Bernard aux prêtres


OEUVRES COMPLÈTES


DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION  PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866


Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/


Aux prêtres




SERMON OU LIVRE DE SAINT BERNARD, ABBÉ AUX PRÊTRES, SUR LA CONVERSION.

AVERTISSEMENT SUR L'OPUSCULE SUIVANT.

Le troisième traité a eu plusieurs titres. Dans la première édition qui en fut faite à Spire en 1501, il est intitulé: Traité de la conversion, aux écoliers; et n'est pas divisé en chapitres. Dans les éditions de 1520 il a pour titre Sermon sur la conversion, aux clercs, et ce titre nous parait être le véritable, attendu que saint Bernard lui-même l'appelle « un sermon », au n. 31, où il dit: « Je vous ai fatigués par la longueur de ce sermon, etc. » Quelques manuscrits portent : Au clergé de Paris ; l'Exorde de Cîteaux est favorable à ce titre; on lit en effet au livre III de la Vie de saint Bernard, chapitre XIII : « Une autre fois l'homme de Dieu, Bernard, se trouvant à Paris, fut invité, comme c'était la coutume, par les écoliers de cette ville, à visiter leurs classes. Il leur parla sur la forme de la vraie philosophie et les engagea à mépriser le monde, etc. » Geoffroy rapporte la même chose livre 4, n. 10, de la Vie de saint Bernard. « Notre saint père abbé voyageant un jour dans le territoire de Paris, l'évêque Etienne et tous ceux qui se trouvaient également présents, le conjurèrent instamment de venir dans leur cité; mais ne purent l'obtenir. Il évitait, en effet, avec le plus grand soin toutes les réunions publiques, à moins que des raisons importantes ne le contraignissent de s'y trouver. Un soir donc, il avait réglé sa route pour le lendemain et se proposait d'aller d'un autre côté; cependant, dès que le jour parut, sa première parole aux religieux qui l'accompagnaient fut pour leur dire: Allez prévenir l'évêque que nous irons à Paris, comme il nous l'a demandé ! Les clercs, qui avaient la coutume de le prier de leur faire entendre la parole de Dieu, se réunirent en très-grand nombre autour de lui. Tout à coup trois d'entre eux, touchés de componction, abandonnent leurs vaines études pour se vouer au culte de la seule vraie sagesse, renoncent au siècle et s'attachent aux pas du serviteur de Dieu, etc. » Ce sermon contre les clercs est grave et pathétique; il s'adresse à ceux qui ambitionnent les dignités ecclésiastiques, et se présentent aux ordres sacrés avec témérité. Nous avons conservé la division par chapitres telle que nous la trouvons dans les éditions de 1520.

CHAPITRE I. Nul ne peut se convertir au Seigneur s'il n'est prévenu de la volonté de Dieu et appelé de lui intérieurement.


1 C'est, je crois, pour entendre la parole de Dieu que vous vous êtes réunis ici, car je ne vois point quel autre motif aurait pu produire chez vous cet empressement et ce concours. J'applaudis à ce désir et me réjouis d'un zèle si louable, car il est dit: « Bienheureux ceux qui entendent la parole de Dieu, mais s'ils la gardent fidèlement (Lc 11,28). » Bienheureux ceux qui n'oublient pas les commandements du Seigneur, mais s'ils s'en souviennent pour les mettre en pratique (Ps 102,18) ; car il a les paroles de la vie éternelle, et l'heure approche sans cesse — que n'est-elle déjà venue? — où les morts entendront sa voix et où ceux qui l'auront entendue auront la vie (Jn 5,25). Mais le moyen d'avoir la vie, c'est de faire sa volonté : bien plus, voulez-vous que je vous l'apprenne, c'est dans sa volonté qu'est notre conversion. En effet, entendez-le vous dire lui-même: « Est-ce que ma volonté est que l'impie meure, n'est-elle pas plutôt qu'il se convertisse et qu'il vive (Ez 18,23) ? » Il résulte de ces paroles avec une entière évidence qu'il n'y a de vraie vie pour nous que si nous nous convertissons; nous n'avons même pas d'autre moyen d'arriver à la vie, puisque le Seigneur a dit: « Si vous ne vous convertissez point et si vous ne devenez semblables à de petits enfants, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Ps 18,3). » Il a bien raison de nous dire que les enfants seuls y parviennent, puisqu'ils y sont conduits par un petit enfant qui n'est venu au monde et ne nous a été donné que pour cela. Je la cherche donc, cette voix qui se fasse entendre des morts afin qu'ils vivent quand ils l'auront entendue; d'ailleurs peut-être bien ai-je à parler ici à des morts. En attendant, il se présente à ma pensée un mot aussi court que rempli de sens, c'est un prophète du Seigneur qui l'a prononcé : « Vous avez dit, le prophète s'adressait sans doute alors à Dieu, vous avez dit: Enfants des hommes, convertissez-vous (Jr 3,14). » En vérité, il n'est rien de plus juste que de prêcher la conversion aux enfants des hommes, car si elle est nécessaire, c'est bien aux pécheurs; quant aux esprits célestes, ce qui leur est recommandé de préférence, c'est de se répandre en cantiques de louanges, comme cela convient aux coeurs purs, toujours selon le Prophète, qui dit: « Louez votre Dieu, sainte Sion (Ps 147,1). »

