Bernard sermons 3073

3073 3. C'est donc, mes très-chers frères, avec prudence et à propos, que vous avez choisi de marcher, par des voies dures et difficiles, à cause des paroles de Notre-Seigneur,et que vous semez là où vous ne sauriez perdre le moindre grain de votre semence. Il est certain que celui qui sème peu, ne laissera pas de moissonner, mais la moisson ne sera pas abondante (2Co 9,6). Moissonner, c'est recevoir la récompense, et nous savons quel est celui qui a promis que quiconque aura donné pour son nom, même un seul verre d'eau fraîche, ne sera point frustré de la récompense qu'il aura méritée (Mt 10,42). Mais ne savons-nous pas qu'il nous rendra la même mesure que nous aurons donnée pour lui, et qu'il donnera une récompense proportionnée à leur mérite, à ceux qui ne se seront pas contentés de présenter un verre d'eau à leurs frères, mais qui auront répandu leur propre sang, et bu le calice du Sauveur qui leur aura été offert. Ce calice n'est point rempli d'eau fraîche seulement; il est plein d'une liqueur enivrante.,C'est un calice de vin pur, ou plutôt de vin mélangé. Il n'y a que Jésus-Christ qui ait eu, dans ses souffrances, un vin d'une entière pureté, parce qu'il n'y a que lui qui soit parfaitement pur, et qui, par son infinie pureté, peut rendre purs ceux qui ont une origine impure. Il n'y a que lui qui ait bu un vin pur, parce que, en tant que Dieu, il est cette sagesse qui est présente et qui agit partout, sans que rien puisse diminuer sa pureté, et que, en tant qu'homme, il n'a point commis le péché, et n'a pas laissé sortir de sa bouche une parole qui n'ait été véritable. Il n'y a que lui seul qui n'ait point goûté la mort par la nécessité de sa condition, mais par le seul bon plaisir et le choix de sa volonté , et sans vue d'intérêt, car il ne saurait avoir besoin de quoi que ce soit qui dépende de nous. Car ce n'a point été pour reconnaître notre affection par une affection réciproque, qu'il a voulu se soumettre à la mort, puisqu'il ne l'a pas soufferte pour des amis qu'il eût déjà acquis, mais pour des amis qu'il devait acquérir, en se faisant des amis de ses propres ennemis. Car, comme dit l'Apôtre, c'est lorsque nous étions encore ennemis que nous avons été réconciliés à Dieu par le sang de son Fils, ou plutôt, c'est en effet pour ses amis qu'il est mort, sinon pour des amis qui l'aimassent déjà, du moins pour des amis que lui-même aimait beaucoup. Il est certain que la grâce de Dieu a consisté principalement, non pas en ce que nous avons commencé par aimer Dieu, mais en ce qu'il nous a aimés le premier. Voulez-vous apprendre combien il nous a aimés longtemps avant que nous l'aimassions? Ecoutez l'Apôtre : «Bénissons Dieu, dit-il, le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a comblés de toutes bénédictions spirituelles par les biens célestes en Jésus-Christ; car il a fait choix de nous en lui avant la création du monde; » et un peu plus loin : « il nous a comblés de ses bienfaits en son fils bien-aimé (Ep 1,3). » Comment donc n'aurions-nous pas été dès ce moment aimés en ce Fils, lorsque nous étions déjà choisis en lui? Et comment n'aurions-nous pas été agréables à celui en qui nous avons reçu la grâce qui nous a sanctifiés? Si donc, selon l'ordre des temps, Jésus-Christ est mort pour des impies, selon l'ordre de la prédestination, il est mort pour des frères et pour des amis.

