Bernard sermons 1063

QUATRIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. Son double avènement et le zèle qu'on doit avoir pour les vraies vertus.

1063 1. Il est juste, mes Frères, que vous célébriez l'avènement de Notre Seigneur avec toute la dévotion possible, qu'une si grande consolation vous comble de bonheur, qu'une si grande grâce vous remplisse d'étonnement et qu'une telle charité vous enflamme d'amour. Mais ne vous contentez point de penser à son premier avènement, quand il vint chercher et sauver ce qui avait péri, mais songez aussi au second, quand il viendra pour nous emmener avec lui. Ah! je voudrais vous voir sans cesse occupés à méditer sur ces deux avènements, à ruminer dans vos âmes la pensée de tout ce qu'il a fait dans le premier et de tout ce qu'il promet dans le second. Je voudrais vous voir vous endormir dans la méditation de ce double héritage. Ce sont là les deux bras de l'Époux, dans lesquels l'Épouse reposait lorsqu'elle disait : « Sa main gauche est sous ma tête et il m'embrasse, de sa main droite (Ct 2,6). » En effet, « dans sa main gauche, comme nous le lisons ailleurs, se trouvent la richesse et la gloire ; et dans la droite, la longueur des jours (Pr 3,16). » Ainsi, dans sa main gauche sont la richesse et la gloire; entendez-vous, fils d'Adam, race ambitieuse et avide? Que vous inquiétez-vous des richesses de la terre et de la gloire temporelle, elles ne sont ni vraies ni vôtres? Qu'est-ce que l'or et l'argent? n'est-ce point de la terre rouge et de la terre blanche, que l'erreur seule des hommes fait ou plutôt répute précieuses? Après tout, si ces choses vous appartiennent, eh bien, emportez-les avec vous. Mais non, quand l'homme meurt, il n'emporte rien avec lui et sa gloire ne le suit point dans la tombe.

2. Les véritables richesses ne consistent donc point dans des trésors mais dans des vertus, car il n'y a que cela que la conscience emporte avec elle et qui la rende riche pour toujours. Quant à la gloire, voici ce que l'Apôtre lui-même en dit: « Notre gloire à nous, c'est le témoignage de notre conscience (2Co 1,12). » Mais pour la gloire que se donnent mutuellement ceux qui ne recherchent point la seule gloire qui vienne de Dieu, elle est vaine, parce que les enfants des hommes sont pleins de vanité. O insensé l'homme qui renferme des marchandises dans un sac percé et qui confie son trésor à la discrétion d'une bouche étrangère! Ne sais-tu donc point, malheureux, que ce coffre-là ne ferme point et qu'il n'a pas même de serrures? Ah! combien plus sages sont ceux qui gardent eux-mêmes leur propre trésor et ne le confient point à d'autres! Mais pourront-ils le conserver toujours? Pourront-ils le tenir constamment caché ? Viendra un jour où tous les secrets des coeurs seront dévoilés, en même temps que les choses qui avaient paru aux regards de tous, cesseront d'être en vue. Voilà ce que signifient ces lampes des vierges folles qui s'éteignent à l'arrivée du Seigneur (Mt 25,3), et pourquoi? Il ne reconnaît pas ceux qui ont reçu leur récompense en ce monde (Mt 6,17). Voilà pourquoi, mes très-chers Frères, je vous dis qu'il vaut mieux cacher notre bien que le montrer, si nous en avons. Il faut faire comme les mendiants, lorsqu'ils demandent l'aumône; au lieu d'étaler des vêtements précieux, ils ne montrent que des membres à demi-nus et mêmes des ulcères s'ils en ont, afin d'exciter plus vite la compassion de ceux qui les voient. C'est la règle de conduite que le Publicain de l'Evangile suivit bien mieux que le Pharisien; aussi, « s'en retourna-t-il chez lui justifié par ce dernier (Lc 18,14), » c'est-à-dire de préférence à lui.

1064 3. Il est temps, mes Frères, que le jugement commence à se faire par la maison de Dieu. Quelle sera la fin de ceux qui n'obéissent point à l'Evangile ? Quel sera le jugement de ceux qui ne ressusciteront point. pour la gloire, au jour de ce jugement (Ps 1,5) ? Ceux qui ne veulent point être jugés dans le jugement qui se fait maintenant et dans lequel le prince de ce monde est chassé dehors, doivent attendre ou plutôt doivent appréhender un juge, qui les jettera eux-mêmes dehors avec leur propre prince. Pour nous, si nous sommes parfaitement jugés dés maintenant, nous pouvons attendre, avec une entière sécurité, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui doit transformer notre corps, tout vil et abject qu'il est, et le rendre conforme 'à son corps glorieux (Ph 3,20). C'est alors que les justes brilleront et l'éclat sera le même pour les savants que pour les ignorants, car ils brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (Mt 13,43), et « leur éclat sera celui de sept soleils ensemble (Is 30,26) » c'est-à-dire égalera la lumière de sept jours réunis.

4. En effet, le Sauveur, en venant alors, transformera notre corps vil et abject et le rendra semblable à son corps glorieux, pourvu toutefois que notre coeur ait été d'abord transformé lui-même et soit devenu semblable aussi à son humble coeur. Voilà pourquoi il disait: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29). » Remarquez à ce sujet qu'il y a deux sortes d'humilité, comme l'indiquent les paroles du Sauveur, l'une de conviction et l'autre de sentiment ou de coeur. Parla première, nous sommes convaincus de notre néant; nous la puisons cette humilité-là, dans nous-mêmes et dans notre propre faiblesse. Par la seconde, nous foulons aux pieds la gloire du monde, et celle-ci nous l'apprenons à l'école de celui qui « s'est anéanti lui-même, en prenant une forme d'esclave (Ph 2,7), » qui s'est enfui, quand on le cherchait pour le faire roi, et qui s'offrit de lui-même à ceux qui lui préparaient tant d'opprobres et l'ignominie de la croix. Si donc nous voulons, comme dit le Psalmiste, « dormir entre les deux héritages, c'est-à-dire, entre les deux avènements du Christ, il faut que nous ayons les ailes d'argent de la colombe (Ps 67,14), » c'est-à-dire que nous ayons cette forme de vertus que le Christ nous a enseignée de la voix et de l'exemple, quand il était revêtu de sa chair mortelle. En effet il semble qu'on peut entendre par ces mots « d'argent, » l'humanité du Sauveur, de même que par l'or on entend sa divinité.

