F. de Sales, Lettres 343


LETTRE XCIII, A MADAME DE CHANTAL.

344 Il l'instruit comment il faut supporter avec patience les désolations, les ténèbres et impuissances spirituelles ; de quelle manière on peut et on doit fréquenter les hérétiques. Tranquillité intérieure de notre saint parmi les traverses : la pureté et la solidité de son amitié pour le monde, où il dit qu'on veut l'élever.



29 juin 160G.

Non, de par Dieu, ma très-chère fille, non, je ne serai point en peine, je ne craindrai point, je ne douterai point pour vos impuissances, ni pour le mal qui est dans votre tète. Je ne suis pas si tendre maintenant : les douleurs de l'enfantement me sont passées; qu'est-ce que je puis craindre de vous à cette heure? Non, je ne sais quoi qui me répond en bien de l'état de votre âme.

(
Gn 30,1) Rachel, ne pouvant avoir des enfants, donna en mariage, pour la seconder, à son mari, la bonne fille Bala (en ce temps-là il était permis d'avoir plusieurs femmes, pour multiplier le peuple de Dieu) : et Bala enfantait sur les genoux de Rachel, dont Rachel prenait les enfants à soi, et les tenait pour siens; si que Bala sa seconde n'en avait plus de soin, au moins elle n'en avait pas le plus grand soin.

O ma fille, il me semble que je vous ai une bonne fois enfantée sur les genoux de la belle Rachel, de notre très-chère et sacrée abbesse : elle vous a prise à soi ; pour moi, je n'en ai plus le soin principal. Demeurez là sur ses genoux, ou plutôt humblement prosternée à ses pieds. Voilà la première raison pour laquelle je ne crains point.

L'autre raison, c'est qu'il n'y a rien à craindre. A la mort de notre doux Jésus (Mt 27,43), il se fit des ténèbres sur la terre. Je pense que Magdeleine, qui était avec madame votre abbesse, était bien mortifiée de ce qu'elle ne pouvait plus voir son cher Seigneur à pur et à plein ; seulement elle l'entrevoyait sur la croix. Elle se relevait sur ses pieds, fichait ardemment ses yeux sur lui; mais elle n'en voyait qu'une certaine blancheur pâle et confuse : elle était néanmoins aussi près de lui qu'auparavant.

Laissez faire, tout va fort bien : tant de ténèbres que vous voudrez, mais cependant nous sommes près de la lumière ; tant d'impuissances qu'il vous plaira, mais nous sommes aux pieds du Tout-Puissant. Vive Jésus! que jamais nous ne nous séparions de lui, soit en ténèbres, soit en lumière.

Vous ne savez pas ce que je pense sur ce que vous me demandez des remèdes. C'est que je n'ai point souvenance que notre Seigneur nous ait commandé de guérir la tête de la fille de Sion, mais seulement son coeur. Non, sans doute, il n'a jamais dit : Parlez à la tête de Jérusalem, mais oui bien, Parlez au coeur de Jérusalem (Is 40,2). Votre coeur se porte bien, puisque vos résolutions y sont vives. Demeurez en paix, ma fille, vous avez le partage des enfants de Dieu. Bienheureux sont ceux qui ont le coeur net, car ils verront Dieu (Mt 5,8) ; il ne dit pas qu'ils le voient, mais qu'ils-le verront.

Mais un petit mot de remède. Courez dans les barrières, puisqu'on les a mises; vous ne laisserez d'emporter la bague, et plus sûrement. Ne vous efforcez point, ne vous mettez point en peine vous-même, puisque vous me parlez comme cela : après les pluies, le beau temps (Tb 3,22). Ne soyez pas si jalouse de votre esprit. Eh bien ! sur des nouvelles scabreuses, il ressent du trouble : ce n'est pas grande merveille qu'un esprit d'une pauvre petite veuve soit foible et misérable. Mais que voudriez-vous qu'il fût ? quelque esprit clairvoyant, fort, constant, et subsistant ? Agréez que votre esprit soit assortissant à votre condition : un esprit de veuve, c'est-à-dire vil et abject de toute abjection, hormis celle de l'offense de Dieu.

Je vis dernièrement une veuve à la suite du saint sacrement ; et où les autres portaient des grands flambeaux de cire blanche, elle ne portait qu'une petite chandelle que peut-être elle avait faite, encore le vent l'éteignit : cela ne l'avança ni recula du saint sacrement, elle ne laissa d'être aussitôt que les autres à l'église. Ne soyez point jalouse, encore une fois, vous n'avez pas seule cette croix.

Mais, mon Dieu ! commencerais-je par là à vous parlez de moi, puisque vous le désirez ? C'est la vérité, hier, tout le jour et toute cette nuit, j'en ai porté une pareille, non pas en ma tète,- mais en mon coeur; mais maintenant elle m'est ôtée par la confession que je viens de faire. Il est vrai, hier tout le jour j'avais une volonté si impuissante, que je crois qu'un ciron l'eût abattue. Or sus ; mais encore, quand vous auriez toute seule une croix à part, qu'en serait-ce? Elle en vaudrait mieux, et par la rareté en devrait être plus chère. Mon bon S. Pierre ne voulut pas que la sienne fût pareille à celle de son maître ; il la fit renverser : il eut la tête en terre, et le coeur au ciel en mourant.

Servez-vous du peu de lumière que vous avez (Jn 12,35), dit notre Seigneur, jusqu'à ce que le soleil se lève. On ne vous a pas encore ouvert la porte ; mais par le guichet vous voyez la basse-cour et le frontispice du palais de Salomon : demeurez là, il ne messied point aux veuves d'être un petit reculées. Il y a une troupe d'honnêtes gens qui attendent aussi bien que vous : il est raisonnable qu'ils soient préférés. Cependant n'avez-vous pas vos petits ouvrages à faire en attendant ? Suis-je point trop dur, ma fille ? au moins je suis véritable. Passons outre ; j'ai peu de loisir, car c'est le jour de notre grande fête S. Pierre (2).

Je vous dis que vous pouviez voir les huguenots ; je dis maintenant : oui, voyez-les, mais rarement; et soyez courte avec eux, néanmoins douce et reluisante en humilité et simplicité. Le fils (3) de votre bonne maîtresse écrivait un jour à la dévote Maxime, sa bonne fille spirituelle, et il lui dit presque ces paroles : « Soyez avec les hérétiques simple et gracieuse comme une colombe à leur parler, ayant compassion de leur malheur; soyez prudente comme le serpent à bientôt vous glisser hors de leur compagnie, aux rencontres, aux occasions, et encore par manière de quelque rare visite. » C'est ce que je vous dis.

Oui, ma fille, j'approuve que vous marquiez les mouvements intérieurs qui vous auront portée aux imperfections et défauts, pourvu que cela ne vous inquiète point. Pour vos pensées, il n'est pas requis de s'amuser à celles qui ne font que passer; mais seulement à celles lesquelles, comme l'ont les abeilles, vous laisseront leurs germes et aiguillons dans leurs piqûres.

