec la [nature] divine. Et ainsi, [la conclusion] est la même que précédemment.

         <4> De plus, l’humanité est une forme substantielle. Or, toute forme substantielle exige que quelque chose reçoive sa forme d’elle. Or, on ne peut dire que l’hypostase ou le suppôt éternel reçoit sa forme d’une forme créée. Il faut donc affirmer dans le Christ un suppôt ou hypostase créée qui reçoit sa forme de l’humanité. Et ainsi, il y aura dans le Christ deux hypostases : l’hypostase du Verbe et l’hypostase de l’humanité.

         Cependant, <1> les choses qui sont disparates l’une par rapport à l’autre ne sont pas prédiquées l’une de l’autre, si ce n’est parce qu’elles se retrouvent dans un même suppôt, comme nous disons que le blanc est doux en raison de l’unité du sujet. Or, la nature divine et [la nature] humaine sont tout à fait disparates, mais elles sont prédiquées l’une de l’aure. En effet, nous disons : «Dieu est homme» et «L’homme est Dieu». Il n’existe donc là qu’un seul suppôt et une seule hypostase.

         <2> Si on dit qu’ils sont prédiqués l’un de l’aure parce qu’ils se trouvent ensemble dans une seule personne, et non dans un seul suppôt ou une seule hypostase, on opposera que la personne n’ajoute à l’hypostase ou suppôt qu’un accident, à savoir, une propriété qui se rapporte à la dignité. Si donc il y avait dans le Christ une seule personne, mais non un seul suppôt et une seule hypostase, la nature divine et [la nature] humaine seraient unies en lui seulement par un accident, ce qui est faux.

         Réponse. Selon la deuxième opinion, que le Maître présente dans Sentences, III, qui est l’opinion commune des modernes, et qui est beaucoup plus vraie et plus sûre que les autres, il n’y a dans le Christ qu’un seul suppôt et une seule hypostase, comme il n’y a qu’une seule personne.

         Car il nous faut affirmer selon l’enseignement de la foi une seule réalité subsistant en deux natures, la divine et l’humaine, autrement on ne pourrait dire que le Seigneur Jésus, le Christ, est un, selon ce que dit l’Apôtre, 1Co 8,6. Aussi Nestorius a-t-il été condamné parce qu’il a eu la présomption de diviser le Christ en introduisant [en lui] deux personnes.

         Or, ce qui subsiste dans la nature est quelque chose d’individuel ou de singulier. Ainsi, l’unité du Christ, dans laquelle deux natures sont unies, doit être attribuée à un mot par lequel la singularité est désignée. Or, parmi les mots qui désignent la singularité, certains signifient le singulier pour tout genre d’être, comme le mot «singulier», «particulier», «individu», parce que cette blancheur est quelque chose de singulier, d’individuel et de particulier, car l’universel et le particulier englobent tout genre. Mais certains [mots] signifient la singularité dans le genre de la substance, comme le mot «hypostase», qui signifie une substance individuelle, et le mot «personne», qui signifie une substance individuelle de nature raisonnable ; et de même, le mot «suppôt» ou «chose de la nature», desquels cette blancheur ne peut être prédiquée, bien que cette blancheur soit singulière, du fait que chacun d’eux signifie quelque chose qui subsiste par soi, mais que les accidents ne subsistent pas [par eux-mêmes]. Mais les parties des substances, bien qu’elles fassent partie des choses qui subsistent, ne subsistent cependant pas par elles-mêmes, mais se trouvent dans autre chose. C’est pourquoi même les mots mentionnés ne se disent pas des parties des substances. En effet, nous ne disons pas que cette main est une hypostase, une personne, un suppôt ou une chose de la nature, bien qu’on puisse dire qu’elle est quelque chose d’individuel, de particulier ou de singulier, mots qui étaient aussi employés pour les accidents.

         Or, on ne peut dire que la nature humaine dans le Christ ni aucune partie de celle-ci subsiste par elle-même. En effet, cela s’opposerait à l’union, à moins que nous n’affirmions une relative et non absolue, comme des pierres sont unies dans un amas, deux hommes par un sentiment d’amour ou par la ressemblance d’une imitation, choses dont nous disons qu’elles sont toutes unes de manière relative, et non de manière absolue. En effet, ce qui subsiste par soi selon une unité absolue ne contient rien en acte qui subsiste par soi, mais peut-être en puissance. Ainsi, en sauvegardant la vérité de l’union des natures dans le Christ, il faut affirmer [en lui] une seule hypostase, un seul suppôt et une seule réalité des deux natures, comme une seule personne. Mais rien n’empêche de dire que la nature humaine dans le Christ est quelque chose d’individuel, de singulier ou de particulier, et de même, pour toutes les parties de la nature humaine, comme les mains, les pieds et les os, dont chacun est quelque chose d’individuel. Mais on ne peut cependant [l’affirmer] totalement, car rien de cela n’est un individu qui subsiste par soi. En effet, il n’y a qu’un individu subsistant par soi, un singulier ou un particulier qui est attribué au Christ. Ainsi pouvons-nous dire qu’il existe dans le Christ plusieurs choses individuelles, singulières ou particulières, mais nous ne pouvons dire que le Christ est plusieurs individus, singuliers ou particuliers, et nous ne pouvons pas dire que plusieurs hypostases ou suppôts existent dans le Christ.

         <1> De l’union de l’âme et du corps, sont constitués et l’homme et l’humanité, qui diffèrent cependant par le fait que l’humanité désigne comme une partie, puisqu’on dit que l’humanité est ce par quoi l’homme est homme, et ainsi, elle signifie précisément les principes essentiels de l’espèce par lesquels cet individu est situé dans telle espèce. Elle se présente donc comme une partie, puisque, au delà de ces principes, on trouve plusieurs autres choses dans les choses naturelles. Mais «homme» désigne le tout. En effet, on dit que l’homme a l’humanité ou subsiste dans l’humanité, sans préciser rien de ce qui s’ajoute aux principes essentiels de l’espèce, car par le fait que je dise «possédant l’humanité», on n’écarte pas qu’il possède une couleur, une quantité et les autres choses de ce genre.

         Selon la deuxième opinion mentionnée, à l’union de la nature humaine à [la nature] divine est donc présupposée l’union de l’âme au corps selon que celle-ci constitue l’humanité, et non selon qu’elle constitue un homme. En effet, ce qui dans le Christ est constitué d’âme et de corps, et est présupposé à l’union, n’est pas le tout qui subsiste en lui-même, mais quelque chose de lui. C’est pourquoi on ne peut en parler comme d’un homme, mais comme de l’humanité. Il faut donc dire que, dans l’union même de la nature humaine à [la nature] divine, est d’abord comprise la raison d’homme au terme de l’assomption dans le Christ, parce qu’il est alors compris d’abord comme une réalité complète subsistant par elle-même. Et [cette opinion] diffère en cela des deux autres opinions.

         Car la première opinion affirme que l’union de l’âme à la chair est présupposée selon l’intellect à l’assomption de la nature humaine, non seulement selon qu’elle constitue l’humanité, mais aussi selon qu’elle constitue l’homme. En effet, elle dit que l’homme a été assumé.

         Mais la troisième opinion affirme qu’on ne comprend pas que l’âme soit unie au corps même au terme de l’assomption, ni pour constituer un homme, ni pour constituer la nature humaine. En effet, elle dit que la nature humaine est assumée matériellement, c’est-à-dire dans ses parties, l’âme et le corps, alors que nous disons que la nature humaine est assumée par le Verbe. Il est ainsi clair qu’elle n’affirme pas vraiment que le Christ est homme et qu’elle n’affirme pas la nature humaine en lui. C’est pourquoi elle a été condamnée comme hérétique.

         <2> L’union du corps à l’âme est présupposée à l’assomption de la nature humaine, mais je parle d’une union constituant l’humanité, et non d’une union constituant l’homme.

         <3> La grâce habituelle ne signifie pas un moyen d’union qui précéderait l’union selon l’intellect. En effet, elle n’est pas un moyen qui causerait l’union ou la capacité d’union, mais un moyen qui contribue à la convenance de l’union, comme un beau vêtement contribue à la convenance d’une union matrimoniale (et, de la même façon, la science et toutes les autres perfections du Christ pourraient être appelées un moyen d’union). Pour autant, la grâce habituelle du Christ peut être appelée grâce d’union. Toutefois, je pense que doive être appelée grâce d’union soit la volonté gratuite de Dieu, à savoir, sans mérites précédents, qui a réalisé l’union, soit plutôt le don donné gratuitement à la nature humaine, consistant à exister dans la personne divine. Cependant, si on présuppose l’âme unie au corps en vue de l’assomption, la solution est la même qu’antérieurement.

         <4> L’humanité n’est pas la forme d’une partie qui serait appelée partie parce qu’elle donne forme à une matière ou à un sujet ; mais elle est dire forme du tout, dans laquelle subsiste le suppôt de la nature. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’affirmer que l’hypostase incréée donne forme à l’humanité, mais qu’elle subsiste en elle.



<Article 2 £[3]> Deuxièmement : il semble que, dans le Christ, il n’y ait pas un seul être.



         <1> En effet, «vivre, selon le Philosophe, Sur l’âme, II, c’est être pour les vivants.» Or, dans le Christ, il n’existe pas un seul vivre, puisqu’il y a en lui et la vie créée, par laquelle le corps vit par l’âme, qui [en] est privée par la mort, et la vie incréée, par laquelle le Verbe vit par lui-même. Il n’y donc pas non plus dans le Christ un seul être.

         <2> De plus, comme l’acte d’être appartient au suppôt, de même en est-il de l’opération. Or, l’unité de suppôt ne fait pas en sorte qu’il n’y ait pas plusieurs opérations dans le Christ. Elle ne fera donc pas en sorte qu’il y ait un seul être dans le Christ.

         <3> De plus, la génération est un changement en vue de l’être. Or, dans le Christ, existe une génération temporelle, dont il est question en Mt 1, 1 : Telle était la génération du Christ, laquelle ne peut aboutir à un être éternel. Elle aboutit donc à un être temporel et créé. Dans le Christ, il y a donc un double être, puisqu’il y a manifestement en lui un être incréé.

         <4> De plus, il faut attribuer l’être à tout ce dont on peut s’enquérir convenablement si cela est. Or, on peut s’enquérir de la nature humaine si elle est. La nature humaine a donc son propre être dans le Christ, et ainsi il y a en lui un double être, puisque la nature divine possède aussi son propre être.

         Cependant, tout ce qui est distinct selon l’être est distinct par le suppôt. Or, dans le Christ, il n’existe qu’un seul suppôt. Il n’existe donc [en lui] qu’un seul être.

         Réponse. On parle d’«être» de deux manières, comme le disent clairement le Philosophe, Métaphysique, V, et une glose d’Origène sur le début de [l’évangile selon] Jean. D’une manière, selon qu’il est un lieu verbal signifiant la composition de toute énonciation que fait l’âme ; ainsi, cet être n’est pas quelque chose dans la nature des choses, mais seulement dans l’acte de l’âme qui compose ou divise. Et ainsi, l’être est attribué à tout ce à propos de quoi la proposition peut être formée, qu’il s’agisse d’un être ou de la privation d’un être. En effet, nous disons que la cécité est. D’une autre manière, on appelle être l’acte d’un être en tant qu’il est un être, c’est-à-dire ce par quoi est désigné quelque chose qui existe en acte dans la nature des choses. Et ainsi, l’être n’est attribué qu’aux choses qui sont comprises dans les dix genres. Ainsi, l’être appelé être de cette manière se divise en dix genres.

         Or, cet être est attribué à une chose de deux manières. D’une manière, comme à ce qui possède lacte d’être ou est au sens propre et véritable ; et ainsi, il est attribué à la seule substance qui subsiste par elle-même, de sorte que «ce qui est vraiment» s’appelle une substance, Physique, I. Mais toutes les autres choses qui ne subsistent pas par elles-mêmes mais dans autre chose et avec autre chose, qu’il s’agisse d’accidents, de formes substantielles ou de n’importe quelle partie, ne possèdent pas l’acte d’être de telle sorte qu’elles soient vraiment, mais l’être leur est attribué d’une autre manière, à savoir, comme ce par quoi quelque chose est, comme on dit que la blancheur est, non parce qu’elle subsiste elle-même dans l’être, mais parce que par elle quelque chose obtient d’être blanc. L’être n’est donc attribué au sens propre et véritable qu’à une chose qui subsiste par elle-même.

         Or, à cette chose est attribué un double être : un être qui résulte de ce par quoi son unité se réalise, qui est l’être propre du suppôt substantiel ; un autre être est attribué au suppôt par delà ce qui lui donne son unité, ce qui est un être ajouté, c’est-à-dire accidentel, comme le fait d’être blanc est attribué à Sortes lorsque nous disons : «Sortes est blanc.»

         Parce que nous affirmons dans le Christ une seule réalité subsistante, à l’intégrité de laquelle concourt aussi l’humanité elle-même, puisqu’il n’y a qu’un seul suppôt pour les deux natures, il faut donc dire qu’il n’y a qu’un seul être substantiel dans le Christ, [selon] que l’être est attribué au suppôt au sens propre, car [le Christ] tient son unité du suppôt lui-même, et non des natures. Cependant, si on affirme que l’humanité est séparée de la divinité, alors l’humanité aura son propre être, différent de l’être divin. En effet, elle n’était empêchée d’avoir son propre être que par le fait qu’elle ne subsiste pas par elle-même, comme si un coffre était un individu naturel, [le coffre] dans son entier ne posséderait qu’un seul être, mais chacune de ses parties séparée du coffre aura son propre être.

         Il est ainsi clair que, selon la deuxième opinion, il faut dire que, dans le Christ, il n’existe qu’un seul être substantiel, selon lequel l’être appartient proprement au suppôt, bien qu’il existe [en lui] plusieurs êtres accidentels.

         <1> Vivre exprime un être spécifique en raison d’un principe d’être spécifique. C’est pourquoi la diversité de la vie découle de la diversité des principes de la vie. Mais l’être concerne plutôt le suppôt subsistant.

         <2> L’opération d’un suppôt ne fait pas partie de l’intégrité de son unité, mais découle de son unité. Ainsi, on trouve plusieurs opérations d’un seul suppôt selon les divers principes des opérations qui sont présents dans le suppôt, comme l’homme agit différemment par sa langue et par sa main. Mais l’être est ce sur quoi est fondé l’unité du suppôt, de sorte qu’être multiple porte préjudice à l’unité.

         <3> La génération temporelle aboutit non pas à l’être du suppôt éternel, de telle sorte qu’il commence à être absolument par elle, mais qu’il commence à être un suppôt possédant d’être le suppôt de la nature humaine.

         <4> Cette objection vient de l’être qui consiste dans l’acte de l’âme, selon lequel on dit que même ce qui existe seulement dans l’âme est, puisque par «est-ce que cela est ?», on peut aussi s’enquérir de la cécité.



<Article 3 £[4]> Troisièmement : il semble qu’il n’y ait pas une seule filiation dans le Christ.



         <1> «Si la cause est multipliée, l’effet est multiplié.» Or, la naissance est la cause de la filiation. Puisqu’il y a dans le Christ deux naissances, il y aura donc deux filiations.

         <2> De plus, il est impossible que la même chose demeure et soit corrompue. Or, à supposer que la bienheureuse Vierge serait morte avant la mort du Christ, la filiation par laquelle il était appelé le fils de sa mère aurait été corrompue, mais la filiation éternelle demeurerait, selon laquelle il serait appelé le Fils du Père. Le Christ est donc appelé le Fils du Père et le fils de sa mère selon des filiations différentes.

         <3> Mais tu diras qu’il y a un autre rapport, mais non une autre filiation. À cela s’oppose que «fils» est un [nom] relatif selon l’être, et non seulement selon la manière de parler. Or, les relatifs de ce genre, selon ce que dit le Philosophe dans les Prédicaments, sont ceux dont «l’être consiste à être en rapport avec autre chose». L’être de la filiation est l’être d’un rapport selon lequel il est mis en relation avec quelque chose d’autre, et ainsi, s’il existe plusieurs rapports, il y aura plusieurs filiations.

         <4> De plus, dans une relation, il ne se trouve rien d’autre qu’un rapport et la cause ou fondement de ce rapport, comme l’unité de la quantité, est le fondement de la relation qu’est l’égalité. Or, les rapports selon lesquels le Christ est mis en relation avec son Père et sa mère sont différents ; de plus, les fondements de ces rapports ou les causes en sont diverses, à savoir, les naissances elles-mêmes, car la relation est une relation d’origine. Il existe donc plusieurs filiations dans le Christ.

         Cependant, la filiation est une relation personnelle. Or, dans le Christ, il n’existe qu’une seule personne. Il n’existe donc qu’une seule filiation.

         Réponse. Dans le Christ, il n’existe qu’une seule filiation réelle, bien qu’il existe plusieurs rapports relatifs selon la raison.

         Pour le montrer, il faut savoir que «par rapport à une chose» diffère des autres genres par le fait que les autres genres tiennent de leur propre raison d’être quelque chose, comme la quantité, du fait même qu’elle est quantité, indique une chose, et ainsi pour les autres [genres]. Mais «par rapport à une chose», par la propre raison de son genre, ne peut indiquer une chose, mais un rapport à une chose. Ainsi trouve-t-on des «par rapport à une chose» qui ne sont rien dans la nature des choses, mais dans la raison seulement, ce qui ne se produit pas dans les autres genres. Et bien que «par rapport à une chose», en raison de son genre, n’a pas de quoi indiquer une chose, il ne tient cependant pas de la raison même de son genre qu’il n’indique rien, car alors aucune relation ne serait quelque chose dans la nature des choses, de sorte que «par rapport à une chose» ne serait pas un des dix genres. Or, la relation tient d’être quelque chose de réel de ce qui cause la relation. En effet, lorsque se trouve dans une chose ce par quoi elle dépend de quelque chose d’autre et qu’elle y est comparée, nous disons qu’elle est réellement comparée, ou qu’elle en dépend ou est mise en rapport [avec cette chose], comme l’égalité indique une relation réelle selon l’unité de la quantité, qui cause l’égalité. Or, parce qu’une chose tient son être et son unité de la même chose, l’unité réelle d’une relation doit donc être évaluée à partir du fondement ou de la cause de la relation, comme lorsque la quantité, par laquelle l’égalité se réalise dans plusieurs choses, n’est en moi qu’une seule relation réelle d’égalité se rapportant à plusieurs choses. De même, si j’ai été engendré d’un père et d’une mère par une seule naissance, je suis appelé selon une seule filiation fils des deux, bien que les rapports soient multiples.

         Or, dans le Christ, nous ne pouvons dire qu’il existe une seule cause de filiation selon laquelle il est mis en relation avec son Père et sa mère, puisqu’il existe deux naissances tout à fait disparates. De sorte que, s’il existait quelque chose qui puisse recevoir la filiation temporelle comme un sujet, il faudrait affirmer dans le Chrit plusieurs filiations. Mais la filiation est une relation telle qu’elle ne peut avoir pour sujet que le suppôt lui-même. Or, dans le Christ, il n’existe qu’un suppôt éternel, qui ne peut être par ailleurs le sujet d’une relation temporelle. En effet, toutes les relations temporelles qui sont affirmées de quelque chose d’éternel sont des relations de raison, et non [des relations] réelles. La filiation selon laquelle le Christ est mis en rapport avec sa mère n’est donc pas une relation réelle, mais seulement de raison, comme les autres qui sont affirmées de Dieu en rapport avec les créatures. En effet, on ne peut dire que le sujet de la filiation [temporelle] soit le suppôt éternel en raison de la nature humaine ni d’aucune partie de celle-ci, comme on dit qu’il est le suppôt de la mort et de la passion, car alors la nature humaine elle-même ou une partie de celle-ci serait le premier sujet de la filiation et porterait le nom de celle-ci, comme cela se produit pour les autres accidents qui sont attribués au Christ en raison de sa nature humaine. Mais la filiation ne désigne jamais que le suppôt lui-même et elle ne peut avoir quelque chose d’autre comme sujet. Cependant, rien n’empêche qu’il existe certaines relations réelles dans le Christ par rapport à la Vierge, comme lorsque nous disons que «le corps du Christ tient son origine de la Vierge». Mais cette relation ne comporte pas la raison de filiation, à moins que nous n’affirmions, conformément à la première opinion, que le suppôt créé est autre que [le suppôt] incréé dans le Christ.

         <1> Par la naissance temporelle, ne naît pas une filiation réelle, mais de raison seulement, bien que le Christ soit réellement le fils de la Vierge, comme Dieu est réellement le Seigneur de la créature, bien que la seigneurie en lui ne soit pas une relation réelle. En effet, il est appelé réellement Seigneur en raison de son pouvoir réel. Et ainsi, le Christ est-il appelé réellement fils en raison de sa naissance.

         <2> Le rapport de la relation dépend du terme avec une chose est mise en rapport. C’est pourquoi, si le terme est détruit, le rapport disparaît. Cependant, la relation réelle au Père demeure dans le Christ, même en supposant la mort de la mère.

         <3> Dans cette description du Philosophe, «être» apparaît comme la raison d’être, selon que la «définition est un mot signifiant ce qu’est l’être». Il n’est donc pas nécessaire que la relation ait réellement l’être par le rapport, mais par la cause du rapport ; mais, du rapport, elle tient la raison propre de son genre ou de son espèce.

         <4> Bien que le rapport de filiation et la cause de la filiation soient divers, cependant il ne peut y avoir deux filiations, pour la raison déjà indiquée.



<Question 3> £[Sur le Christ]



<Article unique [5]> Ensuite, on demande, à propos du Christ, au sujet des espèces sous lesquelles il est contenu dans le sacrement de l’autel, si les accidents subsistent là sans sujet.



         Et il semble que non.

         <1> En effet, Dieu ne peut pas faire que des choses contradictoires soient vraies en même temps. Or, tel serait le cas si on enlevait de quelque chose ce qui fait partie de sa définition. Puisqu’il fait partie de la définition de l’accident qu’il existe dans un sujet, il semble donc que Dieu ne puisse faire qu’un accident existe sans sujet.

         <2> De plus, «sont prédiqués de toute chose sa définition et ce qui est défini». Or, «ce qui existe par soi» est la définition ou la description de la substance. Si donc, dans le sacrement de l’autel, les accidents existent par eux-mêmes, et non dans un sujet, il en découle qu’ils sont des substances, ce qui est absurde.

         <3> De plus, une substance ne peut être engendrée à partir d’accidents. Or, nous voyons que des vers et des cendres sont engendrés à partir de ces espèces, dont il est clair qu’ils ne sont pas engendrés à partir du corps du Christ. Les accidents ne sont donc pas là sans sujet.

         <4> Mais tu diras qu’ils sont engendrés miraculeusement. Or, à cela s’oppose que les miracles sont ordonnés à l’édification de la foi. Or, cela n’est pas ordonné à l’édification de la foi, mais plutôt au scandale, que des vers en soient engendrés. Cela n’est donc pas produit miraculeusement.

         <5> De plus, dans le sacrement de la vérité, rien ne doit être désordonné. Or, cela va à l’encontre de l’ordre que Dieu a imposé aux choses qu’un accident existe sans sujet. Il n’existe donc pas là d’accidents sans sujet.

         Cependant, le sens ne se trompe pas quant à son propre objet senti, selon le Philosophe, Sur l’âme, II. Or, le sens juge qu’il y a là couleur, saveur et d’autres choses de ce genre. Ces accidents y sont donc vrais. Or, ils n’existent pas dans le corps du Christ comme dans leur sujet, et pas davantage dans l’air, puisqu’aucun des deux ne peut être affecté par de tels accidents. Les accidents existent donc là sans sujet.

         Réponse. Les accidents existent sans aucun doute sans sujet dans le sacrement de l’autel.

         Comment cela peut être possible, on peut le considérer à partir du fait que, dans toutes les causes ordonnées, selon le Philosophe, dans le Livre sur les causes, la cause première de la cause seconde exerce une action plus forte sur ce qui est causé que la cause seconde. Il arrive ainsi que la cause première ne retire pas son action de l’effet même après que la cause seconde l’a retirée, comme on le dit à cet endroit dans le commentaire. Or, la cause universelle et première de tous les êtres est Dieu, et non seulement des substances, mais aussi des accidents. En effet, il est lui-même le Créateur de la substance et de l’accident. Or, les êtres sortent de lui selon un certain ordre, car les accidents sont produits par l’intermédiaire des principes de la substance. Ainsi, selon l’ordre de la nature, les accidents dépendent des principes de la substance, de telle sorte qu’ils ne peuvent exister sans sujet. Cependant, il n’est pas exclu par cela que Dieu, comma cause première, puisse conserver les accidents dans l’être, une fois la substance enlevée.

         De cette façon, les accidents existent miraculeusement sans sujet dans le sacrement de l’autel, à savoir, par la puissance divine qui les garde dans l’être.

         <1> Lorsqu’on dit : «L’être de l’accident consiste à exister dans [quelque chose]», ou quelle que soit la façon d’introduire le sujet dans la définition de l’accident, on comprend qu’il s’agit d’une définition par mode d’addition, comme on le lit dans Métaphysique, VI (on parle de définition par addition lorsqu’on met dans la définition quelque chose qui est au delà de l’essence de ce qui est défini, comme le nez est mis dans la définition du singe). Or, cela vient de la dépendance naturelle de l’accident par rapport au sujet. Mais, nonobstant cela, Dieu peut conserver les accidents sans sujet ; il n’en découle pourtant pas que des choses contradictoires sont vraies, car le sujet ne fait partie de l’essence de l’accident.

         <2> Selon Avicenne, dans sa Métaphysique, l’être ne peut être mis dans la définition d’un genre ou d’une espèce, car toutes les choses particulières sont unies dans la définition du genre ou de l’espèce, alors que le genre ou l’espèce ne possèdent pas le même être en toutes choses. C’est pourquoi ceci n’est pas une vraie définition de la substance : «La substance est ce qui existe par soi», ou de <l’accident> : «L’accident est ce qui existe dans quelque chose d’autre», mais il s’agit d’une circonlocution de la vraie description, qui est la suivante : «La substance est une chose à la nature de laquelle il appartient d’exister sans être dans autre chose» ; mais l’accident est une chose à la nature de laquelle il appartient d’exister dans une autre chose.» Il est ainsi clair que, bien que l’accident existe miraculeusement sans être dans une autre chose, cela ne rejoint pas la définition de la substance : en effet, sa nature ne devient pas telle qu’il lui appartienne d’exister sans être dans autre chose ; la raison d’accident n’est pas écarté, car sa nature demeure telle qu’il lui appartienne d’exister dans autre chose.

         <3> Au sujet de ce qui est engendré à partir des espèces [eucharistiques], comme les vers, les cendres ou d’autres choses de ce genre, il existe deux opinions plus probables. L’une d’elles consiste à dire que la substance du pain revient, à partir de laquelle ces choses peuvent être de nouveau engendrées. Mais cette opinion semble contenir quelque chose d’inconvenant pour deux raisons, à moins qu’on ne la comprenne correctement. Premièrement, parce qu’il ne peut se faire que la substance du pain y soit de nouveau : en effet, ou bien on affirmera que la substance du pain s’y trouve de nouveau, alors que les espèces demeurent, et ainsi, puisque le corps du Christ existe aussi longtemps que les espèces demeurent, il en découlera qu’il y aura là en même temps le corps du Christ et la substance du pain, ce qu’on ne soutient pas ; ou bien [la substance du pain] existera alors que les espèces sont détruites, et cela de nouveau est inconvenant, puisque la substance du pain existe sans les accidents propres du pain. — Deuxièmement, l’inconvenance apparaît dans le mot «retour». En effet, si une chose est convertie en une autre, on ne peut dire qu’elle revient que si elle est reconvertie en elle-même. Or, la substance du pain n’est pas annihilée, mais transsubstantiée en corps du Christ. On ne peut donc entendre que la substance du pain revienne que si le corps du Christ retourne au pain, ce qui est absurde. — De sorte que, si l’on doit soutenir cette opinion, on doit entendre par substance du pain la matière du pain, non pas que revienne celle qui existait auparavant, mais que, les espèces étant détruites, une matière est fournie par Dieu, soit par création, soit de n’importe quelle autre manière, à partir de laquelle des corps de ce genre puissent être engendrés.

         L’autre opinion est plus simple : elle dit que, de même qu’il est donné à ces accidents de subsister par la puissance divine, de même leur est-il donné d’agir et de produire tout ce qui serait fait à partir de la substance du pain ou tout ce que celle-ci ferait, si elle demeurait. Par cette puissance, ils nourrissent, et des vers ou des cendres en sont engendrés.

