Paul VI Homélies 60775

6 juillet 1975 Bx CHARLES STEEB, LE PRÊTRE HÉROÏQUE

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Nous sommes heureux que la mystérieuse Providence divine qui assiste l’Eglise de Dieu nous permette de proposer à la vénération du Peuple de Dieu, de celui de l’insigne Diocèse de Vérone en particulier, la noble figure de l’abbé Charles Steeb dont vous venez d’écouter l’éloge et que nous avons déclaré Bienheureux. Nous reconnaissons ainsi que le Seigneur l’a accueilli dans son glorieux royaume céleste et qu’il est digne du culte que vouent à un membre du Christ, les fidèles d’une Eglise locale qui, sous les auspices du Saint-Siège, ont pu voir, réfléchie dans la vie et l’oeuvre du nouveau Bienheureux, l’image de ce Christ à qui nous devons notre salut. Avec un regard apocalyptique nous devons reconnaître, « cet Agneau Immaculé, digne de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l’honneur la gloire et la bénédiction » (
Ap 5,12) : le Christ resplendit et triomphe dans son disciple. C’est cette entrée du bon et fidèle serviteur dans la joie de son Seigneur (cf. Mt 25,21) que nous célébrons aujourd’hui et qui se reflète dans nos âmes en liesse : Charles Steeb est dans le Christ, au ciel, bienheureux; et sa béatitude se communique dans une certaine mesure, à nous, à l’Eglise de Vérone, à l’Eglise d’Allemagne et à toute l’Eglise encore pèlerine sur la terre.

Bien-aimés Frères et Fils, comment se communique-t-elle, cette béatitude ? Voilà l’interrogation qui surgit dans nos âmes si elles ont vraiment tressailli de joie à la proclamation de la béatitude à laquelle est parvenu Charles Steeb. Celle-ci se communique dans la foi tout d’abord, en quelque sorte dans la vive conviction intérieure de la mystérieuse communion des saints ; cela, c’est la voie mystico-théologique qui nous fait participer dès à présent, potentiellement tout au moins, au royaume qui viendra. Cette communication se réalise également dans l’observance des devoirs qui découlent d’un tel acte de foi ; devoirs de culte, de vénération, d invocation, de confiance et principalement d’imitation. Maintenant, c’est sur ce dernier aspect que se fixe principalement et plus facilement notre dévotion et notre mémoire.

L’hagiographie assume ici une grande importance ; mais n’oublions pas que pour nous elle n’est pas seulement une science historique et biographique de ces personnages qui se sont distingués sur le plan religieux et que nous appelons Saint ou Bienheureux; elle est une école de perfection évangélique; elle est une méditation de leur vie vécue pour y découvrir la phénoménologie de la grâce de Dieu et de l’exercice des vertus dans leur âme privilégiée ; elle est l’étude d’excellents modèles dans la démarche des disciples du Christ et c’est ainsi que Saint Paul pouvait dire et répétait sans ombre de vanité : « soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ » (1Co 4,16 1Co 11,1). Ces élus sont les gradins de l’échelle qui s’élève vers le Christ et vers Dieu; et dont nous ne désespérons pas de pouvoir, à leur niveau humain, nous servir, nous aussi, dans une certaine mesure.

Alors notre regard s’abaisse et, cessant d’être ébloui par la « lumière inaccessible » (1Tm 6,16) de la gloire céleste, il se fait attentif au sentier terrestre parcouru par nos frères les plus valeureux, spécialement si quelque titre à la conversation humaine nous les rend plus proches ; les Saints et les Bienheureux ne sont-ils pas nos protecteurs ? nos intercesseurs ? nos amis ?

Notre curiosité se fait pressante. Qui était Charles Steeb que l’Eglise exalte maintenant comme personnalité remarquable et lumineuse ; digne non seulement qu’on en proclame l’exceptionnelle vertu, mais aussi qu’on en fasse le phare qui oriente nos pas vers le Christ, dans cette vie présente comme dans la vie future ?

Nous n’allons pas tracer maintenant le portrait de notre nouveau Bienheureux et encore moins faire son panégyrique. Il est documenté par une série d’écrits biographiques qui valent d’être lus: nous nous contentons de les recommander. Charles Steeb est une figure qui mérite d’être connue, tant dans les aspects privés de sa vie que dans ses aspects communs. Qu’il suffise en ce moment, pour donner valeur de prière à ce rappel de sa bienheureuse mémoire, de relever quelques aspects saillants de cet exemplaire serviteur de Dieu.