4. Il paraît donc par toutes ces circonstances, qu'il n'y a qu'en lui qu'on trouve le vin exempt de tout: mélange, et nul, parmi les saints, n'oserait prétendre qu'on n'a point sujet de lui appliquer cette parole d'un prophète . « Votre vin est mêlé d'eau (Is 1,22). » D'abord parce qu'il n'y a personne en cette vie qui soit exempt de toute souillure, et que personne ne peut se donner la gloire d'avoir le coeur entièrement pur. En second lieu, parce qu'il faut qu'un jour nous acquittions la dette de la mort. En troisième lieu, parce que ceux qui exposent leur y vie pour Jésus-Christ, achètent et gagnent la vie éternelle. Mais qu'ils seraient malheureux s'ils rougissaient de lui rendre témoignage jusqu'à la mort! Il y a encore une quatrième raison pour laquelle le désir que peuvent avoir les hommes de mourir pour Jésus-Christ est toujours mêlé de quelque défaut, c'est que-ce témoignage est toujours fort disproportionné et fort inégal en comparaison de cet amour si grand qu'il a eu pour eux. Néanmoins celui qui, dans toute sa personne, est si exempt de tout mélange d'imperfection, ne dédaigne pas le bien qu'il voit en ses serviteurs, quoiqu'il soit mêlé de beaucoup de défauts. Et c'est ce qui a fait dire à l'Apôtre, qu'il accomplissait en son corps les choses qui manquent à la passion de Jésus-Christ (Col 1,24). Il doit donc donner à tous ses élus le salaire de l'éternelle vie. Mais comme une étoile diffère en sa clarté d'une autre étoile, et que la lumière du soleil, celle de la lune et celle des étoiles sont des lumières diverses et inégales ; ainsi en sera-t-il des saints après la résurrection. Il n'y aura, selon le langage de l'Evangile, qu'une maison dans le ciel; mais il y aura plusieurs demeures en cette maison. De telle sorte qu'en ce qui regarde l'éternité et l'abondance de la récompense, le saint qui aura peu, en comparaison d'un autre, ne souffrira pourtant aucune diminution. Et celui qui aura davantage, n'aura rien au delà de la mesure; Dieu fera recevoir à chacun selon son travail, afin que le moindre grain que l'on a semé porte son fruit en Jésus-Christ.

3074 5. Je suis entré dans ce détail, mes frères, afin de vous faire estimer la réponse si spirituelle et si excellente que nous avons à considérer aujourd'hui : « Seigneur, vous êtes mon espérance.» Quelque chose donc que j'entreprenne, de quelque chose que je me détourne, quoi que je souffre ou que je désire, Seigneur, vous êtes toute mon espérance. C'est par cette seule espérance que je tiens compte de toutes vos promesses, elle est le fondement de mon attente. Que les uns fassent valoir leurs mérites, que les autres se vantent de supporter le poids du jour et de la chaleur; que d'autres enfin allèguent leurs jeûnes, et se glorifient de n'être pas comme le reste des hommes ; pour moi je trouve tout mon bien à m'attacher à Dieu et à mettre en lui toute mon espérance. Qu'il y en ait qui: espèrent en d'autres secours, que l'un se confie en sa science, l'autre en la sagesse du siècle; celui-ci en sa noblesse, celui-là en sa dignité et en sa puissance, et ce dernier en quelque autre vanité ; pour moi je regarde toutes ces choses comme un vil fumier, parce que, Seigneur, vous êtes mon unique espérance. Mette qui veut son espérance dans les richesses incertaines, pour moi, je ne demanderai, que de vous le pain de chaque jour, plein de confiance en ces paroles que vous avez dites, et sur lesquelles je me suis fondé en renonçant à toutes choses : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et, la justice, et toutes les autres choses vous seront accordées comme par surcroît (Mt 6,33); » car « le pauvre est abandonné à vos soins, et vous donnerez secours à l'orphelin (Ps 9,3). » Si on me parle: de récompenses, c'est par vous que j'espérerai. les obtenir. Si on me faite la guerre, si le monde exerce contre moi sa fureur, si l'ennemi, qui est la méchanceté même, frémit de rage contre moi, si ma chair me tourmente par des désirs contraires à l'esprit, je mettrai mon espérance en vous.

