Bernard sermons 6013

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SERMON POUR LA VIGILE DES APOTRES SAINT PIERRE ET SAINT PAUL. Sur le triple secours que nous recevons des saints.


1. Quand on célèbre les vigiles des fêtes de saints, il faut que l'homme spirituel veille s'il veut célébrer leurs fêtes en esprit et en vérité. Il y a, en effet, veilles et veilles, les unes sont les veilles des hommes charnels, les autres des spirituels. Les premiers préparent des habits plus riches et des festins plus somptueux, peut-être même dans leurs veilles, font-ils des oeuvres de ténèbres, se réjouissent-ils du mal qu'ils ont fait, et sont-ils heureux des pires choses du monde. Pour vous, ce n'est pas ainsi que vous avez appris le Christ, vous, dis-je, qui avez suivi le Christ, qui avez tout quitté, et qui devez considérer d'un oeil vigilant ce que signifie le nom même de vigiles. En effet, les vigiles sont instituées pour que nous nous éveillions si nous nous sommes endormis dans quelque péché, ou dans quelque négligence, et pour que nous nous hâtions de nous présenter devant les saints pour célébrer leurs louanges (Ps 94,2). Ce n'est pas ainsi que l'entendent les enfants du siècle, ce ne sont pas là les vigiles des hommes puissants à boire du vin, et vaillants à s'enivrer (Is 5,22), et qui s'endorment dans leurs crimes et leurs forfaits. N'oubliez point que ceux qui s'enivrent, s'enivrent la nuit, de même que ceux qui dorment, dorment durant la nuit (1Th 5,7). C'est en vain qu'on fait retentir à leurs oreilles le mot de saintes veilles, ils aiment mieux dormir que veiller. Mais vous, vous n'êtes point les fils de la nuit ni des ténèbres, mais les enfants de la lumière et du jour, et vous ne voulez point que les jours de fêtes des saints vous surprennent et vous trouvent sans préparation.

2. Il y a donc trois choses à considérer attentivement dans les fêtes des saints: leur secours, leur exemple et notre confusion. Leur secours, attendu que le saint qui a été puissant quand il était sur la terre est plus puissant dans le ciel, où il est placé sous les regards de son Dieu. Si, pendant le cours de sa vie mortelle, il eut pitié des pécheurs et pria pour eux, à présent il tonnait d'autant plus complètement nos misères qu'il les voit sous un jour plus vrai, et il prie son Père pour nous; la patrie bienheureuse n'a point changé, mais augmenté sa charité. Il n'a pas cessé de compatir à nos maux, pour avoir cessé de les endurer, il a plutôt pris des entrailles de miséricorde depuis qu'il est à la source de la miséricorde. Il y a une autre cause qui presse encore davantage les saints de s'intéresser à nous, c'est que, selon le mot de l'Apôtre, Dieu a réglé, à cause de nous, qu'ils ne jouiront point d'un bonheur consommé avant nous. En effet, le saint roi David a dit: «Les justes sont dans l'attente de la justice que vous devez me rendre (Ps 140,8).» Nous devons, en second lieu, fixer nos regards sur leurs exemples, car tant qu'ils ont vécu sur la terre, et conversé avec les hommes, on ne les vit s'égarer ni à gauche ni à droite; ils ne se sont point écartés de la voie royale qu'ils ne soient arrivés à celui qui a dit: «Je suis la voie, la vérité et la vie (Jn 14,6).» Jetez les yeux sur l'humilité de leurs couvres, sur l'autorité de leurs paroles, et vous verrez alors comment ils ont brillé parmi les hommes par la parole et par l'exemple. Vous verrez quelles traces ils nous ont laissées à suivre, si nous ne voulons nous égarer. Car le Prophète a dit, avec une grande justesse: «La route du juste est droite, les sentiers où il marche sont droits (Is 26,7).»

3. Mais prêtons encore un peu plus d'attention, et nous remarquerons notre confusion, attendu que les saints sont des hommes semblables à nous, passibles comme nous, et formés du même limon que nous. D'où vient donc que nous regardons, non point comme difficile seulement, mais comme impossible de faire ce qu'ils ont fait, et de marcher sur leurs pas? Soyons couverts de confusion, mes frères, et tremblons à ce mot; peut-être cette confusion nous rendra-t-elle la gloire, si la crainte engendre la grâce en nous. Oui, c'étaient des hommes, ces saints qui nous ont précédés, et qui nous ont si merveilleusement tracé la voie que nous les regardons à peine comme des hommes. Voilà comment les fêtes des saints sont pour nous une source de joie, parce que ce sont des patrons maintenant pour nous, et de confusion, parce que nous ne pouvons les imiter. C'est ainsi que notre joie dans cette vallée de larmes doit être mêlée avec un pain détrempé de larmes, en sorte que la tristesse se retrouve, non-seulement à la fin mais au commencement de notre joie, attendu que s'il y a pour nous une ample matière à nous réjouir dans les fêtes des saints, il y a aussi très ample sujet à nous affliger. «Je me suis son venu de Dieu, dit le juste, et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir,» mais il ajoute aussitôt: «Mon esprit est tombé en défaillance; je me suis senti plein de trouble, et je ne pouvais plus parler (Ps 76,3-4).»

