F de Sales, Entretiens 18

18
Je suis toujours prêt sans préparation; mais avant toute chose il faut faire le signe dé la Croix. Avant que 1 proposer les questions qui me sont faites, il me prend opinion de dire une chose, laquelle m’arrive assez souvent, qui est qu’en mes sermons je touche toujours quelque particulier en la répréhension que je fais des vices, sans pourtant que j’aie nul dessein de le faire. Je préviens donc l’opinion que pourraient avoir nos Soeurs, que je parle pour quelqu’une en particulier, touchant quelque défaut qu’elles auront peut-être commis; car bien que mon intention ne soit point telle, je serai pourtant bien aise de le faire : et c’est ainsi que je m’accuse.

Les philosophes, et particulièrement le grand Epictète, mettent une grande différence entre un barbier et un chirurgien, bien que maintenant ce soit presque une même chose. Ils font cette différence touchant l’abord de leurs boutiques; car, disent-ils, si vous eussiez approché celle d’un barbier, vous eussiez eu un plaisir grand, d’autant qu’il y avait toujours un petit enfant qui jouait du flageolet; et outre cela, le barbier parfumait tellement sa boutique que ce n’était que parfums.

1. de

Mais au contraire, celle du chirurgien était puante, et n’y voyait-on que des onguents et emplâtres; et outre cela, on entendait ordinairement des pauvres gens qui criaient: Holà, que me faites-vous? Mon Dieu, que de douleurs! d’autant que l’on faisait aux uns des incisions, l’on raccommodait les ruptures des autres, l’on appliquait le feu au troisième, enfin tout cela leur causait des grandes douleurs; car chacun sait que l’on ne peut remettre les os qui sont disloqués et hors de leur place sans faire dire holà au pauvre malade. Mais le barbier ne fait point de mal quand il coupe la barbe, d’autant qu’elle n’est point sensible.

Je fais quelquefois le barbier et d’autres fois le chirurgien, mes Filles. Ne voyez-vous pas que quand je prêche au choeur je ne fais point de mal? car je ne touche pas ordinairement les défauts particuliers avec tant de familiarité comme je fais en nos conférences particulières, à cause des séculiers qui nous entendent. Je ne jette que des parfums, je ne parle que des vertus et de choses récréatives et propres à consoler nos âmes; je joue un peu du flageolet, parlant des louanges que nous devons rendre à Dieu. Mais en nos entretiens familiers, je viens en qualité de chirurgien, n’apportant que des cataplasmes et des emplâtres pour appliquer sur les plaies de mes chères Filles ; et bien qu’elles crient un peu holà, je ne laisse pourtant pas de presser un peu ma main sur la plaie afin de mieux faire tenir l’emplâtre, et par ce moyen les guérir et rendre fort saines. Si je fais quelque incision, ce ne sera pas sans qu’elles en ressentent 2 de la douleur; mais je ne m’en mettrai pas en peine, puisque je ne suis ici que pour cela. Voilà donc, mes chères Filles, comme je dresse mes excuses envers celles que je pourrais toucher, les assurant que, s’il m’arrive de le faire, je le ferai de tout mon coeur.

Or sus, voyons voir 3 quelle est la première demande qui m’est faite. — C’est que nos Soeurs se confessent aucunes fois de certaines choses que les confesseurs n’entendent pas, comme peut-être des aversions; et quel remède il y a à cela ? — Il est vrai, il y a des confesseurs qui n’entendent nullement que c’est qu’aversion, et si on ne leur explique, ils pensent que ce soient des malveillances ; ce qui n’est pourtant pas, ainsi que je dirai tantôt. Il se rencontre des hommes qui sont fort doctes et qui auront confessé trente ans les séculiers, qui n’entendront pas les Filles de Sainte Marie de la Visitation en ce qui est de la confession; non plus que les personnes qui, hors de la Visitation, font profession d’être fort spirituelles; car ce sont des choses si minces et si délicates qu’il n’y a que les vrais spirituels qui les entendent bien. Mais que faut-il faire ? Je trouve qu’il est très bon que les Supérieures instruisent les confesseurs qu’elles douteront 4 n’être pas capables de les bien entendre; au 5 défaut de quoi il faut que les filles, lesquelles s’aperçoivent que le confesseur se méprend, prenant opinion que cette aversion dont elles s’accusent soit une haine ou malveillance (ce qu’elles peuvent facilement connaître par la répréhension qu’il leur

2. éprouvent — 3. voyons — 4. craindront — 5. à

fait), qu’elles se fassent mieux entendre et qu’elles lui disent librement: Mon Père, ce n’est pas cela, il me semble que vous ne m’entendez pas; c’est une telle chose. Et par après, elles peuvent bien dire à la Supérieure que le confesseur ne les entend pas, d’autant que ce n’est point l’accuser d’aucune imperfection, non pas même d’ignorance; puisqu’il se peut bien faire que le confesseur, extrêmement docte, ne sera pas néanmoins capable de les entendre en ces choses si délicates et qui regardent plutôt l’imperfection que le péché. Cela m’arriva une fois confessant une personne : elle s’accusa d’une chose que je n’entendais pas bien, d’autant que je ne pouvais croire qu’en une Maison de si grande perfection il se commît un tel défaut. Je lui dis tout librement que je ne l’entendais pas et que je la priais de me mieux expliquer ce dont elle s’accusait; ce qu’elle fit, et je trouvais que ce n’était rien. Oh! certes, je désirerais que nos Soeurs eussent un grand soin de se confesser fort clairement et simplement, afin de ne point mettre les confesseurs en ces peines. La Supérieure doit, avec humilité, instruire les confesseurs de la qualité des fautes que les Soeurs commettent en ces aversions. Ce sont de certaines inclinations qui sont naturelles aucunes fois, et lesquelles font que nous avons un certain petit contre-coeur à l’abord 6 de ceux envers qui nous les avons; elles font que nous n’aimons pas leur conversation, s’entend que nous n’y prenons pas du plaisir comme nous ferions à celle de ceux avec lesquels nous avons une

6. à la première rencontre

inclination douce qui nous les fait aimer d’un amour sensible, parce qu’il y a une certaine alliance et correspondance entre notre esprit et le leur.

