F. de Sales, Lettres 183

LETTRE DCCXXXIV, A UNE DE SES TANTES.

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Sur la mort de son mari. La perfection des vraies amitiés ne se trouve qu'au ciel.

Annecy, 15 mars 1603.

Madame ma tante, si je ne savais que votre vertu vous peut donner les consolations et résolutions nécessaires à supporter avec un courage chrétien la perte que vous avez faite, je m'essaie -rois à vous en présenter quelques raisons par cette lettre, et, s'il ctoit requis, je vous les porterais moi-même. Mais j'estime que vous avez tant de charité et de crainte de Dieu, que voyant son bon plaisir et sainte volonté, vous vous y accommoderez, et adoucirez votre déplaisir par la considération du mal de ce monde, qui est si misérable, que si ce n'était notre fragilité, nous devrions plutôt louer Dieu, quand il en ôte nos amis, que non pas nous en fâcher : aussi bien faut-il que tous, les uns après les autres, nous en sortions, selon l'ordre qui est établi; et les premiers ne s'en trouvent que mieux, quand ils ont vécu avec soin de leur salut et de leur âme, comme a fait monsieur mon oncle et mon aîné, duquel la conversation a été si douce et si utile à tous ses amis, que nous qui avons été de ses plus familiers et intimes, ne saurions nous empêcher d'avoir beaucoup de regret de la séparation qui s'en est faite :" et ce déplaisir ne nous est pas défendu, pourvu que nous le modérions par l'espérance que nous avons de ne demeurer guère séparés; mais que dans peu de temps nous le suivrons au ciel, lieu de notre repos, Dieu nous en faisant la grâce. Ce sera là où nous accomplirons et parferons sans fin les bonnes et chrétiennes amitiés que nous n'avons fait que commencer en ce monde. C'est la principale pensée que nos amis décédés requièrent de nous, en laquelle je vous supplie de vous entretenir, laissant des démesurées tristesses pour les esprits qui n'ont point de telles espérances ; cependant, madame ma tante, j'ai tant d'affection à la mémoire de notre défunt et à votre service, que vous accroîtrez infiniment l'obligation que j'ai, si vous me faites l'honneur de me recommander avec toute liberté et de m'employer en grande assurance. Faites-le, je vous supplie de tout mon coeur, et je prie notre Seigneur qu'il accroisse en vous ses saintes consolations, et vous comble des grâces que vous souhaite, madame ma tante, votre, etc.



LETTRE DCCXXXV, À MADAME LA PRÉSIDENTE BRULART,

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Qui s'était mise sous la direction du Saint, pendant qu'il prêchait le carême à Dijon en 1604.

(Après le 9) Sales, le 13 octobre 1604.

Madame,

1. ce m'a été un extrême contentement d'avoir eu et vu votre lettre : je voudrais bien que les miennes vous en pussent donner un réciproque, et particulièrement pour le remède des inquiétudes qui se sont levées en votre esprit depuis notre séparation. Dieu me veuille inspirer.

Je vous ai dit une fois, et m'en ressouviens fort bien, que j'avais trouvé en votre confession générale toutes les marques d'une vraie, bonne et solide confession, et que jamais je n'en avais reçu qui m'eût plus entièrement contenté. C'est la vraie vérité, madame ma chère soeur, et croyez qu'en telles occasions je parle fort purement.

Que si vous avez omis quelque chose à dire, considérez si c'a été à votre escient et volontairement ; car en ce cas-là, vous devriez sans doute refaire la confession, si ce que vous auriez omis était péché mortel, ou que vous pensassiez à cette heure-là que ce le fût : mais si ce n'est que péché véniel, ou que vous l'ayez omis par oubliance ou défaut de mémoire, ne doutez point, ma chère soeur ; car, au péril de mon âme, vous n'êtes nullement obligée de refaire votre confession, ains suffira de dire à votre confesseur ordinaire le point que vous avez omis. De cela j'en réponds.

N'ayez pas crainte non plus de n'avoir pas apporté tant de diligence qu'il fallait à votre confession générale ; car je vous, redis fort clairement et assurément, que si vous n'avez point fait d'omission volontaire, vous ne devez nullement refaire la confession, laquelle pour vrai a été très-suffisamment faite ; et demeurez en paix de ce côté-là. Que si vous en conférez avec le père recteur, il vous en dira de même; car c'est le sentiment de l'Église notre mère.

Toutes les règles du rosaire et du cordon n'obligent nullement ni à péché mortel, ni à véniel, ni directement, ni indirectement; et ne les observant pas, vous ne pécherez non plus, que de laisser une autre sorte de bien à faire. Ne vous en mettez donc nullement en peine ; mais servez Dieu gaiement et en liberté d'esprit.


2. Vous me demandez le moyen que vous devez tenir pour acquérir la dévotion et paix de l'esprit. Ma chère soeur, vous ne me demandez pas peu ; mais je m'essaierai de vous en dire quelque chose, car je vous le dois. Mais remarquez bien ce que je vous dirai.

La vertu de dévotion n'est autre chose qu'une générale inclination et promptitude d'esprit à faire ce qu'il connait être agréable à Dieu. C'est cette dilatation de coeur de laquelle David disait : J’ai couru en la voie de vos commandements quand vous avez étendu mon coeur (
Ps 119,32). Ceux qui sont, simplement gens de bien, cheminent en la voie de Dieu; mais les dévots courent, et quand ils sont bien dévots, ils volent. Maintenant je vous dirai quelques règles qu'il faut observer pour être vraiment dévote.

Il faut avant toutes choses observer les commandements généraux de Dieu et de l'Église, qui sont établis pour tout fidèle chrétien ; et sans cela il n'y peut avoir aucune dévotion au monde. Cela, chacun le sait.

Outre les commandements généraux, il faut soigneusement observer les commandements particuliers qu'un chacun a pour le regard de sa vocation; et quiconque ne le sait, quand il ferait ressusciter les morts, il ne laisse pas d'être en péché et damné s'il y meurt. Comme, par exemple, il est commandé aux évêques de visiter leurs brebis, les enseigner, redresser, consoler; que je demeure toute la semaine en oraison, que je jeûne toute ma vie, si je ne fais cela je me perds. Qu'une personne fasse miracle étant en état de mariage, et qu'elle ne rende pas le devoir de mariage () à sa partie, ou qu'elle ne se soucie point des enfants, elle est pire qu'infidèle (1Tm 5,8), dit S. Paul, et ainsi des autres.


3. Voilà donc deux sortes de commandements qu'il faut soigneusement observer pour fondement de toute dévotion ; et néanmoins la vertu de dévotion ne consiste pas à les observer, mais à les observer avec promptitude et volontiers. Or, pour acquérir cette promptitude, il faut employer plusieurs considérations.

La première, c'est que Dieu le veut ainsi ; et est bien la raison que nous fassions sa volonté, car nous ne sommes en ce monde que pour cela (cf. 1P 4,2). Hélas ! tous les jours nous lui demandons que sa volonté soit faite (Mt 6,10); et quand ce vient à la faire, nous avons tant de peine ! Nous nous offrons à Dieu si souvent, nous lui disons à tous coups : Seigneur, je suis vôtre (Ps 119,94), voilà mon coeur ; et quand il nous veut employer, nous sommes si lâches ! Comme pouvons-nous dire, que nous sommes siens, si nous ne voulons accommoder notre volonté à la sienne ?

La seconde considération, c'est de penser à la nature des commandements de Dieu, qui sont doux, gracieux et souèfs, non-seulement les généraux, mais encore les particuliers de la vocation. Et qu'est-ce donc qui vous les rend fâcheux ? rien à la vérité sinon votre propre volonté, qui veut régner en vous à quelque prix que ce soit ; et les choses, que peut-être elle désirerait, si on ne les lui commandait, lui étant commandées, elle les rejette.

De cent mille fruits délicieux, Eve choisit celui qu'on lui avait défendu (Gn 3,1-6; et sans doute, que si on le lui eût permis, elle n'en eût pas mangé. C'est en un mot, que nous voulons servir Dieu mais à notre volonté et non pas à la sienne.

