Jérôme oeuvres mystiques - SUR LA VIDUITÉ. PARTIE III. A AGÉRUCHIA

SUR LA VIDUITÉ. PARTIE III. A AGÉRUCHIA


Je cherche un sentier tant nouveau dans un chemin que j'ai déjà fait plusieurs fois : je pense à donner une nouvelle forme à une matière que j'ai ira fée souvent et presque épuisée ; je veux parler d'un même sujet sans dire les mêmes choses, et je vais prendre plusieurs détours pour arriver au terme que je me propose, sans néanmoins m'écarter du chemin qui y conduit. J'ai souvent écrit, aux veuves, et, cherchant dans les saintes Ecritures plusieurs exemples pour les animer à la pratique de la vertu, j'ai ramassé différents passages, comme autant de fleurs pour couronner la chasteté. Je parle maintenant à Agéruchia, à qui, par une conduite particulière de la divine Providence, l'on donna un nom qui marquait ce qu'elle devait être un jour;car elle semble réunir en sa personne le mérite de son aïeule, de sa mère et de sa tante, de ces saintes femmes qui se sont rendues si recommandables par leur piété et leur attachement à Jésus-Christ : Métronia, son aïeule, étant demeurée veuve durant quarante ans, a retracé dans sa vie une image des vertus d'Anne, tille de Phanuël, dont parle l'Evangile; sa mère Benigna, veuve depuis quatorze ans, se voit en la compagnie des vierges dont la chasteté porte du fruit au centuple. Il y a vingt ans que sa tante Agéruchia, soeur de son père Cèlerin, a perdu son mari. Ce fut elle qui reçut sa nièce entre ses bras aussitôt qu'elle fut née; c'est elle qui t'a élevée dans son enfance, et c'est elle qui l'instruit encore aujourd'hui, et qui la forme dans les mêmes maximes que sa mère lui a enseignées.

Je n'ai touché tout cela en passant, ma très chère fille, que pour vous faire voir qu'en demeurant veuve ce n'est pris tant un honneur que vous faites à votre famille qu'un devoir dont vous vous acquittez envers elle, et que vous seriez plus digne de mépris si vous refusiez de lui renvoyer cette gloire que vous en avez reçue que de louanges si vous étiez la première qui l'eût relevée par cet endroit. D'ailleurs depuis la mort de votre mari Simplicius il vous est né de. lui un enfant qui porte son nom : ainsi vous n'avez plus sujet de craindre que votre maison s'éteigne faute d'héritier, prétexte ordinaire dont se servent les femmes pour couvrir l'emportement de leur passion, en donnant à entendre que si elles se remarient ce n'est point par incontinence mais par le seul désir d'avoir des enfants.

Mais pourquoi vous exhorter à la continence comme si vous aviez de la peine à prendre ce parti? Ne sait-on pas que vous avez cherché dans l'Église un asile à votre chasteté pour vous dérober aux recherches des plus grands seigneurs de la cour, qui, poussés par le démon, l'ont tous leurs efforts pour gagner uns veuve qui par sa jeunesse, par sa beauté, par sa naissance, par ses richesses attire les coeurs de tout le monde, et dont le triomphe est d'autant plus beau et plus éclatant qu'elle a plus de combats à soutenir pour les intérêts de la chasteté.

D'abord on nous oppose ici, comme dès la sortie du port, une espèce d'écueil pour nous empêcher de prendre le large : c'est l'autorité de l'apôtre saint Paul qui, écrivant à Timothée, parle des veuves en ces termes : " Je veux que les jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants, qu'elles gouvernent leur ménage, et qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis (312) de notre religion de nous faire des reproches ; car déjà quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan. "Expliquons d'abord le véritable sens de ce passage, mettons-le dans tout son jour, et suivons pied à pied l'apôtre saint Paul sans le perdre un moment de vue. Il avait dit un peu auparavant cri faisant le portrait d'une véritable veuve : " Il faut qu'elle n'ait eu qu'un mari, qu'elle ait bien élevé ses enfants, qu'on puisse rendre témoignage de ses bonnes oeuvres, qu'elle ait secouru les affligés, qu'elle mette toute son espérance en Dieu, et qu'elle persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison. " Parlant ensuite des veuves qui sont d'un caractère tout différent : " Pour celle, " dit-il, " qui vit dans les délices, elle est morte quoiqu'elle paraisse vivante;" et afin d'instruire son disciple à fond il ajoute aussitôt : " Mais n'admettez point en ce nombre les jeunes veuves, parce que la mollesse de leur vie les portant à secouer le joug de Jésus-Christ, elles veulent se remarier, s'engageant ainsi dans la condamnation par le violement de la foi qu'elles lui avaient donnée auparavant. " Ce n'est donc qu'à celles qui ont outragé leur époux Jésus-Christ par une conduite libertine ( car c'est ce que signifie le mot grec catastreniasôsi ) que l'apôtre saint Paul ordonne de se marier, préférant les secondes noces à une vie licencieuse et déréglée. Au reste, ce n'est pas ici un commandement qu'il leur fait, mais une condescendance dont il use à leur endroit.

Examinons toutes les paroles de ce passage les unes après les autres. " Je veux, "dit l'Apôtre, " que les jeunes veuves se marient. " Pourquoi cela, je vous prie? parce que je ne veux pas qu'elles s'abandonnent au crime. " Je veux qu'elles aient des enfants. " Pour quelle raison? c'est de peur que l'appréhension de devenir grosses ne les oblige à t'aire mourir les enfants qu'elles auraient conçus par des voies criminelles. " Je veux qu'elles gouvernent leur ménage. " Pourquoi? parce qu'il y a moins d'infamie à se marier qu'ès. se prostituer, à prendre un second mari qu'à s'abandonner à plusieurs débauchés, puisqu'on trouve dans les secondes noces une ressource à sa misère, au lieu qu'on ne rencontre dans la débauche que la peine du péché. " Je veux qu'elles ne donnent aucun sujet aux ennemis de notre religion de nous faire des reproches." L'Apôtre renferme dans ce peu de paroles plusieurs avis importants, car par là il défend aux veuves d'exposer la sainteté de leur état aux reproches et aux railleries des infidèles par une propreté trop étudiée, d'attirer après elles une foule de jeunes gens par un visage riant et des regards affectés et de démentir leurs paroles par leurs actions, de peur qu'on ne leur applique ce que dit un poète :

Et son ris et ses yeux m'ont promis quelque chose.