4. Si telles doivent être nos pensées aux vigiles des fêtes de quelques saints que ce soit, quelles ne seront-elles pas à la veille de la fête des saints et souverains apôtres? Il suffirait de la fête d'un seul pour inonder de joie la terre entière; les deux fêtes ont été réunies en une seule, pour porter notre allégresse au comble, et pour qu'ils ne fussent point séparés dans la mort après s'être aimés comme ils l'ont fait pendant la vie. Qu'est-ce qui dépassa leur puissance, tant qu'ils furent e sur la terre? L'un avait reçu les clés du royaume des cieux, et l'autre l'apostolat des nations: l'un frappe de mort Ananie et Saphire d'un mot tombé de ses lèvres, l'autre donne tout ce qu'il donne au nom de Jésus Christ, et il n'est jamais plus fort et plus puissant que lorsqu'il est faible. Combien sont-ils plus puissants dans les cieux ces apôtres qui l'ont tant été sur la terre, et qui nous ont laissé de plus grands exemples que les hommes qui ont souffert la faim et la soif, le froid, la nudité et le reste, que rapporte Saint Paul (2Co 11,27 He 11,26), et qui finirent par monter par un heureux martyre dans le royaume des cieux? En vérité, ils sont bien faits pour nous couvrir de confusion, ces saints que nous osons à peine regarder en face, car je ne parle point de les imiter. Prions-les donc de nous rendre propice leur ami qui est notre juge et notre Dieu, béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.





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PREMIER SERMON POUR LA FÊTE DES APOTRES SAINT PIERRE ET SAINT PAUL. Des trois manières dont les apôtres nous gardent, et des trois degrés de notre vie.


1. C'est une glorieuse solennité pour nous, que celle qui est consacrée au souvenir de la mort si éclatante de deux illustres martyrs, des chefs des martyrs, des princes des apôtres. Je veux parler de Pierre et de Paul, ces deux astres brillants que Dieu a placés comme deux yeux dans son Église. Ils m'ont été donnés pour maîtres, et pour médiateurs, et je puis me confier à eux en pleine sécurité. Ce sont eux, en effet, qui m'ont enseigné les voies de la vie, et ils sont les médiateurs par lesquels je puis m'élever jusqu'au grand médiateur qui est venu rétablir la paix par son sang, entre la terre et les cieux. Ce médiateur est infiniment pur dans sa double nature, attendu qu'il n'a point commis le péché, et que le dol et la ruse ne se sont jamais trouvés sur ses lèvres. Aussi, comment oserais-je, moi qui ne suis que pécheur, doublé de pécheur, moi dont les péchés surpassent en nombre les grains de sable de la mer, comment, dis-je, oserai-je m'approcher de lui, de lui si pur, moi si impur. Ne dois-je pas craindre de tomber entre les mains du Dieu vivant, si je suis assez présomptueux pour m'approcher de lui, pour m'attacher à lui, à lui dont je suis séparé par la distance même qui sépare le bien du mal? Voilà pourquoi Dieu m'a donné deux hommes, mais deux hommes qui fussent vraiment hommes, et pécheurs et très-grands pécheurs même, deux hommes enfin, qui apprissent en eux-mêmes et par eux-mêmes, comment ils devaient avoir pitié des autres hommes. Ils ont été coupables eux-mêmes de si grands crimes, que de grands crimes trouveront aussi auprès d'eux une facile indulgence; ils se serviront pour les autres de la même mesure dont on se sera servi pour eux. L'Apôtre Pierre a fait lin grand péché, peut-être même le plus grand qu'un homme pût faire, il en a néanmoins obtenu un aussi rapide que facile pardon, au point qu'il rue perdit rien de sa primauté. Et Paul, qui déchira d'abord les entrailles de l'Église naissante, avec une ferveur unique, incomparable, est amené à la foi par la voix du Fils de Dieu lui-même, et si rempli de tout bien en retour de tous ces maux qu'il a faits qu'il devint un vase d'élection, pour porter le nom de Jésus aux nations, et le prêcher devant les rois et les enfants d'Israël. Ce fut un vase digne de son emploi, rempli de choses excellentes, d'une nourriture substantielle pour l'homme sain, et de remèdes pour l'infirme.

2. Il fallait au genre humain des pasteurs et des docteurs qui fussent doux et puissants sans oublier d'être sages. Doux pour me recevoir avec bonté, avec miséricorde, puissants pour m'assurer une forte protection, sages enfin pour me conduire dans la voie et par la voie qui mène à la cité sainte. Or, où trouver plus de douceur qu'en saint Pierre que les Actes des apôtres et ses propres Epîtres nous montrent appelant à lui les pécheurs avec tant de douceur? Où trouver plus de puissance qu'en celui à qui la terre même obéit quand elle lui rendit ses morts (Ac 9,14); sous les pieds de qui les eaux mêmes de la mer devinrent solides (Mt 14,29), qui, d'un souffle de sa bouche, précipita du haut des airs par terre, Simon le Magicien (Ac 8,10), qui reçut enfin, d'une manière si exclusive, les clés du ciel en mains, que la sentence de Pierre doit précéder celle même du Ciel? En effet, c'est à lui qu'il est dit: «Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié de même dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aussi dans le ciel (Mt 16,19).» Où trouver enfin plus de sagesse que dans celui à qui ni la chair ni le sang, mais (a) le Père qui est dans les cieux, a révélé si abondamment la Sagesse descendue du ciel? Je suis volontiers ce Paul qui va, dans son excessive douceur, jusqu'à pleurer sur les pécheurs qui ne font point pénitence (2Co 12); ce Paul qui est plus fort que les principautés et les puissances (Rm 8,38), ce Paul enfin, qui alla puiser à pleines mains la sagesse et le suc des sens sacrés, non dans le premier ni dans le second, mais dans le troisième ciel (2Co 12,4).


a Dans les autres éditions, on ne lit que ces mots: «Où trouver plus de sagesse que dans celui à qui ni la chair ni le sang n'ont révélé....»


