Bernard sermons 3030

SIXIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Sur l'Oraison dominicale.

3030 1. Mes frères, c'est la volonté de Dieu, qui d'abord a fait les anges, et c'est encore elle ensuite qui les a faits heureux en se, faisant elle-même en eux. Car, de mérite que nous disons, mais avec vérité, que le Verbe, qui était dès le principe, en prenant notre chair, s'est fait chair lui-même (Jn 1,14), ainsi la volonté éternelle de Dieu s'est faite dans lés anges, lorsqu'elle a absorbé en elle toutes les volontés des anges., Qu'est-ce qui nous empêche de dire, après tout, qu'elle s'est faite clans les anges, puisqu'elle s'est faite angélique ? Car, ce qui est la suprême félicité, un vrai torrent de célestes délices pour eux, c'est que cette volonté divine est devenue la volonté même des anges, eu sorte que, de même que Dieu se plaît dans le gouvernement de l'univers, ainsi ils se trouvent eux-mêmes pleins de joie et de bonheur en toutes choses. Aussi, ce que nous demandons dans nos prières , est-il que cette volonté se fasse pariai les créatures de la terre, comme elle s'accomplit parmi celles des cieux, que l'homme, de même que l'ange, se soumette à Dieu et ne fasse plus qu'un seul et même esprit avec lui. Mais, hélas! malheureux  homme que je suis! que d'obstacles me séparent de cette volonté; que d'empêchements s'opposent en moi à son accomplissement! La malice de notre nature vient se jeter à la traverse, notre faiblesse fait obstacle; la concupiscence et l'ignorance y mettent empêchement. Car nous tenons! de la nature, ou plutôt de la corruption de la nature, une affection détestable, une sorte de passion pour le mal, si bien que notre malheureuse âme trouve un bonheur inexprimable dans la malice. Or qu'y a-t-il qui soit plus éloigné de la volonté de Dieu ? Assurément on peut bien dire qu'il s'est creusé de ce côté un immense chaos entre celle de Dieu et la nôtre, puisque tandis que la volonté de Dieu se complaît à faire du bien, la nôtre dans son excessive cruauté, ne songe qu'à nuire même aux êtres innocents. C'est dans son sein que toute amertume prend naissance, que germent l'envie et la détraction, que pullulent les dissensions, et que pousse toute une forêt d'inimitiés. Or, il faut couper sans cesse cette végétation malsaine avec la serpe de la justice, et extirper la disposition de faire à autrui ce que nous ne voudrions point qu'on nous fit à nous-mêmes, pour y substituer la volonté de faire aux autres ce que nous voulons qu'on nous fasse. Toutefois la malice ne pourra jamais être entièrement arrachée, extirpée de nos coeurs, tant que nous serons encore en ce monde, qui est tout entier sous l'empire du malin (Jn 5,19), et trop souvent encore, on s'y sent mordre au talon par le serpent dont on ne cesse de fouler la tête aux pieds.

2. Le second obstacle qui s'oppose à ce que notre volonté adhère à celle de Dieu, se trouve dans la faiblesse même de notre nature corrompue. En effet, ce que nous trouvons pénible ne peut pas ne nous point déplaire, aussi arrive-t-il souvent, à cause de cela, que notre volonté se trouve en opposition avec celle de Dieu, et, pour ne se point révolter complètement contre elle, elle a besoin de la force qui se place au second rang des vertus.

3031 3. Aux afflictions corporelles ne se bornent point les obstacles que la volonté de Dieu rencontre en nous, elle est encore arrêtée: par la concupiscence qui est, dans notre coeur, la source de nombreux et insatiables désirs. Quand donc notre volonté, qui est pleine d'angles et d'arêtes, pourra-t-elle s'adapter à celle qui est parfaitement droite et unie ? Ah ! Seigneur mon Dieu, autour de moi je ne vois que guerres allumées, que traits volants de toutes parts; je vis au milieu des périls et des obstacles de toute sorte: De quelque côté que je me tourne, nulle part ici je ne trouve de sécurité; pour moi. Je ne redoute pas moins les choses qui me plaisent que celles qui me sont pénibles. La faim et la satiété, le sommeil et les veilles, le travail et le repos sont armés contre moi. «Ne me faites ni pauvre ni riche (Pr 30,8) , » dit le sage, car dans la pauvreté, comme dans les richesses, il y a des écueils et des deux côtés, se trouvent des périls. Si la tempérance réprime la concupiscence dont elle est l'unique remède , il y aura bien une sorte d'union entre notre volonté et, celle de Dieu, mais elle ne sera pas. encore parfaite. Voilà pourquoi l'Apôtre disait, en parlant de lui-même a Pour moi je suis soumis à la loi de Dieu selon l'esprit, mais je me sens assujetti à la loi du péché selon la chair (Rm 7,25). » Ainsi il adhère en partie à la volonté de Dieu, et en partie il s'en éloigne, jusqu'au jour où arrivera ce qui est parfait, et que ce qui est imparfait sera aboli (1Co 13,10).

