Paul VI Homélies 10176

2 février 1976

L’OFFRANDE DES CIERGES AU PAPE EN LA FÊTE DE LA PRÉSENTATION

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L’Homélie du Saint-Père



Et maintenant venez, Fils vénérés et très chers, et portez-moi l’offrande symbolique de votre cierge, vous qui, de votre vie, avez fait l’offrande généreuse à l’Eglise et amoureuse au Christ, Prêtres et Religieux consacrés dans le saint célibat ; et venez, vous, Filles vouées au Christ, qui par l’oblation de votre virginité, vous distinguez comme des fleurs immaculées dans le jardin de la communauté catholique ; venez, vous, fidèles que de l’honnêteté chrétienne faites le phare resplendissant qui guide votre phalange sur les sentiers de l’Evangile. Venez ; et donnez tous à ce geste pieux de la remise du cierge béni sa pleine signification, sa transfigurante valeur : celle de la respectueuse soumission à l’Eglise ; celle de l’austérité et de la droiture de votre style moral, personnel et communautaire de vie chrétienne ; et principalement celle de la vertu de la chasteté, conforme à l’état de vie que vous avez professé.

Cette signification, cette valeur, de la pureté chrétienne spécialement, nous voudrions que vous en ayez conscience au plus profond de vos âmes, pendant que vous accomplissez la présente cérémonie religieuse. Pourquoi cette pensée devrait-elle prévaloir en nous aujourd’hui ? Oh, pour de multiples raisons, une raison de circonstance, d’abord, du fait de son caractère d’actualité sur laquelle notre attention est attirée par la récente Déclaration de notre S. Congrégation pour la Doctrine de la Foi ; une très importante déclaration au sujet de certaines questions d’éthique sexuelle que couronne dans sa conclusion une très belle et synthétique apologie de la vertu de chasteté, « qui ne se borne pas, dit la Déclaration, à éviter les fautes indiquées ; elle a aussi des exigences positives et plus hautes. C’est une vertu qui marque toute la personnalité dans son comportement tant intérieur qu’extérieur » (Déclaration, n. 11).

C’est dans cet aspect positif de la pureté que nous voudrions que la présente célébration trouve son inspiration, confirmant en nous la conscience de sa nécessité, non seulement comme défense contre les opinions aberrantes et les faiblesses déprimantes qui aujourd’hui la méprisent et la disent, d’une part, impossible, et de l’autre, nocive ou superflue (cf. Saint Thomas
II-II 151,0 ss.), mais également comme exaltation de sa fonction réparatrice du désordre éthico-psychologique introduit par le péché originel dans le milieu complexe de l’être humain, et de son indispensable efficacité pédagogique en vue d’une maîtrise de soi, élément d’équilibre et de libération vraiment digne d’un homme nouveau et chrétien. Nous devrions reconnaître les liens de parenté de cette vertu avec la force et avec la beauté de l’âme vivifiée par l’Esprit Saint (cf. Saint ambroise, De virg. 1, 1), tout en admettant qu’elle dépasse, spécialement dans son expression parfaite, la compréhension et plus encore l’observance de la part des hommes (cf. Mt 19,11) ; mais toujours pour conclure que alimentée par l’ascèse et la prière, la pureté est possible (2Co 12,9 Ph 4,13 Mt 5,29 Mt 18,8-9), qu’elle est également facile (Décl. in fine) et qu’elle rend heureux. Pourquoi heureux ? Parce que le Seigneur a dit « Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu! » (Mt 5,8). Rien ne rend plus opaque le regard sur les choses spirituelles et divines que l’impureté des pensées, des sens, du corps (1Co 2,14) ; et rien ne dispose mieux notre âme à l’efficacité, à la compréhension, à la contemplation des mystères religieux que la pureté. Elle favorise la transparence de notre prière sur les Réalités ineffables vers lesquelles se tournent notre vocation chrétienne et spécialement notre immolation célibataire et virginale (cf. Saint Thomas II-II 152,1; ibid., II-II 152,2 II-II 153,5). Elle n’éteint pas la flamme du coeur ; elle est au contraire l’atmosphère de l’amour, de la charité.

Oui, envers Dieu, nous pouvons de quelque manière le comprendre: l’âme vouée à Dieu seul le cherche, le sert, l’aime de tout son coeur ; une concentration exclusive, entièrement orientée vers le Dieu infini, qui nous est rendu accessible sous quelqu’aspect, se produit dans notre esprit; une recherche continue et toujours vigilante; et tout en même temps une paix inaltérable occupe son espace intérieur tout entier (cf. Ste Thérèse, Chemin de perfection).