1065 5. Ainsi donc, toute notre vertu est aussi loin de la vraie vertu qu'elle est éloignée de cette forme de vertu, et tout aile est inutile, si elle n'est point argentée. L'aile de la pauvreté est grande certainement, puisqu'elle nous porte si vite vers le Ciel; car, si toutes les autres vertus qui viennent après elles, les promesses ne sont faites que pour l'avenir, ce ne sont pas des promesses pour l'avenir, mais un don dans le présent qui est fait à la pauvreté: «Le royaume des Cieux, est-il dit, est aux pauvres d'esprit (Mt 5,3), » tandis que, en parlant des autres vertus, Jésus dit seulement au futur: « Ils hériteront, ils seront consolés, » etc. Nous voyons des pauvres qui ne seraient point si tristes et si pusillanimes, si c'étaient de véritables pauvres, puisque un royaume, le royaume des Cieux serait déjà leur partage. Ce sont des pauvres qui veulent bien de la pauvreté, mais à condition qu'ils ne manqueront de rien et qui n'aiment la pauvreté que si elle va sans privation aucune. Il y en a aussi qui sont doux, mais pourvu qu'on ne dise et qu'on ne fasse rien de contraire à leur volonté. Aussi, à la moindre occasion, est-il bien facile de voir combien ils sont loin de la vraie mansuétude. Or comment une telle douceur pourra-t-elle avoir part à l'héritage, puisqu'elle meurt avant même que l'héritage soit ouvert ? On en voit aussi qui ont le don des larmes; mais, si elles débordaient vraiment du coeur elles ne feraient pas si aisément place au rire. Aussi, comme les paroles oiseuses et bouffonnes coulent plus abondamment encore de leurs lèvres que les larmes de leurs yeux, je ne puis croire que c'est de ces pleurs qu'il est dit que Dieu même les séchera puisqu'elles sont si facilement essuyées par de faibles consolations. Il y en a qui font éclater lin zèle si ardent contre les défauts des autres, qu'on pourrait croire que véritablement ils ont faim et soif de la justice, mais ils sont loin de considérer leurs propres fautes du même oeil, « car il y a pour eux poids et poids, ce qui est en horreur aux yeux de Dieu (Pr 20,23). » Aussi les voit-on s'enflammer avec non moins d'impudence que d'inutilité contre les autres et se flatter eux-mêmes avec autant d'inutilité que de folie.

6. Il y en a aussi qui exercent la charité mais avec les biens qui ne leur appartiennent pas; qui se scandalisent, si on ne donne pas largement à tout le monde, à condition pourtant, qu'ils n'en souffrent en rien eux-mêmes. S'ils étaient vraiment charitables, c'est de leur propre bien qu'ils feraient la charité; et s'ils ne pouvaient donner des biens de la terre, ils donneraient au moins de bon coeur leur pardon à ceux qui ont pu les offenser; ils auraient du moins à leur donner soit un signe,de bienveillance, soit une bonne parole le meilleur da tous les présents, pour exciter leur coeur au repentir; enfin, ils auraient de la compassion et une prière pour tous ceux qu'ils verraient tomber dans le péché, autrement leur miséricorde est nulle et il ne lui sera point fait miséricorde. De même, on en voit qui font l'aveu de leurs fautes de manière à faire croire qu'ils n'agissent qu'avec le désir de purifier leur coeur, car la confession efface tous les péchés; malheureusement ils ne peuvent écouter avec patience chez les autres l'aveu des mêmes fautes dont ils s'accusent spontanément eux-mêmes. S'ils étaient poussés par un vrai désir de se purifier de leurs péchés, ils traiteraient mieux ceux qui viennent aussi leur découvrir les souillures de leur âme. J'en vois aussi qui n'ont de cesse qu'ils n'aient rendu la paix du coeur à ceux que le moindre scandale a pu troubler, on pourrait les prendre pour des hommes vraiment pacifiques, mais si c'est par hasard contre eux que parait dirigée telle parole ou telle action, leur émotion est bien plus longue et plus difficile que celle des autres à se calmer. Or, s'ils aimaient véritablement la paix, il est i hors de doute qu'ils l'aimeraient aussi pour eux-mêmes.

1066 7. Argentons donc nos ailes dans le commerce de Jésus-Christ, de même que les saints martyrs ont blanchi leurs robes dans son sang. Imitons de tout notre pouvoir Celui qui a tant aimé la pauvreté, que, lorsque la terre entière était entre ses mains, il n'eut pourtant point où reposer sa tête (Lc 9,58). Celui dont les disciples, comme nous le voyons dans les saints Livres, furent contraints par la faim de broyer des épis dans leurs mains en traversant des champs de blé (Lc 6,1); Celui qui fut conduit à la mort comme une brebis « et qui n'ouvrit point la bouche, tel qu'un agneau devant celui qui lui enlève sa toison (Is 53,7) , » qui pleura sur Lazare (Jn 11,43) et sur Jérusalem (Lc 19,41), qui passait des nuits en prière (Lc 6,12), mais qui ne rit et ne plaisanta (a) jamais; qui eut tellement faim de la justice que n'ayant point de péchés à expier pour son propre compte, il voulut expier les nôtres. Aussi jusque sur la croix, la soif qui le dévorait n'était-elle autre que celle de la justice, puisqu'il ne fit point difficulté de mourir pour ses ennemis et de prier pour ses bourreaux mêmes. Il ne fit point de péché et souffrit patiemment qu'on le condamnât pour les péchés des autres, il endura enfin toutes sortes de tourments pour se réconcilier les pécheurs.

a Les leçons varient un peu suivant les éditions, en cet endroit, quant au mot que nous rendons par plaisanta. Il est bien certain qu'on ne trouverait point le mot latin jocasse dans les auteurs de la bonne époque : néanmoins, d'après Vossius, ou le voit dans plusieurs écrivains antérieurs à Saint Bernard, pour jocatum esse.



CINQUIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. De l'avènement du Seigneur qui tient le milieu entre son premier et son dernier avènement. Triple renouvellement.