4. Le quatrième obstacle est l'ignorance, et vous savez combien elle nous nuit. En effet, comment suivre la volonté de Dieu pour guide, quand on ignore même dans quelle direction elle se trouve ? Or, je ne la connais maintenant qu'imparfaitement; je ne la connais point encore comme je suis moi-même connu de Dieu (1Co 13,2). Voilà pourquoi nous devons rechercher avec le plus ardent désir une augmentation de prudence, et que Dieu nous fasse connaître tous les jours davantage sa volonté, afin que nous n'ignorions point ce qui lui plait en tout temps. Voilà comment la consommation des quatre vertus de justice, de force, de tempérance et de prudence, consommera cette union aussi heureuse que désirable, et fera que nous n'ayons plus qu'une seule et même volonté avec Dieu, en sorte que tout ce qui lui plait, nous plaira également. Ce sera pour nous en même temps, comme je l'ai dit précédemment, que ce l'était pour les anges, la perfection même du bonheur.

3032 5. Demandons donc à Dieu que son règne arrive, afin que sous son empire nous jouissions d'une sécurité parfaite. Mais quand nous demandons que son nom soit sanctifié, nous témoignons le désir de nous élever au dessus de nous dans la connaissance; car lorsque nous trouverons en nous une heureuse sécurité et un sûr bonheur pour nous, alors nous nous sentirons entraînés vers celui qui est au dessus de nous, de toute la force de notre âme. « Que votre nom soit sanctifié.» Son nom, c'est la gloire. Or, quand arrive-t-il qu'elle ne soit pas sainte? Toutefois, nous disons qu'elle est sainte quand il est glorifié par nous dans la sainteté, de même que nous demandons que la volonté . qui est éternelle, se fasse en nous pour qu'elle se fasse nôtre. Nous demandons donc d'abord, de voir s'accomplir ce qu'il y a de plus grand, c'est-à-dire, que la sainteté sans mélange de sa gloire nous soit connue, ensuite nous demandons une chose qui nous concerne, que son règne puissant s'établisse, pour que nous soyons en pleine sécurité, et que sa volonté soit parfaite en nous, afin que nous goûtions la félicité. Mais comme nous ne sommes pas encore parfaitement établis sous son règne, ce n'est qu'avec de grandes peines que nous pouvons nous ranger à la volonté de Dieu. Il nous faut du pain pour que nous ne tombions point de défaillance, mais un pain quotidien. Et comme il ne nous arrive que trop souvent de nous écarter de cette volonté sainte et de pécher contre elle, nous sommes nécessairement amenés à réclamer notre pardon en disant : «Remettez-nous nos dettes, etc. » Mais pour ne point retomber dans nos fautes passées, après en avoir reçu le pardon, nous devons encore l'invoquer dans la prière et lui demander de ne point nous induire en tentation, plus encore, de nous tirer et de nous délivrer du mal. Ainsi soit-il.



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SEPTIÈME SERMON POUR LE CARÊME. Sur le voyageur, le mort et le crucifié.

1. Heureux ceux qui, dans ce siècle pervers, se conduisent en voyageurs et en étrangers, et se conservent purs de toutes les souillures ! « D'ailleurs ce n'est point ici qu'est notre ville permanente, nous cherchons encore celle où nous devons habiter un jour (He 13,14). » Abstenons-nous donc de tous ces désirs charnels, comme il convient à des voyageurs et à des étrangers, parce qu'ils combattent contre D'esprit. En effet, tout voyageur suit la voie royale, et ne s'écarte ni à droite ni à gauche: S'il aperçoit sur son chemin des hommes qui se querellent, il ne fait point attention à eux , s'il en voit d'autres qui se marient, 'qui se livrent au plaisir de la danse, ou qui font autre chose de semblable; il n'en continue pas moins sa route; il est voyageur et tout cela ne 1'intéresse point. Il soupire après la patrie, il y tend de toutes ses forces. Qu'il ait seulement du pain et des vêtements, il ne veut pas se charger d'autres choses. Il est bien heureux celui qui reconnaît ainsi, et déplore de la sorte son exil, en disant au Seigneur: « Je suis sous vos yeux, comme un étranger et un voyageur, tel qu'ont été nos pères (Ps 38,17). » Il est bien haut déjà celui qui se trouve dans ces dispositions, mais peut-être est-il possible de monter plus haut encore. En effet, si le voyageur ne se mêle pas à ses concitoyens, il éprouve pourtant quelque plaisir à voir ce qui se passe parmi eux, à en entendre le récit de la bouche des autres, et à parler lui-même de ce qu'il a vu ; or, ce plaisir-là et tous les plaisirs semblables, s'ils ne le captivent point tout à fait, cependant le retiennent un peu et retardent sa marche, attendu que pensant moins à sa patrie, il en est moins pressé d'y arriver. Et même, il peut arriver qu'il trouve à tout cela tant de plaisir que, non-seulement il en soit un peu retardé dans sa course, et coure risque d'arriver moins vite, mais encore s'en trouve si bien captivé, qu'il ne puisse même plus du tout gagner la patrie.