Mais envers le prochain ? Envers la société ? Envers l’humanité ? Oh Frères, oh Soeurs dans le Christ, vous connaissez cet autre prodige de la chasteté vouée à la charité ; non seulement elle ne ferme pas sur le monde les fenêtres de notre cellule, mais elle les ouvre, non pas pour y chercher la rencontre cependant bénie de l’amour conjugal que, plus que jamais, nous honorons aujourd’hui, et que nous savons être une source, en Jésus-Christ, de grâce sacramentelle et un programme normal de sanctification; non, elle les ouvre pour se répandre en charité, qui se sublime et se donne dans le service d’autrui et le sacrifice de soi-même, qui fait du célibat et de la virginité des sources incomparables de sainteté évangélique qui, dans l’économie chrétienne, leur assigne la première place dans la hiérarchie de l’amour. Qui peut aimer et servir les hommes mieux que celui qui, renonçant à tout amour humain personnel offre sa propre vie à ce Jésus qui, de chaque frère dans le besoin, a fait le sacrement de sa présence mystique et sociale ? (cf. Mt 25,40 cf. Bossuet).

Non, la chasteté consacrée n’est pas égoïsme mais immolation de soi pour ce Royaume de Dieu qui est toute une célébration de charité ecclésiale, c’est-à-dire positive et universelle.

Il en est ainsi, Frères et Soeurs dans le Christ, Nôtre-Seigneur : en portant à l’autel nos cierges, pour ainsi dire symboles de notre pureté offerte à la lumière, à la consumation dans le sacrifice de soi, renouvelons dans nos coeurs l’engagement de notre donation et la confiance dans le centuple que le Christ lui-même a promis comme récompense. (Mt 19,29 cf. J. coppens, Sacerdoce et Célibat, Louvain Mt 1971 Cardinal P. Felici , « Beati i puri di cuore », L’Osservatore Romano, édition quotid. en langue italienne du EN 1 er février EN 1976).




29 février 1976

PAUL VI SOUHAITE UN NOUVEAU PRINTEMPS DE L’ART CHRÉTIEN

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Le dimanche 29 février, en la Basilique Saint-Pierre, devant une assemblée au premier rang de laquelle des artistes, des écrivains, tout un monde épris d’art et de beauté, le Saint-Père a présidé une cérémonie en commémoration du cinquième centenaire de la naissance de Michel-Ange. Après la liturgie de la parole Paul VI a prononcé l’homélie dont voici notre traduction :



Très chers Fils, amis artistes et amateurs d’art !



Pour la troisième fois, durant notre Pontificat, vous avez été convoqués, et aujourd’hui, à l’occasion d’un événement des plus riches de signification. La première rencontre dans la Chapelle Sixtine voulait exprimer la volonté d’un dialogue ou, mieux, la reprise d’une conversion par les chemins de l’amitié et d’une communion de sentiments et de pensées renouvelée. Dans la seconde rencontre, vous étiez, vous, les acteurs principaux, artistes et amateurs d’art, avec des oeuvres de peinture et de sculpture destinées à la collection d’art religieux contemporain des Musées du Vatican, témoignage de sincère adhésion à nos attentes et à nos espérances. Aujourd’hui nous nous retrouvons réunis dans l’atmosphère grave et solennelle d’une célébration liturgique qui a pour but de commémorer dignement le cinquième centenaire de la naissance de Michel-Ange.

La célébration sacrée se déroule sous les voûtes gigantesques et majestueuses de la coupole due à Michel-Ange.

Il n’existe pas, nous semble-t-il d’endroit plus indiqué pour saisir la valeur et le sens de cette célébration. Tout parle de Michel-Ange, ici où la masse même de l’édifice, énorme et élégant, met déjà nos esprits en exaltant contact avec l’incomparable artiste.

Ici l’âme perçoit plus que jamais l’incitation à se lancer vers le haut, vers quelque chose qui transcende l’homme lui-même et son histoire, dans un colloque intime et sanctifiant avec Dieu, poussée comme elle l’est par le même désir que Michel-Ange qui aspirait à sortir de l’« orribil provella in dolce calma » — à trouver la douceur du calme après l’horrible tempête.