Enfin pour faire voir en peu de mots les raisons qui l'ont obligé d'ordonner aux veuves de se remarier il ajoute : " Car déjà quelques-unes se sont égarées pour suivre Satan. " S'il permet donc les secondes noces et même les troisièmes à celles qui ne sauraient garder la continence, ce n'est que pour les arracher à Satan, aimant mieux qu'une femme s'attache à un homme, quel qu'il puisse être, qu'au démon.

C'est à peu près dans ce même. sens qu'il d dans son épître aux Corinthiens : " Pour ce qui est de celles qui ne sont point mariées et des veuves, je leur déclare qu'il leur est bon de demeurer en cet état, comme j'y demeure moi-même. Que si elles sont trop faibles pour garder la continence, qu'elles se marient, car il vaut mieux se marier que brûler. " Pourquoi cela, grand apôtre? Il vient de nous le dire : parce que c'est un plus grand mal de brûler que de se marier; car si l'on envisage la chose en elle-même et non point par rapport à ce qu'elle a de plus faible ; c'est un bien que d'être ce qu'était saint Paul, c'est-à-dire dégagé des liens du mariage et non point attaché à une femme, libre et non pas esclave, occupé du soin des choses de Dieu et non point de ce qui regarde une femme. L'Apôtre ajoute incontinent après " La femme est liée à son mari tant que son mari est vivant, mais si son mari vient à mourir il lui est libre de se marier à qui elle voudra pourvu que ce soit selon le Seigneur; mais elle sera plus heureuse si elle demeure veuve, comme je le lui conseille; et je crois que j'ai aussi en moi l'esprit de Dieu. " Ces paroles ont ici le mente sens que dans l'épître à Timothée parce qu'elles viennent d'un même esprit; ce sont deux lettres différentes, mais elles sont du (313) même auteur. " La femme est liée à son mari tant que son mari est vivant , " et elle devient libre après la mort de son mari : le mariage est donc une chaîne et le veuvage une liberté. La femme est liée à son mari et le mari est lié à sa femme, en sorte due, n'étant pas maîtres de leurs propres corps, ils sont obligés de se rendre le devoir l'un à l'autre, et qu'étant esclaves du mariage, il ne leur est plus libre de garder la chasteté. L'apôtre saint Paul ajoute " Pourvu que ce soit selon le Seigneur." Par là il défend aux fidèles de contracter des mariages avec les païens. C'est ce qu'il avait dit ailleurs : " Ne faites point alliance avec les infidèles en vous attachant à un même joug avec eux; car quelle union peut-il y avoir entre la justice et l'iniquité, quel commerce entre la lumière et les ténèbres, quel accord entre Jésus-Christ et Bélial, quelle société entre le fidèle et l'infidèle, duel rapport entre le temple de Dieu et les idoles? " Ce serait là, contre la défense de l'Ecriture, mettre à une charrue un boeuf et un âne, et porter en un jour de noces un habit de différentes couleurs. Mais saint Paul, se repentant en quelque manière de ce qu'il avait dit, semble se rétracter aussitôt et refuser ce qu'il avait accordé d'abord : " Elle sera plus heureuse, " dit-il, " si elle demeure veuve ; " et il ajoute que selon lui c'est le meilleur parti qu'elle puisse prendre; et, de peur qu'on ne méprise son conseil comme celui d'un homme du commun, il le confirme par l'autorité du Saint-Esprit, afin qu'on n'envisage pas tant en lui un homme qui compatit à la faiblesse humaine que le Saint-Esprit qui parle par sa bouche.

Au reste, une veuve ne doit point s'excuser sur sa jeunesse sous prétexte que saint Paul a dit : " Que celle qui sera choisie pour être mise au rang des veuves ait du moins soixante ans;" car comment cet apôtre aurait-il obligé les filles et les veuves à se marier, lui qui, parlant filles ceux même qui sont mariés, dit : " Le temps est court ; et ainsi, que ceux même qui ont des femmes soient comme n'en ayant point. " Il parle donc ici des veuves qui étaient entretenues par leurs parents et qui subsistaient par les soins et aux dépens de leurs fils et de leurs petits-fils, à qui saint Paul commande d'apprendre à exercer leur piété envers leur propre famille, à rendre à leurs pères et à leurs mères ce qu'ils ont reçu d'eux et à les secourir dans leurs besoins, afin que l'Église, déchargée du soin de les entretenir, soit plus en état de subvenir aux nécessités de celles dont parle le même apôtre écrivant à Timothée. " Honorer, " lui dit-il, " et assistez les veuves qui sont vraiment veuves, " c'est-il dire entièrement abandonnées de leurs parents, incapables de travailler des mains, également accablées et par le nombre des années et par le poids de leurs misères, mettant toute leur espérance en Dieu seul et n'ayant point d'autre occupation que la prière; ce qui fait voir que les jeunes veuves ( excepté celles qui n'étaient pas en état de travailler) devaient subsister ou par leur propre travail ou par les soins de leurs parents. Le mot " honneur ", dont se sert ici saint Paul signifie en cet endroit : aumône, ou : récompense. C'est dans ce sens que le même apôtre dit encore : " Que les prêtres soient doublement honorés, particulièrement ceux qui travaillent à la prédication de la parole et à l'instruction des peuples; " et le fils de Dieu, expliquant dans l'Évangile ce commandement de la loi : " Honorez votre père et voire mère, " fait voir qu'il ne: consiste pas dans un langage de cérémonie et dans des compliments stériles qui souvent ne sont d'aucune ressource à leur misère, mais qu'il consiste à leur donner toutes les choses nécessaires à la vie ; car, au mépris du commandement que le Seigneur fait aux enfants de nourrir leurs pères et leurs mères quand ils sont pauvres, et de leur rendre dans leur vieillesse les services qu'ils en ont eux-mêmes reçus dans leur enfance, les pharisiens et les docteurs de la loi apprenaient aux enfants à dire à leurs pères: " Les dons que j'ai offerts à l'autel et consacrés au temple du Seigneur vous soulageront autant dans notre misère que si je vous donnais de quoi subsister. " Ainsi les enfants, abandonnant leurs pères et leurs mères dans leur indigence, offraient à Dieu des sacrifices dont les prêtres et les docteurs de la loi profitaient. Si donc l’apôtre saint Paul oblige les pauvres veuves qui sont jeunes et robustes de travailler, pour décharger l’Eglise du soin de les entretenir et pour la mettre en état de subvenir plus aisément aux besoins des veuves qui sont avancées en âge, de quel prétexte peuvent se servir celles qui sont dans l'abondance, et qui (314) peuvent elles-mêmes soulager la misère des autres et employer des richesses injustes à se faire des amis qui les reçoivent dans les tabernacles éternels?

