F. de Sales, Lettres 229


LETTRE LVIII.

S. FRANÇOIS DE SALES, A M. LE DUC DE NEMOURS.

(Tirée du monast. des Dites de sainte Marie de Billom en Auvergne.)

Lettre de recommandation pour un sieur de la Pesse, précédemment attaché au service du duc.

Annecy, 21 juillet 1604.

Monseigneur,

J'attends de jour à autre le départ de M. de Varenne, pour vous envoyer le certificat de l'exécution fidèle du voeu que votre grandeur m'avait confié pour Notre-Dame de Lorette. Mais cependant, M. de la Pesse m'ayant communiqué la prétention qu'il a de persévérer.au service qu'il a exercé ci-devant en votre conseil de ce pays, je me sens obligé de recommander à votre grandeur sa très-humble supplication, non-seulement parce qu'il est fort homme de bien, mais parce qu'il s'est très-affectionnément employé dans sa charge en temps difficile, et pour des occasions èsquelles on ne pourrait pas nier qu'il ne fallût du zèle et du courage; et peut-on dire que sans la fermeté et la diligence de M. le collatéral Floccard, son beau-frère, et la sienne, le sieur Bonfils, qui avait une grande industrie et un grand support, ne fût jamais venu au compte auquel l'autorité de son altesse l'a réduit ; et par ce, monseigneur, que je suis témoin d'une partie du soin que ledit sieur Floccard et le sieur de la Pesse.ont eu pour cela, je ne fais nulle difficulté d'intercéder maintenant en ce sujet, auquel il me semble que votre grandeur doit témoigner le gré qu'elle sait à ses serviteurs quand ils lui ont rendu de bons services; laissant à part que la tranquillité et l'assurance des serviteurs anime et tient en ordre les affaires, comme les mouvements ont accoutumé de les embarrasser ; et je supplie très-humblement votre grandeur de croire que je lui propose mes sentiments avec fidélité et sincérité, n'ayant aucun intérêt en toute cette affaire que celui de son service et du repos de ceux qui y sont et s'y emploient utilement. Je me promets de votre grandeur cette créance, selon votre bonté. Monseigneur, etc.




LETTRE LIX, A ANTOINE DE REVOL, ÉVÊQUE DE DOL NOUVELLEMENT CONSACRÉ.

233 (Tirée du monast. de la Visitât, du faub. Saint-Jacques, à Paris.)

Il lui rend compte des peines et des consolations qu'il éprouve dans son épiscopat, ainsi que de ses travaux apostoliques.

Annecy, la veille de l'Assomption, 14 août 160-i.

Monsieur,

1. La dernière lettre que je reçus de vous fut celle par laquelle vous me fîtes l'honneur de m'avertir que vous aviez reçu la sainte consécration, et que vous vous retiriez auprès de votre troupeau. Ce me fut une bien grande consolation, laquelle je vous témoignai par la réponse que je vous fis ; car je n'eusse pas pu m'en empêcher, j'en étais touche très-vivement. Mais, à ce que M. Favier m'a fait savoir, vous n'aurez pas reçu ma lettre. Ne croyez jamais, je vous supplie, monsieur, que ni la mémoire ni la reconnaissance du devoir que j'ai à la bienveillance qu'il vous a plu de me promettre, me puisse défaillir. Non, sans doute : je suis par tout le resté de mon âme fort imbécile et foible ; mais j'ai l'affection fort tenante et presque immuable à l'endroit de ceux qui me donnent le bonheur de leur amitié, comme je crois fermement que vous avez fait. Que si vous n'avez pas reçu de mes lettres si souvent que j'eusse souhaité, attribuez-le à toute autre sorte de manquement plutôt qu'à celui de l'affection. Mais non plus sur ce sujet ; notre communication doit être franche, entière et familière.

Je vous dirai donc, monsieur, que, depuis les dernières nouvelles que vous avez eues de moi, j'ai été perpétuellement parmi les travaux et traverses que le monde fait naître en ma charge ; et me semble que cette année m'a été encore plus Apre que celle du noviciat : mais je puis dire aussi que notre bon maître m'a beaucoup assisté de ses saintes consolations qui m'ont fortifié, en sorte que je puis dire d'avoir nagé parmi les eaux d'amertume sans en avoir avalé une seule goutte (Cf.
Ex 15,23-25). Que Dieu est bon ! il connait bien mon infirmité et ma délicatesse ; c'est pourquoi il ne me permet point de seulement goûter les eaux de Mara, que premièrement il ne les ait adoucies par le bois sacré de son assistance et consolation. Voilà, monsieur, en général ce que j'ai fait. Ce carême j'ai prêché à Dijon, où j'avais de bonnes et importantes affaires pour cet évêché, lesquelles j'ai, par ce moyen, terminées avec tout l'heur que je pouvais désirer. Je ne rencontrai jamais un si bon et gracieux peuple, ni si doux à recevoir les saintes impressions. Il s'y est fait quelque fruit, nonobstant mon indignité, non-seulement pour ceux qui m'ont attentivement écouté, mais aussi pour moi, qui ai reconnu en plusieurs personnes tant de vraie piété que j'en ai été ému.