Aussi, est-ce avec grand respect qu’en cette circonstance nous nous approchons de cette gigantesque figure de génie humain ; avec le respect, donc, que l’on doit à un si parfait représentant du monde de l’art, en ce que celui-ci a de plus élevé dans sa puissance d’expression, dans sa capacité d’être intermédiaire de réalités invisibles, dans l’incomparable grandeur de sa mission comme déjà en tant d’autres messages de sa vocation, visionnaire de la beauté secrète qui se révèle dans les proportions des choses et leurs dimensions naturelles, et spécialement dans les formes de l’homme créé à l’image même de Dieu (cf.
Gn 1,27). « La fonction de tout art — disait notre Prédécesseur Pie XII, de vénérée mémoire — est de briser les limites étroites et angoissantes du fini dans lequel l’homme est enfermé aussi longtemps qu’il vit ici-bas et d’ouvrir comme une fenêtre à son esprit aspirant à l’infini » (Discours du 8 avril 1952).

C’est en cela que se trouve la note incomparable du génie artistique de Michel-Ange et l’actualité de son message. Maître, pour chaque génération, d’un art qui, conquis par les valeurs de l’humanisme au point de se complaire dans des formes d’expression païenne, tire cependant sa plus haute et sa plus pure intention des valeurs religieuses, Michel-Ange n’entend pas seulement libérer ainsi l’image de la matière, la figure de la pierre, l’idée du dessin, mais il s’efforce tout autant de nous révéler les aspects les plus vrais de la dignité de l’homme, du caractère sacré de la vie, de la beauté mystérieuse de la conception chrétienne.

Chacun s’arrête volontiers à considérer l’artiste tout absorbé dans ses créations, vivant à l’intérieur du cercle des traits humains de ses personnages, émule des antiques dans leur effort titanesque de perfectionner idéalement la stature humaine et, dans un ravissement esthétique, d’égaler la perfection hellénique. Mais ce qu’il nous plaît de plus, de noter en ce moment, c’est la cohérence et la force grandiose de réalisation de tant d’oeuvres dans lesquelles le thème fondamental, Dieu et l’homme, est continuellement affronté. Méditant et contemplant le mystère du Dieu vivant, créateur, rédempteur, juge, Michel-Ange définit le destin de toute existence humaine autour de l’adorable figure du Christ.

A ce point, notre pensée voit surgir devant elle les figures enchanteresses des plus célèbres sculptures de Michel-Ange à commencer par celle — incroyable pour un jeune garçon qui n’avait pas encore 25 ans — celle, donc, de la Vierge qui veille, douloureuse et très pieuse, près du seuil de cette Basilique. « Avec cette Pietà, commente Papini (Michelangelo, p. 435), ce n’est pas seulement le jeune génie de Michel-Ange qui s’affirme aux yeux de tous avec une vigoureuse splendeur, mais c’est la grande sculpture chrétienne moderne qui naît, synthèse miraculeuse de la perfection hellénique et de la spiritualité médiévale ». Et puis les autres célèbres figures gigantesques qui définissent le plus grand des sculpteurs, depuis le jeune athlète qu’est le David florentin, jusqu’au gigantesque Moïse couronné de l’Eglise Saint-Pierre-aux-Liens, à la sanglotante Pietà du Rondanini, et d’autres, et d’autres... Puis le regard ! s’arrête à la révélation, certes, pas nouvelle, mais ici inégalable, de Michel-Ange, artiste peintre ; à la Chapelle Sixtine, ce sanctuaire de l’art qui, avec sa puissante synthèse de l’histoire humaine récapitulée dans le Christ, exprime de la manière la plus sublime la grandeur religieuse de l’art de Michel-Ange. Il nous plaît d’imaginer l’artiste cheminer dans le solennel espace architectural qui le vit, pendant de longues années, en diverses périodes de sa vie, et à des moments successifs de son activité artistique, travailler sur les échafaudages à son plus vaste poème pictural auquel collaborèrent, comme pour le poème de Dante, le ciel et la terre. Celui qui regarde cette séquence picturale se demande quel rapport avec nous peut avoir ce peuple de figures vigoureuses : nous venons quelques siècles plus tard et tant la société que le monde chrétien ont des problèmes bien différents d’alors. Eh bien, la Chapelle Sixtine nous donne là comme un compte-rendu d’une lutte et d’une conquête, presque un monde « in fieri », où les fils de la lumière, en vertu du caractère sacramentel qui est le leur combattent courageusement, inlassablement, pour le triomphe de la vérité.