Saûl avait commandement de gâter et ruiner tout ce qu'il trouverait en Amalech : il ruina tout, hormis ce qui était précieux qu'il réserva, et eu fit sacrifice; mais Dieu déclara qu'il ne veut nul sacrifice contre l'obéissance (cf. 1S 15,3-23). Dieu me commanda de servir aux âmes, et je veux demeurer à la contemplation : la vie contemplative est bonne, mais non pas au préjudice de l'obéissance. Ce n'est pas à nous de choisir à notre volonté. Il faut vouloir ce que Dieu veut; et si ce Dieu veut que je le serve en une chose, je ne dois pas vouloir le servir en une autre. Dieu veut que Saül le serve en qualité de roi et de capitaine, et Saül veut le servir en qualité de prêtre (1S 13,9-13): il n'y a nulle difficulté que celle-ci est plus excellente que celle-là; mais néanmoins Dieu ne se paie pas de cela, il veut être obéi.

C'est grand cas ! Dieu avait donné de la manne aux enfants d'Israël, une viande très-délicieuse ; et les voilà qu'ils n'en veulent pas, mais recherchent en leurs désirs les auls et les ognons d'Egypte (Ex 16,14-31 Nb 11,7-9). C'est notre chétive nature qui veut toujours que sa volonté soit faite, et non pas celle de Dieu. Or, à mesure que nous aurons moins de propre volonté, celle de Dieu sera plus aisément observée.

Il faut considérer qu'il n'y a nulle vocation qui n'ait ses ennuis, ses amertumes et dégoûtements ; et qui plus est, si ce n'est ceux qui sont pleinement résignés en la volonté de Dieu, chacun voudrait volontiers changer sa condition à celle des autres ; ceux qui sont évêques, voudraient ne l'être pas ; ceux qui sont mariés, voudraient ne l'être pas ; et ceux qui ne le sont pas, le voudraient être. D'où vient cette générale inquiétude des esprits, sinon d'un certain déplaisir que nous avons à la contrainte, et d'une malignité d'esprit, qui nous fait penser que chacun est mieux que nousi'

Mais c'est tout un ; quiconque n'est pleinement résigné, qu'il tourne deçà et delà, il n'aura jamais de repos. Ceux qui ont la fièvre, ne trouvent nulle place bonne; ils n'ont pas demeuré un quart d'heure en un lit, qu'ils voudraient être en un antre ; ce n'est pas le lit qui en peut mais, c'est la fièvre qui les tourmente partout. Une personne qui n'a point la fièvre de la propre volonté, se contente de tout, pourvu que Dieu soit servi. Elle ne se soucie pas en quelle qualité Dieu l'emploie, pourvu qu'il fasse sa volonté divine ; ce lui est tout un.

Mais ce n'est pas tout : il faut non-seulement vouloir faire la volonté de Dieu ; mais pour être dévot, il la faut faire gaiement. Si je n'étais pas évêque, peut-être sachant ce que je sais, je ne le voudrais pas être; mais l'étant, non-seulement je suis obligé de faire ce que cette pénible vocation requiert, mais je dois le faire joyeusement, et dois me plaire en cela, et m'y agréer. C'est le dire de S. Paul : Chacun demeure en sa vocation devant Dieu (1Co 7,24).

Il ne faut pas porter la croix des autres, mais la sienne ; et pour porter chacun la sienne, notre Seigneur veut que chacun renonce à soi-même, c'est-à-dire à sa propre volonté (cf. Mt 16,24). Je voudrais bien ceci et cela, je serais mieux ici et là : ce sont tentations. Notre Seigneur sait bien ce qu'il fait, faisons ce qu'il veut, demeurons où il nous a mis.


4. Mais, ma bonne fille, permettez-moi que je vous parle selon mon coeur : car je vous aime comme cela. Vous voudriez avoir quelque petite pratique pour vous conduire.

Outre ce que j'ai dit qu'il fallait considérer,

1° faites la méditation tous les jours, ou le matin avant dîner, du bien une heure ou deux avant le souper ; et ce, sur la vie et mort de notre Seigneur; et à cet effet, servez-vous de Bellintani, capucin, ou de Bruno, jésuite (cf. 222 ,1). Votre méditation ne doit être que d'une grosse demi-heure, et non plus ; au bout de laquelle ajoutez toujours une considération de l'obéissance que notre Seigneur a exercée à l'endroit de Dieu son père : car vous trouverez que tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour complaire à la volonté de son père ; et là-dessus évertuez-vous de vous acquérir un grand amour de la volonté de Dieu.

2° Avant que de faire, ou vous préparer à faire des choses de votre vocation qui vous fâchent, pensez que les saints ont bien fait gaiement d'autres choses plus grandes et fâcheuses : les uns ont souffert le martyre, les autres ont souffert le déshonneur du monde. S. François, et tant de religieux de notre âge, ont baisé et rebaisé mille fois des ladres et des ulcères ; les autres se sont confinés es déserts ; les autres sur les galères avec les soldats ; et tout cela, pour faire chose agréable à Dieu. Et qu'est-ce que nous faisons qui approche en difficulté à cela ?

3° Pensez souventefois que tout ce que nous faisons a sa vraie valeur de la conformité que nous avons avec la volonté de Dieu : si qu'en mangeant et buvant, si je le fais, parce que c'est la volonté de Dieu que je le fasse, je suis plus agréable à Dieu, que si je souffrais la mort sans cette intention là.

4° Je voudrais que souvent, parmi la journée, vous invoquassiez Dieu, afin qu'il vous donnât l'amour de votre vocation, et que vous disiez comme S. Paul, quand il fut converti : Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? (Ac 9,6) Voulez-vous que je vous serve au plus vil ministère de votre maison? Ah! je me réputerai encore trop heureuse; pourvu que je vous serve, je ne me soucie pas en quoi ce sera. Et venant au particulier de ce qui vous fâchera, dites : Voulez-vous que je fasse telle et telle chose? Hélas! Seigneur, encore n'en suis-je pas digne, je le ferai très-volontiers; et c'est ainsi que vous vous humiliez fort. O mon Dieu ! quel trésor vous acquerrez ! plus grand sans doute que vous ne sauriez estimer.

5° Je voudrais que vous considérassiez combien de saints et de saintes ont été en votre vocation et en état, et qu'ils s'y sont tous accommodés avec une grande douceur et résignation, tant au nouveau qu'en l'ancien Testament ; Sara, Rebecca, sainte Anne, sainte Elisabeth, sainte Monique, sainte Paule, et cent rniHe ; et que cela vous anime, vous recommandant à leurs prières.


5. Il faut aimer ce que Dieu, aime : or, il aime notre vocation ; aimons-la bien aussi, et ne nous amusons pas à penser sur celle des autres. Faisons notre besogne ; à chacun sa croix n'est pas trop : mêlez doucement l'office de Marthe à celui de Madeleine (Lc 10,38-43): faites diligemment le service de votre vocation, et souvent revenez à vous-même, et vous mettez en esprit eux pieds de notre Seigneur, et dites : Mon Seigneur, soit que je coure, soit que je m'arrête, je suis toute vôtre, et vous à moi (cf. Ct 2,16 Ct 6,2): vous êtes mon premier époux; et tout ce que je ferai, c'est pour vous,- et ceci et cela.

Vous verrez l'exercice de l'oraison que j'envoie à madame du Puy-d'Orbe : tirez-en une copie, et vous en prévalez ; car je e désire.

Il me semble que faisant le matin une demi-heure d'oraison mentale, vous devez vous contenter d'ouïr tous les jours une messe ; et parmi la journée lire une demi-heure de quelque livre spirituel, comme de Grenade, ou de quelque autre bon auteur. Le soir faire l'examen de conscience, et le long de la journée faire des oraisons jaculatoires. Lisez fort le Combat spirituel - je vous le recommande. Les dimanches et lés fêtes vous pourrez, outre la messe, ouïr vêpres (mais cela sans astriction) et le sermon.

N'oubliez pas de vous confesser tous les huit jours, et quand vous aurez quelque grand ennui de conscience. Pour la communion, si ce n'est au gré de monsieur votre mari, n'excédez point pour le présent les limites de ce que nous en dîmes à S. Claude : demeurez ferme, et communiez spirituellement ; Dieu recevra en compte la préparation de votre coeur.