Je m'en vais vous dire en quatre mots quelque chose de moi. Je voudrais que vous me vissiez tout entièrement, pourvu que mes imperfections ne vous scandalisent. Depuis votre départ je n'ai cessé de recevoir des traverses et grosses et petites ; mais ni mon coeur, ni mon esprit, n'a nullement été traversé, Dieu merci. Jamais plus de suavité, plus de douceur, jusqu'à hier que les nuages le couvrirent; et maintenant, que je reviens de la sainte messe, tout est serein et clair.

J'ai fait en partie ce que vous désiriez de moi, c'est-à-dire, pour la réserve des oeuvres requises au corps et à l'esprit ; je ferai tous les jours mieux, Dieu aidant : au moins j'en ai la volonté.

Je ne vous dirai rien de la grandeur de mon coeur en votre endroit; mais je vous dirai bien qu'elle demeure bien loin au-dessus de toute comparaison : et cette affection est blanche plus que la neige, pure plus que le soleil : c'est pourquoi je lui ai lâché les rênes pendant cette absence, la laissant courir de son effort. Oh! cela ne se peut dire; seigneur Dieu! quelle consolation au ciel à s'entr'aimer en cette pleine mer de charité, puisque ces ruisseaux en rendent tant !

Il y a quatre jours que j'ai reçu à l'église et en confession un gentilhomme de vingt ans, brave comme le jour, vaillant comme l'épée. O Sauveur de mon âme ! quelle joie de l'ouïr si saintement accuser ses péchés, et, parmi le discours d'iceux, faire une providence de Dieu si spéciale, si particulière à le retirer par des mouvements et ressorts si secrets à l'oeil humain, si relevée, si admirable! il me mit hors de moi-même. Que de baisers de paix que je lui donnai !

De deux côtés j'ai des nouvelles que l'on me veut relever plus haut devant le monde, l'un suivant le billet que je vous lus dans la galerie de votre salle, l'autre de Rome. Ma réponse est devant Dieu. Non, ne doutez-point, ma fille : je ne ferais un clin d'oeil pour tout le monde; je le méprise de bon coeur. Si ce n'est la plus grande gloire de notre Dieu, rien ne se trouvera en moi. Mais tout ceci entre le père et la fille : point plus loin, je vous en prie. Et à propos de fille, je ne veux plus dans vos lettres autre titre d'honneur que celui de père : il est plus ferme, plus aimable, plus saint, plus glorieux pour moi.

Que je serai heureux si je puis servir M. votre oncle (1) un jour! car je le chéris d'un coeur parfait. Je salue M. votre beau-père (1) avec sincérité, et lui offre mon service. Je souhaite mille grâces à vos petits et petites, lesquels je tiens pour miens en notre Seigneur : ce sont les paroles du fils de votre maîtresse, écrivant à Ilalica sa fille spirituelle. Je prie notre Seigneur de vous agrandir en son amour. A Dieu, ma très-chère fille ; à ce grand Dieu, disje, auquel nous nous sommes voués et consacres, et qui m'a rendu pour jamais, et sans réserve, tout dédié à votre amc, que je chéris comme la mienne, ains que je tiens pour toute mienne en ce Sauveur qui, nous donnant la sienne, nous joint inséparablement en lui. Vive Jésus!

(2) S. Pierre est le patron de la cathédrale de Genève.
(3) S. Augustin, fils de sainte Monique, que S. François appelle la maîtresse de madame de Chantal.
(1) M. Claude Frémiot
(1) M. le baron de Chantal,



LETTRE XCTV, A MADAME DE CHANTAL (Fragment)

357 Il lui enseigne comment elle doit se comporter à l'égard de celui qui a tué son mari.


Bonneville, le 2 octobre 1606.

J'ai reçu votre dernière lettre, ma très-chère fille, ainsi que je montais à cheval, pour venir ici en cette action (2).

(2) A la Biolle, village situé à quatre lieues et demie d'Annecy, au sud-ouest, et dont la paroisse est dédiée à la sainte Vierge.


[Le 2 juillet 1606.
Vous me demandiez comment je voulais que vous fissiez à l'entrevue de celui qui tua M. votre mari : je réponds par ordre.

Il n'est pas besoin que vous en cherchiez ni le jour ni les occasions ; mais s'il se présente, je veux que vous portiez votre coeur doux, gracieux et compatissant. Je sais que sans doute il se remuera et se renversera, que votre sang bouillonnera ; mais qu'est-ce que cela ? Si fit bien celui de notre cher Sauveur à la vue de son Lazare mort, et de sa passion représentée. Oui, mais que dit l'Écriture ? Qu'à l'un et à l'autre il leva les yeux au ciel. C'est cela, ma fille : Dieu nous fait voir en ces émotions combien nous sommes de chair, d'os et d'esprit.

C'est aujourd'hui et tout maintenant que je vais prêcher l'Évangile du pardon des offenses et de l'amour des ennemis. Je suis passionné quand je vois les grâces que Dieu me fait, après tant d'offenses que j'ai commises. Je me suis assez expliqué ; je réplique.

Je n'entends point que vous recherchiez la rencontre de ce pauvre homme, mais que vous soyez condescendante à ceux qui vous le voudront procurer, et que vous témoigniez que vous aimez toutes choses : oui, la mort même de votre mari; oui, celle de vos père, enfants et plus proches ; oui, la vôtre, en la mort et en l'amour de notre doux Sauveur.

Courage, ma fille ; cheminons et pratiquons ces basses et grossières, mais solides, mais saintes, mais excellentes vertus. Adieu, ma fille; demeurez en paix, et tenez-vous sur le bout de vos pieds, et vous étendez fort du côté du ciel.]



Bonneville, le 2 octobre 1606.

Je me porte bien, ma chère fille, parmi une si grande quantité d'affaires et d'occupations, qu'il ne se peut dire de plus. C'est un petit miracle que Dieu fait; car tous les soirs quand je me retire, je ne puis remuer ni mon corps ni mon esprit, tant je suis las partout, et le matin je suis plus gai que jamais. D'ordre, de mesure, de raison, je n'en tiens point du tout maintenant; car je ne vous saurais rien dissimuler : et cependant me voilà tout fort, Dieu merci.

O ma chère fille, que j'ai trouvé un bon peuple parmi tant de hautes montagnes ! quel honneur, quel accueil, quelle vénération à leur évêque! Avant-hier j'arrivai en cette petite ville tout de nuit; mais les habitants avaient tant fait de lumières, tant de fête, que tout était au jour. Ah ! qu'ils mériteraient bien un autre évêque !

Vivez joyeuse; communiez les fêtes solennelles, et les dimanches, quoique ce soit consécutivement ; levez souvent vos yeux au ciel pour les divertir des curiosités de la terre. A Dieu, ma fille, mais à Dieu soyons-nous à jamais, comme il est nôtre éternellement ! Vive Jésus !