Ici plus que jamais, les formes sont en fonction directe des idées religieuses. Nous pour rester en admiration devant la foule de la Chapelle Sixtine évoquée par le génie de Michel-Ange ; mais on ne saurait s’empêcher d’écouter le discours qui se révèle nettement dans l’attitude des corps et dans l’expression des visages : il y a les anges, les prophètes, les Apôtres, les Pontifes, les martyrs, les confesseurs de la foi, le monde des Sibylles. Domine, souveraine, la présence de Dieu, d’un Dieu juste et miséricordieux qui offre à l’humanité déchue le secours de la rédemption pour une vie nouvelle. Le lien de l’immense scénario est la Bible, qui émerge dans ses valeurs sacrées à travers les images qui par leur langage figuratif, enrichissent de poésie et de prophétie l’exégèse du texte sacré.

Michel-Ange est l’artisan, il est le démiurge de cette grande prédication sacrée qui nous paraît, à nous, non moins qu’aux hommes de son temps, prodigieuse pour la hardiesse de sa composition iconographique et pour sa puissance d’expression. Il n’existe aucune parole humaine capable de susciter tant d’émotion, qui fasse tant réfléchir et méditer que la représentation que Buonarroti a donnée de cette vérité. Avec le Jugement Universel, la Chapelle Sixtine devient ainsi un livre ouvert aux savants et aux incultes, aux fidèles et aux non-croyants, et tout autant, un efficace rappel au Peuple de Dieu pour qu’il continue à vivre les certitudes de l’Evangile, pour ne pas tomber comme « des enfants qui se laissent ballotter et emporter à tout vent de la doctrine, au gré de l’imposture des hommes » (Ep 4,14-15). Notre célébration liturgique veut être le témoignage de la reconnaissance qui s’adresse d’abord à Dieu, puis à Michel-Ange, et qui lui est due pour l’aide qu’il a lui-même donnée à notre prière en nous encourageant, avec la vision de son art, à nous élever vers le divin comme s’élève vers le ciel la majestueuse coupole conçue par son génie, et sous laquelle, en communion avec tant d’âmes nous chantons le Credo et les hymnes de notre foi.

Et maintenant, amis artistes et amateurs d’art ici présents, dans un moment aussi solennel et suggestif, notre pensée se tourne tout particulièrement vers vous. L’exemple qui nous vient de Michel-Ange est une leçon qui doit aujourd’hui encore être poursuivie, pour la dignité de votre mission, comme aussi pour la joie d’un nouveau printemps de l’art chrétien qui, sous l’impulsion du Concile Vatican II s’annonce riche de promesses au sein de l’Eglise. Et d’autant plus urgent et plus important nous paraît ce rappel que de faux principes, inspirés par une conception de la vie sans espérance supérieure, menacent de dépouiller l’art de ses tâches sublimes. Si l’art, selon la sculpturale définition dantesque est « a Dio quasi nopote » (presque petit-fils de Dieu), il a besoin de se rapprocher de Dieu, de le connaître et de l’aimer, dans un effort constant de purification et d’oblation.

Qui connaît la biographie de Michel-Ange sait bien qu’au couchant de sa très longue vie (il mourut à l’âge de 89 ans EN 1564), l’esprit inquiet et en éveil de l’artiste eut une pensée tourmentante, qui ne paralysa pas sa main toujours armée du ciseau, mais qui bouleversa son jugement sur la valeur de l’art, de son art, comme si cela avait été un labeur inutile, comme s’il était un obstacle à son salut. Ultime pensée, triste et agitée du grand homme, mais sage pensée : il vit que l’art, tout royal et sublime qu’il soit, n’est pas dans l’existence sa propre fin ; il est et doit être une échelle qui monte ; il compte dans la mesure où il est tourné vers le sommet suprême de notre vie, vers Dieu. Vous rappeliez-vous ses graves paroles, que la poésie rend plus expressives (probablement écrite EN 1555) ?

« Ne pinger, ne scolpir fia più che quieti / l’anima volta all’amor divino / c’aperse, a prender noi, ‘n croce le braccia » (Papini, o. c. 999).