Souvenez-vous de ce que je vous ai si souvent dit. Faites honneur à votre dévotion : rendez-la fort aimable à tous ceux qui vous coiinaitront, mais surtout à votre famille : faites qu'un chacun en dise du bien. Mon Dieu ! que vous êtes heureuse d'avoir un mari si raisonnable et souple ! Vous en devez bien louer Dieu.

Quand il vous surviendra quelque contradiction, résignez-vous fort en notre Seigneur, et vous consolez, sachant que ses faveurs ne sont que pour les bons, ou pour ceux qui se mettent en chemin de le devenir.

Au demeurant, sachez que mon esprit est tout vôtre. Dieu sait si jamais je vous oublie, ni toute votre famille en mes faibles prières : je vous ai très-intimement gravée eh mon âme. Dieu soit votre coeur et votre vie.




LETTRE DCCXXXVI, A M. LE PRÉSIDENT FRÉMIOT,

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Qui était avancé en âge. Le Saint l'engage à se préparer à la mort.

A Sales, le 7 octobre 1604.

Monsieur,

1. la charité est également facile à donner et à recevoir les bonnes impressions du prochain : mais si à sa générale inclination on ajoute celle de quelque particulière amitié, elle se rend excessive en cette facilité. M. de Bourges et madame de Chantal, vos chers et dignes enfants, m'ont sans doute été trop favorables en la persuasion qu'ils vous ont faite de me vouloir du bien : car je le vois bien, monsieur, par la lettre qu'il vous a plu de m'écrire, qu'ils y ont employé des couleurs, desquelles ma chétive âme ne fut jamais teinte. Et vous, monsieur, n'avez pas été moins aisé, ni comme je connais, moins aise de leur donner une ample et libérale créance La charité, dit l'apôtre croit tout et se réjouit du bien (
1Co 13,6-7).

En cela seul ils n'auront pas su passer la mesure à dire, ni vous, monsieur, à croire, que je leur ai voué toutes mes affections, qui vous sont par ce moyen acquises, puisqu'ils sont vôtres, avec tout ce qu'ils ont.

Permettez-moi, monsieur, que je laisse courir ma plume à la suite de mes pensées pour répondre à votre lettre. C'est bien la vérité, que j'ai reconnu en M: de Bourges une si naïve bonté et d'esprit et de coeur, que je me suis relâché à conférer avec lui des offices de notre commune vocation, avec tant de liberté, que revenant à moi, je n'ai su qui avait usé de plus de simplicité, où lui à m'écouter, ou moi à lui parler.

Or, monsieur, les amitiés fondées sur Jésus-Christ ne laissent pas d'être respectueuses, pour être un peu fort simples et à la bonne foi. Nous nous sommes bien coupé de la besogne l'un à l'autre ; nos désirs de servir Dieu et son Église (car je confesse que j'en ai, et lui ne saurait dissimuler qu'il n'en soit plein), se sont, ce me semble, aiguisés et animés par la rencontre.

Mais, monsieur, vous voulez que je continue de mon côté cette conversation, et sur ce sujet, par lettres. Je vous assure que, si je voulais, je ne m'en saurais empêcher ; et de fait je lui envoie une lettre de quatre feuilles, et toute de cette même étoffe. Non, monsieur, je n'apporte plus nulle considération à ce que je suis moins que lui, iii à ce qu'il est plus que moi, en tant de façons, amor oequat amantes (1). Je lui parle fidèlement, et avec toute la confiance que mon âme peut avoir en celle que j'estime des plus franches, rondes et vigoureuses en amitié.

Et quant à madame de Chantal, j'aime mieux ne rien dire du désir que j'ai de son bien éternel, que d'en dire trop peu.

Mais, monsieur le président des comptes, votre bon frère ne vous a-t-il pas dit qu'il m'aimait aussi bien fort? je vous dirai bien au moins que je m'en tiens pour tout assuré.

Il n'est pas jusques au petit Celse-Bénigne; et votre Aimée (2) qui ne me connaissent, et qui ne m'aient caressé en votre maison.

Voyez, monsieur, si je suis vôtre, et par combien de liens"! J'abuse de votre bonté à vous déployer si grossièrement mes affections. Mais, monsieur, quiconque me provoque en la contention d'amitié, il faut qu'il soit bien fermé, car je ne l'épargne point.

(1) L'amour égale ceux qui s'aiment.
(2) C'étaient des enfants de madame de Chantal.


2. Si faut-il que je vous obéisse encore en ce que vous me commandez de vous écrire les principaux points de votre devoir. J'aimé mieux obéir au péril de la discrétion, que d'être discret au péril de l'obéissance. Ce m'est, à la vérité, une obéissance un petit âpre, mais vous jugerez bien qu'elle en vaut mieux. Vous excédez bien en humilité à me faire cette demande ; pourquoi ne me sera-t-il loisible d'excéder en simplicité à vous obéir?

Monsieur, je sais que vous avez fait une longue et très-honorable vie, et toujours très-constante en la sainte Église catholique ; mais au bout de là, c'a été au monde et au maniement de ses affaires. Chose étrange, mais que l'expérience et les auteurs témoignent! un cheval, pour brave et fort qu'il soit, cheminant sur les passées et allures du loup, s'engourdit et perd le pas. Il n'est pas possible, que vivant au monde, quoique nous ne le touchions que des pieds, nous ne soyons embrouillés de sa poussière (1).

Nos anciens pères, Abraham et les autres, présentaient ordinairement à leurs hôtes le lavement des pieds : je pense, monsieur, que la première chose qu'il faut faire, c'est de laver les affections de votre âme pour recevoir l'hospitalité de notre bon Dieu en son paradis.

Il me semble que c'est toujours beaucoup de reproche aux mortels, de mourir sans y avoir pensé : mais il est double à ceux que notre Seigneur a favorisés du bien de la vieillesse.

Ceux qui s'arment avant que l'alarme se donne, le font toujours mieux que les autres, qui sur l'effroi courent çà et là au plastron, aux cuissarts, au casque.

Il faut tout à l'aise dire ses adieux au monde, et retirer petit à petit ses affections des créatures.

Les arbres que le vent arrache ne sont pas propres pour être transplantés, parce qu'ils laissent leurs racines en terre ; mais qui les veut porter en une autre terre, il faut que dextrement il désengage petit à petit toutes les racines l'une après l'autre ; et puisque de cette terre misérable nous devons être transplantés en celle des vivants (Ps 26,13), il faut retirer et désengager nos affections l'une après l'autre de ce monde : je ne dis pas qu'il faille rudement rompre toutes les alliances que nous y avons contractées (il faudrait à l'aventure des efforts pour cela) ; mais il les faut découdre et dénouer.

Ceux qui partent à l'imprévu sont excusables de n'avoir pas pris congé de leurs amis, et de partir en mauvais équipage ; mais non pas ceux qui ont su l'environ du temps de leur voyage : il se faut tenir prêt (Mt 24,44); ce n'est pas pour partir devant l'heure, mais pour l'attendre avec plus de tranquillité.

(1) S. Léon.


3. A cet effet, je crois, monsieur, que vous aurez une incroyable consolation de choisir de chaque jour une heure., pour penser devant Dieu et votre bon ange, à ce qui vous est nécessaire pour faire une bienheureuse retra.te. Quel ordre à vos affaires, s'il fallait que ce fût bientôt ? Je sais que ces pensées ne vous seront pis nouvelles : mais il faut que la façon de les faire soit nouvelle en la présence de Dieu, avec une tranquille attention, et plus pour émouvoir l'affective que pour éclairer l'intellective.

4. Saint Jérôme a plus d'une fois rapporté à la sapience de vieilles gens l'histoire d'Abisag, Sunamite, dormant sur l'estomac de David, non pour aucune volupté, mais seulement pour l'échauffer (1R 1,1-4). La sagesse et considération de la philosophie accompagne souvent les jeunes gens : c'est plus pour récréer leur esprit, que pour créer en leurs affections aucun bon mouvement ; mais entre les bras des anciens, elle n'y doit être que pour leur donner la vraie chaleur de dévotion.

J'ai vu et joui de votre belle bibliothèque : je vous présente pour votre leçon spirituelle sur ce propos, S. Ambroise, De lono mortis, S. Bernard, De interiori domo, el. plusieurs Homélies éparses de S. Chrysostome.