Considérez aussi qu'on ne met au rang des veuves que celles qui n'ont eu qu'un seul mari ; car on s'était imaginé que ce privilège était uniquement attaché au sacerdoce, où l'on n'admet point ceux qui ont été mariés plus d'une fois; mais non-seulement on exclut du ministère de l'autel ceux qui ont eu plus d'une femme, on prive encore des aumônes de l'Eglise les veuves qui se sont remariées, et on les juge indignes d'avoir part aux charités des fidèles. Les laïques même sont obligés à celle loi afin de se rendre dignes du sacerdoce; car on choisit les prêtres parmi les laïques, et comme ceux qui ont été mariés deux fois ne sauraient prétendre à cette dignité, il s'ensuit que les laïques mêmes ne sont obligés de se soumettre à une lui qui sert de degré pour monter au sacerdoce.

Il y a bien de la différence entre ce qu’elle veut l'apôtre saint Paul et ce qu'il est obligé de vouloir : la liberté qu'il laisse aux veuves de se remarier ne vient pas de son choix, mais de leur incontinence; car il souhaite que tous les fidèles lui ressemblent, qu'ils ne s'occupent que des choses de Dieu, et qu'après avoir été affranchis de la servitude du mariage ils ne s'engagent plus dans leurs premières chaises ; mais quand il voit un homme qui se laisse entraîner au gré de ses pussions dans de honteuses débauches, alors il lui tend la main pour le retirer de cet abîme, lui permettant les secondes noces connue lui remède nécessaire à son incontinence.

Que ceux qui se sont remariés ne m'accusent pas d'Aller contre le sentiment de saint Paul, et de parler contre les secondes noces par un zèle amer et un travers d'humeur; car cet apôtre veut deux choses: l'une par autorité, lorsqu'il dit : " Pour ce qui est de ceux qui ne sont point mariés et des veuves, je leur déclare qu'il leur est bon de demeurer en cet état, comme j'y demeure moi-même ; " l'autre par condescendance, en disant : " Que s'ils sont trop faibles pour garder la continence, qu'ils se marient ; car il vaut mieux se marier que brûler. " D'abord il fait voir ce qu'il veut et ensuite ce qu'il est forcé de vouloir ; il veut qu'après le mariage nous demeurions dans l'état où il est lui-même, et que nous goûtions à son exemple le bonheur de la continence; mais s'il voit que nos inclinations ne s'accordent pas avec les siennes, alors, ménageant notre faiblesse, il nous permet les secondes noces par condescendance. A laquelle de ces deux volontés nous conformons-nous? Prendrons-nous le parti pour lequel l'Apôtre penche davantage ? choisirons-nous ce qui est en soi un véritable bien, ou ce qui n'est un moindre sial que par rapport à un plus grand, ce qui, ayant en soi quelque chose de mauvais, ne peut en quelque façon être un vrai bien? Si nous choisissons ce que saint Paul ne veut pas niais est forcé de vouloir, ce qu'il n'accorde qu'a ceux dont les désirs sont déréglés, ce ne sera pas la volonté de l'Apôtre, ce sera la nôtre que nous suivrons.

Nous lisons dans l'Ancien-Testament que les filles de prêtres qui étaient veuves et qui n'avaient eu qu'un mari devaient manger des viandes consacrées à Dieu, et qu'après leur mort leur père pouvait leur rendre les derniers devoirs ; mais que si elles se remariaient, leur père devait les regarder comme des étrangères et ne leur donner aucune part aux sacrifices. Les païens même observent cette loi, et par là ils condamnent notre lâcheté, si, éclairés que nous sommes des lumières de la vérité, nous ne faisons pas pour Jésus-Christ ce qu'une aveugle superstition fait pour le démon, qui a su l'art d'inventer une chasteté meurtrière : les prêtres des Athéniens se rendaient impuissants (1) pour être toujours chastes; les Romains n'admettaient au ministère de leurs faux dieux que ceux qui n'avaient eu qu'une femme, laquelle aussi devait n'avoir eu qu'un mari ; le prêtre d'Apis (2), chez les Egyptiens, devait n'avoir été marié qu'une fois. Je ne dis rien des vierges de Vesta, d'Apollon, de Junon, de Diane et de Minerve, qui se consacraient à ces fausses divinités par le voeu d'une virginité perpétuelle : je me contente de dire un mot en passant de la reine de Carthage, (3), qui aima mieux se briller toute vive que d'épouser le roi Hiarbas;

(1) S. Jérôme, liv. I, cont. Jovin., dit que ces prêtres d’Athènes buvaient de la ciguë pur se rendre impuissantes.
(2) Apis était que les Egyptiens adoraient comme un dieu.
(3) Didon. Elle était veuve de Sichée, elle se brûla de peur d'épouser Hiarbas. Virgile attribue cette étrange résolution à la douleur qu’elle eut de ce qu'Énée l'avait abandonnée. - 315 -



de la femme d'Asdrubal (1), qui, ayant pris ses deux enfants par la main, se précipita avec eux dans les flammes pour conserver sa pureté; de Lucrèce (2), qui, avant perdu la gloire de sa chasteté, ne put se résoudre de survivre à une disgrâce dont sa vertu indignée ne pouvait soutenir la honte.

Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet; vous pouvez lire vous-même pour votre édification ce que j'en ai dit dans le premier livre contre Jovinien : je vous dirai seulement ce qui s'est passé dans votre pays, pour vous faire voir que la chasteté est respectable aux nations même les plus cruelles et les plus barbares. Les Teutons, peuples qui habitaient les extrémités de l'Océan germanique, avant inondé toutes les Gaules et taillé plusieurs fois en pièces les armées romaines, furent enfin défaits par Marius près de la ville d'Aix en Provence. Trois cents de leurs femmes les plus distinguées par leur naissance, avant su qu'on devait les donner à d'autres hommes comme prisonnières de guerre, prièrent d'abord le consul de leur permettre de se consacrer au service de Vénus et de Cérès (3); mais n'ayant pu obtenir cette grâce et se voyant repoussées par les gardes de Marius, enfin, après avoir égorgé leurs petits enfants, elles s'étranglèrent elles-mêmes de leurs propres mains, et le lendemain on les trouva mortes et se tenant embrassées les unes les autres. Une dame de qualité voudrait-elle donc abandonner lâchement les intérêts de la chasteté que des femmes barbares ont soutenus avec tant de courage au milieu même de leur captivité? Après s'être vue ou privée d'un bon mari ou délivrée d'un mauvais, voudra-t-elle encore s'attacher à un autre et se révolter ainsi contre les jugements de Dieu? Si elle vient à perdre ce second mari elle en cherchera un troisième, et après la mort de celui-là elle en prendra un quatrième et un cinquième. Or, je vous prie, une telle conduite n'est-elle pas celle d’une prostituée? Une veuve doit surtout prendre garde de ne point passer les premières bornes que prescrit la continence, car si une fois elle vient à s'échapper et à donner la moindre atteinte à sa pudeur, on la verra aussitôt s'abandonner sans aucune retenue aux plus infâmes débauches et prendre, selon l'expression d'un prophète, le front d'une femme perdue qui ne sait ce que c'est que de rougir.

(1) Scipion ayant pris Carthage, Asdrubal, chef des Carthaginois, se rendit au victorieux; mais sa femme, aimant mieux périr que de se rendre aux ennemis, prit ses deux enfants par la main (Florus dit qu'elle les poignarda) et se jeta avec eux au milieu des flammes qui dévoraient le temple d’Esculape, où elle s'était retirée.
(2) Lucrèce, ayant été violée par Sextus, fils de Tarquin-le-superbe, roi des Romains, fit venir ses parents, et, après leur avoir exposé son infortune, elle s'enfonça un poignard dans le sein.
(3) C'est-à-dire, comme l'explique Valère-Maxime qui rapporte cette histoire, liv. VI, c. 1, de vivre parmi les vestales, qui faisaient profession de virginité et qui la consacraient à de fausses divinités.


Mais quoi donc? blâmé-je ici les secondes noces ? Non, je loue les premières; rejetté-je du sein de l'Eglise ceux qui ont plus d'une femme? A Dieu ne plaise, j'exhorte à la continence ceux qui n'en out vu qu'une. Il y avait dans l'arche de Noé des animaux impurs aussi bien que des purs, des serpents aussi bien que des hommes. Dans une grande maison il y a des vases de toutes les sortes : les uns sont destinés à des usages honnêtes et les autres à des usages honteux ; il y a des tasses pour boire et des pots pour les nécessités secrètes. L’Evangile nous apprend que la semence qui tombe dans une bonne terre porte du fruit, quelques grains rendant cent pour un, d'autres soixante et d'autres trente : le nombre cent forme la couronne de la virginité et tient le premier rang ; le nombre soixante est au second et représente l'état laborieux des veuves; enfin le nombre trente, que l’on marque enjoignant les doigts ensemble, est en cela, même, le symbole de l'union conjugale. A quel nombre donc répondront les secondes noces? Il n'y en a point pour elles : ce n'est point dans la bonne terre qu'elles naissent, c'est parmi les ronces et les épines qui servent de retraite à ces renards que Jésus-Christ compare à l'impie Hérode. Ainsi celles qui se remarient se flattent d'être dignes de louanges pourvu qu'elles soient meilleures que ces femmes débauchées qui vivent dans un libertinage déclaré, qu'elles en usent avec plus de retenue que ces malheureuses victimes qui s'immolent à la brutalité publique, et qu'elles ne s'abandonnent pas comme elles à plusieurs hommes, mais à un seul.

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Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra incroyable, mais qui néanmoins est très constante et dont plusieurs personnes sont témoins. Il y a plusieurs années qu'étant à Rome, ou je servais de secrétaire au pape Damase pour répondre aux lettres synodales des Eglises d'Orient et d'Occident qui le consultaient sur les affaires ecclésiastiques, j'y vis un homme et une femme de la classe du peuple, dont celui-là avait déjà enterré vingt femmes et celle-ci avait eu vingt-deux maris. Ils se marièrent ensemble, persuadés que c'était pour la dernière fois. Tout le monde, hommes et femmes, était dans l'attente pour voir lequel des deux, après tant de combats, mettrait l'autre au tombeau. Enfin le mari l'emporta, et on le vit, la couronne sur la tète et lit palme à la main, illustres marques de sa victoire, marcher à la tête du convoi de la femme à ]il vue de toute la ville et parmi les acclamations d'une foule de peuple qui était accourue à ce spectacle. que dirons-nous à une femme de ce caractère? ce que le Fils de Dieu dit à la Samaritaine : " Vous avez eu vingt-deux maris, et celui que vous avez maintenant, et qui doit vous enterrer, n'est pas votre mari."