1067 1. J'ai dit naguère que les deux héritages entre lesquels doivent dormir ceux qui ont argenté leurs ailes, signifient les deux avènements de Jésus-Christ ; mais je n'ai pas dit où ils devaient dormir. Or, il y a un troisième avènement qui tient le milieu entre les deux dont nous avons parlé, et c'est dans celui-là que dorment avec bonheur ceux qui le connaissent. Les deux autres sont visibles, le troisième ne l'est point. Dans le premier avènement, Jésus-Christ se montra sur la terre et conversa avec les hommes, alors que « ceux-ci le virent et ne laissèrent point de le haïr (Jn 15,24), Mais dans le dernier, « tout homme verra le Sauveur envoyé de Dieu (Lc 3,6), » et ceux qui l'ont crucifié, pourront le contempler (Jn 19,37). » Celui du milieu est secret, c'est celui dans lequel les élus seuls voient le Sauveur au dedans d'eux et leurs âmes sont sauvées. Ainsi dans le premier avènement, Jésus-Christ vient dans notre chair et dans notre faiblesse ; dans celui qui tient le milieu, il vient en esprit et en vérité, et dans le dernier il apparaît dans sa gloire et dans sa majesté. Mais c'est par la vertu qu'on parvient à la gloire selon ce qui est dit : « Le Seigneur tout-puissant est en même temps le Roi de toute gloire (Ps 23,10), » et encore suivant ces autres paroles du même Prophète: « Pour que je pusse contempler votre puissance et votre gloire (Ps 63,3). » Le second avènement est donc comme la voie qui conduit du premier au troisième. Dans le premier, Jésus-Christ est notre rédemption; dans le dernier, il sera notre vie, et dans celui du milieu, pour que nous puissions dormir entre ses deux héritages, se trouvent notre repos et notre consolation.

2. Ne croyez pas que ce que je vous dis-là sur l'avènement du milieu soit une invention de ma part, écoutez, en effet, ce que Seigneur dit lui-même : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous viendrons en lui (Jn 14,23). » Mais que veut-il dire par ces mots : si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole? J'ai lu ailleurs que « celui qui a la crainte de Dieu fera des bonnes oeuvres (Qo 15,1). » Or, il y a ici quelque chose de plus pour celui qui l'aime, car il est dit qu'il gardera sa parole. Mais où la gardera-t-il ? On ne peut douter que ce ne soit dans son coeur, selon ce mot du Prophète : « J'ai caché vos paroles au fond de mon coeur, afin de ne point vous offenser (Ps 118,11). » Or, comment la conservera-t-il dans son coeur ? Suffit-il pour cela de les conserver par coeur, de mémoire? A ceux qui la conservent ainsi l'Apôtre dira plus tard : « La science enfle (1Co 8,1). » D'ailleurs, l'oubli efface bien vite ce que nous avons confié à la mémoire. Conservez donc la parole de Dieu de la même manière que vous savez conserver la nourriture du corps avec le plus de succès, car cette parole est elle même un pain de vie, la vraie nourriture de l'âme. Or, le pain que l'on conserve dans la huche peut être pris par un voleur, mangé par les rats ou se corrompre en vieillissant. Si vous le mangez, il échappe à tous ces dangers. Eh bien, gardez de même la parole de Dieu, car on est bienheureux quand on la conserve (Lc 11,28). Confiez-la donc aux entrailles mêmes de votre âme, si je puis parler ainsi, faites-là passer dans vos affections et dans vos moeurs. Nourrissez-vous bien et votre âme sera heureuse de son embonpoint, gardez-vous d'oublier de prendre votre nourriture, si vous ne voulez que votre coeur se dessèche, mais, au contraire, donnez à votre âme un aliment gras et substantiel.

3. Si vous gardez ainsi la parole de Dieu, il n'y a pas l'ombre de doute que vous serez vous-même gardé par elle; car le Fils viendra en vous avec le Père, vous serez visité par ce grand prophète qui renouvellera Jérusalem et fera toutes choses nouvelles. Car voici ce que cet avènement produira en nous, il fera que de même que nous avons porté l'image de l'homme terrestre, nous portions aussi l'image de l'homme céleste (1Co 15,49). Et de même que l'antique Adam s'est répandu dans tout l'homme et l'occupe tout entier, ainsi le Christ nous possédera tout entier, comme il nous a créés et rachetés tout entiers, comme il nous glorifiera tout entiers, et comme il nous a sauvés tout entiers le jour du sabbat. Autrefois le vieil homme était en nous, il nous remplissait tellement que ce prévaricateur agissait par nos mains, parlait par notre bouche, aimait dans notre coeur. Nos mains, il les rendait deux fois coupables en les consacrant au crime et à de honteuses actions; notre bouche, il l'ouvrait en même temps à l'arrogance et à la détraction, et notre coeur, il le remplissait des désirs de la chair et de l'amour de la gloire temporelle. Mais aujourd'hui, si nous sommes redevenus une créature nouvelle, tout ce qui était de l'ancienne est passé, et l'innocence a pris la place du crime dans notre main, la continence a pris celle des honteuses actions; dans notre bouche, des paroles de confession ont succédé à celles de l'arrogance et des discours édifiants ont remplacé ceux de la détraction; en sorte que les entretiens d'autrefois se sont éloignés de nos lèvres. Quant au coeur, la charité s'y est substituée aux désirs de la chair et l'humilité à l'amour de la gloire temporelle. Or voyez si dans ces trois renouvellements les élus à qui il a été dit : « Placez-moi comme un sceau sur votre coeur, comme un sceau sur votre main (Ct 8,6), » et ailleurs : « Sa parole n'est pas éloignée de vous, elle est dans votre bouche et dans votre coeur (Rm 10,8), » ne possèdent point le Christ et le Verbe de Dieu.



SIXIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. Sur le triple avènement du Seigneur et sur la résurrection de la chair.

1068 1. Mes Frères, je ne veux point vous laisser ignorer que voici maintenant le temps où Dieu vous visite ni surtout quel est l'objet de sa visite. Or il s'agit de nos âmes, non de nos corps. L'âme en effet, étant d'un ordre plus élevé que le corps demande, à cause de l'excellence même de sa nature, d'être le premier objet des sollicitudes de celui qui nous visite. D'ailleurs, étant tombée la première, il est juste qu'elle soit aussi relevée la première; en effet, c'est l'âme qui a commencé par se laisser corrompre en se laissant aller au mal, et le corps ne s'est corrompu ensuite que pour expier sa faute. Enfin, si nous voulons être trouvés de vrais membres de Jésus-Christ, il faut évidemment que nous suivions notre chef et que nous ayons à coeur de réparer les brèches de nos âmes pour lesquelles il est déjà venu en ce monde et qu'il s'est d'abord appliqué à guérir. Pour ce qui est de notre corps, remettons à nous en occuper, jusqu'au jour où le Sauveur doit revenir pour le réparer lui même, selon ce que nous dit l'Apôtre quand il s'écrie : « Nous attendons le Sauveur, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre corps, ce corps vil et abject, et le rendra semblable à son corps glorieux (Ph 3,20). » Au moment de son premier avènement, saint Jean-Baptiste criait aux hommes, comme un héraut, ou plutôt parce qu'il était sou véritable héraut : « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte les pèches du monde (Jn 1,29), » non point les maladies du corps, nous pas les infirmités de la chair, mais le péché, qui n'est autre chose que la maladie de l'âme et la corruption de l'esprit. Voici celui qui ôte le péché du monde. Mais d'où l'ôte-t-il ? De nos mains, de nos yeux, de notre cou et même de notre chair où il s'est profondément enraciné.