6. Voilà, mes frères, quels doivent être vos sentiments. Les avoir,c'est vivre de la foi ; et personne ne saurait dire du fond de son coeur a Vous êtes mon espérance (Ps 54,23) ; » sinon celui à qui l'esprit de Dieu a fortement persuadé (selon le mot du Prophète), d'abandonner. tous ses soins et toutes ses pensées à Notre-Seigneur, en se tenant assuré qu'il ne manquera pas de pourvoir à sa nourriture, selon cette parole de l'apôtre saint Pierre : « Renoncez à toutes vos inquiétudes, et remettez-les entre les mains de Notre-Seigneur, car il a soin de vous, (1P 5,1). » Si nous avons ces sentiments dans le coeur, pourquoi différons-nous de rejeter entièrement les, espérances qui n'ont rien; que de vain, d'inutile, de trompeur et de misérable, pour nous,attacher de toute notre âme, et avec toute- la ferveur de notre esprit, à cette espérance si solide, si parfaite, si heureuse ? Si quelque chose est impossible à notre Dieu, si quelque chose lui est difficile, cherchez un autre fondement de vos espérances que lui. Mais il peut tout par sa seule parole, or qu'y a-t-il; de plus facile que de dire un mot? Mais il faut entendre ce que c'est que ce mot. S'il a résolu de nous sauver, nous serons sauvés, s'il veut nous donner des récompenses éternelles, i1 lui est permis de faire ce qu'il lui plaît. Mais serait-il possible que ne doutant pas de la facilité que Dieu a, de faire ce qu'il veut, vous eussiez quelque défiance de sa volonté ? Les témoignages qu'il a rendus de cette, volonté sont dignes de notre confiance au delà de tout ce qu'on en peut dire. «, Personne, dit-il, ne saurait avoir un plus grand amour que celui par lequel on expose sa vie pour ses amis (Jn 15,13). » Quand est-ce que cette grandeur de notre Dieu, qui nous avertit si instamment d'espérer en lui, a manqué à ceux qui ont mis en lui leur espérance? Il n'abandonne jamais ceux qui espèrent en lui. « Il leur donnera son secours, dit le Prophète, il les délivrera des pécheurs, et les sauvera (Ps 36,10). »Pour quels mérites de leur part? Ecoutez ce qui suit : « Parce qu’ils ont espéré en lui, » Cette raison est bien douce; elle est efficace et péremptoire. C'est en cette espérance que consiste la justice, non pas la justice qui vient de la loi, mais celle qui vient de la foi. « Du, sein de quelque affliction et de,quelque accablement qu'ils poussent un cri vers moi, dit-il, je les exaucerai. » Représentez-vous toutes les afflictions imaginables, les consolations qu'il vous promet donneront toujours, à votre âme, une joie proportionnée à ce que vous souffrirez, pourvu que vous n'ayez point de recours à d'autres qu'à lui ; que vous ne manquiez point de crier vers lui, et que vous espériez en lui, et que vous ne preniez point des choses basses et terrestres, mais le Dieu Tout-Puissant pour votre refuge. Qui a espéré en lui et a été confondu ? Il est plus facile que le ciel et la terre passent que sa parole soit sans effet.

3075 7. « Vous avez placé votre refuge bien haut, dit le Psalmiste. » Le, tentateur ne s'en approchera point, le calomniateur n'y montera pas, et le perfide accusateur de ses frères n'y pourra; jamais atteindre. Cette parole du; Prophète, est adressée à celui qui, demeure en la protection du Très-Haut, et qui va s'y réfugier contre sa propre .faiblesse et la timidité de, son âme, et contres les tempêtes qu'il redoute. Nous sommes certainement doublement forcés de fuir vers cet asile ; des combats nous menacent au dehors, et des craintes nous agitent au dedans. Sans, doute nous, aurions bien moins besoin de fuir si nous avions au-dedans une magnanimité, qui nous fit courageusement braver les attaques du dehors, ou si notre faiblesse intérieure se trouvait rassurée par l'éloignement des ennemis du dehors. Le Prophète dit donc. «Vous avez placé votre refuge, extrêmement haut.» Fuyons souvent, mes frères, en cet asile. C'est une forteresse bien défendue; on n'y craint nul ennemi. Que nous serions heureux s'il nous était permis d'y demeurer toujours! Mais un tel bonheur n'est pas de ce monde. Ce qui n'est pour nous maintenant qu'un refuge, sera un jour notre demeure, et pour l'éternité. Mais, en attendant, si nous n'avons pas maintenant la liberté de nous y établir pour toujours, mus devons néanmoins nous y réfugier en maintes occasions. C'est une ville de refuge qui nous est ouverte dans toutes les tentations, dans toutes les peines qui nous arrivent, et dans toutes nos nécessités de quelque nature qu'elles: soient. C'est le sein d'une mère qui est toujours prêt à nous recevoir, ce sont les fentes de la pierre préparées pour nous recevoir et nous cacher, les entrailles de la miséricorde, de Dieu ouvertes devant nous; ne mous étonnons plus après cela si celui qui s'éloigne; de ce refuge, n'a plus la puissance d’échapper à ses ennemis.

8. Ce que je viens de vous dire semblerait pouvoir suffire pour l'explication de ce verset, si le Prophète avait dit simplement, comme en d'autres psaumes: « J'ai espéré en vous. Mais cette expression : « vous êtes mon espérance, ô mon Dieu, » parait signifier quelque chose de plus grand et de plus élevé; savoir que l'âme fidèle non-seulement espère en Dieu, mais que c'est Dieu même qu'elle espère. Car il est plus juste d'appeler notre espérance, celui que nous espérons, que celui en qui nous espérons. Il peut se trouver des personnes qui désirent recevoir de Dieu des biens soit temporels, soit même spirituels. Mais la charité parfaite ne désire que le souverain bien, et s'écrie de toute l'ardeur de son désir : « Quel bien m'est réservé dans le ciel ? Et qu'est-ce que je vous demande de toutes les choses qui sont sur la terre? Vous êtes le Dieu de mon coeur et mon éternel partage (
Ps 72,25). » Le texte du prophète Jérémie que nous avons lu aujourd'hui, nous marque très-bien ces deux espérances, en peu de paroles : « Seigneur vous êtes bon à ceux qui espèrent en vous, à l'âme qui vous cherche (Lm 3,25). » Votre discernement vous a fait remarquer dans ces paroles la différence des nombres. Le Prophète parle au pluriel de ceux qui espèrent en Dieu, parce que cela est commun à plusieurs ; mais il emploie le singulier lorsqu'il désigne l'âme qui cherche Dieu même, parce que c'est le propre d'une pureté, d'une grâce, d'une perfection uniques non-seulement de ne rien espérer que de Dieu, mais de ne rien espérer que Dieu même. Que s'il est bon à ceux qui espèrent seulement en lui, combien plus l'est-il à celui qui n'espère que lui.