2 D'ailleurs, à mon avis, le mot du Prophète : «Vous l'avez dit,» n'est pas de ceux sur lesquels on peut passer légèrement et entendre sans s'y arrêter. Car qui oserait comparer aux paroles de l'homme celle qu'on attribue à Dieu? « La parole de Dieu, on n'en saurait douter, est vivante et efficace (He 4,12), sa voix pleine de magnificence et de force (Ps 2,4), il n'a fait que parler et tout a été fait (Ps 168,5); il a dit : Que la lumière soit, et la lumière fut (Gn 1,7); il a dit encore : Convertissez-vous, enfants des hommes (Ps 1,39), » et les enfants des hommes se sont convertis. Vous voyez donc que notre conversion est l'oeuvre de la voix de Dieu et non pas celle de la voix de l'homme. Simon, fils de Jean, devenu pêcheur d'hommes en vertu de la vocation et de l'ordre exprès du Seigneur, travaillera néanmoins inutilement toute une nuit et ne pourra remplir ses filets d'une multitude de poissons que lorsqu'il l'aura jeté à la mer sur la parole même du Seigneur. Dieu veuille qu'aujourd'hui, moi aussi, je jette, à sa voix, le filet de la parole de Dieu et que je voie s'accomplir ce qui est écrit: « Voici qu'il donnera la force à sa voix (Ps 67,14). » Si mon langage n'est pas celui de la vérité, ne l’attribuez qu'à moi, de même que vous pourrez reconnaître que ma parole est ma parole, et non point celle de Dieu, si par hasard je recherche mon intérêt en vous parlant et non point celui de Jésus-Christ. Mais après tout, quand même je n'annoncerais que les justices de Dieu et que je ne rechercherais que sa gloire, ce n'en est pas moins à lui que nous devons demander et de lui seul que nous devons attendre qu'il donne à sa parole toute la vertu nécessaire. Aussi vous prierai-je de prêter une oreille attentive, l'oreille de votre coeur, à la voix de Dieu qui parle au dedans de vous, plutôt qu'à celle de l'homme qui ne vous parle qu'au dehors; car la voix de Dieu est pleine de force et de, magnificence, elle retentit au fond même des déserts, se fait entendre dans les endroits les plus secrets et réveille les âmes de leur engourdissement.



CHAPITRE II. La voix de Dieu se fait entendre de tous les hommes et les traduit malgré eux, au tribunal de leur propre conscience.

3 Et certes la difficulté n'est pas d'entendre la voix de Dieu, elle serait plutôt de fermer les oreilles à ses accents; car elle parle d'elle-même, d'elle-même elle s'insinue dans les âmes et ne cesse de frapper à la porte de nos coeurs : « Pendant quarante ans, dit le Seigneur, je me tenais auprès d'eux, répétant sans cesse: Leur coeur est égaré (Ps 193,10). » Eh bien, aujourd'hui encore il est auprès de nous, il nous parle, et peut-être aujourd'hui encore personne ne l'écoute; il dit toujours: « Leur coeur est égaré; » et la sagesse, maintenant encore, répète clans les carrefours: « Pécheurs, rentrez en vous-mêmes (Is 46,8). » Ce sont, en effet, les premiers mots que le Seigneur fait entendre, et c'est par ces paroles que semblent avoir été prévenus tous ceux qui font un retour sur eux, non-seulement elles les rappellent à eux-mêmes, mais encore elles les ramènent et les contraignent de se considérer en face; car elles sont pleines, non-seulement de force et d'énergie, mais encore de lumière et d'éclat; et tandis qu'elles rappellent leurs péchés aux hommes, elles font pénétrer la lumière jusque clans les replis les plus secrets et les plus ténébreux de leur coeur. D'ailleurs, il n'y a aucune différence entre cette voix divine et la lumière qui l'accompagne, puisque le Fils de Dieu est en même temps le Verbe du Père et la splendeur de sa gloire. Il en est de même de l'âme, substance spirituelle, simple et dépourvue d'organes; il semble que tout entière elle entend et tout entière elle voit, s'il est permis de s'exprimer ainsi. En effet, que produisent sur elle cette voix du ciel et ce rayon divin? Ne la forcent-ils point à se connaître? n'ouvrent-ils point sous ses yeux le livre de sa conscience ? ne déroulent-ils point à ses regards la misérable trame c? e sa vie? ne lui retracent-ils point toute sa lamentable histoire? ne portent-ils point la lumière dans sa raison, et ne contraignent-ils point sa mémoire à revenir sur ses pas et à comparaître, en quelque sorte, à ses yeux? D'ailleurs, mémoire et raison sont moins des facultés de l'âme que l'âme elle-même, de sorte qu'elle est en même temps l'objet regardé et le sujet qui regarde ; que c'est devant elle-même qu'elle comparait; et que c'est à son propre tribunal que la traduisent ses propres pensées, qui remplissent alors comme l'office d'impitoyables appariteurs. Or je vous demande quel homme pourra entendre l'arrêt de ce tribunal sans une consternation profonde. « Mon âme, dit le Prophète du Seigneur, s'est vue et elle s'est troublée (Ps 143,4), » et vous vous étonneriez de ne pouvoir comparaître devant vous-mêmes, sans remords, sans trouble et sans confusion !