Or, pour montrer que ceci est naturel, d’aimer les uns par inclination et non pas les autres, les philosophes avancent cette proposition, disant que si deux hommes entrent dans un tripot où deux autres jouent à la paume, d’abord ceux qui entrent auront de l’inclination que l’un gagne plutôt que l’autre. Et d’où vient cela, puisqu’ils ne les avaient jamais vus ni l’un ni l’autre, ni n’en avaient jamais ouï parler? ils ne savent point si l’un est plus vertueux que l’autre; néanmoins, cela arrive ordinairement. Il faut donc confesser que cette inclination d’aimer les uns plus que les autres est naturelle; et l’on le voit même aux bêtes, lesquelles n’ont point de raison: elles ont de l’aversion naturellement et de l’inclination naturellement. Faites-en l’expérience en un petit agnelet 7 qui ne vient que de naître: montrez-lui la peau d’un loup; quoiqu’il soit mort, il se mettra à fuir et se cachera sous les flancs de sa mère, il bêlera et n’y aura sorte de tintamarre qu’il ne fasse pour éviter la rencontre de ce loup. Mais montrez-lui un cheval, qui est une bien plus grosse bête; il ne s’en épouvantera nullement, il jouera avec lui. La raison de cela n’est autre que le naturel, qui lui donne de l’alliance avec l’un et de l’aversion à l’autre.

Devons-nous faire grand cas des aversions? —Non certes, non plus que des inclinations, pourvu que nous soumettions le tout à la raison. Ai-je

7. petit agneau

de l’aversion à converser avec une personne, laquelle je sais bien être de grande vertu et avec laquelle je puis beaucoup profiter? faut-il que je suive mon inclination qui me fait éviter de la rencontrer? Nullement; il faut que j’assujettisse mon aversion à la raison qui me doit faire rechercher sa conversation 8, ou au moins y demeurer avec un esprit de paix et de tranquillité quand je m’y rencontre. il y a des personnes qui ont si grand peur d’avoir de l’aversion à ceux qu’ils aiment par inclination, qu’ils fuient leur conversation de 9 crainte qu’ils ont de rencontrer quelque défaut qui leur ôte la suavité de leur affection et de leur amitié. Mais ces amours-ci sont appelés amitiés de besace, qui pend toute d’un côté. J’ai vu un gentilhomme qui était de cette humeur. Nous étions compagnons d’école, il m’aimait beaucoup, et d’autant plus qu’il m’aimait il fuyait de me rencontrer; de quoi j’étais fort étonné, car je ne lui avais jamais fait de déplaisir 10. Enfin nous nous rencontrâmes, et il me raconta librement 11 le dessein qu’il avait de fuir ma conversation, d’autant qu’il craignait de ne me pouvoir pas tant aimer comme il faisait auparavant, parce, disait-il, que dès qu’il rencontrait quelque sorte d’imperfection ou défaut en ceux qu’il aimait, il perdait incontinent les suavités qu’il avait en son amour, ne fissent-ils que de dire quelque mauvais mot en parlant, ou de commettre la moindre messéance en leur contenance.

8. compagnie — 9. par ta — 10. peine — 11. franchement

Mais quel remède à ces aversions, puisque nul n’en peut être exempt; je dis pour parfait qu’il soit, ou en une chose ou en une autre ? Ceux qui sont d’un naturel âpre auront de l’aversion à celui qui sera fort doux, et estimeront cette douceur une trop grande mollesse ; bien que cette qualité de la douceur soit la plus universellement aimée; néanmoins l’on voit des dames qui sont tellement dégoûtées du sucre, que si elles en voient sur quelque fruit, elles laisseront seulement pour cela d’en manger. Nul n’est exempt des aversions tant que l’on est en cette vie. L’unique remède à ce mal, comme en toute autre sorte de tentations, c’est une simple diversion, je veux dire, n’y point penser. Me rencontré-je à faire quelque chose avec une personne à laquelle j’ai de l’aversion ? je dois divertir mon esprit de l’attention à mon aversion, sans faire semblant de rien. Mais le malheur est que nous voulons trop bien connaître si nous avons raison ou non de lui avoir de l’aversion. Oh! jamais il ne faut s’amuser à cette recherche, car notre amour-propre, qui ne meurt jamais, nous dorera si bien la pilule qu’il nous fera croire qu’elle est bonne; je veux dire qu’il nous fera voir qu’il est vrai que nous avons certaines raisons lesquelles nous sembleront bonnes ; et puis celles-là étant approuvées de notre propre jugement et ayant l’approbation de l’amour-propre, il n’y aura plus moyen de nous empêcher de les trouver justes et raisonnables.

Oh certes, il faut bien prendre garde à ceci; je m’étends un peu à en parler parce qu’il est d’importance 12 Nous n’avons jamais nulle raison d’avoir de l’aversion, beaucoup moins de la vouloir nourrir. Quand ce sont des simples aversions naturelles il n’en faut faire nul état, ains s’en divertir sans faire semblant de rien, trompant ainsi notre esprit. Mais quand l’on voit que le naturel passe plus outre et nous veut faire départir de la soumission que nous devons à la raison, alors [il nous faut recourir à celle-ci qui] ne permet de rien faire en faveur de nos aversions, non plus que de nos inclinations si elles sont mauvaises, de crainte d’offenser Dieu. Or, quand nous ne faisons rien autre en faveur de nos aversions que de parler un peu moins agréablement que nous ne ferions à une personne pour laquelle nous aurions de grands sentiments d’affection, ce n’est pas grande chose, ains il n’est presque pas en notre pouvoir de faire autrement quand nous sommes en l’émotion de cette passion; l’on aurait tort de requérir cela de nous.