2. Il éloigne le péché de nos mains en effaçant tous ceux que nous avons commis, il l'éloigne de nos yeux en purifiant l'intention de notre coeur, il l'éloigne de notre cou en détruisant le joug tyrannique qu'il fait peser dessus selon ces paroles: «Vous avez brisé le sceptre de l'oppresseur, comme vous le fîtes autrefois à la journée de Madian (Is 9,4), » et « son joug se fondra au contact de l'huile (Is 10,27) ; » ou bien comme dit l'Apôtre : « il a détruit son règne dans votre chair mortelle (Rm 6,12). » Le même Apôtre a dit, en effet ailleurs : « Je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, c'est-à-dire dans ma chair (Rm 7,18), » et plus loin il ajoute : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 24) ? » Il savait bien, en effet, qu'il ne serait point délivré de ce germe malheureux qui est enfoui dans la chair, de cette loi du péché qui est dans nos membres tant qu'il ne serait point délivré de son corps; aussi ne désirait-il rien tant que de se voir dégagé de ses biens et d'être avec Jésus-Christ (Ph 1,23); car il savait que le péché qui s'élève comme une barrière entre nous et Dieu, ne peut disparaître complètement que lorsque nous serons délivrés de notre corps. Vous vous rappelez cet homme que le Seigneur a délivré du démon qui le meurtrissait de coups et le torturait cruellement; or c'est à la parole du Sauveur que ce démon sortit de son corps, (Mc 9,25). Je vous dis donc que ce genre de péché, qui jette si souvent le trouble dans notre âme, je veux parler de la concupiscence et des mauvais désirs, doit et peut être réprimé par la grâce de Dieu, pour qu'il ne règne plus en nous et que nous ne donnions plus dans nos membres des armes à l'iniquité; voilà comment il n'y a plus de damnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ; mais il ne peut être chassé que par la mort, c'est-à-dire, que le jour où nous sommes si bien déchirés que notre âme est arrachée de notre corps.

1069 3. Vous savez maintenant pourquoi le Christ est venu et quel but un chrétien doit se proposer d'atteindre. Ainsi donc, ô mon corps, ne cherche point à gagner du temps, tu peux bien être un obstacle au salut de ton âme, mais tu ne saurais te sauver toi-même. «Toutes choses ont leur temps (Qo 3,1).» Souffre donc que l'âme travaille maintenant à son salut, fais plus encore, travailles-y toi-même avec elle, car tu peux être sûr que, si tu partages ses souffrances, tu régneras aussi avec elle un jour. Plus tu mets d'obstacles à ton salut, plus tu en apportes au tien, car tu ne saurais être réparé toi-même tant que Dieu ne retrouvera point en elle son image bien réparée aussi. L'hôte que tu abrites est noble, ô ma chair, elle est même d'une très-grande noblesse, mais ton salut dépend tout entier du sien. Rends donc à cette hôte l'honneur qui lui est dû. Pour toi la terre où tu vis est ta propre patrie, mais ton âme est une étrangère, une exilée à qui tu donnes l'hospitalité. Quel. est le paysan, si quelque noble et puissant seigneur lui fait l'honneur de vouloir être reçu chez lui, qui ne céderait volontiers sa place, comme il n'est que trop juste, à cet hôte illustre, pour aller se coucher lui-même dans quelque coin de sa maison, sur les escaliers ou même sur la cendre? Eh bien, fais de même. Ne compte pour rien les privations et les souffrances, ne songe qu'à une chose, à héberger honorablement ton hôte, tant qu'elle demeurera chez toi. Ta gloire à toi est précisément de t'effacer entièrement tout le temps que durera son séjour.

4. Mais de crainte que par hasard tu ne méprises ou du moins tu n'estimes pas à sa juste valeur l'hôte que tu abrites, par la raison qu'elle te paraît une étrangère et erre exilée, remarque bien tout ce que te vaut sa présence. C'est elle qui est cause que ton oeil voit et que tes oreilles entendent; si ta langue articule des sons, si ton palais perçoit les saveurs, si tes membres sont capables de se mouvoir, c'est à elle que tu en es redevable. La vie, la sensibilité et la beauté que tu peux avoir, tu les tiens de sa présence. En un mot, ce que tu perds à son départ montre ce que tu gagnes à sa présence. Or à peine l'âme t'aura-t-elle quitté que ta langue deviendra muette, tes yeux aveugles et tes oreilles insensibles; ta face deviendra pâle et tous tes membres deviendront rigides. Puis bientôt après tu ne seras plus qu'un cadavre tombant en pourriture et en poussière; toute ta beauté disparaîtra dans la corruption de ton être. Pourquoi donc iras-tu pour une jouissance corporelle, contribuer et blesser ton hôte que tu ne pourrais même sentir si elle ne t'en rendait capable? Mais de plus, de quels biens ne deviendra-t-elle point pour toi la source quand elle sera réconciliée avec son Dieu, lorsqu'elle t'en procure déjà de si grands quoiqu'elle soit exilée et tenue loin de ta face du Seigneur à cause des inimitiés qui existent entre elle et lui? O corps, ne mets point d'obstacles à cette réconciliation, tu ne peut qu'en retirer un surcroît de gloire. Souffre tout non-seulement avec patience mais avec bonheur et ne néglige rien de ce qui peut contribuer à la procurer. Dis à ton hôte, lorsque ton Seigneur se sera souvenu de toi et t'aura rétabli dans ton premier rang, veuille bien te souvenir de moi, je t'en prie.