2. Qui donc peut être encore plus étranger à ce qui se passe dans le monde qu'un voyageur? Ce sont sans doute ceux à qui l'Apôtre s'adressait en ces termes : « Pour vous, vous êtes morts au monde, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ (Col 3,3). » Il est certain qu'un voyageur peut facilement se trouver retenu ou attardé, en cherchant ou en prenant sur ses épaules, un peu plus de bagages qu'il ne faut : un mort, an contraire, ne s'aperçoit même point qu'il manque de sépulture. Pour lui, le blâme ou la louange, les compliments flatteurs ou les paroles dénigrantes, il entend tout de la même oreille, ou plutôt il n'entend rien, puisqu'il est mort. O mort mille fois heureuse que celle qui nous conserve ainsi sans tache, ou plutôt qui nous rend si complètement étrangers à ce monde. Mais il faut que Jésus-Christ, vive en celui qui ne vit plus en soi; selon ce que disait l'Apôtre : « Or je vis à présent, ou plutôt ce n'est plus moi qui vit; mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Ga 2,20). » C'est comme s'il avait dit : Pour tout le reste je suis mort, je ne sens plus rien, je ne remarque plus rien, je ne me mets plus en peine de rien; mais pour tout ce qui est de Jésus-Christ, je me trouve plein de vie, et tout disposé, car si je ne puis faire plus, tout au moins je sens ce qui le touche, j'aime à voir ce qui se fait en son honneur, et j'éprouve de la peine à la vue de ce qui se faite autrement. Ce degré-là est tout à fait élevé.

3034 3. Mais peut-être est-il possible d'en voir un qui le soit plus encore. Mais où le chercherons-nous? Où pourrons-nous le chercher, dites-moi, sinon dans celui dont je parlais tout à l'heure, et qui fut transporté jusqu'au troisième ciel ? Qui nous empêche, en effet, d'entendre par ce troisième ciel, le degré que nous pourrons trouver plus haut que,, les deux dont j'ai parlé. Eh bien, entendez-le donc, non pas se glorifier de cette hauteur où il s'est élevé, mais dire seulement : « Pour moi, à Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme j je le suis moi-même au monde (Ga 6,14). » Remarquez, il n'est pas seulement mort, mais il est crucifié au monde; c'est-à-dire, mort au monde d'une mort ignominieuse. Aussi suis-je crucifié pour lui, et lui pour moi. Tout ce que le monde aime, les plaisirs de la chair, les honneurs, les richesses et les vaines louanges des hommes, tout est une croix pour moi. Au contraire, tout ce que le monde regarde. comme une croix, c'est à cela que je m'attache, à cela que je suis cloué, c'est cela que j'embrasse de toutes mes forces. Ce degré ne vous semble-t-il point plus élevé que le second et le premier degré ? Le voyageur, s'il est sage, et s'il n'oublie point qu'il est en exil, passe, bien qu'en se fatiguant beaucoup, et ne se mêlant guère aux choses du siècle. Le mort tient pour égaux à ses yeux les peines et les plaisirs du monde. Quant à celui qui; est ravi jusqu'au troisième ciel, il voit une croix dans tout ce qui captive le monde, tandis qu'il embrasse tout ce qui semble une croix au monde. On pourrait encore entendre ces paroles de l'Apôtre d'une autre: manière, en ce sens que le monde était crucifié pour lui à cause de ce qu'il souffrait par compassion pour le monde. En effet, il voyait le monde attaché à la croix par les liens de ses vices, et lui, il était crucifié pour le monde par les sentiments de compassion qu'il ressentait pour le monde.

