Bernard, du précepte 4009

CHAPITRE IV. Jusqu'où s'étend le pouvoir des prélats de dispenser de la règle.

4009 9. Ceci posé, je reviens à la question qui a été notre point de départ, et je dis qu'il est évident que les règles monastiques sont soumises en grande partie, sinon au bon vouloir, du moins à la discrétion des supérieurs. Sur ce, vous me demandez ce que devient l'obligation elle-même. Ecoutez: elle demeure toujours très-grande. En effet, tout ce qui, dans la règle, regarde le spirituel, je l'ai dit plus haut, n'est point à la discrétion de l'abbé; pour ce qui concerne les observances corporelles, elle n'est à sa discrétion que pour qu'il la plie aux exigences de la charité, et nullement à celles de son bon plaisir. Car l'abbé n'est pas au-dessus de la règle à laquelle il s'est lui-même spontanément soumis un jour, bien que, ce qui est incontestable, la charité qui est la règle même de Dieu doive avec raison être préférée à la règle de saint Benoit. Aussi en accordant que la lettre de la règle cède pour un temps à la charité, lorsque la nécessité (a) l'exige, il ne s'ensuit pas qu'elle soit à la merci de la volonté du premier venu. L'abbé n'est pas établi pour juger les traditions qui nous viennent de nos pères, mais pour en prévenir la transgression, pour maintenir les prescriptions de la règle et en punir les violateurs; car, selon moi, ces saintes observances ont été remises à la prudence et à la fidélité des supérieurs, et non point abandonnées à leur bon plaisir. Voilà pourquoi le même législateur, pour ce qu'il abandonne à la discrétion de l'abbé, évite avec soin, si j'ai bonne mémoire, de dire qu'il le laisse à son bon plaisir, mais à leur jugement, à leur disposition, à leur prudence, à leur discernement et autres expressions semblables, afin de montrer qu'il veut que le sage et fidèle dispensateur, ne se règle dans les dispenses qu'il ne devra peut-être accorder que sur le dictamen de la raison et non point sur

a Dans plusieurs éditions on lit après ces mots; «et la charité l'exigent,» mais cette addition est complètement superflue; puisque la nécessité procède elle-même de la charité. C'est ce qui fait dire un peu plus loin à notre saint Docteur: «La nécessité ne tonnait point de loi et porte avec elle l'excuse des dispenses qu'elle motive.»

l'inspiration de son bon plaisir. Aussi lui rappelle-t-il bien souvent qu'il devra un jour rendre compte à Dieu de toutes ses décisions.
4010 10. J'ai bien lu dans la règle: Telle chose est laissée à la décision, à la prudence, au jugement ou à la disposition de l'abbé; mais je n'ai vu nulle part qu'il soit libre de changer ce que bon lui semble: «En tout point, est-il dit (S. Bened. Reg., cap. III), tous les religieux devront suivre la règle comme leur maîtresse et nul ne devra avoir l'imprudence de s'en écarter;» nul donc, pas même l'abbé, car il est dit que «tous les religieux devront suivre la règle comme leur maîtresse,» nul ne peut suivre sa volonté, et ici je ne vois point d'exception en faveur de l'abbé. Voyez-vous que l'obligation profite de tout ce qui est refusé au bon plaisir? Mais d'ailleurs est-ce que la profession religieuse (a) par laquelle un jeune profès se soumet volontairement à un prieur, ne lie pas le prieur aussi bien que lui? Pour moi, c'est un engagement commun qui les lie également l'un et l'autre et les constitue mutuellement débiteurs, l'un d'un soin fidèle envers l'autre; et l'autre, d'une humble obéissance envers le premier. Je me demande où il peut y avoir place pour le bon plaisir là où le supérieur est lié lui-même par le contrat. Mais bien plus, le bon plaisir du supérieur est d'autant plus étroitement resserré que tout profès, en promettant obéissance, ne fait pas voeu d'obéissance en général, mais expressément selon la règle; non pas même selon une règle quelconque, mais suivant celle de saint Benoît, de serte que les supérieurs ne sont pas libres de disposer de leurs inférieurs selon leur bon plaisir; ils savent très-bien que la règle a tracé les limites de leur autorité, et qu'ils doivent se borner à n'exiger que ce qui est certainement conforme au droit, non pas à un droit quelconque, mais au droit établi par notre Père, ou du moins ne s'en écartant point. En effet, voici en quels termes se fait la profession religieuse: «Je promets - non pas la règle, - mais l'obéissance selon la règle de saint Benoît,» non pas selon le bon plaisir de l'abbé. Par conséquent, si, après avoir fait profession en ces termes, mon abbé veut me soumettre à quelque chose qui n'est pas selon la règle que j'ai fait voeu d'observer, ou du moins qui ne soit point conforme aux règles de même espèce, telle que la règle de saint Basile, de saint Augustin ou de saint Pachôme (b), je vous demande où est pour moi l'obligation de

a Le sens de ce passage est que parle seul fait de la profession religieuse, il y a deux personnes de liées, le profès, c'est-à-dire le nouveau religieux, et le supérieur, c'est-à-dire l'abbé, en sorte qu'elle fait à l'un un devoir de veiller soigneusement à ce que le nouveau profès observe religieusement la règle, et à celui-ci une obligation de se montrer humblement soumis.