3076 9. C'est donc avec raison que Dieu répond à l'âme qui le cherche «Vous avez placé votre refuge extrêmement haut. » Car l'âme qui est ainsi altérée de son Dieu, ne lui demande point avec saint Pierre de lui faire un tabernacle sur une montagne (Mt 17,14), ni avec Madeleine, de le toucher sur la terre (Jn 20,17), mais elle lui crie : « Fuyez, mon bien-aimé; imitez dans votre course la vitesse des chevreuils et des faons de biches qui courent sur les montagnes de Béthel. (Ct 8,14). » Cette âme sait que le Sauveur a dit : « Si vous m'aimiez, vous auriez de la joie de ce que je m'en vais à mon Père, parce que mon Père est plus' grand que moi (Jn 20,17). » Elle sait qu'il a dit à Madeleine: « Ne me touchez point, car je ne suis pas encore monté vers mon Père. » Et; n'ignorant pas les desseins de Dieu, elle s'écrie avec l'Apôtre : « Si nous avons connu Jésus-Christ, selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière (2Co 5,16). » Fuyez sur les montagnes de Béthel, c'est-à-dire: Montez au dessus des puissances et des principautés, au dessus des anges et des archanges, au dessus des chérubins et des séraphins , car les montagnes de la maison de Dieu qui, selon l'Hébreu, est signifiée par le mot Béthel, ne sont autre chose que ces esprits bienheureux. Il s'est mis au dessus d'eux, lorsqu'il a voulu prendre, à la droite de son Père, le rang infiniment élevé qui lui appartenait, afin de lui être égal en toutes choses. Elle sait que la vie éternelle, c'est connaître le Père éternel qui est le vrai Dieu, et Jésus-Christ son Fils, qu'il a envoyé ;qui lui est égal et qui est le vrai Dieu avec lui, digne pardessus tout de nos bénédictions dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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DIXIÈME SERMON. « Il ne vous arrivera point de mal ; et le fléau n'approchera point de votre tabernacle. »

(Ps 90,10)

1. C'est une maxime qui ne vient pas de moi, et qui n'est pas nouvelle pour vous, mais que vous connaissez très-bien, que, pour ce qui regarde les;principaux objets de la foi, il est plus facile de connaître et plus périlleux d'ignorer ce qu'ils ne sont pas, que ce qu'ils sont. On peut en dire autant de l'expérience; car l'esprit de l'homme, par l'espérance qu'il a des peines de la vie, comprend plus facilement les maux dont il doit être exempt, que les biens dont il doit jouir. L'espérance et la foi ont entre elles un si grand rapport de parenté, que les objets de notre espérance sont les' mêmes que ceux de notre foi. C'est pourquoi l'Apôtre a dit, avec grande raison, que la foi était la substance des choses que nous devons espérer (He 11,1); parcequ'on ne saurait espérer ce qu'on ne croit point, de même qu'on ne saurait peindre sans un corps qui reçoive la peinture. La foi nous dit que Dieu prépare aux fidèles des biens inestimables et incompréhensibles. Et l'espérance nous dit :C'est à moi que ces biens sont réservés. Et la charité ajoute ensuite Pour moi, je cours à la recherche et à la possession de ces biens. Mais, comme je viens de le dire, il est extrêmement difficile, ou même impossible de connaître le prix et; la qualité de ces biens, si ce n'est pour ceux à qui Dieu l'a voulu révéler par son esprit, puisque, selon l'Apôtre, « l'oeil n'a point vu, ni l'oreille entendu, ni l'esprit de l'homme n'a pu concevoir quels sont les biens que Dieu a préparés pour ceux qui l'aiment (1Co 2,9). » Si nous n'étions en cette vie capables de quelque perfection, si imparfaite qu'elle soit, si on peut ainsi parler, l'Apôtre ne dirait pas : « Nous tous, tant que nous sommes de parfaits, ayons le même sentiment (Ph 3,15). » La perfection dont il parle ici est sans doute celle dont il avait parlé ailleurs, en disant : « Ce n'est pas que j'aie tout reçu, et que je sois encore parfait. » Car saint Paul est contraint d'avouer lui-même, « qu'il ne connaît qu'en partie les choses de Dieu, car nous ne voyons maintenant, que comme dans un miroir et en énigme, ce n'est que plus tard que nous verrons Dieu face à face (1Co 13,12). » Dieu donc représente à, l'homme, dans l'Ecriture sainte, par une providence et une bonté toute paternelles, les choses qu'il est plus capable de discerner, dans sa condition présente. C'est le propre des affligés de regarder, comme une souveraine félicité, d'être délivrés de leurs afflictions, et de tenir pour un suprême bonheur de se trouver exempts de misères. C'est pourquoi le Prophète, dans un psaume, parle à son âme en ces termes : « Tournez-vous, mon âme, vers votre repos, parce que le Seigneur vous a honorée, de ses bienfaits. » Et cependant, au lieu de citer des bienfaits nouveaux qu'il aurait reçus, il dit seulement : « Il a délivré mon âme de la mort,: mes yeux des larmes, et mes pieds de la chute (Ps 114,7) ; » ce qui montre bien qu'il regarde comme un grand repos et un grand bienfait, de la part du Seigneur, d'être délivré des périls et des tribulations qui l'assiégeaient.