Quelques huguenots se sont convertis, quelques gens douteux et chancelants se sont affermis; plusieurs ont fait des confessions générales, même à moi, tant ils avaient de confiance en mon affection ; plusieurs ont pris nouvelle forme de vivre, tant ce peuple est bon. Encore vous dirai-je ceci : j'y ai reconnu plusieurs centaines de personnes laïques et séculières qui font une vie fort parfaite, et, parmi les tracas des affaires du monde, font tous les jours leur méditation et saints exercices de l'oraison mentale.

2. A mon retour, ensuite de ce que j'y avais traité, et qui avait été le sujet qui m'avoit fait sortir de mon diocèse, je vins à Lux, où M. le baron de Lux et quelques-uns de cette cour du parlement étaient arrivés, pour, de la part du roi, affermir l'établissement de l'exercice catholique que les huguenots avaient totalement ébranlé, et résoudre plusieurs difficultés que l'esprit chicaneur de l'hérétique y avait fait naître. Plusieurs paroisses, à cette occasion, vinrent demander l'exercice de la sainte Église, qui jusqu'à l'heure n'avaient pas osé; et le roi du depuis le leur a accordé, bien que l'exécution en soit un peu retardée pour des considérations que la malice du temps donne.

3. Le ministre La Faye, de Genève, a fait un livre exprès contre moi : il n'épargne pas la calomnie ; il laisse à part la grande multitude de mes imperfections, qui sont sans doute blâmables, et ne me censure que de celles que je n'ai point, par la grâce de Dieu, d'ambition, d'oisiveté extérieure, luxe en chiens de chasse et écuries, et semblables folies, qui sont non-seulement éloignées de mon affection, mais incompatibles avec la nécessité de mes affaires et la forme de vie que ma charge m'impose. Or béni soit Dieu qu'il ne sait pas mes maladies, puisqu'il ne les voudrait guérir que par la médisance. Je branle à savoir si je dois répondre ; et, n'était l'opinion de mes amis qui me combat, je serais résolu à la négative, même que j'ai en main quelque petite besogne qui sera sans doute plus utile que celle-là ; et je suis si tourmenté de la multiplicité des sollicitudes, que je n'ai nul loisir d'étudier.

Monsieur, je pense que vous connaitrez par cette lettre combien est grande l'assurance que je prends en votre amitié, puisque je suis si long et si libre à vous dire ces menusailles de mon particulier, lesquelles ne vous peuvent être présentées que sous une extrême confiance de votre bonté. Mais les anciens évoques n'en faisaient pas moins : et la communication que vous me permettez d'avoir avec vous m'est d'autant plus douce, que nous sommes plus éloignés l'un de l'autre; car je pense que c'est de la largeur ou longueur du royaume de France. Permettez-moi, je vous supplie, que je désire de savoir presque aussi particulièrement de vos nouvelles comme je vous en dis des miennes, mais surtout si vous ne montez pas en chaire, ou au moins si vous ne faites pas de sermons à l'autel ; et pardonnez-moi, monsieur, si c'est trop.

Je me réjouis que M. Soulfour soit notre commun répondant ; cette entremise, à mon avis, est fort agréable. Dieu, par sa bonté, nous rende dignes de l'office auquel il nous appelle! Je ne suis jamais à l'autel que je ne l'en supplie, et nommément pour vous, monsieur, de qui je me promets un riche contre.-échange, à qui je baise très-humblement les mains, et suis inviolablement, monsieur, etc.





LETTRE LX, A MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE DE BOURGES (1).

235
Sur la vraie manière de prêcher.

Sales, 5 octobre 1604.

PROOEMIUM. Illustrissime ac reverendissime Domine,

Nihil impossibile amori. Ego nonnisi vilis et miser sum praedicator : facitque ille ut audeain de verà proedicandi ratione dicere sensa mea. Nescio equidem an sit amor in me tuus, qui hanc aquam de petrâ elicit ; an verô in te meus, qui surgere facit bas rosas de spinis. Hanc amoris vocem mihi indulge ; christianum in morem lo-quor : nec mirare me aquas et rosas promittere ; epitbetaenim sunt omni doctrinae catholicae convenientia, quantumvis haec fuerit malè adornata. Rem" aggredior ; Deus eam modo secundet.