4. Que chacun de nous examine maintenant à quel degré il se trouve, et efforçons-nous de faire tous les jours de nouveaux progrès, car ce n'est qu'en nous avançant de vertu en vertu que nous verrons le Dieu des dieux, dans la céleste Sion (Ps 83,8). Mais c'est surtout pendant ce temps que nous devons nous appliquer à vivre en toute pureté, pendant ce saint temps, dis-je, où il a été accordé un nombre de jours certains mais courts, à la fragilité humaine, pour qu'elle ne désespère point. Car s'il nous est dit en tout temps : veillez à mener une vie toute de pureté, qui ne désespérerait point d'y réussir? Or, nous sommes invités à cette époque de courte durée à réparer les négligences du reste de l'année, et à vivre de manière que, le reste du temps, on voie briller, dans notre conduite, des traces de cette sainte quarantaine. Efforçons-nous donc, mes frères, de passer ce saint temps dans les exercices d'une entière piété, et de travailler, en ce moment, à remettre en état nos armes spirituelles. En effet, à cette époque de l'année, il semble que l'univers entier marche en bataille rangée, contre le diable, sous la conduite du Sauveur. Heureux ceux qui auront vaillamment combattu sous un tel chef. Tout le reste de l'année, il n'y a que la maison du Roi qui soit sous les armes et; se tienne prête à la lutte. Une fois seulement par an, à un temps marqué, tout son empire se lève et forme une armée générale. Vous êtes bien heureux, vous qui avez mérité d'être de sa maison, et à,qui l'Apôtre a dit : « Vous n'êtes plus des étrangers qui soient hors; de leur pays et de leur maison; mais vous êtes les concitoyens des saints, les domestiques de la maison de Dieu (Ep 2,9)» Que doivent donc faire ceux qui, toute l'année, sont sous les armes, pour livrer bataille, quand ceux qui n'ont aucune expérience du métier de la guerre et qui s'en trouvent éloignés tout le reste du temps, prennent eux-mêmes les armes spirituelles ? Certainement ils doivent combattre avec plus d'ardeur que d'habitude, afin que la victoire soit plus complète et contribue d'autant plus à notre salut, qu'elle ajoute davantage à la gloire de notre Roi.




DIX-SEPT SERMONS PRÊCHÉS PENDANT LE CARÊME SUR LE PSAUME 90, QUI HABITAT


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PREMIER SERMON. « Celui qui a établi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut, reposera en sûreté sous la protection du Dieu du ciel.»

(Ps 90,1)

1. Il sera plus facile de connaître ce qu'il faut entendre par ceux qui demeurent dans l'assistance de Dieu, en considérant quels sont ceux qui ne s'y trouvent point établis. Or, il y a trois espèces d'hommes qui sont dans ce dernier cas : ce sont ceux qui n'espèrent pas, ceux qui désespèrent, et enfin ceux qui espèrent, mais en vain. En effet, on ne saurait avoir établi sa demeure dans l'assistance de Dieu, quand off ne voit point en Dieu son appui, et qu'on le place au contraire dans ses propres forces et dans la multitude de ses richesses. En effet, on m'entend point alors la voix du Prophète qui dit : et Recherchez le Seigneur pendant qu'on peut le trouver, et invoquez-le pendant qu'il est proche (Is 55,6). » Celui qui ne cherche que les choses temporelles envie le!, bonheur des méchants, en voyant la paix dont ils jouissent, et s'éloigne de l'assistance du Très-Haut, attendu qu'il ne croit pas en avoir besoin pour se la procurer. Mais pourquoi entreprendrai-je de juger, ici ceux qui ne sont point des nôtres (1Co 5,12) ! Ce que je crains, c'est qu'il s'en trouve parmi nous qui n'aient point établi leur demeure dans l'assistance du Très-Haut, parce qu'ils se reposent sur leur propre force et sur la multitude de leurs richesses. Peut-être ont-ils une certaine ferveur, peut-être sont-ils fortement adonnés à la pratique des veilles, des jeûnes, du travail et d'autres observances du même genre, et pensent-ils s'être acquis depuis longtemps de grands trésors de mérites, et, pleins de confiance en ces richesses, se montrent moins retenus pas la crainte de Dieu, plus faciles à se laisser aller, avec une dangereuse sécurité, à l'oisiveté et à la curiosité, aux murmures, aux détractions et aux critiques. Assurément, si ceux-là avaient établi leur demeure dans l'assistance du Très-Haut, ils veilleraient davantage sur eux, et craindraient d'offenser celui dont ils sentiraient qu'ils ont tant besoin. En effet, ils devraient d'autant plus appréhender de déplaire à Dieu et le craindre, qu'ils auraient reçu de lui plus de grâces. Car nous ne saurions conserver sans lui ce que nous ne pouvons tenir que de lui. Au contraire, et je ne puis le voir et le dire sans douleur, il y en a, beaucoup qui, après s'être montrés assez timorés et assez soucieux de leur âme, dans les premiers temps de leur conversion, jusqu'au jour de leur profession religieuse, commencent alors à se conduire comme s'ils se disaient : Pourquoi nous astreindrions-nous à un plus long service, puisque nous avons reçu maintenant tout ce qu'il doit nous donner, au lieu de se sentir embrasés d'une plus grande ardeur, selon ce qui est dit «Ceux qui me mangent auront encore faim de moi (Qo 24,29)? « O si vous saviez combien peu de chose est ce que vous avez, et combien vite vous pouvez le perdre, si celui qui vous l'a donné ne se charge point de vous le conserver! Ces deux pensées doivent nous rendre bien inquiets en même temps que bien soumis à Dieu, si nous ne voulons pas être du nombre de ceux qui n'ont point établi leur demeure dans l'assistance du Très-Haut, parce qu'ils ne croient pas que cela leur soit nécessaire. Tels sont ceux dont je dis : ils n'espèrent point dans le Seigneur.