C’est bien assez pour ce point. Passons à la seconde question, qui est s’il est loisible à une Soeur de se plaindre un peu quelquefois à quelque Soeur de quoi la Supérieure ou la Maîtresse des Novices, ou bien une Soeur l’aurait fâchée, ou ne l’aurait pas bien satisfaite en quelque occasion, et s’il ne vaudrait pas bien mieux faire ces plaintes au confesseur ou Père spirituel, si c’est la Supérieure, ou à la Supérieure, si c’est la Maîtresse ou une Soeur qui nous a fâchée, que non pas de nous adresser à quelque Soeur particulière? — O mon Dieu, se plaindre est chose bien

12. important

dangereuse, car, comme nous avons dit en l’Introduction, « pour l’ordinaire, qui se plaint pèche. » La première façon de se plaindre à une Soeur et parler de l’imperfection de celle qui ne nous a pas satisfaite, est tout à fait mauvaise ; la seconde, de le faire aux Supérieurs, est tolérable aux imparfaits. Mais nous autres, oh! je voudrais bien que nous ne fussions pas si tendres que de nous vouloir plaindre pour la moindre insatisfaction 13 que nous recevons du prochain, lequel n’a peut-être nulle intention de nous fâcher. Il ne faut pas dire grande chose sur ce sujet, car il suffit que nous sachions que, sans marchander, il s’en faut amender, étant une chose d’assez grande importance.

La troisième demande est: Comme l’on se doit comporter en la réception des livres que l’on nous donne à lire ? Car la Supérieure baillera à lire un livre de l’Imitation de Notre-Dame à une Soeur qui n’aimera point à le lire, ou bien les Mortifications d’Arias, ou tel autre livre qui parle fort bien des vertus; et parce qu’elle ne l’aime pas, elle ne fera point de profit de sa lecture, ains elle le lira avec une négligence d’esprit et un ennui qui lui ôtera tout le goût et le plaisir qu’il y a à lire. Et la raison de ceci est qu’elle dit qu’elle sait déjà sur le bout du doigt ce qui est compris dedans ce livre, et de plus, qu’elle aurait plus de désir qu’on lui donnât à lire l’Amour de Dieu, ou bien les livres qui en parlent. Je trouve qu’elle n’a pas tort d’aimer plus l’amour de Dieu que non pas tous les livres ensemble,

13. mécontentement

car certes, l’amour de Dieu doit être préféré à toute autre chose. Mais parlant selon l’intention de la Soeur qui propose cette question, nous dirons que c’est une imperfection que de vouloir choisir ou désirer un aube livre que celui qu’on nous donne; c’est une marque que nous lisons plutôt pour satisfaire la curiosité de l’esprit, que non pas pour profiter de notre lecture. L’esprit a une curiosité aussi bien que le corps et les yeux ; si nous lisons pour profiter et non pas pour nous contenter, nous serons également satisfaits d’un livre comme d’un autre; au moins accepterions-nous de bon coeur tous ceux que nos Supérieurs nous donneraient. Je dis bien plus, car je vous assure que nous prendrions plaisir à ne jamais lire qu’un même livre, pourvu qu’il fût bon et qu’il parlât de Dieu; quand il n’y aurait que ce seul nom de Dieu, nous serions contents, puisque nous y trouverions toujours assez de besogne à faire après l’avoir lu et relu plusieurs fois. De vouloir lire pour contenter notre curiosité, c’est une marque que nous avons encore l’esprit un peu léger, et qui ne s’amuse pas à faire le bien qu’il a appris en ces petits livres de la pratique des vertus; car ils parlent fort bien de l’humilité et de la mortification, que l’on ne pratique pourtant pas lorsqu’on ne les accepte de bon coeur.

De dire: Parce que je ne l’aime pas, je n’en ferai point de profit, ce n’est pas une bonne conséquence, non plus que de dire : Parce que je le sais tout par coeur, je ne saurais prendre plaisir à le lire, ni ne le saurais lire de bon coeur. Tout cela sont des enfances ; il faut être plus généreuses que cela. Vous donne-t-on un livre que vous savez déjà tout ou presque tout par coeur? bénissez-en Dieu, d’autant que vous comprendrez plus facilement sa doctrine. Si l’on vous donne un livre que vous avez déjà lu plusieurs fois, humiliez-vous, et vous assurez que c’est Dieu qui le veut ainsi afin que vous vous amusiez plus à faire qu’à apprendre, et que sa volonté vous le donne pour la seconde et troisième fois parce que vous n’avez pas fait votre profit de la première lecture. Je vous ai dit d’autres fois qu’un Religieux ayant demandé le moyen qu’il tiendrait pour devenir bien docte, saint Thomas d’Aquin lui répondit qu’il ne lût qu’un livre. Or, le mal d’où procède tout ceci, est que nous cherchons toujours notre propre satisfaction et non pas notre plus grande perfection. Si de hasard 14 l’on n égard à notre infirmité, et que la Supérieure nous mette au choix du livre que nous voudrions, alors nous le pouvons choisir avec simplicité selon notre désir; mais hors de là, il faut demeurer toujours humblement soumises à tout ce que nos Supérieurs nous ordonnent, soit qu’il soit à notre goût ou non, sans jamais témoigner les sentiments que nous pourrions avoir qui seraient contraires à cette soumission ; et alors l’on ne dira plus : Je ne saurais prendre plaisir à lire tel livre que la Supérieure m’a commandé de lire.