LETTRÉ CXV. RÉCIT DE LA VIE ÉDIFIANTE D'UNE SAINTE VILLAGEOISE,

envoyé à S. François de Sales, communiqué par lui à madame de Chantal.

(Tirée de la vie du Saint, par Cb.Aug. de Sales.)



50 juillet 1606.

Monseigneur, puisqu'il vous plaît savoir l'histoire de la bonne Marraine, je tâcherai de la raconter le mieux qu'il me sera possible. Elle était fille de Pierre Boutay, dit Cody, marchand de sel et de fer, bourgeois et habitant de la Roche, et de Marguerite Daragon. On lui donna au baptême le nom de Pernette (c'est-à-dire Pétronille). Son père la laissa en mourant sous la conduite de sa mère, qui l'instruisit soigneusement et sincèrement dans tous les exercices de la piété chrétienne; c'est pourquoi dans sa jeunesse elle conçut le désir d'être religieuse, mais ses parents et alliés ne voulurent point y donner leur consentement : en effet la nature ne lui avait pas donné assez de force pour supporter les rigueurs de la religion.

Ayant donc atteint l'âge de vingt ans, elle fut mariée à Pierre du Mugnal d'Arenton, qui avait levé boutique de toutes sortes de merceries à La Roche, mais principalement de draperie : elle vécut toujours très-saintement avec lui. Quoique son mari fût assez fâcheux, elle entretenait en la maison la paix et la concorde. Elle avait la charge de toutes les affaires domestiques, dont elle s'acquittait fort bien; elle était soigneuse, prévoyante, jamais oisive, très-libérale envers les pauvres, toujours de bonne intelligence avec ses parents et ses voisins.

Elle entendait tous les jours la messe, quoique l'église fût fort éloignée : elle ne manquait à aucune prédication; et après les avoir entendues, elle en redisait les principales choses à ses domestiques, louant les vertus, et exhortant à fuir les vices. Elle jeûnait exactement tous les vendredis; les jours des veilles, des quatre-temps et de carême, elle ne mangeait que du pain et des légumes, et ne buvait de vin que la moitié de son verre : si elle avait plus soif, elle ne buvait que de l'eau. Jamais elle ne s'assit à table chez elle. Elle visitait les malades, et assistait aux enterrements autant qu'il lui était possible.

Elle enseignait le catéchisme et la piété à ses serviteurs, leur payait leur salaire avec toute sorte de justice et d'équité, et était très-obéissante à son mari, et très-humble.

Elle se confessait et communiait tous les mois une fois, et bien souvent de quinze en quinze jours, avec une grande préparation. Elle récitait le chapelet tous les jours, non-seulement une, mais trois oui quatre fois. Elle aimait et honorait beaucoup les vierges et les personnes chastes.

Elle a porté le cordon de S. François à gros noeuds sur sa chair toute nue, même au lit, l'espace de vingt ans, dont elle était tout écorchée. Elle se levait du lit toutes les nuits à une certaine heure avec sa seule chemise, soit en hiver, soit en été, sous le bon plaisir de son mari, avec lequel elle couchait d'ordinaire, et priait Dieu de la sorte, ou méditait l'espace d'une heure.

Si par hasard elle n'avait pas la commodité d'entendre la messe, elle s'enfermait dans son cabinet, et là priait Dieu l'espace de deux heures. Presque tous les ans elle faisait un pèlerinage à Saint-Claude, et envoyait souvent de bonnes aumônes aux frères mineurs de l'observance, d'Annecy et de Cluses. Quand son mari était absent, elle couchait sur la paille ou bien sur une couverture de gros drap. Elle parlait presque toujours des quatre fins de l'homme, et parlait fort souvent à son mari sur l'incertitude de l'heure de la mort.

Enfin, il faudrait que j'employasse bien du temps si je voulais raconter les actions de sainteté que cette bonne femme a faites devant les hommes ; car, pour les autres oeuvres de piété qu'elle a faites devant Dieu seulement, il n'y a personne qui puisse les raconter. Elle cachait de telle sorte ses belles vertus, qu'il fut toujours fort difficile de les remarquer jusqu'au premier dimanche de juin (1), selon que nous autres laïques avons coutume de compter, c'est-à-dire, jusqu'au quatrième jour, où elle s'en alla à l'église paroissiale d'Amancy, tenant une petite croix dans ses mains. Étant déjà fort faible, elle s'y confessa et communia.

Les deux jours suivants (2), lundi et mardi, elle fit moudre quatorze coupes de froment, et mit à part neuf quarts de fèves et de pois et une grande quantité de sous de Savoie ; et mit un très-bon ordre à tout le reste des affaires de la maison.

Le mercredi (5) elle commença à parler de sa mort, et prédit qu'elle arriverait le neuvième du mois, à cinq heures du soir. Son mari et tous les domestiques croyaient qu'elle rêvait. Elle voulut aller à l'église pour recevoir l'extrême-onction, mais, outre qu'elle était fort faible, son mari le lui défendit. Elle le pria néanmoins de faire faire sa bière, ce qu'il lui refusa, et il ne lui permit plus de sortir de la maison. Alors elle lui dit : Mon enfant (car c'est ainsi qu'elle l'appelait), je ne vous ai jamais été désobéissante, je ne veux pas l'être sur la fin de ma vie ; mais je vous prie bien fort de faire faire ma bière à présent que vous en avez le loisir ; car si vous attendez à demain, vous vous plaindrez du temps ; et lui ne faisait que rire de tout cela. Cependant la nuit arriva, et durant toute cette nuit elle ne fit que répéter toutes les prédications qu'elle avait entendues depuis trente ans, avec admiration de tous les assistants.

Le jour étant venu (4), elle se mit à genoux pour prier Dieu avec son livre d'heures ; et étant retournée au lit par le commandement de son mari, elle fit un long discours sur les peines et les travaux que la glorieuse vierge Marie Notre-Dame avait soufferts, tant en élevant son divin enfant, qu'en Egypte et autre part. Elle tira ensuite de son coffre le linceul dans lequel elle voulait être ensevelie ; et ayant appelé son fils et ses deux filles, elle leur dit plusieurs belles choses touchant la crainte et l'amour de Dieu, la charité envers le prochain, et le soin des choses domestiques ; après quoi elle donna sa bénédiction maternelle.

(1) -4 juin:.— (2) S et 6 juin. — (3) 7 juin. ()) 8 juin.



Son mari voulait faire venir les médecins de Genève ; mais elle eut horreur à ce seul nom, et lui dit : Plût à Dieu que ces médecins n'eussent jamais mis le pied dans votre maison ! car ils sont ennemis de Dieu. Elle dîna avec son mari, prenant du vin autant qu'il en peut tenir dans le creux de la main. Après dîner, son mari devant aller à La Roche pour des affaires, elle lui montra tout ce qu'elle avait préparé et disposé, lui persuada de doter la chapelle d'Amancy, comme il vous l'a promis, monseigneur, et de faire faire des habits d'église ; disant qu'il fallait amasser des trésors dans le ciel (Mt 6,20) et n'avoir plus de goût pour les choses qui sont sur la terre, mais en prendre pour celles qui sont au-dessus de nous (Col 2,2).