b Ce passage n'est pas clair; on pourrait en inférer qu'un supérieur peut sans excéder la mesure, prescrire à un religieux tout ce qui est conforme à la règle de saint Benoît ou même aux institutions de saint Basile, etc., en sorte que le religieux qui a fait profession selon la règle de saint Benoît par exemple, serait tenu de s'astreindre aux observances des autres règles, si son supérieur lui en faisait un devoir. Telle n'est pas la pensée de saint Bernard, qui a dit un peu plus haut, que le moine qui a fait profession selon la règle de saint Benoît, ne s'est point engagé à en suivre une autre, d'où il suit que les supérieurs ne doivent rien exiger que ce «qui a été réglé par notre Père saint Benoît, on du moins que ce qui y est certainement conforme.» Je crois donc qu'il faut rétablir ce passage de cette manière: «Qui ne soit point dans la règle, ou qui ne soit point selon la règle, telle que celle de Saint-Basile par exemple, etc.» Deux manuscrits estimés, l'un de Compiègne, l'autre de Saint-Thierri, de même qu'un manuscrit du Vatican et la première édition de Rouen se rapprochent de cette version pour une partie de la phrase, bien que dans le premier membre on lise: «Qui n'est pas selon la règle,» au lieu de «qui n'est pas dans la règle,» que je crois préférable. Mais si on tient pour la version commune, je l'adopterai volontiers moi-même, pourvu qu'on accorde qu'en cet endroit saint Bernard raisonne du plus ou moins; c'est comme s'il y avait que les religieux de saint Benoît n'étant pas tenus d'observer les ordres de leurs supérieurs quand ils ne sont pas selon la règle, le sont encore bien moins de suivre les instituts de saint Basile, qu'il peut être bien de leur prescrire, mais qu'ils ne sont pas obligés d'observer. De même que les chrétiens ne sont pas tenus d'observer les choses qui ne sont pas contenues dans les divins commandements, mais le sont encore bien moins de pratiquer ce qui n'est pas même de conseil évangélique.

lui obéir? Il est évident, en effet, qu'il n'a le droit d'exiger de moi que ce que j'ai promis.




CHAPITRE V. Les supérieurs ne doivent étendre ou restreindre la loi de l'obéissance ni au delà ni en deçà des limites de la profession religieuse.

4011 Vous m'avez demandé quelles sont les limites de l'obéissance, je viens de vous les indiquer. En effet, si la mesure de l'obéissance est le terme li même de la profession, et si le pouvoir de commander ne peut s'étendre que jusqu'aux limites mêmes du voeu, il est évident que l'obéissance a pour limites tout ce qui est en deçà, au delà, ou contre les termes même s de la profession. Il suit de là que tout religieux profès, dans quelque genre de vie qu'il soit entré pour y faire son salut, ne peut, en vertu de l'obéissance a, être contraint à aller au delà, ou à demeurer en deçà de son voeu, encore moins de faire quoi que ce soit de contraire à ce voeu. Dans ces limites, sa vie fixée par un voeu, affermie solidement par la profession religieuse, telle qu'on représente l'arbre de vie au milieu du paradis terrestre, sera d'elle-même, soyez-en sûrs, soumise à la loi et à l'obéissance. D'où il suit que les supérieurs ne peuvent prescrire ou défendre quoi que ce soit au delà de ces limites, qu'il ne leur est donné ni d'étendre ni de rétrécir à leur gré. Mon supérieur ne saurait donc me contraindre à faire ni plus ni moins que ce que mes voeux comportent, puisqu'il ne peut ni les aggraver sans mon consentement,

a Le manuscrit de Saint-Thierri présente ici une légère variante. Pierre de Celles dit avec raison, à l'occasion de ce passage, livre 2, lettre septième à l'abbé de Molesme. «Ne faites rien hors de Dieu, et n'ordonnez rien en dehors de saint Bernard.»

ni les restreindre sans nécessité. Je dis sans nécessité, attendu que la nécessité ne connaît point de loi et porte avec elle l'excuse des dispenses qu'elle motive; ou, sans mon consentement, vu que dans la volonté seule se trouve le mérite qui appelle la récompense; c'est donc à elle seule aussi qu'il appartient de monter d'un degré. Autrement toute dispense que la nécessité ne justifie pas est une prévarication; et toute restriction apportée à mon voeu contre ma volonté, est une imperfection dont je me plains, au lieu d'être un pas vers la perfection. Les supérieurs doivent donc donner pour limites à l'obéissance de leurs inférieurs, celles mêmes des voeux que ces derniers ont prononcés de leur propre bouche, et non point les limites de leur bon plaisir; qu'ils les engagent à tendre à plus de perfection encore, mais ne les y forcent point, et s'ils se prêtent, lorsque la nécessité l'exige, à les laisser descendre, qu'ils se gardent bien de tomber avec eux.