L’on demande maintenant s’il est loisible de nommer les Soeurs qui nous auraient rapporté quelque chose que la Supérieure ou une Soeur aurait dit à notre désavantage; car, comme on

14. par hasard

dit tout à la Supérieure, il se peut faire qu’elle demandera le nom de la Soeur qui nous a fait ce rapport: vous êtes en doute s’il faut que vous lui disiez qui elle est. — A cela je vous dis que non, et qu’elle ne vous le doit pas demander, parce que ce rapport est un péché lequel peut être d’importance selon le sujet, et il nous est défendu de révéler le péché secret du prochain; en ce qui n’est qu’imperfection, on le peut, mais en cas de péché il ne le faut pas. J’excepte néanmoins celles qui ont charge d’avertir et de surveiller les autres, car elles peuvent bien avertir des choses qui sont en soi péché; mais non pas celles qui n’en ont pas la charge.—Vous me dites que cela fait grand bien à la Supérieure, pour corriger les Soeurs plus doucement, qu’on lui nomme les Soeurs qui ont failli. — Il vaut mieux que l’on ne les nomme pas en choses où il y a du péché, et qu’elle fasse ses corrections générales ; car bien que toutes ne soient pas coupables, il n’est pas mauvais de les avertir toutes, et celles qui seront coupables prendront leur meilleure part de la correction.

Ceci est de plus grande importance que l’on ne pense. Aller dire à une Soeur que la Supérieure a dit ceci ou cela d’elle en son absence, c’est un péché qui s’appelle une sussurration 15. Il faut que je vous apprenne à parler latin : sussurratio en latin veut dire un gazouillement, un petit bruit ou murmure que font ces petits ruisseaux dans lesquels il y a des pierres qui, faisant flotter et ondoyer les eaux, les empêchent de couler sans

15. léger murmure, chuchoterie

bruit, ainsi que font les grands fleuves qui coulent si doucement que l’on ne voit presque pas le mouvement perpétuel de ces eaux. Les personnes du monde font du bruit non pas comme des petits ruisseaux, mais comme des torrents fort rapides et qui entraînent après eux tout ce qu’ils rencontrent. Les mondains médisent tout librement, ils crient les péchés et les défauts de leur prochain, ils sèment des dissensions, ils ont des malveillances et des haines mortelles, ils ne prennent nulle garde aux aversions, car ce sont des haines pour eux, et ne cessent d contrister ou faire du mal à ceux auxquels ils en ont. Mais les personnes plus spirituelles, leurs aversions ne produisent pas des choses d’importance, elles leur sont plutôt des peines que des péchés; et partant elles méritent plus qu’elles n’offensent.

A quel propos, mes chères Filles, irez-vous contrister une pauvre Soeur par cette sussurration que vous faites en lui rapportant que la Supérieure ou une autre a dit quelque chose d’elle qui la pourra fâcher? Mon Dieu! nous devons avoir plus de zèle de la paix et tranquillité du coeur de nos Soeurs que cela, et plus de soin de couvrir les défauts du prochain. Vous faites deux maux; car outre celui de parler de l’imperfection qui a été commise, vous ôtez la tranquillité à votre Soeur et, de plus, vous parlez en particulier. Puisque, par la grâce de Dieu, nous nous abstenons bien de ces grands péchés que j’ai dit qui se commettent au 16 monde, il faut aussi que nous ayons un grand soin de nous abstenir de ceux-ci,

16. dans le

puisqu’il est à notre pouvoir de ne les pas faire. Votre Soeur fait-elle un péché qui n’est pas

connu ? faites ce que vous pourrez pour l’en faire amender, lui faisant la correction fraternelle, ainsi qu’il est marqué dans les Règles. Mais hors de là, ayez un grand soin de ne le point découvrir, sinon ainsi que vous trouverez dans l’article De la Correction, que vous devez faire; car autrement il y a du péché en le faisant. Nous pouvons bien dire nos péchés véniels haut et clair devant tout le monde, principalement quand c’est pour nous humilier; mais nos péchés mortels nous ne le pouvons pas, parce que nous ne sommes pas maîtres de notre réputation : à plus forte raison, sommes-nous obligés de ne pas découvrir ceux du prochain, quand ils sont secrets.

Une chose qui est vue par plusieurs, il n’y a pas de mal de la dire aux Supérieurs. Par exemple une Soeur vous aura dit des paroles qui témoignent qu’elle est bien passionnée 17 et qu’elle a un mouvement d’impatience ; si elle fait cela devant quelque autre Soeur, ce n’est pas un secret ni un péché caché, vous le pouvez bien dire à la Supérieure afin qu’elle essaie de l’en faire corriger; comme aussi de toutes les autres fautes qui ne sont pas d’importance : des légers murmures, des paroles ou mines froides que l’on se fait aucune fois les unes aux autres, des manquements en l’observance des Constitutions et en semblables petites choses ; mais ès grandes, il faut faire ce qui est en l’article De la Correction.