Elle voulait toujours aller à l'église, mais il le lui défendit de nouveau en s'en allant. Elle fut visitée par le curé d'Amancy (5), auquel elle demanda l'extrême-onction; ce que toutefois il ne lui accorda pas, ne croyant pas qu'elle fût si malade.



 (ô) y juin.



Elle fut encore visitée par sa soeur Nicole, qui voulait demeurer auprès d'elle ; mais elle lui dit : Ma soeur, allez-vous-en ; vous avez des affaires à La Roche, et vous êtes plus malade que moi ; nous nous verrons bientôt en paradis, avec l'aide de Dieu.

Le sieur François, chirurgien, arriva aussitôt, et lui appliqua les ventouses sur les épaules ; pendant ce temps-là elle perdit la parole, et jeta force larmes. Alors le sieur curé pria le sieur Christophe du Monet, vicaire de l'église de La Roche (qui était présent), d'aller promptement prendre les saintes huiles : la bonne femme, entendant cela, dressa la tête, et leva les yeux au ciel. Son mari revint avec le sieur vicaire, pleurant à chaudes larmes ; et la malade ayant reçu le sacrement de l'extrême-onction, et tenant l'image du crucifix entre ses mains, les yeux levés au ciel, rendit doucement son esprit à Dieu, selon qu'elle avait prédit, le neuvième jour de juin à cinq heures du soir; et alors, il fallut bien se hâter de faire la bière.

Elle devint plus belle après sa mort qu'elle n'avait été durant sa vie ; son corps ne rendit point de mauvaises odeurs. Son mari étant fort riche lui fit faire de belles funérailles, et donna de bonnes et grosses aumônes à cinq cents pauvres. Sa vie fut de quarante-huit ans.

La Nicole, sa soeur, après avoir reçu les sacrements de pénitence, de l'eucharistie et de l'extrême-onction, dans la même église de La Roche, l'office des chanoines étant achevé, expira, comme elle lui avait prédit, un jeudi, le 15 du même mois.



LETTRE XCVI, A MADAME DE CHANTAL.

350
Idée du zèle et de la vigilance d'un pasteur de l'Église. Sainteté d'une villageoise. Peines intérieures; état de victime; n'en point demander la délivrance, mais les souffrir avec résignation. L'amour pour Dieu doit être très-pur.


Au commencement d'août 1606.

1. Mon Dieu ! ma bonne fille, que vos lettres me consolent, et qu'elles me représentent vivement votre coeur et confiance en mon endroit ! mais avec une si pure pureté, que je suis forcé de croire que cela vient de la main de Dieu:

J'ai vu ces jours passés des monts épouvantables, tout couverts d'une glace épaisse de dix ou douze piques de haut ; et les habitants des vallées voisines me dirent qu'un berger, allant pour recouvrer une sienne vache, tomba dans une fente de douze piques de haut, en laquelle il mourut gelé. O Dieu ! ce dis-je, l'ardeur de ce berger était-elle si chaude à la quête de sa vache, que cette glace ne l'ait point refroidie ? Eh ! pourquoi donc suis-je si lâche à la quête de mes brebis ? Certes, cela m'attendrit le coeur, et mon coeur tout glacé se fondit aucunement.

Je vis des merveilles en ces lieux-là ! les vallées étaient toutes pleines de maisons, et les monts, tout pleins de glaces jusqu'au fond. Les petites veuves et les petites villageoises, comme basses vallées, sont si fertiles ; et les évêques, si hautement élevés en l'Église de Dieu, sont tout glacés. Ah ! ne se trouvera-t-il pas un soleil assez fort pour fondre sur celle qui me transit ?

A même temps on m'apporta un recueil de la vie et de la mort d'une sainte villageoise de mon diocèse, laquelle était décédée au mois de juin. Que vouliez-vous que je pensasse là-dessus ? Je vous en enverrai un jour un extrait ; car, sans mentir, il y a je ne sais quoi de bon en cette petite histoire d'une femme mariée, et qui était, de sa grâce, de mes amies, et m'avait souvent recommandé à Dieu.

2. Je viens de parler pour vous à notre Seigneur en la sainte messe, ma très-chère fille ; et certes, je, n'ai pas osé lui demander absolument votre délivrance; car, s'il lui plait d'écorcher l'offrande qui lui doit être présentée, ce n'est pas à moi de désirer qu'il ne le fasse pas : mais je l'ai conjuré et conjure, par cette si extrême déréliction par laquelle il sua le sang, et s'écria sur la croix : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu délaissé (
Ps 22,1 Mt 27,46) ? qu'il vous tienne toujours de sa sainte main, comme il a fait jusqu'à présent, bien que vous ne sachiez.pas de quel côté il vous tient, ou au moins que vous ne le sentiez pas. Certes, vous ferez bien de regarder simplement notre Seigneur crucifié, et de lui protester votre amour et absolue résignation, toute sèche, aride et insensible qu'elle est, sans vous amuser à considérer ni examiner votre mal, non pas même pour mêle dire.

3. Enfin, nous sommes tout à Dieu, sans réserve, sans division, sans exception quelconque, et sans d'autre prétention que de l'honneur d'être siens. Si nous, avions un seul filet d'affection en notre coeur qui ne fût pas à lui et de lui, ô Dieu ! nous l'arracherions tout soudainement. Demeurons donc en paix, et disons avec le grand amoureux de la croix \ Au demeurant, que nul ne me vienne inquiéter; car, quanta moi, je porte en mon coeur les stigmates de mon Jésus (Ga 6,17). Oui, ma très-chère fille, si nous savions un seul brin de notre coeur qui ne fût pas marqué au coin du crucifix, nous ne le voudrions pas garder un seul moment. A quel propos s'inquiéter? Mon âme, espère en Dieu; pourquoi es-tu triste, et pourquoi me troubles-tu (Ps 13,5 Ps 42,6), puisque Dieu est mon Dieu, et que mon coeur est un coeur tout sien ? Oui, ma très-chère fille, priez pour celui qui, incessamment vous souhaite mille bénédictions, et la bénédiction des bénédictions, qui est son saint amour parfait.



LETTRE XCVII, A MADAME DE CHANTAL.