         <4> Ce miracle est ordonné à la foi, afin que la foi ne perde pas son mérite si l’on saisit le mystère du sacrement.

         <5> Rien n’empêche que quelque chose soit ordonné, si l’on considère l’ordre commun, dont le contraire est aussi ordonné en raison d’une cause spéciale. De cette manière, bien que, selon l’ordre commun, il ait été correctement ordonné par Dieu que l’accident existe dans un sujet, rien n’empêche qu’il soit correctement ordonné que, dans le sacrement de l’autel, l’accident existe sans sujet, afin que la foi obtienne son mérite en raison du caractère caché du sacrement.



<Question 4> £[Sur les anges]



         Ensuite, on pose des questions sur les membres du Christ : premièrement, à propos des anges ; ensuite, à propos des hommes.

         À propos des anges, cinq questions sont posées. Premièrement, à propos de leur nature, est-ce qu’ils sont composés de matière et de forme ? Deuxièmement, à propos de la connaissance de leur intelligence, est-ce qu’ils peuvent être en même temps en acte dans la connaissance du matin et [dans la connaissance] du soir, c’est-à-dire connaître en même temps les choses dans leur propre nature et dans le Verbe ? Troisièmement, à propos du mérite de leur volonté, est-ce qu’ils pouvaient par le même acte de charité mériter la jouissance [fruitionem] et jouir [frui] ? Quatrièmement, à propos de [leur] mouvement, est-ce qu’ils se meuvent dans l’instant ? Cinquièmement, à propos de [leur] effet, est-ce qu’ils peuvent imprimer ou faire quelque chose dans les choses corporelles ?



<Article 1 £[6]> Premièrement : il semble que l’ange soit composé de matière et de forme.



         <1> En effet, Augustin dit, dans le livre Sur les merveilles de la Sainte Écriture : «Le Dieu tout-puissant a divisé les espèces multiformes des choses corporelles et incorporelles, sensibles et insensibles, intellectuelles et dépourvues d’intelligence, à partir de la matière informe qu’il avait d’abord créée.» Or, les anges sont des êtres intellectuels et incorporels. La matière fait donc partie de leur composition.

         <2> De plus, Boèce dit, dans le livre Sur l’unité et l’un : «Un être est un par la conjonction de choses simples, comme l’ange et l’homme, dont chaque élément est un par conjonction de matière et de forme.» Et ainsi, [on conclut] la même chose que ce qui précède.

         <3> De plus, tout ce qui est dans un genre comporte un genre et une différence. Or, selon Avicenne, dans sa Métaphysique, «le genre se prend de la nature de la matière, mais la différence, de la nature de la forme». Tout ce qui est dans un genre est donc composé de matière et de forme. Or, l’ange est dans le genre de la substance, puisqu’il est une substance ayant une forme limitée. L’ange est donc composé de matière et de forme.

         <4> Mais tu diras que la différence de l’ange ne se prend pas de sa forme, mais de quelque chose de formel, qui est le propre être de l’ange. Mais s’oppose à cela que la différence de n’importe quelle chose fait partie de son essence et entre dans sa définition. Or, «dans toute créature, l’être est autre que l’essence et n’entre pas dans sa définition», comme le dit Avicenne. La différence de l’ange ne peut donc être prise de son être.

         <5> De plus, on montre ainsi qu’il est impossible que plusieurs biens suprêmes existent, car il faudrait qu’ils aient quelque chose de commun, puisque les deux sont le bien suprême, et qu’ils se différencient par quelque chose, autrement ile ne seraient pas plusieurs. Et ainsi, ils seraient composés. Or, il apparaît qu’il existe plusieurs essences angéliques. Il faut donc qu’elles aient quelque chose de commun et qu’elles se différencient par quelque chose, et ainsi il faut qu’elles soient composées. Or, les parties de l’essence sont la matière et la forme. Les anges sont donc composés de matière et de forme.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Boèce, dans le livre Sur les deux natures et sur la personne unique du Christ : «Toute la nature d’une substance incorporelle ne s’appuise sur aucun fondement de la matière.» Or, les anges sont incorporels. Il n’y a donc pas de matière en eux.

         Réponse. Certains affirment que les anges sont composés de matière et de forme.

         Mais cela semble être contraire à leur nature, en raison de deux choses qu’on trouve en eux.

         Premièrement, ils sont intellectuels. En effet, si la matière faisait partie de la composition de l’ange, il faudrait que tout ce qui est en eux y soit selon un mode qui convient à la matière, puisque «tout ce qui est dans un autre s’y trouve selon le mode de celui qui reçoit», comme on le lit dans le Livre sur les causes.Or, une forme existe dans la matière selon le mode où elle est un être particulier et matériel. De sorte que, si les anges étaient composés de matière, il faudrait que les formes par lesquelles ils intelligent, quelles qu’elles soient, existent en eux selon un être matériel ; il en découlerait alors une chose impossible, à savoir que l’ange ne connaîtrait jamais que le particulier, car la forme reçue chez quelqu’un d’une manière particulière ne pourrait être un principe de connaissance universelle, comme cela est clair pour le sens.

         On ne peut pas non plus éviter cela en affirmant que l’ange est composé d’une matière d’une autre nature que cette matière corporelle, car, quelle que puisse être cette matière, il apparaît quelle recevrait la forme substantielle de l’ange d’une manière particulière, autrement l’ange ne serait pas une réalité particulière. Et ainsi, cette matière-là aurait en commun avec cette matière-ci que les formes seraient reçues en elle selon un mode particulier.

         Il est donc impossible que l’ange ou une substance intellectuelle soit composée de matière, puisque la réception par laquelle elle reçoit les formes de l’intellect et par laquelle elle reçoit la matière première sont d’un autre mode, comme on l’a dit et comme le dit le Commentateur, Sur l’âme, III. La position des philosophes est donc que l’intellectualité entraîne l’exemption de la matière.

         En second lieu, cela leur est contraire du fait qu’ils sont incorporels. En effet, toutes les choses qui sont composées de matière doivent avoir la matière en commun, du fait que toute matière, considérée en elle-même, puisque la forme lui fait défaut, ne possède pas en elle la raison d’une distinction. Or, si l’on suppose l’unité de la matière, il est impossible qu’une seule matière reçoive des formes contraires et disparates, si ce n’est selon diverses parties. En effet, la même matière sous le même aspect ne peut pas recevoir la forme de l’ange et la forme de la pierre. Or, la diversité des parties ne peut se concevoir dans la matière sans concevoir une division, et une division, sans concevoir une dimension, car, si l’on supprime la quantité, la substance demeure indivisible, comme il est dit dans Physique, I. Il faut donc que tout ce qui est composé de matière possède une dimension. Et ainsi, rien d’incorporel ne peut être composé de matière.


* * *




         Mais parce que la substance de l’ange n’est pas son être (en effet, cela n’appartient qu’à Dieu, à qui il revient d’être par lui-même, et non par un autre), nous trouvons dans l’ange à la fois sa substance ou sa quiddité, qui subsiste, et son être, par lequel il subsiste, c’est-à-dire par lequel on dit qu’il est par l’acte d’être, comme on dit que nous courons par l’acte de courir. Et ainsi, nous disons que l’ange est composé de ce par quoi il est et de ce qu’il est, ou, selon l’expression de Boèce, «de son acte d’être et de ce qu’il est». Et parce que la substance de l’ange considérée en elle-même est en puissance à l’acte d’être, puisqu’il obtient d’être par un autre, c’est pourquoi il y a en lui composition d’acte et de puissance. De cette manière, on pourrait concéder qu’il y a en lui matière et forme, si tout acte doit être appelé forme et toute puissance, matière. Mais cela n’est pas acceptable pour la question en cause, car être n’est pas un acte qui est partie de son essence comme une forme. Aussi, la quiddité même ou la substance de l’ange est-elle subsistante par elle-même, ce qui ne convient pas à la matière.

         <1> Dans son Commentaire de la Genèse, Augustin dit que la matière informe, que Dieu a créée au départ, est signifiée par le ciel et la terre, lorsqu’il est dit : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, au sens où par «terre» est signifiée la matière informe des choses visibles, mais par «ciel», la nature angélique elle-même, non encore formée par la conversion au Verbe, de sorte que les propriétés naturelles des anges leur sont attribuées comme une matière, et les dons de la grâce et de la gloire leur sont attribués comme une forme. L’autorité présentée ne porte donc pas sur la question en cause.

         <2> Ce livre n’est pas de Boèce. Il ne faut donc pas le recevoir comme une autorité. Cependant, si l’on garde ce livre, on peut dire qu’il prend la forme et la matière au sens large pour l’acte et la puissance, comme on l’a dit.

         <3> La substance même de l’ange entretient d’une certaine façon le rapport de la matière à la forme par rapport à son acte d’être, comme on l’a dit. Or, la matière, si on en définissait l’essence, aurait comme différence l’ordre même qu’elle a par rapport à la forme, et pour genre, sa substance même. De la même façon, chez les anges, le genre se prend de la nature même de la substance, mais la différence spécifique se prend de la proportion de cette substance par rapport à l’acte d’être. Ainsi, de ce point de vue, les anges diffèrent selon l’espèce, selon que, dans la substance de l’un, il existe plus ou moins de puissance que dans la substance d’un autre. Ce qui est dit s’entend des substances composées d’Avicenne.

         <4> Nous concédons le quatrième [argument] : en effet, la différence ne se prend pas de l’acte d’être lui-même, mais plutôt du rapport de la substance elle-même à l’acte d’être.

         <5> Dans le bien suprême, il ne peut exister aucune diversité, puisqu’en lui l’acte d’être est la même chose que ce qui est. Ainsi, cela suffit à écarter une pluralité en lui. Mais la composition qui existe chez l’ange suffit à sa pluralité, comme il est clair par ce qui a été dit.



<Article 2 £[7]> Deuxièmement : il semble que l’ange ne puisse connaître en même temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature.



         <1> En effet, la même puissance ne peut avoir un acte double, comme si l’intellect en même temps intelligeait et intelligeait. Or, c’est un autre acte par lequel l’intellect de l’ange voit les choses dans le Verbe et par lequel il voit les choses dans sa propre nature. Il est donc impossible qu’il voie en même temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature.

         <2> Mais tu diras que, ce cette façon, une chose est vue en même par l’intellect de l’ange dans le Verbe et dans sa propre nature, comme notre intellect voit en même temps une éclipse et sa cause. Mais à cela s’oppose que, lorsque notre intellect voit une éclipse et sa cause, il conçoit la cause comme la raison de comprendre l’éclipse. Il prend donc l’éclipse et sa cause comme un seul intelligible. Et ainsi, il y aura un seul acte.

         <3> De plus, il ne peut exister qu’un seul terme ultime pour une chose, comme une ligne ne se termine d’un côté qu’à un seul point. Or, le terme ultime d’une puissance est son opération. Une puissance ne peut donc pas en même temps avoir deux opérations. Et ainsi, [la conclusion] est la même qu’auparavant.

         <4> De plus, le rapport de l’acte à l’objet est le même que celui de la puissance à l’acte. Or, un seul acte ne peut avoir comme terme deux objets. Une seule puissance ne peut donc pas avoir en même temps plusieurs actes. Et ainsi, [la conclusion] est la même qu’auparavant.

         Cependant, la vision par laquelle les anges voient les choses dans le Verbe est la vision bienheureuse, qui n’est pas entrecoupée mais continue. Si donc ils ne peuvent voir en même temps les choses dans leur propre nature et dans le Verbe, ils ne voient jamais les choses dans leur nature ; et cela se voit principalement dans l’âme du Christ, qui, dès le début de sa création, voit le Verbe et les choses dans le Verbe.

         Réponse. L’ange ou l’âme peut voir en même temps les choses dans le Verbe et dans sa propre nature. Et l’on peut lire cela explicitement dans Augustin, Commentaire de la Genèse, IV, où il est d’avis que «ces jours, ce soir et ce matin chez eux ne sont pas ordonnés selon une succession, mais seulement selon un ordre de nature». De sorte que le premier jour existe en même temps que le deuxième, que le matin et le soir, et ainsi [se produit] en même temps la vision des choses dans le Verbe et dans leur propre nature.

         Comment cela est possible, on peut le voir ainsi. L’opération n’est pas attribuée au sens propre à une puissance, mais à la chose subsistante qui agit par une puissance, comme la puissance de l’intellect n’agit pas en comprenant, mais elle est plutôt le principe de l’opération. Or, de même que la puissance intellective est le principe de la compréhension pour la substance même, de même l’espèce intelligible devient le principe de la compréhension pour la puissance elle-même. Ainsi, de même qu’une seule puissance peut en même temps avoir divers actes selon diverses puissances, comme l’âme veut et intellige en même temps, de même, d’une seule puissance intellective peuvent en même temps sortir divers actes, si elle est en même temps parfaitement unie à diverses espèces intelligibles. En effet, Algazel donne cette raison pour expliquer pourquoi il n’est pas possible d’intelliger plusieurs choses en même temps, à savoir qu’il n’est pas possible que l’intellect possède parfaitement en acte et en même temps la forme de plusieurs espèces, comme [il n’est pas non plus possible] que le même corps soit représenté par plusieurs figures. Or, la vision par laquelle l’ange voit les choses dans sa propre nature se produit par une espèce intelligible inhérente concréée ou infuse, mais la vision des choses dans le Verbe se produit par l’espèce même ou l’essence du Verbe, qui n’est pas inhérente, mais à laquelle l’intellect est uni comme à un intelligible. Or, l’espèce concréée inhérente ne s’oppose pas à l’union de l’intellect angélique au Verbe, puisque qu’ils n’ont pas la même raison et que l’espèce elle-même et tout ce qu’il y a de parfait dans l’intellect angélique sont comme une disposition matérielle à cette union bienheureuse. Ainsi, une double opération provient de l’intellect angélique : l’une, en raison de l’union au Verbe, par laquelle il voit les choses dans le Verbe ; l’autre, en raison de l’espèce intelligible par laquelle il reçoit une forme, par laquelle il voit les choses dans sa propre nature. De plus, il n’est pas affaibli dans l’une de ces opérations par l’attention qu’il porte à l’autre, mais plutôt renforcé, puisque l’une est la raison de l’autre, comme l’imagination de la chose vue est renforcée lorsqu’elle est vue en acte par l’oeil extérieur. En effet, l’action de la béatitude chez les bienheureux est la raison de toute autre action qui se trouve en eux.

         <1> Par cela, la réponse au premier [argument] est claire.

         <2> Nous concédons le deuxième, car cet exemple n’est pas approprié.

         <3> La puissance intellective de l’ange n’a pas son terme dans deux actes selon la même chose, mais selon les diverses espèces par lesquelles elles est ordonnée à l’acte.

         <4> Entre l’acte et l’objet, il n’y a pas d’intermédiaire, comme l’espèce intervient entre l’intellect et son acte. Ce n’est donc pas la même chose.



<Article 3 £[8]> Troisièmement : il semble que l’ange n’ait pas mérité sa béatitude.



         <1> En effet, ce qui est bienheureux est parfait. Or, ce qui mérite est encore imparfait. Or, une chose ne peut pas être en même temps parfaite et imparfaite. L’ange ne peut donc pas mériter la béatitude qu’il possède.

         <2> De plus, l’ange bienheureux est un comprehensor. Or, personne ne mérite qu s’il est viator[11]. Si, dès le premier moment où il a été bienheureux l’ange a mérité la béatitude, il a été en même temps viator et comprehensor, ce qui est faux, puisque cela appartient seulement au Christ.

         <3> De plus, la béatitude, selon le Philosophe, consiste dans un acte, mais dans un acte parfait. Or, de la même façon, le mérite consiste-t-il dans un acte, mais dans un acte imparfait. Or, il n’a pas pu se faire que l’acte de l’ange ait été en même temps parfait et imparfait. Il n’a donc pas pu se faire qu’il ait été en même temps bienheureux et qu’il ait mérité la béatitude.

         Cependant, la béatitude n’est possédée par aucune simple créature sans mérite, puisqu’elle comporte la raison de récompense. Or, l’ange n’a pu la mériter que dans le premier instant où il est devenu bienheureux, car, avant la grâce, il ne la possédait pas, comme certains l’affirment, et ainsi il n’a pas pu la mériter. Dans le premier instant de sa béatitude, [l’ange] ne l’a donc pas méritée.

         Réponse. À propos de la condition de l’ange, il existe une triple position.

         En effet, certains ont affirmé que l’ange, au premier instant de sa création, fut bienheureux. Mais cela ne semble pas approprié, car, pour une raison semblable, les autres auraient été misérables, ce que certains affirment aussi, mais cela est absurde et condamné. Mais d’autres disent qu’ils furent tous créés avec la grâce, et que certains qui y ont persévéré ont mérité la béatitude, mais d’autres, qui ont agi contre elle, sont devenus misérables. Et cette opinion ne comporte aucune difficulté ; aussi me plaît-elle davantage que les autres.

         Mais les troisièmes disent que les anges ont été créés dans l’état de pure nature et que, certains s’étant tournés vers le Verbe, la grâce et la béatitude leur ont été données en même temps.

         Et ceux-ci se divisent en trois groupes.

         En effet, certains disent qu’ils n’ont jamais mérité la béatitude. Mais cela ne semble convenir qu’au seul Christ, qui est le Fils par nature, de posséder l’héritage de la jouissance [fruitio] divine sans mérite.

         Mais d’autres disent que [les anges] la méritent par les oeuvres qu’ils accomplissent à notre égard. Mais cela aussi ne semble pas approprié que le mérite suive la récompense, puisque le mérite est plutôt une disposition à la récompense.

         Les troisièmes disent que, dans le premier instant, ils ont mérité la béatitude parce qu’ils se sont convertis au Verbe. Et cette opinion est la plus probable des trois dernières.


* * *




         Aussi, pour éclairer cela, il faut savoir que le mérite entretient avec la récompense le même rapport que le mouvement par rapport au terme et le devenir par rapport à ce qui a eu lieu. Or, dans les choses qui arrivent successivement, le devenir précède ce qui a eu lieu ; mais, dans les choses qui arrivent d’un coup, le devenir se produit en même temps que ce qui a eu lieu, comme l’air est en même temps illuminé et a été illuminé, et une chose est créée et a été créée. La raison en est que le premier instant dans lequel quelque chose a eu lieu est le terme d’un temps précédent où cela n’existait pas ; et ainsi, cela conserve quelque chose de la propriété de ce temps, pour autant qu’on puisse dire que, avant cet instant, cette chose n’existait pas. Et bien que, dans les choses qui sont faites selon un mode successif, le devenir soit attribué au temps qui précède, dans les actions qui se produisent en un moment, le devenir ne peut être attribué qu’au premier instant qui divise l’être et le non-être d’une chose. Ainsi, bien que pour tous les autres instants on puisse dire que cela a eu lieu, on ne peut cependant dire pour le premier [instant] que cela devient et a eu lieu. De la même façon, je dis que, dans le premier instant où l’esprit de l’ange s’est tourné vers la jouissance (fruitionem) du Verbe, il était bienheureux en raison de la parfaite jouissance (perfectae fruitionis), comme s’il se trouvait dans quelque chose qui a eu lieu, et il méritait par le fait de se tourner vers le Verbe, sans que préexiste la perfection de la béatitude, mais comme s’il se trouvait dans la béatitude en devenir. Mais, par la suite, l’esprit de l’ange est bienheureux seulement, et ne mérite pas la béatitude. Et de même en est-il de la contrition, car, dans le même instant, surviennent le terme de la préparation à la grâce et l’infusion de la grâce.

         <1> Il n’est pas nécessaire d’affirmer que la même chose est en même temps parfaite et imparfaite, mais qu’existent en même temps ce qui est parfait et le terme de l’imperfection, ou qu’existe maintenant ce qui était au départ parfait.

         <2> L’ange mérite en tant viator, non pas comme s’il était éloigné du terme, mais comme se trouvant au terme de la route.

         <3> Il faut répondre la même chose qu’au premier argument.



<Article 4 £[9]> Quatrièmement : il semble que l’ange se meuve dans l’instant.



         <1> En effet, comme il est dit dans le livre Sur les intelligences, dans le mouvement de l’ange, «l’étendue de l’espace ne fait pas la distance». Or, en raison de la distance que produit l’étendue de l’espace, il arrive que quelque chose ne parvienne pas aussi rapidement à ce qui est proche et à ce qui est loin. L’ange parvient donc aussi rapidememnt à ce qui est loin et à ce qui est proche. Or, tout [être] qui est tel se meut dans l’instant. L’ange se meut donc dans l’instant.

         <2> De plus, le rapport entre le mobile divisible et le mouvement divisible ou successif est le même qu’entre le mobile indivisible et le mouvement indivisible et instantané. Or, le corps, qui est un mobile divisible, est mû successivement dans un temps divisible. L’ange, qui est un mobile indivisible, du fait qu’il n’a pas de quantité, se meut donc subitement dans l’instant.

         <3> De plus, dans Physique, IV, le Philosophe démontre que, si quelque chose se mouvait dans le vide, cela se déplacerait dans l’instant, du fait que le milieu n’offrirait pas de résistance. Or, comme le vide ne résiste pas au corps en mouvement, de même ce qui est plein à l’ange même. L’ange se meut donc dans l’instant.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Augustin, Commentaire sur la Genèse, VII, que «Dieu meut la créature spirituelle selon des temps». Or, l’ange est une créature spirituelle. Il est donc mû dans le temps, et non dans l’instant.

         Réponse. En tout mouvement, il faut comprendre [qu’il existe] une succession et un temps selon un certain mode, du fait que les termes de tout mouvement sont opposés l’un à l’autre et ne se touchent pas, comme cela est clair d’après Physique, I. Il faut donc comprendre que tout ce qui est mobile se trouve d’abord dans un terme du mouvement et ensuite dans l’autre ; il en découle ainsi une succession.

         Mais passer d’un terme à l’autre dans les mouvements corporels se produit de deux manières.

         D’une manière, comme d’un instant à un [autre] instant. Or, cela ne peut se produire que lorsque les termes du mouvements sont tels qu’il faille d’une certaine manière concevoir entre eux un intermédiaire ; ainsi, entre deux instants, il existe un temps intermédiaire, comme cela est clair dans le mouvement local et l’altération, l’augmentation et la diminution. Et on appelle ces mouvements continus en raison de la continuité de ce sur quoi passe le mouvement, qui reçoit plus et moins. D’une autre manière, le mouvement passe d’un terme à l’autre comme du temps à l’instant. Et cela arrive dans les mouvements dont les termes sont une privation et une forme, entre lesquelles il est clair qu’il n’y a pas d’intermédiaire. Ainsi, le mouvement ne peut passer d’une extrêmité à une autre puisque parfois il ne se trouve dans aucune des extrêmités, comme lorsqu’il passe d’un instant à un [autre] instant, de telle sorte qu’il ne se trouve en aucun des instants, mais dans un temps intermédiaire. La génération, la corruption, l’illumination et les choses de ce genre appartiennent à ce genre de mouvement, pour lesquels il faut dire qu’un terme se trouvait entièrement dans le temps précédent et un autre dans l’instant où se termine le temps. En effet, les mutations de ce genre sont les termes d’un certain mouvement, comme l’illumination du jour est le terme d’un mouvement local du soleil. De sorte que, dans l’ensemble du temps précédent où le soleil me se mouvait vers le point directement opposé, se trouvaient les ténèbres, mais, dans l’instant même où il atteint le point mentionné, il y a la lumière. Et de même en est-il de la génération et de la corruption, qui sont les termes d’une altération. Et parce qu’il ne faut concevoir aucun intermédiaire entre le temps et l’instant qui précède immédiatement l’ultime instant du temps, il en découle que, dans ce genre de mutations, l’on passe sans intermédiaire d’un extrême à l’autre, et l’on ne doit pas concevoir un instant ultime dans lequel [le mouvement] se trouvait dans le terme de départ (a quo), mais un temps ultime, qui se termine à l’instant où le mouvement aboutit au terme d’arrivée (ad quem). Et ainsi, les mutations de ce genre sont-elles appelées instantanées.

         Or, cela ne peut pas se dire du mouvement de l’ange, du fait qu’il n’a aucun rapport à un mouvement continu, de sorte qu’on puisse parler d’un terme de celui-ci. Il faut donc comprendre que [l’ange] passe d’un terme du mouvement à un [autre] terme du mouvement comme on passe d’un instant à un [autre] instant, et non pas comme l’on passe du temps à l’instant, du fait que le temps ne peut se comprendre sans mouvement. Ainsi, comme le fait que l’ange soit dans le terme de départ (a quo) ne dépend d’aucun mouvement, on ne peut dire qu’il y soit selon le temps, mais selon un certain «maintenant», et de même, dans le terme d’arrivée (ad quem), selon un autre «maintenant». Mais ces «maintenant» ne sont pas des termes du temps qui est le nombre du mouvement du ciel, du fait que le mouvement de l’ange ne dépend aucunement du mouvement du ciel, de sorte qu’il serait mesuré par un nombre, et il n’est pas non plus nécessaire que ces réalités soient continues grâce à un temps intermédiaire. En effet, la continuité du temps découle de la continuité du mouvement, et la continuité du mouvement découle de la continuité de l’étendue sur laquelle le temps passe, comme on le lit dans Physique, IV. Or, dans les opérations de l’ange, qui sont la raison pour laquelle on dit qu’ils se meuvent dans divers lieux, on ne trouve aucune continuité, mais [les opérations] s’enchaînent les unes les autres. Ainsi, les «maintenant» qui mesurent le mouvement de l’ange ont un rapport consécutif, et il n’y a entre eux rien qui assure la continuité. Et cette pluralité de «maintenant» consécutifs est un certain temps, selon lequel nous disons que l’ange se meut.

         Et ceci concorde avec ce que dit le Philosophe, Physique, VI, où il dit que le mouvement de ce qui est indivisible et la composition du temps selon des «maintenant» sont de même nature.

         <1> On ne trouve pas de temps dans le mouvement de l’ange en raison de la distance de l’espace, mais parce que les termes ne se touchent pas, car il n’arrive pas qu’un ange se trouve en deux lieux en même temps.

         <2> La succession du temps ne découle pas seulement la division de ce qui est mobile, mais aussi de ce sur quoi passe le mouvement, car «ce qui est avant et ce qui est après dans le mouvement vient de ce qui est avant et de ce qui est après dans l’étendue», comme il est dit dans Physique, IV. Ainsi, bien que l’ange ne soit pas divisible, toutefois les lieux dans les quels on dit qu’il se meut sont divisés les uns par rapport aux autres. C’est pourquoi il faut comprendre une certaine division dans son mouvement.

         <3> Bien que ce qui est plein ne soit pas un obstacle pour le mouvement de l’ange, toutefois, pour la raison déjà dite, il faut comprendre qu’il existe divers «maintenant» dans son mouvement. Mais le raisonnement du Philosophe conduit plutôt à l’impossible qu’il n’est démonstratif, comme le dit le Commentateur.



<Article £[10]> Cinquièmement : il semble que les anges ne peuvent agir sur les corps inférieurs ici présents.



         <1> En effet, l’action ne peut intervenir qu’entre les choses qui ont entre elles quelque chose de commun. Or, l’ange n’a rien de commun avec ces corps-ci, puisque «les choses corruptibles et les choses incorruptibles ne font même pas partie d’un même genre», comme il est dit dans Métaphysique, X. Les anges ne peuvent donc pas agir sur ces corps-ci.

         <2> De plus, si les anges agissent sur ces corps-ci, ils agissent soit par commandement, soit par influence. S’ils [agissent] par commandement, ils peuvent agir également sur ce qui est proche et sur ce qui est distant, ce qui va à l’encontre de [Jean] Damascène, qui dit qu’«ils sont là où ils agissent». Mais s’ils [agissent] par influence, il faut que l’influence qu’ils exercent passe par un intermédiaire. Or, un intermédiaire corporel n’est pas réceptif à une impression spirituelle. Ils ne peuvent donc agir d’aucune façon ni sur ces corps inférieurs, ni sur nos âmes.

         <3> De plus, on ne peut pas dire que [les anges] agissent ou influent comme une source influe sur un cours d’eau, de sorte que ce qui est le même numériquement et se trouve antérieurement dans l’ange se trouve ensuite chez ces inférieurs, car, en agissant ainsi, les anges perdraient quelque chose ; [ils ne peuvent non plus produire] par création ce dont on dit que les inférieurs le reçoivent par leur influence, car les anges ne sont pas créateurs ; [ils ne peuvent non plus le produire] en le faisant passer de la matière à l’acte, car la nature suffit pour cela. Les anges n’agissent donc d’aucune façon sur les choses inférieures.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Augustin, Sur la Trinité, III, que «tout ce qui est produit par Dieu dans les choses corporelles est fait par le ministère des anges». Grégoire dit aussi, Dialogues, IV, que «toutes les choses corporelles sont administrées par les substances spirituelles».