Donc l’art, spécialement l’art, comme toute activité humaine, doit être tendu dans un effort de dépassement ; comme la musique, comme la poésie, comme le travail, comme la pensée, comme la prière il doit tendre vers le haut. Aussi Michel-Ange vous rappelle-t-il combien la foi peut être une aide pour l’artiste, celui-ci trouvant en elle un stimulant constant à se surpasser, à mieux s’exprimer à fondre ses expériences dans une magnifique synthèse, ce dont l’histoire de l’art, dans ses moments les plus élevés nous a donné d’incomparables modèles. Ce n’est qu’ainsi, comme l’exige votre très haute mission, que vous saurez vous consacrer au service noble et conscient de l’homme qui a continuellement besoin d’être aidé et entraîné à bien penser, à bien entendre, à bien vivre. En lui tendant une main fraternelle qui l’éduque à aimer « tout ce qu’il y a de vrai, de pur, de juste, de saint, d’aimable » (Ph 4,8), vous aurez contribué à l’oeuvre de la paix et « le Dieu de la paix sera avec vous » (ibid.).

Avec nos voeux paternels, recevez notre Bénédiction Apostolique.



3 mars 1976

LA SPIRITUALITÉ DU CARÊME

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Au cours de la cérémonie qui s’est déroulée à Saint-Pierre à l’occasion de la bénédiction des Cendres et de l’ouverture du Carême, le Saint-Père a adressé aux fidèles qui remplissaient la Basilique Vaticane, l’homélie suivante que nous donnons en traduction.



La liturgie des Cendres que nous allons imposer sur le front des Fidèles qui veulent donner une signification spirituelle à la période du temps qui précède la célébration de Pâques, est déjà par elle-même si grave et expressive qu’elle peut ébranler toute notre conception de la vie et en même temps la purifier et la vivifier par son réalisme violent et apparemment pessimiste, au point de générer en nous un sens de découragement sans issue et sans remède. Le scepticisme, le pessimisme, le rien envahissent et dévorent cette réalité qui pour nous sembre être le tout: notre existence et notre vie.

En face de notre conscience illuminée d’aucune autre espérance, elle assume l’aspect d’un drame illusoire et désespéré (cf. le livre de la Bible appelé Ecclésiaste maintenant ). Est-ce cela la vérité définitive et atroce de notre expérience ? Est-ce cela le destin fatal qui attend chacun de nous ? Quel est le sens de notre présence dans le temps ? Elles sont donc annulées toutes ces valeurs qui ont enchanté notre âme et ont fait surgir du centre vital de notre être tant d’activité, tant d’engagement, tant de labeur, tant d’amour et d’espérance ? Cette cérémonie nous pousse à une critique radicale de notre mentalité habituelle et superficielle, toute saturée d’expériences et de relations consécutives à notre situation dans le temps et dans notre milieu. Avec une secousse qui ressemble à un choc brutal, nous sommes éveillés à une conception réaliste de la vie temporelle, qui partie de zéro, semble finir à zéro, ce qui d’une façon drastique la purifie des illusions trop faciles fournies par l’enchantement d’une existence rêveuse, glissant dans le temps qui engendre et dévore chacun de ses dons (cf. conte allégorique bien connu de Thornton Wilder, décédé dernièrement : Un long réveillon de Noël). Mais prêtons attention, Frères, ceci n’est pas la sagesse totale, ce n’est pas la vérité complète sur notre ultime destinée. Par la grâce de Dieu, nous ne sommes pas condamnés à la tristesse « comme les autres qui n’ont pas d’espérance », selon la parole de l’Apôtre (Th 4, 13). La mort comprise comme destruction totale et définitive de notre être n’existe pas, même si notre corps très précieux est réduit en poussière et rendu à la terre dont il provient. Elle n’existe pas spécialement pour nous croyants, déjà insérés dans le Corps mystique du Christ destinés à la résurrection et plaise à Dieu, à la vie éternelle. C’est cela la Vérité !

Donc aujourd’hui, premier jour du Carême, nous sommes invités à entrer dans la vérité avec une clarté nouvelle et réformatrice. Il nous semble que là commence l’initiation à la sagesse du mystère pascal, qui est aussi le mystère de notre salut. La réflexion sur la spiritualité du Carême commence, et nous devrons la prolonger au long des jours qui suivront la brève durée de cette cérémonie. Le premier point de cette réflexion est son retour, sa périodicité annuelle. Nous ne devons pas être surpris si l’exercice de notre prière liturgique nous ramène à réfléchir sur la spiritualité du Carême, peut-être déjà bien connue de chacun de vous ; il s’agit en effet d’une syntonie avec le cours des saisons du temps. Chaque année le cycle de la végétation et du développement des saisons recommence ; ainsi le processus des activités humaines, et ainsi le rythme de la vie spirituelle de l’Eglise, toujours identique et toujours nouvelle (cf. Const. Sacrosanctum Concilium,
SC 105 ss.).