Le premier aspect saillant et original est sa provenance ; vous la connaissez et vous cherchez à en pénétrer les secrets providentiels. Le nouveau Bienheureux venait d’Allemagne, précisément de Tübingen, dans le Wurtemberg, célèbre centre représentatif d’études universitaires supérieures ; catholique à l’origine, l’Université était devenue protestante à l’époque de la Réforme et s’était distinguée par ses dissolvants courants philosophiques, théologiques et bibliques plus ou moins libéraux, tempérés courageusement par les affirmations d’une haute pensée catholique. Steeb ne fréquenta pas l’Université de Tübingen, mais il ne put cependant que respirer l’atmosphère strictement protestante dont son milieu familial était profondément et sincèrement imprégné. On sait comment, venu à Vérone pour perfectionner sa formation professionnelle, il se fit catholique malgré les recommandations de sa famille qui, certainement en toute bonne foi, y était vivement hostile. Voilà le premier épisode notable de sa vie spirituelle que nous devrions tous étudier et comprendre ; il scelle l’orientation religieuse de la vie de Steeb, orientation libre, méditée, décisive, dépourvue de toute polémique au plan de la mentalité religieuse acquise durant son éducation initiale — fièrement luthérienne — ; mais logique, pour ainsi dire, un retour, une récupération, une réintégration dans la foi authentique et traditionnelle. Certes cette option fut une décision héroïque qui dut coûter un sacrifice énorme, nous dirions total, comme celui de la parabole évangélique du chercheur de pierres précieuses qui, en ayant trouvé une de grande valeur, vendit tous ses biens pour pouvoir l’acquérir. C’est ce que fit Charles Steeb. On ne pourra vraisemblablement jamais évaluer suffisamment le drame juvénile de sa conversion au catholicisme qui lui coûta la rupture avec sa famille, les personnes aimées et les avantages matériels et qui le laissa cheminer pauvre et. seul, pour ainsi dire orphelin sur un sentier nouveau et abrupt de la vie. En cela, il fut certainement un héros de l’esprit. Il faut le comprendre. L’épreuve ne l’aigrit pas, mais le fortifia. Son caractère en fut trempé de cette énergie, de ce sérieux, de cette humilité que révélera toujours son visage viril et spirituel. Il n’était pas homme de nombreuses paroles, mais de nombreuses oeuvres ; un homme à la sensibilité profonde et contenue ; homme également d’une très grande fermeté dans ses projets. Sa forte psychologie nordique trouva un accueil humain et chrétien dans l’aimable tempérament local ; rien ne fit obstacle au mûrissement de sa vocation sacerdotale, déjà contenue dans sa première et radicale oblation à la vérité, à l’Evangile, au Christ-Maître, à l’Eglise, famille des croyants fidèles : il se fit aussitôt prêtre.

Ce processus spirituel est un paradigme auquel nous devons réfléchir en cette époque d’oecuménisme pour réaliser ce qu’il nous faut de force d’âme, d’esprit de renoncement et de sacrifice pour préférer à toute chose la vérité de l’appel divin (cf. Mt 19,27) et pour savoir attendre et préparer, avec humble et patiente bonté, avec une confiance jamais découragée, l’heure inconnue de la recomposition concertée de la parfaite unité chrétienne avec nos frères encore séparés de nous (cf. Décret Unitatis Redintegratio, UR 7 et UR 9 ; Ep 1-3). Notre Bienheureux Charles Steeb n’eut pas la joie de voir poindre cette heure bénie, pendant la longue démarche de sa vie terrestre, mais pour nous, il la prépara.

De telle sorte que le profil biographique du prêtre solitaire Charles Steeb, considéré au cours de la période centrale de sa vie ecclésiastique, se présente comme celui d’un prêtre n’ayant d’autre qualification que celle d’aumônier provisoire en voie de titularisation, voué à l’assistance conçue de manière empirique et exercée avec héroïsme : assistance religieuse et morale des communes misères humaines et des calamités imprévues. Pour son bonheur, il se trouvait dans une ville comme Vérone où les traditions de la charité à l’égard d’autrui avaient encore de solides et florissantes racines (pensez à l’oeuvre de l’Evêque Gian Matteo Giberti mort en 1543) et offraient de lumineux témoignages d’une actualité toujours prospère (pensez à Don Gaspare Bertoni, fondateur des Stigmatins en 1816 ; aux Filles de la Charité Canossiennes, fondées en 1808 et approuvées en 1818, aux Institutions de Don Nicola Mazza en 1828 et 1833, et coetera). A cette époque la ville de Vérone a été féconde et géniale dans la création de nouvelles institutions de bienfaisance ; nous sommes dans les années de guerres napoléoniennes et des besoins implacables qu’elles provoquaient ou qui en dérivaient. Une oeuvre qui précéda et suscita des initiatives bénéfiques est celle dite de la Fraternité Evangélique, organisée par l’abbé Pietro Leonardi et qui introduisit l’abbé Charles Steeb dans le champ de la charité assistantielle : l’Hospice, le Lazaret, l’Hôpital, les Ecoles trouvèrent pendant des années ce prêtre austère, assidu, empressé, infatigable, penché sur toutes les infirmités humaines ; aux maladies des corps, son programme pastoral ajoutait les besoins des âmes; il devint un confesseur patient et plein de sagesse. Son histoire qui semble uniforme et monotone est semblable à celle d’un médecin, toujours tendue, toujours nouvelle ; il faut en avoir une vision exacte pour l’appliquer à notre temps, pour se convaincre à quel point est injustifiée la problématique, aujourd’hui malheureusement diffusée, au sujet de ce qu’on appelle l’« identité » du prêtre, presque comme si l’instabilité sociologique qui parfois crée le vide autour du prêtre, allait jusqu’à insinuer dans son âme le doute au sujet de sa propre raison d’être; il suffit en effet qu’il conserve le génie de son ministère, qu’il ait les yeux et le coeur ouverts à l’humanité qui, de gré ou de force, le cerne, pour se rendre compte de la nécessité pressante et privilégiée de son oeuvre, aujourd’hui d’autant plus réclamée que moins nombreux deviennent les ministres du Christ « dispensateurs des mystères de Dieu » (1Co 4,1) et que plus diverse et réfractaire est la psychologie des foules éloignées de l’Evangile. Le Bienheureux Charles Steeb enseigne et assiste.

Puis, comme vous le savez, le Bienheureux est fondateur de l’Institut des Soeurs de la Miséricorde qui, toutes présentes en personne ou en esprit, exultent de voir élevé aux honneurs des autels leur ancien et très pieux maître et promoteur. Ici, l’Institut même fait l’apologie de l’abbé Charles Steeb et nous laisserons à la phalange de ces excellentes et très chères Soeurs, à laquelle donna le départ la pure et courageuse cofondatrice Luigia Poloni, morte avant Charles Steeb ; il documente en nombre et en qualité le service de charité que celui-ci a créé et diffusé à Vérone, en Italie et dans le monde. Nous nous limiterons à réclamer une fois de plus l’attention de notre temps sur un phénomène, certes pas unique, mais toujours original comme contexte, où la foi religieuse se transmue admirablement en amour et en service du prochain ; nous exhorterons chacun à voir dans un tel phénomène une preuve nouvelle et admirable de la vitalité éternelle et de l’authenticité indiscutable de l’Evangile dans l’Eglise de Dieu. Courage, courage, très chères Filles en Jésus-Christ !