3078 2. Le verset, dont,j'ai maintenant à vous entretenir, se rapporte parfaitement à ce sentiment : « Il ne vous arrivera point de mal, et le fléau n'approchera point de votre tabernacle. » Ces paroles, autant que je puis le concevoir, sont faciles à entendre, et, peut-être; plusieurs d'entre vous en ont-ils déjà prévenu l'explication. Car vous n'êtes pas si peu instruits, et si dépourvus de toute connaissance spirituelle, que vous ne sachiez quelle différence vous devez faire entre-vous et vos tabernacles; de même que celle qu'on doit mettre entre, ce que le Prophète appelle le mal, et ce qu'il , appelle le fléau. Vous avez en effet entendu l'Apôtre dire qu'après avoir combattu un bon combat, il quittera bien vite son tabernacle. Mais qu'ai-je besoin de rapporter les paroles de l'Apôtre (1Tm 4,6) ? Le soldat ignore-t-il ce que c'est que sa tente, et a-t-il besoin qu'on l'instruise là dessus, par l'exemple des autres? Nous voyons dans l'Eglise des combattants qui ont fait de leur' tente la demeure d'une honteuse servitude. Bien plus, il y en a, c'est une chose bien ridicule, qui sont tombés dans une telle erreur, dans un si grand oubli de leur condition et dans une si étrange folie, qu'ils semblent regarder cette tente extérieure comme ne faisant qu'un avec eux. Ne faut-il pas que non-seulement ils ignorent Dieu, mais qu'ils s'ignorent eux-mêmes, puisqu'étant comme morts dans le coeur, ils donnent tous leurs soins et toutes leurs peines à leur corps, et s'appliquent autant à conserver leur chair, que si elle ne devait jamais périr? Or il est certain qu'elle ne pourra éviter de périr, et même dans peu de temps. Ceux qui sont dévoués à la chair et au sang, comme s'ils s'imaginaient n'être autre chose que chair et que sang, ne semblent-ils pas s'ignorer eux-mêmes, et avoir reçu leurs âmes aussi inutilement, que s'ils ignoraient qu'ils, en ont une? « Si vous séparez ce qui est précieux de ce qui est vil, dit le Seigneur, vous serez comme un oracle de ma bouche (Jr 15,19), » c'est-à-dire, si vous êtes exact et fidèle à mettre la, différence qui doit exister entre les biens extérieurs et lesbiens intérieurs, en sorte que vous ne craigniez pas plus le fléau, pour votre demeure passagère, que le mal pour vous-mêmes, vous serez comme un oracle, de ma bouche.

Le mal dont il est parlé ici, est celui dont il est dit ailleurs : « Eloignez-vous du mal, et faites le bien (Ps 36,27). » C'est le mal qui prive notre âme de sa vie, et qui est une funeste séparation entre Dieu: et nous. Pendant que ce mal, règne dans nous, notre âme éloignée de Dieu, est comme un corps sans âme. Dans cet état elle est véritablement morte, et semblable à ceux que l'Apôtre nous représente comme étant sans Dieu en ce monde.