5. Votre S. Bernard dit, que l'âme qui veut aller à Dieu, doit premièrement baiser les pieds du crucifix, purger ses affections, Il se résoudre à bon escient de se retirer petit à petit du monde et de ses vanités ; puis baiser les mains par la nouveauté des actions, qui suit le changement des affections, et enfin le baiser en la bouche, s'unissant par un amour ardent à cette suprême bonté. C'est le vrai progrès d'une honnête retraite.

On dit qu'Alexandre-le-Grand cinglant en haute nier, découvrit lui seul, et premièrement, l'Arabie heureuse à l'odeur des bois aromatiques qui y sont ; aussi lui seul y avait sa prétention. Ceux qui prétendent au pays éternel, quoique cinglant en la haute mer des affaires de ce monde, ont un certain pressentiment du ciel, qui les anime et encourage merveilleusement ; mais il faut se tenir en proue, et le nez tourné de ce côté-là.

Nous nous devons à Dieu, à la patrie, aux parents, aux amis : à Dieu premièrement, puis à la patrie, mais premièrement à la céleste, secondement à la terrestre, après cela à nos proches : mais nul ne vous est si proche que vous-même, dit notre Sénèque chrétien : enfin aux amis ; mais n'è-tes-vous pas le premier des vôtres ? il remarque que S. Paul dit à son Timothée : Attende tibi, et gregi; primblibi, deinde gregi (1Tm 4,16 Ac 20,28 (1), dit-il.

C'est bien assez, monsieur, si ce n'est trop pour cette année, laquelle s'enfuit et s'écoule de devant nous, et dans ces deux mois prochains nous fera voir la vanité de sa durée, comme ont fait toutes les précédentes qui ne durent plus. Vous m'avez commandé que toutes les années je vous écrive quelque chose de cette sorte : me voilà quitte pour celle-ci, en laquelle je vous supplie d'ôter le plus de vos affections de ce monde que" vous pourrez ; et à mesure que vous les arracherez, de les transporter au ciel.

Et pardonnez-moi, je vous en conjure par votre propre humilité, si ma simplicité a été si extravagante en son obéissance, que de vous écrire avec tant de longueur et de liberté sur un simple commandement, et avec une entière reconnaissance que j'ai de votre extrême suffisance, qui me devait ou retenir au silence, ou en une exacte modération. Voilà des eaux, monsieur, si elles sortent d'une mâchoire d'âne, Samson ne laissera pas d'en boire. Je prie Dieu qu'il comble vos années de ses bénédictions, et suis d'une affection totalement filiale, monsieur, etc.

(I) Ayez soin de vous, et de votre troupeau; premièrement de vous, ensuite de votre troupeau.



LETTRE DCCXXXVII, A MADAME LA BARONNE DE CHANTAL.

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Marques certaines par lesquelles on peut connaître si le choix que l'on a fait d'un directeur est légitimé. Remède pour les tentations contre la foi. Règles de conduite à l'usage d'une veuve chrétienne, tant à l'égard de ses devoirs envers Dieu, que vis-à-vis de sa famille et de son intérieur domestique.


14 octobre 1604.

Madame,

1. Plût à notre bon Dieu que j'eusse autant de moyen de me bien faire entendre par cet écrit comme j'en ai de volonté ! Je m'assure que pour une partie de ce que vous désirez savoir de moi, vous seriez consolée, et particulièrement pour les deux doutes que l'ennemi vous suggère sur le choix que vous avez fait de moi pour être votre père spirituel. Mais je m'en vais vous dire ce que je pourrai, pour exprimer en peu de paroles ce que je pense vous être nécessaire sur ce sujet.

Pour le premier, le choix que vous avez fait a toutes les marques d'une bonne et légitime élection ; de cela n'en doutez plus, je vous supplie. Le grand mouvement d'esprit qui vous y a portée presque par force et avec consolation ; la considération que j'y ai apportée avant que d'y consentir ; ce que ni vous ni moi ne nous en sommes pas de à nous-mêmes, mais y avons appliqué le jugement de votre confesseur, bon, docte et prudent ; ce que nous avons donné le loisir aux premières agitations de votre conscience pour se refroidir, si elles eussent été mal fondées ; ce que les prières non d'un jour ni ne deux, mais de plusieurs mois ont précédé, sont indubitablement des marques infaillibles que c'était la volonté de Dieu.

Les mouvements de l'esprit malin ou de l'esprit humain, sont bien d'autre condition. Ils sont terribles et véhéments, mais sans constance. La première parole qu'ils jettent à l'oreille de l'âme qui en est agitée, c'est de n'ouïr point de conseil ; ou, si elle en oit, que ce soient des conseils de gens de peu et sans expérience. Ils pressent, ils veulent qu'on trousse marché avant que de l'avoir traité, et se contentent d'une courte prière, qui ne sert que de prétexte pour établir des choses les plus importantes.


2. Il n'y a rien de pareil en notre fait. Ce n'a été ni vous ni moi qui en avons formé le traité : c'a été un troisième, qui en cela n'a pu regarder qu'à Dieu seul. La difficulté que j'y apportai au commencement, qui ne procédait que de la considération que j'y devais appliquer, vous doit entièrement résoudre. Car croyez bien que ce n'était pas faute de très-grande inclination à votre service spirituel, je l'avais indicible ; mais parce qu'en chose de telle conséquence je ne voulais suivre ni votre désir, ni mon inclination, ains Dieu et la Providence. Arrêtez-vous là, je vous supplie, et ne disputez plus avec l'ennemi en ce sujet ; di-tès-lui hardiment que c'est Dieu qui l'a voulu, et qui l'a fait. Ce fut Dieu qui vous embarqua en la première direction, propre à votre bien en ce temps-là ; c'est Dieu qui vous a portée à celle-ci, laquelle, bien que l'instrument en soit indigne, il vous rendra fructueuse et utile.

Pour le second, ma très-chère soeur, sachez que, comme je viens de dire, dès le commencement que vous conférâtes avec moi de votre în^-térieur, Dieu me donna un grand amour de votre-esprit. Quand vous vous déclarâtes à moi plus particulièrement, ce fut un lien admirable à.moa aine, pour chérir de plus en plus la vôtre, qui me fit vous écrire que Dieu m'avait donné à vous, ne croyant pas qu'il se pût plus rien ajouter à l'affection que je sentais en mon esprit, et surtout en priant Dieu pour vous.

Mais maintenant, ma chère fille, il est survenu une certaine qualité nouvelle, qui ne se peut nommer, ce me semble ; mais seulement son effet est une grande suavité intérieure que j'ai à vous souhaiter la perfection de l'amour de Dieu et les autres bénédictions spirituelles. Non, je n'ajoute pas un seul brin à la vérité ; je parle devant le Dieu de mon coeur et du vôtre (
Ps 73,26): chaque affection a sa particulière différence d'avec les autres ; celle que je vous ai a une certaine particularité qui me console infiniment, et, pour dire tout, qui m'est extrêmement profitable. Tenez cela pour une très-véritable vérité, et n'en doutez plus. Je n'en voulais pas tant dire, mais un mot tire l'autre, et puis je pense que vous le ménagerez bien.

Grand cas, ce me semble, ma fille. La sainte Église de Dieu, à l'imitation de son Époux, ne nous enseigne point de prier pour nous en particulier, mais toujours pour nous et nos frères chrétiens : Donnez-nous, dit-elle, accordez-nous, et en semblables termes, qui en comprennent plusieurs. Il ne m'était jamais arrivé, sous cette forme de parler générale, de porter mon esprit à aucune personne particulière : depuis que je suis sorti de Dijon, sous cette parole de nous, plusieurs particulières personnes qui se sont recommandées à moi me viennent en mémoire ; mais vous presque ordinairement la première; et quand ce n'est pas la première, qui est rarement, c'est la dernière pour m'y arrêter davantage. Se peut-il dire plus que cela ? Mais, à l'honneur de Dieu, que ceci ne se communique point à personne ; car j'en dis un petit trop, quoiqu'avec toute vérité et pureté.,

En voilà bien assez pour répondre ci-après à toutes ces suggestions, ou au moins pour vous donner courage de vous moquer de leur auteur, et de lui cracher au nez. Je vous dirai le reste un jour, ou en ce monde, ou en l'autre.