CHAPITRE III. Il nous est facile, en nous examinant, de découvrir nos défauts secrets. Les courts moments de la volupté laissent une longue amertume dans l'âme.

4 Vous n'espérez pas que je vous dise ce que clans votre mémoire votre raison peut trouver à juger et à condamner. Mais prêtez l'oreille à la voix qui parle au dedans de vous, repliez en vous-mêmes les regards de votre coeur, et vous apprendrez par votre propre expérience tout ce qui se passe en vous. « Car nul ne sait ce qu'il y a dans l'homme, que l'esprit même qui réside. en lui (1Co 2,11). » Si l'orgueil, l'avarice, l'ambition ou tout autre mal semblable est parvenu à s'y cacher, il aura bien de la peine à échapper à cet examen : avez vous commis quelque fornication, des rapines, quelque acte de cruauté, des fraudes ou quelque autre mal, soyez sûr que le coupable n'échappera pas aux regards de ce juge intérieur et- ne pourra devant lui nier son forfait. Tout le plaisir d'une jouissance criminelle a pu ne durer qu'un moment, et l'enivrement de la volupté se calmer en un instant; mais dans sa mémoire, il en reste toujours des traces amères et de honteux vestiges. Elle est comme le réservoir ou plutôt comme le cloaque où s'écoulent et s'amassent toutes ces abominations et toutes ces immondices. Quel répertoire immense que celui où tout se trouve gravé avec le burin de la vérité même !... Un breuvage perfide a pu flatter mon palais par une trompeuse douceur, pendant le court instant de son passage, et maintenant son amertume consume mes entrailles, « le ventre me fait mal, puis-je dire dans ma douleur, le ventre me fait mal (Jr 4,19), » comment une mémoire où tant de pourriture. se trouve amassée ne ferait-elle point entendre une plainte semblable? Quel est celui d'entre nous, mes frères, qui, voyant son vêtement, ce vêtement extérieur qui le couvre, sali de crachats immondes et souillé de mille ordures, n'en éprouverait une violente horreur, ne s'empresserait de le quitter et ne le rejetterait avec dégoût loin de lui? C'est ainsi que celui qui remarque de pareilles souillures, non pas sur son vêtement, mais sur lui-même que son vêtement recouvre, doit en éprouver dans son coeur une peine et une horreur d'autant plus vives que ce qui les cause, le touche de plus près. Il n'est pas aussi facile à une âme souillée de se quitter elle-même qu'à nous de quitter notre tunique. Enfin, quel est celui d'entre nous qui ait assez de patience et de vertu pour voir d'un oeil impassible son corps se couvrir tout à coup, comme nous lisons qu'il arriva à Marie, soeur de Moïse, des écailles blanches d'une lèpre affreuse, et pour louer Dieu malgré cela? Et pourtant qu'est-ce que ce corps, sinon le vêtement périssable de notre âme? Et cette lèpre qui ne s'attaque qu'à la chair, qu'est-elle aux yeux de tous les élus, sinon le châtiment d'une main paternelle qui veut purifier notre coeur? Mais où je vois le sujet d'une affliction profonde, et d'une trop juste 'douleur, c'est lorsque, tiré enfin du malheureux sommeil de la volupté, on découvre en soi-même cette lèpre intérieure qu'on a pris tant de peine à se donner. Car s'il n'est personne qui soit ennemie de sa propre chair, cela doit être bien plus vrai encore de l'âme par elle-même.

CHAPITRE IV. Le pécheur est l'ennemi de son corps autant que de son cime, il ne se reconnaît que quand il n'est plus temps de faire pénitence.

5 Peut-être avez-vous été frappé de ce mot du Prophète: « C'est haïr son âme que d'aimer le péché (Ps 10,6). » Eh bien, moi, je vous dis que c'est également haïr son corps. Ne le traite-t-il point avec haine, en effet, quand il accumule tous les jours pour lui les tourments de l'enfer, et lui amasse par son endurcissement dans le mal et son coeur impénitent des trésors de colère pour le jour des vengeances ? Il est vrai que c'est bien moins par l'intention que par les effets qu'on doit juger que le pécheur est ennemi de son corps autant que de son âme. On dit, par exemple, que le frénétique qui, pendant f assoupissement de sa raison cherche à se faire du mal, se montre ennemi de son corps. Or peut-il se voir frénésie plus terrible que l'impénitence du coeur, et la persévérance dans le péché? Ce n'est plus sur son corps que le malheureux porte une main violente, mais c'est sur son âme qu'il blesse et qu'il déchire. Vous est-il arrivé de voir un homme se gratter la main et ne cesser qu'après l'avoir mise en sang ? C'est l'image exacte de l'âme du pécheur. En effet, la douleur succède au plaisir, de même que la cuisson succède à la démangeaison. Cet homme savait bien qu'il en serait ainsi, mais il n'en tenait pas compte pendant qu'il se grattait. Voilà comment nous déchirons de nos propres mains nos malheureuses âmes et les chargeons de plaies, avec cette différence pourtant que le mal que nous leur faisons est d'autant plus grave qu'étant des êtres spirituels, elles sont d'une nature plus excellente, et que les blessures qui leur sont faites sont plus difficiles à guérir. Il est vrai qu'en agissant ainsi nous cédons moins à un sentiment de haine pour notre âme que nous ne sommes victimes d'une sorte de stupeur qui a engourdi notre coeur. En effet, répandu au dehors, ce cour ne sent même plus le mal intérieur qui le ronge; au lieu d'habiter en lui-même, il a établi sa demeure ou dans notre ventre ou même plus bas encore ; il y en a même dont le coeur est tout entier dans les plats ou dans les coffres-forts, selon ce qu'a dit le Maître : « Votre coeur est où se trouve votre trésor (Mt 6,21). Faut-il s'étonner ensuite que notre âme ne sente pas son mal, alors que s'oubliant elle-même et constamment hors d'elle, elle court dans de lointains pays? Mais un jour viendra où, rentrée en elle-même, elle reconnaîtra quelle fut sa cruauté de s'éventrer de ses propres mains dans l'espérance d'une misérable proie. Mais elle ne ai. pouvait le sentir tant que, captivée par l'insatiable désir de s'emparer d'une proie comparable à de vils moucherons, elle semblait, à l'exemple de l'araignée, tirer de ses propres entrailles la trame qui devait l'en mettre en possession.