La cinquième question dit si nous nous devons

17. se sent très émue

étonner de voir des imperfections entre nous autres, ou bien nous étonner de quoi on les voit aux Supérieurs. Quant au premier point, c’est sans doute que nous ne nous devons nullement étonner d’en voir quelques-unes céans, aussi bien qu’ès autres Maisons religieuses, pour parfaites qu’elles soient car elles ne le seront jamais tant, non plus que nous autres de la Visitation, que nous n’en fassions toujours quelques-unes par ci par là, plus ou moins selon que nous serons exercées. Ce n’est pas grande chose que de voir une fille laquelle n’a rien qui la fâche ou qui l’exerce, être bien douce. Quand on me dit: Voilà une telle laquelle on ne voit jamais commettre de défaut 18, je demande incontinent : A-t-elle quelque charge ? Si l’on me dit non, je ne fais pas grande merveille de sa perfection ; car, mes chères Soeurs, il y a bien différence entre les vertus de celle-ci, et celles d’une autre laquelle sera bien exercée soit extérieurement par les contradictions ou affaires, soit intérieurement par les tentations : car la force de la vertu ne s’acquiert jamais au temps de la paix et tandis que nous ne sommes pas exercées par la tentation de son contraire. Oh ! que bien heureuse est celle qui, ayant été fort vaine étant au monde, est toujours fort travaillée de cette tentation étant en Religion ; car, au contraire que cela lui nuise, cela même 19 sera la cause qu’elle deviendra humble d’une humilité vraie et solide. Ceux qui sont fort doux tandis qu’ils n’ont point de contradictions et n’ont pas acquis cette vertu l’épée au poing, sont voirement 20 fort exemplaires

18. faute — 19. cela, loin de lui nuire — 20. à la vérité

et de bonne édification ; mais si vous venez à l’épreuve, vous les verrez incontinent remuer et témoigner que leur douceur n’était pas une vertu forte et solide, ains une vertu plutôt imaginaire que véritable.

Il y a bien de la différence entre la cessation d’un vice et avoir la vertu qui lui est contraire. Plusieurs qui semblent être fort vertueux, n’ont pourtant point les vertus, parce qu’ils ne les ont pas acquises en travaillant. Bien souvent il arrive que nos passions dorment ou demeurent assoupies, et si pendant ce temps-là nous ne faisons provision de forces pour les combattre et leur résister, quand elles viendront à se réveiller nous serons vaincus au combat. Il faut toujours demeurer humbles et ne pas croire que nous ayons les vertus, encore que nous n’y fassions pas (au moins que nous connaissions) des fautes qui leur sont contraires. Je voudrais bien que les Soeurs du voile blanc ne prissent point garde aux fautes des autres, mais qu’elles missent tant de soin à regarder celles qui sont en elles, qu’elles n’eussent pas le temps de voir celles que les professes commettent, au moins pendant le temps de leur noviciat; car après, ou sur la fin d’icelui elles seront diverties 21 de voir les leurs, d’autant que les corrections venant à cesser, les passions s’endormiront. Et puis, elles ne feront pas de grandes fautes, et par conséquent se rendront si attentives à Dieu qu’elles seront moins capables de voir celles des Soeurs professes qu’elles jugeront être bien exercées ; par ce moyen, elles auront plus de

21. empêchées

compassion des défaillantes que non pas d’étonnement de les voir faillir; ains elles les estimeront grandement bonnes, voyant que nonobstant qu’elles-mêmes aient été si imparfaites, les professes n’ont pas laissé de leur désirer le bonheur de faire la sainte Profession et de vivre le reste de leurs jours en leur compagnie.

Certes, il y a beaucoup de gens qui se trompent en ce qu’ils croient que les personnes qui font profession de la perfection ne devraient jamais broncher en des imperfections, et particulièrement les Religieuses, parce qu’il leur semble qu’il ne faut qu’entrer en Religion pour être parfait, ce qui n’est pas; car les Religions ne sont pas pour assembler 22 des personnes parfaites, mais des personnes qui aient le courage de vouloir prétendre à la perfection. La perfection n’est autre chose que d’avoir non seulement la charité, car tous ceux qui sont en grâce l’ont, mais d’avoir la ferveur de la charité, laquelle nous fait entre prendre non seulement l’extirpation des vices qui sont en nous, mais nous fait travailler fidèlement pour acquérir les saintes vertus qui leur sont contraires. Je vous dirai ce qui m’est arrivé assez souvent. Je demandais à ces femmes séculières qui viennent céans si elles me diraient la vérité de ce que je voulais leur demander; elles m’ayant dit qu’elles le feraient, je m’enquérais d’elles ce qu’il leur semblait des Filles de la Visitation. Incontinent, les unés me répondaient qu’elles avaient trouvé plus de bien céans qu’elles ne pensaient pas qu’il y en eût; et je bénissais

22. réunit

Dieu de cela. Les autres, à qui je faisais la même demande, me répondaient qu’il y avait bien différence de lire la Règle et de la voir pratiquer, parce que la Règle n’est que miel et sucre, c’est la douceur et perfection même, mais que l’on ne laissait pas de voir céans quelques imperfections qui étaient commises par les Soeurs; de quoi, certes, je me moquais tout bonnement de voir qu’elles pensaient que, parce que les Règles sont si parfaites, il ne se dût point commettre d’imperfections.