358
Du soin que les évêques doivent prendre de leurs ouailles.


Août 1606

Ma très-chère fille, croyez-moi; Dieu sera glorifié en votre voyage et venue (4), d'autant que c'est lui seul qui dispose, et m'a ôté les empêchements que je voyais naguère devant mes yeux pour le faire sitôt. Mais avant que vous partiez, demandez la bénédiction à M. d'Autun, s'il se peut, avec permission de vous prévaloir des indulgences qui vous seront octroyées où vous passerez, par les évêques : bien que cela ne soit pas fort nécessaire, si est-il bon. Venez, venez donc, ma très-chère fille; que votre bon ange soit toujours joint à vous, pour vous heureusement amener. Vous serez consolée de voir ma petitesse en maison, en train, en tout, et de voir notre bel office ; car en cela mon chapitre excelle. A Dieu donc, ma très-chère fille, jusqu'à ce temps-là ; et en ce temps-là, et en l'éternité à Dieu soyons-nous, et à Dieu sans plus, puisque hors de lui et sans lui nous ne voulons rien, non pas même nous-mêmes, qui aussi-bien, hors de lui et sans lui, ne sommes que de vrais riens.

Je sais que vous n'avez pas besoin d'autres connaissances pour être consolée, que de celle de Dieu, laquelle vous trouverez indubitablement ici, où il attend les pécheurs à pénitence, et les pénitents à sainteté, comme il fait aussi en tous les endroits du inonde ; car je l'ai même rencontré plein de douceur et de suavité parmi nos plus hautes et âpres montagnes, où beaucoup de simples âmes le chérissaient et adoraient en toute vérité et sincérité, et les chevreuils et chamois couraient çà et là parmi les effroyables glaces pour annoncer ses louanges : il est vrai que, faute de dévotion, je n'entendais que quelques mots de leurs langages ; mais il me semblait bien qu'ils disaient de belles choses. Votre S. Augustin les eût bien entendus, s'il les eût vus.

(éd Annecy: fin octobre 1606):

2. ...

Mais, ma chère fille, ne vous dirai-je pas une chose qui me fait frissonner les entrailles de crainte, chose vraie? Devant que nous fussions au pays des glaces, environ huit jours, un pauvre berger courait çà et là sur les glaces, pour recouvrer une vache qui s'était égarée ; et, ne prenant pas garde à sa course, il tomba dans une crevasse et fente de glaces de douze piques de profondeur. On ne savait ce qu'il était devenu, si son chapeau, qui, à sa chute, lui tomba de la tête, et s'arrêta sur le bord de la fente, n'eût marqué le lieu où il était
348 ,1. O Dieu ! un de ses voisins se fit dévaler avec une corde pour le chercher, et le trouva non-seulement mort, mais presque tout converti en glace ; et en cet état il l'embrasse, et crie qu'on le retire vitement, autrement qu'il mourra du gel. On le tira donc avec son mort entre ses bras, lequel après il fit enterrer.

Quel aiguillon pour moi, ma chère fille ! Ce pasteur qui court par des lieux si hasardeux pour une seule vache; cette chute si horrible que l'ardeur de la poursuite lui cause, pendant qu'il regarde plutôt où est sa quête, et où elle a mis ses pieds, que non pas lui-même où il chemine; cette charité du voisin qui s'abîme lui-même pour ôter son ami de l'abîme. Ces glaces ne devraient-elles pas ou geler de crainte, ou brûler d'amour ? Mais je vous dis ceci par une impétuosité d'esprit; car, au demeurant, je n'ai pas beaucoup de loisir de vous entretenir. Vive Jésus, et en lui toutes choses! C'est lui qui m'a rendu irrévocablement et inviolablement votre, etc.



(4) Madame de Chantal se disposait à venir à Annecy pour voir le saint évêque.




LETTRE XCVIII, A MADAME DE CHANTAL.

351
Il faut travailler avec courage à son salut et à sa perfection, soit dans les consolations, soit dans les tribulations. Ce que c'est que l'abjection ; sa différence avec l'humilité ; en quel sens on dit qu'il faut l'aimer. Vouloir changer d'état est un grand obstacle à la perfection. Avis sur la conduite que les parents doivent tenir relativement à la vocation de leurs enfants pour un état, soit dans le monde, soit hors du monde, et sur l'éducation qui doit les y conduire. Avis sur les tentations ; ne pas trop y réfléchir. Dieu veut être plus aimé que craint.



Le 6 août 1606.

1. Dieu me veuille assister, ma très-chère fille, pour répondre utilement à votre lettre du 9 juillet. Je le désire infiniment ; mais je prévois bien que je n'aurai point assez de loisir pour engoncer mes pensées ; ce sera beaucoup si je les puis produire.

C'est bien dit, ma fille, parlez avec moi franchement, comme avec moi, c'est-à-dire avec une âme que Dieu, de son autorité souveraine, a rendue toute vôtre.

Vous mettez un peu la main à l'oeuvre, ce me dites-vous : eh mon Dieu! que voilà une grande consolation pour moi ! Faites toujours cela, mettez un peu la main à l'oeuvre ; filez tous les jours quelque peu, soit le jour, à la lumière des goûts et clartés intérieures, soit de nuit, à la lueur de la lampe, et parmi les impuissances et stérilités.

Le Sage loue de cela la femme forte : Ses doigts, dit-il, ont manié le fuseau (
Pr 31,19). Que je vous dirai volontiers quelque chose sur cette parole! Votre quenouille, c'est l'amas de vos désirs : filez tous les jours un peu, tirez à poil vos desseins jusqu'à l'exécution, et vous en chavirez sans doute. Mais gardez de vous empresser ; car vous entortilleriez votre fil à noeuds, et embarrasseriez votre fuseau. Allons toujours; pour lentement que nous avancions, nous ferons beaucoup de chemin.

2. Vos impuissances vous nuisent beaucoup ; car, dites-vous, elles vous gardent de rentrer en vous-même, et de vous approcher de Dieu. C'est mal parler, sans doute : Dieu nous laisse là pour sa gloire et notre grand profit. Il veut que notre misère soit le trône de sa miséricorde, et nos impuissances le siège de sa toute-puissance. Où est-ce que Dieu faisait résider la force divine qu'il avait mise en Samson, sinon en ses cheveux, la plus faible partie qui fut en lui (cf. Jg 16,17)? Que je n'oie plus ces paroles d'une fille qui veut servir son Dieu selon son divin plaisir, et non selon les goûts et agilités sensibles. Qu'il me tue, dit Job, j'espérerai en lui (Jb 13,15). Non, ma fille, ces impuissances ne vous empêchent pas de rentrer en vous-même ; mais elles vous empêchent bien de vous plaire en vous-même.

3. Nous voulons toujours ceci et cela ; et, quoique nous ayons notre doux Jésus sur notre poitrine, nous ne sommes point contents ; et néanmoins c'est tout ce que nous pouvons désirer. Une chose nous est nécessaire, qui est d'être auprès de lui.

Dites-moi, ma chère fille, vous savez bien qu'à la naissance de notre Seigneur les bergers ouïrent les chants angéliques et divins de ces esprits célestes; l'Écriture le dit ainsi (cf. Lc 2,13-14): il n'est pourtant point dit que Notre-Dame et S. Joseph, qui étaient les plus proches de l'Enfant, ouïssent la voix des anges, ou vissent ces lumières miraculeuses; au contraire, au lieu d'ouïr ces anges chanter, ils oyaient l'enfant pleurer, et virent, à quelque lumière empruntée de quelque vile lampe, les yeux de ce divin garçon tout couverts de larmes, et transissant sous la rigueur du froid. Or, je vous demande, en bonne foi, n'eussiez-vous pas choisi d'être en l'étable ténébreux et plein des cris du petit poupon, plutôt que d'être avec les bergers à pâmer de joie et d'allégresse à la douceur de cette musique céleste, et à la beauté de cette lumière admirable.