1070 5. Il est certain qu'elle se souviendra de toi pour ton bien, si tu lui as été utile; et, lorsqu'elle sera auprès de son Seigneur, elle lui parlera de toi et le disposera bien en ta faveur, en reconnaissance du bien qu'elle aura reçu de toi. Elle lui dira : lorsque votre servante était en exil pour expier sa faute, un pauvre chez qui elle logeait, la traita avec bonté, plaise à mon Seigneur de lui rendre aujourd'hui le bien qu'il m'a fait. En effet, après avoir commencé par mettre tout ce qu'il avait à ma disposition, il se consacra ensuite lui-même tout entier à mon service, ne s'épargnant en rien, souffrant au contraire, pour moi, toute sorte de travaux et de fatigues, des veilles fréquentes, la faim, la soif, des jeûnes réitérés, le froid et la nudité (2Co 11,7). Quels seront les fruits d'un pareil langage? L'Écriture ne saurait nous tromper, or elle dit . « Le Seigneur fera la volonté de ceux qui le craignent et il exaucera leurs prières (Ps 44,19). » O mon corps, si seulement tu pouvais goûter cette douceur, s'il t'était possible de juger de cette gloire! Ce que je vais vous dire, va peut-être vous surprendre, et pourtant il n'est rien de plus certain, rien de plus assuré pour les fidèles. Le Dieu de Sabaoth, le Seigneur des vertus, le Roi de gloire, viendra du haut des Cieux pour transformer lui-même nos corps et pour les rendre conformes à son corps glorieux. Quelle gloire, quelle joie ineffable, quand le Créateur de l'univers, qui s'était caché sous d'humbles dehors quand il est venu pour sauver les âmes, apparaîtra dans toute sa gloire et sa majesté, au milieu des airs et à tous les regards, quand il reviendra pour te glorifier, ô chair misérable! Qui est-ce qui se rappellera même son premier avènement, quand on le verra descendre au sein de la lumière, précédé des anges qui tireront notre corps de sa poussière, au son de la trompette et l'enlèveront ensuite au-devant du Christ à travers les airs?

6. Jusques à quand donc, cette chair misérable, insensée et aveugle, cette chaire de démence et de folie, recherchera-t-elle des consolations passagères et caduques, que dis-je des consolations? des désolations véritables, si par malheur il lui arrive d'être repoussée, d'être trouvée indigne de cette gloire, ou plutôt d'être jugée digne d'inénarrables et éternels tourments? Non, mes Frères, non, qu'il n'en soit pas ainsi, mais plutôt que notre âme se réjouisse dans ces pensées et que notre chair repose dans cette espérance en attendant le Sauveur Notre-Seigneur Jésus-Christ qui le transformera et le rendra conforme à son corps glorieux. En effet, voici comment le prophète s'exprime: « Si mon âme brûle d'une soif ardente pour vous, de combien de manières, ma chair ne se sent-elle point aussi embrasée elle-même de semblables ardeurs (Ps 62,2)? » L'âme du prophète appelait de tous ses voeux le premier avènement du Sauveur, qui devait la racheter; mais sa chair appelait bien plus vivement encore le dernier avènement où elle doit être glorifiée. C'est alors en effet que tous nos voeux seront satisfaits, et que la terre entière sera remplie de la majesté de Dieu. Puisse à cette gloire, à cette félicité, à cette paix enfin qui surpasse tout sentiment, nous conduire la miséricorde de Dieu, et que le Sauveur Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui est béni par dessus toutes choses, ne permette pas que je sois confondu dans mon attente.




SEPTIÈME SERMON POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR. Trois fruits de la venue de Notre-Seigneur.

1071 1. Si nous célébrons dévotement la venue du Seigneur nous ne faisons que ce que nous devons, car non-seulement il est venu vers nous, mais il est venu pour nous, lui qui n'a pas besoin de nos biens. La grandeur de la grâce qu'il nous fait montre assez quelle était notre indigence. Car, si on juge de la gravité d'une maladie par ce qu'il en coûte pour la guérir, on reconnaît le nombre des maladies à guérir par le nombre même des remèdes auxquels il a fallu recourir. Pourquoi y aurait-il diversité de grâces s'il n'y avait pas diversité de besoins? Il est difficile de passer en revue dans un seul discours toutes les misères dont nous sommes atteints, mais il s'en présente trois à mon esprit qui nous sont communes à tous et qu'on peut en quelque sorte regarder comme nos principales misères. Il n'y a personne parmi nous qui ne semble quelquefois avoir besoin de conseil, d'aide et d'assistance, car ce triple besoin est général au genre humain tout entier, et tous tant que nous sommes, qui vivons à l'ombre de la mort, dans un corps faible et dans le séjour de la tentation, si nous voulons y réfléchir sérieusement, nous verrons que nous sommes misérablement atteints de ce triple mal. En effet nous sommes faibles à la séduction, mous dans l'action, et sans force pour la résistance. Si nous voulons discerner entre le hier et le mal, nous nous trompons; si nous tentons de faire le bien, nous défaillons; et si nous entreprenons de résister au mal nous sommes renversés et vaincus.

2. Voilà ce qui rendait la venue du Seigneur nécessaire, et ce qui faisait de sa présence un besoin pour les hommes, dans l'état où ils se trouvaient. Dieu veuille que, par l'abondance de sa grâce, non-seulement il vienne, mais qu'il habite en nous par la foi, pour dissiper nos ténèbres par l'éclat de sa lumière; qu'il demeure en nous pour aider notre faiblesse et qu'il résiste pour nous afin de couvrir et de protéger notre fragilité. En effet, s'il est en nous, qui est-ce qui pourra nous induire en erreur? S'il est avec nous, de quoi ne serons-nous point capables en celui qui nous fortifie? Enfin s'il est pour nous, qui sera contre nous ? C'est un conseiller fidèle qui ne peut ni nous tromper ni se tromper, c'est un aide puissant qui ne tonnait point la fatigue, un protecteur efficace qui peut mettre Satan lui-même sous nos pieds et briser sa puissance, car il n'est rien moins que la sagesse même de Dieu qui peut. quand elle veut, instruire les ignorants: Il est la vertu de Dieu, qui soutient sans peine ceux qui faiblissent et les tire du danger. Aussi, mes frères, toutes les fois que nous avons besoin d'un conseil, recourrons à ce maître; dans toutes nos actions invoquons ce puissant auxiliaire; et dans tous les assauts que nous avons à soutenir, remettons le salut de nos âmes entre les mains de ce sûr défenseur. Il n'est venu dans le monde que pour s'y trouver dans les hommes, avec les hommes et pour les hommes, afin de dissiper nos ténèbres, alléger nos fatigues et écarter les dangers qui nous menacent.





SUR LES GLOIRES DE LA VIERGE MÈRE HOMÉLIES AU NOMBRE DE QUATRE SUR CES PABOLES DE L'ÉVANGILE: MISSUS EST ANGELUS GABRIEL


PREMIÈRE HOMÉLIE. Missus est.