6 Mais enfin elle rentrera certainement en elle-même, ne serait-ce qu'après la mort, alors que se fermeront pour elle, toutes les issues des sens par lesquelles elle se répandait au dehors, à la poursuite de la figure du monde qui ne fait que passer. Il faudra bien qu'elle demeure en elle-même, puisqu'elle n'aura plus aucune issue pour en sortir. Mais ce sera pour elle un retour bien funeste, et le commencement d'un malheur sans fui, puisque, toujours capable de regret, elle ne le sera plus de pénitence. Du moment, en effet, que le corps n'existe plus, il n'y a plus d'action, il ne peut plus y avoir de satisfaction. C'est même dans le regret que gît la douleur, car pour la pénitente elle en est le remède. Enfin, celui qui n'a plus de mains ne saurait plus élever vers le ciel ses mains et son coeur. Or quiconque avant sa dernière heure ne sera pas rentré en soi-même , devra y demeurer ensuite toute une éternité. Mais en quel état sera-t-il? Dans l'état où il se sera mis lui-même pendant cette vie, et dans lequel il se trouvait à sa mort, peut-être même dans un état pire encore; car pour devenir meilleur, jamais: il reprendra bien un jour ce corps qu'il laisse maintenant sur la terre, ce ne sera pas pour faire pénitence, mais pour subir son châtiment. Dès lors la condition de la chair paraîtra la même que celle du péché, en sorte que de même que le péché pourra être toujours puni sans jamais pouvoir être expié, ainsi le corps ;a pourra toujours souffrir sans pouvoir jamais être anéanti par la souffrance. C'est justice après tout que le châtiment soit éternel là oit la faute est à jamais ineffaçable; la chair ne cessera donc point d'exister, pour que ses tourments ne finissent point non plus qu'elle. Mes frères, quiconque tremble à la pensée de ces malheurs travaille à s'en garantir; ceux qui les méprisent y tombent.



CHAPITRE V. Il est bon de sentir dans cette vie le ver rongeur de la conscience alors qu'on peut encore le faire périr.

7 Pour revenir donc à la parole qui fut notre point de départ, il est incontestablement de notre intérêt « de rentrer en nous-mêmes, » puisque c'est là que nous trouverons la voie par laquelle Celui qui rappelle les pécheurs avec tant d'empressement veut nous conduire au salut. Mais en attendant n'allons pas nous plaindre de ressentir au fond de notre conscience les morsures du ver qui la ronge, et prenons garde qu'une dangereuse délicatesse et une mollesse pernicieuse ne nous fassent fermer les yeux sur le mal qui nous consume. C'est un très-grand bien de sentir les piqûres de ce ver pendant qu'il est possible encore de l'étouffer. Qu'il nous ronge donc maintenant afin qu'il meure, et que pour nous avoir trop mordus il cesse enfin de nous mordre. Oui ! qu'il ronge maintenant notre pourriture et, qu'en la rongeant, il la consume afin qu'il soit lui-même consumé au lieu d'être ménagé pour l'éternité. « Le ver des réprouvés, est-il dit, ne mourra point et leur feu ne s'éteindra pas (Is 66,24). » Qui est-ce qui pourra supporter alors ses morsures? Maintenant du moins bien des consolations tempèrent les remords d'une conscience coupable; c'est un Dieu bon qui ne souffre pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, ni que le ver du remords nous torture outre mesure; un Dieu qui, surtout dans les premiers moments de notre conversion, fait couler sur nos plaies l'huile de sa miséricorde et ne nous laisse soupçonner, qu'autant que notre bien le demande, la gravité de notre mal et la difficulté de le guérir. Il semble même plutôt faire briller à nos yeux l'espoir souriant d'une guérison facile, et quand cette espérance s'évanouit, déjà nous avons assez exercé nos forces, de sorte que si, par hasard, la lutte nous est offerte, ce n'est pour nous qu'une occasion de vaincre et d'apprendre que rien n'est fort comme la sagesse. Mais en attendant, celui qui a eu le bonheur d'entendre cette parole du Seigneur : « Pécheurs, rentrez en vous-mêmes (Is 46,8), » et qui a découvert tant de choses immondes dans la maison de son coeur, se met en devoir de reconnaître toutes les crevasses et les ouvertures par lesquelles elles ont pu y pénétrer, et, pour peu qu'il se donne la peine de regarder avec soin, il ne lui sera pas difficile d'en découvrir quelqu'une, beaucoup même. Sa douleur n'est pas petite quand l'examen auquel il s'est livré l'a convaincu que c'est par les fenêtres mêmes de la maison que le mal y est entré. Un effet, que de souillures il voit n'ayant d'autre source que la licence de ses regards; combien d'autres sont nées de la curiosité de ses oreilles. coins bien enfin proviennent des jouissances de l'odorat, du goût et du toucher ? Je ne parle pas des vices qui tiennent à l'esprit, dont j'ai dit un mot plus haut, il est encore trop charnel pour en découvrir aisément la nature. C'est même ce qui fait qu'il est moins ou même qu'il n'est pas du tout ému par les fautes les plus graves et que les péchés d'orgueil ou d'envie le touchent moins que la pensée de ses actions honteuses ou perverses.