2. Il y en a aussi qui désespèrent; ce sont ceux qui, considérant leur propre faiblesse, manquent de courage, et succombent sous le poids de la faiblesse de l'esprit; ayant établi leur demeure dans leur chair et tout entiers à leur propre infirmité, ils sont en état de vous raconter, sans s'arrêter, tout ce qu'ils souffrent, car l'esprit constamment fixé sur un objet l'expose sans hésiter. Ainsi on n'a point établi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut, et on ne tonnait point cette assistance, quand' on ne saurait s'élever assez haut même pour y songer. Il y en a bien qui espèrent en Dieu, mais dont l'espérance est vaine, attendu qu'ils se flattent de cette espérance en sa miséricorde infinie, pour ne point se corriger de leurs défauts. Cette espérance est tout à fait vaine, et ne peut que les confondre, attendu qu'elle n'est point accompagnée de la charité. C'est à eux que le Prophète (a) s'adresse quand il dit: « Maudit soit celui qui pèche dans l'espérance du pardon, et qu'un autre Prophète (Ps 196,11) pensait lorsqu'il s'exprimait en ces termes : « Le Seigneur se complaît dans ceux qui le. craignent, et dans ceux qui espèrent en sa miséricorde. » Avant de dire « et dans ceux qui espèrent en sa miséricorde, » il a soin de nous parler « de ceux qui le craignent. » C'est qu'en, effet on, espère en vain, on rend, dis-je, sa foi complètement nulle quand on rejette la grâce par le mépris qu'on en fait.

a On ne sait de quel prophète saint Bernard veut parler ici, à moins que ce ne soit de Jérémie qui exprime une pensée analogue à celle de notre Saint, chapitre 17,verset 5.