3. Voilà quels sont nos maîtres; ils ont reçu la plénitude de la science des voies de la vie, de la bouche même de notre maître à tous, et ils n'ont point cessé de nous les enseigner jusqu'à ce jour. Qu'est-ce donc que les saints apôtres nous ont appris et nous apprennent encore? Ce n'est point l'état de pêcheur ni le métier de faiseur de tentes, ni rien de semblable; ils ne nous apprennent ni à lire Platon, ni à manier les armes subtiles d'Aristote, ils ne nous montrent point à étudier toujours sans jamais arriver à posséder la science et la vérité. Ils nous ont appris à vivre. Croyez-vous que ce ne soit rien que de savoir vivre? C'est beaucoup, au contraire, c'est même tout. On ne vit point quand on est enflé par l'orgueil, souillé par la luxure, infesté des autres pestes semblables; non, ce n'est pas vivre que vivre ainsi, c'est confondre la vie, et descendre jusqu'aux portes de la mort. Pour moi, la bonne vie consiste à souffrir le mal, à faire du bien, et à persévérer ainsi jusqu'à la mort. On dit vulgairement: «Celui qui se nourrit bien vit bien,» en cela l'iniquité se trompe elle-même, car il n'y a que celui qui fait le bien qui vive bien.

4. A mon avis, quiconque est en communauté vit bien s'il vit d'une manière régulière, sociable et humble; d'une manière régulière pour lui, sociable pour les autres, et humble pour Dieu. Or, on vit d'une manière régulière quand on est attentif dans toute sa conduite à ne point s'écarter de la voie tant sous les yeux de Dieu que sous ceux des hommes, en évitant pour soi le péché, et pour le prochain le scandale. On vit d'une manière sociable, quand on cherche à se rendre aimable aux autres et à les aimer soi-même, à se montrer doux et facile, à supporter, non-seulement avec patience, mais volontiers, les infirmités de ses frères, je parle des infirmités tant physiques que morales. On vit avec humilité, quand, après avoir fait tout cela, on s'efforce de chasser l'esprit de vanité qui souffle d'ordinaire dans cette direction-là, et on résiste d'autant plus à ses suggestions qu'on est plus tenté d'y consentir. De même, dans le mal qu'on endure comme il est de trois sortes on a besoin de faire preuve d'une triple prudence. En effet, il y a un mal qui vient de nous, il y en a un autre qui vient du prochain, enfin il en est un troisième qui vient de Dieu. Le premier consiste dans les austérités de la pénitence, le second dans les épreuves de la malice d'autrui, et le troisième dans les coups de la main de Dieu qui nous corrige. Pour le mal qui nous vient de nous, il faut le souffrir de bonne grâce; quant à celui qui nous vient du prochain, il faut l'endurer avec patience; celui qui vient de Dieu doit être reçu sans murmure et même avec des actions de grâces. Mais ce n'est pas ainsi que l'entendent bien des enfants d'Adam qui se sont égares dans la solitude et dans des déserts arides (Ps 106,4). Oui, on peut bien dire: qui se sont égarés, et qui errent loin des sentiers de la vérité, puisque, se perdant dans les solitudes de l'orgueil, ils ne veillent plus de la vie commune, et leur singularité ne peut plus trouver de compagnons. Ils sont aussi dans des déserts arides, car, ignorant la douce rosée des larmes de la componction, ils vivent dans un sol stérile et désolé par une perpétuelle sécheresse. Aussi, n'ont-ils point trouvé la voie qui conduit au séjour de la cité sainte.. Vieillis sur une terre étrangère, ils se sont souillés avec les morts, et se sont vus comptés au nombre de ceux qui sont dans l'enfer.

5. Celui dont le saint prophète Jérémie disait: «Il est bon pour cet homme d'avoir porté le joug dès sa jeunesse. Il s'assoira solitaire, et il se taira, parce qu'il s'est élevé au dessus de lui-même. (Lm 3,27),» n'était pas dans une solitude pareille à celle de ces gens-là. En effet, le solitaire du Prophète doit s'asseoir, tandis que les autres se sont égarés; ils errent constamment par le coeur, tandis que le premier est assis; mais il s'assoira bien mieux encore, ce bon solitaire, quand il aura l'honneur singulier de siéger seul en signe de la puissance judiciaire que les saints doivent posséder un jour dans leur terre, alors qu'ils jouiront d'une joie éternelle (a). Le bon solitaire se taira aussi, cela veut dire qu'il jugera avec la même tranquillité que le Seigneur de Sabaoth juge toutes choses. Pourquoi en sera-t-il ainsi? «Parce qu'il s'est élevé au dessus de lui-même,» c'est-à-dire, parce que, étant jeune encore, et à l'âge où se sentent les ardeurs de la concupiscence, il s'est fait vieux, laissant ce qu'il était pour devenir ce qu'il n'était pas.» Il s'est élevé au dessus de lui-même,» dit le Prophète, il n'a point replié ses regards sur lui, mais il les a élevés vers celui qui est placé au dessus de lui. Il s'assoira donc aussi, et il se trouvera loin du bruit que font les suggestions du démon, les désirs charnels et le monde. Heureuse l'âme qui entend les voix qui partent de ce côté sans les suivre, mais mille fois plus heureuse est celle qui ne les entend plus du tout, s'il peut exister une pareille âme. Voilà la sagesse que l'Apôtre prêche au milieu des parfaits (1Co 2,6), cette sagesse enveloppée de mystère, et que nul prince du monde n'a connue. Voilà comment les apôtres m'ont appris à vivre et à m'élever. Je vous rends grâces, Seigneur Jésus, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents du siècle, et les avez révélées à ces simples et ces petits qui vous ont suivi, après avoir tout laissé pour votre nom.


a La phrase suivante manque dans les autres éditions et dans quelques manuscrite.