Et nous conclurons ce discours sommaire en adressant un salut tout particulier et riche de bénédictions au Pasteur de Vérone ici présent, Mgr Giuseppe Carraro, et à toute l’Eglise de Saint-Zenon qu’il guide avec un si grand zèle pastoral. Défilent en ce moment devant notre esprit de très dignes figures de Prêtres — nous en avons personnellement connu et vénéré quelques uns — de prêtres, donc, éduqués précisément à l’école de la sainteté véronaise, et nous revoyons tant de visages de personnes amies, pleins de génie, de brio, de fidélité catholique, toute la famille fidèle et religieuse de l’heureux diocèse auquel s’associe certainement l’Allemagne croyante ; et nous pensons spontanément à cette noble partie de l’Eglise de Dieu, en fête autour du nouveau Bienheureux, attirée par lui dans le sillage de ses exemples et fortifiée par sa protection.



15 août 1975 LE DON DE L’ESPERANCE

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Le 15 Août, fête de la Vierge, Paul VI a quitté vers la fin de l’après-midi, sa résidence d’été de Castel Gandolfo, pour rencontrer à Rome, au Vatican, une joule immense de pèlerins et célébrer avec eux l’Assomption de Marie. Au cours de la Sainte Messe solennelle qu’il a concélébrée, Paul VI a prononcé une homélie dont voici notre traduction.



En 1950, durant l’Année Sainte, le premier Novembre, en la fête de Toussaint, sur la place qui s’étale devant la Basilique Saint-Pierre, en présence de tous les Cardinaux se trouvant à Rome ce jour-là et de centaines d’Evêques venus de tous les continents du monde, du Clergé et du peuple de la Ville éternelle ; en présence également de nombreux Chefs d’Etats et de Représentants d’innombrables pays ; devant, enfin, une immense assemblée de pèlerins de toutes nationalités, notre Vénéré Prédécesseur, le Serviteur de Dieu Pie XII, proclamait comme dogme de foi le fait, le mystère de l’Assomption corporelle au ciel de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère du Christ, Mère du Verbe de Dieu incarné et donc Mère de Dieu, puis, pour nous, Mère de l’Eglise, Notre Mère et, comme une Eve nouvelle, Mère de toute l’humanité en vue de son salut. Aujourd’hui que nous célébrons la fête de l’Assomption, nous évoquons à nouveau cet événement solennel pour en faire nôtres les sentiments et les propos ; et la liturgie de ce jour nous offre une occasion propice à cet effet.

Cette célébration liturgique aurait dû avoir lieu en la très vénérable — et à nous, très chère — Basilique de Sainte-Marie-Majeure, monument exceptionnel et magnifique, unique en vertu de l’idéal marial qui s’y cristallise en images d’incomparable prestige, de la piété, de l’histoire, de l’art qui s’y rattachent. Pour des raisons d’espace nous avons cru bon de transposer cette solennelle célébration dans cette plus vaste Basilique Saint-Pierre, voulant ainsi permettre à un plus grand nombre de Pèlerins et de fidèles d’y participer et honorer ici même, sur cette place où, en foules innombrables ils se pressent aux cérémonies sacrées du Jubilé, honorer ici même, disons-nous, l’image sainte et bénie de la Vierge, reconnue salus Populi Romani, image qui, pendant son transfert momentané, a été accompagnée par le très digne Archiprêtre de la Basilique Patriarcale Libérienne et le vénérable chapitre de ladite Basilique. Et ainsi, nous sommes heureux, non sans considérer également la valeur symbolique et théologique de l’accueil de Marie en la maison de Pierre, de voir ici également le Chapitre de Saint-Pierre réuni autour du Cardinal Paolo Marella, également très digne Archiprêtre qui a toujours accueilli nos cérémonies de l’Année Sainte dans un esprit de très grande et religieuse courtoisie ; heureux aussi de voir ici une si grande partie du Clergé de Rome et des Familles Religieuses, ainsi que de nombreuses Délégations des Sanctuaires dédiés à la Vierge ; heureux enfin d’être entouré de très nombreux fidèles de Rome et de pèlerins de toute provenance ; si bien que cette célébration, assumant un solennel caractère de représentation de l’Eglise répandue sur toute la terre, rend, en union avec elle, un hommage d’admiration et de confiance à la Vierge Très-Sainte, l’hommage le plus beau que l’humanité croyante puisse Lui offrir à l’occasion de sa fête.

Nous préférerions tous, peut-être, célébrer dans un profond silence intérieur cette extraordinaire apothéose de la Vierge, au lieu de devoir utiliser, pour l’énoncer, des concepts et des mots qui se révèlent tout aussitôt impuissants à exprimer un mystère qui dépasse toute expérience humaine et ne saurait, par ailleurs, admettre une emphatique présentation verbale. Toutefois, pour dire maintenant quelques brèves paroles au sujet de l’Assomption de Marie, nous nous sentons encouragés par le fait que sa récente définition doctrinale renforce de certitude notre foi, notre dévotion, et nous permet, en conséquence, d’étudier en toute confiance les multiples et profonds aspects d’une vérité religieuse proclamée telle.

Aussi, allons-nous simplifier notre réflexion en la ramenant, comme dans un diptyque, à deux tableaux, c’est-à-dire à deux aspects distincts bien que liés entre eux : l’aspect personnel de l’Assomption de la Vierge, et l’aspect humain, universel sur lequel la figure devenue céleste de Marie projette sa bienheureuse lumière.