Oui-dà, dit S. Pierre, il nous est bon d'être ici (Mt 17,4-6), à voir la transfiguration; et c'est aujourd'hui le jour qu'elle se célèbre en l'Église, le 6 août : mais votre abbesse (5) n'y est point, ains seulement sur le mont du calvaire (cf. Jn 19,25), où elle ne voit que des morts, des clous, des épines, des impuissances, des ténèbres, des abandonnements et dérélictions.

C'est assez dit, ma fille, et plus que je ne voulais sur ce sujet déjà tant discouru entre nous 260 289 293 : non plus, je vous prie. Aimez Dieu crucifié par les ténèbres ; demeurez auprès de lui ; dites : Il m'est bon d'être ici ; faisons-y trois tabernacles, (cf. Lc 23,33) l'un à notre Seigneur, l'autre à Notre-Dame, l'autre à S. Jean. Trois croix sans plus; rangez-vous à celle du Fils, ou à celle de la Mère, votre abbesse, ou à celle du disciple : partout vous serez bien reçue avec les autres filles de votre ordre (cf. 283 293 295 341 ), qui sont là tout autour.

4. Aimez votre abjection. Mais, dites-vous, qu'est-ce cela, aimez votre abjection? car j'ai l'entendement obscur et impuissant à tout bien. Hé bien, ma fille, c'est cela : si vous demeurez humble, tranquille, douce, confiante parmi cette obscurité et impuissance ; si vous ne vous impatientez pas, si vous ne vous empressez point, si vous ne vous troublez point pour cela; mais bien que de bon coeur, je ne dis pas gaiement, mais je dis franchement et fermement, vous embrassiez cette croix et demeuriez en ces ténèbres, vous aimerez votre abjection. Car qu'est-ce autre chose être abject, qu'être obscur et impuissant ? Aimez-vous comme cela, pour l'amour de celui qui vous veut comme cela, et vous aimerez votre propre abjection.

Ma fille, en latin l'abjection s'appelle humilité, et l'humilité s'appelle abjection; si que quand Notre-Dame dit : Parce qu'il a regardé l'humilité de sa servante (Lc 1,48), elle veut dire, parce qu'il a eu égard à mon abjection et vilité. Néanmoins il y a quelque différence entre la vertu de l'humilité et l'abjection, parce que l'humilité est la reconnaissance de son abjection : or le haut point de l'humilité, c'est de non-seulement connaître son abjection, mais l'aimer ; et c'est cela à quoi je vous ai exhortée.

Afin que je me fasse mieux entendre, sachez qu'entre les maux que nous souffrons, il y en a des abjects et des honorables; plusieurs s'accommodent aux maux honorables, peu aux abjects.

Exemple : Voilà un capucin tout déchiré et plein de froid ; chacun honore son habit déchiré, et a compassion de son froid : voilà un pauvre artisan, un pauvre écolier, une pauvre veuve, qui en est de même ; on s'en moque, et sa pauvreté est abjecte.

Un religieux souffrira patiemment une censure de son supérieur, chacun appellera cela mortification et obédience : un gentilhomme en souffrira une autre pour l'amour de Dieu, on l'appellera couardise; voilà une vertu abjecte, une souffrance méprisée. Voilà un homme qui a un chancre au bras, un autre au visage : celui-là le cache et n'a que le mal ; celui-ci ne le peut cacher, et avec le mal il a le mépris et l'abjection. Or je dis qu'il ne faut pas seulement aimer le mal, mais aussi l'abjection. De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables. Ordinairement la patience, la douceur, la mortification, la simplicité parmi les séculiers, ce sont des vertus abjectes : donner l'aumône, être courtois et prudent, sont des vertus honorables.

Il y a des actions d'une même vertu qui sont abjectes, les autres honorables. Donner l'aumône et pardonner les offenses, sont des actions de charité ; la première est honorable, et l'autre est abjecte aux yeux du monde.

Je suis malade en une compagnie qui s'en importune : voilà une abjection conjointe au mal. De jeunes dames du monde, me voyant en équipage de vraie veuve, disent que je fais la bigote, et, me voyant rire, quoique modestement, elles disent que je voudrais encore être recherchée ; on ne peut croire que je ne souhaite plus d'honneur et de rang que je n'ai, que je n'aime pas ma vocation sans repentir : tout cela sont des morceaux d'abjection. En voici d'autre sorte.

Nous allons, mes soeurs et moi, visiter les malades; mes soeurs me renvoient à la Visitation des plus misérables, voilà une abjection selon le monde ; elles me renvoient visiter les moins misérables, voilà une abjection selon Dieu ; car cette Visitation selon Dieu est la moins digne, et l'autre selon le monde. Or j'aimerai l'une et l'autre quand elle m'écherra. Allant aux plus misérables, je dirai : C'est bien dit que je sois ravalée. Allant aux moins misérables : C'est bien dit, car je n'ai pas assez de mérites pour faire une Visitation plus sainte.

Je fais une sottise, elle me rend abjecte; bon. Je donne du nez en terre, et tombe en une colère démesurée ; je suis marrie de l'offense de Dieu, et bien aise que cela me déclare abjecte et misérable.

 Cependant, ma fille, prenez bien garde à ce que je m'en vais vous dire. Encore que nous aimions l'abjection qui s'ensuit du mal, il ne faut pourtant pas laisser de remédier an mal. Je ferai ce que je pourrai pour ne point avoir le chancre au visage ; mais, si je l'ai, j'en aimerai l'abjection. Et en matière du péché, il faut encore tenir cette régle: je me suis déréglée en ceci, en cela; j'en suis marrie, quoique j'embrasse de bon coeur l'abjection qui s'ensuit ; et si l'un se pouvait séparer de l'autre, je garderais chèrement l'abjection, et ôterois le mal et péché.

Encore faut-il avoir égard à la charité, laquelle requiert quelquefois que nous ôtions l'abjection pour l'édification du prochain ; mais en ce cas-là il la faut ôter des yeux du prochain, qui s'en scandaliserait, mais non pas de notre coeur, qui s'en édifie. J'ai choisi, dit le prophète, d'être abject en la maison de Dieu, plutôt que d'habiter es tabernacles des pécheurs (Ps 79,2 Ps 83,11).

Enfin, ma fille, vous désirez savoir quelles sont les meilleures abjections. Je vous dis que ce sont celles que nous n'avons pas choisies, et qui nous sont moins agréables ; ou, pour mieux dire, celles esquelles nous n'avons pas beaucoup d'inclination ; mais, pour parler net, celles de notre vocation et profession.