Ut verô ordine procedam, pradicationem con-sidero juxta quatuor ejus causas, efficientem, finalem, materialem, etformalem ; hoc est, quis praedicare debeât, ob quem finem, quid, et quo modo (2).



Monseigneur,

Il n'est rien d'impossible à l'amour : je ne suis qu'un chétif et malotru prédicateur, et il me fait entreprendre de vous dire mon avis de la vraie façon de prêcher. Je ne sais si c'est l'amour que vous me portez qui tire cette eau de la pierre (
Nb 20,8 Ps 77,16), ou si c'est celui que je vous porte qui fait sortir des roses de l'épine. Permettez-moi ce mot d'amour, car je parle à la chrétienne ; et ne trouvez pas étrange que je vous promette des eaux et des roses, car ce sont des épithètes qui conviennent à toute doctrine catholique, pour mal agencée qu'elle soit. Je vais commencer : Dieu y veuille mettre sa main.

Pour parler avec ordre, je considère la prédication en ses quatre causes, l'efficacité, la finale, là matérielle et la formelle, c'est-à-dire, qui doit prêcher, pour quelle fin on doit prêcher, que c'est que l'on doit prêcher, et la façon avec laquelle on doit prêcher.

(1) M. André Frémiot, frère de madame de Chantal.
(2) Voyez pour la suite, les sermons, page 73.




LETTRE LXI.

S. FRANÇOIS DE SALES, A MADAME ROSE BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-d'ORRE.

Conseils à une personne souffrante : les douleurs du corps sont des épreuves favorables ; jamais on ne rend plus de services à Dieu que-dans cet état; exercices spirituels à faire lorsqu'on s'y trouve.

Avant le 9 octobre 1604.

Ma très-chère soeur, notre Seigneur vous veuille donner son saint Esprit, pour faire et souffrir toutes choses selon sa volonté ! Votre homme N. me presse si fort de le dépêcher, que je ne sais si je pourrai vous répondre entièrement. Au moins vous dirai-je quelque chose, selon que Dieu m'en donnera la grâce. J'ai été consolé que N. arrivât si à propos avec mes lettres. Tous vos dégoûtements ne m'étonnent point ; ils cesseront un jour, Dieu aidant : et si bien vous avez donné peu de satisfaction à ce bon père, je m'assure qu'il ne s'en troublera point ; car je le,tiens pour capable de connaitre les divers accidents d'une âme qui commence à cheminer au chemin de Dieu. Pour moi, ma chère soeur et fille, n'en doutez nullement, vous ne sauriez m'étre importune : et si notre Seigneur m'avait autant donné de liberté et de commodité de vous assister, comme j'en ai de volonté et d'affection, vous ne me verriez jamais las de vous servir à la gloire de Dieu ; car je suis pleinement vôtre, et vous ne sauriez avoir trop d'assurance de moi pour cet égard;

Touchant la méditation, je vous prie de ne vous point affliger, si parfois, et même bien souvent, vous n'y êtes pas consolée ; mais poursuivez doucement, et avec humilité et patience, sans pour cela violenter votre esprit. Servez-vous du livre quand vous verrez votre esprit las ; c'est-à-dire, lisez un petit, et puis méditez jusqu'à la fin de votre demi-heure.

La mère Thérèse (1) en usa ainsi du commencement, et dit qu'elle s'en trouva fort bien. Et puisque nous parlons confidemment, j'ajouterai que je l'ai ainsi essayé, et m'en suis bien trouvé. Tenez pour règle que la grâce de la méditation ne se peut gagner par "aucun effort d'esprit; mais il faut que ce soit une douce et affectionnée persévérance, pleine d'humilité.

(1) Sainte Thérèse.



Tous vos autres exercices, vous les continuerez en la façon que je vous les ai marqués.

Pour le coucher, je ne changerai point d'opinion, s'il vous plaît; mais si le lit vous déplaît, et que vous n'y puissiez pas tant demeurer que les autres, je vous permettrai bien de vous lever une heure plus matin : car, ma chère soeur, il n'est pas croyable combien les longues veilles du soir sont dangereuses, et combien elles débilitent le cerveau. On ne le sent pas en la jeunesse ; mais on le ressent tant plus par après, et plusieurs personnes se sont rendues inutiles par ce moyen.

Je viens à votre jambe malade, et qu'il faut ouvrir. Ce ne sera pas sans des douleurs extrêmes; mais, mon Dieu! quel sujet est-ce que sa bonté vous donne de probation en ces commandements ! O courage, ma chère soeur ; nous sommes à Jésus-Christ, voilà qu'il vous envoie ses livrées : faites état que le fer qui ouvrira votre jambe soit l'un des clous qui perça les pieds à notre Seigneur. O quel bonheur ! il a choisi pour vous ces sortes de faveurs, et les a tant chéries, qu'il les a portées en paradis ; et voilà qu'il vous en fait part : et vous me dites que vous me laissez à penser comme vous servirez Dieu pendant le temps que vous serez sur le lit ; et suis content d'y penser, ma bonne fille.