CHAPITRE VI. Tout religieux désireux d'atteindre à la perfection de son état, se gardera bien de renfermer son obéissance dans les limites rigoureuses de ses voeux.

4012 12. Mais, d'un autre côté, il faut que le religieux qui ne concevrait î e l'obéissance que dans les étroites limites de ses voeux, sache bien qu'une telle obéissance est loin d'être parfaite, car l'obéissance parfaite ignore ce que c'est qu'une loi et ne s'entoure point de barrières; sa volonté avide s'étend jusqu'aux limites de la charité, se porte d'elle-même à tout ce qui lui est proposé, et, avec cette ardeur d'une âme vive et généreuse, elle marche toujours en avant sans tenir compte des bornes et des limites. C'est d'elle en particulier que parlait l'apôtre saint Pierre, quand il disait: «Rendant chastes vos coeurs dans l'obéissance de la charité (),» et il la distinguait soigneusement de cette obéissance inerte et servile, si je puis parler ainsi, qui n'obéit que par nécessité, non point par amour. Telle est aussi l'obéissance du juste dont l'Apôtre dit qu'il «n'a point de loi (1Tm 1,9),» non pas en ce sens que le juste doive vivre sans connaître aucune loi, mais en ce sens que la loi ne pèse point sur lui comme sur un esclave; il est si éloigné de se renfermer dans les limites de son voeu et de sa profession que, dans l'ardeur de son âme, il aspire à les dépasser. D'ailleurs la règle (a) elle-même ne garde pas le silence sur ce point et conseille au religieux à qui on ordonne une chose impossible, «d'obéir par charité, en

a Il y a ici une très-légère variante entre les différents manuscrits; il en est même un, celui de Jumièges, qui place le mot «obéissance» en cet endroit. Il nous a semblé que nous devions préférer la leçon que nous dormons.

comptant sur le secours de Dieu (1S S. Bened., cap. 68).» D'ailleurs en décrivant le troisième degré de l'humilité, elle dit encore: «Que tout religieux se soumette à son supérieur en toute obéissance (Ibid., c. 7).» Evidemment, quand elle dit en toute obéissance, elle ne veut pas que nous mesurions notre obéissance aux termes de notre profession, que nous n'ayons devant les yeux que la limite de nos promesses, que les termes précis de notre engagement; mais elle veut que nous franchissions gaiement les bornes de nos voeux et que nous obéissions en toutes choses: l'obéissance ne doit avoir d'autres limites dans le temps que la fin même du temps: on ne doit cesser d'obéir qu'en cessant de vivre. C'est l'exemple que nous a damé, avec tant d'autorité, le Fils unique de Dieu, quand il obéit à son Père jusqu'à la mort; s'arrêter dans cette voie, c'est désobéir, c'est pécher, c'est transgresser, c'est prévariquer.




CHAPITRE VII. Des différents degrés de l'obéissance et de la gravité de la désobéissance d'après les distinctions précédemment établies.

4013 13. Mais il est à propos de distinguer pour quel motif, dans quels sentiments, dans quelle intention, envers qui et en qui on commet la faute de désobéir; car, si pour moi il n'y a pas de petite désobéissance, toutes ne sont pourtant point également graves à mes yeux. En effet, prenons ce commandement de Dieu: «Vous ne tuerez point;» et supposons deux homicides dont l'un tue pour voler et l'autre pour se défendre (a); ne vous semble-t-il pas que c'est bien là le cas de distinguer entre lèpre et lèpre, et qu'il y a une différence entre la manière na dont l'un et l'autre ont transgressé le même précepte? Mais, que dirons-nous, si l'un a cédé, en tuant, à un premier mouvement de colère, tandis que l'autre n'a commis le meurtre qu'après l'avoir prémédité avec soin et malice ou sous l'empire d'une haine invétérée? Jugerez-vous de même une action inspirée par des sentiments si différents? Autre exemple: il ne peut se voir de fornication plus incestueuse et plus impure que celle de ces deux filles de Lot qui se couchèrent dans le lit de leur père? Et pourtant, qui ne voit que la droiture de leur intention atténue singulièrement, efface même presque tout à fait la culpabilité de leur honteuse action. De même, en tenant compte avec sa raison de la différence de ceux qui commandent ou des choses commandées, on trouvera que la désobéissance est d'autant plus grave que l'autorité de celui qui commande est plus grande pour nous ou que la chose

a On verra plus loin dans le sixième traité adressé aux Templiers ce que saint Bernard pense de cette sorte d'homicide.