Mais que faut-il faire quand on voit de l’imperfection aux Supérieures aussi bien qu’aux autres ? ne s’en faut-il pas étonner? car l’on ne met pas des Supérieures imparfaites, dites-vous. — Hélas! mes chères Filles, si l’on ne voulait mettre des Supérieurs ou Supérieures qui ne fussent parfaits, il faudrait prier Dieu qu’il lui plût nous envoyer des Saints ou des Anges pour l’être, car des hommes nous n’en trouverons point. L’on cherche vraiment qu’ils ne soient pas de mauvais exemple, mais de n’avoir point d’imperfections l’on n’y prend pas garde, pourvu qu’ils aient les conditions de l’esprit qui sont nécessaires; d’autant qu’il s’en trouverait bien de plus parfaits, qui ne seraient pas tant capables d’être Supérieurs. Dites-moi, mes chères Filles, Notre-Seigneur ne nous a-t-il pas montré lui-même qu’il n’y fallait pas prendre garde, en l’élection qu’il fit de saint Pierre pour le rendre Supérieur de tous les Apôtres ? car chacun sait que saint Pierre était le plus imparfait de tous les autres, et il le montra bien, voire même après qu’il fut mis en cette charge si remarquable. Quelle faute ne fit-il pas en la Mort et Passion de son Maître, s’amusant à parler avec une chambrière n, et reniant si malheureusement son cher Seigneur qui lui avait fait tant de bien; il fit le bravache, et puis enfin il prit la fuite. Mais outre cela, dès qu’il fut confirmé en grâce par la réception du Saint-Esprit, encore fit-il une faute de telle importance, que saint Paul, écrivant aux Galates
Ga 2,11, leur mande qu’il a résisté en face à saint Pierre parce qu’il était répréhensible, Et puis nous autres, nous nous étonnerons que nos Supérieurs fassent des fautes, après avoir vu saint Pierre être répréhensible, voire même après avoir reçu le Saint-Esprit? Et non seulement saint Pierre, mais encore saint Paul et saint Barnabé, lesquels eurent une petite dispute ensemble, parce que saint Barnabé voulait mener avec ceux qui allaient prêcher l’Evangile Jean-Marc, qui était son cousin. Saint Paul était d’opinion contraire, ne voulant pas qu’il allât avec eux; et saint Barnabé, ne voulant pas céder à la volonté de saint Paul, ils se séparèrent et allèrent prêcher l’un en une contrée et l’autre avec son cousin en une autre Ac 15,37-41. Notre-Seigneur tira du bien de leur dispute ; car au lieu qu’ils n’eussent prêché qu’en un endroit de la terre, ils jetèrent la semence du saint Evangile en divers lieux.

Ne pensons pas, tant que nous serons en cette vie, de pouvoir vivre sans commettre des imperfections, voire des péchés véniels, car il ne se peut,


23. servante

soit que nous soyons supérieurs ou inférieurs, puisque nous sommes tous hommes, et par conséquent avons tous besoin de cette assurance, afin que nous ne nous étonnions pas de nous y voir sujets.

Notre-Seigneur nous a ordonné de dire tous les jours ces paroles qui sont au Pater: Pardonnez-nous nos offenses c; il n’y a point d’exception en cette ordonnance, parce que nous avons tous besoin de le faire. Ce n’est pas une bonne conséquence de dire : Un tel est Supérieur, donc il n’est point colère ni n’a point d’autres imperfections ; non plus que de dire: Un tel est Evêque, donc il ne dit pas de mensonge ni n’a point de vanité. — Vous vous étonnez, peut-être, de quoi venant à parler à la Supérieure elle vous dit quelque parole moins douce qu’à l’ordinaire, parce qu’elle a peut-être la tête toute pleine de soucis et affaires; votre amour-propre s’en va tout troublé, au lieu de penser que Dieu a permis cette petite sécheresse à la Supérieure pour mortifier votre amour-propre, qui recherchait que la Supérieure vous caressât un peu, recevant aimablement ce que vous lui vouliez dire. Mais enfin, il nous fâche bien de rencontrer la mortification où nous ne la cherchons pas. Hélas ! il s’en faut aller, priant Dieu pour la Supérieure, ou le bénissant de cette bien aimée contradiction. Mais en un mot, mes chères Filles, ressouvenons-nous de ces paroles du grand Apôtre saint Paul: La charité ne cherche point le mal d; il ne dit pas qu’elle ne voit point le mal, mais qu’elle ne le

[ Appendice

Venant à parler à la Supérieure elle vous dit:

Aïe! parce qu’elle a peut-être la tête toute pleine de marteaux, de pierres, de chaux, par le soin qu’elle prend de faire avancer les bâtiments ; mais ce mot qu’elle vous dit, signifie-t-il autre sinon: Que ne me laissez-vous en paix, j’ai assez d’autres choses à penser ! Elle ne dit pas tant de choses, mais elle n’en pense pas moins, ce semble à votre amour-propre, qui s’en va tout troublé, faisant ce beau discours en soi-même : Mon Dieu, quelle Supérieure ! avoir si peu de vertu qu’elle ne puisse souffrir qu’on lui parle. — O Dieu, au lieu de faire ce discours, vous feriez bien mieux de faire considération 2 ce que votre amour-propre recherchait, qui était que la Supérieure vous appelât ma chère fille, et qu’elle vous caressât un peu, recevant amiablement ce que vous lui veniez dire.

2. de penser à, de considérer ]

c. Mt 6,12. — d. 1Co 13,5.

cherche pas; c’est-à-dire que, pour peu qu’il y ait du doute que ce qu’elle voit ne soit pas le mal même, elle ne pénètre point plus avant, ains croit tout simplement qu’il n’y avait point de mal; voulant dire que dès qu’elle le voit, elle s’en détourne, sans y penser ni s’amuser à le considérer.

Vous me dites si la Supérieure ne doit point témoigner de répugnance que les Soeurs voient ses défauts, et que c’est qu’elle doit dire quand une fille se vient accuser tout simplement à elle de quelque jugement ou pensée qui la marque d’imperfection; comme serait si quelqu’une avait pensé que la Supérieure aurait fait une correction avec passion, ce qu’elle doit faire en cette occasion ? — C’est de s’humilier et de recourir à l’amour de son abjection. Mais si la Soeur était un peu troublée en le disant, la Supérieure devrait ne faire semblant de rien et détourner ce propos, mais cacher néanmoins l’abjection dans son coeur; car il faut bien prendre garde aux détours de notre amour-propre, pour nous faire perdre l’occasion de voir que nous sommes imparfaits et de nous humilier. Si bien l’on retranche l’acte d’humilité extérieur, crainte de fâcher la pauvre Soeur qui l’est déjà assez d’avoir eu cette pensée, il ne faut pas laisser de le faire intérieurement. Mais si, au contraire, la Soeur n’était point troublée en s’accusant, je trouverais bien bon que la Supérieure avouât librement qu’elle a failli, s’il est vrai; car si le jugement est faux, il est bon qu’elle le dise avec humilité, réservant toujours néanmoins

24. aimablement

précieusement l’abjection qui lui en revient de quoi on la juge défaillante.