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DEUXIÈME SERMON POUR LA FÊTE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL.


1. Les deux Saints dont nous célébrons aujourd'hui la passion, m'ont fourni déjà de nombreux motifs et une ample matière à vous parler d'eux; je ne crains qu'une chose, c'est qu'à force d'entendre la parole de Dieu, vous rue finissiez par la moins estimer. C'est une chose de bien peu de prix et bien fugace que la parole de l'homme, elle n'a ni corps, ni poids, ni valeur, ni consistance. Elle frappe l'air, d'où son nom (a), et elle vole comme la feuille emportée par le vent, et personne ne fait attention à elle. Que nul de vous, oies frères, ne prise ou plutôt ne méprise de cette façon la parole de Dieu, car je vous répéterais ce mot: «Il eût été bon pour cet homme qu'il ne l'eût point entendue.» La parole de Dieu, c'est un fruit de vie, ce ne sont point des feuilles, ou si ce sont des feuilles, ce sont des feuilles l'or; il ne faut donc point en faire peu de cas, ni passer outre, ni les laisser emporter par le vent. Ramassez-en même les moindres parties, de peur qu'elles ne se perdent, car la terre que de nombreuses pluies arrosent, et qui ne produit point de fruit est une terre réprouvée, et bien près d'être maudite (He 6,8). De même en est-il de l'olivier stérile de l'Évangile, si après que le cultivateur a remué la terre où il est planté, et lui a mis du fumier au pied, il ne produit encore rien, ne vous semble-t-il pas qu'il n'y a plus qu'à mettre la cognée à sa racine (Mt 21,19)?

a Saint Bernard joue ici sur les mots ou plutôt sur quelques lettres des mots latins veberare, frapper, et verbum la parole, d'une manière qu'il nous est impossible de faire passer dans le français. A. C.


2. Eh bien je vous dis donc si le Seigneur trouve moins de bien dans les gens du monde qu'en nous qu'il a arrosés de la pluie volontaire de ses consolations célestes, il aura pour eux plus de patience que pour nous, à qui n'a manqué ni le sarcloir de la discipline, ni le fumier de la pauvreté et de l'humilité. N'est-ce point, en effet, une sorte de fumier que les abominations des Égyptiens que nous immolons à notre Dieu! Oui, c'en est un qui choque la vue, mais qui porte avec lui la fécondité; il ne faut point avoir peur de ces ordures, si on tient à la fécondité. De ces tas de fumiers désagréables à voir, qu'on porte dans les champs, naîtront des gerbes dont l'aspect réjouira la vue quand on les en rapportera. Que ces précieux engrais ne soient pas l'objet de vos dédains, et tenez les humiliations de Jésus-Christ pour beaucoup plus précieuses que tous les trésors de l'Égypte. Mais si vous êtes riches en engrais terrestres, la pluie du ciel ne vous fait pas défaut; je veux dire les pieuses prières, la récitation des psaumes, la douce méditation, et la lecture si consolante de la sainte Écriture. Enfin, je puis bien encore donner le nom de pluie céleste à celle qui descend de mes lèvres sur vous, si vous avez le bonheur que quelques gouttes tombent dans vos âmes, du fleuve dont le cours impétueux réjouit la cité de Dieu, et du torrent de voluptés célestes, pendant que je vous en parle.

3. Mais je suis quelquefois obligé de creuser autour de la vigne, puisque on m'a établi gardien et cultivateur du vignoble. Hélas! moi qui n'ai pas cultivé ma vigne, il faut à présent que j'occupe ce poste, et que tantôt je creuse au pied, et tantôt j'y apporte des engrais. Ce travail me coûte bien, il faut l'avouer, mais je n'ose m'en dispenser, car je sais que la hache fait beaucoup plus de mal que la serpette, et que le feu est beaucoup plus à craindre que la fumée pour elle. Il est donc nécessaire, tantôt de reprendre, tantôt de tonner; mais, je le sais, les réprimandes et les reproches (a)ont comme le fumier qu'on ne touche que parce qu'il le faut, et qui souille celui qui le porte. Mais que faisons-nous avec cette sorte d'engrais, car nous voyons que s'il engraisse les uns, il sert à lapider et à endurcir les autres? L'Écriture n'a-t-elle pas dit à cause de cela: «On lapidera le paresseux avec de la fiente de boeufs (Si 22,2)?» Il engraisse certainement ceux qui prennent bien les réprimandes, y répondent avec douceur et font volontiers des efforts pour s'amender. Évidemment, c'est un engrais salutaire et fécond que la réprimande que le juste m'adresse dans sa miséricorde, et les reproches qu'il me fait; quant à l'huile du pécheur, elle n'engraissera jamais ma tète, car l'engrais que fournit l'huile du pécheur fait pulluler les ronces et les épines, et favorise admirablement le développement de toutes les racines amères. Aussi, celui qui adonné le nom de miséricorde à la réprimande des justes, nous montre assez par là comment nous devons l'accueillir, avec quelle bienveillance, quelle soumission d'âme et de coeur,, avec quelle reconnaissance enfin. Si nous la recevons dans ces dispositions, elle sera pour nous un engrais salutaire et riche, non pour 1e vice, mais pour ces fruits que, selon le mot de l'Apôtre, nous trouvons dans notre propre sanctification (Rm 6,22). Mais quel bien t'ai-je fait à toi, ô paresseux, à toi qu'irrite, qu'exaspère même cette preuve de miséricorde? N'ai-je pas répandu un excellent engrais dans ton champ? Pourquoi donc n'y vois-je que des pierres? Mais c'est toi, ô homme ennemi, car «quiconque aime l'iniquité hait son âme (Ps 10,6),» c'est toi, dis-je, homme ennemi, qui as fait cela. En refusant de secouer ta paresse, et en n'ayant d'énergie que pour t'excuser, tu as changé toi-même mon engrais en pierres, et tu es lapidé précisément par ce qui devait t'engraisser. Si je vous parle ainsi, mes frères, c'est pour que vous sachiez avec quelles bienveillantes dispositions vous devez entendre, avec quelle soumission vous devez recevoir, avec quel soin vous devez conserver toute parole qui concourt au salut des âmes; vous ne devez point la regarder comme une parole humaine, mais comme une parole divine, ce qui est vrai, soit qu'elle ait pour but de nous consoler, de nous avertir ou de nous réprimander. Je suis un peu éloigné, je l'avoue, du sujet de la fête que nous célébrons, mais si je me suis oublié, ce ne sera point sans quelque avantage pour vous, du moins je le pense, pourvu que ce que je vous ai dit demeure fermement gravé dans votre âme.