3036 3. Des trois sortes d'hommes dont je viens de parler, il n'y en a donc point qui aient établi leur demeure dans l'assistance du Très-Haut. Les premiers l'ont établie dans leurs propres mérites, les seconds dans leurs peines et les troisièmes dans leurs vices. Cette dernière demeure est pleine d'immondices, la seconde, de,trouble, et la première de périls et de folie. En effet, qu'y a-t-il de plus insensé que de fixer sa demeure dans une maison; à peine commencée? Vous croyez peut-être l'avoir achevée? mais n'est-il point dit : quand l'homme est arrivé à la fin, il ne fait que commencer (Qo 18,6) ? D'ailleurs, une telle habitation menace ruine à chaque instant , et ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce n'est pas de l'habiter, mais de la nettoyer et de la consolider. La vie présente n'est-elle point incertaine et fragile? Tout ce qui se fonde sur elle est donc nécessairement semblable à elle : car personne ne saurait penser qu'on peut construire solidement sur un fondement sans solidité. Or, si la demeure de ceux qui mettent leur confiance en leurs propres mérites est ruineuse, il s'ensuit nécessairement qu'elle est pleine de dangers. Quant à ceux qui s'abandonnent au désespoir à la vue,de leurs propres, faiblesses, ils ont établi leur demeure dans une maison pleine de trouble, ils habitent au milieu même des tourments. En effet, en même temps qu'ils sont en proie à des peines qui les rongent, le jour et la nuit, ils sont bien plus tourmentés encore par les maux qu'ils ne voient point, en sorte qu'on ne saurait dire que, pour eux, à chaque jour suffit sa peine; ils sont accablés par des maux qui ne leur arriveront même peut-être jamais. Est-il tourments plus insupportables? Peut-on imaginer un enfer plus intolérable ? Surtout si ou songe, qu'au sein de tant de maux ils ne sont pas même soutenus par la manducation du pain du ciel. Ces derniers-là n'ont donc point établi leur assistance dans la demeure du Très-Haut, parce qu'ils sont tombés dans le désespoir. Quant aux premiers, ils ne cherchent point cette assistance, parce qu'ils n'en, sentent point la nécessité pour eux. Mais les derniers ne sont loin de Dieu que parce qu'ils ne recherchent son assistance que d'une manière qui ne la leur fera jamais trouver. Ceux-là seuls ont établi leur demeure dans l'assistance divine, qui n'ont qu'un désir, obtenir cette assistance, qu'une crainte, venir à la perdre. Toutes leurs pensées, tous leurs soins, toute leur sollicitude est là, c'est, pour eux, toute la piété, tout le culte de Dieu. Ah! bienheureux certainement celui qui a établi ainsi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut, attendu qu'il restera dans la protection du Dieu du ciel. Qu'y a-t-il parmi toutes les choses qui sont sous le Ciel, qui puisse nuire à celui que le Dieu du ciel a résolu de protéger et de conserver? Or, il n'y a que sous le ciel que se trouve ce qui peut nous nuire. En effet, c'est là que sont les jouissances invisibles de l'air, le siècle présent avec sa corruption, et la , chair qui est en révolte contre l'esprit.

4. C'est donc avec infiniment de raison, que le Prophète a dit : « Ceux-là resteront dans la protection du Dieu du Ciel, » soit parce qu'il n'est rien sous le ciel que puisse craindre celui qui a le bonheur d'être sous cette protection, soit aussi parce que, comme continue le Psalmiste dans le verset suivant : « Celui qui a établi sa demeure dans l'assistance du très-Haut, reposera en sûreté sous la protection du Dieu du ciel, et dira au Seigneur : Vous êtes mon asile (Ps 110,1-2).» En sorte que ces mots «il reposera en sûreté sous la protection du Dieu du Ciel, » sont la conséquence et l'explication de ceux qui précèdent : « Celui qui a établi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut. » Peut-être faut-il voir encore dans les deux parties de ce verset, un avis qui nous est donné, de ne pas seulement rechercher le secours qui nous est nécessaire pour faire le bien, mais aussi la protection dont nous avons besoin pour être délivrés du mal. Il faut encore remarquer que le Prophète dit : « Il reposera sous la protection, » non point en la présence de Dieu. Les anges sont plongés par cette présence dans des transports de bonheur ; plaise à Dieu que je puisse me reposer sous sa protection. Pour eux, ils sont heureux en sa présence, poissé-je être en sûreté sous sa protection ! « Sous la protection du Dieu du ciel, » dit le Prophète. C'est que si personne ne doute qu'il soit partout, cependant il est au ciel d'une telle manière que, en comparaison, il semble n'être point sur la terre. Voilà pourquoi encore nous disons dans: la prière : « Notre Père qui ôtes aux cieux. » Il en est de même de notre âme, bien qu'elle soit présente dans le corps tout entier, cependant elle semble l'être d'une manière plus excellente et plus spéciale dans la` tète, où tous les sens de l'homme se trouvent réunis, tandis que dans le reste du corps, il n'y a qu'nnseu1 organe, celui du toucher, attendu qu'elle s'y trouve d'une telle façon, qu'il semble qu'elle gouverne plutôt qu'elle n'habite le reste du corps. De même, en comparaison de la présence de Dieu, dont les anges ont le bonheur de jouir dans le ciel, il semble à peine que la protection de Dieu dont nous jouissons, mérite ce nom. Heureuse pourtant l'âme qui a le bonheur d'être soue cette protection, car elle peut, dire au Seigneur : « Vous êtes mon asile.» Mais réservons l'explication de ce verset pour un autre sermon.