Voyez-vous, cette petite vertu de l’amour de notre abjection ne doit jamais s’éloigner de notre coeur d’un pas, parce que nous en avons besoin à toute heure, pour avancés que nous soyons à la perfection, d’autant, comme nous avons dit, que nos passions renaissent, voire quelquefois après avoir vécu longuement en la Religion et après avoir fait un grand progrès en la perfection; ainsi qu’il se vit en un Religieux de saint Pacôme, nommé Sylvain, lequel étant au monde était un bateleur et comédien de profession. S’étant converti et fait Religieux, il passa l’année de sa probation, voire plusieurs autres après, avec une mortification fort exemplaire, sans que l’on le vit jamais faire aucun acte de son premier métier. Vingt ans après, il pensa qu’il pouvait bien faire quelques badineries sous le prétexte de récréer les Frères, cuidant 25 que ses passions fussent déjà tellement mortifiées qu’elles n’eussent pas assez de pouvoir pour le faire passer au-delà d’une simple récréation. Mais le pauvre homme fut bien trompé, car la passion de la joie ressuscita tellement, qu’après les badineries il parvint aux dissolutions, de sorte que l’on se résolut de le chasser du Monastère; ce qu’on eût fait sans un des frères Religieux, lequel se rendit pleige 26 pour Sylvain, promettant qu’il s’amenderait, ce qui arriva, et fut depuis un grand Saint. Voilà donc, mes chères Soeurs, comme il ne se faut jamais oublier 27 de ce que nous avons été, afin que nous ne devenions pires,

25. pensant, croyant — 26. caution — 27. perdre le souvenir

et ne pas penser que nous soyons parfaits quand nous ne commettons pas beaucoup de lourdes fautes.

Il faut aussi prendre bien garde de ne nous pas étonner si nous avons des passions, car nous n’en serons jamais exempts tandis que nous serons en cette vie ; ces ermites qui voulurent dire le contraire furent censurés par le sacré Concile, et leur opinion condamnée et tenue pour une erreur. Nous ferons donc toujours quelques fautes, mais il faut faire en sorte qu’elles soient rares et qu’il ne s’en voie que deux en cinquante ans, ainsi qu’il ne s’en vit que deux en autant de temps que vécurent les Apôtres après qu’ils eurent reçu le Saint-Esprit. Encore qu’il s’en verrait trois ou quatre, voire sept ou huit en une si grande suite d’années, il ne s’en faudrait pas fâcher ni perdre courage, ains prendre haleine et se fortifier pour mieux faire.

Disons encore ce mot pour la Supérieure. Comme les Soeurs ne doivent pas s’étonner de quoi la Supérieure commet des imperfections, ou bien la Maîtresse des Novices (puisque saint Pierre, tout Pasteur qu’il était de la sainte Eglise et Supérieur universel de tous les chrétiens, tomba bien en défaut et tel qu’il en mérita la correction, ainsi que dit saint Paul e), de même elles ne doivent pas témoigner de l’étonnement que l’on voie leurs défauts, et que ceux de la Directrice soient remarqués par les Novices et ceux de la Supérieure par toutes les Soeurs; mais l’une et l’autre doivent observer la douceur et l’humilité avec laquelle

e. Ubi supra, p. 363.

saint Pierre reçut la correction que lui fit saint Paul, nonobstant qu’il fût son Supérieur. L’on ne sait ce qui est plus considérable, ou la force du courage de saint Paul à le reprendre, ou bien l’humilité avec laquelle il se soumit à la correction qui lui était faite, voire pour une chose en laquelle il pensait bien faire et avait une fort bonne intention. Passons outre.

Vous demandez s’il arrivait qu’une Supérieure eût tant d’inclination de complaire aux personnes séculières, sous le prétexte de leur profiter, qu’elle en laissât le soin particulier qu’elle doit avoir des filles qui sont en sa charge, ou bien qu’elle n’eût pas assez de temps pour faire ce qui est des affaires de la Maison à cause qu’elle demeurerait trop longuement au parloir, si elle ne serait pas obligée de retrancher cette affection qu’elle aurait de complaire aux séculiers, encore que son intention fût bonne ? — Je vous dirai à 28 cela que les Supérieures sont de certaines personnes lesquelles sont pour le profit non seulement de ceux de dedans, mais encore de ceux de dehors; il faut qu’elles soient grandement affables avec les séculiers afin de leur profiter, et doivent de bon coeur leur donner une partie de leur temps. Mais quelle pensez-vous que doit être cette partie ? Ce doit être la douzième, les autres restant pour être employées dans la Maison au soin de leur famille. Les abeilles sortent bien voirement de leur ruche, mais ce n’est que par nécessité ou utilité, et demeurent fort peu au dehors 29 et principalement le roi des abeilles, il ne sort que fort rarement, comme

28. sur — 29. dehors

quand il se fait un essaim, qu’il est tout environné de son petit peuple. La Religion, c’est-à-dire la Congrégation, est une ruche mystique toute pleine d’abeilles célestes, lesquelles sont assemblées pour ménager le miel des saintes vertus, et pour cela, il faut que la Supérieure, qui est entre elles comme leur roi, soit soigneuse de les tenir de près pour leur apprendre la façon de les acquérir et conserver. Mais néanmoins, si ne faut-il pas qu’elle manque pour cela de converser avec les personnes séculières, quand la nécessité ou la charité le requiert; par exemple, avec quelque dame mondaine, laquelle désirera peut-être de se convertir, quittant la vanité pour suivre la vérité et dévotion; pour ce, elle aura beaucoup 30 besoin de l’assistance de la Supérieure pour lui donner plusieurs avis et conseils qui lui sont nécessaires. Mais hors de la nécessité ou charité, il faut que la Supérieure soit courte avec les séculiers. Je dis la nécessité, d’autant qu’il y a certaines personnes de grand respect, lesquelles il ne faudrait pas mécontenter.