3. Pour le troisième, vous me demandez les remèdes au travail que vous donnent les tentations que le malin vous fait contre la foi et l'Église ; car c'est cela que j'entends. Je vous en dirai ce que Dieu me donnera.

Il faut en cette tentation tenir la posture que l'on tient en celle de la chair, ne disputer ni peu ni prou ; mais faire comme faisaient les enfants d'Israël, des os de l'agneau pascal, qu'ils ne s'essayaient nullement de rompre, mais les jetaient au feu (Ex 12,10 Ex 12,46 Jn 19,36). Il ne faut nullement répondre, ni faire semblant d'entendre ce que l'ennemi dit. Qu'il elabaude tant qu'il voudra à la porte, il ne faut pas seulement dire : Qui va là?

Il est vrai, ce me direz-vous ; mais il m'importune, et son bruit fait que ceux de dedans ne s'entendent pas les uns les autres deviser. C'est tout un; patience, il se faut prosterner devant Dieu, et demeurer là devant ses pieds : il entendra bien par cette humble contenance que vous êtes sienne, et que vous voulez son secours, encore que vous ne puissiez pas parler. Mais surtout tenez-vous bion fermée dedans, et n'ouvrez nullement la porte, ni pour voir qui c’est, ni pour chasser cet importun : enfin il se lassera de crier, et vous laissera en paix.

Il en sera tantôt temps, me direz-vous. Je vous prie, ayez un livre intitulé : De la Tribulation, composé par le père Ribîdencira, en espagnol, et traduit en françois h père recteur (1) vous dira où il est imprimé ; et le lisez soigneusement. Courage donc, le temps en sera tantôt : pourvu qu'il n'entre point, il n'importe. C'est cependant un très-bon signe que l'ennemi batte et tempête à la porte; car c'est signe qu'il n'a pas ce qu'il veut. S'il l'avait eu, il ne cricrait plus, il entrerait et s'arrêterait. Notez cela, pour ne point entrer en scrupule.

Après ce remède, je vous en donne un autre. Les tentations de la foi vont droità l'entendement, pour l'attirer à disputer, à rêver et songer là-dessus. Savez-vous ce que "ous ferez pendant que l'ennemi s'amuse à vouloir escalader l'intellect? Sortez par la porte de la volonté, et lui faites une bonne charge. C'est-à-dire, comme la tentation de la foi se présente pour vous entretenir : Mais comment se peut faire ceci? mais si ceci? mais si cela? faites qu'en lieu de disputer avec l'ennemi par le discours, votre partie affective s'élance de vive force sui lui, et même joignant à la voix intérieure l'extérieure, criant : Ah ! traître, ah ! malheureux, tu as laissé l'église des anges, et tu veux que je laisse celle des saints ! Déloyal, infidèle, perfide, tu présentas à la première femme la pomme de perdition (Gn 3,1-6), et tu veux que j'y morde ! Arrière, ô Satan. Il est écrit -Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu (Mt 4,10 Mt 4,7). Non, je ne disputerai point, ni ne contesterai. Eve voulant disputer se perdit ; Eve le fit, et fut séduite. Vive Jésus, en qui je crois! Vive l'Église, à laquelle j'adhère ! et semblables paroles enflammées.

Il en faut dire aussi à Jésus-Christ et au Saint-Esprit, telles qu'il vous suggérera ; et même à l'Église: O mère des enfants de Dieu! jamais je ne me séparerai de vous; je veux vivre et mourir en votre giron.

Je ne sais si je me fais bien entendre. Je veux dire qu'il faut se revancher avec des affections, et non pas avec des raisons ; avec des passions, et non pas avec des considérations. Il est vrai qu'en ces temps de tentation la pauvre volonté est toute sèche : mais tant mieux ; ses coups seront tant plus terribles à l'ennemi, lequel voyant qu'en lieu de retarder votre avancement, il vous donne sujet d'exercer mille affections vertueuses, et particulièrement de la protestation de la foi, vous laissera en fin finale.

En troisième lieu, il sera bon d'appliquer quelquefois cinquante ou soixante coups de discipline, ou trente, selon que vous serez disposée. C'est grand cas comme cette recette s'est trouvée bonne en une âme que je connais. C'est, sans doute, que le sentiment extérieur divertit le mal et affliction intérieure, et provoque la- miséricorde de Dieu ; joint que le malin voyant que l'on bat sa partisane et confédérée, la chair, il craint et s'enfuit. Mais de ce troisième remède, il en faut user modérément, et selon le profit que vous en verrez réussir par l'expérience de quelques jours.

Au bout de tout cela, ces tentations ne sont que des afflictions comme les autres ; et faut s'ac-coiser sur le dire delà sainte Écriture : Bienheureux est qui souffre la tentation ; car, ayant été éprouvé, il recevra la couronne de gloire (Jc 1,12). Sachez que j'ai vu peu de personnes avoir été avancées sans cette épreuve, et faut avoir patience. Notre Dieu, après les bourrasques, enverra le calme. Mais surtout servez-vous du premier et second remède.


4. Pour le quatrième point, je ne veux point changer les offres que vous fîtes la première fois que vous vous vouâtes, ni la place qui vous fut donnée (2), ni tout le reste.

Quant à vos prières quotidiennes, voici mon avis.

Le matin, faites la méditation avec la préparation, telle que je l'ai marquée en l'écrit que j'envoie à cette intention : ajoutez le Pater noster, l’Ave Maria, le Credo, le Veni creator Spiritus, l’Ave maris Stella, l’Angele Dei, et une courte oraison pour les deux saints Jean et les deux saints François et d'Assise et de Paule, que vous trouverez dans le Bréviaire; ou peut-être les avez-vous déjà dans le livret que vous pensez m'envoyer.

Saluez tous les saints avec cette oraison vocale :

Sainte Marie et tous les saints, veuillez intercéder pour nous vers notre Seigneur, afin que nous obtenions d'être aidés et sauvés par celui qui vit et règne es siècles des siècles. Amen.

Sancta Maria, et omnes sancti, intercedite pro nobis ad Domimun, ut nos mereamur ab eo ad juvari et salvari, qui vivit et régnât in saecula saeculorum. Amen (1).

Ayant salué les saints qui sont au ciel, dites un Pater noster et VAve pour les fidèles trépassés, et un autre pour les fidèles vivants. Ainsi vous aurez visité toute l'Église, dont l'une des parties est au ciel, l'autre en terre, l'autre sous terre, comme S. Paul (Ph 2,10) et S. Jean (Ap 5,13) témoignent: Cela vous tiendra une heure bien ronde.

Oyez tous les jours la messe, quand il se pourra, en la façon que j'ai décrite en l'écrit de la méditation.

Et soit à la messe, soit le long du jour, je désire que le chapelet se dise tous les jours, le plus affectueusement qu'il se peut.

Le long du jour, force oraisons jaculatoires, et particulièrement celles des heures, quand elles sonnent; c'est une dévotion utile.

Le soir, avant souper, j'approuve un petit de récollection, avec cinq Pater noster et Ave Maria, aux cinq plaies de notre Seigneur. Or la ré-collectipn se pourra faire avec une entrée de l'aine en l'une des cinq plaies de notre Seigneur pour cinq jours, le sixième dans les épines de sa couronne, et le septième dans son côté percé : car il faut commencer la semaine par là, et la finir de même ; c'est-à-dire, les dimanches il faut revenir à ce coeur.

Le soir, environ une heure ou une heure et demie après souper, vous vous retirerez, et direz le Pater noster, l'Ave, le Credo ; cela fait, le Confileor jusqu'à meâ culpâ,- puis l'examen de conscience, après lequel vous achèverez le meâ culpâ, et direz les litanies de Notre-Dame de l'église de Lorette, ou bien, par ordre, les sept litanies de notre Seigneur, Notre-Dame, des anges, et ainsi des autres, telles qu'elles sont en un livre fait exprès. Il est vrai qu'il est malaisé à les trouver; et partant, ne les trouvant pas, celles de Notre-Dame suffiront; cela vous tiendra près d'une demi-heure.