CHAPITRE VI. Peinture des difficultés de la conversion, des luttes réservées au pécheur qui entreprend de faire pénitence, et de la conjuration des sens avec la volonté contre sa raison.

8 Mais voici qu'une voix se fait encore entendre du ciel : « Pécheur, renonce au péché. » C'est qu'en effet il faut qu'il en soit ainsi. Quand le cloaque déborde et remplit la maison d'une infection insupportable, il est inutile que vous cherchiez à le vider tant que vous permettrez à de nouvelles immondices d'y couler; ainsi est-ce en pure perte que vous faites pénitence tant que vous ne cessez pas de pécher. En effet, comment approuver les mortifications de ces gens « qui jeûnent en se préparant aux procès et qui méditent le mal au moment même où ils se frappent la poitrine (Is 58,4) ? » Ils ne renoncent ni à leurs volontés, ni à leurs voluptés : « Non, ce n'est pas là le jeûne de mon choit, dit le Seigneur (Is 5).» Commencez donc par fermer vos fenêtres, mettez de fortes serrures à vos portes, boucliez soigneusement toutes les ouvertures, et après cela, quand de nouvelles immondices ne viendront plus s'ajouter aux premières, vous pourrez commencer à vous débarrasser des anciennes. Le pécheur encore étranger aux exercices de la vie spirituelle se figure qu'il est bien facile de faire ce qu'on lui dit. Qui peut, en effet, dit-il, m'empêcher de commander à mes sens? En conséquence, il condamne le ventre à la tempérance et au jeûne; les oreilles à demeurer fermées « aux paroles sanguinaires du scandale (Is 33,15); » les yeux à détourner leurs regards de tout ce qui est vanité; les mains à se fermer à l'avarice et à ne s'ouvrir que pour l'aumône; peut-être même leur impose-t-il l'obligation d'un travail pour les détourner de l'injustice, selon le précepte de l'Ecriture : « Que celui qui volait ne vole plus; mais plutôt qu'il emploie ses mains à un travail honnête, afin de se procurer de quoi soulager l'indigent (Ep 4,28). »


9 Mais tandis qu'il intime ainsi ses ordres à ses membres et fait connaître à chacun d'eux en particulier ses résolutions, ils couvrent tout à coup sa voix et s'écrient tous ensemble: Qu'est-ce que toutes ces nouveautés signifient? Prétends-tu nous asservir à tes caprices? Mais il se trouvera bien quelqu'un pour s'élever contre ces ordres nouveaux et pour protester contre ces lois nouvelles. — Qui sera-ce ? répond le pécheur. — Mais eux: Ce sera, ne t'en déplaise, cette paralytique qui gît maintenant au fond de ta maison, tourmentée de souffrances atroces. Tu nous as faits depuis longtemps ses esclaves, et nous as prescrit, l'aurais-tu oublié? d'être aux ordres de tous ses désirs. — A ces mots, le malheureux pécheur pâlit, il est confondu et ne sait plus que répondre; son esprit est dans la plus grande anxiété. Les sens alors se rendent sans retard auprès de leur infortunée souveraine pour lui faire des plaintes sanglantes contre leur maître et lui dénoncer ses ordres cruels. La bouche se plaint d'être traitée avec parcimonie et privée désormais de toutes les douceurs de la bonne chère; les yeux déplorent de se voir condamnés aux larmes et à la retenue. Pendant qu'ils continuent sur ce ton, la volonté se dresse sur sa couche, et, dans un accès d'un violent emportement, s'écrie: Est-ce un songe, ce que vous me dites n'est-il point une fable? Au même instant la langue, saisissant l'occasion qui lui est offerte, fait entendre aussi sa plainte: Il n'est, dit-elle, rien de plus vrai que ce que vous venez d'entendre et moi-même je me vois interdire les fables et les mensonges, je ne dois plus désormais faire entendre que des paroles sérieuses, et même n'en plus dire que d'absolument nécessaires.