Savez-vous ce que je pense ? A votre avis, ma chère soeur, quand fut-ce que notre Sauveur fit le plus grand service à son Père ? Sans doute que ce fut étant couché sur l'arbre de la croix, ayant pieds et mains percés : ce fut là le plus grand acte de son service. Et comme le servait-il ? En souffrant en offrant : ses souffrances étaient une odeur de suavité à son Père. Et voilà donc le service que vous ferez à Dieu sur votre lit ; vous souffrirez et offrirez vos souffrances à sa majesté. Il sera sans doute avec vous en cette tribulation, et vous consolera.

Voilà votre croix qui vous arrive : embrassez-la, et la caressez pour l'amour de celui qui vous l'envoie. David affligé disait à notre Seigneur : Tai fait le muet, et n'ai dit mot, parce que c'est vous, ô mon Dieu, qui m'avez fait ce mal que je souffre (Ps 38,10), comme s'il disait : Si un autre, que vous, ô mon Dieu, m'avait envoyé cette affliction,, je ne l'aimerois pas, je la rejetterois ; mais puisque c'est vous, je ne dis plus mot, je l'accepte, je la reçois, je l'honore.

Ne doutez point que je ne prie fort notre Seigneur pour vous, afin qu'il vous fasse part de sa patience, puisqu'il lui plaît de vous faire part de ses souffrances : je le dois, je le ferai, et serai en esprit près de vous pendant tout votre mal ; non, je ne vous abandonnerai point.

Mais voici un baume précieux pour adoucir vos douleurs. Prenez tous les jours une goutte ou deux du sang qui distille des plaies des pieds de notre Seigneur, et les faites passer par la méditation ; et avec imagination trempez révéremment votre doigt en cette liqueur et l'appliquez sur votre mal, avec l'invocation du doux nom de Jésus^ut est une huile répandue (Ct 1,2); disait l'épouse au Cantique; et vous verrez que votre douleur s'amoindrira.

Pendant ce temps-là, ma chère fille, dispensez-vous de l'office pour tous les jours que les médecins vous le conseilleront, encore qu'il vous semblera que vous n'en ayez pas besoin : je vous l'ordonne comme cela au nom de Dieu.

Si ces lettres vous arrivent avant le coup, faites chercher partout le traité de Cacciaguerre, De la tribulation, et le lisez pour vous préparer : si moins, faites-vous le lire paisiblement par quelqu'une de vos dévotes, pendant que vous serez au lit ; et, croyez-moi, cela vous soulagera incroyablement. Jamais je ne fus si touché d'aucun livre que de celui-là, en une maladie très-douloureuse que j'eus en Italie.

L'obéissance que vous rendrez au médecin sera infiniment agréable à Dieu, et mise en compte au jour du jugement.

Je ne puis vous envoyer maintenant l'écr de la communion, car votre homme me presse trop : je vous l'enverrai bientôt, car j'en aurai commodité : mais cependant vous trouverez dans Grenade tout ce qui est requis, et dans la Pratique spirituelle.

Oh ! que j'ai été consolé de voir que vous avez franchi toutes difficultés, pour faire tout ce que je vous écrivis touchant vos voeux et la confession ! Ma chère soeur, il faut toujours faire comme cela, et Dieu sera glorifié en vous.

Vous aurez très-souvent de mes lettres, et à toute occasion.

Pendant que je vous penserai affligée dans le lit, je vous porterai (mais c'est à bon escient que je parle), je vous porterai une révérence particulière et un honneur extraordinaire, comme à une créature visitée de Dieu, habillée de ses habits, et son épouse spéciale. Quand notre Seigneur fut à la croix, il fut déclaré roi, même par ses ennemis, et les ames qui sont en croix sont déclarées reines.

Vous ne savez pas de quoi les anges nous portent envie : certes de nulle autre chose que de ce que nous pouvons souffrir pour notre Seigneur, et ils n'ont jamais rien souffert pour lui. S. Paul, qui avait été au ciel (), et parmi les félicités du paradis, ne se tenait pour heureux qu'en ses infirmités, et en la croix de notre Seigneur (Ga 6,14). Quand vous aurez la jambe percée, dites à vos ennemis la parole du même apôtre : Au demeurant, que nul ne me vienne plus fâcher ni troubler ; car je porte les marques et signes de mon Seigneur en mon corps (Ga 6,17). O jambe, laquelle étant bien employée vous portera plus avant au ciel que si elle était la plus saine du monde ! Le paradis est une montagne à laquelle on s'achemine mieux avec les jambes rompues et blessées qu'avec les jambes entières et saines.