Tous les jours une bonne demi-heure de lecture spirituelle - c'est bien assez pour tous les; jours. Les fêtes vous y pourrez ajouter d'être à vêpres, et dire l'office de Notre-Dame. Mais si vous avez un grand goût aux prières que ci-devant vous avez faites, ne changez pas, je vous prie. Et s'il vous advient de laisser quelque chose que je vous ordonne, ne vous mettez point en scrupule ; car voici la règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres :


IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR, ET RIEN PAR FORCE. IL FAUT PLUS AIMER L'OBÉISSANCE QUE CRAINDRE LA DÉSOBÉISSANCE.


Je vous laisse l'esprit, de liberté, non pas celui qui forclôt l'obéissance, car c'est la liberté de la chair ; mais celui qui forclôt la contrainte et le scrupule, ou empressement.

Si vous aimez bien fort l'obéissance et soumission, je veux que s'il vous vient occasion juste ou charitable de laisser vos exercices, ce soit une espèce d'obéissance, et que ce manquement soit suppléé par l'amour.

Je désire que vous ayez une traduction françoise de toutes les prières que vous direz : non pas que je veuille que vous les disiez en françois, ains en latin, car elles vous rendront plus de dévotion ; mais c'est que je veux que vous en ayez aucunement le sens, même les litanies du nom de Jésus, de Notre-Dame et des autres. Mais faites tout ceci sans empressement, et avec esprit de douceur et d'amour.

Vos méditations seront sur la vie et la mort de notre Seigneur.... J'approuve que vous employiez les Exercices de Taulère, les méditations de S. Bonaventure, et celles de Capiglia (cf. 222 ,1-2); car c'est enfin toujours la vie de notre Seigneur que ses Évangiles. Mais il faut réduire le tout à la manière que je vous envoie dans cet écrit.

Les méditations des quatre fins de l'homme vous seront utiles, à la charge que vous les finissiez toujours par un acte de confiance en Dieu ; ne vous représentant jamais ni la mort, ni l'enfer d'un côté, que la croix ne soit de l'autre, pour, après vous être excitée à la crainte par l'un, recourir à l'autre par confiance. L'heure de la méditation ne soit que de trois quarts au plus.

J'aime les cantiques spirituels, mais chantés avec affection.


5. Pour l'ànesse, j'approuve le jeûne du vendredi, et le souper sobre du samedi. J'approuve qu'on la mate le long de la semaine, non tant au retranchement des viandes (la sobriété étant gardée) comme au retranchement du choix d'icelles. J'approuve que néanmoins on la flatte quelquefois, en lui donnant à manger de l'avoine, que S. François lui donnait pour la faire aller plus vite. C'est la discipline qui à une merveilleuse force, en piquant la chair, de réveiller l'esprit, seulement deux fois la semaine.

Vous ne devez pas relâcher de la fréquence de la communion, sinon que votre confesseur vous le commande. J'ai cette consolation particulière, les fêtes, de savoir que nous communions ensemble.


6. Pour le cinquième point, c'est la vérité que je chéris, d'une très-particulière dilection, et notre Celse-Benigne, et tout le reste de vos enfants. Puisque Dieu vous a donné ce coeur de les désirer totalement au service de Dieu, il lcs faut nourrir à ce dessein, leur inspirant souèvement des pensées conformes à cela. Ayez les Confessions de S. Augustin, et lisez soigneusement dès le huitième livre ; vous y verrez Sainte Monique, veuve, avec le soin de son Augustin, et plusieurs choses qui vous consoleront.

Quant à Celse-Bénigne, il faut que ce soit avec des motifs généreux, et qu'on lui plante dans sa petite âme des prétentions au service de Dieu toutes nobles et vaillantes!, et lui ravaler fort les appréhensions de la gloire purement mondaine ; mais cela petit à petit. A mesure qu'il croîtra, nous penserons aux particularités requises, Dieu aidant.

Cependant prenez garde, non-seulement pour lui, mais pour ses soeurs, qu'ils ne dorment que seuls, le plus qu'il se pourra, ou avec des personnes èsquelles vous puissiez avoir autant de juste confiance comme en vous-même. Il n'est pas croyable combien cet ivis est utile ; l'expérience me le rend recommandable tous les jours.

Si Françoise veut, de son gré, être religieuse, bon : autrement je n'approuve pas qu'on prévienne sa volonté par des résolutions, mais seulement, comme celles de toutes les autres, par des inspirations souèves.

Il nous faut, le plus qu'il est possible, agir dans les esprits, comme les anges font, par des mouvements gracieux ct sans violence. Cependant j'approuve bien que vous en fassiez nourrir en la religion du Puits-d'Orbe, en laquelle j'espère que la dévotion va refleurir bientôt à bon escient ; et je veux que vous coopériez à cette intention. Mais à toutes ôtez-leur la vanité de l'âme : elle nait presque avec le sexe.

Je sais que vous avez les Entres de S. Jérôme en français : voyez celle qu'il écrit de Pacatula, et les autres, pour la nourriture des filles ; elles vous récréeront. Il faut néanmoins user de modération. J'ai tout dit quand j'ai dit des inspirations souèves.

Je vois que vous devez deux mille écus : le plus que vous pourrez, hâtez-cri le paiement: et gardez surtout de retenir rien ce personne, tant qu'il vous sera possible.

Faites quelques petites aumônes, mais avec grande humilité. J'aime la Visitation des malades, des vieux et des femmes principalement, et des jeunes, quand ils le sont bien fort. J'aime la Visitation des pauvres, spécialement des femmes, avec grande humilité et débonnaireté.

Pour le sixième point, j'approuve que vous partagiez votre séjour auprès de M. votre père et de M. votre beau-père, et que vous vous exerciez à procurer le bien de leur âme à la façon des anges, comme j'ai dit ; si le séjour de Dijon est un petit plus grand, il n'importe : c'est aussi votre premier devoir. Tâchez de vous rendre tous les jours plus agréable et humble à l'un et l'autre des pères, et procurez leur salut en esprit de douceur. Sans doute que l'hiver vous sera plus propre à Dijon.

J'écris à M. votre père 236 ; et parce qu'il m'avait commandé de lui écrire quelque chose pour le salut de son âme, je l'ai fait avec beaucoup de simplicité, peut-être trop.

Mon avis git en deux points : l'un, qu'il fasse une générale revue de toute sa vie pour faire une pénitence générale, c'est une chose sans laquelle nul homme d'honneur ne doit pas mourir ; l'autre, qu'il s'essaie petit à petit de se déprendre des affections du monde, et lui en dis les moyens.

Je lui propose cela, à mon avis, assez clairement et doucement ; et avec ce terme, qu'il faut non pas du tout rompre les liens d'alliance qu'on a aux affaires du monde, mais les découdre et dénouer. Il vous montrera la lettre, je n'en doute point. Aidez-le à l'entendre et à la pratiquer.

Vous lui devez une grande charité à l'acheminer à une fin heureuse, et nul respect ne vous doit empêcher de vous y employer avec une humble ardeur; car c'est le premier prochain que Dieu vous oblige d'aimer ; et la première partie que vous devez aimer en lui, c'est son âme, et en son âme la conscience, et en la conscience la pureté, et en la pureté l'appréhension du salut éternel.

J'en dis de même au beau-père.

Peut-être que M. votre père, ne me connaissant pas, trouvera ma liberté mauvaise; mais faites-moi connaitre à lui, et je m'assure qu'il m'aimera pour cette liberté plus que pour autre chose.

J'écris à M. de Bourges une lettre de cinq feuilles (1), où je lui marque la façon de prêcher, et avec cela je m'épanche à lui dire mon avis de plusieurs parties de la vie d'un archevêque. Or, pour celui-là, je ne doute point qu'il ne l'ait agréable. Enfin, que voulez-vous plus? père, frère, oncle, enfants, tout cela m'est infiniment à coeur.

(1) Le R. P. de Villars. (2) Il me renvoya, dit madame de Chantal, avec cette recommandation de ne penser qu'à demeurer dans ma condition, parce que j'avais souvent des désirs d'être religieuse. Vie de madame de Chantât, par M. de Maupas du Tour, l™ part., chap. xvn, pag. 64.
(1) Office de l'Eglise à prima-
(1) Lettre h M. André Frémiot, archevêque de Bourges, frère de madame de Chantal.