Quant au premier aspect, ce qui nous surprend, aussitôt, c’est son caractère de privilège: Marie est la seule créature humaine qui, après le Seigneur Jésus, son Fils, soit entrée au Paradis, corps et âme, à la conclusion de sa vie terrestre. Cet exceptionnel privilège nous oblige à une fondamentale méditation théologique qui devra toujours alimenter et enrichir notre dévotion à la Vierge et donc à sa très particulière relation au Christ, relation qui a comporté un glorieux enchaînement de grâces tout à fait singulières accordées à la très humble servante du Seigneur (cf.
Lc 1,38) ; des grâces qui se sont succédées en ordre ascendant dont nous pouvons dire qu’elles démontrent un dessein divin tendant à façonner Marie comme modèle d’une humanité nouvelle prédestinée à un salut transcendant (cf. Lumen Gentium, ch. 8). On pense d’abord à deux miraculeuses concessions dont, de manière diverse, Marie a été l’objet : d’abord son immaculée conception qui déjà la rend différente de tout le genre humain qui naît avec le triste héritage de la faute d’Adam, ce dont Marie fut miraculeusement préservée ; puis la virginale conception de Jésus dans le sein de Marie, par l’opération du Saint-Esprit (Lc 1,35) ; et si le péché est cause de la mort (Rm 5,13) dont l’homme, selon la première intention de Dieu, devait être exempt, voilà l’innocence, rétablie dans la femme bénie entre toutes, qui constitue un premier titre à l’immortalité — physique également — de la Vierge. Puis le grand mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire de la maternité ineffable et humaine qui fit de Marie la Mère de Jésus, qui est Dieu, et l’enracina si profondément en Lui qu’on put la définir « fille de son Fils » (Dante) ; un titre nouveau, un titre suprême qui insère Marie dans le plan de la Rédemption de manière si parfaite que nous la retrouverons au Calvaire (cf. Lc 2,35 Jn 19,26-27), puis au Cénacle le jour de la Pentecôte. Ce n’est pas sans raison que illuminée par l’Esprit prophétique Marie a pu prévoir et proclamer dans son Magnificat: « toutes les générations m’appelleront bienheureuse » (Lc 1,48). Et à cette prévision l’Eglise répond avec ses Saints, avec ses Pasteurs et ses Docteurs, avec le choeur des fidèles, tous à la recherche de la Reine du Ciel dans ce mystérieux état de plénitude, de béatitude et de gloire que nous appelons ciel. Voilà le premier cadre de notre contemplation de la Bienheureuse Marie élevée au Ciel avec son corps virginal et son âme très pure, et siégeant aux côtés du Christ dans son royaume éternel : la réalité, la certitude de l’apothéose vitale et surnaturelle de sa parfaite et intègre humanité.

Le second cadre ? Oh celui-ci est aussi vaste que le monde, c’est-à-dire du monde que nous voyons et sur lequel se projette le mystère de l’Assomption. C’est la lumière du Christ qui, sur le plan de l’eschatologie, nous parle de la vie future, de celle qui, après la mort, nous attend nous aussi. Mais quand ? Et comment ? Après s’être détachée du corps, notre âme immortelle ne sombre-t-elle pas dans l’inconnu ? Cette partie essentielle de notre vie ne se réduit-elle pas en cendres ? la mort n’est-elle pas un châtiment définitif ? n’est-elle pas désespérément victorieuse de notre corps, c’est-à-dire de cet indispensable instrument qui compose notre humanité dans le cadre de laquelle se déroule notre existence temporelle ? Cette existence qui, au fur et à mesure des progrès de l’homme, nous paraît si riche, même si elle est fugace ; et si belle, même si tant de misères nous affligent ; et puis, si heureuse, malgré les douleurs qui parfois la tourmentent et l’issue qui toujours la menace. Chez ceux qui sont privés de notre foi, la vie engendre malheureusement l’inconsolable illusion que l’existence corporelle est tout pour eux, condamnés, comme ils le sont, à se satisfaire d’une conception matérialiste de l’existence actuelle, d’autant plus arrière et plus vide de signification que plus satisfaite d’une expérience éphémère — et, partant, atroce — de biens fragiles; alors que cette expérience devrait pousser à la possession des biens éternels : la vérité, la perfection, l’amour, la vie. Et il nous semble entendre au plus profond de notre coeur une voix qui fait retentir le message de la révélation : « Où est-elle, ô mort, ta victoire ? » (1Co 15,55). Et lorsque sonnera la trompette de la résurrection « voilà, je vais vous dire un mystère » : — c’est l’Apôtre qui parle ainsi — « nous ressusciterons vraiment tous » (1Co 15,51). Mais quand ? Et comment ? L’écho de ce cri répété ne se perd pas dans le vide. La triomphale, la très sainte figure de Marie vivante nous apparaît, ressuscitée, dans la splendeur de son Assomption. Elle est la primeur anticipée de notre résurrection future, l’espérance et la garantie de notre véritable et réel destin.

La lumière est si virginale, douce et candide, si parfumée de bonté maternelle, si rayonnante sur notre scène temporelle et humaine, qu’elle élève le degré de valeur même de la vie présente, recomposée dans l’ordre qui se résout dans la joie promise de la vie éternelle, mais déjà, et dès à présent, heureuse et embellie par le don que justement nous offre la Vierge ressuscitée, un don qui vient du Christ : le don de l’espérance.

Nous vous saluons, Marie notre espérance.

Avec notre Bénédiction Apostolique.



14 septembre 1975

L’HÉRITAGE D’ELISABETH SETON : UN TÉMOIGNAGE DE FOI ROBUSTE ET DE PUR AMOUR ENVERS DIEU, L’EGLISE ET LE PROCHAIN

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Oui, Vénérables Frères, fils et filles bien-aimés, Elisabeth Anne Seton est sainte !