Il n'est pas bon de faire dire des messes dans les chambres : adorez de votre lit notre Seigneur à l'autel, et contentez-vous. Daniel ne pouvant aller au temple, se tournait de ce côté-là pour adorer Dieu (Da 6,10) : faites-en de même. Mais je suis bien d'avis que vous communiiez tous les dimanches et bonnes fêtes au lit, autant que les médecins vous le permettront : notre Seigneur vous visitera volontiers au lit de l'affliction.

J'ai reçu le billet joint à votre lettre. Ne doutez nullement que.je ne l'aie très agréable. Je l'accepte de tout mon coeur, et vous promets que j'aurai le soin de vous que vous désirez, autant que Dieu m'en donnera de force et de pouvoir. Je prie sa devine majesté qu'il vous comble de ses bénédictions, et toute votre maison. Dieu soit éternellement béni et glorifié sur vous, en vous et par vous ! Amen. Je suis, ma très-chère fille, votre, etc.

Je vous supplie, qu'il vous plaise faire recommander à Dieu une bonne oeuvre que je souhaite voir accomplie, et surtout de la recommander vous-même pendant vos tourments, car en ce temps-là vos prières, quoique courtes et de coeur, seront infiniment bien reçues. Demandez en ce temps-là à Dieu les vertus qui vous seront les plus nécessaires.




LETTRE LXII, A MADAME L'ABBESSE DU PUITS-D'ORBE. -

237
(Tirée du Monast. de la Visitât, du Puits-d'Orbe.)

Conseils sur quelques exercices religieux à l'usage des communautés de femmes ; sur les réformes qu'une abbesse peut introduire, et les pratiques qu'elle doit faire observer, etc.

A Sales, le jour de Saint-Denis, 9 octobre 1604.



Madame,

1. J'ai longuement retenu votre laquais Philibert ; mais c'a été parce que je n'ai jamais eu un seul jour à moi, encore que je fusse aux champs ; car la charge que j'ai porte tout partout son martyre avec soi, et ne puis pas dire qu'aucune seule heure de mon temps soit à moi, sinon celles auxquelles je suis à l'office : tant plus désiré-je d'être très-étroitement recommandé à vos prières.

Je vous envoie, ma chère fille ( et voilà le mot que vous voulez, et que mon coeur me dicte ), un écrit touchant la façon de faire l'oraison mentale, qui me semble la plus aisée et utile. Je vous y ai mis quelques exercices et des oraisons jaculatoires. Cela suffira bien pour enseigner la forme qu'il faut tenir à passer la journée. Je désire que vous la communiquiez à madame la présidente (1), votre soeur, et à madame de Chantal ; car je pense qu'elle leur sera utile.

2. Quant à la matière de vos méditations, je désire que pour l'ordinaire ce soit sur la vie et mort de notre Seigneur ; car ce sont les plus aisées et les plus profitables.

Les livres que je vous conseille, ce sont Bruno, jésuite, Capiglià, chartreux ; Bellintany, capucin ; mais surtout Grenade, au vrai Chemin (2), pour le commencement. Bruno et Capiglià vous pourront servir pour les fêtes et dimanches, les autres deux le long de Vannée. Mais quoique vous voyiez ces auteurs qui sont excellents, ne vous départez point de la forme que je vous ai envoyée.

Faites toujours l'entrée de l'oraison en vous mettant en la présence de Dieu, l'invoquant et proposant le mystère ; et après les considérations, prendrez où vous aurez laissé ; et ne doutez nullement qu'il n'en sera que mieux dit pour toutes ces interruptions ; et si vous ne le pouvez achever à la messe, ce sera à quelque heure du jour, et. ne sera besoin que de poursuivre où vous aurez laissé.

(1) Madame Brûlart.
(2) C'est sans doute le Guide des pécheurs.


Au repas, j'approuverais que vous observassiez de faire dire le Benedicite, et les grâces ecclésiastiques qui sont à la fin du Bréviaire ; et cela vous pouvez introduire au même temps que vous introduirez le Bréviaire de Trente, ou devant, s'il vous semble ; et petit à petit faire que chaque dame le dise à son tour ; car l'Église ne l'a pas fait mettre, sinon afin que nous l'observions. Étant à Annecy, je l'observe toujours.

Un petit devant le souper, il vous seroit fort utile de prendre un demi-quart d'heure de recueillement à remâcher la méditation du matin, sinon qu'à cette heure-là Pondit complies au monastère.