7. Pour le septième point, de l'esprit de liberté, je vous dirai ce que c'est.



[ (1) Tout homme de bien est libre des actions de péché mortel, et n'y attache nullement son affection. Voilà une liberté nécessaire à salut. Je ne parle pas de celle-là : la liberté de laquelle je parle, c'est la liberté des enfants bien-aimés (cf. Rm 8,21). Et qu'est-ce ? c'est un désengagement du coeur chrétien de toutes choses, pour suivre la volonté de Dieu reconnue. Vous entendrez aisément ce que je veux dire, si Dieu me donne la grâce de vous proposer les marques, signes, effets et occasions de cette liberté.

Nous demandons à Dieu, avant toutes choses, que son nom soit sanctifié (Mt 6,9-10), que son royaume advienne, sa volonté soit faite en la terre comme au ciel.

Tout cela n'est autre chose, sinon l'esprit de liberté ; car pourvu que le nom de Dieu soit sanctifié, que sa majesté règne en vous, que sa volonté soit faite, l'esprit ne se soucie d'autre chose.

Première marque : le coeur qui a cette liberté n'est point attaché aux consolations, mais reçoit les afflictions avec toute la douceur que la chair peut le permettre. Je ne dis pas qu'il n'aime et qu'il ne désire les consolations. Mais je dis qu'il n'engage pas son coeur en icelles.

Seconde marque : il n'engage nullement son affection aux exercices spirituels ; de façon que si, par maladie ou autre accident, il en est empêché, il n'en conçoit nul regret. Je ne dis pas aussi qu'il ne les aime, mais je dis qu'il ne s'y attache pas.

Il ne perd guère sa joie, parce que nulle privation ne rend triste celui qui n'avait son coeur attaché nulle part. Je ne dis pas qu'il ne la perde, mais c'est pour peu.

Les effets de cette liberté sont une grande suavité d'esprit, une grande douceur et condescendance à tout ce qui n'est pas péché, ou danger de péché ; c'est cette humeur doucement pliable aux actions de toute vertu et charité.

Exemple : une âme qui s'est attachée à l'exercice de la méditation, interrompez-la, vous la verrez sortir avec du chagrin, empressée et étonnée. Une âme qui a la vraie liberté sortira avec un visage égal (3) et un coeur gracieux à l'endroit de l'importun qui l'aura incommodée. Car ce lui est tout un, ou de servir Dieu en méditant, ou de le servir en supportant le prochain : l'un et l'autre est la volonté de Dieu ; mais le support du prochain est nécessaire en ce temps-là.

Les occasions de cette liberté sont toutes les choses qui arrivent contre notre inclination ; car quiconque n'est pas engagé en ses inclinations ne s'impatiente pas quand elles sont diverties.

Cette liberté a deux vices contraires, l'instabilité et la contrainte, ou la dissolution et la servitude.

L'instabilité d'esprit, ou dissolution, est un certain excès de liberté, par lequel on veut changer d'exercice, d'état de vie, sans raison, ni connaissance que ce soit la volonté de Dieu. A la moindre occasion on change d'exercice, de dessein, de règle ; pour toute petite occurrence, on laisse sa règle et sa louable coutume ; et par là le coeur se dissipe et se perd, et est comme un verger ouvert de tous côtés, duquel les fruits ne sont pas pour les maîtres, mais pour tous passans.

La contrainte, ou servitude, est un certain manquement de liberté, par lequel l'esprit est accablé ou d'ennui ou de colère, quand il ne peut faire ce qu'il a desseigné, encore qu'il puisse faire quelque chose de meilleur.

Exemple : je desseigné de faire la méditation tous les jours au matin ; si j'ai l'esprit d'instabilité ou dissolution, à la moindre occasion du monde je différerai au soir, pour un chien qui ne m'aura laissé dormir, pour une lettre qu'il faudra écrire, bien que rien ne presse. Au contraire, si j'ai l'esprit de contrainte ou servitude, je ne laisserai pas ma méditation, ores qu'un malade ait grand besoin de mon assistance à cette heure-là, ores que j'aie une dépêche de grande importance, et qui ne puisse être bien différée ; et ainsi des autres sujets.


8. Il me reste à vous dire deux ou trois exemples de cette liberté, qui vous feront mieux connaitre ce que je ne sais pas dire. Mais premièrement il faut que je vous dise qu'il faut observer deux règles pour ne point chopper en cet endroit.

C'est qu'une personne ne doit jamais laisser ses exercices et les communes règles des vertus, sinon qu'il voie la volonté de Dieu de l'autre coté. Or la volonté de Dieu se manifeste en deux façons, par la nécessité et par la charité. Je veux prêcher ce carême en un petit lieu de mon diocèse ; si cependant je deviens malade ou que je me rompe la jambe, je n'ai que faire de regretter et m'inquiéter de ne point prêcher; car c'est chose certaine que la volonté de Dieu est que je le serve en souffrant, et non pas en prêchant. Que si je ne suis pas malade, mais qu'il se présente une occasion d'aller en un autre lieu, où si je ne vais, ils se feront huguenots, voilà la volonté de Dieu assez déclarée pour faire doucement contourner mon dessein.

La seconde règle est que, lorsqu’il faut user de liberté par charité, il faut que ce soit sans scandale et sans injustice. Far exemple, je sais que je serais plus utile quelque part bien loin de mon diocèse : je ne dois pas user de liberté en cela ; car je scandaliserais et ferais injustice, parce que je suis obligé ici.

Ainsi c'est une fausse liberté aux femmes mariées de s'éloigner de leurs maris sans légitime raison, sous prétexte de dévotion et de charité : de manière que cette liberté ne préjudicie jamais aux vocations ; au contraire, elle fait qu'un chacun se plaît en la sienne, puisque chacun doit savoir que c'est la volonté de Dieu qu'on y demeure.

Maintenant je veux que vous considériez le cardinal Borromée (1), qu'on va canoniser dans peu de jours. C'était l'esprit le plus exact, roide et austère qu'il est possible d'imaginer: il ne buvait que de l'eau, et ne mangeait que du pain ; si exact, que, depuis qu'il fut archevêque, en vingt-quatre ans il n'entra que deux fois en la maison de ses frères étant malades, et deux fois dans son jardin ; et néanmoins cet esprit si rigoureux mangeant souvent avec les Suisses ses voisins, pour les gagner à mieux faire, il ne faisait nulle difficulté de faire des carroux ou brindes (2) avec eux à chaque repas, outre ce qu'il avait bu outre sa soif.. Voilà un trait de sainte liberté en l'homme le plus rigoureux de cet âge. Un esprit dissolu eût fait trop ; un esprit contraint eût pensé pécher mortellement ; un esprit de liberté eût fait cela par charité.

Spiridion (5), un ancien évêque, ayant reçu un pèlerin presque mort de faim en temps de carême, et en un lieu où il n'y avait autre chose que de la chair salée, il fit cuire cette chair et la présenta au pèlerin. Le pèlerin n'en voulait pas manger, nonobstant sa nécessité. Spiridion n'en avait nulle nécessité, qui en mangea le premier par charité, afin d'ôter, par son exemple, le scrupule du pèlerin. Voilà une charitable liberté d'un saint homme.

Le père Ignace de Loyola (4), qu'on va canoniser le mercredi saint, mangea de la chair, sur la simple ordonnance du médecin, qui le jugeait expédient pour un petit mal qu'il avait. Un esprit de contrainte se fût faitprier trois jours.

Mais je vous veux présenter un soleil auprès de tout cela, un vrai esprit franc et libre de tout engagement, et qui ne tient qu'à la volonté de Dieu. J'ai pensé souvent quelle était la plus grande mortification de tous les saints, de la vie desquels j'ai eu connaissance ; et après plusieurs considérations, j'ai trouvé celle-ci. S. Jean-Baptiste alla au désert à l'âge de cinq ans, et savait que notre Sauveur, et le sien, était né tout proche de lui, c'est-à-dire, une journée, ou deux, ou trois, comme cela. Dieu sait si le coeur de S. Jean, touché de l'amour de son Sauveur dès le ventre de sa mère, eût désiré de jouir de sa sainte présence. Il passe néanmoins vingt-cinq ans là au désert, sans venir une seule fois pour voir notre Sauveur, et surtout s'arrête à catéchiser, sans venir à notre Seigneur, et attend qu'il vienne à lui : après cela, l'ayant baptisé, il ne le suit pas, mais demeure à faire son office. O Dieu ! quelle mortification d'esprit! Être si près de son Sauveur, et ne le voir point ! l'avoir si proche, et n'en jouir point ! Et qu'est-ce que cela, sinon avoir son esprit désengagé de tout, et de Dieu même, pour faire la volonté de Dieu et le servir? Laisser Dieu pour Dieu, et n'aimer pas Dieu pour l'aimer tant mieux et plus purement! Cet exemple étouffe esprit de sa grandeur.