3079 3. Ce n'est pas que je vous exhorte, mes frères, à haïr votre chair. Vous devez l'aimer comme l'asile de votre âme, que Dieu destine à participer avec elle à l'éternelle félicité. Mais il faut que l'âme aime sa chair de telle sorte, qu'elle ne paraisse pas être changée en cette chair, et qu'elle ne donne pas sujet au Seigneur de dire de nous : « Mon esprit ne demeurera point en l'homme, parce qu'il n'est que chair (Gn 6,3). » Que notre âme, dis-je, aime sa chair; mais qu'elle ait encore bien plus d'amour pour elle-même, pour son âme à elle. Il faut qu'Adam aime Eve son épouse, mais il ne doit pas l'aimer au point d'obéir plutôt à sa voix qu'à celle de Dieu. Enfin il ne doit point l'aimer de telle sorte qu'en voulant le mettre à couvert des corrections d'un père, elle amasse sur sa tête des trésors de colère et d'éternelle damnation.

«Race de vipères, dit saint Jean-Baptiste, qui vous a appris à fuir la colère dont vous êtes menacés ? Faites de dignes fruits de pénitence (Mt 3,7 et 8).» C'est comme s'il avait dit en des termes plus clairs : prenez la discipline, de crainte que le Seigneur ne s'irrite contre vous. Souffrez la verge qui vous corrige, si vous ne voulez sentir le marteau qui voue brise. Pourquoi les hommes charnels nous disent-ils : votre genre -de vie est cruel, vous ne ménagez pas votre chair? Il est vrai, niais ne point l'épargner, c'est semer à pleines mains la semence de l'éternité. En quoi pourrions-nous raisonnablement épargner cette semence? N'est-il pas bien plus avantageux de la renouveler et de la multiplier dans le champ, que de la laisser pourrir dans nos greniers? Hélas ! dit un Prophète, les bêtes de somme ont pourri dans leur ordure (Jb 10,17) ! Est-ce ainsi, hommes sensuels, que vous épargnez votre chair ? Si nous lui sommes cruels pour un temps en la traitant avec rigueur, vous lui êtes bien plus cruels, en lui épargnant toute peine. Car maintenant même notre âme jouit du repos. Mais considérez à quelles ignominies votre chair est condamnée, et quelle misère la justice divine lui prépare pour l'avenir.

« Il ne vous arrivera point de mal, et le fléau n'approchera point de votre tente. » Ces paroles, marquent deux sortes de bonheur, et signifient une double immortalité; car d'où la mort procède-t-elle, sinon de la séparation de l'âme et du corps ? Aussi dit-on du corps quand il est mort, qu'il est inanimé. Or d'où vient cette séparation, sinon des maux de la vie, des douleurs violentes, de la corruption même du corps, de la peine du péché enfin? Notre chair craint, avec raison, les maux que lui fera souffrir la séparation amère de l'âme avec laquelle elle se trouve dans une union si chère et si glorieuse. Mais qu'elle le veuille ou non, il faut qu'elle souffre d'être séparée d'elle , jusqu’à ce que le temps soit venu de se réunir de nouveau à elle. Et il est important à notre corps et à notre âme, de souffrir les peines de la séparation, de manière à ne plus craindre que les fléaux approchent jamais de notre tente.

3080 4. Dieu est la véritable vie de l'âme (comme je l'ai déjà marqué), et il nous est avantageux d'avoir toujours cette vérité présente à la pensée. Or il y a un mal qui sépare l'âme de Dieu. Mais c'est le mal de l'âme, le péché. Hélas! mes frères, comment pouvons-nous nous laisser aller à des bagatelles en cette vie, et nous plaire dans l'oisiveté, quand nous avons prèsde nous deux serpents cruels tout prêts l'un, à nous ôter la vie du corps, l'autre à nous ravir la vie de l'âme ? Pouvons-nous dormir tranquillement? Notre négligence, dans de si grands périls , ne serait-elle pas une marque de désespoir plutôt que de sécurité ? En vérité, nous avons sujet de souhaiter d'être délivrés de ces deux genres de mort, qui nous menacent incessamment. Mais il faut fuir le péché bien plus que la peine du péché, et nous devons d'autant plus nous éloigner du mal de l'âme que du fléau du corps, que c'est un malheur et une désolation infiniment plus grande pour l'âme d'être séparée de son Dieu que de l'être de sons corps. Sans doute, quand le péché sera aboli, la cause cessant de subsister, l'effet disparaîtra aussi, et, de même que le mal de l'âme ne pourra plus approcher de notre tente, parce que les peines, de quelque nature qu'elles soient, seront aussi éloignées de l'homme extérieur que le péché le sera de l'homme intérieur, ainsi le Prophète ne dit pas seulement : Il n'y aura point de mal en vous, ou bien : il n'y aura point de fléau dans votre tente, main « le mal n'arrivera point jusques à vous, et le fléau n'approchera point de votre tente. »