         Réponse. Il existe deux opinions chez les philosophes à propos de l’action des anges sur les corps inférieurs. En effet, le Commentateur soutient, dans Métaphysique, XI, que les substances spirituelles ne peuvent exercer d’influence sur les corps inférieurs que par l’intermédiaire des corps célestes, qui sont mus par les substances incorporelles, selon les philosophes.

         Mais Avicenne soutient, dans sa Métaphysique et dans Sur les choses naturelles, VI, qu’ils influent de deux manières sur ces [corps] inférieurs : d’une manière, par l’intermédiaire des sphères, et d’une autre manière, par commandement, car les formes de leur intellect sont efficaces, selon lui, et la matière sensible obéit davantage à ce qu’ils conçoivent davantage qu’aux qualités actives et passives. De là vient, selon lui, que, chez ces inférieurs, se produisent parfois, au-delà de tout l’ordre des causes naturelles, certains changements qui viennent de ce que les substances supérieures ont conçu.

         Mais cette opinion est contraire à ce que dit Augustin, Sur la Trinité, III, où il dit que «la matière corporelle n’obéit pas à la moindre volonté des anges». Elle s’oppose aussi à la raison, car, bien que ce qui existe en puissance dans la matière existe en acte d’une manière beaucoup plus noble dans les substances spirituelles, toutefois la matière corporelle n’est pas proportionnée à cet acte par lequel les substances spirituelles sont en acte. Or, il faut que l’agent qui fait passer la puissance à l’acte soit proportionné à la matière. Ainsi, cela ne peut être que la puissance de la substance spirituelle créée aille jusqu’à la transmutation immédiate de la matière, mais [elle le fait] par l’intermédiaire d’un agent naturel.

         En effet, bien que la matière corporelle n’obéisse par [à la substance spirituelle créée] pour ce qui est de la transmutation immédiate de la forme, elle lui obéit cependant naturellement pour le mouvement local, et, par cette puissance, [les anges] peuvent rassembler et regrouper certains agents naturels pour réaliser un effet. Mais ce à quoi aucune puissance naturelle ne s’étend n’est produit que par la seule puissance divine, qui seule peut changer l’ordre naturel.

         Mais parce que nos esprits sont proportionnés et proches de la réception de l’action des anges, ceux-ci peuvent agir sur nos esprits de deux manières. D’une manière, en renforçant notre intellect, comme, dans les choses corporelles, un corps moins chaud est renforcé par un plus chaud. D’une autre manière, par ce qui agit naturellement sur l’intellect lui-même, comme il agit aussi sur les corps, et cela se produit pour autant que, par la lumière angélique, les fantasmes sont illuminés en vue d’exprimer des conceptions plus nobles que celles qui pourraient être exprimées par la lumière de l’intellect agent.

         <1> Les anges ont quelque chose en commun avec ces corps inférieurs, qui est ce qu’il y a de commun entre ce qui meut et ce qui est mû. En effet, ils peuvent mouvoir les corps par un mouvement local, non seulement les corps célestes d’une manière immédiate, mais aussi les corps inférieurs. Ainsi, notre position à propos de l’action des anges occupe le milieu entre les deux opinions des philosophes mentionnées.

         <2> L’ange agit sur ces corps en les mouvant localement par commandement. Or, ce commandement ne peut exister sans une puissance active, qui doit atteindre d’une certaine manière le corps mû, puisqu’«il faut que ce qui meut et ce qui est mû se trouvent ensemble», comme il est démontré dans Physique, VII. Mais l’action par laquelle on dit que [l’ange] influe sur nos âmes en les renforçant dans l’intellection, ne doit pas nécessairement passer par un intermédiaire corporel, car «l’ordre fait dans les choses spirituelles ce que le lieu (situs)fait dans les choses corporelles», selon Augustin. Or, nos âmes sont contiguës aux anges selon l’ordre de la nature, comme un ange inférieur à un ange supérieur. Il n’est donc pas nécessaire qu’intervienne un intermédiaire corporel.

         <3> Les anges ne créent rien ni dans notre âme ni dans la nature corporelle, mais font seulement passer de la puissance à l’acte. Et bien qu’un agent naturel puisse faire passer de la puissance à l’acte, il ne le peut cependant pas aussi parfaitement que l’ange.



<Question 5> £[Sur les hommes : à propos de la nature]



         Ensuite, on s’interroge sur ce qui se rapporte aux hommes : premièrement, à propos de leur nature ; deuxièmement, à propos de la grâce ; troisièmement, à propos de la faute ; quatrièmement, à propos de la gloire.

         À propos de la nature, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que l’âme végétative et l’âme sensible sont créées ? Deuxièmement, est-ce que commander est un acte de la volonté ou de la raison ?



<Article 1 £[11]> Premièrement : il semble que l’âme végétative et l’âme sensible soient amenées à l’existence par création.



         <1> En effet, comme le dit Augustin, dans le livre Sur la vraie religion, «selon l’ordre de la nature, la substance vivante est supérieure à la [substance] non vivante». Or, l’âme végétative et l’âme sensible sont des substances vivantes. Elles sont donc plus nobles que toutes les substances non vivantes. Or, certaines substances non vivantes sont créées immédiatement par Dieu, comme les éléments de ce monde. L’âme sensible et l’âme végétative sont donc créées immédiatement par Dieu, puisque la noblesse de ce qui est fait montre la noblesse de celui qui le fait.

         <2> Tout ce à quoi convient en propre d’être produit, est produit soit à partir de rien, soit à partir de quelque chose. Or, il convient en propre à l’âme sensible d’être produite. Comme elle n’est pas produite à partir de quelque chose, du fait qu’elle n’a rien de matériel, il reste qu’elle est produite à partir de rien, et ainsi elle vient à l’acte d’être par création. Démonstration de la mineure : on dit que tout ce qui possède l’acte d’être, si cela n’a pas toujours existé, a été produit au sens propre. Or, l’âme sensible possède vraiment l’acte d’être, puisqu’elle est une substance agissante (en effet, elle meut le corps). Or, rien n’a une opération propre que ce qui a un être propre. Puisque l’âme sensible de tel animal n’a pas toujours existé, il lui convient donc en propre d’être produite. Ainsi, il reste donc qu’elle soit créée.

         Cependant, <1> le Philosophe dit, Sur l’âme, II, que «la première mutation de l’être sensible est produite par ce qui engendre». Or, la première mutation de l’être sensible est celle qui se réalise par le fait qu’il acquiert son acte premier, qui est l’âme sensible. Celle-ci est donc produite par génération, et non par création.

         <2> De plus, tout ce qui précède dans la semence de l’homme ou de l’animal vient de la génération, et non d’une création. Or, l’âme végétative et l’âme sensible précèdent dans la semence de l’homme, car cela est d’abord vivant avant d’être animal, et animal avant d’être homme, selon le Philosophe, Sur les animaux, XVI. Même chez l’homme l’âme végétative et l’âme sensible viennent donc de la génération.

         <3> Puisque Dieu opère dans l’instant, mais la nature de manière successive, tout ce qui vient à l’être par une action successive vient d’un agent naturel. Or, l’âme sensible et l’âme végétative sont produites par une action successive, car ce qui est conçu devient vivant et sensible dans une période de temps déterminée. L’âme sensible et l’âme végétative viennent donc d’un agent naturel, et non d’une création.

         Réponse. Sur cette question, il existe deux opinions : en effet, certains disent que l’âme sensible et l’âme végétative viennent d’une création, mais d’autres qu’elles viennent de celui qui [les] transmet.

         Et on trouve cette diversité [d’opinions] chez les philosophes, non seulement àpropos de ces âmes, mais aussi à propos de toutes les formes substantielles. En effet, certains, comme Platon et Avicenne, ont affirmé que toutes les formes viennent de quelque chose d’extrinsèque. Ceux-ci étaient poussés par deux choses : premièrement, puisque les formes n’ont rien de la matière, elles ne peuvent être produites qu’à partir de rien ; il faut donc qu’elles soient produites par un créateur ; deuxièmement, parce qu’ils ne voyaient comme principes des actions dans les choses inférieures que les qualités actives et passives, qu’ils estimaient insuffisantes pour la production des formes substantielles, puisque «rien n’agit au-delà de son espèce».

         Mais ils semblent avoir été trompés par le fait qu’ils attribuaient la production aux formes elles-mêmes, alors que la production n’est le fait que du composé, à qui il appartient à proprement parler d’exister. En effet, on dit que les formes existent non pas en tant que subsistantes, mais en tant que par elles les composés existent. On dit donc qu’elles sont produites, non pas en vertu d’une production qui leur est propre, mais en vertu de la production des composés, qui sont produits par la transmutation de la matière depuis la puissance vers l’acte. Ainsi, de la même façon dont les composés sont produits par les agents naturels, de même aussi les formes qui ne sont pas subsistantes. Or, les qualités actives et passives agissent en vue des formes substantielles, dont elles sont des instruments, comme la chaleur du feu agit comme instrument de l’âme nutritive, ainsi qu’il est dit dans Sur l’âme, II.

         Mais l’âme végétative et l’âme sensible ne sont pas des formes subsistantes, autrement elles survivraient aux corps. Il faut donc qu’elles soient produites par ce qui engendre par la production des composés, comme les autres formes matérielles. Seule l’âme intellective, qui possède un acte d’être subsistant, puisqu’elle survit au corps, vient de l’extérieur par création.

         Or, si le végétatif, le sensitif et l’intellectif dans l’homme s’enracinent dans diverses substances de l’âme, alors [l’âme] végétative et sensible de l’homme viendra de celui qui engendre. Mais parce que cette opinion s’oppose à la fois à ce que disent les philosophes, qui affirment que, dans un être animé, il n’existe qu’une seule âme à laquelle se rapportent toutes les opérations de l’âme, et ce que disent les saints, qui repoussent la dualité des âmes, comme cela est clair dans le livre Sur les dogmes ecclésiastiques, c’est pourquoi, une fois reconnu qu’il n’y a dans l’homme qu’une seule substance de l’âme, dont les puissances sont le végétatif, le sensitif et l’intellectif, nous disons que l’âme de l’homme, qui supporte toutes ces puissances, est créée par Dieu, bien que, par l’opération d’un agent naturel, se produise que le corps organisé soit perfectionné en acte par les puissances qui sont les actes des parties corporelles.

         <1> L’âme sensible et l’âme végétative ne sont pas des substances vivantes, de même qu’elles ne sont pas subsistantes, mais elles sont des principes de vie et d’être. Et, encore une fois, il n’est pas nécessaire, si quelque chose de moins noble vient immédiatement de Dieu, que ce qui est plus noble [en vienne aussi], car Dieu, puisqu’il n’a pas une puissance limitée et n’agit pas par nécessité de nature, peut faire les choses plus nobles et les moins nobles selon sa volonté, comme il a produit les premiers individus des animaux sans raison, par rapport auxquels les hommes qui sont maintenant engendrés à partir de la semence sont plus nobles.

         <2> Il ne convient pas aux âmes sensitives d’exister, d’être produites et d’agir par elles-mêmes. En effet, il n’existe aucune action de l’âme sensitive à laquelle le corps ne prenne part, car il existe une double puissance capable de mouvoir l’âme sensitive : l’une qui commande, à savoir, [la puissance] appétitive, dont il est évident qu’elle ne s’exerce pas sans le corps ; l’autre qui est commandée, qui, liée aux muscles et aux nerfs, est le principe de leur mobilité. Or, cette distinction des parties corporelles fait en sorte qu’une partie animale meut et qu’une autre est mue, et ainsi elles peuvent se mouvoir par elles-mêmes.

         Nous concédons les autres [arguments présentés] en sens contraire, sauf ce qui concerne l’homme, dans la semence duquel, bien que l’âme sensitive et l’âme végétative y apparaissent d’abord imparfaitement, lorsque celles-ci ont cessé, est introduite l’âme raisonnable par création, qui contient de manière parfaite ce qui s’y trouvait imparfaitement. Car, selon Avicenne, «dans la génération d’un animal à partir de la semence, se produisent plusieurs générations et corruptions».



<Article 2 £[12]> Deuxièmement : il semble que commander soit un acte de la raison.



         En effet, le Philosophe dit, Éthique, I : «La raison demande à juste titre aux choses les plus élevées», et «Ce que fait le continent lui obéit.» Commander, demander et les choses de ce genre semblent donc se rapporter à la raison.

         Cependant, commander appartient au maître. Or, nous sommes les maîtres de nos actes par la volonté. Commander est donc un acte de la volonté.

         Réponse. Deux choses concourent au commandement, dont l’une relève de la raison et l’autre de la volonté. En effet, celui qui commande incline à agir, ce qui relève de la volonté : en effet, il appartient à celle-ci de mouvoir par mode d’agent ; il ordonne aussi à celui à qui il commande d’exécuter ce qu’il commande, et cela appartient à la raison, de qui il relève d’ordonner. Et si l’on considère l’ordre entre les deux, on trouve qu’il appartient d’abord à la volonté d’aller vers quelque chose par un choix, et ensuite, au début de l’exécution, on ordonne par qui ce qui a été choisi doit être fait. Et ainsi, le commandement est de façon immédite un acte de la raison, mais [un acte] de la volonté qui meut en premier lieu.

         Et par cela, la solution aux objections est claire.



<Question 6> £[À propos de la grâce]



<Article unique [13]> Ensuite, à propos de ce qui concerne la grâce, on demande si la charité est augmentée selon son essence.



         Et il semble que non.

         <1> En effet, comme l’augmentation est une certaine mutation ou variation, ce qui s’accroît selon son essence varie et est changé selon son essence. Or, ce qui varie ou est changé selon son essence est soit engendré, soit corrompu. Si la charité s’accroît selon son essence, elle est donc corrompue : en effet, elle n’est pas engendrée, puisqu’elle existait auparavant.

         <2> De plus, la charité ne possède qu’une quantité virtuelle. Or, la vertu de charité est sa propre essence. La quantité de charité est donc son essence. Il ne peut donc arriver que la quantité de la charité varie sans variation de son essence. Et ainsi, si [la charité] s’accroît selon son essence, il faut que son essence soit corrompue ou engendrée.

         Cependant, la récompense essentielle répond à l’essence même de la charité. Or, certains parviennent à une plus grande récompense essentielle. En eux, donc, la charité s’accroît selon son essence.

         Réponse. La charité s’accroît selon son essence.

         Mais il faut remarquer que cette préposition «selon», parmi les divers rapports qu’elle comporte, indique parfois le sujet, comme lorsqu’on dit : «Celui est blanc selon le pied», parce que le pied est le sujet de la blancheur ; mais parfois, [elle indique] la forme, comme lorsqu’on dit : «Celui-ci est coloré selon la blancheur.» Ainsi, lorsqu’on dit que quelque chose est mû selon telle chose, on peut entendre soit le sujet, soit la forme. En effet, lorsqu’on dit : «Celui-ci se meut selon la main», on indique le sujet du mouvement ; mais lorsqu’on dit : «Celui-ci se meut selon le lieu», on indique ce qui donne sa forme spécifique au mouvement. Ainsi donc, lorsque nous disons que la charité est augmentée selon son essence, on indique le sujet de l’augmentation, de sorte que le sens est : «L’essence même de la charité est augmentée», comme lorsque nous disons : «Ce qui est blanc augmente selon son essence.» Mais on n’indique pas la forme qui donne son espèce au mouvement, de sorte que le sens serait : «Elle augmente selon son essence», c’est-à-dire que son augmentation est un mouvement selon son être ou son essence ; mais on dit que l’augmentation se fait selon sa quantité. Et bien que la quantité de la charité, qui est une vertu, soit la même chose que l’essence de la charité, il n’est cependant pas nécessaire que l’essence de la charité soit écartée, car même dans l’augmentation corporelle, l’essence même de la quantité n’est pas écartée, puisque demeure toujours la dimension sans limitations, mais il se produit un changement de ce qui est petit à ce qui est grand, ce qu’est l’augmentation, selon les diverses limitations qu’elle reçoit. De même, la vertu de charité n’est pas enlevée selon son essence, mais ses limites varient. En effet, toute forme reçue dans un sujet reçoit une limitation selon la capacité de ce qui la reçoit. Ainsi, plus le sujet de la charité est disposé à la charité par sa conversion à Dieu, plus il participe à la charité. Et ainsi, on dit que la charité augmente selon son essence.

         Et par cela, la réponse aux objections est claire.



<Question 7> £[À propos de la faute]



         Ensuite, deux questions sont posées à propos de la faute. Premièrement, est-ce que Pierre, en reniant le Christ, a péché mortellement ? Deuxièmement, est-ce que posséder plusieurs prébendes sans charge d’âmes et sans dispense est un péché mortel ?



<Article 1 £[14]> Premièrement : il semble que Pierre, en reniant le Christ, n’ait pas péché mortellement.



         <1> En effet, une glose dit qu’il a péché par surprise. Or, le péché par surprise est véniel, et non mortel (ainsi, les premiers mouvements, qui se produisent par surprise, sont des péchés véniels). [Pierre] a donc péché véniellement, et non mortellement.

         <2> Bernard dit, dans le livre Sur l’amour de Dieu, que «la charité s’était assoupie chez Pierre, mais qu’elle n’était pas éteinte». Or, par le péché mortel, la charité est éteinte. Pierre n’a donc pas péché mortellement.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Grégoire, dans les Morales, que «Pierre a été arraché au gouffre du Diable». Or, personne n’est dans le gouffre du Diable que par le péché mortel. Pierre a donc péché mortellement.

         Réponse. Sans aucun doute, Pierre a-t-il péché mortellement en reniant le Christ.

         Ce qui apparaît de deux façons.

         Premièrement, parce qu’il a renié la foi au Christ dans un endroit où elle périclitait et sa confession était réclamée. En effet, la confession se fait par la bouche, comme il est dit en Rm 10, 10. Par là on voit que la confession de foi est nécessaire dans le cas mentionné. Et, selon Augustin, dans le livre Sur le mensonge, le mensonge est au premier titre ce qu’il y a de plus pernicieux dans les choses qui relèvent de la foi,

         Deuxièmement, parce que [Pierre] a ajouté au défaut de confession et au mensonge un parjure et un blasphème, car, comme il est dit en Mt 26, 74 : Il se mit à protester et à jurer qu’il ne connaissait pas cet homme, péchés manifestement graves. Aussi la Glose dit-elle sur ce passage : «Troisièmement, il se mit à protester et à jurer qu’il ne connaissait pas cet homme, car la persévérance dans le péché accroît les crimes, et celui qui méprise les petites choses, tombe quand il s’agit de grandes.»

         <1> La surprise se comprend de deux manières. D’une manière, selon qu’elle est opposée à la délibération, et ainsi on dit que les premiers mouvements viennent de la surprise. Or, Pierre n’a pas péché ainsi par surprise. D’une autre manière, selon que [la surprise] s’oppose au choix ; et ainsi Pierre a-t-il péché par surprise, car il n’a pas péché par choix, comme par une malice certaine, mais sous la passion de la crainte. Or, une telle surprise n’exempte pas du péché mortel, comme cela est clair chez l’incontinent, qui fornique en cédant à la concupiscence, alors qu’il avait le propos de continence.

         <2> Bernard parle de manière impropre et, pour être vrai, ce qu’il dit doit s’entendre d’un certain amour de familiarité que Pierre avait conçu envers le Christ, [amour], qui demeura en lui après le reniement. Ou bien, si on l’entend de la charité gratuite, il faut l’entendre au sens où elle ne fut pas éteinte selon la prédestination divine, qui préparait sa pénitence, bien qu’elle fût éteinte en lui selon l’acte.



<Article 2 £[15]> Deuxièmement : il semble que posséder sans dispense plusieurs prébendes sans charge d’âmes soit un péché mortel.



         <1> En effet, quiconque agit contre la décision d’un concile pèche mortellement. Or, celui qui possède plusieurs prébendes agit contre un statut d’un concile général. Il pèche donc mortellement. Démonstration de la mineure : dans le Décret, d. LXX, on dit, dans un décret du pape Urbain, qui commence par «Les saints canons» : «Qu’il ne soit permis à personne d’être titulaire de deux églises, mais que chacun ne soit considéré comme chanoine (canonicus[12]) que dans celle dont il est titulaire. En effet, bien que, par décision d’un évêque, quelqu’un puisse être placé à la tête de plusieurs églises, il ne doit y avoir qu’un seul prébendier régulier dans une église où celui-ci a été assigné.»

         <2> De plus, dans le Décret, XXI, q. 1, un décret du 7e concile [Nicée, 787] dit : «Qu’un clerc ne soit pas compté en même temps dans deux églises. En effet, cela relève d’un commerce et d’un accommodement avec un gain honteux, et cela est complètement étranger à la coutume de l’Église.» La conclusion est donc la même qu’auparavant.

         <3> De plus, [Jean] Chrysostome dit : «Ce dont les ténèbres ont rougi, que la lumière en rougisse. Ce qui n’a pas été permis à la figure, j’estime que cela est défendu à la réalité. Or, il n’a pas été permis à la figure que celui qui percevait chez les lévites à Bethléem perçût à Jérusalem. Puisque nous devons être plus parfaits, que celui qui perçoit à Tyr ne perçoive pas à Damas.»

         <4> De plus, Bernard dit : «Celui qui n’est pas unique mais multiple par les bénéfices ne sera pas unique mais multiple par les supplices.» Or, celui qui possède plusieurs prébendes est «multiple par les bénéfices». Il sera donc multiple par les supplices. Et ainsi il pèche très gravement.

         <5> De plus, quiconque s’expose au risque et au danger de péché mortel pèche mortellement. Or, celui qui reçoit deux prébendes s’expose au risque et au danger de péché mortel, car, en recevant plusieurs bénéfices, il a fait serment pour les statuts des deux église où il est prébendier, lesquels parfois ne peuvent pas être observés en même temps, par exemple, s’il est appelé à une élection dans les deux églises, ou à s’occuper des affaires d’une église ; et principalement, s’il y a un procès entre les deux églises, puisqu’il est obligé envers les deux. Il semble donc qu’il pèche mortellement.

         Cependant, <1> ce qui tourne au danger commun ne doit pas être retenu par l’Église. Or, l’Église supporte que certains possèdent en même temps deux prébendes. Il n’y a donc pas là danger de péché mortel.

         <2> De plus, il est permis à quelqu’un qui possède un patrimoine de recevoir une prébende. Or, il y a plus en commun entre les bénéfices ecclésiastiques qu’entre un patrimoine et une prébende. Il est donc aussi permis à celui qui possède une prébende d’en obtenir une autre.

         Réponse. Toute question à propos de laquelle on se demande s’il y a péché mortel est déterminée dangereusement si la vérité n’est pas expressément atteinte, car l’erreur à propos de ce dont on ne croit pas qu’il y ait péché mortel n’excuse pas entièrement la conscience, bien [qu’elle le fasse] dans une certain mesure ; mais l’erreur à propos de ce dont on croit qu’est péché mortel ce qui n’est pas [un péché] mortel lie la conscience par rapport à ce péché.

         Mais cela est particulièrement dangereux lorsque la vérité est ambiguë, ce qui se produit dans cette question. En effet, comme cette question dépend à la fois des théologiens, pour autant qu’elle dépend du droit divin ou du droit naturel, et des juristes, pour autant qu’elle dépend du droit positif, il arrive que, sur cette question, des théologiens ont des opinions contraires à celles d’autres théologiens, et des juristes, à celles d’autres juristes.

         Car, dans le droit divin, on ne trouve pas que [cette question] ait été déterminée expressément, puisqu’il n’en pas fait expressément mention dans la Sainte Écriture, bien que des arguments puissent peut-être être tirés de certaines autorités de l’Écriture, qui ne montrent cependant pas clairement la vérité. Mais, en la considérant du point de vue du droit naturel, il semble pour le moment qu’il faille dire à son sujet qu’il existe une multiple différence entre les actes humains. En effet, certaines choses ont une difformité qui leur est inséparablement liée, comme la fornication, l’adultère et les autres choses de ce genre : elles ne peuvent d’aucune façon devenir bonnes. Pour ces choses, on ne peut avoir plusieurs prébendes ; autrement, dans aucun cas, on ne pourrait recevoir de dispense, ce que personne ne dit. Mais il existe certaines actions qui sont par elles-mêmes indifférentes par rapport au bien ou au mal, comme prendre une paille à terre ou quelque chose de ce genre ; parmi celles-ci, certains comptent le fait d’avoir des prébendes, en disant qu’il est autant permis d’avoir plusieurs prébendes que d’avoir plusieurs fruits. Mais cela ne semble pas être vrai, puisque le fait de posséder plusieurs prébendes comporte en lui-même des désordres ; en effet, il est impossible que quelqu’un serve dans plusieurs églises où il est prébendier, alors que les prébendes semblent avoir ordonnées comme une rémunération de ceux qui y servent Dieu. Il découle aussi une diminution du culte divin du fait qu’un seul est établi à la place de plusieurs. Il en découle encore chez certains un tort à l’endroit de ceux qui ont indiqué leurs volontés par testament, qui ont laissé certains biens à des églises afin qu’un nombre déterminé de serviteurs de Dieu s’y trouve. Une autre conséquence est l’inégalité, alors qu’un seul est comblé de bénéfices et un autre ne peut même pas en avoir un. Et il y a plusieurs conséquences de ce genre qu’on peut facilement considérer. [Le fait de posséder plusieurs bénéfices] ne peut donc être rangé parmi les actions indifférentes. Et encore bien moins parmi celles qui sont bonnes par elles-mêmes, comme faire l’aumône et les actions de ce genre.

         Mais il existe certaines autres [actions] qui, considérées absolument, comportent une difformité ou un désordre, mais deviennent bonnes lorsqu’on prend en compte certaines circonstances, comme tuer ou frapper un homme comporte en soi une difformité, mais si on ajoute le fait de tuer un malfaiteur en vue de la justice ou de frapper un délinquant pour cause de discipline, ce ne sera pas péché, mais vertueux. Et le fait de posséder plusieurs prébendes semble compter au nombre de ces actions : en effet, bien que cela entraîne certains désordres, certaines circonstances peuvent cependant survenir qui améliorent tellement l’acte que les désordres mentionnés sont entièrement éliminés, comme, par exemple, si plusieurs églises ont besoin de ses services et qu’il puisse davantage ou également servir une église en étant absent que si un autre était présent, et s’il existe d’autres choses de ce genre. Et alors, dans de telles conditions et avec une intention droite, il n’y aura pas péché, même sans l’intervention d’aucune dispense, si on l’examine seulement selon le droit naturel, car la dispense ne concerne pas le droit naturel, mais seulemenet le droit positif. Mais si quelqu’un possède plusieurs bénéfices avec l’intention d’être mieux pourvu, de vivre plus somptueusement, d’être plus facilement promu à l’épiscopat en étant élu dans l’une des églises où il se trouve prébendier, les difformités mentionnées ne sont pas enlevées, mais augmentées, car, avec une telle intention, posséder un seul bénéfice, ce qui ne comporte de soi aucune difformité, serait défendu. Et il faudrait parler ainsi selon le droit naturel, même sans que le droit positif n’intervienne.


* * *




         Mais maintenant, il est certain que cela a été défendu par des dispositions anciennes du droit. Il est aussi clair qu’il existe une coutume contraire, selon laquelle certains disent que ces dispositions du droit ont été abrogées, car les droits humains sont abrogés par une coutume contraire. Toutefois, certains disent que, par cette coutume, on ne déroge pas au droit ancien, du fait qu’une décrétale dit : «Beaucoup de choses sont supportées avec patience, qui seraient infirmées par la justice, si elles étaient mises en jugement.» Et cette controverse doit être laissée aux juristes, bien qu’il soit probable que, pour ce que ce droit ancien contient de droit naturel, il ne puisse être aboli par une coutume contraire, si elle est déraisonnable ; pour ce qu’il contient de droit positif seulement, il peut être abrogé, principalement si, en cachant cette coutume contraire à ceux qui ont le pouvoir de changer le droit positif, on a l’intention de changer le droit ancien par une telle dissimulation. Si le droit ancien, qui interdit cela, demeure en vigueur, nonobstant une coutume contraire, il est certain que quelqu’un ne peut posséder plusieurs prébendes sans dispense, même si surviennent des circonstances qui, au regard du droit naturel, auraient pu rendre l’acte bon. Mais si le droit ancien est abrogé par la coutume, alors, si les circonstances mentionnés surviennent, il est permis, même sans dispense, de posséder plusieurs prébendes ; si ne surviennent pas ces circonstances, cela n’est pas permis sans que n’intervienne une dispense, du fait que la dispense humaine n’enlève pas le lien du droit naturel, mais seulement le lien du droit positif, qui est établi par l’homme et dont l’homme peut dispenser.