Mais quant à ce point que vous alléguez, que la Supérieure demeure longuement au parloir à cause du soin qu’elle a d’acquérir des amis pour la Congrégation, oh ! certes, il n’est pas tant besoin de cela comme l’on penserait bien; car si elle se tient dedans pour bien faire ce qui est de sa charge, elle ne doit point douter que Notre-Seigneur ne pourvoie assez la Congrégation des amis qui lui sont nécessaires. — Il lui fâche de rompre compagnie quand l’on sonne les Offices

30. bien

pour y aller, de crainte qu’elle a de mécontenter ceux avec qui elle parle au parloir. — Il ne faut pas être si tendre, car si ce n’est des personnes de grand respect, ou bien qui ne viennent que fort rarement ou qui sont de loin, il ne faut pas quitter les Offices ni l’oraison, si la charité ne le requiert absolument. Quant aux visites ordinaires des personnes desquelles on se peut librement 31 dispenser, il faut dire que notre Mère est à l’oraison ou à l’Office; s’il leur plaît d’attendre ou de revenir. Et, si je ne me trompe, la Supérieure qui saura que si elle perd le temps de dire l’Office ou de faire l’oraison avec les autres, il faudra qu’elle reprenne le temps de dire l’Office et de faire l’oraison selon que sa commodité le lui pourra permettre, elle se rendra assez soigneuse de ne pas perdre le temps que la Communauté y emploie, pour des choses non nécessaires. Et ceci, il le faut observer, non seulement la Supérieure, mais toutes les Soeurs, de ne point manquer d’assister aux Offices et à l’oraison tant qu’il se peut ; mais s’il arrive que pour quelque grande nécessité on le fasse, que néanmoins l’on reprenne du temps après pour faire l’oraison, tant qu’il se pourra bonnement; car de dire l’Office, nul ne doute que l’on n’y soit obligé.

Or, pour le regard de 32 cette question, qui est si l’on ne doit pas toujours faire quelques petites particularités à la Supérieure de plus qu’aux autres Soeurs, tant au vêtir qu’au manger, elle sera tôt résolue ; car en un mot je vous dis que non en façon quelconque, si ce n’est de la

31. facilement — 32. pour ce qui concerne, touchant

nécessité, comme l’on fait à chacune des Soeurs.— Dites-vous s’il ne faut pas qu’elle ait une chaire 33 tout partout 34 ? — Non certes, il ne le faut pas, si ce n’est au choeur et au Chapitre; et en cette chaire, jamais l’Assistante ne s’y doit mettre, bien qu’en toutes choses l’on lui doive du respect comme à la Supérieure (s’entend en son absence). Au réfectoire même il n’en faut point, ains seulement un siège comme aux autres; bien que partout on la doive regarder comme une personne particulière et à laquelle on doit porter très particulier respect, si ne faut-il pas qu’elle soit singulière en aucune chose que le moins qu’il se pourra. L’on excepte pourtant toujours la nécessité comme serait si elle était bien vieille, car alors il serait permis que l’on lui donnât une chaire pour son soulagement. Il faut éviter soigneusement tout ce qui nous fait paraître quelque chose au-dessus des autres, je veux dire suréminent et remarquable. La Supérieure doit être reconnue et remarquée par ses vertus et non par ces singularités non nécessaires, spécialement entre nous autres de la Visitation qui voulons faire une profession particulière d’une grande simplicité. Ces honneurs sont bons pour ces Maisons religieuses où l’on appelle Madame, la Supérieure, mais pour nous autres il ne faut rien de tout cela.

Qu’y a-t-il plus à dire ? — Comment il faut faire pour bien conserver l’esprit de la Visitation et empêcher qu’il ne se dissipe ? — L’unique moyen est de le tenir fermé 35 et enclos 36 dans l’observance des Règles. — Mais vous dites qu’il

33. chaise — 34. partout — 35. renfermé — 36. clos

y en a qui sont tellement jalouses de cet esprit qu’elles ne voudraient point le communiquer hors de la Maison.— Il y a de la superfluité en cette jalousie, laquelle il faut retrancher; car à quel propos, je vous prie, vouloir céler au prochain ce qui lui peut profiter? Je ne suis pas de cette opinion, car je voudrais que tout le bien qui est en la Visitation fût reconnu et su d’un chacun; et pour cela, j’ai été toujours de cet avis qu’il serait bon de faire imprimer les Règles et Constitutions, afin que plusieurs, les voyant, en pussent tirer quelque utilité. Plût à Dieu, mes chères Soeurs, qu’il se trouvât beaucoup de gens qui les voulussent pratiquer, voire même des hommes! l’on verrait bientôt un grand changement en eux, qui réussirait 37 à la gloire de Dieu et au salut de leurs âmes. Soyez grandement soigneuses de conserver l’esprit de la Visitation, mais non pas en sorte que ce soin vous empêche de le communiquer charitablement et avec simplicité au prochain, à chacun selon sa capacité; et ne craignez pas qu’il se dissipe par cette communication, car la charité ne gâte jamais rien, ains elle perfectionne toutes choses.

37. tournerait



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F de Sales, Entretiens 18