Je vous conjure donc, ma chère fille, de ne point vous arrêter à ces passages de l'Ecriture à ceux qui ne sauraient vivre dans la continence trouvent des remèdes à leurs maux et une ressource à leur misère : lisez plutôt ceux où les écrivains sacrés relèvent et couronnent la chasteté. Il vous doit suffire d'être déchue du premier degré de la pureté et d'avoir passé par le troisième pour venir au second, c'est-à-dire d'être parvenue à la continence des veuves après avoir été attachée à tous les devoirs du mariage. Prenez des sentiments nobles et dignes de vous; ne cherchez point des exemples au loin et parmi des étrangers; imitez votre aïeule, votre mère et votre tante: vous trouverez dans leur manière de vie et dans les instructions qu'elles vous donneront un modèle accompli de toutes les vertus. Si plusieurs femmes mariées, convaincues de ce que dit l'apôtre saint Paul : " Tout est permis, mais tout n'est pas avantageux, " se sont interdit l’usage du mariage du vivant même de leurs maris, pour gagner le royaume du ciel, et si elles ont pris ce parti ou après leur baptême, du consentement de l'un et de l'autre, ou immédiatement après leurs noces par une foi vive et ardente, pourquoi une veuve à qui Dieu, par une conduite particulière de sa providence, a enlevé son mari, ne dira-t-elle pas avec des transports de joie : " Le Seigneur me l'avait donné, le Seigneur me l'a ôté? " pourquoi ne profitera-t-elle pas de l'occasion qui se présente de se mettre en liberté, de rentrer dans les droits qu'elle a sur son propre corps et de s'affranchir de la servitude d'un mari? En effet il est bien plus difficile de se priver de ce qu'on possède que de désirer ce qu'on a perdu. Aussi une vierge trouve-t-elle d'autant plus de facilité et de douceur à vivre dans son état qu'elle n'a aucune expérience des plaisirs charnels. Une veuve au contraire ressent d'autant plus vivement les peines et les chagrins de sa condition que le souvenir du passé l'afflige et la trouble, surtout si, au lieu de croire que son mari n'a fait que prendre les devants (ce qui serait pour elle un sujet de joie et de consolation), elle s'imagine l'avoir entièrement perdu (ce qui n'est propre qu'à irriter son mal et à aigrir sa douleur).

On peut tirer de la création du premier homme une preuve contre la pluralité des noces; car Dieu ne créa d'abord qu'un homme et, une femme, ou plutôt il tira une des côtes de l'homme pour en faire une femme, et réunir ensuite par les liens du mariage ce qu'il avait séparé, selon ce que dit l'Ecriture : " Ils seront deux," non pas en deux ni en trois, mais "en une même chair. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera, " non pas à ses femmes, mais " à sa femme. "Saint Paul, expliquant ce passage, en fait l'application à Jésus-Christ et à l'Eglise; ce qui fait voir que le second Adam aussi bien que le premier n'a eu qu'une seule épouse. Il n'y a qu'une Eve, mère de tous les vivants; il n'y a aussi qu'une Eglise, mère de tous les chrétiens; mais comme Lamech, cet homme maudit de Dieu, partagea celle-là en deux femmes, de même les hérétiques partagent celle-ci en plusieurs Eglises qui, comme dit saint Jean dans son Apocalypse, sont plutôt des synagogues de Satan que des assemblées faites au nom de Jésus-Christ. Nous lisons dans le livre des Cantiques : "Il y a soixante reines, quatre-vingts femmes du second rang et des jeunes filles sans nombre; mais une seule est ma colombe et ma parfaite amie: elle est unique (317) à sa mère, et celle qui lui a donné la vie l'a choisie préférablement à toute autre. " C'est le nom que portait cette dame à qui saint Jean écrit : " Le prêtre à la dame Electa (1) et à ses enfants. " Quanti les trois fils de Noé entrèrent dans l'arche, qui selon saint Pierre était la figure de l'Eglise, ils n'avaient que chacun une femme, et non pas deux. On y lit aussi entrer deux mâles et deux femelles des animaux impurs afin de bannir la bigamie d'entre les bêtes même, d'entre les serpents, les crocodiles et les lézards. On prit aussi sept mâles et sept femelles, c'est-à-dire un nombre impair d'animaux purs, mais c'est ce qui relève encore la gloire de la virginité et de la continence; car, Noé étala sorti de l'arche, immola au Seigneur des victimes qu'il prit, non pas parmi les animaux qui étaient en nombre pair, mais parmi ceux qui étaient en nombre impair, l'un d'eux étant destiné au sacrifice et les autres à la propagation de leur espèce.

Il est vrai que les patriarches ont eu plusieurs femmes et même plusieurs concubines; et, pour dire encore quelque chose de plus, David en a eu plusieurs et Salomon un nombre presque infini; Judas connut Thamar, qu'il prenait pour une femme de mauvaise vie. Si l'on s'arrête à la lettre, qui tue, le prophète Osée prit pour femme non-seulement une prostituée, mais encore une adultère : si nous voulons nous mettre sur le morne pied, nous n'avons dette qu'à nous abandonner sans retenue aux plus honteuses passions et à vivre en sorte due, le dernier jour venant nous surprendre tout à coup et nous trouvant occupés, comme les habitants de Sodome et de Gomorrhe, à vendre, à acheter, à faire des mariages, nous ne cessions de nous marier qu'en cessant de vivre. Il est vrai qu'on a dit avant et après le déluge " Croissez, multipliez et remplissez la terre; " mais cette loi nous regarde-t-elle, nous autres qui nous sommes rencontrés dans la fin des temps et à qui l'on a dit : " Le temps est court, et l'on a de là mis la cognée à la racine des arbres, " pour couper par la chasteté évangélique les arbres stériles de la loi et du mariage? " Il y a un temps de s'embrasser et un temps de se séparer. " Aux approches de la captivité du

(1) saint Jérôme fait ici allusion au mot electa, qui en latin signifie : choisie.