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SECOND SERMON. « Il dira au Seigneur, vous êtes mon soutien, mon asile et mon refuge. »

(Ps 90,2)

1. Le Prophète dit donc : « Celui qui a établi sa demeure dans l'assistance du Très-Haut,, dira au Seigneur, vous êtes mon soutien et mon refuge : il est mon Dieu et j'espérerai en lui. » C'est en témoignage de sa reconnaissance qu'il s'exprimera ainsi, qu'il chantera les louanges du Seigneur, et exaltera sa miséricorde, à cause de la double assistance qu'il reçoit. En effet, celui dont la demeure est encore dans l'assistance de Dieu, non dans son royaume, se trouve souvent dans la nécessité de fuir et fait quelques chutes. Oui, dis-je, il se trouve clans la nécessité de fuir à la vue de la tentation, tant qu'il n'a pas cessé d'habiter dans ce corps mortel; et s'il lui arrive alors de retarder un peu le pas dans sa fuite, souvent il est atteint et renversé, mais Dieu le reçoit. Il est donc notre refuge, lorsque l'ennemi veut lapider notre paresse avec la fiente des boeufs, au pas lent et paresseux, et il nous soustrait à la honte de cette- lapidation : il est notre soutien, et place sa main au dessous de nous, dans nos chutes, de peur que nous ne nous heurtions. Dès que la tentation assaille notre esprit, réfugions-nous sans retard vers lui, et implorons humblement son secours. S'il arrive par hasard, ainsi que cela a lieu quelquefois qu'elle nous saisisse, parce que notre fuite n'a point été assez rapide, ne nous donnons de repos que lorsque le Seigneur nous aura pris dans ses mains. Il est impossible, en effet , que les hommes ne tombent point quelquefois tant qu'ils demeurent en ce monde, mais les uns se brisent en tombant, et les autres ne se brisent point, parce que Dieu a étendu sa main pour les recevoir dans leur chute. Mais comment pouvons-nous discerner les premiers des seconds, afin de séparer les brebis des boucs et les justes des pécheurs, à l'exemple du Seigneur (Mt 25,32) « Le juste, en effet, tombe sept fois le jour (Pr 24,16).»

3038 2. Or, il y a cette différence entre les chutes du juste et celles du pécheur, que l'un, quand il tombe, est reçu par le Seigneur, et se relève plus fort qu'auparavant, tandis que l'autre ne tombe que pour ne plus se relever. Que dis-je, il tombe dans une mauvaise honte ou dans l'impudence; ou bien il trouve le moyen d'excuser ce qu'il a fait, et le sentiment de honte, qui lui fait trouver des excuses à son péché, est lui-même une source de péché; ou bien il se fait un front de prostituée et, bien loin de craindre Dieu ou les hommes, il publie son péché comme le faisait Sodome. Le juste, au contraire, s'il tombe, est reçu dans les mains mêmes du Seigneur, et c'est merveille de voir comme son, péché devient pour lui une source de justice. « Nous savons, dit l'Apôtre, que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu (Rm 8,28). » En effet, ne tourne-t-elle point à notre avantage cette chute qui nous rend plus humbles et plus vigilants ? Et n'est-ce point tomber sur les mains de Dieu, que de tomber dans celles de l'humilité ? « J'ai été poussé, on a fait effort pour me renverser (Ps 117,13), » dit le Prophète, mais celui qui m'a poussé n'a rien gagné à me faire tomber, « car le Seigneur m'a reçu dans ses mains. » L'univers peut dire à Dieu : vous êtes mon créateur; les animaux peuvent ajouter : vous êtes notre pasteur, et tous les hommes peuvent s'écrier : vous êtes notre rédempteur. Mais il n'y a que celui qui a établi sa demeure dans . l'assistance du Très-Haut qui puisse lui dire : Vous êtes mon soutien. Aussi ajoute-t-il « et vous êtes aussi mon Dieu. » Pourquoi ne dit-il point notre Dieu? C'est parce que s'il est notre Dieu à tous, dans la création, dans la rédemption et dans tous les autres bienfaits dont il comble sans distinction tous les êtres, il n'y a pourtant que les élus qui aient chacun, en lui, comme un Dieu particulier, au milieu de la tentation. En effet, il est si bien disposé à les recevoir s'ils tombent, et,à leur servir de refuge s'ils fuient, qu'il, semble oublier tous les autres, pour ne plus s'occuper que d'eux.