Le soir avant que d'aller coucher, j'approuve que si l'église n'est point éloignée de vos chambres, ni trop incommode, vous y alliez toutes ensemble ; et qu'y étant arrivées et mises à genoux, et en la présence de Dieu, la semainière fasse l'office de l'examen de conscience, en cette sorte : Pater noster, et dire secrètement le reste ; Ave Maria, et Credo, et à la fin, carnis resurrectionem, vitam oeternam. Amen. Puis toutes ensemble le Confiteor jusqu'à mea culpa, et s'arrêter un demi-quart d'heure à faire l'examen, puis achevez le mea culpa, et le reste ; Misereatur et Indulgentiam : après cela les litanies de Notre-Dame ; et après, l'oraison de Notre-Dame, ou celle qui est après, Visita, quaesumus, Domine, habitationem istam et ce qui s'ensuit ; les autres répondent, JPo/v?2uim et requiescam. -ty. Benedicamus Domino. ]. Deo gratias.jfr. Requiescant in pace. Et dès cette heure-là que chacun se retiré à sa cellule, après s'être entr'esaluées toutes ensemble.

Au demeurant, ma chère dame, surtout il faut que vous la première teniez un ordre, non-seulement pour les offices, mais aussi pour s'aller coucher et lever ; autrement vous ne pourrez pas continuer en santé : et cela s'observe en toutes assemblées. Les veilles du soir sont dangereuses pour la tête et l'estomac. Je vous conseillerais que le dtner ne fût pas plus tard que dix heures, ni le souper que six, ni le coucher que neuf A dix, et le lever entre quatre et cinq, si quelque complexion particulière ne requière davantage de temps pour dormir, ou n'en puisse pas tant dormir. Mais il faut que, pour n'en pas tant dormir, la cause soit bien reconnue : car entre les filles, il semble que six heures soient presque requises ; et faites toujours les actes des affections, non pas de toutes, mais de quelques-unes, et les résolutions ; après cela l'action de grâces, l'offre, la prière; enfin lisez bien le petit mémorial que je vous envoie, et le pratiquez.

Quant à la méditation de la mort, du jugement et de l'enfer, elle vous sera fort utile ; et vous en trouverez les matières en Grenade, bien au long. Mais, ma fille, je vous prie que toutes ces méditations-là des quatre fins se finissent toutes par l'espérance et la confiance en Dieu, et non pas par la crainte et l'effroi ; car quand elles finissent par la crainte, elles sont dangereuses, surtout celle de la mort et de l'enfer.

Il faut donc, qu'ayant considéré la grandeur des peines et l'éternité, et vous étant excitée à la crainte d'icelles, et fait résolution de mieux servir Dieu, vous vous représentiez le Sauveur en croix, et, recourant à lui les bras étendus, vous l'alliez embrasser par les pieds, avec des acclamations intérieures pleines d'espérance : O port de mes espérances ! ah ! votre sang me garantira ; je suis vôtre, Seigneur, et vous me sauverez (
Ps 118,94) ; et retirez-vous en cette affection, remerciant notre Seigneur de son sang, l'offrant à son père pour vous délivrer, et le priant qu'il vous l'applique. Mais ne faillez pas à toujours finir par l'espérance, autrement vous ne retireriez nul profit de telles méditations : et tenez cette règle perpétuellement, que jamais vous ne devez finir votre oraison qu'avec confiance ; car c'est la vertu la plus requise pour impétrer de Dieu, et celle qui l'honore le plus. Vous pourrez donc faire ces méditations des quatre fins tous les trois mois une fois, et ce en quatre jours.

3. Pour l'ordre de prier la journée, il me semble de vous avoir assez éclaircie en ce petit mémoire que je vous envoie. Je vous le dirai néanmoins ici un peu plus particulièrement.

Sachant que vous êtes fort matineuse, je dis que le matin, étant levée, vous devez faire votre méditation et l'exercice du matin, que j'ai appelé préparation, à la charge que le tout ne durera au plus que trois quarts d'heure, ne désirant pas que la méditation et l'exercice arrivent à une heure. Après cela vous pouvez disposer de vos affaires de ce jour-là, jusqu'à l'office s'il y a du temps.

A la messe, je vous conseille plutôt de dire votre chapelet qu'aucune autre prière vocale ; et, le disant, vous le pourrez rompre quand il faudra observer les points que je vous ai marqués, à l'Évangile, au Credo, à l'Élévation, et puis re voulant faire autrement, on demeurera sans vigueur le long de la journée.

Ne faites point l'oraison mentale après le dîner, si ce n'est pour le moins quatre heures après, ni jamais après souper. Aux jours de jeûne on peut faire collation à sept heures ; et pour le regard du jeûne, pour vous; il suffira de commencer par le vendredi, et vous en contenter pour quelque temps, et mêmement parce qu'il faut que vous soyez avec les autres, et qu'il faut les con-dure petit à petit.