a Il y a ici une légère addition dans quelques manuscrits, mais les mots amarum verbum, «paroles amères» qu'on y lit, font défaut dans la plupart des manuscrite et des éditions.

4. Essayons maintenant de dire au moins quelques mots de la solennité présente. Nous faisons la fête des apôtres du Christ. Ils ont droit, je le sais, à de grands honneurs de notre part, mais je ne sais s'il nous est possible de leur en rendre quelques uns; car je vois, Seigneur, que vous avez comblé vos amis d'un excès de gloire, et que vous avez extraordinairement consolidé leur empire (Ps 138,17). «En effet, si tandis qu'ils étaient encore sur la terre, ils pouvaient tout, sinon en eux-mêmes, du moins en Jésus-Christ, que ne peuvent-ils aujourd'hui qu'ils partagent avec lui son éternelle félicité? Quand ils étaient mortels encore et destinés à subir les coups de la mort, ils semblaient avoir l'empire de la vie et de la mort, ils ressuscitaient d'un mot les morts, et d'un mot aussi, ils frappaient de mort les vivants. A combien plus forte raison doit-il en être ainsi depuis qu'ils sont comblés d'un excès de gloire, et que leur empire s'est consolidé d'une manière extraordinaire? Mais quoi, mes frères, en célébrant aujourd'hui l'heureuse mémoire des apôtres, est-ce que nous faisons la fête de leur naissance, de leur conversion, de leur vie et de leurs miracles? Non, mes frères, la solennité de ce jour n'a point pour objet une naissance d'homme, comme cela avait lieu il y a quelque jour quand nous faisions la fête de la naissance de saint Jean. On célèbre le jour de sa naissance parce qu'il était saint quand il naquit. Il n'y a que pour lui que la naissance soit plus fêtée que la mort; c'est parce que, s'il est vrai qu'il a souffert la mort pour Jésus-Christ, en mourant pour la justice et la vérité, il n'en est pas moins évident qu'il est né aussi pour lui, car il est l'homme envoyé de Dieu; il est né et il est venu dans le monde, uniquement. pour rendre témoignage à la vérité (Jn 1,7). Nous ne célébrons point non plus ni la conversion des apôtres, ni leurs miracles, comme à certains autres jours, nous célébrons, avec des sentiments de fête et de bonheur, la mémoire de la conversion de l'un d'eux, et la délivrance de l'autre, quand un ange fit tomber ses liens. Nous honorons d'une manière toute particulière le jour de leur mort, bien que la mort soit ce qui inspire le plus d'horreur aux hommes.

5. Considérez, mes frères, le jugement de la sainte Église selon la foi, non pas selon la face du juge. Elle fait donc du jour de la mort des deux apôtres, le jour d'une de ses plus grandes fêtes. C'est, en effet, aujourd'hui que Saint Pierre a été crucifié, et aujourd'hui que Saint Paul a eu la tête tranchée. Voilà quelle est la cause de la solennité, de ce jour. et quel est le motif de nos réjouissances. Mais en faisant de ce jour un jour de fête et de bonheur, il est hors de doute que l'Église est animée de l'esprit de son Époux, de l'esprit de Dieu, en présence de qui, selon le mot du Psalmiste «la mort des Saints est précieuse (Ps 113,15).» Quant aux hommes, le nombre, je m'imagine, était grand de ceux qui assistèrent à leur mort, et ne la contemplèrent point d'un oeil d'envie. Car aux yeux des insensés, ils ont paru mourir, leur sortie du monde a passé pour un véritable malheur, en un mot, pour des insensés, ils ont paru mourir (Sg 3,2); Mais «pour moi, dit le Prophète, vos amis me semblent comblés d'honneur à l'excès, et leur empire consolidé d'une manière extraordinaire (Ps 138,17).» Ainsi, mes frères, il n'y a qu'aux yeux des insensés que les amis de Dieu semblent mourir, aux yeux des sages, ils paraissent plutôt s'endormir. En effet, Lazare dormait, parce que c'était un ami (Jn 11,11). Et les amis du Seigneur, après le sommeil qu'il leur aura donné, seront comme son héritage (Ps 126,4).