         Et par cela, la réponse aux objections apparaît facilemement.



<Question 8> £[À propos de la gloire]



<Article unique [16]> Ensuite, on demande, à propos de ce qui se rapporte à la gloire, si tous les sains qui ont été canonisés par l’Église sont dans la gloire, ou si certains d’entre sont en enfer.



         Et il semble que certains puissent se trouver en enfer parmi ceux qui ont été canonisés par l’Église.

         <1> En effet, personne ne peut être sûr de l’état de quelqu’un comme lui-même [peut l’être], car ce qui concerne l’homme, personne ne le connaît, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui, comme il est dit en 1 Co 2, 11. Or, un homme ne peut être sûr qu’il est lui-même dans l’état du salut. Qo 9, 1 : Personne ne sait s’il est digne de haine ou d’amour. À bien plus forte raison le pape ne le sait-il pas. Il peut donc se tromper en canonisant.

         <2> De plus, quiconque s’appuie sur un moyen faillible pour juger peut errer. Or, l’Église, pour canoniser les saints, s’appuie sur le témoignage humain, puisqu’elle fait enquête sur la vie et les miracles en recourant à des témoins. Puisque le témoignage de l’homme est faillible, il semble donc que l’Église, en canonisant des saints, puisse se tromper.

         Cependant, <1> Il ne peut exister d’erreur condamnable dans l’Église. Or, ce serait une erreur condamnable si on vénérait comme saint quelqu’un qui a été pécheur, car certains, connaissant ses péchés ou son hérésie, si cela se produisait, pourraient être conduits à l’erreur. L’Église ne peut donc pas errer en de telles choses.

         <2> De plus, Augustin dit, dans une lettre à Jérôme, que, si l’on admet un mensonge dans l’Écriture canonique, notre foi chancellera, elle qui dépend de l’Écriture. Or, si nous sommes tenus de croire ce qui se trouve dans la Sainte Écriture, de même en est-il de ce qui est décidé d’une manière générale par l’Église ; c’est pourquoi celui qui a une opinion contraire à la décision des conciles est jugé hérétique. Le jugement commun de l’Église ne peut donc être erroné. Et ainsi, la conclusion est la même qu’auparavant.

         Réponse. On peut juger que quelque chose est possible en le considérant en soi, qu’on découvre impossible, si on le met en rapport avec quelque chose d’extrinsèque. Je dis donc qu’il est possible que le jugement de ceux qui sont à la tête de l’Église puisse errer sur n’importe quoi, si l’on considère uniquement leurs personnes. Mais si l’on considère la divine providence qui dirige son Église par son Esprit afin qu’elle n’erre pas, comme lui-même a promis, en Jn 16, 13, que l’Esprit qui allait venir enseignerait toute vérité, au sujet de ce qui est nécessaire au salut, s’entend, il est certain qu’il est impossible que le jugement de l’Église universelle se trompe sur ce qui se rapporte à la foi. Aussi faut-il plutôt s’en tenir à la décision du pape (à qui il revient de déterminer de la foi) qu’il exprimerait en jugement, plutôt qu’à l’opinion de tous les experts en Écritures, puisqu’on lit que Caïphe, bien que mauvais, parce qu’il était néanmoins pontife, a prophétisé sans le savoir, Jn 11, 51. Dans les autres décisions qui se rapportent à des faits particuliers, comme lorsqu’il s’agit de possessions, de crimes ou de choses de ce genre, il est possible que le jugement de l’Église se trompe en raison de faux témoins.

         Mais la canonisation des saints est à mi-chemin entre ces deux choses. Toutefois, parce que l’honneur que nous manifestons aux sains est une certaine profession de foi par laquelle nous croyons à la gloire des saints, il faut croire pieusement que le jugement de l’Église ne peut se tromper même dans ces choses.

         <1> Le pontife, à qui il appartient de canoniser les saints, peut être assuré de l’état de quelqu’un par l’enquête sur sa vie et par l’attestation de ses miracles, et surtout par l’inspiration de l’Esprit Saint, qui scrute tout, même les profondeurs de Dieu (1 Co 2, 10).

         <2> La divine providence préserve l’Église afin qu’elle ne se trompe pas dans de telles choses à cause du témoignage faillible des hommes.





QUODLIBET 10 : £[Sur Dieu, l’ange et l’âme]



         On a posé des questions sur Dieu, l’ange et l’âme.



<Question 1> £[Sur Dieu]



         À propos de Dieu, on a posé trois questions : premièrement, sur son unité ; deuxièmement, sur son jugement ; troisièmement, sur son sacrement.



<Article 1 £[1]> Premièrement : il semble que l’unité affirme quelque chose de manière positive en Dieu, et non pas seulement de manière négative, selon l’opinion du Maître.



         <1> En effet, une chose n’est pas constituée de privations. Or, le nombre, qui est quelque chose puisqu’il est une espèce de la quantité, est constitué d’unités. L’unité n’est donc pas affirmée seulement selon la privation.

         <2> De plus, le nombre découle de la distinction. Si donc l’unité et le nombre n’affirmaient pas quelque chose en Dieu, il n’y aurait pas de distinction réelle en Dieu, ce qui fait partie de l’hérésie sabellienne.

         <3> De plus, si l’unité et le nombre en Dieu sont affirmés seulement de manière négative, et que par l’unité rien ne semble être écarté que le nombre, et par le nombre rien d’autre que l’unité, il en découlera que ces deux choses en Dieu seront affirmées selon une négation de négation. Or, la négation d’une négation n’existe que selon la raison. L’unité et le nombre n’existeraient donc pas réellement en Dieu, ce qui est inacceptable. Et ainsi, l’un et le nombre affirment quelque chose de positif en Dieu.

         Cependant, <1> tout ce qui est prédicat de quelque chose en est le prédicat selon sa raison propre. Or, la raison de l’un consiste dans une négation. En effet, «l’un est ce qui n’est pas divisé», selon le Philosope. [L’unité] est donc prédiquée de Dieu par mode de négation seulement.

         <2> De plus, selon le Philosophe, Métaphysique, X, l’un et le multiple s’opposent comme la privation et l’habitus. Or, la privation est affirmée par mode de négation seulement. L’un, qui, des deux choses mentionnées, se situe dans la privation, est donc affirmé par mode de négation seulement.

         <3> De plus, l’un n’ajoute rien de réel à un être, car alors une chose ne serait pas une par son essence. Il ajoute donc quelque chose selon la raison seulement. Or, ce qui appartient à une chose seulement selon la raison est une négation ou une relation. Comme l’un n’ajoute rien à un être selon une relation, puisqu’on n’y affirme rien par rapport à autre chose, il semble qu’il ajoute une négation.

         Réponse. L’un, qui est le principe du nombre, affirme nécessairement quelque chose de manière positive de ce à quoi il est attribué, car, puisque le nombre est constitué par les unités, si l’unité n’était pas quelque chose, le nombre ne pourrait être quelque chose, et ainsi on ne pourrait le placer à l’intérieur d’un genre comme une espèce.

         Si donc l’un, qui est convertible avec l’être, est la même chose que l’un qui est le principe du nombre, il est nécessaire que même l’un qui est convertible avec l’être ajoute quelque chose à l’être de manière positive. Et Avicenne concède cela. Il veut donc que l’un qui est convertible avec l’être ajoute à l’être quelque chose qui se rapporte au genre de la mesure. Mais cela ne peut être, car, puisque l’un qui est convertible avec l’être est se dit de toute chose, il est nécessaire que même cette chose que l’un ajoute à l’être soit une, et ainsi elle sera une par une unité ajoutée, et on procédera alors à l’infini ; ou elle sera une par son essence, et si tel est le cas, il faut s’en tenir à la première [affirmation], à savoir que nous affirmions de cet être même qu’il est un par son essence, et non par une chose ajoutée. Ainsi donc, il faut comprendre, selon l’opinion d’Aristote et de son Commentateur, que l’un qui est convertible avec l’être n’ajoute aucune chose à l’être, mais seulement la négation de division, Et ainsi, cet un affirme aussi quelque chose de positif pour autant qu’il inclut l’être dans son concept, et il est affirmé de manière négative seulement quant à ce qu’il ajoute à cet être. Mais l’un qui est le principe du nombre, qui ajoute à l’être quelque chose du genre de la mesure, et aussi le nombre dont il est le principe, se rencontrent seulement dans les choses qui ont une dimension, car un tel nombre est causé par la division du continu. Et ce nombre, causé par la division du continu, est l’objet de l’arithmétique, même selon Avicenne.

         Or, aucune condition propre à une chose corporelle ne peut être affirmée de Dieu ni d’aucune substance spirituelle. Conformément à cela, donc, l’un et le nombre qui font partie du genre de la quantité ne sont pas affirmés de Dieu et des autres substances incorporelles, mais seulement l’un qui est convertible avec l’être et la multitude qui s’y oppose. C’est pourquoi l’unité en Dieu n’est affirmée que de manière négative, quant à ce qu’elle ajoute à l’être, bien qu’elle affirme quelque de manière positive selon qu’elle inclut l’être. En effet, [Dieu] est un être indivis.

         <1> Cette objection découle de l’un qui est le principe du nombre.

         <2> Cette objection serait valable si l’un et le nombre n’affirmaient réellement rien en Dieu ; mais ils affirment une chose distincte ou indistincte pour autant que l’être est inclus dans la raison de l’un, comme on l’a dit.

         <3> Dans la raison de multitude, la négation d’une chose est incluse, mais, dans la raison d’un [est incluse] la négation de la négation et de la chose en même temps. On le voit clairement de cette manière. En effet, l’un est ce qui n’est pas divisé. Or, la division qui est niée par l’un qui est convertible avec l’être, doit être telle qu’elle soit sauvegardée en toute division. Or, c’est là la division par affirmation et par négation. Et ainsi, la négation de cette division constitue la raison de l’un : en effet, est un ce qui n’est pas divisé par une telle division selon laquelle il faut accepter en lui ceci et non cela. Et ainsi, l’un, pour autant qu’il nie que l’affirmation et la négation <existent> simultanément, est la négation d’une chose et de la négation simultanément. Mais la division mentionnée est incluse dans la raison de multitude, et ainsi y est incluse la négation de la chose, car «plusieurs choses» sont ainsi divisées que l’une d’entre elles n’est pas l’autre.



<Article 2 £[2]> Deuxièmement : il semble que le Christ ne descendra pas sur terre pour le jugement.



         <1> En effet, à propos de ce que dit le psaume : Le Seigneur dans son saint temple, etc. (Ps 10, 5), la Glose dit que «Dieu, qui siège au ciel, juge des bons et des méchants». Le jugement n’aura donc pas lieu sur la terre, mais dans le ciel.

         <2> De plus, il appartient à la dignité du juge que ceux qui doivent être jugés viennent à lui, et non l’inverse. Or, le Christ est le juge le plus digne, dont le lieu est le ciel. Les hommes monteront donc au ciel où ils seront jugés, mais lui ne descendra pas sur la terre pour juger les hommes.

         <3> De plus, si le jugement doit avoir lieu sur la terre, il semble qu’il se tiendra principalement dans la vallée de Josaphat, comme on le lit en Jl 3, 2. Or, ce lieu ne pourrait contenir une telle multitude d’hommes, et ainsi, le jugement ne s’y tiendra pas. [Le jugement] n’aura donc lieu en aucun endroit de la terre.

         Cependant, <1> s’oppose à cela ce qui est dit en 1 Th 4, 16 : Le Seigneur lui-même, à son commandement, au cri de l’archange et au son de la trompette, descendra du ciel. Il semble donc que le jugement aura lieu sur la terre, et non au ciel.

         <2> De plus, lors du jugement, comparaîtront non seulement les élus, mais aussi les réprouvés, qui auront des corps gros et lourds, et ainsi un lieu céleste ne leur conviendrait pas, mais [un lieu] terrestre. Le jugement n’aura donc pas lieu au ciel, mais sur la terre.

         Réponse. Le jugement est ordonné à distribuer les récompenses. Ainsi, selon une double récompense, celle de l’âme et celle du corps, aura lieu un double jugement de Dieu : l’un, par lequel il rend bienheureux ou damne les hommes quant à leur âme, et ce jugement se produit en tout temps ; l’autre jugement, par lequel seront aussi récompensés ou punis les hommes quant à leurs corps, et ce jugement aura lieu après la résurrection, à la fin des temps. Or, le premier jugement convient au Christ en raison de sa divinité, mais le second, en raison de son humanité, car, comme le dit Augustin en commentant [l’évangile] de Jean, «le Verbe de Dieu vivifie les âmes, mais le Verbe fait chair vivifie les corps». Aussi est-il dit encore en Jn 5, 27 : Il lui a donné le pouvoir de juger, car il est le Fils de l’homme. Le jugement dernier aura donc lieu dans un endroit qui convient au Christ en raison de son humanité, à savoir, sur cette terre où il est né, a souffert et a accompli les autres fonctions de son humanité. Pour cette raison, on dit que le jugement aura lieu dans la vallée de Josaphat, car cette vallée est au pied du mont des Oliviers, d’où le Christ est monté au ciel, afin de montrer que celui qui est monté pour régner est le même qui celui qui descendra pour juger, selon ce passage de Ac 1, 11 : Comme vous l’avez vu monter au ciel, ainsi en viendra-t-il.

         <1> Cette glose parle du premier jugement, qui convient au Christ en raison de sa divinité, en raison de laquelle aussi le ciel lui est assigné, non pas que la divinité soit enfermée dans un lieu, mais parce que, parmi toutes les créatures corporelles, c’est principalement dans le ciel qu’apparaissent les indices de la majesté divine. C’est la raison pour laquelle on dit que le ciel est le lieu de Dieu et des saints qui jouissent de Dieu.

         <2> L’accès au lieu du jugement, c’est-à-dire la montée au ciel, est la récompense qui est reçue du jugement. Aussi doit-elle suivre le jugement, et non le précéder. Mais il n’en est pas de même de l’accès au lieu du jugement pour le jugement humain. Ainsi, ce n’est pas la même chose.

         <3> Lors du jugement, ni le Christ ni les élus ne seront sur la terre, mais seulement les réprouvés. En effet, le Christ et les élus seront dans l’air, selon ce que dit 1 Th 4,17 : Nous serons emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs. Mais les réprouvés seront non seulement dans cette vallée, mais dans la région environnante. Ils pourront ainsi voir le Christ et les élus tant en raison de l’élévation qu’en raison de [leur] éclat.



<Article 3 £[3]> Troisièmement : il semble que l’espèce du vin, qui demeure dans le sacrement après la consécration, ne puisse être mêlée à un autre liquide.



         <1> En effet, selon le Philosophe, Sur la génération, I, ce qui peut être mêlé se trouve en puissance dans ce qui est mêlé, et non en acte. Si donc cette espèce du vin est mêlée à un autre liquide, cette espèce ne demeurera pas en acte après le mélange. Or, en l’absence de l’espèce, le corps et le sang du Christ ne peuvent exister dans le sacrement. Après le mélange, le sang du Christ n’y demeurera donc pas. Or, cela est inacceptable, car, selon le Philosophe, ce qui peut être mêlé peut aussi être séparé, et ainsi l’espèce mêlée à un autre liquide pourra à nouveau être séparée ; une fois faite cette séparation, s’y trouveront de nouveau le corps et le sang du Christ, alors que le corps et sang du Christ n’existent sous une espèce que pendant qu’elle est espèce. Et ainsi, le sang du Christ commencera à exister de nouveau sous l’espèce du vin d’une autre manière que par la consécration, ce qui est inacceptable. Est donc aussi inacceptable ce dont cela découle, à savoir que l’espèce du vin soit mêlée à un autre liquide après la consécration.

         Cependant, <2> la forme de ce qui est mélangé est une forme accidentelle. Or, l’accident qui s’ajoute ne corrompt pas le sujet. Après le mélange de l’espèce du vin avec un autre liquide, cette espèce elle-même demeure donc. Et ainsi, l’inconvénient mentionné n’en découle pas.

         Réponse. Certains disent qu’un liquide ne peut d’aucune façon être mêlé à ces espèces sans qu’aussitôt cesse d’exister le sang du Christ dans toutes ces espèces, et cela parce que, si les espèces sont changées, n’y demeure pas le vrai sang du Christ, mais que, par l’addition d’un liquide, une autre quantité est produite, laquelle est sous-jacente aux autres accidents dans ce sacrement. En effet, une quantité plus grande est produite, et ainsi le corps du Christ n’y demeure pas.

         Mais cela ne semble pas être vrai, car les espèces qui demeurent dans le sacrement après la consécration sont corrompues de la même façon, et non autrement que cela arriverait aux substances antérieures dont les espèces demeurent, comme il tombe sous le sens qu’elles sont incinérées et sont transformées d’autres manières, tout à fait comme cela arriverait pour les substances du pain et du vin avant la consécration. Or, il est clair que, par le mélange d’une goutte d’eau, le vin n’aurait pas été entièrement détruit, et toute l’espèce du vin n’est pas corrompue pour cette raison après la consécration. — Et il n’est pas nécessaire, si la quantié est augmentée, que, pour cette raison, il s’y trouve une autre espèce, car l’addition elle-même n’enlève pas l’essence de la dimension, mais en modifie la délimitation, qui varie non seulement par addition, mais aussi par division. Ainsi, si une telle variation suffisait pour que cessent d’exister sous les espèces le corps et le sangdu Christ, il en découlerait que, par la division des espèces, ils cesseraient aussi d’exister, ce qui est manifestement faux.

         C’est pourquoi il faut dire qu’un certain mélange d’un autre liquide fait que le sang du Christ cesse totalement d’exister sous les espèces, et un autre ne le fait pas, mais seulement dans une partie des espèces. En effet, s’il y avait là la substance du vin et si un autre liquide y était mêlé en grande quantité, ce vin serait entièrement corrompu de sorte que le vin cesserait d’exister, si le liquide mélangé était d’une autre espèce, ou ce vin cesserait d’exister, si [le liquide mélangé] était de la même espèce. Mais si un autre liquide était mélangé en petite quantité, le mélange de ce liquide ne pourrait affecter la totalité du vin, mais une de ses parties, qui varierait soit selon l’espèce, si [le liquide] était d’une autre espèce qu’il ne perdrait pas entièrement par le mélange, soit selon le nombre, s’il était de la même espèce ; ou [le liquide] perdrait entièrement son espèce par le mélange, comme c’est le cas de la goutte versée dans une amphore de vin. Ainsi donc, si, après la consécration, se produit un si grand mélange de liquide qu’il suffirait à corrompre toute la substance du vin, si tel était le cas, le sang du Christ cesserait d’exister dans toutes les espèces. Mais s’il ne ‘agit pas d’un ausssi grand mélange, [le sang du Christ] cesse d’exister dans une partie [des espèces], car, à supposer que le liquide mélangé soit changé en l’espèce du vin, il n’est cependant pas converti en sang du Christ.

         <1> Si s’est produit un mélange de l’espèce avec un autre liquide, l’espèce ne demeurerait pas la même ni selon l’espèce, ni selon le nombre, ni en totalité, ni en partie. Et ainsi, le sang du Christ ne demeurera ni dans le tout ni dans une partie, mais la substance du vin. De plus, si se produit une séparation, le sang du Christ ne s’y trouvera pas de nouveau, car les choses mélangeables, lorsqu’elles sont séparées de ce qui est mélangé, ne redeviennent pas les mêmes en nombre, mais les mêmes par l’espèce.

         <2> Quant à ce qui est objecté en sens contraire, il faut dire que la forme du mélange peut se comprendre de deux manières : d’une manière, la forme par laquelle le corps mélangé est situé dans une espèce, et ainsi il s’agit d’une forme substantielle (en effet, la forme de la pierre est appelée forme du [corps] mixte) ; d’une autre manière, on peut appeler forme du [corps] mixte une qualité intermédiaire résultant des qualités mélangées.

         Lorsqu’on dit qu’une forme accidentelle ne détruit pas le sujet, on pourrait donc dire que cela est vrai, mais elle détuit cependant des accidents. Et ainsi, les espèces sacramentelles, qui sont des accidents, ne demeurent pas après le mélange. — Mais cette solution n’est pas conforme à la vérité, car la forme du mélange, puisqu’elle est une certaine qualité intermédiaire, ne change que les qualités simples dont elle est composée ; mais les espèces sacramentelles ne sont pas détruites par le changement de toutes les qualités, car, si l’odeur du vin ou sa couleur étaient changées, le sang du Christ ne cesserait pas pour autant d’y exister, à moins que les dimensions, qui sont sous-jacentes aux accidents et qui jouent le rôle de substance, n’aient été détruites selon leur essence, ce qui ne peut survenir autrement que cela ne surviendrait à la substance du vin, si elle s’y trouvait.

         Et ainsi, il faut dire autre chose : l’accident ne corrompt pas le sujet effectivement, mais par mode de disposition. En effet, en supposant la qualité qui est une disposition nécessaire à la forme du feu, à savoir, la chaleur à son plus haut degré, la forme de l’air est écartée. De même, en supposant la qualité intermédiaire qui conduit nécessairement à la forme de ce qui est mélangé, la forme du corps simple est écartée.



<Question 2> £[À propos de l’ange]



<Article unique [4]> Ensuite, on demande, à propos de l’ange si la durée chez l’ange a un avant et un après.



         Et il semble que oui.

         <1> En effet, dans ce dont la durée n’a pas d’avant et d’après, exister et avoir existé sont la même chose. Si donc il n’y a pas d’avant et d’après dans la durée de l’ange, l’exister et l’avoir existé seront les mêmes chez l’ange. Or, cela est impossible, car Dieu ne pourrait faire que l’ange n’existe pas, puisqu’il ne peut faire qu’il n’ait pas existé. Il est donc inacceptable de dire que, dans la durée de l’ange, il n’y a pas d’avant et d’après.

         <2> De plus, aucun être créé n’est infini en acte. Or, la durée de l’ange est infinie après [qu’il a été créé]. [Sa durée] n’existe donc pas toute en même temps en acte. Et ainsi, il s’y trouve un avant et un après.

         <3> De plus, la mesure doit être proportionnée à ce qui est mesuré. Or, l’être de l’ange est infini en acte. L’aevum[13], qui est sa mesure, est donc fini. Et ainsi, la conclusion est la même que ce qui précède.

         <4> De plus, la raison d’éternité se réalise par le fait qu’elle existe en totalité simultanément, car, selon Boèce, Sur la consolation, V, «l’éternité est la possession sans limite et parfaite de la vie en totalité et simultanément.» Si donc l’aevum, qui est la durée de l’ange, ne comporte pas d’avant et d’après, il ne semble pas différer de l’éternité.

         Cependant, <1> selon le Philosophe, Physique, IV, «c’est à cause de l’avant et de l’après dans le mouvement qu’il y a avant et après dans le temps, qui mesure le mouvement». Or, dans l’être de l’ange, il n’y a pas de mouvement et cet être n’est d’aucune manière soumis au mouvement. Dans l’aevum, qui est sa mesure, il n’y a donc pas d’avant et d’après.

         <2> «Le temps n’est rien d’autre que le nombre de l’avant et de l’après». Si donc, dans l’aevum, il y a lieu de compter l’avant et l’après, l’aevum ne diffère en rien du temps.

         Réponse. Nous pouvons parler d’une chose de deux manières : d’une manière, selon qu’elle existe dans la nature des choses ; d’une autre manière, selon qu’elle existe dans la considération que nous en faisons. De la première manière, on comprend la substance d’une chose avec toutes ses dispositions et ses opérations, car, sans elles, on ne trouve pas la substance dans la nature des choses. Mais, de la seconde manière, on peut comprendre la substance sans ses dispositions, car la considération de la substance de dépend pas de la considération de ses dispositions.

         Si l’on attribue donc la mesure de la durée d’une chose selon le premier mode, ainsi une durée qui existerait toute en même temps ne convient qu’à Dieu seul, et non à une créature, du fait que seul Dieu est immuable dans son essence et dans tout ce qui peut être considéré à propos de son essence. Mais toute créature est variable, soit selon sa substance, soit selon une disposition ou une opération. Et ainsi, Augustin, dans les Questions à Orose, XXI, affirme que «toutes les créatures existent dans le temps, même les anges».

         Mais si l’on attribue la mesure de la durée à l’ange selon le second mode, c’est-à-dire selon que sa substance est considérée de manière absolue, ainsi on affirme que sa mesure est l’aevum, et non le temps.

         Or, à propos de cet aevum, il existe deux opinions.

         En effet, certains disent que, dans l’aevum, il existe un avant et un après, mais non comme dans le temps, car, dans le temps, il y a un avant et un après avec un certain changement, mais, dans l’aevum, [il y a un et un après] sans changement. — Mais cela n’est pas compréhensible. En effet, il est impossible que deux parties d’une durée existent en même temps, dont l’une n’inclurait pas l’autre, comme le mois inclut le jour (quelque chose existe ainsi simultanément dans le jour et dans le mois), mais deux jours et deux mois ne peuvent exister en même temps. Ainsi, chaque fois que l’on pose parfois dans une durée deux parties, dont l’une est antérieur et l’autre postérieure, il faut que, dès que l’une passe, l’autre apparaisse. Et ainsi, il est nécessaire que, dans toute durée où il y a un avant et un après, il y ait changement. Or, la mesure de la durée ne peut avoir de changement, si ce n’est que ce qui est mesuré par la durée puisse recevoir un changement. Or, l’être de l’ange existe sans aucun changement, car il persévère immuable depuis le moment où il a commencé à exister, puisqu’il n’y a pas en lui de mouvement et qu’il n’est pas soumis à un mouvement, comme l’être des choses incorruptibles est soumis au mouvement céleste.

         Ainsi donc, si l’on attribue la mesure <de la durée> à l’ange selon sa substance seulement, celle-ci n’a pas d’avant et d’après. En effet, leur être est ainsi mesuré par l’aevum.De même, si on leur attribue la mesure de la durée selon l’opération essentielle de la béatitude : en effet, ils participent ainsi à l’éternité. Mais si on leur attribue la mesure de la durée en raison de leurs autres opérations ou affections, alors leur mesure a un avant et un après : en effet, ils sont ainsi mesurés par le temps, selon ce que dit Augustin, Commentaire littéral sur la Genèse, VIII, que «Dieu meut la créature spirituelle selon le temps».

         <1> Quelque chose peut être attribué à une réalité éternelle ou «éviternelle» de deux manières. D’une manière, en raison d’elle-même, et ainsi on ne lui attribue ni le fait qu’elle ait été, ni le fait qu’elle sera, mais seulement le fait qu’elle est, car, dans le passé et le futur, sont impliqués un avant et un après, mais non dans le présent. D’une autre manière, en raison de la mesure de ce qui l’entoure ou de ce lui est sous-jacent, à savoir, en raison du temps, et ainsi on lui attribue le fait d’avoir été par concomitance avec le temps passé, et le fait qu’elle sera, par concomitance avec le futur. En effet, le moment même de l’éternité est présent à la totalité du temps. C’est pourquoi Augustin dit de Dieu, qu’il «a été, parce qu’il n’a jamais cessé d’être, qu’il sera, parce qu’il ne cessera jamais d’être». Dieu ne peut donc faire que l’ange n’ait pas existé, parce qu’il ne peut faire que le temps passé n’ait pas existé en même temps que l’ange a existé ; mais il peut faire que l’ange n’existe pas, parce qu’il peut faire que l’être de l’ange n’existe pas simultanément avec le temps qui est maintenant présent ou sera dans le futur. Et ainsi, cette diversité dépend davantage de la manière de parler que de la nature de la chose.

         <2> On dit que quelque chose est infini de deux manières. D’une manière, par privation, et ainsi cela n’est n’attribué qu’aux choses qui ont une extension ou une quantité : en effet, cela seul comporte par nature d’avoir une fin. Et ainsi, l’aevum n’est aucunement infini, car il ne possède aucune extension, si ce n’est que l’extension est considérée en lui par comparaison à la mesure de ce qui est sous-jacent, à savoir, du temps. Et ainsi, aucun être créé n’est infini en acte. D’une autre manière, on dit que quelque chose est infini de manière négative, à savoir, parce qu’il n’a pas de fin. Et ainsi, même les choses indivisibles sont dites infinies, comme le point et l’unité, parce qu’ils ne sont pas finis. Et l’aevum est dit infini de cette manière, à savoir, qu’il ne se termine pas. Or, rien n’empêche qu’un être créé existe ainsi selon quelque chose d’infini en acte.