Nous nous réjouissons et sommes profondément émus, que notre Ministère Apostolique nous autorise à faire cette déclaration solennelle face à vous ici présents, face à la Sainte Eglise Catholique, face à nos frères chrétiens, du monde entier, face à tout le peuple américain et face à toute l’humanité. Elisabeth Anne Bayley Seton est une sainte !

C’est la première fille des Etats Unis d’Amérique à être glorifiée de ce titre incomparable !

Mais qu’entendons-nous par sainte ?

Nous avons tous une idée de la signification de cette très haute distinction; mais il nous est cependant difficile d’en faire l’analyse exacte. Etre saint, cela signifie être parfait, d’une perfection la plus haute qu’un être humain puisse atteindre. Un saint est une créature humaine, pleinement conforme à la volonté de Dieu. Un saint est une personne qui élimine tout péché principe de mort — et qui le remplace par la splendeur vivante de la grâce divine. L’analyse du concept de sainteté nous amène à reconnaître dans une âme la rencontre de deux éléments bien différents, mais qui concourent à produire tous deux, un effet unique : la sainteté. L’un de ces éléments est l’élément humain et moral porté jusqu’au degré d’héroïsme ; les vertus héroïques sont toujours requises par l’Eglise pour reconnaître la sainteté d’une personne. Le second est l’élément mystique qui exprime la mesure et la forme de l’action divine chez la personne choisie par Dieu pour réaliser en elle-même — toujours de façon originale — l’image du Christ (cf.
Rm 8,9).

La science de la sainteté est donc la plus intéressante, la plus variée, la plus surprenante et la plus fascinante de toutes les études faites sur cet être toujours plus mystérieux qu’est l’homme.

L’Eglise a fait cette étude dans la biographie, c’est-à-dire dans l’histoire interne et externe d’Elisabeth Anne Seton. L’Eglise a exulté d’admiration et joie, et a senti son propre charisme de vérité et de foi, se dégager de l’exclamation faite à Dieu et de l’annonce faite au monde : c’est une sainte !

Nous ne ferons pas maintenant la panégyrique, c’est-à-dire le récit qui glorifie la nouvelle sainte. Nous connaissons déjà sa vie et nous aurons encore l’occasion de l’étudier. Cela sera un des éléments les plus valables de la nouvelle sainte : la connaître pour admirer en elle l’être humain extraordinaire ; pour louer Dieu qui se rend admirable dans ses saints ; pour imiter son exemple que cette cérémonie place dans une lumière d’édification permanente ; pour invoquer sa protection maintenant que nous avons la certitude de sa participation dans cet échange de vie céleste dans le corps mystique du Christ que nous appelons la Communion des Saints et à laquelle nous aussi nous appartenons durant toute notre vie terrestre.

Nous ne parlerons pas de la vie de notre sainte. Ce n’est ni le moment ni le lieu pour une commémoration convenable.

Mais laissez-nous mentionner la liste des titres dont une telle commémoration doit être tissée.

Sainte Elisabeth Anne Seton est américaine. Et nous le disons avec une joie spirituelle et avec l’intention d’honorer cette terre et cette nation où elle a merveilleusement fleuri dans le calendrier de tous les saints. Tel est le titre que le défunt Cardinal Spelman, Archevêque de New York lui reconnaissait comme caractéristique première dans sa préface originale écrite pour le volume : « Elisabeth Anne Seton était une vraie Américaine » écrit par le Père Dirvin.

Réjouis-toi, dirons-nous à la grande nation des Etats Unis d’Amérique ; réjouis-toi pour ta glorieuse fille ; sois-en fière et sache en garder le précieux héritage. Elle, ce très beau visage de sainte femme, présente au monde, à l’histoire, l’apologie d’une nouvelle et authentique richesse qui est tienne : la spiritualité religieuse que ta prospérité temporelle semblait mépriser et rendre presque impossible. Ta terre aussi, Amérique, est bien digne d’accueillir dans son sol fertile la semence de la sainteté évangélique. Et c’est là la preuve éclatante — parmi tant d’autres — de ce fait. Puissiez-vous toujours cultiver cette naturelle fécondité de sainteté évangélique et expérimenter comment — loin de rendre stérile le développement de ta florissante vitalité économique, culturelle et civile, — elle en sera, à sa manière, la sauvegarde infaillible.

Sainte Elisabeth Anne Seton est née, a grandi, et a été élevée religieusement à New York dans la communauté épiscopalienne. C’est à cette Eglise que va le mérite d’avoir éveillé et nourri son sens religieux et le sentiment chrétien, dont la jeune Elisabeth était naturellement dotée et qu’elle manifestait par les sentiments vifs et spontanés : nous reconnaissons volontiers ce mérite, et sachant combien a coûté à Elisabeth son passage à l’Eglise catholique, nous admirons son courage pour la cohérence de son adhésion, à la vérité religieuse, à la réalité divine qu’elle a ainsi manifestée ; c’est ainsi que nous voyons avec satisfaction que de cette même adhésion à l’Eglise catholique, elle a éprouvé une grande paix et une grande sécurité, elle a trouvé naturel de conserver tout ce que son appartenance à la fervente communauté épiscopalienne lui avait enseigné de bon, spécialement dans les si belles expressions de la piété religieuse et elle a toujours apporté la fidélité de son estime et de son affection aux personnes dont son adhésion à la foi catholique l’avait douloureusement séparée. C’est pour nous un motif d’espoir et un présage de rapports oecuméniques toujours meilleurs que de noter la présence à cette cérémonie de personnalités distinguées de l’Eglise épiscopalienne auxquelles interprétant les sentiments de la nouvelle sainte — nous apportons notre salut déférent et nos voeux.