peuple de Dieu le Seigneur défendit à Jérémie de se marier, et Ezéchiel, étant à Babylone, disait : " Après la mort de ma femme le Seigneur m'a ouvert la bouche. " Celui-là était sur le point de se marier et celui-ci l'était déjà ; mais, occupés qu'étaient ces deux prophètes des soins du mariage, ils n'avaient pas la liberté de prophétiser. Autrefois on faisait gloire d'entendre dire : " Vos enfants seront comme de jeunes oliviers autour de votre table; " et: " Puissiez-vous voir les enfants de vos enfants ; " mais aujourd’hui on dit de ceux qui gardent la continence : " Celui qui demeure attaché au Seigneur devient un même esprit avec lui; " et : " Mon âme s'est attachée à vous suivre, et votre droite m'a soutenu. " On disait alors : " oeil pour oeil ; " aujourd'hui, quand ou nous donne un soufflet sur une joue; nous présentons l'autre. On disait aux gens de guerre : " Vous qui êtes le très puissant, ceignez votre épée sur votre cuisse; " aujourd'hui on dit à saint Pierre : " Remettez votre épée dans son fourreau, car celui qui frappera de l'épée périra par l'épée. "

Je ne prétends pas ici distinguer l'ancienne loi d'avec la nouvelle comme a lait l'imposteur Marcion : je reconnais dans l'une et dans l'autre un seul et même Dieu qui, selon la diversité des temps et des causes, dont il est le principe et la fin, sème pour recueillir, plante pour couper, et jette le fondement pour achever son édifice à la consommation des siècles. Au reste, si nous voulons développer les figures de l'ancienne loi et approfondir les mystères qu'elles renfermaient, en suivant en cela non pas nos propres lumières mais les règles que nous donne l'apôtre saint Paul, nous verrons qu'Agar et Sara, ou les montagnes de Sina et de Sion, étaient la figure des deux testaments; que Lia, qui avait mal aux yeux, et Rachel, que Jacob aimait avec tant d'ardeur, représentaient la synagogue et l’Église, dont nous trouvons encore une figure dans Anne, qui, avant d'abord été stérile, devint ensuite plus féconde que Fenenna. Nous ne laissons pas néanmoins de trouver dans l’ancienne loi des personnes qui ne se sont mariées qu'une fois : nous en voyons un exemple dans Isaac et Rebecca. Aussi celle-ci est-elle la seule à qui Dieu ait fait connaître par une révélation particulière ce qu'elle portait dans son sein, et de toutes les femmes il n'y a qu'elle qui ait consulté le Seigneur. Que (318) dirai-je de Thamar, qui mit au monde d'une seule couche Zara et Pharès? Ces deux jumeaux rompirent en naissant le mur qui les divisait, et par cette séparation ils nous figurèrent celle de deus différents peuples (1). Le ruban d'écarlate que la sage-femme attacha à la main de l'un de ces ennemis nous marquait aussi que les Juifs, par un crime détestable, devaient un jour répandre le sang de Jésus-Christ. Que dirai-je encore de cette prostituée que le prophète Osée prit pour femme ? Elle était la figure des gentils, dont le fils de Dieu a formé son Eglise ; ou, pour parler plus conformément au sens du prophète, elle était la figure de la synagogue, qui d'abord fut tirée, en la personne d'Abraham et par le ministère de Moïse, du milieu d’un peuple idolâtre, et qui, après avoir outragé son Dieu et refuse de reconstruire son sauveur, devait être longtemps sans autel, sans prêtre; et ses prophètes, attendant le retour de son premier époux, "Afin que la multitude des nations entrât dans l'Église, et qu'ainsi tout Israël fut sauvé. "

J'ai voulu vous faire voir ici, comme dans une espèce de carte de géographie, une grande étendue de pays, afin d'entamer promptement une autre matière.

Vous ne me parlez que des plaisirs et des douceurs du mariage, et moi je ne vous parle que de bûchers, que de flammes, que d'épées. Les maux qui peuvent arriver et qui sont à craindre dans le mariage surpassent tous les biens qu'on espère y trouver; car la cupidité, quand une fois elle est satisfaite, laisse après soi un fond de chagrin et d'amertume; on ne saurait jamais la rassasier ; à peine ses feux sont-ils éteints qu'ils se rallument aussitôt; un même moment les voit croître et expirer dans le sein même de la volupté, et, emportée qu'elle est par l’impétuosité de ses désirs, elle ne sait ce que c'est que d'obéir à la raison.

Vous me direz peut-être que vous avez besoin d'un mari qui puisse par son autorité conserver vos grands biens et gouverner votre maison. Quoi donc! est-ce que tous ceux qui vivent dans le célibat se ruinent et s'abîment ? est-ce que vous ne sauriez commander à vos

(1) C'est-à-dire des Juifs et des gentils, comme saint Jérôme l’explique dans ses commentaires sur le deuxième chapitre de Michée, le deuxième de l’épître aux Éphésiens et le troisième de l’épître aux Galates.

serviteurs sans vous rendre esclave avec eux? les respects que les évêques et toute la province rendent à votre aïeule, à votre mère et à votre tante ne font-ils pas voir qu'elles n'ont rien perdu de leur première dignité et qu'elles se sont même attiré de nouveaux honneurs? Est-ce que les soldats et les voyageurs ne sauraient sans femmes gouverner leur petit ménage et se réjouir avec leurs amis? comme si vous ne pouviez avoir chez vous des serviteurs d'un âge non suspect ou des affranchis qui vous ont élevée dans votre enfance, et qui aient soin de gouverner votre famille, de répondre aux gens de dehors et d'acheter tout ce qu'il faut vous respectant comme leur maîtresse, vous aimant comme leur élève, vous honorant comme une sainte. " Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît." Si vous vous mettez en peine d'avoir de quoi vous vêtir, on vous fora considérer les lys des champs, dont parle l'Évangile; si vous pensez à avoir de quoi boire et de quoi manger, ou vous renverra aux oiseaux du ciel, qui ne sèment et ne moissonnent point, et qui néanmoins reçoivent leur nourriture de la main du père céleste. Combien y a-t-il de vierges, de veuves qui ont su ménager leur petit bien sans compromettre leur réputation?