10 La volonté s'élance alors comme une vieille femme en furie; out la bliant toutes ses infirmités, elle s'avance les cheveux en désordre, les vêtements déchirés et le sein nu; de ses ongles elle met ses blessures en sang, ses dents grincent, elle frémit de rage, et l'air même est empesté de son haleine empoisonnée. Gomment la raison du pécheur, s'il lui en reste encore une ombre, ne serait-elle pas confondue en voyant la malheureuse volonté accourir à sa rencontre et fondre sur elle ? — Voilà donc, s'écrie l'autre, voilà donc ta fidélité à nos engagements? Voilà comme tu compatis à mes affreuses souffrances? Ne viens-tu pas au contraire mettre le comble à mes maux et à ma douleur? Il te semblait peut-être que l'apanage qui m'est échu était excessif et qu'il fallait le réduire; mais que me restera-t-il si tu m'arraches cet homme ? Tu ne m'avais laissé que lui pour m'assister dans les maux où je languis, et tu te. rappelles sans doute comment furent réglés les soins qu'il devait me rendre. Il peut se faire que maintenant tu sois guérie du triple mal qui me consume, mais moi je ne le suis point; je n'ai pas cessé d'être tourmentée par la volupté, par la curiosité et par l'ambition je ne suis plus qu'une plaie de la plante des pieds au sommet de la tête. Voilà pourquoi, s'il faut te rappeler nos conventions, les organes fines du goût et de la génération m'ont été abandonnés pour satisfaire la volupté; les pieds, avec leur facilité à se porter partout, et les yeux, avec leurs regards sans retenue, m'ont été livrés pour contenter la curiosité; la langue et les oreilles ont été mises à ma disposition pour servir la vanité, celles-ci recueillent l'huile délicieuse des pécheurs qu'on verse sur ma tête, et celle-là supplée à l'insuffisance des louanges qu'on m'adresse; car c'est pour moi un immense plaisir de m'entendre louer par les autres et, dans l'occasion, de faire moi-même aux autres mon propre éloge; je n'ai pas de plus constant désir que de m'entendre louer par la bouche d'autrui, et même par ma propre bouche : c'est un mal auquel en particulier ton propre génie n'est pas sans fournir lui-même de nombreux aliments. Quant aux mains, comme elles sont aptes à se mouvoir dans tous les sens, elles n'ont point été mises à ma disposition pour une seule sorte de services, mais elles prêtent tour à tour, leur ministère, avec un zèle assez soutenu, soit à la vanité, soit à la curiosité, soit à la volupté. Voilà comment les choses ont été réglées, et cependant tous les sens réunis n'ont jamais pu me donner en un seul point une satisfaction complète, attendu que l'oeil n'est jamais rassasié de voir ni l'oreille d'entendre; je voudrais parfois que le corps tout entier fût oeil pour voir, ou que tous les sens devinssent autant de bouches. Et toi, tu veux me ravir le peu de consolation qui me reste et que je mendie, quel qu'il soit, comme une grâce! — A ces mots, s'éloignant indignée et furieuse, elle continue en ces termes: Mais je te tiens toujours et te tiendrai longtemps encore.


11 Cependant toutes ces luttes font ouvrir les yeux à la raison, et hic., montrent enfin la difficulté de son entreprise ; alors s'évanouit la facilité qui l'avait d'abord séduite. Elle voit que la mémoire est remplie de choses T immondes et qu'une foule d'impuretés y affluent de tous côtés: elle s'a perçoit qu'il ne lui est plus possible de fermer tout à fait ses fenêtres à la mort, et que la volonté, quelque languissante qu'elle soit, domine encore en reine malgré ses plaies dont le pus se répand partout. L'âme enfin se voit toute couverte de souillures et reconnaît qu'elles ne lui viennent point d'ailleurs que de son propre corps et d'elle-même, car elle n'est autre que la mémoire, qui est couverte de ces impuretés et la volonté qui les produit; en un mot, elle est en même temps raison, mémoire et volonté. Or en ce moment, la raison, comme amoindrie, paraît en quelque sorte frappée d'aveuglement, puisqu'elle n'a pas su voir ces choses, et d'impuissance, puisque maintenant qu'elle les voit elle ne peut di plus y porter remède; quant à la mémoire, elle est elle-même toute pleine p, d'impuretés et d'infection; pour ce qui est de la volonté, elle se trouve frappée de langueur et couverte de plaies horribles. Et, pour que rien n'échappe dans l'homme, son corps lui-même est dans un état de révolte, ses sens sont comme autant de fenêtres par lesquelles la mort entre dans son âme, et de portes incessamment ouvertes au plus affreux désordre.



CHAPITRE VII. Consolation d'une âme qui reconnaît sa misère.