Nous devons ensuite observer qu’Elisabeth Seton fut mère de famille et en même temps fondatrice de la première congrégation religieuse féminine aux Etats Unis. Bien que cette condition sociale et ecclésiale qui était la sienne ne soit pas unique ou nouvelle (nous pouvons citer par exemple sainte Brigitte, sainte Françoise Romaine, sainte Jeanne de Chantal, sainte Louise de Marillac) elle se distingue toutefois par sa féminité au point que, au moment où cette femme est élevée par l’Eglise Catholique aux suprêmes honneurs, il nous plaît de relever la coïncidence heureuse entre cet événement et l’initiative des Nations Unies : l’Année Internationale de la Femme. Ce programme tend à promouvoir la compréhension du devoir qui incombe à tous de reconnaître le rôle véritable de la femme dans le monde et de contribuer à sa promotion authentique dans la société. Nous sommes heureux, en outre, du lien qui s’est ainsi établi entre ce programme et la canonisation d’aujourd’hui par laquelle l’Eglise place Elisabeth Seton au rang le plus élevé, en faisant l’éloge de sa contribution personnelle en tant que femme — d’épouse, de mère, de veuve et de religieuse. Notre voeu sera que le dynamisme et l’authenticité de sa vie soient un exemple pour notre temps — comme pour les générations futures — exemple que les femmes devront et pourront suivre dans l’accomplissement de leur rôle pour le bien de l’humanité.

Nous devons enfin rappeler comme le caractère le plus notable de notre sainte, le fait qu’elle était, comme nous le disions, la fondatrice de la première congrégation religieuse aux Etats Unis, un bourgeon dérivé de la famille de Saint-Vincent de Paul, qui plus tard s’est diversifié en diverses branches autonomes — dont les cinq principales répandues dans le monde se reconnaissent aujourd’hui dans le premier groupe institué personnellement par Sainte Elisabeth : les Soeurs de la Charité de Saint-Joseph à Emmitsburg dans l’Archidiocèse de Baltimore. L’assistance aux pauvres et les écoles paroissiales en Amérique furent à l’origine les activités humbles, pauvres, courageuses, de cet institut.

Ce souvenir qui constitue le noyau central de l’histoire terrestre et de la renommée mondiale de l’oeuvre de Mère Seton mériterait un exposé bien plus large, nous pensons que ses filles spirituelles se chargeront de faire connaître son oeuvre comme elle le mérite.

C’est pourquoi nous adressons notre salut spécial et cordial aux filles de cette sainte en formant le voeu qu’elles puissent être fidèles à leur institution sainte et providentielle, qu’elles puissent accroître leur ferveur et leur nombre toujours dans la conviction d’avoir choisi et suivi une vocation sublime, digne d’être servie par le don total de leur coeur et de leur vie dans le souvenir de l’exhortation suprême de leur sainte fondatrice, prononcée sur son lit de mort comme un testament céleste, le 2 janvier 1821 : « Be Children of thé Church » (Soyez filles de l’Eglise) et nous ajouterons : « for ever » (pour toujours).

A tous nos fils et filles des Etats Unis et à l’Eglise de Dieu toute entière, nous confions, au nom du Christ l’héritage glorieux d’Elisabeth Anne Seton. C’est avant tout un héritage ecclésial de foi robuste et de pur amour envers Dieu et le prochain — foi et amour nourris aux sources de l’Eucharistie et de la Parole de Dieu. Oui, vénérés confrères, fils et filles bien-aimés, Dieu vraiment est admirable dans ses saints, que Dieu soit béni pour toujours.




28 septembre 1975

CANONISATION DE JEAN MACIAS

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Comme nous l’avons annoncé dans le dernier numéro, voici le texte traduit de l’homélie que le Saint-Père a prononcée au cours de la solennelle canonisation de Saint Jean Marias, sur la Place Saint-Pierre.



Vénérables Frères et Fils bien-aimés !



L’Eglise, aujourd’hui, se sent inondée de joie. C’est la joie de la mère qui assiste à l’exaltation d’un de ses fils. Et si précisément la Mère-Eglise se réjouit d’une manière toute particulière, c’est qu’il s’agit d’un fils humble, qui durant sa vie n’a jamais brillé de l’éclat de la science, du pouvoir, de la notoriété humaine, de tout ce qui constitue la grandeur aux yeux du monde.

Ce matin, l’Eglise entend retentir de nouveau les paroles insinuantes et merveilleusement étonnantes du Maître qui proclama de manière claire et nette sa préférence pour les classes les plus humbles et les plus pauvres : « Bienheureux les pauvres en esprit ! ».

A l’écoute éternelle, attentive de son divin Fondateur et en indéfectible fidélité à son Message, l’Eglise fixe aujourd’hui les yeux sur une figure singulière, synthèse sublime des vertus évangéliques : Jean Macias, de Ribera de Fresno en Espagne. Humble berger durant 27 années ; émigré sans ressources au Pérou ; pendant 25 années, simple frère portier du couvent des Dominicains de la Magdalena à Lima. Voilà le nouveau Saint à qui l’Eglise rend aujourd’hui son tribut d’exaltation suprême, après l’avoir déclaré Bienheureux le 22 octobre 1837. Dans cette glorification, tout comme dans celle d’autres modestes figures, telles le Saint Curé d’Ars, Saint François d’Assise, Saint Martin de Porres et tant d’autres, se révèle clairement l’amour sans réserve ni distinction de l’Eglise qui valorise et tient pour égaux les mérites cachés des grands et des petits, des pauvres comme des riches, éprouvant peut-être une plus grande joie à pouvoir élever les plus pauvres, reflets plus vifs de la présence et de la prédilection du Christ.