6. Efforçons-nous, mes frères, de vivre de la vie des saints, mais désirons surtout mourir de leur mort. Car la sagesse préfère la fin des justes (Sg 2,16), elle nous jugera là où elle nous aura trouvés. Inévitablement la fin de ta vie présente est le commencement de la vie future; et il n'y a point de différence possible entre l'une et l'autre. Il en est pour cela, si vous me permettez cette image, comme de deux ceintures qu'on veut coudre ensemble, ou mettre bout à bout; on ne s'occupe que des deux extrémités, qu'on veut rapprocher sans s'inquiéter du reste, on les prépare de manière à ce qu'elles se rapportent parfaitement l'une à l'autre, ainsi en est-il pour vous, mes frères, quelque spirituelle que soit le reste de votre vie, si la fin en est charnelle, elle ne peut se rapporter à une vie toute spirituelle, car ni la chair, ni le sang, n'auront part au royaume de Dieu. «Mon Fils, dit le Sage, souviens-toi de tes fins dernières, et tu ne pécheras jamais (Qo 7,40).» Parce que ce souvenir lui inspirera des craintes, or la crainte chasse le péché, et n'admet point de négligence.

7. C'est ce qui faisait dire aussi à Moïse, en parlant de quelques hommes. «Plût au Ciel qu'ils eussent intelligence et sagesse, et qu'ils pourvussent à leurs fins dernières (Dt 32,29).» Il me semble qu'il nous recommande trois choses en parlant ainsi; la sagesse, l'intelligence, et la prévoyance, et qu'on peut les rapporter chacune aux trois temps de la durée, en sorte qu'elles semblent former, en nous, quelque chose comme une image de l'éternité; la sagesse réglant le présent, l'intelligence jugeant le passé, et la prévoyance ayant l'oeil sur l'avenir pour y pourvoir. Toute la vie spirituelle, toute la pratique de la spiritualité est là, elle ne consiste pas en autre chose, qu'à disposer le présent avec sagesse, à repasser le passé dans l'amertume de notre âme, et quant à l'avenir à y pourvoir avec sollicitude. L'Apôtre nous dit: «Vivons dans le siècle présent, avec tempérance, avec justice et avec piété (Tt 2,12),» c'est-à-dire, soyons sobres dans le présent, rachetons le passé qui a péri sans profit pour notre salut, par une juste satisfaction, et opposons le bouclier de la foi, aux coups qui nous menacent dans l'avenir. Il n'y. a que la piété qui soit bonne à tout, or, j'entends par là, le culte de Dieu dans l'humilité, et la dévotion. Quant à nos fins dernières, nous ne saurions y pourvoir autrement qu'en considérant dans notre esprit, avec la plus grande attention, tous les péchés qui peuvent nous menacer, en apprenant à nous défier sans réserve de notre propre habileté et beaucoup de nos mérites, et à nous en remettre à la seule protection de Dieu, avec un pieux sentiment de coeur, et un pieux mouvement de notre esprit, vers celui de qui vient tout don parfait et excellent, toute consommation heureuse toute mort précieuse.

8. Nous retrouvons dans l'Évangile ces trois choses recommandées aux hommes, par notre Seigneur lui-même, dans son sermon sur la montagne quand il dit: «Bienheureux les pauvres, bienheureux les doux, bienheureux ceux qui pleurent (Mt 5,3).» Heureux ceux qui goûtent les choses à venir, n'ont que du dégoût pour les présentes, et ne désirent, comme si l'âme y avait intérieurement goûté, que les choses du Ciel. Heureux ceux qui pourvoient à leurs fins dernières, et reçoivent avec douceur la parole qui peut sauver leur âme, et tendent de toute l'ardeur de leurs pieux désirs vers l'héritage futur. Heureux enfin, ceux qui, se rappelant leur ancienne erreur, inondent leur couche: de leurs larmes. Voyez-vous quels sont ses désirs saints de l'homme, et ce qu'il demande au Ciel pour ceux pour qui il prie? «Plût à Dieu, dit-il, qu'ils eussent intelligence et sagesse, et pourvussent à leurs fins dernières (Dt 32,29)!» C'est comme s'il s'était écrié en termes plus clairs: Plût au Ciel, qu'ils eussent l'Esprit de sagesse, d'intelligence et de conseil! Plaise à Dieu, dirai-je aussi, que le même esprit se trouve en nous, mes frères, pour nous faire disposer tout ce qui nous regarde, avec douceur, condamner avec intelligence nos péchés passés, et pourvoir avec prudence à l'avenir! Oui, plût au Ciel, que nous fussions sages pour modérer le présent, intelligents pour corriger notre passé, prudents avec foi et piété en Dieu pour pourvoir à l'avenir, et obtenir, par le moyen de sa grâce, une heureuse fin! C'est là la triple chaîne qui nous traîne au salut, elle est tout entière dans une vie réglée, un jugement droit, une foi pleine de dévotion.





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TROISIÈME SERMON POUR LA FÊTE DES APOTRES SAINT PIERRE ET SAINT PAUL. Sur ce passage du livre de la Sagesse: «Ce sont des hommes de miséricorde (@Si 44,10@).»