         <3> L’être de l’ange et l’aevum sont infinis selon le même mode.

         <4> Entre l’éternité et l’aevum, on peut faire une triple différence. L’une peut être prise de ce qui a été dit plus haut, car l’éternité mesure la substance même de ce qui est éternel selon que cela existe dans la nature des choses, c’est-à-dire avec tout ce qui lui est attribué, mais non l’aevum, comme on l’a dit. Une autre [vient] de ce que l’éternité mesure l’être qui se tient par lui-même ; ainsi, l’éternité est la même chose que la substance de ce qui est éternel, mais l’aevum mesure un acte d’être créé, qui ne se tient pas par lui-même, car il est autre que la substance de l’être créé. La troisième peut se prendre du fait que l’aevum, bien qu’il n’ait pas de terme du point de vue de sa fin, tel n’est cependant pas le cas du point de vue de son principe, alors que [n’a pas de terme] des deux points de vue.



<Question 3> £[À propos de l’âme]



         Ensuite, on pose des quetions sur l’âme : premièrement, à propos de sa nature ; deuxièmement, à propos de la grâce ; troisièmement, à propos de la gloire.

         À propos de la nature de l’âme, on a posé des questions sur sa substance et sur son opération.

         À propos de sa substance, on a posé deux questions. Premièrement, est-ce que l’âme est ses puissances ? Deuxièmement, est-ce que l’âme est incorruptible selon sa substance ?



<Article 1 £[5]> Premièrement : l’aême est-elle ses puissance ?



         Il semble que oui.

         <1> En effet, dans le livre Sur l’esprit et l’âme, on dit que l’âme est quelque chose d’elle-même, à savoir, les puissances, mais n’est pas quelque chose d’elle-même, à savoir, les vertus.

         <2> De plus, Augustin dit, dans le livre Sur la Trinité, que «la mémoire, l’intelligence et la volonté sont une seule vie, une seule essence». Or, ces «trois choses, selon le Maître, Sentences, I, d. 3, sont trois puissances de l’âme». Les puissances de l’âme sont donc sa propre essence.

         Cependant, <1> s’oppose à cela la distinction en trois que Denys fait dans La hiérarchie céleste, XI, chez les substances supérieures, à savoir, les anges : leur substance, leur puissance et leur opération. Or, l’ange n’est pas plus simple que l’âme. Dans l’âme elle-même, donc, sa vertu ou sa puissance n’est pas sa substance.

         <2> De plus, si l’on multiplie l’une parmi des choses identiques, les autres aussi [seront multipliées]. Si donc l’âme est la même chose que ses puissances, il semble que, puisqu’il y a plusieurs puissances, l’essence de l’âme ne peut être unique.

         Réponse. Nous pouvons parler de l’âme de deux manières.

         D’une manière, selon qu’elle est une substance, et ainsi il est impossible que l’âme soit ses puissances, pour deux raisons. — L’une vient de ce qui est propre à l’âme, car il est impossible que le même selon le même soit naturellement principe de plusieurs choses diverses, au point d’être quasi opposées. Or, on trouve que l’âme, selon ses diverses puissances, est le principe d’actes divers par l’espèce et quasi opposés. Il est donc impossible que l’essence même de l’âme, qui est unique, soit immédiatement le principe de ceux=ci. Il faut donc affirmer dans l’âme, par delà sa substance, des puissances naturelles, qui sont les principes immédiats de ces actes. — L’autre raison vient de ce qui est commun à l’âme et à toute substance créée. En effet, en aucune substance créée, l’acte d’être et l’opération ne sont la même chose, car cela n’est le fait que de Dieu seul. Or, l’essence est le principe de l’acte d’être, mais la puissance, celui de l’opération. Puisque de ce qui est unique par nature ne vient donc que ce qui est unique, aucune substance, à part [la substance] divine, n’est sa puissance. Et on ne saurait arguer de la puissance de la matière, même en admettant qu’elle est sa puissance, car une telle puissance n’est pas [ordonnée] à l’opération, mais à l’acte d’être.

         D’une autre manière, nous pouvons parler de l’âme selon qu’elle est un tout potentiel. Et ainsi, ses diverses puissances sont ses parties. De cette manière, l’âme est prédiquée de ses puissances, et inversement, selon une prédication abusive, comme le tout intégral l’est de ses parties, ou inversement, bien que l’abus soit moindre pour le tout potentiel que pour [le tout] intégral, car le tout potentiel est présent à chacune de ses parties selon sa substance, mais non [le tout] intégral.

         Et par cela, la réponse aux objections est claire.



<Article 2 £[6]> Deuxièmement : il semble que l’âme raisonnable soit corruptible.



         <1> En effet, selon [Jean] Damascène, nulle substance ne peut exister sans sa propre opération. Or, l’opération propre de l’âme raisonnable est d’intelliger, qui nécessite le corps, puisqu’elle ne peut intelliger sans fantasmes, comme cela est clair d’après le Philosophe, Sur l’âme, III. Si le corps est détruit, la substance de l’âme raisonnable ne demeure donc pas.

         <2> De plus, on ne trouve que ce qui a le pouvoir de toujours exister parfois existe et parfois n’existe pas (en effet, une chose existe aussi longtemps que sa puissance le demande). Ce dont on constate que parfois il existe et parfois il n’existe pas n’a donc pas le pouvoir de toujours exister. Or, on constate que tout ce qui commence à exister existe parfois et parfois n’existe pas. Rien de ce qui a commencé à exister n’a donc le pouvoir de toujours exister. Et ainsi, rien de ce qui a commencé à exister ne peut être incorruptible. Or, l’âme raisonnable a commencé à exister. Elle ne peut donc être incorruptible.

         <3> De plus, il y a un certain acte d’être de l’homme composé d’âme et de corps. Donc, soit l’âme a un autre acte d’être par delà cet acte d’être, soit elle n’en a pas. Si elle a un autre acte d’être, l’âme devient composée une fois que son acte d’être est complet. Cette composition est donc accidentelle pour l’âme, et ainsi l’homme ne sera pas un être par soi, mais un être par accident, ce qui est inacceptable. Mais si [l’âme] n’a pas un autre acte d’être par delà l’acte d’être du composé, alors, après que l’acte d’être du composé a cessé, l’âme ne peut exister. Or, par la mort corporelle, l’acte d’être du composé cesse. L’âme ne demeure donc pas après la mort.

         <4> De plus, «l’âme est la forme du corps». [Elle l’est] donc soit par son essence, soit par un accident. Si c’est par un accident, il en découlera que la composition d’âme et de corps sera accidentelle, comme celle de l’homme et de son vêtement. Si c’est par son essence, puisque la forme en tant que forme ne peut exister sans matière, il semble que l’âme après la mort du corps ne puisse demeurer.

         Cependant, <1> s’oppose à cela ce que dit le Philosophe, Sur l’âme, II, que ce qui est raisonnable se distingue des autres choses «comme ce qui est perpétuel par rapport à ce qui est corruptible».

         <2> De plus, dans l’Éthique, X, le Philosophe montre que la félicité contemplative dépasse [la félicité] civile par le fait qu’elle est plus durable. Or, [la félicité] civile dure jusqu’à la mort. [La félicité] contemplative existe donc aussi après la mort, et ainsi l’âme demeure après la mort du corps.

         Réponse. Il est nécessaire d’affirmer que la substance de l’âme raisonnable est incorruptible.

         En effet, si [l’âme] est corrompue, elle est corrompue par soi ou par accident. Or, elle ne pourrait être corrompue par soi à moins qu’elle ne soit composée d’une matière et d’une forme possédant une contrariété, ce qui ne peut être le cas que si elle était un élément ou venait des éléments, comme les anciens philosophes l’ont affirmé, dont les positions sont rejetées dans Sur l’âme, I. Or, elle ne peut être corrompue par accident à moins d’affirmer qu’elle n’existe pas par elle-même, mais qu’elle n’existe qu’avec autre chose, comme c’est le cas des autres formes matérielles, qui n’ont pas à proprement parler un acte d’être subsistant, mais existent par l’acte d’être des composés et des subsistants dont elles sont parties, et ainsi sont-elles corrompues par accident, lorsque les composés sont corrompus. Or, on ne peut pas dire cela de l’âme raisonnable, car il est impossible que ce qui n’a pas d’acte d’être par soi opère par soi. Ainsi, même les autres formes n’opèrent pas, mais ce sont les composés [qui le font] à travers les formes. Or, l’âme raisonnable opère par soi, à savoir qu’elle intellige, ce qu’elle fait sans l’intermédiaire d’aucun organe corporel, comme le démontre le Philosophe, Sur l’âme, III. En effet, elle ne pourrait connaître toutes les formes des choses sensibles si elle n’était pas dépouillée de toutes les formes sensibles (ou si elle n’était pas l’acte de toutes), puisqu’elle ne reçoit rien qu’elle n’ait déjà. Si l’âme intelligeait par l’intermédiaire d’un organe, il faudrait donc que toute forme sensible fasse défaut à son organe, puisqu’elle peut intelliger toutes les formes sensibles, comme la couleur fait défaut à la pupille afin que la vue puisse connaître toutes les couleurs. Or, il est impossible qu’il existe un organe corporel auquel fasse défaut toute forme sensible.

         Il reste donc que la substance de l’âme intellective soit incorruptible. C’est ainsi que même le Philosophe dit, Sur l’âme, I, que «l’intellect semble être une substance et ne pas se corrompre».


* * *




         Or, certains affirment que cet intellect incorruptible existe hors des hommes, en affirmant que l’âme qui fait partie de l’homme est corruptible. Ils affirment que l’intellect séparé continue de deux manières. D’une manière, par illumination, selon ceux qui affirment que l’intellect agent est séparé et incorruptible, mais l’intellect possible, uni et corruptible. D’une autre manière, par une continuité entre l’intellect et les fantasmes, selon ceux qui affirment que l’intellect possible aussi est séparé et incorruptible.

         Mais la première position est impossible, car, s’il n’y a en nous qu’une puissance matérielle, la lumière de l’intellect agent ne pourra être reçue en nous que d’une manière matérielle, puisque ce qui est reçu est reçu selon le mode de ce qui reçoit. Et ainsi, elle ne sera pas reçue de manière intelligible, et nous ne pourrons pas intelliger. La seconde position est de même impossible, car les fantasmes sont en nous par notre opération, qui découle de [notre] être substantiel. Et ainsi, l’homme n’aura pas un être spécifique par le fait qu’il est raisonnable, puisqu’il n’est raisonnable que par le fait qu’il uni à l’intellect.

         Il reste donc que l’âme humaine elle-même, qui est la forme du corps, soit un intellect incorruptible.

         <1> L’âme a besoin de quelque chose de corporel pour son opération de deux manières. D’une manière, comme de l’organe par lequel elle opère, comme elle a besoin de l’oeil pour voir ; et ainsi, elle n’a pas besoin d’un organe pour intelliger, comme on l’a démontré. D’une autre manière, l’âme a besoin de quelque chose de corporel pour son opération comme d’un objet, comme pour voir, elle a besoin d’un corps coloré ; et ainsi, pour intelliger, l’âme rationnelle a besoin du fantasme, car «les fantasmes sont comme les sensibles pour l’âme intellective», comme il est dit dans Sur l’âme, III. Or, l’opération qui a ainsi besoin de quelque chose de corporel, ne peut exister au départ sans cette réalité corporelle, mais elle le peut par la suite, comme l’âme sensible ne peut avoir aucune opération sans avoir été d’abord mue par les sensibles, qui sont extérieurs à l’âme, mais, par la suite, il reste l’acte de l’imagination, même si les sensibles ont disparu. De même, une fois les fantasmes détruits, l’opération intellective peut-elle demeurer dans l’âme intellective.

         <2> Cet argument est une démonstration du Philosophe, dans Sur le ciel et le monde, I, où il montre que tout ce qui est engendré est corruptible et a lieu dans les choses qui sont produites et corrompues naturellement, qui, par manque de puissance, ne peuvent avoir toujours existé, ni toujours exister à l’avenir. Mais cela n’a pas lieu dans les choses qui ont été produites par création, qui reçoivent de Dieu la puissance de toujours exister, par laquelle elles ne peuvent exister avant de l’avoir reçue.

         <3> L’âme communique son acte d’être au corps, qui vient à l’âme dans le corps afin que celui-ci puisse subsister, ce qui n’est le cas des autres formes. Et ainsi, l’acte d’être même de l’âme devient l’acte d’être du corps, et cependant demeure, une fois le composé détruit.

         <4> Selon son essence, l’âme est forme du corps et, le corps détruit, n’est pas détruit dans l’âme ce par quoi elle est forme, mais elle cesse seulement d’être forme en acte.



<Question 4> £[Ensuite, on s’interroge sur l’opération de l’âme]



         Et à ce sujet, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce que l’âme intellective connaît tout ce qu’elle connaît dans la Vérité première ? Deuxièmement, est-ce que l’âme séparée du corps possède les actes des puissances sensitives ?



<Article 1 £[7]> Premièrement : il semble que l’âme, quoi qu’elle intellige, l’intellige dans la Vérité première.



         <1> En effet, Augustin dit, Confessions, XII : «Si tous les deux nous voyons que ce que tu dis est vrai, si tous les deux nous voyons qu’est vrai ce que je dis, où, je te le demande, le voyons-nous ? Je ne le vois pas en toi et tu le ne le vois pas en moi, mais tous les deux [nous le voyons] dans cette Vérité immuable qui est au-dessus de nous.» Et ainsi, tout ce que l’âme connaît de vrai, elle le voit dans la Vérité première.

         <2> De plus, le vrai ajoute à l’être sa manifestation. La Vérité première est donc ce par quoi toutes choses sont manifestées. Or, ce par quoi un autre est manifesté doit être ce qu’il y a de plus manifeste, comme cela est clair pour les principes démonstratifs et de la lumière corporelle, par laquelle la vue corporelle voit. La Vérité première est donc la plus manifeste pour tous les esprits. Et ainsi, tout est connu non seulement par elle, mais en elle.

         Cependant, <1> plusieurs ont une connaissance vraie à partir des premiers principes, qui ne voient rien de la Vérité première. Tout ce qui est vrai n’est donc pas connu dans la Vérité première.

         <2> De plus, Augustin dit, dans le livre Sur le libre arbitre, que «personne ne juge de la Vérité première et que personne ne juge correctement sans elle». Et ainsi, si on ne juge pas d’elle, elle n’est pas connue, et les autres choses [ne le sont pas] en elle.

         Réponse. Comme le dit une glose sur ce passage d’un psaume : Les vérités se sont amoindries, etc., «plusieurs vérités se reflètent dans les esprits des hommes à partir de la Vérité première, comme, dans un miroir brisé, plusieurs visages d’un homme se reflètent à partir d’un seul visage». Or, ce reflet de la vérité existe selon deux choses : selon la lumière intellectuelle, dont il est dit dans le psaume : La lumière de ton visage a été marquée sur nous, Seigneur (v.g. Ps 88, 16) ; selon les premiers principes naturellement connus, qu’ils soient complexes ou qu’ils soient non complexes. Or, nous ne pouvons rien connaître de la vérité qu’à partir des premiers principes et par la lumière intellectuelle, qui ne peuvent manifester la vérité que pour autant qu’ils sont une similitude de cette Vérité première, parce qu’ils tiennent aussi d’elle une certaine immuabilité et une certaine infaillibilité. Ainsi donc, alors que nous sommes en route (in statu viae), tout n’est pas vu par nous dans la Vérité première selon son essence, puisqu’elle n’est pas vue par son essence par ceux qui sont en route (viatoribus) ; mais toute vérité est connue par nous en raison de son image, à savoir, de la vérité reproduite à partir d’elle.

         Et de là vient que deux personnes voient la même vérité, pour autant qu’une vérité est réflétée dans l’esprit des deux à partir de la Vérité première, et c’est ainsi que doit être compris ce que dit Augustin.

         <1> La solution du premier argument est ainsi claire.

         <2> On dit qu’une chose opère ou meut de deux manières. D’une manière, comme par un principe formel de l’opération ou du mouvement, et ainsi, il n’est pas nécessaire que le mouvement de ce qui meut ou l’opération de ce qui opère ait son terme dans ce par quoi ils opèrent : en effet, le feu ne réchauffe pas la chaleur par laquelle il réchauffe. D’une autre manièreh, comme par un instrument, et ainsi le mouvement de ce qui meut trouve son terme dans ce par quoi il meut, comme la main meut la pierre par un bâton et meut le bâton. Ce par quoi nous connaissons comme par un instrument doit donc être connu d’abord de nous, et ainsi nous connaissons les conclusions par les principes connus naturellement, auxquels l’intellect agent se compare coomme à des instruments, comme dit le Commentateur, Sur l’âme, III. Or, ce par quoi nous connaissons comme par la forme de celui qui connaît ne doit pas nécessairement être connu, car l’oeil ne voit pas la lumière qui fait partie de l’oeil, ni l’espèce par laquelle il voit. De la même manière, il n’est pas nécessaire que quiconque intellige quelque chose, intellige son propre intellect, par lequel il intellige, ou la lumière intelligible.

         Ainsi donc, la Vérité première reflétée dans nos esprits est en partie nécessairement connue de nous pour que nous connaissions d’autres choses en elles, à savoir, les principes premiers, et en partie elle n’est pas nécessairement connue, à savoir, pour ce qui est de la lumière intellectuelle elle-même. Mais la vérité exemplaire elle-même <n’est pas> vue par nous par son essence.



<Article 2 £[8]> Deuxièmement : il semble que l’âme séparée puisse avoir un acte des puissances sensitives.



         <1> En effet, Cassiodore dit, dans le livre Sur l’âme, que «l’âme sans le corps voit, s’exprime, touche et est dotée de la puissance des autres sens».

         <2> De plus, en Lc 15, certaines choses sont dites du riche jeté en enfer, qui ne peuvent exister sans l’acte des sens. Or, il est clair que seule l’âme du riche s’y trouvait sans son corps. L’âme peut donc avoir l’opération des sens sans le corps.

         <3> De plus, une puissance qui n’est pas amenée à l’acte est inutile. Or, dans l’âme après la mort, les puissances sensitives demeurent. Donc, les actes des sens aussi.

         Cependant, sentir est l’opération du composé. Le composé détruit, [l’opération] ne peut donc demeurer dans l’âme séparée.

         Réponse. Il est impossible qu’existe dans l’âme séparée l’acte d’une puissance sensitive.

         Cela se démontre ainsi. L’opération d’une puissance sensitive se réalise de la même façon chez l’homme et chez l’animal sans raison. En effet, l’homme voit par l’oeil de la même manière que le cheval. Or, l’acte d’une puissance sensitive chez l’animal sans raison n’est pas le fait de l’âme sensitive par elle-même, mais par l’intermédiaire d’un organe. En effet, si l’âme sensitive avait par soi une opération chez l’animal sans raison, elle subsisterait par soi, et elle serait ainsi incorruptible, comme on l’a démontré de l’âme raisonnable. Comme cela est inacceptable, il est impossible qu’une puissance sensitive chez l’animal sans raison ou chez l’homme ait son acte propre, mais tous ses actes sont le fait du composé. Ils ne peuvent donc pas demeurer dans l’âme séparée.

         Cependant, certains disent que l’âme sensitive a deux actes : l’un, qu’elle exerce par l’intermédiaire d’un organe, qui ne demeure pas après la mort ; l’autre, qu’elle exerce par elle-même, et celui-ci demeure après la mort. Or, cela semble appuyer l’opinion de Platon à propos de l’âme : il disait que l’âme sensitive se meut elle-même et ainsi meut le corps, et ainsi, l’opération par laquelle elle se mouvait elle-même lui était propre, mais l’autre par laquelle elle mouvait le corps était le fait du composé. Pour cette raison, Platon affirmait que même les âmes des animaux sans raison étaient incorruptibles : en effet, cela est une conclusion nécessaire. Ce que ceux-là ne concèdent cependant pas.

         <1> Comme les opérations de la volonté, en raison d’une certaine similitude, portent les noms des passions qui se trouvent dans l’appétit sensible, de même aussi les opérations de l’intellect portent les noms des opérations des sens en raison d’une similitude. C’est de cette manière que parle Cassiodore.

         <2> Il faut comprendre métaphoriquement ces paroles qui sont dites du riche, ou «selon une similitude entre les choses, et non selon les choses elles-mêmes», comme le dit Augustin.

         <3> Selon certains, les puissances sensibles ne demeurent pas en acte dans l’âme séparée, mais dans leur racine seulement. Toutefois, si elles demeurent en acte, elles ne seront pas inutiles, même si les actes leur font défaut : en effet, elles demeurent pour l’intégrité de la nature, comme les membres de la génération dans les corps de ceux qui ressusciteront.



<Question 5> £[Sur la grâce]



         Ensuite, on pose des questions sur ce qui concerne la grâce.

         Et à ce sujet, on pose trois questions : premièrement, à propos du commandement sur l’honneur dû aux parents ; deuxièmement, à propos du conseil sur le voeu d’obéissance ; troisièmement, à propos du voeu de continence.



<Article 1 £[9]> Premièrement : il semble que celui dont le père ne peut être entretenu par son fils

sans que celui-ci n’ait les fonds pour nourrir son père qu’en contractant [mariage], ne soit pas obligé de contracter [mariage] pour nourrir son père.


         <1> En effet, comme la charité est ordonnée, on est davantage obligé envers soi-même qu’envers son père. Or, il serait louable que quelqu’un s’expose à la mort pour préserver sa virginité. On n’est donc pas obligé de contracter mariage pour sauver la vie de son père.

         <2> De plus, un commandement n’est pas contraire à un conseil. Or, la conservation de la virginité relève d’un conseil, comme cela est clair d’après 1Co 7,25-40. Selon le commandement d’honorer ses parents, on n’est donc pas obligé à quelque chose qui ferait perdre sa virginité.

         Cependant, un précepte affirmatif oblige pour un lieu et pour un temps. Or, le moment d’observer le commandement d’honorer ses parents, c’est lorsque que ses parents sont dans le besoin. On est donc alors obligé à un tel commandement, et ainsi il semble qu’on soit obligé de contracter mariage, si on ne peut autrement subvenir [aux besoins] de son père.

         Réponse. Le cas proposé ne semble pas être facilement possible. En effet, il peut difficilement arriver que quelqu’un ne puisse subvenir aux besoins de ses parents sans contracter mariage, tout au moins en travaillant de ses mains ou en mendiant. Toutefois, si cela arrivait, le même jugement vaudrait de la conservation de la virginité dans cette situation, que des autres oeuvres de perfection, comme l’est l’entrée en religion.


* * *




         Or, à ce sujet, les opinions divergent.

         En effet, certains disent que, si on a un père indigent, on doit lui abandonner ce qu’on a pour subvenir à ses besoins. On peut ainsi entrer légitimement en religion, en confiant le soin de ses parents au Père céleste, qui nourrit même les oiseaux (Mt 6, 26).

         Mais parce que cette opinion semble être trop rude, il semble mieux de dire que soit celui qui a le propos d’entrer en religion voit qu’il peut vivre dans le siècle sans péché mortel, soit [il voit qu’il ne peut pas le faire] facilement. S’il craint pour lui-même un danger de péché mortel, puisqu’il est davantage tenu de voir au salut de son âme qu’aux besoins corporels de ses parents, il ne doit pas retarder son entrée en religion pour s’occuper de ses parents. Mais s’il voit qu’il peut vivre dans le siècle sans péché, il semble qu’il faille faire une distinction : si ses parents ne peuvent d’aucune manière vivre sans son secours, il est alors tenu de les servir et de reporter les autres oeuvres de perfection, et il pécherait en écartant [ses parents] ; mais si ses parents peuvent vivre sans son secours d’une certaine manière, mais de manière non honorable, il n’est pas tenu d’écarter les oeuvres de perfection.

         Il en est autrement de celui qui est déjà entré en religion, car, puisqu’il est déjà mort au monde par sa professsion, il est délié de la loi par laquelle il était obligé de venir au secours de ses parents pour les choses de ce monde, selon l’enseignement de l’Apôtre, Rm 7. Pour les autres choses spirituelles, par exemple, les prières et les choses de ce genre, il est obligé de les servir.


* * *




         Et ce qui a été dit de l’entrée en religion peut aussi être dit de l’observance de la viriginité et des autres oeuvres.

         <1> Si quelqu’un n’a pas fait profession de virginité, il ne devrait pas mourir de faim avant de contracter mariage.

         <2> Rien n’empêche qu’un précepte n’aille contre un conseil dans un cas [particulier].



<Article 2 £[10]> Deuxièmement : il semble que le religieux qui fait voeu d’obéissance soit tenu d’obéir en tout à son supérieur, même dans les choses indifférentes.



         <1> En effet, par le voeu de chasteté, le religieux renonce à tout rapport charnel. Par le voeu d’obéissance, il renonce donc à sa volonté propre en toutes choses.

         <2> De plus, le bienheureux Benoît dit dans sa Règle, que même si un supérieur commande l’impossible, il faut essayer [de le faire]. On est donc bien davantage tenu d’obéir pour les choses indifférentes.

         <3> De plus, le voeu d’obéissance se rapporte à l’état de perfection. Or, tel ne serait pas le cas si on n’était tenu d’obéir que pour ce qui est contenu dans la règle, car tout sujet, même séculier, est tenu d’obéir à son supérieur pour certaines choses qui se rapportent à son droit de supérieur. Il semble donc que le religieux soit tout simplement tenu d’obéir en toutes choses.

         Cependant, <1> le religieux n’est pas obligé à plus que le séculier, si ce n’est dans la mesure où il s’est obligé par voeu. Or, par le voeu de sa profession, il ne s’est obligé à obéir que selon la règle. Il n’est donc pas tenu d’obéir à plus qu’à ce qui tombe sous la règle.

         <2> De plus, Bernard dit, dans le livre Sur la dispense et le précepte : «Qu’un supérieur ne m’ordonne rien que je n’aie promis ; qu’il ne m’interdise rien de ce que j’ai promis.»

         Réponse. À ce sujet, tous sont partiellement d’accord et partiellement en désaccord les uns avec les autres.

         En effet, qu’un religieux ne soit pas obligé d’obéir à son supérieur pour ce qui est contre Dieu ou contre la règle (dans les choses pour lesquelles la dispense n’a pas été confiée au supérieur), tous le disent d’une manière générale. Qu’il ne soit pas obligé d’obéir pour ce qui est plus sévère que la règle, mais qu’obéir [dans ce cas] relève d’une obéissance parfaite, tous le disent aussi.

         Mais, à propos de ce qui est indifférent et de ce qui est en deça de la rigueur de la règle ou égal à la règle, il existe deux opinions. Certains disent qu’on doit nécessairement obéir en ces matières ; mais d’autres, qu’on n’est pas obligé d’obéir, mais [que le faire relève] de la perfection. Même si ces deux opinions semblent beaucoup différer en paroles, on découvre cependant qu’elles diffèrent peu ou pas du tout en réalité. Car il faut comprendre que se rapportent à la règle non seulement ce qui est expressément écrit dans la règle, mais <aussi> ce qui se ramène à la règle de quelque façon, comme ce qui concerne la recherche de la communauté fraternelle et la punition des fautes, à quoi presque tout ce qui est ainsi indifférent peut se ramener. Cependant, s’il existe quelque chose qui ne se ramène aucunement à la règle, ce semble être une opinion plus vraie de dire qu’on n’est pas obligé d’obéir en ces matières, mais que [cela relève] de la perfection, comme le dit manifestement Bernard dans le livre Sur la dispense et le précepte, et cela, parce que l’obéissance ne s’étend pas au delà du pouvoir ou du droit de la fonction de supérieur, laquelle est limitée selon la règle.

         <1> Le voeu de continence concerne un genre d’actes particulier, mais le voeu d’obéissance concerne d’une manière générale tous les actes. Ainsi, si son caractère général n’était pas précisé, il y aurait confusion [des formes] de vie religieuse, car toutes seraient tenues à la même chose.

         <2> Il est question de la perfection de l’obéissance.

         <3> Par le voeu d’obéissance, le religieux est soumis à son supérieur pour l’organisation générale de sa vie, bien que ce ne soit pas le cas pour tous les actes particuliers. Mais le séculier est tenu d’obéir à son supérieur pour certains actes particuliers, et non pour l’organisation générale de sa vie.