Ce n’est pas sans une faveur secrète de la Providence que ce nouveau retour à la pénitence du Carême nous est accordé ; le Seigneur tient dans sa main le calendrier de nos années, il possède l’horloge de nos jours. La durée de notre séjour sur le train du temps est une chose calculée dans la pensée de Dieu et touche profondément notre destinée présente et future. Vous rappeliez-vous la parabole du figuier stérile ? « Voilà dit le propriétaire du champ à son fermier, voilà trois ans que je viens chercher des fruits sur cet arbre et je n’en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi devrait-il occuper le terrain ? » (Lc 13,7). Et vous souvenez-vous de l’ajournement imploré et obtenu dans l’espoir qu’enfin l’arbre donnerait des fruits ? Il en est ainsi pour nous. Si le Seigneur nous accorde de parcourir un nouveau cycle de l’histoire de notre salut, il peut être décisif pour notre destinée éternelle ; ne perdons pas cette occasion propice. Cette considération marque le premier point ou mieux le premier chapitre de la spiritualité du Carême : l’évaluation du temps comme élément précieux pour notre bien spirituel, pour notre cheminement sur la route vers Dieu. Les paroles de la II° Epître de Saint Paul aux Corinthiens (2Co 6,1-2) résonnent appropriées et persuasives : « Nous vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu... Voici maintenant le moment favorable, voici le jour du salut ! ». Ecce nunc dies salutis. L’intelligence de cette exhortation doit donner à notre Carême une intensité religieuse particulière : prière fervente, assistance aux offices liturgiques, visites aux stations du Carême, écoute de la prédication ecclésiale, participation à quelque retraite spirituelle en préparation à la fête de Pâques, intervention plus soignée durant la Sainte Messe, Chemin de Croix, etc., tous actes religieux qui peuvent donner au Carême sa valeur et sa plénitude.

La spiritualité du Carême comporte d’autres actes de notre disponibilité à ce religieux et particulier apprentissage qu’est justement le Carême. Mais nous ne voulons pas prolonger ce bref entretien. Nous vous rappelons seulement ce que du reste vous savez tous, que cette simple esquisse vous suffise. La spiritualité du Carême est une spiritualité de pénitence dont l’exercice caractéristique était autrefois le jeûne : son obligation en est désormais très réduite : aujourd’hui, mercredi des Cendres et Vendredi Saint avec celle de l’abstinence pour tous les vendredis de Carême, mais avec une exhortation d’autant plus vive à l’esprit de pénitence selon qu’il sera dicté à chacun dans son coeur par les différents aspects de sa vie. Il reste également la pressante recommandation à l’accomplissement des oeuvres de charité envers le prochain, de même que l’invitation à la méditation et à l’acceptation de la Croix que toujours le chrétien fidèle rencontre sur son chemin.

Bon Carême, Fils et Frères ! avec notre Bénédiction Apostolique.




7 mars 1976

PAUL VI ÉVOQUE PIE XII ET SON PONTIFICAT

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Le 7 mars s’est déroulée, en la Basilique Saint-Pierre de Rome la célébration liturgique du centenaire de la naissance de Pie XII. Après la lecture de l’Evangile, Paul VI qui présidait à la cérémonie a prononcé un discours dont voici la traduction :