5. Il faut considérer ici, qu'il .y a des hommes dans lesquels non-seulement le péché habite, mais dans lesquels il règne. En cet état il ne semble pas que le péché puisse leur être plus intimement uni qu'il l'est, sinon lorsqu'il dominera en eux de telle sorte qu'il ne pourra plus se faire qu'il n'y domine pas. Il s'en trouve d'autres en qui le péché demeure encore, mais sans y dominer. Il y est, mais abattu sinon expulsé, jeté à terre, sinon tout à fait dehors. Il est certain que dans le principe il n'en fut point ainsi, et que le péché non-seulement n'a point régné, mais n'a point même habité dans nos premiers parents, avant leur première désobéissance. Il semble néanmoins que ce péché était déjà en quelque sorte à leur porte, puisqu'il leur fut persuadé si facilement, et qu'il entra si promptement dans leur âme., Et quel avertissement Dieu leur donnait-il, en leur disant : « Dès que vous: aurez! mangé du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal, vous mourrez infailliblement ! (
Gn 2,17); », sinon que ce qui devait être la peine du péché si elle n'était pas encore dans les corps, du moins en était bien, proche ? Nous donc, qui recevrons en ressuscitant, une vie infiniment plus glorieuse que n'a été notre première condition, nous vivons dans une bien douce attente et dans une heureuse espérance, puisque, ni le fléau, ni la peine du péché, aucun mal, ni aucun fléau, non-seulement ne régnera et n'habitera plus, soit dans nos corps, soit dans nos âmes, mais ne pourra plus même y régner, ni y habiter jamais, selon. la parole du Prophète : « Le mal n'arrivera point jusques à vous, et le fléau n'approchera point de votre tente. » En effet il n'y a rien de si éloigné que ce qui ne peut même plus être jamais.

3081 6. Mais je ne sais à quoi je pense, mes frères, de vous retenir maintenant ici par mon discours. Je crains d'être repris. Car si chacun sait que notre grand et commun Abbé a marqué cette heure, non pour nous livrer à la prédication, mais pour vaquer au travail des mains (Rey. St-Bened. 100. 48). Je pense néanmoins qu'il me pardonnera ma faute facilement, en se souvenant de cette tromperie si pieuse et si charitable, par laquelle ce saint religieux appelé Romain lui porta à manger durant trois années; lorsqu'il était caché dans une caverne. Cet homme (comme, nous lisons dans l'histoire (a) de notre ordre) se dérobait, durant quelques heures, aux. yeux de son supérieur, et portait à saint Benoit, en de certains jours, le pain qu'il se pouvait ôter à lui-même, quand il faisait ses repas. Je ne doute point, mes frères, que plusieurs d'entre vous n'aient une plus grande abondance de richesses spirituelles que celles. que je puis leur communiquer, mais je ne me prive pas du bien que je vous communique ! Au contraire, je prends avec plus de sécurité et plus ;de douceur ce que Notre-Seigneur me donne, en le prenant avec vous. Car non-seulement cette nourriture de l'âme ne diminue point quand on la partage à d'autres, mais plutôt elle s'augmente par cette distribution même. Néanmoins si je vous entretiens en de certains temps, contre la coutume de notre ordre, je ne prends point cette hardiesse de moi-même, mais j'agis par la volonté de nos vénérables frères les autres abbés qui, dans ces rencontres, m'engagent à un emploi auquel ils ne voudraient pas eux-mêmes avoir la permission de s'appliquer à tout moment. Ils savent qu'il y a pour moi une raison particulière et une nécessité personnelle de m'occuper de la sorte. Je ne vous prêcherais point, si je pouvais travailler avec vous. Si je pouvais partager vos travaux, mes prédications seraient peut-être plus efficaces ; en tout cas, cela serait plus, conforme au voeu de mon coeur. Mais puisque je n'ai pas le, pouvoir de travailler comme vous, tant à cause de mes péchés, qu'à cause des infirmités de ce corps qui, comme vous le,savez, m'est si à charge, et du peu de temps dont je dispose. Plaise à Dieu , qu'étant de ceux qui disent et qui ne font pas, je puisse obtenir d'être au moins le dernier de son royaume. Ainsi soit-il.

a Voir saint Grégoire, livre, second de ses Dialogues chapitre premier.