<Article 3 £[11]> Troisièmement : il semble qu’après un voeu simple de chasteté, celui qui contracte mariage ne puisse ni rendre ni exiger ce qui est dû.



         <1> En effet, «devant Dieu, le voeu simple n’oblige pas moins que le [voeu] solennel», comme le dit le droit canonique. Or, après avoir prononcé un voeu solennel, on ne peut ni rendre ni exiger ce qui est dû. Pas davantage donc après avoir prononcé un voeu simple.

         <2> De plus, personne n’est excusé d’un péché par un péché. Or, celui qui contracte [mariage] après un voeu simple pèche la première fois qu’il rend ce qui est dû, car il peut encore accomplir son voeu en entrant en religion. Après l’avoir rendu une fois, il pèche donc à nouveau soit en le rendant, soit en l’exigeant.

         Cependant, l’Église ne force personne à pécher. Or, elle le force à rendre ce qui est dû, même après un voeu simple de chasteté. On ne pèche donc pas en rendant ce qui est dû.

         Réponse. Pour ce qui est de rendre ce qui est dû, tous sont d’accord qu’après un voeu simple de continence, on est tenu de rendre ce qui est dû, car «un voeu simple ne dirime pas un contrat de mariage», et, par le fait qu’un mariage a été contracté, «l’homme n’a plus pouvoir sur son corps, mais la femme». Il est donc obligé de rendre ce qui est dû à la femme qui le lui demande. Mais, à propos de la reddition de ce qui est dû, certains disent que, dans la mesure où on en a encore la liberté, on est encore tenu d’accomplir le voeu, et ainsi on pèche en demandant ce qui est dû. Mais d’autres disent que s’il apparaît par des signes que la femme veuille qu’on lui rendre ce qui est dû, bien qu’elle rougisse de le demander, l’homme doit le [lui] demander, même après un voeu simple, et surtout s’il craint la chute de son épouse. Mais cela revient à la même chose qu’auparavant, car cela est une demande interprétative de la part de l’épouse, et ainsi, en le demandant, le mari rend ce qui est dû. De la sorte, le mariage ne devient pas plus lourd pour l’épouse, ce qui serait le cas s’il lui fallait toujours faire expressément cette [demande].

         <1> Du fait que la transgression des deux voeux entraîne la culpabilité d’un péché mortel, on dit que les deux obligent égalemenet au regard de Dieu. Mais, pour ce qui est de l’empêchement de mariage, les deux n’ont pas la même efficacité. Car, par le voeu solennel, celui qui fait voeu se livre pour ainsi dire au service corporel de Dieu en recevant l’ordre ou en entrant en religion. Or, ce que quelqu’un a donné une fois à l’un, il ne peut ensuite le donner à un autre. Et c’est pourquoi, après le voeu solennel, on ne peut se livrer au pouvoir d’une épouse en contractant mariage.

         Mais, dans le voeu simple, il n’y a qu’une promesse. Or, celui qui a promis quelque chose à quelqu’un peut le donner à un autre, bien qu’il ne soit pas fidèle à sa promesse. Et c’est pourquoi celui qui prononce un voeu simple peut par la suite contracter mariage, bien qu’il pèche puisqu’il rend vaine la fidélité promise antérieurement.

         <2> Le premier commerce charnel n’excuse pas du péché en tant que péché les suivants, par lesquels on rend ce qui est dû, mais pour autant qu’il est un acte qui consomme le mariage.



<Question 6> £[Sur la faute, qui s’oppose à l’action droite]



         Ensuite, on pose des questions sur ce qui concerne la faute : premièrement, à propos de la faute qui est contraire à l’action droite ; deuxièmement, à propos de la faute qui est contraire à la foi droite.

         À propos du premier point, trois questions sont posées. Premièrement, à propos de l’acception de personnes, est-ce que celui qui honore un riche à cause de ses richesses, pèche ? Deuxièmement, à propos du mépris de la renommée, est-ce qu’on pèche en ne repoussant pas la mauvaise renommée ? Troisièmement, à propos du caractère précieux des vêtements, est-ce qu’il s’agit toujours d’un péché ?



<Article1 £[22]> Premièrement : il semble que celui qui honore un riche à cause de ses richesses, pèche ?



         <1> En effet, ainsi parle la Glose à propos de Jc 2, 2: Si [un homme portant des bagues d’or] entre dans votre assemblée, etc. : «Le monde rejette le pauvre, mais fait honneur au riche ; mais la foi au Christ fait le contraire.» Or, agir contre la foi au Christ est un péché. Honorer les riches à cause de leurs richesses est donc un péché.

         <2> De plus, selon le Philosophe, Éthique, I, l’honneur est dû aux choses divines. Or, chez le riche, il n’y a rien de divin à cause de ses richesses. L’honneur ne lui est donc pas dû à cause de ses richesses.

         <3> De plus, on conclut des paroles du Philosophe, Éthique, I, que «l’honneur est une manifestation de révérence en témoignage à la vertu». Mais parfois un riche n’est pas vertueux. Puisque rendre un faux témoignage est péché, ce qu’on ne doit pas faire afin d’éviter un scandale, il semble donc que, pour éviter aussi un scandale, le riche ne doive pas non plus être honoré à cause de ses richesses.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit la glose d’Augustin sur Jc 2, 2 : Si un homme entre : «S’il parle des rencontres quotidiennes, qui ne pèche pas ici ? Cependant, on ne pèche que si, par devers soi, on juge qu’il est d’autant meilleur qu’il est plus riche.» Or, en honorant un riche par des honneurs extérieurs, on ne juge pas toujours qu’il est meilleur. On ne pèche donc pas toujours [en manifestant des honneurs extérieurs à un riche].

         Réponse. L’acception de personnes s’oppose à l’acception d’une cause. En effet, l’acception d’une cause consiste à se former un jugement à partir de ce qui se rapporte à la cause, ce qui est louable ; mais accepter une personne consiste à se former un jugement à partir de la condition d’une personne qui n’a pas de rapport à la cause, ce qui est vicieux. Ainsi, il arrive que, à partir de la considération de la condition d’une personne, on porte parfois un jugement juste, mais parfois qu’il s’agisse d’acception de personnes, comme si, dans une controverse, on tranchait en faveur de celui qui est le plus instruit, il y aurait acception de personnes ; mais si, à partir d’une telle considération, on le préfèrait à un autre pour l’obtention de la licence [d’enseigner], il ne s’agirait pas d’acception de personnes.

         Si donc l’honneur est manifesté à un riche à cause de ses richesses, [honneur] auquel [les richesses] contribuent, il ne s’agira pas d’acception de personnes ; mais cela en sera une si les richesses n’y contribuent en rien. Or, il existe un double honneur. L’un qui est dû à quelqu’un en raison de lui-même, pour sa propre vertu, comme un compliment, l’imitation et les choses de ce genre. À cet honneur, les richesses n’apportent rien, de sorte que si un tel honneur est manifesté à quelqu’un à cause de ses richesses, il s’agira d’acception de personnes. C’est ainsi que Maxime Valère dit que «les honneurs qui sont dus à la vertu, comme les triomphes et les autres choses de ce genre, ne pouvaient être achetés par aucun argent chez les anciens Romains». Un autre honneur est dû à quelqu’un en raison de l’état qu’il occupe dans la communauté. Ainsi, c’est la communauté qui est honorée dans le personnage, et, pour cette raison, les rois, les dirigeants et les personnes de ce genre sont honorés, selon ce que dit 1 P 2, 13 : Honorez le roi. Et parce que, dans une communauté terrestre, les riches occupent un état plus élevé, c’est la raison pour laquelle, comme le dit Augustin dans le livre sur La cité de Dieu, «les citoyens de la Jérusalem céleste, comme s’ils marchaient dans Babylone, doivent, suivre la coutume de ceux parmi qui ils vivent pour ce qui n’est pas contraire à Dieu». Et ainsi [doivent-ils] aussi honorer les riches, mais seulement pour les honneurs qui se rapportent aux rapports extérieurs.

         <1> Pour ce qui se rapporte à la foi au Christ, comme c’est le cas pour l’administration des sacrements et des choses de ce genre, ce serait un péché de préférer les riches aux pauvres ; mais, pour ce qu’exigent les rapports avec le monde, il faut suivre la coutume du monde.

         <2> Même les richesses, pour autant qu’elles sont un bien, sont quelque chose de divin, et principalement parce qu’elles donnent la capacité de faire beaucoup de bien.

         <3> Cet argument porte sur l’honneur qui est manifesté à quelqu’un en raison de lui-même.



<Article 2 £[13]> Deuxièmement : il semble qu’on pèche en ne repoussant pas la mauvaise renommée.



         <1> En effet, on dit que celui qui néglige sa réputation est cruel. Or, la cruauté est un péché. C’est donc un péché de ne pas résister à la mauvaise renommée.

         <2> De plus, il est dit en Si 17, 12 : Il a donné à chacun des commandements à l’égard de son prochain, à savoir, de lui être utile par l’exemple et par la parole. Or, cela est empêché par la mauvaise renommée. Tous sont donc tenus de repousser la mauvaise renommée.

         Cependant, s’oppose à cela que mépriser la mauvaise renommée est un acte d’humilité. Ainsi, dans les Vies des pères, on lit que beaucoup de saints pères supportaient leur mauvaise renommée sans la repousser. Ce n’est donc pas un péché [de ne pas repousser la mauvaise renommée].

         Réponse. Les deux choses, à savoir, le mépris et le désir de renommée, peuvent être louables et vicieuses. En effet, la renommée n’est pas nécessaire à l’homme pour lui-même, mais pour l’édification du prochain. Désirer une [bonne] renommée à cause du prochain relève donc de la charité, mais la désirer pour soi-même relève de la vaine gloire ; et inversement, le mépris de la renommée pour soi-même relève de l’humilité, mais, en raison du prochain, de l’apathie et de la cruauté. Ceux donc à qui il incombe de pourvoir au salut des autres en raison de leur fonction ou de leur état de perfection, pèchent s’ils ne repoussent pas leur mauvaise renommée dans la mesure du possible ; mais les autres, à qui s’impose plutôt de voir à leur propre salut, peuvent, en sauvegardant leur humilité, mépriser la bonne ou la mauvaise renommée. Mais, comme la mauvaise renommé est repoussée de deux manières, en enlevant l’occasion et en réprimant la langue des détracteurs, tous sont tenus d’éviter la mauvaise renommée de la première manière, autrement cela ne pourrait se passer sans scandale actif, ce qui est toujours un péché. Mais ils n’y sont tenus de la seconde manière que dans la mesure où l’on doit voir au salut des proches.

         Et c’est ce que Grégoire dit dans sa neuvième homélie sur Ezéchiel : «Nous ne devons pas exciter les langues des détracteurs de crainte qu’ils ne périssent ; de même, devons-nous supporter avec patience celles qui sont excitées par leur propre malice afin que croisse notre mérite. Nous devons aussi parfois les réprimer, de crainte qu’ils ne diffusent de mauvaises choses à notre sujet et ne corrompent les coeurs des innocents qui auraient pu nous écouter en vue du bien.» Et plus loin : «En effet, ceux dont la vie doit être donnée en exemple pour qu’on l’imite doivent, s’ils le peuvent, réprimer les paroles de ceux qui les détractent, de crainte que ceux qui auraient pu écouter leur prédication ne l’écoutent pas et, en demeurant dans une mauvaise vie, méprisent de bien vivre.»

         Et par cela, la solution aux objections est claire.



<Article 3 £[14]> Troisièmement : il semble qu’utiliser des vêtements précieux soit toujours péché.



         <1> En effet, tout ce qui est fait par vaine gloire est péché. Or, les vêtements précieux ne sont portés que par vaine gloire. Aussi Grégoire dit-il, dans son homélie sur le riche convive : «Personne ne recherche les vêtements précieux que par vaine gloire, à savoir, afin d’être considéré comme plus honorable que les autres. Que l’on recherche un vêtement précieux pour vaine gloire seulement, les faits en sont témoins : personne ne veut revêtir des vêtements précieux là où il ne peut être vu des autres.» L’usage de vêtements précieux est donc toujours un péché.

         <2> De plus, à propos de 1 Tm 6, 8 : Contentons-nous d’avoir la nourriture et le vêtement, la Glose dit : «Ce qui vient en plus vient du malin.» Or, le caractère précieux des vêtements vient en plus. C’est donc un péché.

         Cependant, <1> s’oppose à cela ce que Sénèque dit à une reine : «Porte des vêtements délicats, non pour toi-même, mais pour que la dignité royale ne soit pas abaissée.»

         <2> De plus, à propos de 1 Tm 2, 9 [dit] : Non pas avec des coiffures torsadées, avec de l’or, des bijoux ou un vêtement précieux, la Glose [dit] : «Au delà de sa condition.» Et ainsi, si l’on utilise des vêtements précieux selon sa condition, on ne pèche pas.

         Réponse. Il faut parler ici autrement d’un personnage public et d’une personne privée.

         Car, chez le personnage public, on considère tant l’état de la dignité que la condition de sa propre personne. À leur propos, on doit trouver deux choses, de crainte que l’autorité de la dignité ne vienne à être méprisée et que lui-même ne soit entraîné à l’orgueil. Les deux choses peuvent donc être louables chez lui : qu’il utilise des [vêtements] précieux en vue de susciter la révérence envers son autorité, et qu’il utilise des [vêtements] vils en raison de sa propre humilité, de telle sorte cependant que ce qui est fait pour préserver son autorité ne tourne à l’orgueil, et qu’«en observant une trop grande humilité, l’autorité [nécessaire pour] régner ne soit mise en pièces», comme le dit Augustin. Pour cette raison, le prêtre utilise louablement des vêtements précieux lors de l’office divin par révérence pour le culte divin, et il s’en abstient louablement par humilité dans certaines formes de vie religieuse.

         Pour ce qui est la personne privée, il est vertueux qu’en raison de sa propre humilité, elle utilise des vêtements même plus abjects que son propre état ne l’exige. Aussi Grégoire dit-il dans l’homélie mentionnée : «Si le caractère abject d’un vêtement vil n’était pas une vertu, l’évangéliste ne dirait pas avec soin à propos de Jean qu’“il était vêtu de poil de chameau”.» Mais il lui est permis d’utiliser des [vêtements] précieux selon la condition de sa propre personne ; ce serait toutefois un péché de dépasser sa propre condition. Cependant, puisqu’on parle de ce qui est précieux d’une manière relative, comme de ce qui est grand, puisque ce qui est précieux pour l’un n’est pas précieux pour l’autre, le caractère précieux des vêtements donne toujours l’impression de dépasser sa propre condition, et ainsi il est toujours péché d’utiliser des vêtements précieux. C’est ainsi que parle Grégoire.

         <1> La réponse au premier argument est ainsi claire.

         <2> Dans la nourriture et le vêtement, est compris tout ce qui nous est nécessaire selon ce qui convient à notre état.



<Question 7> £[Sur la faute qui est contraire à la foi droite]



         Ensuite, on s’interroge sur la faute qui est contraire à la foi droite.

         Et à ce propos, deux questions sont posées. Premièrement, est-ce qu’il faut avoir des rapports avec les hérétiques ? Deuxièmement, est-ce que ceux qui reviennent à l’Église doivent être accueillis ?



<Article 1 £[15]> Premièrement : il semble qu’il ne faille pas avoir de rapports avec les hérétiques.



         <1> En effet, il est dit en Mt 3, 39, dans la parabole sur l’ivraie, que le maître dit aux moissonneurs : Laissez-les croître jusqu’à la moisson. Or, la moisson est «la consommation du siècle», comme il est dit au même endroit. Puisqu’on entend par l’ivraie les hérétiques, il semble que les hérétiques ne doivent pas être séparés de la communion des fidèles avant le jour du jugement.

         <2> De plus, il semble que les dirigeants qui tuent les hérétiques agissent à l’encontre de ce précepte du Seigneur.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est dit en 2 Co 6, 17 : Sortez du milieu d’eux et tenez-vous à l’écart, et [Paul] parle des infidèles, ce qui est évident par ce qu’il avait dit auparavant : Ne portez pas le joug avec les infidèles (2 Co 6, 14). Il ne faut donc pas avoir de rapport avec les hérétiques.

         Réponse. Il ne faut pas avoir de rapport avec les hérétiques pour deux raisons.

         L’une, en raison de l’excommunication, car, puisqu’ils sont excommuniés, il ne faut pas avoir de rapport avec eux, comme c’est le cas pour les autres excommuuniés.

         L’autre, spécialement à cause de l’hérésie. Premièrement, à cause du danger que leur comportement ne nous corrompe, selon ce que dit 1 Co 15, 33 : Les mauvaises conversations corrompent les bonnes moeurs. Deuxièmement, afin que nous ne semblions pas non plus donner un quelconque assentiment à leur enseignement dévoyé. Ainsi, il est dit dans la deuxième lettre canonique de Jean, 10 : Si quelqu’un vient vers vous et n’a pas cet enseignement, ne l’accueillez pas dans votre maison et ne le saluez pas. En effet, celui qui salue participe aux oeuvres du malin (2 Jn 10-11) À propos de ce passage, une glose dit : «Par le fait de lui parler, on montre qu’on est en communion avec lui ; autrement, il s’agit d’une simulation, qui n’a pas sa place chez les chrétiens.» Troisièmement, afin que ne soit pas donnée d’occasion d’erreur du fait de notre familiarité. Ainsi, sur le même passage, une autre glose dit : «Et même si vous n’êtes pas vous-mêmes trompés, d’autres peut-être pourraient être trompés par votre familiarité : ils croiraient que ceux-là vous plaisent, et ainsi ils les croiraient.» Aussi une autre glose sur le même passage dit-elle : «Tant les apôtres que les disciples portaient un tel soin en matière de religion, qu’ils ne supportaient pas même d’être en communion par la parole avec ceux qui s’étaient écartés de la vérité.» Toutefois, cela doit s’entendre : excepté si nous parlons avec l’un d’eux en vue de son salut.

         <1> Dans ce commandement, on comprend une double condition du maître.

         L’une, en interprétant le commandement de la séparation universelle des méchants par rapport aux bons. On saisit cela par la question même des moissonneurs, qui disent : Veux-tu que nous allions les ramasser ? En effet, cela ne se produira pas avant le jour du jugement.

         La seconde, en interprétant le précepte du moment où les mauvais ne peuvent pas être arrachés sans danger pour les bons. Et cela est clair par la réponse du maître, qui dit : Non, de crainte qu’en arrachant l’ivraie, vous n’arrachiez en même temps le blé avec eux. Ce qui pourrait se produire de trois façons. Premièrement, si quelqu’un était écarté avant que sa malice ne soit démontrée, comme dit la Glose que «le Seigneur nous avertit de ne pas juger d’une manière ambiguë». Deuxièmement, s’il n’était pas obstiné dans sa malice ; ainsi, personne n’est excommunié qu’en raison de son obstination. Aussi la Glose dit-elle au même endroit : «Nous sommes avertis de ne pas amputer immédiatement, car celui qui erre aujourd’jui défendra peut-être la vérité demain.» C’est pourquoi il est dit dans le dernier chapitre de Tite : Évite l’hérétique après une première et une seconde correction (Tt 3, 10). Troisièmement, si les bons sont entremêlés avec les méchants. Pour cette raison, une glose d’Augustin dit en cet endroit que «la multitude ne doit pas être excommuniée ni les dirigeants du peuple».

         Une fois cela écarté, les méchants doivent être éloignés, selon ce que dit 1 Co 5, 12 : Éloignez de vous le méchant.

         <2> Et par cela, la solution du deuxième argument est claire.



<Article 2 £[16]> Deuxièmement : il semble que les hérétiques qui reviennent à l’Église ne doivent pas être accueillis.



         En effet, ils ont péché contre la foi, qui est le fondement de l’Église. C’est pourquoi, il ne faut pas construire sur eux en construisant l’Église. Ils ne doivent donc pas être accueillis par l’Église.

         Cependant, s’oppose à cela que l’Église ne doit fermer à personne le bercail, comme le Christ qui dit de lui-même : Celui qui vient à moi, je ne le jetterai pas dehors, Jn 6, 37.

         Réponse. Aussi longtemps que dure l’état de cette vie, l’homme ne peut être entièrement obstiné dans le péché. En effet, cela existera chez les damnés après la mort. C’est pourquoi, aussi longtemps qu’on vit dans cette vie, il reste à tous un «lieu de pénitence», et tous, autant qu’ils aient fauté pour ce qui est des moeurs ou de la foi, doivent être accueillis par l’Église à la pénitence : dire le contraire est l’hérésie des novatiens. Cependant, il n’est pas nécessaire qu’ils soient accueillis en vue d’une dignité, à moins qu’une dispense ne soit accordée à certains par miséricorde, principalement pour le bien de la paix ou pour un autre fruit qui en est espéré.

         <1> Aussi longtemps qu’il n’a pas le fondement de la foi, il ne peut être accueilli par l’Église ; mais, après qu’il commence à l’avoir suite à sa conversion, il doit être accueilli.



<Question 8> £[Sur la gloire]





<Article unique £[17]> Ensuite, on demande, à propos de ce qui concerne la gloire, à savoir, la vision de Dieu dans la patri, si un intellect créé peut voir Dieu par son essence.



         Et il semble que non.

         <1> En effet, il existe une certaine proportion entre l’intelligence et ce qui est intelligible. Or, il n’y a aucune proportion entre l’intellect créé et l’essence divine, puisque la distance entre eux est infinie. L’intellect créé ne peut donc pas voir l’essence divine.

         <2> De plus, il existe une plus grande distance entre l’esprit incréé et l’intellect créé qu’entre l’esprit créé et le sens. Or, le sens ne peut connaître l’esprit créé. L’intellect non plus ne peut donc [connaître] l’esprit incréé.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit une glose de Grégoire à propos d’Ex 23, 20 : L’homme ne vivra pas après m’avoir vu : «Certains ont dit que Dieu est vu dans son éclat dans ce pays de la béatitude, mais qu’on ne le voit pas du tout dans sa nature. La moindre finesse dans la recherche leur a manqué. En effet, son éclat ou sa nature ne sont rien d’autre que son essence simple et immuable, car sa nature est son éclat et son éclat est sa nature.» Et ainsi, l’essence [de Dieu] sera vue par les bienheureux.

         Réponse. Il est nécessaire d’affirmer que l’essence divine est vue par les bienheureux.

         En effet, la béatitude est l’ultime perfection de la nature raisonnable. Or, rien n’est ultimement parfait sans atteindre à son principe selon son mode. Je dis cela parce qu’on atteint ce principe qu’est Dieu de deux manières. D’une manière, par une similitude, qui est commune à toute créature, laquelle possède autant de perfection qu’elle en obtient par sa similitude avec Dieu. D’une autre manière, par une opération (en laissant de côté ce mode qui est propre au Christ : l’unité de personne). Je dis : par une opération, pour autant que la créature raisonnable connaît et aime Dieu. Et parce que l’âme a été créée immédiatement par Dieu, elle ne pourra être bienheureuse que si elle voit Dieu de manière immédiate, c’est-à-dire sans un intermédiaire qui soit une similitude de la réalité connue, comme l’espèce visible se trouve dans l’oeil ou dans le miroir, mais non sans le moyen d’une lumière qui conforte l’intellect, qui est la lumière de la gloire, dont il est dit dans le psaume : Dans ta lumière, nous verrons la lumière (Ps 35, 10). Or, cela, c’est voir Dieu par son essence.

         Ainsi, nous affirmons que la béatitude de la créature raisonnable consiste en ce qu’elle verra Dieu par son essence, comme les philosophes qui ont affirmé que nos âmes découlent de l’intelligence agente, ont affirmé que l’ultime félicité de l’homme consiste dans le contact de notre intellect avec celle-ci.

         <1> On parle de proportion de deux manières. D’une manière, au sens propre, selon laquelle elle comporte un dépassement déterminé. Et ainsi, une proportion est nécessaire entre l’intellect et l’intelligible pour qu’il y ait une connaissance comportant «compréhension» (comprehensio), manière selon laquelle l’essence divine ne sera jamais vue par un intellect créé. D’une autre manière, on en parle d’une manière générale, comme de tout rapport. Et ainsi, l’infini peut avoir une proportion avec le fini, s’il est la perfection de celui-ci ou s’il a un autre rapport avec lui. Et une telle proportion suffit pour que notre intellect voie l’essence divine en l’atteignant, mais non en le «comprenant» (comprehendendo).

         <2> Cette objection vient de la distance selon ce qui est propre à la nature, et non selon la connaissance, car l’esprit créé n’est pas sensible, mais l’esprit incréé est intelligible.





QUODLIBET 11 : £[Sur Dieu, les anges et les hommes]



         On a posé des questions sur Dieu, les anges et les hommes.

         À propos de Dieu, on a posé des questions sur son immensité, sa connaissance et la prédestination.



<Question 1> £[Sur Dieu : son immensité]



<Article unique [1]> À propos de l’immensité de Dieu, on a demandé s’il est propre à Dieu d’être partout.



         On montrait que non.

         <1> En effet, le nombre se trouve dans les choses dénombrées. Or, il est clair que toutes les parties de l’univers sont dénombrées. Le nombre se trouve donc dans toutes les parties de l’univers, et il semble ainsi qu’il soit partout. Il n’appartient donc pas à Dieu seul d’être partout.

         <2> De plus, l’universel est ce qui se trouve partout et toujours. Or, l’universel n’est pas ce qu’est Dieu. Il n’est donc pas propre à Dieu seul d’être partout et toujours.

         <3> De plus, la substance spirituelle dépasse la [substance] corporelle. Or, «être partout» se rapporte à la substance corporelle, car on ne peut assigner de lieu qu’aux seules choses corporelles. À bien plus forte raison donc, «être partout» se rapporte aux substances spirituelles, et ainsi il semble qu’il ne soit pas propre à Dieu seul d’être partout.

         <4> De plus, un roi terrestre est digne d’éloge du fait qu’il puisse gouverner son règne même en son absence. Or, Dieu est plus digne d’éloge que tout roi. Il semble donc qu’il lui convienne aussi pour sa louange de gouverner tout l’univers ou certaines parties [de celui-ci] en son absence. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit propre à Dieu d’être partout.

         <5> De plus, il est certain qu’on dit que certaines choses sont proches de Dieu et d’autres, éloignées, et que plus elles sont éloignées, plus elles sont corruptibles. Or, on ne pourrait dire que certaines choses sont proches et d’autres éloignées de Dieu si Dieu était partout. Il semble donc que Dieu ne soit pas partout.

         <6> De plus, à supposer que toute la machine du monde serait un seul corps continu, il est certain que ce corps serait partout. Il n’est donc pas propre à Dieu seul d’être partout.

         Cependant, Ambroise démontre que l’Esprit Saint est Dieu parce qu’il est partout. Or, s’il n’était pas propre à Dieu d’être partout, l’argumentation d’Ambroise n’aurait pas de valeur. Puis donc qu’une argumentation comme celle-là vaut, il semble qu’il soit propre à Dieu seul d’être partout.

         Réponse. On dit que les choses spirituelles sont dans un lieu, non pas par un contact relevant de l’étendue, mais par [le contact de] leur puissance, et ainsi, selon la raison de la puissance de toute chose spirituelle, il nous faut parler du lieu dans lequel elle est. Or, la puissance de Dieu est infinie, et son infinité apparaît sur deux points. Premièrement, parce qu’il dépasse non seulement les créatures qui existent, ont existé et existeront, mais aussi toutes celles qui peuvent être imaginées. Dieu n’est donc pas seulement dans celles qui existent, ont existé et existeront, mais aussi dans toutes celles dont on peut imaginer qu’elles existent. Deuxièmement, parce que la puissance de Dieu opère en même temps et d’un coup en toutes, et en même temps et dans chacune selon le mode propre des choses. Et ainsi, entendu au sens propre, être partout convient à Dieu seul, mais il convient de manière impropre à d’autres choses d’être partout.

         Ainsi se distinguent le mode selon lequel Dieu est partout et [celui] selon lequel il convient à d’autres choses d’être partout. Car on dit des choses de ce genre qu’elles sont partout parce qu’elles sont seulement dans celles qui existent présentement. Mais Dieu est non seulement dans les choses qui existent, mais aussi dans celles qui sont imaginées, dans les choses passées et dans les choses futures. De même, les autres choses ne sont pas partout comme dans un seul lieu, mais comme dans divers lieux ; mais Dieu est partout de telle manière qu’il est dans chaque chose et dans l’ensemble, parce que sa puissance agit non seulement sur ce qui est commun dans l’univers, mais aussi sur ce qui est propre à chaque chose particulière. C’est pourquoi il est en toutes choses comme dans un seul lieu et comme dans plusieurs, ce en quoi être partout consiste au sens propre.