1072« L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu en une ville de Galilée appelée Nazareth, à une vierge gui avait épousé un homme nominé Joseph, et celle vierge s'appelait Marie. » Lc 1,26

1. Dans quelle pensée l'Évangéliste a-t-il affecté d'entrer, en cet endroit, dans un tel détail de noms propres ? Sans doute c'est parce qu'il veut que nous prêtions à son récit une attention égale au soin qu'il apporte lui-même à le faire. En effet, il nous fait connaître, par leurs propres noms, le messager qui est envoyé, le Seigneur qui l'envoie, la Vierge à qui il est envoyé et le fiancé de cette vierge, dont il va jusqu'à nous dire la famille, la ville et le pays. Pourquoi cela ? A-t-il agi ainsi sans motif ? Gardons-nous de le croire. Car s'il est vrai qu'il ne tombe pas une feuille d'un arbre, pas un passereau du ciel sans la permission de notre Père qui est dans les Cieux (Mt 10) ; je ne puis croire qu'il soit tombé une seule parole inutile de la bouche d'un évangéliste, surtout dans le récit de la sainte histoire du Verbe. Non je ne puis le croire. Tous ces détails sont remplis de mystères divins et débordent d'une céleste douceur, s'ils trouvent un auditeur diligent qui sache sucer le miel qui coule du rocher, et goûter l'huile excellente qu'on recueille dans les endroits pierreux. En effet, la douceur du miel dégoûta des montagnes et le lait ruissela des collines (Jl 3,18), le jour où les Cieux laissant tomber leur rosée et les nuées faisant descendre le Juste comme une pluie bienfaisante, la terre ouvrit joyeusement son sein et germa son Sauveur (Is 45,8), alors que le Seigneur répandit sa bénédiction sur nous et que notre terre porta son fruit (Ps 85,13), que la miséricorde et la vérité se rencontrèrent sur nue montagne grasse et fertile, et que la justice et la paix se sont donné un baiser (Ps 84,11). A la même époque, de l'un de ces monts fameux entre tous, (je veux parler de notre saint Évangéliste,) en même temps que dans un récit doux comme le miel il nous raconte le commencement tant désiré de notre salut, comme au souffle du vent du midi, et sous les rayons directs du Soleil de justice, se sont élevées vers nous des senteurs spirituelles. Que Dieu maintenant envoie son Verbe pour les faire fondre devant nous; qu'il fasse souffler son esprit, pour nous faire comprendre le sens des paroles évangéliques et pour les rendre à nos coeurs plus désirables que l'or et que les pierres précieuses, plus douces que le miel dans ses rayons.

2. Il dit donc: « L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu. » Je ne pense pas qu'il soit ici question d'un de ces anges de moindre dignité qui viennent souvent sur la terre y remplir des missions ordinaires; en effet, ce n'est pas ce que signifie son nom, qui veut dire la force de Dieu, d'ailleurs il ne vient pas, comme c'est l'habitude, sur l'ordre d'un esprit plus grand que lui, mais il est envoyé de Dieu même. Voilà, sans doute, pourquoi il est dit qu'il fut envoyé « de Dieu; » mais l'Évangéliste se sert peut-être aussi de ces paroles « envoyé de Dieu, » pour que nous ne croyions pas que Dieu, avant de communiquer son dessein à la Vierge, en fit part à d'autre esprit bienheureux que l'archange Gabriel qui fut seul trouvé digne parmi le reste des anges d'une telle grandeur, du nom qu'il a reçu et de la mission qui lui fut confiée. D'ailleurs, le nom qu'il a n'est point sans rapport avec le message dont il est chargé. En effet, à quel ange convenait-il mieux d'annoncer la venue du Christ qui est la vertu de Dieu, qu'à celui qui a l'honneur de s'appeler la force de Dieu ? Car qu'est-ce que la force, sinon la vertu. Mais n'allez pas croire qu'il n'était ni bien, ni convenable que le maître et l'envoyé portassent le même nom, car s'ils s'appellent de même, ce n'est pas pour la même raison. En effet, si le Christ et l'ange Gabriel sont également nommés la force ou la vertu de Dieu, c'est en un sens bien différent l'un de l'autre. En effet, ce n'est que nuncupativement que l'Ange est appelé la force de Dieu, tandis que c'est substantivement que le Christ est nommé « la vertu de Dieu (1Co 1,24), » il l'est effectivement; car c'est lui que désigne ce plus fort armé de l'Evangile qui survient et qui, de son bras puissant, terrasse le premier fort armé qui, jusque là, avait gardé sa maison en paix, et lui enlève ainsi toutes les richesses qu'il y avait amassées. Quant à l'Ange, s'il est appelé la force de Dieu c'est, ou parce qu'il a pour office d'annoncer la venue de cette force elle-même, ou bien parce qu'il devait rassurer une vierge naturellement timide, simple et pudique, que la nouvelle du miracle qui devait s'accomplir par elle allait troubler. En effet, il lui dit : « Ne craignez rien, ô Marie, car vous avez trouvé grâce auprès de Dieu. » Il y a même lieu de croire qu'il eut aussi à donner des forces et du courage au fiancé de cette vierge, homme d'une conscience humble et timorée, quoique notre Évangéliste ne le dise point alors. En effet, c'est lui qui lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie pour épouse. » C'est donc un choix plein d'à-propos qui désigna Gabriel pour l'oeuvre qu'il eut à remplir, ou plutôt c'est parce qu'il l'eut à remplir qu'il fut appelé Gabriel.

3. Ainsi l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu. Mais où fut-il envoyé? « Dans une ville de Galilée appelée Nazareth (Lc 1,26) »Voyons, comme dit Nathanaël « S'il peut sortir quelque chose de bon de Nazareth » (Jn 1,45). Nazareth veut dire fleur. Il me semble qu'on peut retrouver comme les germes de la pensée de Dieu, tombés en quelque sorte du ciel sur la terre, dans les paroles adressées d'en haut aux patriarches Abraham, Israe et Jacob et dans les promesses qui leur furent faites; c'est, en effet, de ces germes précieux qu'il est écrit: « Si le Seigneur, Dieu des armées ne nous avait point laissé un germe, nous serions comme Sodome, et nous ressemblerions à Gomorrhe (Is 1,9). » Or ce germe a fleuri dans les merveilles qui ont paru quand Israël est sorti d'Égypte, dans les figures et les emblèmes de son voyage à travers le désert, plus tard dans les visions et les prédications des prophètes, et dans l'établissement du royaume et du sacerdoce jus, qu'au Christ qu'on peut à bon droit regarder comme le fruit de ce germe et de ces fleurs, selon cette parole de David: « Le Seigneur répandra sa bénédiction sur nous et notre terre portera son fruit (Ps 84,13), » et cette autre : « J'établirai sur votre trône le fruit de votre ventre (Ps 131,11). » Le Christ doit donc naître à Nazareth, selon la parole de l'Ange, parce qu'à la fleur on espère voir succéder le fruit : mais quand le fruit grossit la fleur tombe; ainsi lorsque la vérité apparaît dans la chair, les figures passent : voilà pourquoi à Nazareth se trouve ajouté le mot Galilée, c'est-à-dire émigration. En effet, à la naissance du Christ, tout ce dont j'ai parlé plus haut et dont l'Apôtre disait: « Toutes ces choses leur arrivaient en figures (1Co 10,11), » était passé. Et nous qui maintenant jouissons du fruit, nous voyons bien que la fleur a en effet passé et il était prévu qu'elle passerait un jour, alors même qu'elle était pleinement épanouie , c'est ce qui faisait dire à David : « Elle est au matie, comme l'herbe qui doit passer, elle s'épanouit le matin et passe durant la journée, le soir elle se flétrit, tombe et se dessèche (Ps 89,6) » Or par le soir, il faut entendre la plénitude des temps, alors que Dieu envoya son Fils unique formé d'uns femme et assujetti à la loi, en disant : « Voici que je fais des choses nouvelles (Ap 21,5). » Les choses anciennes ont passé et disparu, de même que les fleurs tombent et se dessèchent quand le fruit commence à prendre de l'accroissement. Aussi est-il dit dans un autre endroit: « L'herbe se dessèche et la fleur tombe ; mais la vertu de Dieu demeure éternellement (Is 40,8) » Je crois qu'on ne peut douter que le fruit soit ce Verbe de Dieu; car le Verbe est le Christ même.