Faute de temps, nous ne pourrons exalter comme le mériterait l’humble et grande figure de Jean Macias qu’avec l’aide du Seigneur et en plein exercice de notre magistère ministériel, nous avons inscrit au catalogue des saints. Nous ferons simplement allusion aux sentiments qui se sont emparés de notre âme durant cet acte solennel. En canonisant Saint Jean Macias, il nous semblait interpréter les intentions du Seigneur qui, de riche s’est fait pauvre afin de nous enrichir de sa pauvreté (cf.
2Co 8,9) ; qui, de condition divine, s’anéantit lui-même, prenant condition de serviteur (cf. Ph 2,7) ; qui fut envoyé par le Père pour « enseigner les pauvres et libérer les opprimés » (Lc 4,18), proclama Bienheureux les pauvres d’esprit (Mt 5,3), indiqua la pauvreté comme condition indispensable pour atteindre la perfection (cf. Mt 10,17-31 Lc 18,18-27) et rendit grâce à Dieu pour avoir révélé les mystères du Royaume aux plus humbles (cf. Mt 11,26). Ce sont là les enseignements nettement dictés par le Seigneur et que le Magistère de l’Eglise nous propose aujourd’hui, les illustrant d’un exemple concret de l’histoire ecclésiale.

Jean Macias qui fut pauvre et vécut parmi les pauvres est un témoignage éloquent, admirable, de pauvreté évangélique : le jeune orphelin qui, avec sa modeste paye de berger, assiste les pauvres « ses frères », leur communique en même temps sa foi ; l’émigrant qui, guidé par son protecteur Saint Jean l’Evangéliste, ne va pas à la recherche de richesses comme tant d’autres, mais pour que s’accomplisse en lui la volonté de Dieu ; le garçon d’auberge et le surveillant de pâturage qui prodigue secrètement sa charité en faveur des nécessiteux, en même temps qu’il leur apprend à prier ; le religieux qui fait de ses voeux une forme éminente d’amour envers Dieu et envers le prochain ; qui organise dans sa loge de portier une vie très intense de prière et de pénitence, l’assortissant d’une assistance directe, d’une distribution de vivres à une véritable armée de pauvres ; qui se prive d’une grande partie de sa propre nourriture pour la donner à celui qui a faim en qui sa foi découvre la présence palpitante du Christ Jésus. En un mot, la vie tout entière de ce « Père des pauvres », des orphelins, des miséreux, n’est-elle pas une démonstration palpable de la fécondité de la pauvreté évangélique, vécue dans toute sa plénitude ?

Lorsque nous disons que Jean Macias était pauvre, nous ne nous référons certainement pas à une pauvreté — que Dieu ne pourrait demander ni bénir — une pauvreté équivalente à une coupable misère ou à une inertie incapable de conquérir un juste bien-être, non ! nous parlons de cette pauvreté, riche de dignité, qui doit chercher l’humble pain de la terre comme fruit de la propre activité. Avec quelle exactitude, quelle efficacité, il se consacra à ses devoirs, avant de devenir religieux comme après ! Ses patrons comme ses supérieurs en ont donné un lumineux témoignage. Ce fut toujours de ses propres mains qu’il voulut gagner son propre pain, le pain pour ses frères, le pain pour sa charité multipliée. Ce pain, fruit d’un effort socialement créateur et exemplaire, qui personnalisa, sauva et configura au Christ, tout en remplissant l’âme de confiance envers le Père céleste qui nourrit les oiseaux du ciel et vêt les lys des champs et ne manquera pas de donner le nécessaire à ses fils : « chercher d’abord le royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné en surcroît » (Mt 6,25-34).

D’autre part la rude tâche de Jean Macias ne distraya pas son âme du pain céleste. Lui qui dès sa plus tendre enfance avait été introduit dans le monde intime de la présence de Dieu, fut toujours, au sein de son activité, une âme contemplative. Les champs, l’eau, les étoiles, les oiseaux, tout lui parlait de Dieu, lui faisait ressentir sa proche présence : « Oh Seigneur, de quelles grâces et de quels cadeaux Dieu m’a-t-il comblé dans ces champs ! » pendant qu’il gardait ses troupeaux. C’est ce qu’il disait, alors qu’il était déjà vieux. Et rappelant sa vie de couvent et ce jardin dans lequel il se retirait souvent pendant les heures de nuit, il dira : « Maintes fois, pendant que je priais la nuit, il arrivait que les petits oiseaux se mettaient à chanter et moi, je pariais avec eux pour voir qui louerait le mieux le Seigneur ». Phrases d’une émouvante beauté poétique qui laissent entrevoir les heures innombrables qu’il consacrait à la prière, à la dévotion à la Sainte Eucharistie, à la récitation du Rosaire !

Toutefois cette vie intérieure n’a jamais constitué pour Jean Macias une fuite devant les problèmes de ses frères ; au contraire, elle conduisait de la vie religieuse à la vie sociale. Son contact avec Dieu, non seulement ne l’amène pas à se séparer des hommes, mais il l’attire vers eux, vers leurs besoins, avec plus de dévouement, plus de force, pour les assister et les orienter vers une vie plus chrétienne. Et ainsi, il ne fait que suivre les enseignements et les désirs de l’Eglise qui, avec sa prédilection pour les pauvres et son amour pour la pauvreté évangélique n’a jamais voulu les laisser dans leur difficile situation, mais a toujours cherché à les aider et à les élever à des formes toujours meilleures de vie, plus conformes à leur dignité d’hommes et de fils de Dieu.

A travers ces quelques traits bien limités, apparaît déjà devant nos yeux la figure merveilleuse et si attirante de notre Saint. Une figure actuelle. Un exemple lumineux pour nous, pour notre société.

Evidemment la question économique se présente aujourd’hui avec des caractéristiques bien différentes de celles du temps de Jean Macias. Les nouveaux systèmes de production, l’industrialisation accélérée, les progrès de la technique et les conquêtes en matière nucléaire et électronique, bien que tout cela ait fait surgir des problèmes assez importants pour l’homme, ont déterminé incontestablement un progrès des situations économiques et un développement de l’assistance dans de nombreuses régions du monde, mais malheureusement de manière encore trop peu étendue. D’autre part, la sensibilité sociale s’est développée fréquemment sur un plan d’humanisme radical, détaché de toute référence au transcendent.