         Ainsi, puisque Dieu seul est partout de cette manière, il appartient à Dieu seul d’être partout.

         <1> Le nombre n’est pas dans les choses dénombrées comme dans un lieu, mais comme un accident dans un sujet. De plus, un nombre, bien qu’il soit dans toutes les choses dénombrées comme par une existence unique, n’est cependant pas dans toutes les parties, car toutes les parties ne sont pas dénombrées par le même nombre. De plus, un nombre n’est pas tout à fait unique, mais une certaine multitude. Mais Dieu est dans les choses par sa puissance et opère en chaque chose, comme on l’a dit.

         <2> On dit que l’universel est partout et toujours plutôt par négation que par affirmation. En effet, on ne dit pas qu’il est partout et toujours du fait qu’il est en tout lieu et en tout temps, mais parce qu’il est abstrait de ce qui détermine un lieu et un temps déterminés. De plus, les choses universelles ne sont pas subsistantes.

         <3> La substance spirituelle dépasse la [substance] corporelle par un dépassement dans la dignité de la nature, mais non par la puissance de son action. Bien plus, nous voyons que beaucoup de substances spirituelles possèdent des corps déterminés dans lesquels elles opèrent, comme l’âme raisonnable [possède] un corps humain. Et ainsi, [l’argument] ne vaut pas.

         <4> Ne pas être partout dans le royaume relève de l’insuffisance d’un roi terrestre, en raison du caractère circonscrit de sa substance. Mais Dieu, puisqu’il n’est pas circonscrit, est partout. Et cependant, s’il n’était pas partout, il gouvernerait néanmoins toutes choses par sa justice. Ainsi, chez le roi humain, le fait de ne pas être présent vient d’une insuffisance, mais il est digne d’éloge de gouverner en son absence. Mais Dieu est partout et gouverne toutes choses.

         <5> Cette distance et cette proximité des créatures par rapport à Dieu ne vient pas du lieu, mais de la similitude et de la dissimilitude, car on dit que ce qui ressemble davantage à Dieu en est plus proche, mais que ce qui s’éloigne davantage d’une similitude par rapport à lui en est éloigné.

         <6> À supposer que toute la machine du monde serait un seul corps, on ne pourrait cependant imaginer pour autant qu’elle serait partout, mais dans un seul lieu seulement, parce qu’alors ce dans quoi elle serait serait conçu comme un seul lieu. Et ainsi, elle ne serait pas en contact avec chaque chose particulière, ce que comporte dans sa raison le fait d’être partout.



<Question 2> £[Sur Dieu : à propos de sa connaissance]



<Article unique [2]> À propos de la connaissance de Dieu, on demandait si Dieu connaît le mal par le bien.



         Et il semble que non.

         <1> En effet, connaître une chose par une autre relève d’une déficience de la connaissance. Or, dans la connaissance divine, il ne peut exister aucune déficience. Il semble donc que Dieu ne connaisse pas le mal par le bien.

         <2> De plus, connaître une chose par une autre, c’est raisonner en connaissant. Or, dans la connaissance divine, il n’y a pas de raisonnement. Puisque connaître le mal par le bien, c’est connaître une chose par une autre, il semble donc que Dieu ne connaisse pas le mal par le bien.

         <3> De plus, tout ce que Dieu connaît, il le connaît par son essence. Or, «le mal n’est pas un effet de l’essence divine, et il n’en est pas non plus l’opposé», comme le dit Augustin. Il semble donc que Dieu ne connaisance pas le mal par le bien.

         <4> De plus, le Philosophe dit, Sur l’âme, III, que «l’intellect qui est toujours en acte ne connaîtra pas la privation». Or, l’intellect divin est toujours en acte. Donc, etc.

         <5> De plus, tout ce qui est connu est connu par une similitude qui existe dans celui qui connaît. Or, le mal n’a pas de similitude en Dieu. Dieu ne connaît donc pas le mal par quelque chose de bon qui existe en lui.

         Cependant, s’oppose à cela ce que dit Augustin, que «le mal est connu pour autant qu’il s’oppose au bien».

         Réponse. La connaissance propre de chaque chose se fait selon qu’elle est connue par sa propre raison. Or, parmi les choses connaissables, il y en a qui ont leur propre raison absolue, comme l’homme et la pierre, dont la raison propre ne dépend pas d’une autre. Mais il y en a qui n’ont pas leur propre raison absolue, mais [une raison] dépendant d’une autre, comme sont les choses relatives, privatives et négatives, dont la raison dépend de l’ordre qu’elles ont par rapport à d’autres choses, car la raison de la cécité n’est pas absolue, mais dépendante, pour autant qu’elle a un ordre par rapport à la vision, dont elle prive.

         Puisque Dieu connaît toutes choses selon leurs raisons propres, je dis qu’il connaît de manière absolue les choses dont la raison est absolue et ne vient pas de quelque chose d’autre, mais qu’il connaît les choses dont la raison est dépendante et ordonnée par rapport à autre chose selon qu’elles ont un ordre par rapport choses dont elles dépendent.

         Puisque que la raison de mal n’est pas absolue mais dépendante, pour autant qu’elle s’oppose à un bien créé, [Dieu] connaît donc le mal selon l’ordre que [le mal] entretient avec le bien, à savoir, selon qu’il s’oppose au bien lui-même.

         <1> Dans les choses qui ont une raison absolue, c’est une déficience de la connaissance de connaître une chose par une autre, mais non pas dans les choses dont la raison se prend par rapport à autre chose, comme on l’a dit.

         <2> La connaissance par raisonnement consiste à connaître ce qui est connu par une autre chose connue absolument. Or, connaître une chose par une autre chose connue à laquelle elle est ordonnée, ce n’est pas raisonner en connaissant. Et le mal est connu de cette façon.

         <3> Bien que le mal ne soit pas opposé à l’essence divine, il est cependant opposé à l’effet de l’essence divine, car le bien incréé n’a pas de mal qui lui soit opposé, mais le mal est opposé aux effets bons qui sont causés par le bien incréé. Et il est connu pour autant qu’il s’oppose à ces effets.

         <4> Cela a lieu dans l’intellect qui connaît les choses par comparaison et par leurs espèces. Or, ce mode de connaissance n’existe pas en Dieu, qui connaît toutes choses par son essence.

         <5> Bien que le mal n’ait pas de similitude en Dieu, cependant l’opposé du mal, à savoir, le bien créé, a une similitude en Dieu comme dans sa cause. Et ainsi, [Dieu] connaît le bien par lui-même, mais le mal par le bien.



<Question 3> £[Sur la prédestination]



<Article unque [3]> À propos de la prédestination, on demandait si la prédestination impose une nécessité.



         Et on montrait que oui.

         <1> En effet, il est certain que le prédestiné est assurément sauvé. Or, cela ne serait pas le cas s’il n’était pas nécessaire que le prédestiné fût sauvé. Il semble donc que la prédestination impose une nécessité.

         <2> De plus, Rm 9, 16 dit : Cela n’est pas au pouvoir de celui qui veut ou qui court, mais de Dieu miséricordieux. Il semble donc que tout ce que l’homme possède du salut vienne de la seule prédestination divine et de personne d’autre. Et ainsi, [la prédestination] semble imposer une nécessité.

         Cependant, Augustin dit : «Celui qui t’a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi.»

         Réponse. La prédestination comporte une certitude, et cependant elle n’impose pas de nécessité. Mais, dans la prédestination, il faut considérer trois choses, dont deux sont présupposées par la prédestination, à savoir, la prescience et l’amour de Dieu, c’est-à-dire la volonté par laquelle il veut qu’un prédestiné soit sauvé, et la troisième est la prédestination elle-même, qui n’est rien d’autre que l’acheminement vers la fin que Dieu veut pour la chose orientée. Or, chacune de ces trois choses comporte une certitude, et cependant elle n’impose pas de nécessité.

         Que la prédestination divine comporte une certitude, cela est clair. En effet, Dieu connaît les choses sous un mode plus noble que nous les connaissons. Car notre connaissance se réalise dans le temps : c’est pourquoi notre regard considère les choses selon la raison de temps, à savoir, [selon la raison] de présent, de passé et de futur, de sorte qu’elle connaît ce qui est passé comme passé, ce qui est présent comme présent, ce qui est futur comme futur, et cela, naturellement. Mais la connaissance divine est au dessus du temps et n’est mesurée que par l’éternité. C’est pourquoi elle ne connaît pas <les choses> en tant qu’elles existent dans le temps, mais en tant qu’elles existent dans l’éternité, à savoir, en tant qu’elles lui sont présentes, et aussi bien les choses nécessaires que les choses contingentes. Ainsi, elle connaît toutes choses en tant qu’elles sont présentes dans sa «présentialité» (presencialitate). Comme notre intelligence connaît les choses présentes avec certitude, à bien plus forte raison Dieu connaît-il tout ce qui lui est présent avec certitude. Par cela, aucune nécessité n’est entraînée pour les choses connues, comme nous voyons que quelqu’un qui se trouve dans un lieu élevé voit avec certitude l’ordre de ceux qui avancent sur les routes et qui ne voient que ce qui leur est présent ; et cependant, de ce fait, aucune nécessité n’est imposée aux hommes, car cela ne vient que du fait que celui qui se trouve dans un lieu élevé regarde toutes les choses en tant qu’elles sont présentes, alors que, pour celui qui celui qui se trouve sur le terrain plat, les choses qui sont derrière lui sont passées, celles qui sont autour de lui sont présentes, et celles qui sont devant lui comme futures.

         Mais que la volonté divine comporte certitude, mais n’impose cependant pas de nécessité, on le montre ainsi. En effet, la volonté de Dieu est la cause efficace et parfaite de toutes choses, car Dieu a fait tout ce qu’il a voulu (Ps 134,6). La perfection et l’efficacité de celle-ci apparaît dans le fait que [Dieu] non seulement meut et cause les choses, mais leur donne tel mode de causer, pour autant qu’il a donné à chaque chose un mode déterminé selon lequel elle produirait ses effets. Ainsi, parce qu’il a voulu que, dans l’univers, certaines choses soient nécessaires et certaines soient contingentes, il a établi certaines causes auxquelles il a donné de causer [leurs effets] de manière contingente, et certaines auxquelles il a donné de causer leurs effets de manière nécessaire. Il a donc voulu non seulement que tel ou tel effet existe, mais qu’il existe selon tel mode, à savoir, de manière contingente ou de manière nécessaire, comme il a voulu que Pierre non seulement coure, mais coure de manière contingente. Et, de la même façon, il a voulu sauver tel ou tel homme, mais de telle manière qu’il ne perdrait pas son libre arbitre. Et ainsi, le fait que Pierre ou Martin soit sauvé a deux causes : l’une, la volonté divine, et celle-ci comporte certitude ; l’autre, le libre arbitre, et celle-ci comporte contingence. Et il en est de même pour les autres choses, car le fait qu’elles soient contingentes leur vient d’une cause prochaine, mais qu’elles soient certaines et nécessaires leur vient de la cause première. Ainsi, la cause première des choses, la volonté divine, possède donc la certitude, même au sujet de ce qui est contingent, certitude par laquelle n’est pas imposée aux choses elles-mêmes une nécessité, car non seulemenet [la cause première] veut-elle que les choses soient, mais qu’elles soient selon tel mode, à savoir, de manière nécessaire ou contingente, comme on l’a dit.

         Mais que la prédestination comporte certitude et n’impose pas de nécessité, cela est aussi clair. En effet, le mouvement, la direction ou le propos de diriger vers une fin, qui est la prédestination même, se réalise selon la condition et l’ordre des causes établies par Dieu.Or, il est certain que lorsqu’il existe deux causes ordonnées dont l’une est nécessaire et l’autre contingente, l’effet est toujours contingent. Or, dans la prédestination, il existe deux causes dont l’une est nécessaire, à savoir, Dieu lui-même, et une autre contingente, à savoir, le libre arbitre. C’est pourquoi l’effet de la prédestination doit être contingent. Ainsi, parce que Dieu connaît et veut telle fin comme conséquence, la prédestination comporte certitude ; mais parce que Dieu veut qu’[un homme] soit dirigé vers telle fin selon la liberté de son arbitre, cette certitude n’impose pour cette raison d’aucune manière une nécessité à la prédestination.

         <1> Que tel prédestiné soit tout à fait sauvé, cela relève de la certitude de la prédestination divine. Cependant, il n’y a pas là de nécessité absolue, mais conditionnelle, car, si un tel est prédestiné, il est nécessairement sauvé, mais cela n’est pas nécessaire de manière absolue.

         <2> La parole de l’Apôtre ne doit pas être comprise au sens où il n’est pas nécessaire de notre part de vouloir et de courir, mais au sens où le principe premier du bien agir ne vient pas de nous, mais de la miséricordre divine qui verse la grâce. Toutefois, il faut qu’il y ait un certain principe de notre part.



<Question 4> £[Sur les anges]



<Article unique [4]> Sur les anges, on a demandé, à propos du mouvement de l’ange, si son mouvement se réalise dans l’instant



         Et il semble que oui.

         <1> En effet, il est certain que le changement de l’ange est plus simple que tout changement corporel. Or, on trouve un changement corporel qui se produit dans l’instant, comme l’illumination et les choses de ce genre. À bien plus forte raison donc, le mouvement de l’ange se produit-il dans l’instant.

         <2> De plus, le mouvement le plus noble convient à la créature la plus noble. Or, le mouvement le plus noble est celui qui se produit dans l’instant. Il convient donc à la créature la plus noble, l’ange.

         Cependant, tout mouvement possède un avant et un après. Or, l’avant et l’après dans le mouvement est le nombre du temps. Dans tout mouvement, il y a donc temps. Aucun mouvement, même pas celui de l’ange, ne se produit donc dans l’instant.

         Réponse. Tout changement comporte deux termes, auxquels il n’arrive pas d’exister simultanément. Il est donc impossible qu’un mouvement ou un changement se produise dans l’instant de manière que le même instant embrasse les deux termes.

         <Cependant>, il faut savoir que, dans les choses corporelles, les deux termes d’un mouvement ou d’un changement peuvent se présenter de deux manières.

         D’une manière, en assignant un instant dans lequel le terme d’arrivée (ad quem) existe d’abord, et un autre instant où le terme de départ (a quo) existe en dernier. Et ainsi, puisqu’«il existe toujours un temps intermédiaire entre deux instants», il en découle que le passage d’un terme du mouvement à l’autre se produit dans le temps ; de la sorte, un tel changement se produit dans le temps, et non dans l’instant. Or, cela arrive chaque fois qu’on conçoit un intermédiaire entre deux termes d’un mouvement, comme entre le blanc et le noir, et entre l’être ici et l’être là.

         Mais il existe certains termes d’un changement entre lesquels il ne convient pas de concevoir d’intermédiaire, comme entre le blanc et le non blanc, entre le feu et le non feu, entre le ténébreux et le lumineux, car l’affirmation et la négation sont par elles-mêmes immédiates, et, de la même façon, la privation et la forme dans un sujet déterminé. Bien que, dans de telles choses, il faille concevoir un instant dans lequel se trouve d’abord le terme d’arrivée, cependant il n’y a pas lieu de concevoir un instant dans lequel existe en dernier lieu un terme d’origine. En effet, puisqu’«il existe un temps intermédiaire entre deux instants», il en découlerait que, dans ce temps intermédiaire, il ne se trouverait dans aucun des deux extrêmes, ce qui est impossible, puisque les extrêmes sont tout à fait immédiats. Il faut donc dire que, puisque l’instant dans lequel se trouve le terme d’arrivée est le terme d’un certain temps, le terme de départ dure pendant tout le temps précédent. Et ainsi, comme il n’existe pas de temps intermédiaire entre le temps et l’instant qui est le terme du temps, il ne se produit pas de passage d’un extrême à l’autre dans le temps, mais le terme de départ cesse d’être et le terme d’arrivée commence à être dès le premier instant. Et les changements de ce genre s’appellent instantanés, comme sont l’illumination, la génération et la corruption. Mais il faut que ces changements soient les termes de mouvements continus et existant dans le temps, car le temps où existe en dernier le terme de départ mesure un certain mouvement, selon lequel le sujet accède au terme d’arrivée, comme la matière est disposée à la forme par l’altération et le corps lumineux accède au lieu dans lequel il luit par le mouvement local. Et ainsi, on dit que la génération et la corruption sont les termes de l’altération, et <les ténèbres et> l’illumination, ceux du mouvement local.

         Ainsi donc, il existe deux dispositions dans les changements corporels, mais aucune des deux ne peut exister dans le mouvement de l’ange. En effet, comme le mouvement de l’ange se prend selon les divers contacts virtuels de l’ange par rapport à divers lieux, contacts qui ne sont pas continus, il en découle que le mouvement de l’ange n’est pas continu, et ainsi le temps qui mesure au sens propre le mouvement de l’ange n’est pas continu, puisque «la continuité du temps vient de la continuité du mouvemment», comme il est dit en Physique, IV (en effet, on ne peut dire que le mouvement de l’ange est mesuré par un temps continu, qui est le nombre du mouvement du ciel, car le mouvement de l’ange ne dépend pas du mouvement du ciel). Et ainsi, il en découle que le mouvement de l’ange est mesuré par un certain temps dans lequel il y a des instants qui se succèdent sans continuité, car le temps n’est pas continu par le fait qu’il est nombre, mais par le fait qu’il est nombre d’un mouvement continu. Ainsi donc, dans le mouvement de l’ange, les deux extrèmes d’un mouvement n’existent pas dans deux instants entre lesquels il y a un temps intermédiaire, et à nouveau l’un des extrêmes n’existe pas dans le temps et un autre dans l’instant qui termine le temps, mais les deux extrêmes existent dans deux instants, entre lesquels il n’existe pas de temps intermédiaire. Il faut ainsi dire que le mouvement de l’ange se produit dans le temps, quoique d’une autre façon dont les mouvements corporels existent dans le temps.

         <1> Le changement de l’ange selon ce qu’on a dit plus haut s’avère plus simple qu’un changement corporel : en effet, il est plus simple que le changement dont les deux extrêmes existent dans deux extrêmes entre lesquels survient un temps intermédiaire, alors qu’un temps intermédiaire ne survient pas entre les deux instants du mouvement de l’ange. Il est aussi plus simple que celui dont un extrême existe en totalité dans un tout selon un temps continu, puisqu’un extrême existe ici dans un instant indivisible, et cependant il n’intervient pas là non plus de temps intermédiaire. Et parce qu’il est plus simple, il en découle qu’il est aussi plus noble.

         <2> La solution au deuxième argument est ainsi claire.



<Question 5> £[Sur l’homme : à propos des parties de la nature humaine]



         Ensuite, on a posé des questions sur l’homme.

         Et, à propos de l’homme, on s’est interrogé sur les parties de la nature humaine, sur les sacrements de la grâce et sur le comportement de la vie humaine.

         Sur le premier point, on posait deux questions : premièrement, à propos de l’âme ; deuxièmement, à propos du corps.



<Article unique £[5]> À propos de l’âme, on a demandé si l’âme sensitive et £[l’âme] intellective sont de la même substance.



         Et on montrait que non.

         <1> En effet, l’âme sensitive est amenée de la puissance à l’acte, mais l’âme intellective apparaît par création. La substance des deux n’est donc pas la même.

         <2> De plus, en aucune substance qui est une et la même, ne se produisent dans le même temps des mouvements vers des contraires. Or, le sens et la raison sont mus dans le même temps vers des contraires, comme le dit l’Apôtre : Je vois une autre loi dans mes membres qui s’oppose, etc. (Rm 7,23). L’âme sensitive et l’âme raisonnable n’ont donc pas la même substance.

         <3> De plus, il est certain que le corruptible et l’incorrutible ne font pas partie du même genre. Ils ne sont donc pas les mêmes numériquement. Or, l’âme sensitive est corruptible, mais l’âme intellective est incorruptible. L’âme sensitive et l’âme intellective ne sont donc pas numériquement les mêmes, et ainsi elles ne sont pas de la même substance.

         <4> De plus, l’âme sensitive est commune à nous et aux animaux sans raison. Or, chez les animaux sans raison, elle est tirée de la puissance de la matière. Chez nous, donc, de la même manière. Elle n’est donc pas la même que l’âme intellective, qui est par création.

         Cependant, «il n’existe qu’une seule perfection pour un unique perfectible». Or, le corps humain est un seul perfectible. L’âme, qui est sa perfection, n’est donc qu’unique.

         Réponse. À propos de l’ordre des formes, il existe deux opinions.

         L’une est celle Avicebron et de certains de ses disciples, qui disent que, selon l’ordre des genres et des espèces, il existe diverses formes substantielles qui se succèdent, comme il y a une substance, puis un corps, puis un corps animé, puis un animal. Ils disent donc qu’il y a une forme substantielle par laquelle il y a une substance seulement, puis une par laquelle il y a un corps, ensuite une autre par laquelle il y a quelque chose d’animé, et une autre par laquelle il y a un animal, et de même y en a-t-il une autre par laquelle il y a un homme. Et ils parlent ainsi de la même façon des autres formes substantielles des choses. — Mais cette position ne peut être tenue, car, puisque la forme substantielle est ce qui fait telle chose et qui donne l’être substantiel de la chose, alors seule la première forme serait substantielle, puisque seule elle donnerait l’être substantiel de la chose et ferait telle chose. Mais toutes les autres formes après la première surviendraient accidentellement et ne donneraient pas à la chose d’être absolument, mais d’être telle. Et ainsi, lors de leur perte ou de leur acquisition, il n’y aurait pas génération et corruption, mais seulement altération. Il est donc clair que cela n’est pas vrai. De même en serait-il pour les puissances de l’âme, car seule la première [forme], à savoir, la [forme] végétative, serait forme substantielle et ferait telle chose, mais les autres seraient adventices, ce qui est complètement faux.

         C’est pourquoi il faut dire que les formes de ce genre diffèrent selon le parfait et l’imparfait. En effet, il existe une forme qui donne d’être seulement un corps ; une autre est plus parfaite, qui donne d’être et de vivre de n’importe quel genre de vie ; une autre qui, avec elles, donne aussi le sens. Il est donc clair que [la forme] ultime est toujours plus parfaite que les précédentes et entretient avec les précédentes le rapport de ce qui est le plus parfait à ce qui le plus imparfait. Et ainsi, tout ce qui est contenu dans celles-ci se trouve virtuellement dans [la forme] ultime. Il faut donc dire que l’âme sensitive et l’âme intellective sont d’une seule et même essence, mais que l’âme intellective entretient avec la sensitive le rapport de parfait à imparfait. Mais que, d’une manière particulière, l’âme sensitivie et l’âme intellective soient d’une seule essence, le signe en est que, si les puissances de l’âme n’étaient pas enracinées dans une seule essence, jamais l’une ne serait empêchée par l’autre, ni même la puissance de l’une ne rejalllirait-elle sur l’autre. De même, comme l’intellect n’a pas d’organe déterminé dans le corps, par l’intermédiaire duquel il puisse exercer ses opérations, pourquoi serait-il uni au corps, s’il n’était de la même essence que l’âme sensitive ?

         Ainsi donc, il est clair qu’il n’existe qu’une seule essence de l’âme sensitive et de l’âme intellective, mais qu’elles diffèrens selon le parfait et l’imparfait, comme on l’a dit.

         <1> L’âme sensitive est tirée de la puissance de la matière chez les animaux sans raison ; mais, en nous, elle existe par création, puisque son essence est l’essence de l’âme raisonnable, qui existe par création.

         <2> Il n’est pas inconvenant que quelque chose qui est identique soit mû dans des directions opposées selon ses diverses puissances ou parties. C’est pourquoi, bien que la substance de l’âme humaine soit la même que celle de l’âme sensitive et de l’âme intellective, elle peut être mue dans des directions opposées selon ses diverses parties ou puissances, comme lorsque le sens est mû vers ce qui lui est propre, et la raison vers ce à quoi elle est ordonnée.

         <3> Bien que le corruptible ne soit pas la même chose que l’incorruptible, on trouve cependant un incorruptible qui possède une propriété commune avec le corruptible. Ainsi en est-il pour l’âme raisonnable, car la substance même de l’âme est incorruptible, mais néanmoins elle possède elle-même quelque chose, à savoir, l’âme sensitive, qui est aussi commun avec le corruptible.

         <4> Bien que l’âme sensitive soit commune à nous et aux animaux sans raison pour ce qui est du genre, cependant, pour ce qui est de la raison de l’espèce, autre est l’âme sensitive chez l’homme et autre chez les animaux sans raison. De même, autre est-elle chez l’âne, chez le cheval et chez le boeuf, car, selon qu’ils diffèrent selon l’espèce, de même l’âme sensitive diffère-t-elle en eux. C’est pourquoi il n’en découle pas que, si l’âme est tirée de la puissance de la matière chez les animaux sans raison, ce soit aussi le cas chez l’homme, car, chez l’homme, elle est d’une espèce supérieure et elle existe par création, comme on l’a dit.



<Question 6> £[Sur le corps]



<Article unique [6]> Ensuite, à propos du corps, on a demandé s’il ressuscite le même numériquement.



         Et on montrait que non.

         <1> En effet, selon le Philosophe, Topiques, I, on dit de quelque chose qu’il est identique numériquement lorsqu’il est le même au sens propre, par l’accident et par la définition. Or, les corps des ressuscités n’auront pas les mêmes choses en propre, car maintenant, il y la capacité de rire, mais alors elle n’existera pas. Ce ne sont pas les mêmes accidents, parce que maintenant, il y a le blanc, le crépu, le musicien et ainsi de suite, ce qui n’existera pas alors. Ce n’est pas non plus la même définition, car maintenant [le corps] est défini par quelque chose de mortel, mais alors il ne sera pas mortel. Il semble donc qu’il ne ressuscitera pas le même numériquement.

         <2> De plus, l’identité de matière rend identique numériquement. Or, la matière du corps qui ressuscite ne sera pas la même que celle du corps qui existe maintenant, puisque plusieurs formes seront reprises en elle. Le corps ne ressuscitera donc pas identique numériquement.

         <3> De plus, le Philosophe dit, dans le livre Sur l’âme, que ce n’est pas une statue identique numériquement qui est détruite et qui est produite à nouveau avec le même airain. Pour la même raison, le corps qui se corrompt maintenant ne sera donc pas identique à celui qui ressuscitera.

         <4> De plus, il est certain que l’homme est homme par l’humanité, et un seul homme par une seule humanité. Or, dans le corps qui existe maintenant et qui ressuscitera, il y aura deux humanités, car la forme du tout est détruite par la mort. Il y aura donc deux hommes, et ainsi il semble que les corps ne ressusciteront pas identiques numériquement.

         Cependant, Job [dit] : Celui que moi-même je verrai, etc. (Jb 19, 27).

         Réponse. Pour que quelque chose soit identique numériquement, est nécessaire l’identité des principes essentiels. Ainsi, qu’un des principes essentiels varie dans un individu, il est aussi nécessaire que son identité varie. Or, est essentiel à tout individu ce qui est de la raison de l’individu même, comme sa matière et sa forme sont des éléments essentiels de toute chose. Aussi, si les accidents varient et changent, alors que les principes essentiels de l’individu demeurent, ce même individu demeure-t-il le même numériquement. Comme les principes essentiels de l’homme sont l’âme et le corps et que ceux-ci demeurent, puisque la même âme et le même corps ressuscitent, il faut dire que les corps des hommes ressusciteront identiques numériquement.

         <1> Cette objection vient d’une mauvaise compréhension du texte. En effet, on ne dit pas d’une chose qu’elle est identique numériquement parce qu’elle a le même accident maintenant et par la suite, et que ce qui lui est propre est identique Mais cette chose est identique numériquement qui est identique avec l’accident et identique avec ce qui lui est propre, comme lorsqu’un sujet est identique avec l’accident, avec ce qui lui est propre et avec sa définition, alors que [ne sont pas identiques] celles qui ont le même accident, la même chose en propre et une seule définition. Il est donc clair que celui qui a présenté l’objection a mal compris le texte. — Mais à supposer que l’objection procède selon cette interprétation, il faut dire qu’elle s’entend des accidents qui individuent, à savoir, des dimensions, et ceux-ci existeront dans les corps glorifiés. De même, on y trouvera identique ce qu’on a en propre, à savoir, le rire. Job [dit] : Ta bouche sera comblée de rires et tes lèves de joie (Jb 8, 21). Mais, à propos de la définition, il faut dire que, bien que [le corps] ressuscitera immortel, la nature de la mortalité ne lui sera cependant pas enlevée, car la nature humaine sera là, qui a par elle-même d’être mortelle.