Si 44,10

1. C'est avec raison, mes frères, que l'Église, notre mère, applique aux saints apôtres ces paroles du Sage: «Ce sont des hommes de miséricorde, dont les justices ne tombent point dans l'oubli, les biens qu'ils ont laissés à leur postérité, y subsistent toujours (Si 14,10-11).» Oui, on peut bien les appeler des hommes de miséricorde, tant parce qu'ils ont obtenu miséricorde pour eux-mêmes, que parce qu'ils sont pleins de miséricorde, ou que c'est dans sa miséricorde que Dieu nous les a donnés. Voyez, en effet, quelle miséricorde ils ont obtenue. Si vous interrogez saint Paul sur ce point, on même si seulement vous voulez l'écouter, il vous dira de lui-même: «J'ai commencé par être un blasphémateur, un persécuteur, un homme inique, mais j'ai obtenu miséricorde de Dieu (1Tm 1,13).» Qui ne sait, en effet, tout le mal qu'il a fait aux chrétiens à Jérusalem? Que dis-je, à Jérusalem? Sa rage insensée se déchaînait dans la Judée tout entière, où il voulait déchirer les membres de Jésus-Christ sur la terre. Dans ces sentiments de furie, il allait ne respirant que menaces et que carnage contre les disciples du Seigneur (Ac 9,1), quand il devint disciple de ce même Seigneur qui lui fit connaître tout ce qu'il devait souffrir pour son nom. Il allait exhalant, par tout son être, l'odeur d'un cruel venin, lorsque, tout à coup, il se vit changé en envase d'élection, et sa bouche ne fit plus entendre que des paroles de bonté et de piété: «Seigneur, s'écrie-t-il, que voulez-vous que je fasse (Ac 9,6)?» Certes, on peut bien dire qu'un pareil changement est l'oeuvre de la main de Dieu. II avait donc bien raison de s'écrier: «C'est une vérité certaine et digne d'être reçue avec une entière déférence, que Jésus-Christ est venu dans le monde sauver les pécheurs, au premier rang desquels je puis me placer (1Tm 1,15).» Prenez donc confiance, mes frères, et consolez-vous à ce langage de saint Paul, et, si vous êtes convertis au Seigneur, que le souvenir de vos fautes passées ne tourmente pas vos consciences à l'excès, qu'il vous soit plutôt un motif de vous humilier, comme le fait saint Paul quand il s'écriait: «Je suis le moindre des apôtres, je ne mérite même point de porter ce nom, parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu (1Co 15,9).» A son exemple, humilions-nous aussi sous la main puissante de Dieu, et espérons que, nous aussi, nous avons obtenu miséricorde, que nous avons été lavés de nos souillures et sanctifiés. En parlant ainsi, c'est pour tous que je parle, car tous nous avons péché, et tous nous avons besoin de la gloire de Dieu.

2. Pour ce qui est du bienheureux Pierre, j'ai une autre chose à vous dire; mais une chose d'autant plus sublime qu'elle est unique. En effet, si Paul a péché, il l'a fait sans le savoir, car il n'avait point la foi; Pierre, au contraire, avait les yeux tout grands ouverts au moment de sa chute. Eh bien, là où la faute a abondé, a surabondé la grâce, si on peut dire que la rédemption de ceux qui pèchent avant de connaître Dieu, avant d'avoir senti l'effet de ses miséricordes, avant d'avoir porté le joug si doux et si léger du Seigneur, enfin avant d'avoir reçu la grâce de la dévotion et les consolations du Saint-Esprit, est une rédemption abondante. Or c'est dans ses conditions que nous nous sommes tous trouvés, toutefois pour ceux qui, après s'être convertis, retombent dans les liens du péché et du vice, oublient la grâce qu'ils ont reçue, regardent en arrière après avoir mis la main à la charrue, redeviennent tièdes et charnels, pour ceux enfin qui, ayant connu la voie de la vérité, retournent sur leurs pas par une apostasie manifeste, on en trouve bien peu qui reviennent à leur première ferveur, le plus ordinairement, ils demeurent et croupissent dans leurs souillures. C'était d'eux que le Prophète disait en gémissant: «Comment l'or s'est-il obscurci? Comment a-t-il perdu sa couleur si belle (Lm 4,1)? Ceux qui mangeaient au milieu de la pourpre ont embrassé l'ordure et le fumier (Lm 4,5).»

3. Toutefois, s'il s'en trouve en cet état, il ne faut désespérer d'eux; qu'ils veuillent seulement en sortir au plus vite, car plus ils y demeureront, plus il leur sera difficile de s'en tirer. Heureux ceux qui tiendront dans leurs mains, et briseront contre la pierre ces enfants de Babylonne, encore petits, car s'ils grandissent, il sera bien difficile de les vaincre. Mes enfants bien aimés, si je vous parle ainsi, c'est afin que vous ne péchiez point; mais si vous tombez en quelque faute, nous avons un avocat auprès de Dieu le Père, qui peut ce que nous ne saurions faire. Je ne demande qu'une chose à ceux qui tombent, c'est de ne point s'enfoncer davantage dans le mal, mais plutôt de se relever avec la ferme confiance que le pardon ne leur sera point refusé, pourvu qu'ils confessent leurs fautes de tout leur coeur. En effet, si saint Pierre, dont je vous parle en ce moment, a pu s'élever à un pareil degré de sainteté, après avoir fait une si lourde chute, qui pourra désormais se désespérer, pour peu qu'il veuille lui aussi sortir de ses péchés? Remarquez ce que dit l'Évangile: «Étant allé dehors, il pleura amèrement (Mt 26,75),» et voyez dans sa sortie, la confession de son péché, et, dans ses larmes amères, la componction du coeur. Puis remarquez que c'est alors que ce que Jésus lui avait dit lui revint en mémoire; la prédiction de sa faiblesse lui revînt donc à l'esprit, dès que sa présomptueuse témérité se fut évanouie. Ah! malheur à vous, mon frère, qui, après une chute, vous montrez à nos yeux plus fort qu'auparavant. Pourquoi cette raideur qui ne peut que vous perdre? Courbez donc plutôt le front, pour vous relever d'autant mieux, n'empêchez pas de rompre même ce qui n'est pas droit, afin qu'on puisse le rétablir solidement ensuite. Le coq chante, pourquoi lui en vouloir de son reproche? Indignez-vous plutôt contre vous-même. «Vous séparerez, Seigneur, dit le Psalmiste, pour votre héritage, une pluie toute volontaire, car il était tombé en défaillance (Ps 67,10).» O heureuse défaillance que celle qui est réservée à l'héritage, et qui n'éloigne point la main du médecin, car pour ceux qui sont endurcis, il les brisera sous sa verge de fer, comme on brise l'oeuvre fragile du potier. «Car votre héritage était tombé en défaillance, dit le Psalmiste, et vous l'avez parfaitement fortifié.»