Étant malade, ne faites pas d'autre oraison que jaculatoire. Ayez soin de vous, obéissant soigneusement au médecin, et croyez que c'est une mortification agréable à Dieu ; et quand vos soeurs le seront, soyez fort affectionnée à les visiter, secourir, et faire servir et consoler. Même s'il y eh a de maladives, montrez-leur une tendre compassion, les dispensant aisément de leur charge de l'office, selon que vous jugerez convenable, car cela les gagnera infiniment.

4. Pour le regard des communions et confessions, je trouve bon que ce soit tous les huit jours, et que le soir du samedi, vous ajoutiez au Visita l'oraison du saint-sacrement.

Je vous envoie un petit formulaire de confession, que j'ai dressé exprès pour vous. Je n'y mets pas tout, mais seulement ce que j'ai cru à propos pour votre instruction. Vous pourrez le communiquer à mesdames Brulart et de Chantal, et aux religieuses que vous verrez disposées à en faire profit. Je n'ai pas ici les livres, qui en traitent, et peut-être le disent-ils mieux que moi : mais il n'importe; si vous le trouvez ailleurs, tant mieux.

Quant à la réformation de votre maison, ma chère fille, il faut que vous ayez un coeur grand, et qui dure. Je vous vois dedans sans doute, si Dieu vous donne sa grâce et quelques années de vie. Ce sera vous qui serez employée de la divine providence a cette sacrée besogne, et sans beaucoup de peines. Cela me plaît que vous êtes peu de filles. La multitude engendre confusion. Mais comment commencerez-vous ? Voici mes pensées.

L'exacte réformation d'un monastère de filles consiste en l'obédience bien observée, la pauvreté et la chasteté. Il vous faut bien garder de donner ni peu ni prou aucune alarme de vouloir réformer ; car cela ferait que tous les esprits chatouilleux dresseraient leurs armes contre vous, et se roidiraient. Savez-vous ce qu'il faut faire? Il faut que d'elles-mêmes elles se réforment sous votre conduite, et qu'elles se lient à l'obéissance et pauvreté. Mais comme quoi ? Allez de loin en loin, gagnez ces jeunes plantes qui sont là, et leur inspirez l'esprit d'obéissance ; et pour ce faire, usez de trois ou quatre artifices.

Le premier, c'est de leur commander souvent, mais des choses fort petites, douces et légères, et ce devant les autres ; et puis là-dessus les en louer modestement, et les appeler à l'obéissance avec des termes d'amour : Ma chère soeur, ou fille, et semblables; et plutôt leur dire avant que de le faire : Si je vous prie de ceci ou de cela, le ferez-vous pas bien pour l'amour de Dieu ?

Le second, c'est de leur jeter devant des livres propres à cela, et entre autres il y en a trois admirables que je vous conseille d'avoir, et quelquefois leur en lire à part les points les plus sortables. Ce sont PlatUS, Du bien de l'état religieux, lequel est imprimé en français à Paris; Le Gerson des religieux, composé parle père Pinel, imprimé à Lyon et à Paris ; Le Désirant, ou Trésor de dévotion, imprimé à Paris et à Lyon. Item, parler "souvent de l'obédience, non pas comme la désirant d'elles, mais comme désirant de la rendre à quelqu'un. Par exemple, mon Dieu ! que les abbesses qui ont des supérieures qui leur commandent, ou bien des supérieurs, sont bien plus aises ! elles ne craignent point de faillir, toutes leurs actions sont bien plus agréables à Dieu; et semblables petites amorces.

Le troisième, c'est de commander si doucement et aimablement qu'on rende l'obéissance aimable ; et, après qu'elles vous auront obéi, ajouter : Dieu vous veuille récompenser de cette obéissance ! et ainsi vous tenir fort humble.

Le quatrième, c'est de faire profession vous-même de ne vouloir rien faire que par l'avis et conseil de votre père spirituel, auquel néanmoins vous n'attribuerez nullement aucun titre de commandement, ni à ce que vous ferez par sa direction aucun titre d'obéissance, de peur d'exciter des contradictions, et que les malins ne suscitent des jalousies en l'esprit de ceux qui sont supérieurs de votre monastère, car cela gâterait tout; et je suis expérimenté en de semblables accidents, pour les avoir vus arriver en France, en des monastères où il n'y a pas eu peu de peine d’apaiser ces orages.

J'en dis de même de la pauvreté : il faut les y conduire petit à petit ; en sorte qu'inspirées en cette douce façon, dans quelque temps toutes leurs pensions soient mises ensemble en une bourse, de laquelle on tirera tout ce qui sera nécessaire, également et à propos, selon la nécessité d'une chacune, comme il se fait en plusieurs monastères de. France que je sais. Mais surtout il ne faut donner nulle alarme de tout cela; ains les y conduire par de douces et souèves inspirations, à quoi aussi serviront les livres susdits.