C’est dans ce contexte que s’offre à nous, dans toute sa valeur actuelle, le message de Frère Jean Macias. Il ne s’agit pas de considérer l’humilité de sa tâche, mais la manière qu’il eut de l’accomplir, en s’y livrant tout entier et de façon exemplaire. Il se donna toujours aux autres et c’est dans le don de lui-même à tous qu’il rencontra le Christ. Son travail était une exigence de sa condition d’homme et de chrétien, un exercice de féconde pauvreté, un moyen de pourvoir noblement à sa propre subsistance et à celle des pauvres. Sans jamais prétendre faire de ses expériences une sociologie élaborée ou se convertir en expert de l’économie, il fit tout ce qui était dans ses cordes pour atténuer les besoins et les flagrantes inégalités. En demandant aux riches pour les pauvres il leur apprenait à penser aux autres ; en donnant au pauvre il l’exhortait à ne pas haïr. Il allait ainsi, unissant tout le monde dans la charité, travaillant en faveur d’un humanisme total. Et en tout cela, s’il aimait les hommes, c’est qu’il voyait en eux l’image de Dieu. Comme nous aimerions rappeler cela à ceux qui aujourd’hui travaillent parmi les pauvres et les marginaux ! Il ne faut pas chercher ailleurs que dans l’Evangile ou enfreindre la loi de la charité pour tenter d’obtenir par la violence un peu plus de justice. Il y a dans l’Evangile assez de puissance virtuelle pour faire jaillir des forces renouvelées qui, transformant les hommes au plus intime d’eux-mêmes, les entraînent à changer en tout ce qui est nécessaire les structures sociales pour les rendre plus justes et plus humaines.

Jean Macias sut, au cours de sa vie honorer la pauvreté de deux manières exemplaires : avec la recherche confiante du pain pour les pauvres et avec la recherche constante du pain des pauvres, le Christ, qui donne réconfort à chacun et conduit vers le but transcendant. Quel merveilleux message pour nous, pour notre monde matérialiste, gangrené souvent par un esprit de jouissance sans frein, par un profond égoïsme social ! Exemple éloquent de cette « unité intérieure » que le chrétien doit réaliser dans sa tâche terrestre, l’imprégnant de foi et de charité (cf Mater et Magistra, MM 51).

Bien-aimés Fils, nous ne voudrions pas terminer notre discours sans mentionner quelques-unes des caractéristiques qui marquèrent harmonieusement la vie de Saint Jean Macias. La première est son origine espagnole ; fils d’une nation qui trouve ses expressions les plus hautes et les plus décidées — et tout le peuple en est marqué — dans les figures de ses Saints, tels Saint Dominique de Guzman, Saint Ignace de Loyola, Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix. Ce sont des noms qu’il suffit de prononcer pour rendre par le fait même un authentique tribut d’hommage à l’Espagne. Un hommage que nous sommes heureux de pouvoir adresser à cette bien-aimée nation et que l’Eglise tout entière, si bien représentée dans le cadre solennel de la Place Saint-Pierre par les milliers de pèlerins venus du monde entier, désire rendre avec nous à cette terre de Saints. C’est une expérience d’heureuse communion ecclésiale, un éclat de spiritualité parmi tous les autres de l’Année Sainte, une manifestation de joie intense et fraternelle. Cette joie pourrait toutefois être plus complète, si ces derniers jours n’avaient pas été assombris par les événements que nous connaissons tous.

Le nouveau Saint continue la tradition comme s’il l’avait reçue par une sorte d’héritage familial. Un héritage qui croît et se développe au foyer, dans la vie familiale, dans le milieu social et dans la sensibilité religieuse du peuple. Cette canonisation, n’est-elle pas un événement qui glorifie une si haute, une si noble tradition, annonçant en même temps un renouveau de ferveur et de sainteté parmi les fils de cette bien-aimée nation ? C’est là, ce que nous espérons.

La seconde caractéristique de Saint Jean Macias est qu’il devint péruvien et que c’est au Pérou qu’il se sanctifia. Alors que de nombreuses personnes se rendaient en Amérique à la recherche de richesses matérielles, le nouveau Saint sut y trouver une richesse spirituelle dont avaient déjà fait leur aliment les premiers saints de ce Continent. Une richesse imprégnée des apports millénaires des premières populations, les Indios, et de ceux des nouveaux venus, les colonisateurs, auxquels va le mérite de l’évangélisation de ce Continent et que notre Saint fortifia décidément avec sa vie. Depuis lors, quelle vitalité religieuse, malgré ses lacunes et ses imperfections, quel courant de vie spirituelle a marqué l’histoire de toutes ces nations ! A tous les fils de ces pays nous adressons l’exhortation d’être dignes de l’exemple de sainteté qu’a donné Saint Jean Macias.

Et enfin, Saint Jean Macias était un religieux dominicain, membre de cette grande famille qui a donné tant de saints à l’Eglise et dont le travail zélé au service de la vérité a été si unanimement reconnu. Nous lui adressons, en ce jour solennel, un salut tout spécial, l’exhortant à suivre ses grandes traditions de sainteté, à l’exemple de Saint Jean Macias, de Saint Martin de Porres, de Sainte Rosé de Lima, synthèse de la sainteté dominicaine dans les nobles contrées sud-américaines.

Un exemple et une exhortation avec lesquels nous voulons toucher tous les membres des autres familles religieuses pour qu’ils éprouvent un élan renouvelé vers les sommets les plus élevés de la proximité divine, du progrès spirituel, du climat où s’entend le plus clairement la voix de Dieu. Et, plaise à Dieu que le nouveau modèle de sainteté que nous proposons aujourd’hui suscite d’abondantes forces jeunes qui se consacrent sans réserve aux idéaux toujours valables, toujours attirants, de l’Evangile de Notre Seigneur Jésus Christ.






Paul VI Homélies 60775