12 Que l'âme donc qui se trouve en cet état, prête l'oreille et entende avec un étonnement mêlé d'admiration la voix de Dieu même qui lui dit: «Heureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (Mt 5,3). » Or, où trouver un pauvre d'esprit plus pauvre que celui qui n'a pas en lui où goûter un instant de repos, ni où reposer sa tête? C'est encore là un dessein de la bonté céleste que l'homme qui se déplait à lui-même plaise à Dieu, et que celui qui hait la maison de son âme, parce qu'il la trouve pleine de souillures et d'immondices, se trouve excité à rechercher cette demeure glorieuse que les hommes n'ont point bâtie de leurs mains, et qui doit durer éternellement. Je ne m'étonne pas que le pécheur soit comme interdit d'admiration à la vue d'une si grande bonté, qu'il en croie à peine ses oreilles, et que, dans son saisissement, il s'écrie : « Est-il donc croyable que le bonheur de l'homme soit le fruit de sa misère? » N'en doutez pas, qui que vous soyez qui vous récriez de la sorte, s'il n'est pas le fruit de la misère, ce l'est du moins de la miséricorde, qui ne saurait se produire si la misère ne lui ouvre les voies. Après tout, le bonheur peut. bien être aussi le fruit propre de la misère, si l'humiliation produit l'humilité, et si on fait de nécessité vertu. «Mon Dieu, dit le Prophète, vous tenez en réserve pour votre héritage une pluie que vous laissez tomber selon votre bon vouloir. Il était épuisé, mais vous l'avez remis en état (Ps 72,10). » Le mal est du moins bon à nous faire rechercher le médecin, et j'estime bienheureux le malade que Dieu même se charge de rendre à la santé. Mais, comme on ne saurait régner dans les cieux si on n'a commencé à régner sur la terre, et comme on ne peut aspirer au royaume de Dieu tant qu'on n'a pas obtenu l’empire sur ses propres sens, la voix de Dieu continue en disant: « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils auront la terre pour l’héritage (Mt 5,4). » C'est comme si elle disait en termes plus clairs et plus formels : Adoucissez les mouvements indomptés de votre volonté et essayez d'apprivoiser cette bête féroce. Vous êtes lié maintenant, efforcez-vous de délier ce qu'il ne vous est pas possible de rompre: c'est votre Eve, la contraindre par la violence ou lutter ouvertement contre elle sera toujours au-dessus de vos forces.



CHAPITRE VIII. Le plaisir des sens et les voluptés charnelles sont vaines, trompeuses et passagères.

13 Alors, le pécheur respirant un peu à ces paroles et trouvant aussi, en y réfléchissant, ce parti plus facile, s'avance, bien qu'avec un certain embarras, et essaye de calmer cette vipère furieuse. Il s'en prend d'abord aux jouissances charnelles et reproche aux consolations d'un monde frivole d'être mesquines, peu dignes de l'homme, d'avoir d'ailleurs bien peu de durée, et finalement d'être toujours funestes à ses partisans. puis, s'adressant à la volonté : Avoue, lui dit-il, il te serait d'ailleurs bien difficile de soutenir le contraire, avoue que ce misérable et inutile serviteur n'a jamais pu, malgré toute sa bonté, te procurer une entière satisfaction, même dans les plus petites choses. Ainsi le plaisir du goût, auquel on sacrifie tant de nos jours, réside dans un espace large à peine de deux doigts; or quelles peines n'en coûte-t-il pas pour procurer de bien faibles jouissances à un si petit organe! Et quels maux ces jouissances n'entraînent-elles pas après elles? Les reins et les épaules prennent un développement monstrueux, le ventre se charge de graisse et s'arrondit, on dirait une grossesse, mais le fruit qu'il porte est un fruit de mort; enfin les os n'ont plus la force de soutenir le poids des chairs qui les recouvrent, de là tout le cortége des maladies. Il en est de même de- l'enivrement de la luxure; que de peines, que de sacrifices il en coûte pour la satisfaire, sans parler encore du sacrifice a, de la réputation, de l'honneur ou même de la vie qu'elle entraîne quelquefois, et cela pour stimuler, à la vapeur sulfureuse des passions, la nos sens déjà trop éveillés, et pour laisser ensuite, comme la bourdonnante abeille, son dard pénétrant et tenace dans le coeur où elle a commencé par distiller un miel d'une perfide douceur. Ses désirs sont pleins de trouble et d'anxiété; ses actes sont la turpitude et l'ignominie même, et ses conséquences, le remords et la honte.


14 Et puis encore, dites-moi, je vous prie, quels avantages le corps retire-t-il de tous ces vains spectacles, et, à votre avis, quel bien procurent-ils à l'âme ? Vous ne trouverez certainement rien dans l'homme qui recueille quelque profit de la curiosité. C'est un plaisir aussi vain et frivole que puéril, et je ne sais pas si on peut souhaiter rien de pire à un homme curieux, que de jouir constamment de ce à quoi il aspire le plus, car il ne saurait trouver de satisfaction dans un spectacle paisible et durable, il faut à sa curiosité un aliment qui change sans cesse. C'est bien ce qui prouve qu'il n'y a aucune jouissance véritable dans toutes ces choses, puisqu'elles ne charment que par leur succession. Quant à la vanité des vanités, son nom seul indique assez qu'elle n'est rien par elle-même. C'est donc en pure perte qu'on se donne du mal pour satisfaire la vanité. O gloire, ô gloire, dit un Sage entre mille, tu n'es rien va de plus qu'un vain bruit qui remplit notre oreille !... Et pourtant que de malheurs naissent, je ne dirai pas de cette heureuse vanité, mais de ce vain bonheur! C'est d'abord l'aveuglement du coeur, selon cette parole des saintes Lettres: « O mon peuple, ceux qui t'appellent bienheureux t'induisent en erreur (Is 3,12). » Puis les animosités avec leurs emportements et leurs fureurs , les soupçons avec leurs inquiétudes et leurs peines, l'envie avec ses cruels tourments, la haine , qui se consume dans des supplices plus affreux encore que dignes de pitié; l'amour insatiable des richesses, qui cause à l'âme plus de tourments par les désirs que de satisfaction par la jouissance : car il en coûte bien des peines pour les acquérir, on ne les possède pas sans inquiétude et on ne les perd qu'avec une foule de regrets. D'ailleurs, là où il y a beaucoup de richesses, il y a beaucoup de gens qui les consomment (Qo 5,10); » la jouissance est pour les autres, les riches n'en ont due les titres et les embarras. Au milieu de tout cela, pour si peu, que dis-je, pour ces véritables riens, ne faire aucun cas de la gloire que l'oeil de l'homme n'a pas vue, dont son oreille n'a jamais entendu le récit et que son coeur n'a jamais pu concevoir, mais que Dieu ménage à ceux qui l'aiment, non ce n'est pas seulement manquer de bon sens, c'est avoir perdu la foi.