1073 4. Ainsi le bon fruit c'est le Christ qui demeure éternellement. mais où est l'herbe qui se dessèche, où est la fleur qui tombe ? Le Prophète va nous répondre : « Toute chair n'est que de l'herbe et toute sa gloire est comme la fleur des champs (Is 40,6).» Si tonte chair n'est due de l'herbe, il s'ensuit que le peuple charnel des Juifs a dû se dessécher comme la fleur des champs. N'en est-il pas en effet ainsi? N'est-il pas privé de toute la graisse de l'esprit, maintenant qu'il s'en tient à la sécheresse de la lettre? Et sa fleur n'est-elle point tombée, quand a disparu la gloire qu'il trouvait dans sa Loi? Si elle n'est point tombée où donc sont ce royaume, ce sacerdoce, ces prophètes, ce temple et toutes ces merveilles enfin dont il aimait à se glorifier en disant: «Quelles grandes choses nous avons entendues et connues et que nos Pères nous ont racontées (Ps 77,3)? » Et ailleurs : « Quelles merveilles n'a-t-il point ordonné à nos Pères de faire connaître à leurs enfants (Ps 77,7) ? » Telles sont les réflexions que me suggèrent ces paroles : « A Nazareth, ville de Galilée. »

5. C'est donc dans la ville de Nazareth que l'ange Gabriel fut envoyé de Dieu, mais à qui fut-il envoyé? « A une Vierge qui avait été fiancée à un homme nommé Joseph. » Quelle est cette Vierge si vénérable quelle mérite d'être saluée par un ange? et si humble qu'elle ait un artisan pour époux? Quelle belle alliance que celle de l'humilité avec la virginité. L'âme, où l'humilité fait valoir la virginité et dans laquelle la virginité jette un nouveau lustre sur l'humilité, plaît singulièrement à Dieu. Mais de quels respects ne vous semblera point digne celle en qui la fécondité exalte l'humilité, et la maternité consacre la virginité? Vous l'entendez, une vierge et une vierge humble; si donc vous ne pouvez imiter la virginité de cette humble vierge, imitez du moins son humilité. Sa virginité est digne de toutes louanges, mais l'humilité est bien plus nécessaire que la virginité; si l'une est conseillée, l'autre est prescrite, et si on vous invite à garder l'une, on vous fait un devoir de pratiquer l'autre. En parlant de la virginité, il est dit seulement : « Que ceux qui peuvent y atteindre, y atteignent (Mt 19,12). » Mais pour ce qui est de l'humilité, voici en quels termes il en est parlé . « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Mt 18,3). » Ainsi l'une est l'objet d'une récompense et l'autre d'un précepte. On peut se sauver sans la virginité, on ne le saurait sans l'humilité. En un mot l'humilité qui gémit sur la perte de la virginité peut plaire encore à Dieu, mais sans l'humilité le dirai-je? la virginité même de Marie ne lui eût point été agréable. En effet, « sur qui jetterai-je les yeux, dit-il, sur qui mon esprit aimera-t-il à se reposer, sinon, sur l'homme humble et pacifique, (Is 66,2) ? Sur l'homme humble, » dit-il, non pas sur celui qui est demeuré vierge; si donc Marie n'était point humble, le Saint-Esprit ne serait pas venu reposer sur elle. Or, s'il ne s'était point reposé sur elle, il ne l'aurait point rendue mère. Comment en effet aurait-elle pu concevoir de lui sans lui. Il est donc bien évident qu'elle n'a conçu du Saint-Esprit, comme elle le dit elle-même, que parce que « Dieu a regardé favorablement l'humilité de sa servante (Lc 1,48), » plutôt que sa virginité. Elle lui plut sans doute parce qu'elle était vierge, mais elle ne conçut que parce qu'elle était humble, d'où je conclus sans hésiter que c'est à son humilité que sa virginité dut de plaire à Dieu.

6. Que dites-vous, vierge orgueilleuse ? Marie oublie sa virginité pour ne se glorifier que de son humilité, et vous, vous ne songez qu'à vous glorifier de votre virginité sans penser à l'humilité. « Le Seigneur, dit-elle, a regardé l'humilité de sa servante. » Qui est-ce qui parle ainsi? C'est une vierge sainte, sobre et dévote. Seriez-vous plus chaste et plus dévote qu'elle ne le fut? Ou bien pensez-vous que votre pureté est plus agréable à Dieu que ne le fut la chasteté de Marie, pour croire que vous pourrez par elle plaire à Dieu sans être humble, quand Marie ne le put point, toute pure qu'elle était. D'ailleurs, plus vous vous élevez haut par le don singulier de la chasteté, plus vous vous faites de tort en la souillant dans votre âme par le mélange de l'orgueil. Après tout, mieux vaudrait pour vous que vous n'eussiez point conservé la virginité que d'être vierge et de vous en enorgueillir. Certainement il n'est pas donné à tout le monde d'être vierge, mais il l'est encore à bien moins de personnes d'être vierges et humbles en même temps. Si donc vous ne vous sentez point capable d'imiter la sainte Vierge dans sa chasteté, imitez-là du moins dans son humilité, et il suffit. Mais si vous êtes en même temps vierge et humble, qui que vous soyez, vous êtes vraiment grand.