J'ai oublié à dire que non-seulement la volonté de Dieu se connait par la nécessité et charité, mais par l'obédience ; de façon que celui qui reçoit un commandement doit croire que c'est la volonté de Dieu. N'est-ce pas trop ? mais mon esprit court plus vite que je ne veux, porté de l'ardeur de vous servir (1). ]

(1) Ce qui est entre crochets [ ] a été aussi envoyé à madame l'abbesse du Puits-d'Orbe, et doit être lu après l'article de la tristesse. (5) Gai, selon un autre exemplaire.
(1) S. Charles Borromée, archevêque de Milan.
(2) Carroux et brindes sont des mots allemands. Faire carroux, c'est se divertir en buvant et vidant son verre; faire une brindc, c'est porter une santé à quelqu'un, ce qui est fort en usage en Suisse et en Allemagne.
(5) Spiridion, évêque de Trémithonte en l'Ile de Chypre, illustre par ses miracles, se trouva au concile général de Nicée, et confondit un philosophe très-captieux par la seule exposition de la foi chrétienne. (Sozomène, Socrale.)
(4) S. Ignace, fondateur de la compagnie de Jésus.
(1) Ici finit ce qui est écrit à l'abbesse du Puits-d'Orbe.





9. Pour le huitième point, ressouvenez-vous du jour du bienheureux roi S. Louis (2) jour auquel vous ôtâtes derechef, ou de nouveau la couronne de votre royaume à votre propre esprit, pour la mettre aux pieds du roi Jésus (cf. Ap 4,10): jour auquel vous renouvelâtes votre jeunesse, comme l'aigle (Ps 103,5), vous plongeant dans la mer de pénitence ; jour fourrier du jour éternel pour votre âme. Ressouvenez-vous que sur les grandes résolutions que vous déclarâtes de vouloir être toute à Dieu, de corps, de coeur et d'esprit, je dis Amen de la part de l'Église notre mère ; et à même temps, la Ste Vierge avec tous les saints et bienheureux firent retentir au ciel leur grand Amen et Alléluia. Ressouvenez-vous de faire état que tout le passé n'est rien, et que tous les jours il vous faut dire avec David : Tout maintenant je commence à bien aimer mon Dieu (Ps 77,11). Faites beaucoup pour Dieu, et ne faites rien sans amour. Appliquez tout à cet amour ; mangez et buvez pour cela.

Ayez dévotion à Saint-Louis, et admirez en lui cette grande constance. Il fut roi à douze ans, eut neuf enfants, fit perpétuellement la guerre, ou contre les rebelles ou contre les ennemis de la foi ; vécut passé quarante ans roi; et au bout de là, après sa mort, son confesseur, saint homme, jura que l'ayant confessé toute sa vie, il ne l'avait trouvé être tombé en péché mortel. Il fit deux voyages outre mer : en tous deux il fit perte de son armée, et au dernier il mourut de peste, après avoir longuement visité, secouru, servi, pansé et guéri les pestiférés de son année, et meurt gai, constant, avec un verset de David (Ps 5,8) dans la bouche. Je vous donne ce saint pour votre spécial patron pour toute cette année : vous l'aurez devant les yeux avec les autres susnommés. L'année qui vient, s'il plaît à Dieu, je vous en donnerai un autre, après que vous aurez bien profité en l'école de celui-ci.

Pour le neuvième point, croyez de moi deux choses : l'une que Dieu veut que vous vous serviez de moi, et n'en doutez point ; l'autre qu'en ce qui sera pour votre salut, Dieu m'assistera de la lumière qui me sera nécessaire pour vous servir ; et quant à la volonté, il me l'a déjà donnée si grande, qu'elle ne peut l'être davantage. J'ai reçu le billet de vos voeux, que je garde et regarde soigneusement, comme un juste instrument de notre alliance toute fondée en Dieu, et laquelle durera à l'éternité, moyennant la miséricorde de celui qui en est l'auteur.


10. Monseigneur l'évêque de Saluées (3), l'un de mes plus intimes amis et des plus grands serviteurs de Dieu et de l'Église qui fût au monde, est décédé depuis peu, avec un regret incroyable de son peuple, qui n'avait joui de ses travaux qu'un an et demi : car nous avions été faits évêques ensemble, et tout d'un jour. Je vous demande trois chapelets pour son repos, assuré que je suis que s'il m'eût survécu, il m'eût procuré une charité pareille vers tous ceux où il eût eu du crédit.

Vous m'écrivez, en un endroit de votre lettre, en façon qu'il semble que vous teniez pour résolu que nous nous reverrons un jour. Dieu le veuille, ma très-chère soeur! mais pour mon regard, je ne vois rien devant mes yeux qui me puisse faire espérer d'avoir la liberté d'aller de delà : je vous en dis la raison en confiance, étant à Saint-Claude.

Je suis ici lié pieds et mains ; et pour vous, ma bonne soeur, l'incommodité du voyage passé ne vous étonne-t-elle point ? Mais nous verrons, entre ci et Pâques, ce que Dieu voudra de nous : sa sainte volonté soit toujours la nôtre.

Je vous prie de bénir Dieu avec moi des effets du voyage de Saint-Claude : je ne vous les puis dire, mais ils sont grands; et à votre premier loisir, écrivez-moi l'histoire (1) de votre porte de Saint-Claude, et croyez que ce n'est point par curiosité que je vous la demande.

Si je me veux croire, je ne finirai point cette lettre, écrite sans autre soin que de vous répondre. Je la veux pourtant finir, vous demandant une grande assistance de vos prières, et que j'en suis nécessiteux. Je ne prie jamais sans vous avoir pour une partie du sujet de mes supplications ; je ne salue jamais les anges que je ne salue le vôtre: rendez-moi la pareille, et Celse-Benigne aussi, pour lequel je prie toujours, et pour toute votre compagnie. Croyez bien que je ne les oublie point, ni feu M. leur père (2), votre mari, en la sainte messe. Dieu soit en votre coeur, votre esprit et votre âme, ma très-chère soeur; et je suis, en ses entrailles, votre, etc.


(2) Ce fut le jour de Saint-Louis, dans un voyage que fit madame de Chantal à Saint-Claude, qu'elle commença de se soumettre à la direction du saint évêque de Genève, qu'elle fit une confession générale et un voeu de chasteté perpétuelle et d'obéissance entre ses mains.
(3) Cet évêque de Saluées est le père Juvénal Ancina, auparavant prêtre de l'Oratoire, avec lequel S. François avait lié une amitié étroite dans le voyage qu'il fit à Rome pour les affaires du Chablais. Il en parle souvent dans ses lettres comme d'un prélat éminent en science et en vertu, zélé, charitable, qui vivait avec son peuple comme un père avec ses enfants, et qui en était singulièrement aimé. La conformité de génie et de moeurs les unit ensemble, et cette union dura autant que leur vie.
(1) Cette histoire est ainsi rapportée dans la Vie de madame de Chantal :
« Le matin, notre pieuse veuve étant au lit un peu assoupie, elle sévit dans un chariot avec une troupe de gens qui allaient en voyage ; et lui semblait que le chariot passait devant une église où elle voyait quantité de personnes qui louaient Dieu avec joie et grande modestie. Je voulus, dit-elle, m'élancer pour m'aller joindre à celte bénite troupe, et entrer par la grande porte de l'église ; mais je fus re-o poussée, et entendis distinctement une voix qui me dit : Il faut passer outre et aller plus loin ; tu n'entreras jamais au sacré repos des enfants de Dieu que par la porte de Saint-Claude. »
(2) M. le baron de Chantal.




F. de Sales, Lettres 183