         <2> Bien que la même matière rende identique numériquement, la matière nue ne le fait cependant pas, ni celle qui donne le principe du nombre, mais une seule matière, selon qu’elle est soumise à des dimensions qui la délimitent, rend identique numériquement. De sorte que, bien que de multiples formes soient rappelées dans la matière du corps de celui qui ressuscite, le corps ressuscitera cependant sous les mêmes dimensions et avec les mêmes principes essentiels.

         <3> Augustin dit le contraire. En effet, il pense que, si la statue est reconstruite avec le même airain, elle est identique numériquement. Cependant, il faut dire que toutes les choses artificielles sont situées de deux manières dans un genre ou dans une espèce, car [elles le sont] soit par leur matière, soit par leur forme. Mais les choses naturelles sont situées dans un genre ou une espèce seulement par leur forme. Or, les formes accidentelles, parce qu’elles sont des accidents, doivent être situées dans un genre ou une espèce selon leur matière, mais non les [formes] naturelles, car elles sont [des formes] substantielles. Je dis donc que si l’on considère la statue selon qu’elle est située dans un genre ou une espèce par sa matière, ainsi la même statue est reconstruite ; mais si elle est considérée selon qu’elle est située dans un genre ou une espèce par sa forme, je dis alors que la même n’est pas reconstruite, mais une autre, car autre est la forme de celle-ci et de celle-là. Mais, dans le corps, il n’en est pas ainsi, parce que, dans le corps, ce sera la même forme.

         <4> Il n’y a pas deux humanités dans le corps qui est corrompu et qui ressuscitera, mais une seule, parce que les principes essentiels ne sont pas changés, mais demeurent les mêmes.



<Question 7> £[Sur les sacrements de la grâce]



         Sur les sacrements de la grâce, on a posé trois questions : premièrement, à propos du sacrement de confirmation ; deuxièmement, à propos du sacrement de l’eucharistie ; troisièmement, à propos du sacrement de mariage.



<Article unique £[7]> Premièrement, on a demandé si seul l’évêque doit conférer le sacrement de confirmation ou aussi un autre.



         Et il semble que, non seulement l’évêque peut conférer ce sacrement, mais aussi n’importe quel prêtre.

         <1> En effet, il est certain qu’un grâce spirituelle est conférée par la confirmation. Or, l’octroi d’une telle grâce doit être ordonnée de telle manière qu’elle ne puisse être empêchée. Mais il est certain qu’elle est souvent empêchée par l’absence de l’évêque, parce qu’ils ne sont pas présents partout. [Ce sacrement] doit donc être conféré par le ministère des prêtres, qui sont présents partout.

         <2> De plus, les sacrements ont été institués en vue de l’utilité. Ils doivent donc être conférés de la manière qui convient à l’utilité de tous. Or, il ne conviendrait pas à l’utilité de tous que seul l’évêque confère ce sacrement par lequel est donnée la force du Saint-Esprit, car tous n’ont pas l’occasion [de rencontrer] un évêque. Cela doit donc être fait par les prêtres, par lesquels tous peuvent bénéficier de cette utilité.

         <3> De plus, il est certain que le sacrement de baptême est plus grand que le sacrement de confirmation. Or, le baptême peut être conféré par tous les prêtres. À bien plus forte raison donc, la confirmation.

         Cependant, s’oppose à cela la coutume de l’Église.

         Réponse. Le ministre propre du sacrement de confirmation est l’évêque.

         Et cela est démontré par la raison et par l’autorité. Par la raison, car la confirmation est donnée pour que l’homme soit établi dans une certaine perfection, puisqu’elle est donnée en vue [d’obtenir] la force de l’Esprit Saint, afin que l’homme soit ainsi rendu fort et robuste pour confesser et proposer la foi devant les rois et les dirigeants. Aussi, pour cette raison, est-elle donnée sur le front, afin qu’il ne soit pas effrayé ni n’ait honte de proposer la foi devant tous et de la défendre. Or, comme le dit Denys, il existe trois actions de la hiérarchie : purifier, illuminer et perfectionner. Purifier est propre aux diacres ; illuminer est propre aux prêtres (et cela consiste principalement dans l’eucharistie) ; mais perfectionner relève des évêques. Et ainsi, tous les sacrements qui sont conférés en vue de la perfection relèvent d’une collation par l’évêque : ce sont la collation des ordres, la consécration des vierges et des vases [sacrés], et <le sacrement> de confirmation. Personne d’autre que l’évêque ne peut donc conférer le sacrement de confirmation.

         Cela est clair aussi selon l’autorité de la Sainte Écriture. En effet, la confirmation tient lieu d’imposition des mains. Or, cela ne pouvait être fait que par les seuls apôtres. Ainsi, les mains ne furent pas imposées par Philippe, qui avait prêché la parole du Seigneur en Samarie, mais les apôtres, qui étaient à Jérusalem, en apprenant que la Samarie avait accueilli la parole du Seigneur, leur envoyèrent Pierre et Jean, et on poursuit ensuite : Ils leur imposaient alors les mains, etc. (Ac 8, 17). Ainsi, parce que les évêques tiennent la place des apôtres, la collation du sacrement de confirmation revient-elle aux seuls évêques.

         Nous trouvons cependant que certaines choses, qui établissent dans une certaine perfection, sont confiées par dispense à de simples prêtres, comme la collation des ordres mineurs et des choses de ce genre, ce qui pourrait aussi se faire pour la confirmation avec une dispense. Mais, sans dispense, personne ne doit conférer ce sacrement que le seul évêque.

         <1> Le prêtre ne peut pas conférer tous les sacrements par lesquels est conférée une grâce spirituelle. Aussi, bien que, dans le sacrement de confirmation, soit conférée une grâce spirituelle, il ne relève pas du prêtre, car une grâce spirituelle est conférée de la même manière par le sacrement de l’ordre, lequel est réservé aux seuls évêques en raison de la perfection dans laquelle il établit. Il en va de même pour la confirmation. Et on ne peut faire valoir l’obstacle, car on peut se rendre dans les villes où les évêques sont présents.

         <2> La solution au deuxième [argument] est ainsi claire.

         <3> Le sacrement de baptême est plus grand par son caractère nécessaire, mais non par sa perfection. C’est pourquoi, en raison de sa nécessité, non seulement les prêtres, mais tout chrétien peut baptiser en cas de nécessité et là où il n’y a pas beaucoup de prêtres, en sauvegardant toutefois la forme du sacrement. Mais la confirmation, parce qu’elle n’est pas aussi nécessaire et établit dans une certaine perfection, comme on l’a dit, est réservée à un plus grand, à savoir, aux évêques.



<Question 8> £[Sur le sacrement de l’eucharistie]



         Sur le sacrement de l’eucharistie, on a posé deux questions : premièrement, à propos de ceux qui sont exclus de la consécration en raison de fornications ; deuxièmement, à propos de ceux qui sont exclus de la participation à ce sacrement en raison de l’excommunication.



<Article 1 £[8]> Premièrement, on a demandé si quelqu’un peut entendre la messe d’un prêtre fornicateur sans pécher mortellement.



         Et il semble qu’il ne puisse entendre la messe de celui-ci sans péché mortel.

         En effet, l’Église a ordonné sous peine d’anathème que personne n’entende la messe d’un prêtre fornicateur. Or, c’est pécher mortellement que d’agir à l’encontre d’un commandement de l’Église. Quiconque entend la messe d’un tel prêtre pèche donc mortellement.

         Cependant, s’oppose à cela ce qui est supporté en de nombreux endroits de par le monde.

         Réponse. À ce sujet, il faut considérer qu’une chose est mauvaise en soi selon le droit naturel, et une chose est mauvaise selon le droit positif.

         En effet, tout prêtre qui célèbre, alors qu’il est en état de péché mortel, pèche mortellement. Ainsi, si j’étais certain qu’il était en état de péché mortel et si je l’incitais à célébrer, je pécherais mortellement. Et cela, en raison du droit naturel, car c’est le provoquer au péché mortel.

         Mais le droit positif va plus loin : je pèche mortellement, non seulement si je l’incitais à célébrer, mais aussi si j’entendais sa messe. Cela a été établi comme peine pour le prêtre fornicateur. Cependant, il faut prendre garde que ceci ne s’entend pas de tout prêtre fornicateur, mais des [prêtres] qui sont des fornicateurs publics, et, au sens propre, on appelle publics ceux qui, selon le jugement de l’Église, ont été désignés comme publics par une sentence.

         Ainsi, chaque fois que quelqu’un a été désigné comme fornicateur public par le jugement de l’Église, personne ne doit entendre sa messe, autrement, il pécherait mortellement.

         Il faut répondre à l’objection que, si cela est supporté par des prélats, cela n’est pas excusé pour autant, car c’est le fait soit de la négligence, soit de la misère et d’un manquement de ces prélats, qui n’ont pas osé corriger les autres, alors qu’eux-mêmes commettent beaucoup de [fautes] qui devraient être corrigées, ou en raison de la crainte. Ils ne sont donc pas excusés pour autant.



<Article 2 £[9]> Deuxièmement, on a demandé si quelqu’un pèche mortellement en parlant, en mangeant ou en se tenant avec des excommuniés.



         Et il semble que oui.

         <1> En effet, plusieurs maîtres en décrets, et des grands, le disent.

         <2> De plus, agir contre un commandement de l’Église est un péché mortel. Or, l’Église ordonne que personne ne parle ni ne mange avec des excommuniés. Celui qui agit ainsi pèche donc mortellement.

         <3> De plus, alors que le Souverain Pontife était consulté sur la possibilité d’avoir des rapports avec les excommuniés, une décrétale dit qu’on ne doit pas le faire, même pour éviter de subir la mort. Et elle en donne la raison : cela est un péché mortel. Il semble donc que quiconque entretient quelque rapport avec eux pèche mortellement.

         Cependant, nous voyons beaucoup d’hommes parfaits agir ainsi, qui n’agiraient pas du tout ainsi si cela était un péché mortel.

         Réponse. Par l’excommunication, on est séparé de la communion des fidèles, mais non de celle des hommes, si ce n’est par accident, car on est séparé de la communion des hommes dans la mesure il arrive qu’on soit séparé de la communion des fidèles. Je dis donc que quelqu’un peut être en relation ou entretenir des rapports avec un excommunié directement et indirectement. Directement, pour ce qui relève d’un fidèle, et ainsi celui qui est en relation avec lui de cette manière, pèche mortellement. Et cela arrive de trois manières : si je suis en relation avec lui pour les choses divines (in divinis), comme si je prie pour lui ou entends la messe avec lui, et d’autres choses spirituelles ; on pèche [aussi] mortellement par mépris, si on entretient pour n’importe quoi des relations avec lui en méprisant le commandement de l’Église ; de même, [pèche mortellement] quiconque collabore avec lui à un crime et à une cause [judiciaire]. Indirectement, quelqu’un entretient des rapports avec lui pour les choses qui relèvent de l’homme, comme par la parole, la nourriture et pour les choses qui relèvent tout simplement du comportement humain. Et, dans ce cas, on ne pèche pas mortellement, mais véniellement, à moins qu’on n’agisse par mépris, comme on l’a dit.

         <1> L’opinion des décrétistes n’est pas vraie, car, en ces matières, ils donnent davantage leur assentiment au droit humain et le suivent, plutôt que le droit divin, alors qu’il faut davantage donner son assentiment au droit divin qu’au [droit] humain. C’est pourquoi l’opinion de ceux qui disent le contraire est meilleure.

         <2> Entretenir des rapports directs avec des excommuniés est contraire au commandement de l’Église et est un péché mortel, mais [entretenir des rapports] indirects n’est pas contraire (contra), mais au delà (praeter) du commandement de l’Église, et cela n’est pas un péché mortel, mais véniel. Il faut donc savoir que certaines choses sont mauvaises en elles-mêmes et que ces choses ne peuvent pas être faites sans péché, comme le fait d’entretenir des rapports avec un excommunié pour ce qui concerne l’excommunié [en tant que tel], et c’est pourquoi cela ne peut être fait sans péché. Mais certaines choses sont des occasions de mal seulement, et celles-ci peuvent être faites sans péché mortel ; il en est ainsi du fait de parler ou de manger avec des excommuniés.

         <3> Non seulement doit-on subir la mort plutôt que de pécher mortellement, mais aussi plutôt que de pécher véniellement, car le péché, en tant que péché, ne peut jamais être choisi. En effet, s’il pouvait être choisi, ce ne serait jamais un péché, et ainsi je ne pécherais pas en le faisant. Pour cette raison, on ne conclut pas qu’il ne faut pas avoir de rapports avec eux parce que cela est péché mortel et que celui qui le fait pèche mortellement, car, même si c’était [un péché] véniel, il ne faudrait pas avoir de rapports avec eux, et cependant, celui qui entretiendrait de tels rapports ne pécherait pas mortellement. — Ou bien, il faut dire que cette décrétale doit s’entendre de ceux qui entretiennent des rapports directs avec les excommuniés.



<Question 9> £[Sur le sacrement de mariage]



         À propos du sacrement de mariage, deux questions ont été posées : premièrement, à propos des maléfices ; deuxièmement, à propos des [personnes] frigides.



<Article 1 £[10]> Premièrement, on a demandé si les maléfices empêchent le mariage.



         Et on montrait que non.

         <1> En effet, l’oeuvre de Dieu est plus forte que l’oeuvre du Diable. Or, le mariage est l’oeuvre de Dieu, mais le maléfice, l’oeuvre du Diable. Le mariage est donc plus fort que le maléfice. Il n’est donc pas empêché par celui-ci.

         Cependant, le pouvoir du démon est plus grand que le pouvoir de l’homme. Or, l’homme peut empêcher un mariage. Le démon aussi [le peut] donc.

         Réponse. Le mariage est comme un contrat, car, par le mariage, quelqu’un donne à un autre pouvoir sur son corps en vue de l’union charnelle. Or, il est certain qu’un contrat portant sur une chose impossible est nul, puisque personne ne peut être obligé à l’impossible. Pour cette raison, lorsque quelqu’un s’oblige par mariage à l’union charnelle, si celle-ci lui est impossible, le mariage est nul. Mais il faut noter que l’impossibilité de l’union charnelle provenant d’un empêchement peut être considérée de deux manières : soit cet empêchement survient après que le mariage a été consommé ; soit il précède [la consommation]. S’il survient après, alors le mariage déjà consommé n’est jamais dissous. Mais si l’empêchement précède, alors le mariage qui n’a pas encore été consommé est dissous. Il faut aussi savoir à ce propos que les empêchements de ce genre sont soit perpétuels, soit temporaires. S’ils sont perpétuels, alors ce mariage est empêché purement et simplement ; s’ils sont temporaires, alors le mariage n’est pas empêché purement et simplement, mais temporairement, à condition cependant que l’empêchement précède dans les deux cas.

         À propos des maléfices, il faut savoir que certains ont dit que le maléfice n’est rien. Cette opinion venait de l’infidélité, car ils voulaient que les démons n’existent que dans l’imagination des hommes, à savoir que les hommes les imaginaient, et qu’à partir de cette imagination, ils étaient affectés par la terreur. Or, la foi catholique veut que les démons soient quelque chose et qu’ils puissent nuire aux opérations [des hommes] et empêcher l’union charnelle.

         Et ainsi, si ces empêchements précèdent et sont perpétuels, comme on l’a dit, ils empêchent le mariage purement et simplement.

         <1> Même le Diable est une oeuvre de Dieu, et non seulement le mariage, et, parmi les oeuvres de Dieu, l’une est plus forte qu’une autre, et l’une est empêchée par une autre plus forte. Ainsi, puisque le Diable est plus fort que le mariage, rien n’empêche que le mariage soit empêché par lui.



<Article 2 £[11]> Deuxièmement, on a demandé si la frigidité empêche le mariage.



         Et il semble que non.

         <1> En effet, les personnes âgées sont frigides, et elles contractent cependant mariage.

         Cependant, personne ne s’oblige à l’impossible. Or, il est impossible aux personnes frigides de s’unir charnellement à quelqu’un. Si elles s’y obligent, le contrat de ce genre sera nul.

         Réponse. La frigidité empêche le mariage pour la même raison que le maléfice, puisqu’il s’agit de la même impossibilité dans les deux cas. Néanmoins, il y a une différence entre celui qui est frigide et celui qui est [victime] de maléfice : celui qui est frigide est impuissant purement et simplement et à l’égard de tous, mais celui qui est [victime] de maléfice est impuissant, pas à l’égard de toutes, cependant, mais à l’égard d’une seule femme. Car le maléfice consiste dans l’imagination d’un homme à l’égard d’une seule femme, pour autant que, par l’opération du démon, lui viennent une horreur et une abomination pour une femme, qu’il fuit et rejette en raison de l’horreur. Et ainsi, l’empêchement de la frigidité et celui du maléfice sont différents. Car la frigidité empêche quelqu’un au point où il reste sans espoir de contracter [mariage], s’il en est empêché par une seule (de là vient que, s’il retrouve sa puissance à un certain moment, il lui faut revenir au premier mariage). La frigidité dissout donc le contrat [existant] et dirime le [mariage] qui devait être contracté. Mais celui qui est [victime] de maléfice est empêché à l’égard de celle-ci seulement (aussi lui est-il permis d’en épouser une autre, et semblablement à la femme). Ainsi, le maléfice dissout le [mariage] contracté, mais ne dirime pas le [mariage] qui devait être contracté, comme on l’a dit plus haut.

         <1> Les personnes âgées sont frigides non pas pour l’acte de la génération, mais pour l’engendrement d’une descendance. Et ainsi, puisqu’elles peuvent s’unir charnellement, le mariage n’est pas dissous. Mais la frigidité qui empêche toute union charnelle dissout le mariage, comme on l’a dit.



<Question 10> £[Sur le comportement de la vie humaine]



         Sur le comportement de la vie humaine, on a posé certaines questions sur la comparaison avec le prochain, et certaines sur la comparaison par rapport aux choses qui viennent à l’usage des hommes.

         Par comparaison avec le prochain, on s’est interrogé sur la correction fraternelle.

         À son sujet, on a posé deux questions.



<Article 1 £[11]> Premièrement : est que quelqu’un doit corriger en public ou en privé son prochain ou son frère ?



         Et il semble qu’[il doive le faire] de manière occulte.

         <1> Mt 18, 15 : Si ton frère a péché contre toi, va et corrige-le entre toi et lui. Il semble donc qu’il faille corriger un frère fautif de manière occulte.

         Cependant, <1> 1 Tm 5, 20 [dit] : Reprends le pécheur devant tous.

         <2> De plus, certaines constitutions comportent cela, à savoir qu’ils doivent être corrigés publiquement.

         Réponse. Une correction de ce genre doit procéder de la charité ; de là vient qu’elle est appelée correction fraternelle. C’est pourquoi il faut que la correction fraternelle suive l’ordre de la charité. Or, l’ordre de la charité consiste en ce qu’on préfère le bien commun au bien du prochain ; de même, [il consiste] en ce qu’on veuille le bien du prochain pour ce qui est de sa conscience et de sa réputation, et, entre celles-ci, qu’on veuille davantage le bien de sa conscience, lorsque les deux ne peuvent être obtenus.

         C’est pourquoi, en prenant ces choses en considération, je crois que, s’il existait un péché charnel ou spirituel qui pourrait tourner au détriment d’un grand nombre, il faudrait le révéler immédiatement, puisque le bien commun l’emporterait sur le bien du prochain dans l’ordre de la charité, comme on l’a dit, qu’il s’agisse de sa réputation ou de sa conscience. Mais lorsqu’on ne craint pas de détriment pour un grand nombre, alors on doit préserver les deux, à savoir, le bien de la réputation et le bien de la conscience [de l’autre], en [le] corrigeant de manière occulte de personne à personne. Mais s’il ne se corrige pas après cela, alors on doit, selon l’ordre de l’évangile, en prendre un autre avec soi ou même en référer à l’Église. Cependant, il faut même là sauvergarder un ordre : si le péché est public, qu’on le corrige publiquement ; mais s’il est occulte, [qu’il soit corrigé] de manière occulte. C’est pourquoi il est dit : Si ton frère a péché contre toi, c’est-à-dire si tu es le seul à le savoir, etc., pour ce qui est de [la faute] occulte ; mais, pour ce qui est de la [faute] publique, il est dit : Reprends le pécheur, à savoir, publiquement, devant tous.

         Et ainsi, la solution au premier argument de chacune des parties est claire.

         Pour l’autre, il faut dire que cela est précisé dans les constitutions et doit être observé pour ce qui tourne au danger et au détriment de la communauté et du collège.



<Article 2 £[13]> Deuxièmement, on demandait si, lorsque quelqu’un connaît le péché du prochain, il pèche mortellement en le rapportant immédiatement celui-ci à son supérieur.



         Et il semble que oui.

         <1> En effet, aller contre l’ordre de l’évangile est un péché mortel. Or, rapporter immédiatement [une faute] au supérieur va contre l’ordre de l’évangile. [Celui qui rapporte ainsi une faute] pèche donc mortellement.

         Cependant, <2> s’oppose à cela que beaucoup d’hommes parfaits font cela, qui ne le feraient aucunement si cela était péché mortel.

         <3> De plus, les supérieurs peuvent se montrer prudents non seulement pour le passé, mais aussi pour le futur. Et ainsi, il ne semble pas que ce soit un péché mortel que [la faute] leur soit rapportée.

         Réponse. Les paroles que le Seigneur a dites en Mt 18, 15, à propos de la correction fraternelle, doivent être comprises comme les autres paroles qu’il a dites en rapport avec les actes humains, et observées selon qu’elles dépendent de la charité. Je dis donc qu’elles doivent donc toujours être comprises selon les circonstances appropriées, comme les autres paroles.

         Or, il faut savoir que, pour les crimes, on procède de trois manières selon le droit. Par inquisition[14], et cela, pour les péchés publics : et celle-ci ne doit pas être entreprise à moins que ne précède une rumeur dans la communauté. [On procède] aussi par dénonciation et par accusation, et cela, pour les [péchés] privés. Si on procède par accusation, il faut alors que soit faite une inscription [mise en accusation] par laquelle l’accusateur s’oblige à la peine du talion[15], et la fin de cela est le bien de la communauté. Cela peut donc être fait volontairement, soit publiquement, soit privément. Mais si on procède par dénonciation, alors l’avertissement fraternel doit précéder, car la fin de [dénonciation] est que le prochain s’amende. L’ordre de la correction fraternelle doit donc être suivi.

         Lorsque quelqu’un sait que son frère a péché, doit-il aussitôt le dénoncer au supérieur ? Je dis qu’en ces matières, il faut faire une distinction entre la condition du sujet et celle du supérieur. Car si je sais que [mon] frère sera corrigé par moi, alors je ne dois pas dénoncer [sa faute] au supérieur. Mais si je vois que cela sera mieux fait par le supérieur et que le supérieur est par ailleurs pieux, discret et spirituel, sans rancoeur ou haine contre ce sujet, alors on peut lui dénoncer cela. Et alors, on ne le dit pas à l’Église, car on ne le lui dit pas à titre de supérieur, mais comme à une personne experte à corriger et à amender le prochain. Mais, en raison des conditions différentes du supérieur et des sujets, on ne peut sur ce point porter de jugement général, car parfois un supérieur est entraîné à haïr un sujet, ou un sujet ne supporterait pas bien les paroles d’un supérieur. Aussi faut-il avoir comme règle que, dans toutes ces choses, il faut préserver la charité et ce qui semble le mieux et davantage convenir. Si telle est l’intention, à savoir, l’amendement du prochain, et que le bien de la charité est préservé autant que possible, alors on ne pèche pas en dénonçant ; mais si on dénonce à une quelconque personne par malice et pour que le prochain soit confondu ou écrasé, alors celui qui dénonce ou accuse pèche mortellement.

         <1> Si quelqu’un rapporte immédiatement au supérieur, en tenant compte des circonstances appropriées et en estimant que cela convient davantage, il n’agit pas contre le précepte de l’évangile, parce qu’il ne le dit pas à l’Église, mais à une personne experte, comme on l’a dit. Il ne pèche donc pas mortellement.

         <2> Même les hommes parfaits pécheraient mortellement si, en dénonçant au supérieur ou à une [autre] personne, ils visaient quelque chose qui va contre l’intention du précepte.

         <3> Si quelqu’un rapporte au supérieur une faute du prochain, en ayant comme intention qu’il prenne garde à l’avenir ou quelque chose de ce genre qui semblera convenir à l’amendement du prochain, il ne pèche pas. Mais s’il dit cela au supérieur ou à un ami par malice, alors il pèche mortellement. Toutefois, s’il l’a dit à quelqu’un par imprudence, mais de telle manière qu’il n’en provienne pas pour le prochain fautif davantage de mauvaise réputation ou de blâme, alors il ne pèche pas mortellement, même s’il agit imprudemment.

         <...>



[1] Thomas d’Aquin recourt assez souvent à la distinction entre frui et uti. On reconnaît la distinction que fait saint Augustin entre frui, pour désigner l’amour par lequel l’homme aime l’objet ultime de son amour, Dieu pleinement connu et aimé dans la patrie, par opposition à l’usage que l’homme fait en cette vie de certains biens en vue de cette fin (uti). Thomas d’Aquin définit d’ailleurs très précisément la fruitio, Qdl. 7, q. 2, art. un., terme qu’il réserve pour la «joie de la jouissance» (gaudium fruitionis) de de la vision béatifique. On pourra enfin comparer cette distinction avec celle que fait Thomas d’Aquin entre l’amour de concupiscence et l’amour d’amitié, Qdl. 1, q. 4, a. 3, c.

[2] Les éditeurs de la Léonine ont maintenu en plusieurs endroits le nom Sortes. Mais, comme on peut le constater ici par son association à Platon, il serait plus vraisemblable et plus naturel de lire Socrate.

[3] Dissuetudo : le mot peut signifier le fait pour une coutume d’être tombée en désuétude, ou une coutume contraire à une loi, une ordonnance, un statut. Le contexte semble indiquer le second sens.

[4] Determinare : c’est l’acte qui marque l’intervention du maître pour trancher ou résoudre une question (question ordinaire, question disputée, question quodlibétique...). Le même terme est aussi employé pour la décision d’un juge qui met un terme à une cause.

[5] Comme le fera remarquer Thomas d’Aquin dans sa réponse, les termes aevum (dont dérive l’adjectif «éviternel») et  eternitas désignaient la même chose à l’origine, l’un en grec, l’autre en latin. On finit cependant par assigner à chacun un sens particulier au Moyen Âge : le terme eternitas fut réservé pour  exprimer le rapport unique de Dieu avec le temps, tandis que le terme aevum servit à désigner la durée propre aux anges (et aux corps célestes), auxquels on attribuait une durée radicalement différente à la fois de celle de Dieu et des êtres terrestres. On verra sur ce sujet P. PORRO, «AEvum», dans Cl. GAUVARD, A. de LIBERA et M. ZINK, dir.,  Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 12-14.

[6] Note de l’éditeur : «Entre crochets dans l’édition du Cerf, 1996.»

[7] Sans le citer explicitement, Thomas d’Aquin se réfère à un passage d’Hilaire, Sur la Trinité, tel qu’il est rapporté par Pierre Lombard : «Être ne désigne pas un accident chez Dieu, mais c’est la vérité subsistante, la cause immanente et une propriété de sa nature.»

[8] Citation de la préface commune de la liturgie dominicaine.

[9] Par opposition au simple individu (individuus), la «personne» (persona) désigne ici le personnage qui exerce une fonction, comme le montre clairement la suite du texte.

[10] Qui pro pace rei publicae militant. L’expression res publica est une des plus communes, sous la plume de Thomas d’Aquin, pour désigner ce que nous appellerions la communauté ou l’État.

[11] Les termes comprehensor et viator, dont il n’existe pas d’équivalents exacts en français, sont des termes techniques qui désignent respectivement la condition du bienheureux et la condition de celui qui est en route vers la béatitude.

[12] Canonicus : le sens premier du mot est évidemment «conforme aux canons», «conforme à la règle». En Occident, le sens évoluera vers celui de titulaire régulier d’une charge ou d’une prébende ecclésiastique dans une église cathédrale, et même vers celui de «chanoine régulier», titulaire d’une telle charge ecclésiastique soumis à une règle commune, la «règle de saint Augustin».

[13] Voir note 5.

[14] Au sens étymologique, inquisitio signifie enquête, recherche.

[15] L’accusateur s’engage à subir la peine de l’accusé, si celui-ci est acquitté.



Questions quodlibetales