Quant à la chasteté, il faut commencer ainsi : témoigner vous-même que vous n'êtes jamais si contente que quand vous êtes seule avec elles ; qu'il vous semble que c'est la plus grande consolation d'être ainsi en votre conversation particulière entre vous autres soeurs; que vous voudriez que chacun demeurât en son lieu, les mondains chez eux, et vous avec elles ; qu'aussi bien les mondains ne viennent aux monastères que pour en tirer ou pour faire des contes çà et là ; et semblables petites inspirations ; mais que ce soit en sorte qu'il semble que vous ne le dites que pour votre particulier; et vous verrez que petit à petit elles seront bien aises de retrancher les sorties au monde et les entrées des mondains : et, enfin un jour (il suffira bien si c'est après, une année, voire deux), vous ferez passer cela en constitution et en ordre ; car c'est enfin la gardienne de la chasteté, que la clôture.

Je me console de savoir que presque tout est de jeunesse ; car cet âge est propre à recevoir les impressions. Au monastère de Montmartre, près Paris, les jeunes, avec leur abbesse encore plus jeune, ont fait la réformation.

Quand vous rencontrerez des difficultés et des contradictions, ne vous essayez pas de les rompre; mais gauchissez dextrement, et pliez avec la douceur et le temps : si toutes ne se disposent pas, ayez patience, et avancez le plus que vous pourrez avec les autres: Ne témoignez pas de vouloir vaincre; excusez en l'une son incommodité, en l'autre son âge ; et dites le moins qu'il vous sera possible que c'est faute d'obéissance.

Mais, dites-moi, estimez-vous peu ce que vous avez déjà fait pour l'office, pour le voile, et semblables choses? Seigneur Jésus! Notre-Seigneur demeura trois ans et demi à former le collège de ses douze apôtres, encore y avait-il un traître et beaucoup d'imperfections, quand il mourut. Il faut avoir un coeur de longue haleine; les grands desseins ne se font qu'à force de patience et de longueur de temps. Les choses qui croissent en un jour se perdent en un autre. Courage donc, ma bonne fille! Dieu sera avec vous.

Ma fille, j'approuve la charité que vous voulez faire à cette pauvre créature égarée, pourvu qu'elle revienne avec l'esprit de reconnaissance et pénitence ; et si elle vient en cette sorte, et trouvera doux comme sucre et miel, d'être reculée au dernier rang, et de ne point avoir part aux honneurs de la maison, jusqu'à ce que les vertus qu'elle pourra faire paraitre en contre - échange des fautes passées la puissent relever aux autres honneurs; hormis le rang qu'il est bien raisonnable qu'elle perde absolument. En particulier, je suis bien d'avis que vous releviez son esprit avec douceur, et que vous invitiez toutes les dames à en faire de même; car l'apôtre dit tout net que les plus spirituels doivent relever les défaillants, en esprit de douceur, quand ils viennent en esprit de pénitence (Ga 6,1). Ainsi faut-il mêler la justice avec la bonté, à la façon de notre bon Dieu, afin que la charité soit exercée, et la discipline observée.

Je trouverais bon que l'exercice de l'examen ne se fit qu'une grosse demi-heure ou trois quarts d'heure après souper, et que pendant les trois quarts d'heure, on fit un peu de récréation à deviser honnêtement, voire à chanter des chansons spirituelles, au moins pour ce commencement:

6. Vos jeunes filles doivent être communiées pour le plus tard à onze ans, présupposant qu'elles aient la connaissance qu'ordinairement l'on a en ce temps-là. Et la première fois qu'elles communient, il est bon de prendre vous-même la peine de les bien instruire de la révérence qu'elles y doivent porter, et de leur faire marquer le jour et l'an en leur bréviaire, pour en remercier Dieu toutes les années suivantes.

Voilà, ce me semble, que je vous ai répondu à tout ce que vous me demandiez, madame ma chère soeur. Il me reste à vous dire que sans cérémonie je suis extrêmement vôtre, et à toute votre abbaye, où j'espère voir un jour fleurir de toutes parts la sainte dévotion; en ce que je pourrai, je contribuerai, et ce que Dieu me donnera d'esprit, et mes foibles prières. Je ne manque jamais de vous loger amplement en la mémoire de la sainte messe; et croyez.que si vous vous désirez près de moi, je me désire bien aussi près de vous. Mais nous sommes assez près, puisque Dieu nous joint au désir de le servir. Demeurons en Dieu, et nous serons ensemble. Je le prie de tout mon coeur qu'il vous fortifie de plus en plus en son amour, avec toutes mesdames vos religieuses, que je salue, et prie de ne me point oublier en leurs oraisons, mais de me donner quelques-uns des soupirs de dévotion qu'elles jettent au ciel, où est leur espérance. Amen:






F. de Sales, Lettres 229