Evitez la compagnie des jeunes veuves, et n'ayez jamais de commerce avec celles à qui l'apôtre saint Paul permet de se remarier, de peur que vous ne fassiez naufrage dans le temps nième que vous jouissez d'un heureux calme. Pourquoi lie voudriez-vous pas profiter de l'avis que je vous donne puisque saint Paul dit à Timothée : " Evitez les jeunes veuves; et derechef: " Aimez les femmes âgées comme vos mères, les jeunes comme vos soeurs, vous conduisant envers elles avec toute sorte de pureté? " Fuyez tous ceux dont la conduite est suspecte, et ne dites point comme on fait ordinairement: Je me contente du témoignage de ma conscience, et me mets fort peu en peine de tout ce qu'on peut dire de moi. L'apôtre saint Paul avait soin de faire le bien non-seulement devant Dieu mais aussi devant les hommes, de peur de donner occasion aux païens de blasphémer le nom de Dieu. Il pouvait mener partout avec lui une femme qui fût sa soeur en Jésus-Christ, mais il ne voulait pas scandaliser les infidèles (319) ni s'attirer leurs reproches. Quelque droit qu'il eût d'exiger de ceux à qui il prêchait l’Evangile les choses qui lui étaient nécessaires pour sa subsistance, néanmoins il travaillait des mains jour et nuit pour n’être il charge à personne. " Si ce que je mange, " disait-il, "scandalise mon frère. Je ne mangerai jamais de viande. " Disons de même : Si ma soeur élu mon frère scandalisent, non pas une ou deux personnes, mais toute l'Église, je ne veux jamais les voir. Il vaut mieux exposer son bien que son âme, et abandonner volontairement des richesses périssables qui doivent un jour nous échapper malgré nous que de perdre des biens solides auxquels faut sacrifier tous les autres. Quoi! nous nous mettrons en peine de trouver de quoi manger et de quoi boire, nous qui ne saurions ajouter à notre taille, je ne dis pas la hauteur d'une coudée (ce qui serait énorme), mais seulement la dixième partie d'une once! Ne pensons donc point au lendemain : " A chaque jour suffit son mal. "

Jacob, voulant se dérober à la colère de son frère, abandonna un riche patrimoine, et, dépouillé de tout, il se retira en Mésopotamie. Il mit aussi une pierre sous sa tête, pour nous donner par lit une marque de sa fermeté et de sa constance. Dans cette situation il vit une échelle qui touchait jusqu'au ciel, et sur le haut de laquelle le Seigneur était appuyé; il vit aussi des anges qui montaient et descendaient le long de l'échelle, pour nous apprendre que le pécheur ne doit point désespérer de son salut ni le juste compter sur sa vertu. En un mot (car ce n’est pas ici le lieu d'expliquer tous les mystères qui sont renfermés dans ce passage) ce saint nomme, qui autrefois avait passé le Jourdain avec un bâton à la main, revint en son pays au bout de vingt ans avec trois troupeaux de bétail, riche en serviteurs, mais plus riche encore en enfants. Les apôtres, qui étaient étrangers par toute la terre, ne portaient ni monnaie dans leur bourse, ni bâton à leur main, ni souliers à leurs pieds, et cependant ils pouvaient dire : " Nous n'avons rien, et nous possédons tout. Nous n'avons ni or ni arpent, mais ce que nous avons nous vous le donnons. Levez-vous, au nom du Jésus de Nazareth, et marchez. " Déchargés qu'ils étaient du poids accablant des richesses, ils pouvaient passer par le trou d'une aiguille; et, demeurant debout avec Elie dans la caverne d'un rocher, ils étaient en état de voir le Seigneur par derrière.

Quant à nous, nous sommes passionnés pour les biens de la terre, et tandis que nous déclamons contre les richesses nous ouvrons notre coeur à l'or et à l'argent. Rien au monde ne saurait satisfaire notre convoitise ; de manière que, dans l'état misérable où cette aveugle passion nous réduit, on peut nous appliquer ce qu'on disait autrefois des Mégariens : "Ils bâtissent comme s'ils devaient vivre éternellement, et ils vivent comme s'ils devaient mourir le lendemain. "Pourquoi cela? c'est que nous n'ajoutons aucune foi aux paroles de Jésus-Christ; c'est que, étant parvenus à l'âge que nous souhaitions, nous regardons la mort qu'en éloignement, quoique tous les hommes soient assujettis à son empire par les lois mêmes de la nature, et que nous nous promettons toujours, par une espérance chimérique, une longue suite d'années. Il n'est point de vieillard, quelque usé qu'il soit, qui ne se flatte toujours d'avoir du moins encore un an à vivre. De là vient qu'oubliant que nous ne sommes que boue et que bientôt nous retournerons en boue, nous portons notre orgueil jusqu'à nous regarder comme des hommes immortels et célestes.

Mais à quoi m'amuse-je de parler des biens du monde dans le temps même que le monde périt? Toute la gloire de l'empire romain disparaît à nos yeux, et cependant nous ne pensons point aux approches de l’Antéchrist, que le Seigneur Jésus détruira par le souffle de sa bouche. Malheur aux femmes qui seront grosses ou qui nourriront des enfants en ce temps-là! Ce sont là des suites ordinaires du mariage.

Si nous avons échappé aux calamités publiques, nous qui en sommes les pitoyables restes, c'est à la miséricorde du Seigneur et non pas à nos propres mérites que nous en sommes redevables. Une multitude prodigieuse de nations cruelles et barbares a inondé toutes les Gaules; tout ce qui est entre les Alpes et les Pyrénées, entre l'Océan et le Rhin a été en proie aux Quades, aux Vandales, aux Sarmates, aux Alains, aux Gépides, aux Hérules, aux Saxons, aux Bourguignons, aux Allemands, et aux Pannoniens; mes malheureux compatriotes, à qui l'on peut appliquer ce que dit (320) David : " Les Assyriens sont aussi venus avec eux." Mayence, cette ville autrefois si considérable, a été prise et entièrement ruinée, et elle a vu égorger dans ses temples plusieurs milliers de personnes; Worms, après avoir soutenu un long siège, a été enfin ensevelie sous ses propres ruines ; Reims, cette ville si forte, Amiens, Arras, Térouenne, Tournay, Spire, Strasbourg, toutes ces villes sont aujourd'hui sous la domination des Allemands; les Barbares ont ravagé presque toutes les villes d'Aquitaine,de Gascogne et des provinces lyonnaise et narbonnaise; l'épée au dehors, la faim au dedans, tout conspire leur ruine. Je ne saurais sans répandre des larmes ni de souvenir de la ville de Toulouse, qui jusqu'ici avait été conservée par les mérites de son saint évêque Exupère. L’Espagne, qui se voit il la veille de sa ruine et qui se soi vient encore de l'irruption des Cimbres, est dans des alarmes continuelles, et la crainte lui fait sentir à tout moment tous les maux que les autres ont déjà soufferts.