3. Toute âme doit donc songer que Dieu non-seulement est à elle en particulier, mais de plus qu'il ne cesse d'avoir les yeux ouverts sur elle. Qui pourra se négliger si nous ne cessons de penser que Dieu nous regarde ? Et comment ne pas être porté à croire que Dieu est particulièrement notre Dieu, si on le voit toujours tellement attentif à nous, qu'il ne perde pas un seul instant de vue, non-seulement ce qui parait de nous au dehors, mais encore ce qui se passe au fond de notre coeur, et qu'il voit et juge non-seulement toutes nos actions extérieures, mais même les plus imperceptibles mouvements de notre âme! Quiconque en est là peut s'écrier : « Il est mon Dieu, et je mettrai mon espérance en lui. » Remarquez bien qu'il ne dit point : j'ai mis ou je mets, mais « je mettrai mon espérance en lui. » C'est là mon voeu, dit-il, c'est à ma résolution bien arrêtée, c'est l'intention de mon coeur. Cette espérance est déposée au fond de mon âme et je demeurerai en elle. «Je mettrai mon espérance en lui. » Je ne désespérerai donc point, je n'espérerai pas non plus en vain, attendu que la malédiction est le partage de celui qui pèche par défaut d'espérance, et de celui qui tombe dans le péché du désespoir : Or, je ne veux point être du nombre de ceux qui n'espèrent point dans le Seigneur. «J'espérerai en lui,» dit le Prophète. Mais quel fruit recueillerez-vous de cette espérance, quelle récompense en retirerez-vous, quel profit vous en reviendra-t-il ? « C'est qu'il me délivrera du piège des chasseurs et de la parole mordante de rues ennemis. » Mais, si vous le voulez bien; nous réserverons l'explication de ces paroles pour un autre jour et pour un autre sermon.


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TROISIÈME SERMON. « Il est mon Dieu, je mettrai mon espérance en lui, parce qu'il m'a délivré du piège des chasseurs, et de la parole mordante de mes ennemis (@+Ps 90,3@).

1. J'avoue, mes frères, que ces paroles : « Il m'a délivré des filets des chasseurs, » me donnent une grande compassion de moi-même, et me font avoir pitié de mon âme. Sommes-nous des bêtes? Oui, sans doute, nous le sommes; car, « l'homme, dit le Prophète, étant élevé dans un état glorieux, n'a point eu d'intelligence : il est devenu semblable aux animaux qui sont privés de raison. » (Ps 43,13).»

Certainement les hommes ne sont que des bêtes, des brebis égarées qui n'ont point de pasteur. O homme, pourquoi t'enorgueillis-tu ? Pourquoi tires-tu vanité d'un peu de connaissance que tu as? Considère donc que tu es devenu semblable à ces animaux auxquels les chasseurs tendent des filets. Mais, selon vous, quels sont ces chasseurs qui nous poursuivent ? Ils sont infiniment méchants et injustes, infiniment habiles et cruels. Ils ne sonnent pas du cor, comme les chasseurs ordinaires; mais ils s'abstiennent de faire du bruit, afin de nous surprendre, et ils décochent leurs flèches en cachette contre les simples et les innocents. Ils sont les maîtres des ténèbres de ce siècle, et leur méchanceté est accompagnée de tant de subtilité, de tant d'adresse et de tant d'artifices, que les plus habiles et les plus prudents des hommes ne sont, en comparaison de ces dangereux ennemis, que comme les bêtes à l'égard des hommes qui les poursuivent à la chasse; j'en excepte seulement le petit nombre de ceux qui, avec l'Apôtre, connaissent et, sont capables de prévoir leurs pensées et leur malice, et à qui la sagesse divine a donné la puissance de découvrir les pièges des méchants. O vous qui ressemblez encore à des plantes nouvelles et tendres, et qui n'êtes pas encore exercés et accoutumés à faire le discernement du bien et du mal, je vous conjure de ne pas suivre le jugement de votre coeur, et de ne point abonder en votre sens, de crainte que ce chasseur si rusé et si artificieux' ne vous surprenne et ne vous trompe, parce que vous n'avez pas encore toute l'expérience nécessaire pour vous tenir en garde. Car, s'il tend assez ouvertement des filets et des piéges aux hommes du siècle qui sont tout à fait animaux et charnels, parce qu'il est sûr de les prendre très-facilement; pour vous, vous êtes prudents et semblables aux cerfs qui tuent les serpents, et vous désirez vous désaltérer à la source de la vie; ce redoutable chasseur n'emploie que les filets les plus subtils et les plus imperceptibles, et il met en usage les plus artificieuses et les plus adroites tromperies. C'est pourquoi je vous prie instamment. de, vous humilier sous la main puissante du Dieu dont vous êtes les ouailles. Suivez avec soumission les, conseils de ceux qui connaissent mieux que vous les artifices incroyables de ce chasseur dont vous êtes poursuivis. Ils se sont éclairés et instruits far l'exercice dans lequel ils vivent depuis longtemps, et par les fréquentes expériences qu'ils ont faites en eux-mêmes et en beaucoup d'autres personnes.


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