Comme, par exemple, cette femme mariée choisirait toutes autres sortes d'abjections que celles de l'exercice du mariage ; cette religieuse obéirait à toute autre qu'à sa supérieure ; et moi, je souffrirais plutôt d'être gourmandé d'un supérieur en religion que d'un beau-père en même maison (2).

Je dis qu'à chacun son abjection propre est la meilleure, et notre choix nous ôte une grande partie de nos vertus. Qui me fera la grâce que nous aimions bien notre abjection, ma chère fille!1 Nul ne le peut, que celui qui aima tant la sienne", que pour la conserver il voulut mourir. C'est bien assez.

5. Vous trouvant plongée en l'espérance de penser d'entrer en religion, vous eûtes peur d'avoir contrevenu à l'obéissance; mais non, je ne vous ayois pas dit que vous n'en eussiez nulle espérance ni nulle pensée ; oui bien, que vous ne vous y amusassiez pas, parce que c'est chose certaine qu'il n'y a rien qui nous empêche tant de nous perfectionner en notre profession que d'aspirer à une autre ; car, au lieu de travailler au champ où nous sommes, nous envoyons nos boeufs avec la charrue ailleurs au champ de notre voisin, où néanmoins nous ne pourrons pas moissonner cette année; et tout cela est une perte de temps ; et est impossible que, tenant nos pensées et espérances d'un autre côté, nous puissions bien bander notre coeur à la conquête des vertus requises au lieu où nous sommes. Non, ma fille, jamais Jacob n'aima bien Lia pendant qu'il souhaita Rachel (cf. Gn 29,25-28); et tenez cette maxime, car elle est très-véritable. Mais, voyez-vous, je ne dis pas qu'on n'y puisse penser et espérer; mais je dis qu'on ne s'y doit pas amuser, ni employer beaucoup de ses pensées à cela. Il est permis de "regarder le lieu où nous désirons d'aller, mais à la charge qu'on regarde toujours devant soi. Croyez-moi, jamais les Israélites ne purent chanter en Babylone, parce qu'ils pensaient à leur pays (cf. Ps 137,1-4); et moi, je voudrais que nous chantassions partout.

Mais vous me demandez que je vous dise si je ne pense pas qu'un jour vous quittiez tout-à-fait et tout aplat toutes les choses de ce monde pour notre Dieu, et que je ne le vous cèle pas, ains que je vous laisse cette chère espérance. O doux Jésus ! que vous dirai-je, ma chère fille ? Sa toute bonté sait que j'ai fort souvent pensé sur ce point, et que j'ai imploré sa grâce au saint sacrifice et ailleurs ; et non-seulement cela, mais j'y ai employé la dévotion et les prières des autres meilleurs que moi. Et qu'ai-je appris jusqu'à présent? Qu'un jour, ma fille, vous devez tout quitter ; c'est-à-dire, afin que vous n'entendiez pas autrement que moi, j'ai appris que je vous dois conseiller un jour de tout quitter. Je dis tout : mais que ce soit pour entrer en religion, c'est grand cas; il ne m'est encore point arrivé d'en être d'avis, j'en suis encore en doute, et ne vois rien devant mes yeux qui me convie à le désirer. Entendez bien, pour l'amour de Dieu : je ne dis pas que non, mais je dis que mon esprit n'a encore su trouver de quoi dire oui. Je prierai de plus en plus notre Seigneur, afin qu'il me donne plus de lumières pour ce sujet, afin que je puisse voir clairement l'oui, s'il est plus à sa gloire, ou le non, s’il est plus à son bon plaisir.

Et sachez qu'en cette enquête je me suis tellement mis en l'indifférence de ma propre inclination pour chercher la volonté de Dieu, que jamais je ne le fis si fort; et néanmoins l'oui ne s'est jamais pu arrêter en mon coeur, si que jusqu'à maintenant je ne le saurais dire ni prononcer : et le non, au contraire, s'y est toujours trouvé avec beaucoup de fermeté

Mais parce que ce point est de très-grande importance, et qu'il n'y a rien qui nous presse, donnez-moi encore du loisir et du temps pour prier davantage, et faire prier à cette intention, et encore faudra-t-il, avant que je me résolve, que je vous parle à souhait, qui sera l'année prochaine, Dieu aidant; et, après tout cela, encore ne voudrais-je pas qu'en ce point vous prissiez entière résolution sur mon opinion, sinon que vous eussiez une grande tranquillité et correspondance intérieure en icelle. Je vous la dirai bien au long, le temps en étant venu ; et, si elle ne vous donne pas du repos intérieur, nous emploierons l'avis de quelque autre, à qui Dieu peut-être communiquera plus clairement son bon plaisir. Je ne vois point qu'il soit requis de se hâter ; et cependant vous pourrez vous-même y penser, sans vous y amuser et perdre le temps : car, comme je vous dis, encore que jusqu'à présent l'avis de vous voir en religion n'a su prendre place en mon esprit, si est-ce que je n'en suis pas entièrement résolu ; et quand j'en serois tout résolu, encore ne voudrais-je pas contester et préférer mon opinion, ou à vos inclinations, quand elles seraient fortes en ce sujet particulier (car partout ailleurs je vous tiendrai parole à vous conduire selon mon jugement, et non selon vos désirs), ou au conseil de quelques personnes spirituelles que l'on pourrait prendre.

Demeurez, ma fille, toute résignée es mains de notre Seigneur ; donnez-lui le reste de vos ans, et le suppliez qu'il les emploie au genre de vie qui lui sera plus agréable. Ne préoccupez point votre esprit par de vaines promesses de tranquillité, de goût, de mérite ; mais présentez votre coeur à votre époux, tout vide d'autres affections que son chaste amour ; et le suppliez qu'il le remplisse purement et simplement des mouvements, désirs et volontés qui sont dedans le sien, afin que votre coeur, comme une mère perle, ne conçoive que de la rosée du ciel, et non des eaux du monde ; et vous verrez que Dieu vous aidera, et que nous ferons prou et au choix et à l'exécution.

6. Quant à nos petites (1), j'approuve que vous leur prépariez un lieu dedans des monastères, pourvu que Dieu prépare dedans leur coeur un lieu pour le monastère : c'est-à-dire, j'approuve que vous les fassiez nourrir es monastères, en intention de les y laisser, moyennant deux conditions : l'une, que les monastères soient bons et réformés, et èsquels on fasse profession de l'intérieur : l'autre, que le temps de leur profession étant arrivé, qui n'est qu'à seize ans, on sache fidèlement si elles s'y veulent porter avec dévotion et bonne volonté; car, si elles n'y avaient pas affection, ce serait un grand sacrilège de les y enfermer.

 Nous voyons combien les filles reçues contre leur gré ont peine de se ranger et résoudre : il faut les mettre là-dedans avec des douces et souèves inspirations ; et si elles y demeurent comme cela, elles seront bien heureuses, et leur mère aussi, de les avoir plantées dans les jardins de l'époux, qui les arrosera de cent mille grâces célestes. Dressez-leur donc ce parti tout bellement et soigneusement; j'en suis bien d'avis.