Je n'en dis pas davantage, de peur qu'il ne semble que je désespère de la bonté du Seigneur. Autrefois depuis la mer Noire jusqu'aux Alpes Juliennes nous étions maîtres de notre pays et de nos biens; et quand une fois les Barbares eurent. passé le Danube,qui nous servait de barrière, les provinces de l'empire romain devinrent le théâtre de la guerre. Il y a si longtemps que nous pleurons nos malheurs, que la source de nos larmes semble être tarie : à l'exception de quelques vieillards, tous les autres, qui étaient nés dans les fers ou dans des villes assiégées, ne soupiraient point après une liberté qui leur était inconnue. Qui le croira jamais ou qui le rendra croyable à la postérité, que home ait combattu jusque dans son propre sein non pas pour la gloire, mais pour sa conservation, ou plutôt que, sans attendre l'ennemi, elle lui ait sacrifié son or et tous ses meubles précieux pour se racheter la vie? Ce n'est point par la négligence de nos empereurs (1), qui sont très pieux, que tous ces malheurs nous arrivent ; c'est par la perfidie d'un homme demi-barbare (2), d'un traître qui s'est servi de nos richesses pour armer nos ennemis contre

(1) Arcade et Honorius.
(2) Stilicon, qui avait attiré ces barbares dans le dessein d’élever son fils Eucher sur le trône d'Honorius.

nous. Quand Brennus, capitaine des Gaulois, entra dans Rome après avoir désolé tout le pays et défait l'armée romaine près de la rivière d'Allia, les Romains alors furent couverts d'une honte éternelle, et ils ne purent se laver de cette tache faite à leur gloire qu'après avoir soumis à leur empire les Gaules, pays natal des Gaulois, et la Gaule-Grèce, où ces vainqueurs de l'Orient et de l'Occident s'étaient établis. Annibal, qui s'était élevé comme une tempête des extrémités de l'Espagne, après avoir ravagé toute l'Italie vit Rome de près, mais il n'osa l'assiéger; Pyrrhus eut tant de respect pour le nom romain qu'après avoir renversé tout ce qu'on lui opposa, et se voyant aux portes de Rome, il s'en éloigna, n'osant pas, tout victorieux qu'il était, regarder une ville qu'on lui avait dit être la cité des rois : cependant, pour avoir traité les Romains, je ne dis pas avec tant d'orgueil, mais avec si peu de ménagement, la guerre cul des suites fatales à l'un et à l'autre ; car celui-là (1), après avoir erré par toute la terre, mourut enfin de poison dans la Bythinie,et celui-ci (2), étant de retour en son pays, fut tué dans son propre royaume; et les états de l'un et de l'autre devinrent tributaires du peuple romain.

(1) Annibal.
(2) Pyrrhus.


Mais aujourd'hui, quand bien même la victoire se déclarerait en notre faveur, nous ne pourrions enlever aux ennemis vaincus que ce que nous ayons déjà perdu. Lucain, dont les pensées sont si vives et les expressions si brillantes, voulant nous donner une idée de la grandeur et de la puissance romaine; dit

Qui pourra satisfaire un coeur ambitieux
Si Rome ne peut pas contenter tous ses voeux?

Au reste, ce que je viens de vous dire est quelque chose de si délicat qu'il n'est pas moins dangereux d'en parler que d'en entendre faire le récit ; car on ôte jusqu'à la liberté de soupirer en secret, et nous ne voulons pas, ou plutôt nous n'oserions pleurer les maux que nous souffrons.

Eh bien ! ma chère fille, penserez-vous à vous remarier dans de si tristes conjonctures? Qui prendrez-vous donc pour époux? sera-ce un homme qui fuira de devant l'ennemi ou qui ira à sa rencontre pour le combattre? Vous concevez assez que l'une et l'autre de ces extrémités est également à craindre pour vous. Au lieu des vers que l'on a coutume de chanter en l'honneur des nouveaux mariés, vous n'entendrez que le son effroyable des trompettes, et peut-être que les personnes que vous inviterez à vos noces ne les honoreront que par leurs larmes. Quels plaisirs espérez-vous goûter, vous qui avez tout perdu, et qui voyez encore votre petite famille assiégée par les ennemis et en proie aux maladies et à la faim ? Mais à Dieu ne plaise que j'aie ces sentiments-là de vous, et que je juge si désavantageusement d'une personne qui a consacré son âme au Seigneur! ce que je dis ici vous regarde moins que tant d'autres à qui je parle sous votre nom. J'en veux à ces veuves curieuses, fainéantes, causeuses, qui courent de maison en maison, qui font leur dieu de leur ventre, qui mettent leur gloire dans leur propre honte, qui de toute l'Écriture sainte ne savent que les passages qui semblent autoriser les secondes noces, qui justifient leurs désirs déréglés par l'incontinence des autres, qui prennent plaisir à les voir engagées avec elles dans les mêmes désordres, et qui trouvent un adoucissement à leurs maux dans ceux d'autrui. Après avoir confondu ces sortes de personnes et détruit tous leurs raisonnements en leur expliquant le véritable sens des Epîtres de saint Paul, si vous voulez apprendre comment vous devez vivre dans l'état de veuve que vous avez embrassé, vous n'avez qu'à lire le traité de la Virginité, que j'ai dédié à Eustochia, et deux autres ouvrages que j'ai adressés, l'un à Furia, bru de Probus qui a été autrefois consul, et l'autre à Salvina, fille de Gildon qui fit soulever l’Afrique. Pour celui-ci, il paraîtra sous votre nom, et sera intitulé De la Monogamie.




Jérôme oeuvres mystiques - SUR LA VIDUITÉ. PARTIE III. A AGÉRUCHIA