Attentif à l’annonce évangélique de Saint Marc (
Mc 1,12-15) que la liturgie de ce premier dimanche de Carême propose à notre méditation, notre esprit se trouve en présence de deux tableaux de grand intérêt : le premier est le tableau aride, inhabité et désolé du désert, peut-être celui de la montagne voisine de la Mer Morte — de la pierre et du sable —. Qui s’aventure dans cette morne solitude se trouve presque obligatoirement mis intérieurement en contact avec lui-même, alors qu’il se trouve exposé à quelque dangereuse rencontre avec les bêtes sauvages de ce lieu brûlé par un soleil impitoyable et ravagé par les rafales d’un vent inclément. C’est là qu’après le baptême pénitentiel qu’il avait voulu, lui aussi, recevoir des mains de Jean le Précurseur, Jésus poussé par l’Esprit, se retira et demeura quarante jours, se soumettant, comme Moïse (Ex 34 Ex 28 cf. 1R 19,8) à un jeûne surhumain ; puis, à la fin, affaibli par la fatigue et la faim, il eut à soutenir une triple lutte mystérieuse avec le diable, Satan comme l’appellent les Evangélistes Mathieu et Marc (Mt 4,10 Mc 1,13) ; et finalement il fut servi par les anges. Tableau peu propice à un commentaire littéral, mais assez bien fait pour servir d’introduction caractéristique à la mission messianique que Jésus allait entreprendre (cf. dostoievski, Les frères Karamazov).

Puis Saint Marc nous présente un autre tableau : il se situe sitôt après l’arrestation de Jean-Baptiste qui disparaît de la scène du Jourdain. Jésus remonte en Galilée et il y commence sa prédication celle dite de « l’Evangile du Royaume de Dieu » (Mc 1,14) et qui s’ouvre sur cette annonce fatidique : « Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche ; repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1,14-15). Nous tous, fidèles à l’école de la liturgie, nous garderons devant l’esprit ce double tableau comme si aujourd’hui il créait le cadre idéal et, en un certain sens, l’éclairage pour un autre personnage qui semble surgir de ce fond évangélique et venir vers nous : à un siècle de sa propre naissance historique il nous semble toujours présent, à nous et à tous ceux qui l’ont connu personnellement ; et réfléchissant en lui-même la solitude du Christ ermite dans le désert, et donc le mystère du Christ évangélisateur, il nous tend encore hiératique-ment et paternellement ses douces mains en signe de bienveillance et de bénédiction: c’est le Pape Pie XII. Derrière lui se dessine le Christ du Désert, domine le Christ prophétique de l’Evangile. Nous n’avons pas l’intention de tracer maintenant son histoire, de faire son panégyrique ; qu’il nous suffise simplement d’évoquer sa mémoire, de manière laconique mais suffisamment compréhensible, comme une de ces biographies de Pape dans le célèbre Liber Pontificalis.

Nous devons d’abord situer la date de sa naissance : le 2 mars 1876 ; il était le troisième fils de Philippe Pacelli, noble patricien de Acquapendente dont la famille s’était transférée à Rome et qui avait acquis un grand prestige pour son intègre profession juridique et pour les emplois publics auxquels il fut appelé au service de l’Urbs, en ce temps-là peu florissante de prospérité matérielle, celtes, mais toujours au sommet des événements historiques qui bouleversèrent l’Europe et agitèrent l’Italie, lancée désormais vers le difficile objectif de son unité nationale.

Il reçut le nom d’Eugenio auxquels s’ajoutèrent ceux de Maria, Giuseppe, Giovanni ; le baptême lui fut conféré en l’Eglise Ss Celse et Julien. Les fonts baptismaux sont actuellement conservés à Saint Pancrace sur le Janicule, l’Eglise des Carmes Déchaux. Rendons aussi hommage à la vénérée mère d’Eugenio, Virginia Graziosi dont les nombreux enfants qu’elle éleva se rappelèrent toujours avec affectueuse émotion.

La famille Pacelli habitait au numéro 34 de la Via Monte Giordano, dans le quartier noble et populaire de la Rome historique. Et il importe ici de noter une circonstance toute particulière : Pie XII fut un Pape Romain non seulement en vertu de la charge apostolique qui lui fut confiée, mais romain de naissance ce qui n’était plus arrivé depuis bien longtemps. Il fallait en effet remonter jusqu’au Pape Innocent XIII, Michelangelo dei Conti (1721-1724) pour retrouver un fait analogue. Romain de naissance, de tradition, de coeur, comme pour témoigner que cette Rome aux mille vies en a une, proprement sienne, une vie de sang et d’histoire, toujours féconde et fidèle à son unique et séculaire vocation spirituelle : « présider dans la charité » (Ign. Romanis). Dieu le veuille !