7. Mais quant à notre Aimée (1), d'autant qu'elle veut demeurer en la tourmente et tempête du monde, il faut, sans doute, avec un soin cent fois plus grand, l'assurer en la vraie vertu et piété ; il faut beaucoup mieux fournir sa barque de tout l'attelage requis contre le vent et l'orage ; il faut lui planter creusement dans son esprit la vraie crainte de Dieu, et l'élever es plus saints exercices de dévotions.

Et pour notre C. B. (2), je m'assure que M. son oncle aura plus de soin de l'éducation de sa petite âme que de celle de son extérieur. Si c'était un autre oncle, je dirais que vous en eussiez le soin vous-même, afin que ce trésor d'innocence ne se perdit. Ne laissez pas pourtant de jeter dans son esprit des douces et souèves odeurs de dévotion, et de souvent recommander à M. son oncle la nourriture de son âme : Dieu en fera à son plaisir, et il faudra que les hommes s'y accommodent.

8. Je ne vous saurais dire autre chose pour l'appréhension que vous avez de votre mal, ni pour la crainte des impatiences à le souffrir. Ne vous dis-je pas, la première fois que je parlai à vous de votre âme, que vous appliquiez trop votre considération à ce qui vous arrive de mal et de tentation ; qu'il ne fallait le considérer que grosso modo ; que les femmes et les hommes aussi quelquefois font trop de réflexions sur leurs maux; et que cela entortillait les pensées l'une dans l'autre, et les craintes et les désirs, dont l'âme se trouve tellement embarrassée qu'elle ne s'en peut démettre?

Vous ressouvient-il de M. N., comme son esprit s'était entortillé et entrelacé es vaines craintes sur la fin du carême, et que cela n'a été nullement utile ? Je vous supplie, pour l'honneur de Dieu, ma fille, ne craignez point Dieu, car il ne vous veut faire nul mal.- aimez-le fort, car il vous veut faire beaucoup de bien. Allez tout simplement à l'abri de nos résolutions, et rejetez les réflexions d'esprit que vous faites sur votre mal, comme des cruelles tentations.

Que puis-je dire pour arrêter ce flux de pensées en votre coeur? Ne vous mettez point en peine de le guérir, car cette peine le rend plus malade. Ne vous efforcez point de vaincre vos tentations, car ces efforts les fortifieraient ; méprisez-les, ne vous y amusez point. Représentez à votre imagination Jésus-Christ crucifié entre vos bras et sur votre poitrine, et dites cent fois en baisant son côté : C'est ici mon espérance, c'est la vive source de mon bonheur, c'est le coeur de mon âme, c'est l'âme de mon coeur ; jamais rien ne me déprendra de ses amours (Rm 8,33); je le tiens, et ne le lâcherai point (Ct 3,4 Gn 32,26) qu'il ne m'ait mise en lieu d'assurance. Dites-lui souvent : Que puis-je avoir sur terre, ou que prétends-je au ciel, sinon vous, O mon Jésus ? Vous êtes le Dieu de mon coeur, et l’héritage que je désire éternellement (Ps 72,25). Que craignez-vous, ma fille? Oyez notre Seigneur qui crie à Abraham et à vous aussi : Ne crains point, je suis ton protecteur (Gn 15,1). Que cherchez-vous sur terre, sinon Dieu ? et vous l'avez. Demeurez ferme en votre résolution. Arrêtez-vous à la barque où je vous ai embarquée ; et vienne l'orage et la tempête, vive Jésus, vous ne périrez point : il dormira ; mais en temps et lieu il s'éveillera pour vous rendre le calme. Mon S. Pierre, dit l'Écriture (Mt 8,23-26), voyant l'orage qui était très-impétueux, il eut peur ; et tout aussitôt qu'il eut peur, il commença à s'enfoncer et noyer, dont il cria : O Seigneur, sauvez-moi (Mt 14,29-32). Et notre Seigneur le prit à la main, et lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté? Voyez ce saint apôtre, il marche pied sec sur les eaux, les vagues et les vents ne sauraient le faire enfoncer, mais la peur du vent et des vagues le fait perdre, si son maître ne l'échappe.

La peur est un plus grand mal que le mal. O fille de peu de foi, qu'est-ce que vous craignez ?

Non, ne craignez point ; vous marchez sur la mer entre les vents et les flots, mais c'est avec Jésus. Qu'y a-t-il à craindre là ? Mais si la peur vous saisit, criez fort : O Sauveur, sauvez-moi. Il vous tendra la main : serrez-la bien, et allez joyeusement.

10. Bref, ne philosophez point sur votre mal, ne répliquez point, allez franchement. Non, Dieu ne saurait vous perdre pendant que, pour ne point le perdre, vous vivrez en vos résolutions. Que le monde renverse, que tout soit en ténèbres, en fumée, en tintamarre, mais Dieu est avec nous; mais si Dieu habite es ténèbres et en la montagne de Sinaï, toute fumante et couverte de tonnerres, d'éclairs et de fracas, ne serons-nous pas bien auprès de lui (cf. Ex 19,16-18)?

Il faut vous dire un mot de moi ; car vous m'aimez comme vous-même. Nous avons eu ces quinze jours un très-grand jubilé, qui sera par tout le monde, sur le commencement de l'administration du pape (2) et de la guerre de Hongrie. Cela m'a tenu occupé, mais consolé à la réception de plusieurs confessions générales et changements de consciences, outre la mer de mes affaires ordinaires, entre lesquelles (je le dis à vous) je vis en plein repos de coeur, résolu de m'employer fidèlement ci-après et soigneusement à la gloire de mon Dieu, premièrement chez moi-même, et puis en tout ce qui est en ma charge. Mon peuple commence à m'aimer tendrement, et cela me console.

Tous les vôtres de deçà se portent bien, et vous honorent d'un amour tout particulier.

Vivez, vivez, ma chère fille, vivez tout en Dieu, et ne craignez point la mort : le bon Jésus est tout nôtre; soyons tout entièrement siens. Notre très-honorée dame, notre abbesse, le nous a donné; gardons-le bien, et courage, ma fille. Je suis infiniment vôtre, et plus que vôtre.


(5) La sainte Vierge.
(2) Madame de Chantal demeurait avec le père de son mari, et y eut beaucoup de chagrin.
(I) Les filles cadettes de madame de Chantal.
(1) La fille ainée de madame de Chantal.
(2) Celse-Bénigne, le fils de madame de Chantal. (2) Le cardinal Borghèse fut élevé sur la chaire de S. Pierre le 17 mai 1605, et prit le nom de Paul V. Ce fut un excellent pape et un grand homme. Il accorda un jubilé à son exaltation, pour obtenir la bénédiction de Dieu sur la guerre de Hongrie ; c'est de ce pape qu'il est ici question.




F. de Sales, Lettres 343