15 Après tout, je comprends que ce monde, qui est tout entier dans le mal, trompe par de vaines promesses des âmes oublieuses de leur noblesse originelle et de leur vraie condition; au point de n'avoir pas honte .e d'être employées à la garde des pourceaux dont elles partagent les grossiers appétits sans pouvoir en partager la triste nourriture. Autrement, en effet, comment expliquer dans une créature si excellente, destinée à partager la gloire et l'éternelle félicité du Dieu qui l'a créée d'un souffle de sa bouche, qui l'a faite à son image, rachetée de son sang, enrichie du don de la foi et adoptée enfin par son Esprit, une telle faiblesse et une abjection si profonde qu'elle puisse, sans rougir, se sentir misérablement esclave d'un corps et de sens voués à la corruption? C'est justice d'ailleurs qu'elle ne puisse les dominer, puisqu'elle a quitté un pareil Époux pour s'attacher à ces indignes adorateurs: oui, il est juste qu'elle soupire maintenant après la nourriture des pourceaux que pourtant personne ne lui donnera, puisqu'elle a mieux aimé faire paître ces vils animaux que de rester assise à la table de son père. Quelle folie, en vérité, que de prendre la peine de nourrir une femme stérile, dont on ne peut espérer d'enfants un jour, et de refuser tonte assistance à une veuve, de négliger le soin de son âme et de céder à toutes les fantaisies du corps, de choyer et d'engraisser une chair vouée à la corruption et qui ne peut manquer de devenir la pâture des vers! Quant au culte de Mammon, à l'amour des richesses, cette véritable idolâtrie , cette poursuite de la vanité, qui ne sait qu'il est la marque d'une âme dégénérée.


16 Je veux bien qu'il y ait de la grandeur et de la gloire dans les avantages que le monde semble momentanément prodiguer à ses partisans; ré qui ne voit qu'ils n'ont rien de solide? Il est bien certain, en effet, qu'ils seront de courte durée; mais ce qui l'est moins, c'est la limite même de cette durée; souvent nous les perdons pendant la vie, et jamais, ne dis pas rarement, jamais ils ne nous accompagnent après la mort. Or qu'y a-t-il pour l'homme de plus certain que la mort, et de plus incertain que l'heure même de la mort ? Elle n'a pas plus de pitié pour le pauvre que de respect pour le riche ; elle n'a de considération ni pour la naissance, ni pour les moeurs ni même pour l'âge, ou si elle fait quelque différence pour l'âge, c'est en venant s'asseoir à la porte des vieillards, tandis qu'elle ne tend encore que des piéges sous les pas des jeunes gens. Je trouve donc bien à plaindre ceux qui, dans les sentiers obscurs et glissants de cette vie, s'engagent avec confiance dans des soins superflus et ne voient pas que la vie, comme une vapeur légère qui passe en un moment, n'est que la vanité des vanités. Vous avez enfin obtenu cette dignité, par exemple, que vous ambitionnez depuis si longtemps, conservez-la avec soin. A force d'économie, vous avez rempli vos coffres, employez tous vos soins à ne rien perdre. Vos champs promettent d'abondantes moissons, abattez vos greniers pour en construire de plus grands; enfin bâtissez sur des plans nouveaux, remplacez les ronds par des carrés et puis dites-vous à vous-mêmes : Me voilà abondamment pourvu de tout maintenant et pour bien des années.... Et voilà qu'une voix va vous dire : « Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme; pour qui seront tous ces biens que tu as amassés (Lc 12,20) ? »


17 Et plaise au ciel qu'il n'y eût que ces richesses de perdues, et que celui qui les a amassées ne se perde pas plus tristement encore! Il serait certainement moins cruel d'avoir travaillé en pure perte que pour sa propre perte. Mais non, « la solde du péché est la mort (Rm 7,23) et celui qui sème dans la chair ne recueillera que la corruption (Ga 50,7,8) ; » car nos oeuvres ne passent point, comme il semble qu'elles de; passent, mais semées dans le temps elles germeront dans l'éternité. L'insensé sera frappé de stupeur en voyant qu'une si petite graine a produit une pareille moisson, bonne ou mauvaise, selon que celui qui l'a semée l'aura choisie bonne ou mauvaise elle-même. L'homme qui se nourrit de ces pensées ne regarde jamais un péché comme peu de chose, car ce qu'il voit, c'est moins la semence qu'il jette que la moisson qui doit en naître un jour.



Bernard aux prêtres