Eugène Pacelli fréquenta le lycée classique Visconti installé dans le vieux Collegio Rotnano dont il garda toujours un souvenir très fidèle et très affectueux. Puis le Capranica, l’Université Grégorienne, Saint-Apollinaire; puis la Messe, sa première Messe célébrée à Sainte-Marie-Majeure et, plus tard, son entrée à la Congrégation pour les Affaires Ecclésiastiques extraordinaires sous l’égide de Mgr Cavagnis ; puis le grand Mgr Gasparri, sous la direction duquel le jeune Pacelli travailla pendant 14 ans — avec le zèle et l’intelligence qui lui étaient habituels — à cet ouvrage de grande valeur qu’est le Codex Juris Canonici, le Code de Droit Canonique — en voie de révision depuis le Concile, synthèse monumentale et savante de l’immense littérature du Droit de l’Eglise.

Législateur dans l’Eglise, Eugène Pacelli nous force à nous souvenir de son action concernant la législation hors de l’Eglise, c’est-à-dire relative aux contacts avec les Etats modernes ; grâce à une étude extrêmement délicate, en grande partie personnelle, il réussit à établir des rapports normaux et loyaux, par non moins de trois Concordats, avec l’Allemagne ; des Concordats que ni la guerre ni les changements qui y firent suite ne parvinrent à détruire ; au contraire, les événements ne firent que les confirmer comme structures pacifiques et efficaces pour les intérêts spirituels et civils des hautes Parties contractantes : le fait qu’aujourd’hui ces Concordats sont toujours substantiellement en vigueur, à la satisfaction de tous, démontre leur bienfaisante efficacité.

Enfin Pacelli à Rome, comme Secrétaire d’Etat, les dernières années du Pontificat de Pie XI qui eut pour lui une immense estime et en reçut un service extrêmement fidèle. Ce serait une page d’histoire psychologique du plus grand intérêt, celle qui, de manière adéquate pourrait décrire et déchiffrer les caractéristiques particulières de ces deux grandes personnalités que seule la pratique la plus convaincue, la plus consciente des vertus ecclésiastiques réussit à fondre en une constante, complémentaire et exemplaire harmonie.

Nous avions à l’époque l’inestimable fortune de prêter, comme Substitut de la Secrétairerie d’Etat, nos très humbles services — presque quotidiennement — à ces deux vertueux Pontifes. Nous pouvions être le témoin, rempli d’admiration, spécialement de ce qui concerne les quinze longues années de notre humble conversation avec le Pape Pie XII et dire ce qu’étaient sa bonté, sa culture, son assiduité au travail, sa compassion pour les peines d’autrui, son âme pastorale et apostolique.

Pour nous, il est impossible de tout dire, même en synthèse. Deux points semblent toutefois mériter que nous en faisions mention tout particulièrement à l’occasion de cette commémoration. Le premier point concerne son attitude face à la deuxième guerre mondiale. On a beaucoup parlé de lui à ce propos et pas toujours conformément à la vérité ; on a faussement commenté la timidité seigneuriale de son caractère, on lui a faussement attribué des sympathies partiales pour tel ou tel peuple. Ce n’est pas ainsi qu’il faut juger ce magnanime Pontife, extrêmement délicat, certes dans son humaine et chrétienne sensibilité, mais toujours sage et droit. Nous pouvons entre autre ajouter qu’il fut toujours fort et juste, doté d’une parfaite maîtrise de ses sentiments, défenseur intrépide de la justice, toujours tendu, se sacrifiant lui-même, à secourir les souffrances humaines, à servir courageusement la paix.

L’autre point concerne son esprit religieux. En d’autres circonstances nous en avons parlé à Milan et nous le réaffirmons maintenant, reprenant ici les paroles que le Liber Pontificalis réserve à l’éloge du Pape Eugène I et qui semblent écrites pour son successeur Eugène Pacelli :

« Eugenius, natione romanus, / dericus ab incunabulis... / Fuit... benignus, mitis mansuetus, omnibus affabilis et sanctitate praeclarior » (cf. duchesne, Liber Pontificalis, I, 341, ss. 654-657).

Notre voix tremble et notre coeur bat vivement en adressant à la vénérée et paternelle mémoire d’Eugène Pacelli, Pape Pie XII, l’affectueuse louange d’un humble fils, l’hommage pieux d’un pauvre successeur.

Souvenez-vous de lui, Romains, de votre insigne et noble Pontife ; que s’en souvienne l’Eglise ; que se le rappelle le monde, que s’en souvienne l’histoire. Il est bien digne de notre souvenir pieux, reconnaissant et plein d’admiration.






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