4. Vous avez entendu quelle miséricorde ont obtenue les apôtres, et nul de vous, désormais, ne sera accablé de ses fautes passées, plus qu'il ne faut, dans le sentiment de componction qui le suivra jusque sur sa couche. Eh quoi! en effet! Si vous avez péché dans le siècle, Paul n'a-t-il point péché davantage? Si vous avez fait une chute en religion même, Pierre n'en a-t-il pas fait une plus profonde que vous? Or, l'un et l'autre; en faisant pénitence, non-seulement ont fait leur salut, mais sont devenus de grands saints, que dis-je, sont devenus les ministres du salut, les maîtres de la sainteté. Faites donc de même; mon frère, car c'est pour vous que l'Écriture les appelle des hommes de miséricorde; sans doute à cause de la miséricorde qu'ils ont obtenue.

5. Mais on peut encore fort bien entendre ce mot, hommes de miséricorde, en ce sens que les apôtres ont été pleins de miséricorde, ou encore qu'ils ont été miséricordieusement donnés de Dieu à l'Église entière. En effet, ce n'est pas pour eux que ces hommes ont vécu, ce n'est point pour eux non plus qu'ils sont morts; mais c'est pour celui qui est mort pour eux; disons mieux, c'est pour nous tous, à cause, de lui. En effet, de quel avantage ne sera point pour nous leur justice, quand nous voyons, je vous l'ai montré, de quels biens leurs péchés mêmes ont été pour nous la source? Oui, leur vie est pour nous, leur doctrine est pour nous, leur mort même est pour nous, cars dans leur conversion les bienheureux apôtres nous ont appris la continence; dans leurs prédications, la sagesse; dans leur passion, la patience. Il est même un quatrième bien que ces hommes de miséricorde ne cessent de nous valoir encore aujourd'hui, ce sont les fruits des saintes existences. Et même, dans leur vie, on pourrait encore trouver un bien à citer dans la confiance que nous donnent les miracles qu'ils ont opérés. Qui pourrait énumérer les biens innombrables que nous avons reçus par eux? C'est donc à bien juste titre que la sainte Écriture, après avoir dit, en parlant d'eux: «Ce sont des hommes de miséricorde,» ajoute aussitôt, «leurs justices ne tombent point dans l'oubli.»

6. Voulez-vous que votre justice à vous ne tombe point non plus dans l'oubli? Il vous faut éloigner d'elle trois sortes dé dangers, alors elle fleurira éternellement devant Dieu. Or, nous lisons: «comme vous êtes tièdes, je vais vous rejeter de ma bouche (Ap 3,16);» et encore: «si le juste se détourne dé sa justice, etc., toutes ses justices seront oubliées (Ez 23,24).» On dit qu'au jugement dernier il sera dit à quelques-uns: «Je ne vous connais pas (Mt 7,23).» A qui s'a dresseront ces paroles? N'est-ce point à ceux qui ont déjà reçu leur récompense? Ainsi, les justices tièdes, passagères et vendues, voilà les justices qui seront en oubli devant Dieu. Mais il n'en est pas de même des justices des apôtres, comme on en peut juger par ce qui suit: «Les biens qu'ils ont laissés à leur postérité, y subsistent toujours.» En effet, aujourd'hui encore; nous retrouvons la trace que les apôtres ont laissée parmi nous; ainsi leur religion, comme elle vient de Dieu, ne peut tomber en ruine. Les vêtements des Israélites, au désert, durèrent quarante ans sans s'user (Dt 8,4) à plus forte raison, en est-il ainsi des vêtements que les apôtres ont jetés sur le dos des montures du Sauveur. «A leur postérité;» dit le Prophète; or, que faut-il entendre par cette postérité, car l'écrivain sacré ajoute: «Les enfants de leurs enfants sont un peuple saint (Si 44,11)?» Il est bien certain qu'il faut entendre la même chose par ces mots, leur postérité, que, par ceux-ci, leurs enfants. Vous vous rappelez bien, je pense, car je parle à des hommes qui connaissent les saintes Lettres, vous vous rappelez, dis-je, le, précepte de la Loi qui fait un devoir au frère survivant de susciter une, postérité à son frère mort sans enfants (Gn 8,8 Dt 25,5). Qui est sans postérité? «Pour moi, dit le Christ, je suis seul, jusqu'à ce que je passe (Ps 141,10).» Voilà pourquoi, en ressuscitant il dit «Allez, dites, à mes frères (Jn 20,17).» C'est comme s'il avait dit en d'autres termes: j'ai des frères, qu'ils s'acquittent du devoir de frères. Aussi, nous ont-ils engendrés par l'Évangile, toutefois, ils ne nous ont point engendrés à eux, mais, à Jésus-Christ, attendu que c'est par l'Évangile de Jésus-Christ qu'ils nous ont engendrés. Voilà pourquoi saint Paul ne pouvait souffrir que quelques-uns des nouveaux chrétiens se donnassent pour fils de ceux qui les avaient convertis à la foi par l'Évangile, et leur reprochait avec indignation de dire: «moi je suis de Paul, et moi, de Céphas, et moi, d'Apollon (1Co 1,12 1Co 3,4). Il voulait que tous fussent et prissent le titre d'enfants du Christ. Nous sommes donc la postérité des apôtres par l'Évangile, mais nous sommes aussi de Jésus-Christ, par l'adoption et par l'héritage, en même temps que nous le sommes des apôtres.






Bernard sermons 6013