3082

ONZIÈME SERMON. « Parce qu'il a commandé à ses anges de vous garder en toutes vos voies. »

(Ps 90,11)

1. Il est écrit, et il n'y a rien de plus vrai, il est écrit « que c'est un effet de la miséricorde et de la bonté infinie du Seigneur que nous ne soyons ni consumés ni abandonnés entre les mains de gros ennemis (1Ch 3,22). » L'oeil infatigable et vigilant de la clémence, divine veille sur nous. Celui qui garde Israël ne dort et ne sommeille point non plus; et, de même que l'un veille sur nous et a soin de nous, ainsi l'autre veille et travaille toujours à nous perdre et à nous faire mourir : son unique application est d'empêcher que celui qui est éloigné de Dieu, ne retourne jamais à lui. Et nous, nous ne faisons aucune attention, ou nous ne faisons qu'une attention insuffisante à la présence de celui qui préside à nos travaux et à nos combats; à la vigilance de celui qui nous protège, aux biens que nous recevons de ce bienfaiteur généreux. Nous sommes ingrats pour sa grâce, que dis-je? pourtant de grâces, par lesquelles il nous prévient et nous soutient dans nos besoins. Tantôt il remplit lui-même nos âmes de lumières ou il nous visite par ses anges tantôt il nous instruit par les hommes, nous console nous instruit par les Ecritures Saintes. « Car toutes les choses qui sont écrites, ont été écrites pour notre instruction, afin que notre espérance soit entretenue par la patience et la consolation que cette divine parole nous donne (Rm 15,4). C'est une excellente doctrine que celle qui nous établit dans l'espérance par da patience : car comme il est dit ailleurs : «,On connaît la doctrine d'un homme à sa patienté (Pr 19,41). » Et, « la patience fait que nous sommes éprouvés; et l'épreuve produit l'espérance (Rm 5,4). » Pourquoi n'y a-t-il que nous qui ne soyons pas présents à nous-mêmes?, Pourquoi nous négligeons-nous nous-mêmes ? Faut-il que nous fermions les yeux sur les périls où nous sommes, parce que Dieu pourvoit de tous côtés à nos besoins? Au contraire, c'est pour cela que nous devons veiller plus soigneusement sur nous. Car Dieu n'aurait pas tous les soins qu'il a pour nous dans le ciel et sur la terre, s'il ne voyait pas quel besoin immense nous avons de son secours. Il ne nous garderait pas, en tant de manières, si nous n'avions à nous garantir de beaucoup de piéges.

2. Mes frères qui sont établis d'une manière toute particulière dans l'espérance, se trouvent exempts de toute crainte et sont bienheureux d'être ainsi délivrés du filet des chasseurs, et d'avoir passé des tentes de ceux qui combattent encore, dans le séjour de ceux qui jouissent du repos. C'est à l'un d'eux, ou plutôt c'est à eux tous que Dieu fait cette promesse : « Le mal n'arrivera point jusqu'à vous : et le fléau n'approchera point de votre tente, »; Considérez que ce n'est pas aux hommes qui vivent selon la chair que cette promesse a été faite, mais à ceux qui, vivant en la chair, se conduisent selon l'esprit. En effet, dans un homme charnel on ne saurait faire de distinction entre lui et sa tente, tout est confus en lui, parce que c'est un enfant de Babylone, c'est un homme qui n'est que chair, et l'esprit de Dieu ne demeure point en lui. Or comment le mal ne s'approcherait-il point de celui en qui le Saint-Esprit n'a point établi sa demeure? Mais là où est le mal, là aussi est le fléau, c'est-à-dire la peine du mal; car la peine accompagne toujours le péché. Il est donc dit: « Le mal n'arrivera point jusqu'à vous : et le fléau n'approchera point de votre tente. » Voilà une grande promesse mais qui me fait espérer que j'en verrai l'effet ? Comment pourrai-je échapper en même temps au mal et au fléau dont je me trouve menacé? Où trouver un refuge qui m'en garantisse. Comment m'éloigner si bien qu'ils n'approchent point de moi? Par quel mérite; par quelle vertu y réussirai-je? « Il a commandé à ses anges de vous garder dans toutes nos voies. » Quelles sont toutes ces voies? Ce sont celles par lesquelles vous vous éloignez du mal et de la colère à venir. Il y a beaucoup de voies différentes : d'où il arrive qu'il y a bien des périls pour le voyageur. Combien est-il facile de s'égarer lorsqu'il se rencontre plusieurs chemins différents, si on n'a point la science de les discerner? Car Dieu ne commande pas aux anges de nous garder dans toutes sortes de voies, niais seulement dans toutes nos voies.,il y a donc des voies où nous devons nous donner bien garde d'entrer, et il y en a d'autres où nous avons besoin que l'on nous soutienne et que l'on nous guide.


Bernard sermons 3073