1074 7. Mais il y a encore en Marie quelque chose de plus admirable, c'est la fécondité unie à la virginité. En effet, jamais, depuis que le monde est monde, on n'a entendu parler d'une vierge mère. Mais que sera-ce si vous faites attention à celui dont elle est la mère? A quel degré alors ne s'élèvera pas votre admiration? Ne vous semble-t-il pas même qu'elle ne saurait jamais être assez grande? Est-ce que, à votre avis, ou plutôt au jugement même de Dieu, la femme qui a eu Dieu même pour fils n'est point placée plus haut que les choeurs mêmes des anges? Or est-ce que ce n'est point Marie qui appelle sans hésiter le Seigneur et le Dieu des anges son fils, quand elle lui dit: « Mon fils, pourquoi en avez-vous agi ainsi avec nous (Lc 2,48)? » Est-il un ange qui pût tenir ce langage? C'est déjà beaucoup pour eux et ils s'estiment bien heureux, étant des esprits par nature, d'avoir été faits et appelés anges, par un effet de la grâce de Dieu, selon ce que dit David: « Il a fait des esprits ses anges (Ps 103,4). » Marie, au contraire, se sentant mère, appelle avec confiance du nom de fils celui dont ils servent la majesté avec respect. Et Dieu ne répugne point. à s'entendre appeler par le nom de ce qu'il a daigné être, car un peu plus loin, l'Evangéliste fait remarquer que « il leur était soumis (Lc 2,31). » Il ; qui, il? et à eux; à qui, à eux? Un Dieu soumis à des hommes, un Dieu, dis-je, à qui les anges mêmes sont soumis, les Principautés et les Puissances obéissent, soumis lui-même à Marie, non-seulement à Marie, mais aussi à Joseph à cause de Marie. De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez également de quoi être frappé d'admiration; le seul embarras est de savoir ce qui mérite le plus que vous l'admiriez, de l'aimable condescendance du fils ou du suprême honneur de la mère. Des deux côtés, même motif de vous étonner, même merveille à admirer; d'un côté, qu'un Dieu soit soumis à une femme, c'est un exemple d'humilité sans précédent, et de l'autre, qu'une femme commande à un Dieu, c'est un honneur que nulle autre ne partage avec elle. Quand on chante les louanges des vierges, on dit qu'elles suivent l'Agneau partout où il va (Ap 14,4). Quelle n'est donc pas la gloire de celle qui même le précède?

8. O homme, apprends à obéir, terre et poussière apprends à plier et à te soumettre. En parlant de ton Créateur, l'Evangéliste dit: « Et il leur était soumis, » c'est-à-dire à Marie et à Joseph. Rougis donc, ô cendre orgueilleuse! Un Dieu s'abaisse et toi tu t'élèves! Un Dieu se soumet aux hommes, et toi, non content de dominer tes semblables, tu vas jusqu'à te préférer à ton Créateur? Ah! Pussé-je, si jamais je suis dans ces dispositions, avoir la grâce que Dieu lui-même me dise comme il le fit un jour, mais sur le ton du reproche, à son Apôtre: « Retirez-vous de moi, Satan, car vous ne goûtez point les choses de Dieu (Mt 16,23)» En effet, toutes les fois que j'ambitionne de commander aux hommes, je veux m'élever au dessus de Dieu même, et il est vrai de dire alors que je ne goûte point les choses de Dieu, car c'est de lui qu'il est dit: Et il leur était soumis. » O homme, si tu ne trouves pas qu'il soit digne de toi de prendre modèle sur un de tes semblables, certainement il l'est de marcher du moins sur les pas de ton Créateur. Si tu ne peux le suivre partout où il va, daigne au moins le suivre partout oit il condescend à ta bassesse. C'est-à-dire si tu ne peux t'engager dans les sentiers élevés de la virginité, suis au moins Dieu dans les voies parfaitement sûres de l'humilité, dont les vierges mêmes ne peuvent s'écarter, à vrai dire, et continue de suivre l'Agneau partout où il va. Sans doute, celui qui a perdu son innocence, s'il est humble; l'orgueilleux s'il a conservé sa pureté, suivent l'Agneau; mais ils ne le suivent point partout où il va. En effet, le premier ne peut s'élever à la pureté de l'Agneau sans tache, et le second ne saurait descendre à la douceur de Celui qui a gardé le silence, non-seulement devant celui qui le dépouillait de sa toison, mais même sous la main de celui qui le mettait à mort. Toutefois, le pécheur a pris, pour marcher sur ses pas, en suivant les sentiers de l'humilité, un chemin plus sûr que l'homme qui, dans sa virginité, suit les voies de l'orgueil, car l'humilité de l'un le purifiera de ses souillures, tandis que l'orgueil de l'autre ne peut manquer de souiller sa pureté.

1075 9. Mais heureuse est Marie, à qui ni l'humilité ni la virginité n'ont fait défaut. Et quelle virginité que celle que la fécondité a rendue plus éclatante au lieu de la flétrir. De même quelle incomparable fécondité que celle que la virginité et l'humilité accompagnent. Y a-t-il là quelque chose qui ne soit point admirable? (a) Qui ne soit point incomparable ? Qui ne soit point unique? Je serais bien surpris si vous n'étiez embarrassé pour décider en y réfléchissant lequel des deux est le plus étonnant de voir une vierge féconde ou une mère demeurant vierge ; et ce qu'on doit plus admirer de cette sublime fécondité ou de cette humilité dans une elle élévation; ou plutôt si vous ne préfériez sans hésiter toutes ces choses réunies, à chacune d'elles en particulier, et si vous ne regardiez comme incomparablement meilleur et préférable de les posséder toutes, que de ne posséder que l'une ou l'autre d'elles. Après tout je serais bien surpris si le Dieu que les saintes Lettres nous montrent et que nous voyons nous-mêmes admirable dans ses saints (Ps 67,36), ne s'était pas surpassé dans sa mère. O vous qui êtes mariés, respectez la pureté dans une chair corruptible; mais vous, ô vierges sacrées, admirez la fécondité dans une Vierge : enfin nous tous ô hommes admirons l'humilité de la Mère de Dieu. Anges saints, honorez la Mère de votre Roi, vous qui adorez le Fils de notre Vierge, qui est en même temps notre roi et le vôtre, le réparateur de notre race et l'architecte de votre cité. A ce Dieu si humble parmi nous si grand au milieu de vous, rendons également les uns et les autres les hommages qui lui sont dus. Honneur et gloire soient rendus à sa grandeur, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

a A partir de ces mots, la fin de cette homélie et le commencement de la suivante jusqu'à ces mots : His nimirum, n. 2, manquent dans la plupart des anciens manuscrits, où les deux premières homélies se trouvent réunies en une seule, en sorte qu'eu ne compte dans ces manuscrits que trois homélies sur le Missus EST.




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