prescrite était plus importante. Mieux vaut, en effet, obéir à Dieu qu'aux hommes, et, parmi les hommes, à des maîtres qu'à des égaux, et enfin, parmi les maîtres, aux nôtres qu'à des maîtres étrangers. Or, s'il vaut mieux obéir aux uns qu'aux autres, c'est qu'évidemment il est plus mal de désobéir aux premiers qu'aux seconds.
4014 14. Il faut en dire autant des préceptes. Il est évident que les plus importants doivent etre observés avec plus de zèle et de soin que ceux qui le sont moins. C'est, d'après le même principe, que nous apprécierons la gravité ou la légèreté de la faute de quiconque les méprise. Or, à mon avis, c'est la volonté plus ou moins impérieuse du législateur, soit humain soit divin, qui fait que l'obligation d'un précepte est plus ou moins rigoureuse. En effet, ce précepte: «Vous ne volerez pas (Mc 10,19),» et cet autre: «Donnez à tous ceux qui vous demandent (Lc 6,30),» sont deux grands préceptes, attendu qu'ils sont l'un et l'autre divins,mais celui qui défend le vol est plus grand que le second: car il n'est personne qui ne sache que Dieu, étant infiniment juste, ne regarde pas d'un oeil aussi courroucé ceux qui retiennent leur propre bien que ceux qui prennent le bien d'autrui, et préfère de ces deux maux que nous gardions notre bien, plutôt que nous ne prenions celui des autres, et que, par conséquent, c'est une moindre faute de garder ce qu'on a que de dérober ce qui appartient au prochain.
4015 15. Il en est de même des préceptes humains, ils sont rarement d'une égale importance, parce que la volonté du législateur varie selon l'utilité ou la nécessité de ce qu'il prescrit, et qu'il désire et veut d'autant plus rigoureusement une chose qu'il la croit plus avantageuse ou plus juste. D'où il suit que c'est d'après la nature du précepte et l'autorité du législateur, qu'on doit juger jusqu'où doit aller l'obéissance, et quelle faute on commet en n'obéissant pas, puisque, comme nous l'avons dit, plus l'autorité des supérieurs est grande et leurs ordres m utiles, plus on leur doit une obéissance empressée, et plus aussi il est grave de mépriser leur commandement.
4016 16. Cela posé, il est bien facile de déterminer de quelle manière on doit obéir, et quelle faute on commet en n'obéissant pas, et de fixer des degrés non pas entre le jour et la nuit, c'est-à-dire entre l'obéissance qui est un bien et la désobéissance qui est un mal; mais dans le jour et dans la nuit même, c'est-à-dire entre le bien et le mieux, le mal et le pire. En effet, le premier degré de l'obéissance, selon ce que dit le notre Maitre (S. Bened., Reg. Cap. 5), sera d'obéir ou par la crainte de le l'enfer, ou à cause de la profession sainte que l'on a faite: mais il est préférable d'obéir par amour de Dieu, puisque dans le premier cas on obéit par crainte, et dans le second par charité; et l'obéissance sera parfaite quand on accomplira ce qui est prescrit selon l'intention de celui qui le prescrit. En effet, si les dispositions de celui qui obéit sont en harmonie avec les intentions de celui qui commande, il en résulte , qu'il ne se montre pas à contre-temps, comme cela n'arrive que trop souvent, d'un zèle très-grand pour les préceptes de médiocre importance et très-faible pour ceux d'une importance plus grande; estimant chaque précepte à sa juste valeur dans son esprit, il conserve une juste mesure dans les deux sens, soit qu'il fasse ce qui lui est prescrit, soit qu'il s'abstienne de ce qui lui est défendu. Ce n'est pas qu'il se croie en droit de mépriser ce qui lui semble moins important, mais parce qu'il regarde comme de moindre valeur ce qui l'est en effet en le comparant à d'autres choses plus importantes. Un homme vraiment obéissant, mais humble, sans mépriser les préceptes de moindre importance, sait apporter plus de soin à l'accomplissement des grands commandements, et discerner avec ce tact intime d'une âme pieuse et droite au sujet de quels préceptes il peut, avec le Prophète, répondre à son supérieur: «Vous avez ordonné que ces commandements fussent observés avec un soin tout particulier (Ps 118,4).» Comme en cet endroit le Psalmiste ne parle pas de tous les commandements en général, il y a lieu de croire qu'il parle seulement de ceux qui, ne pouvant jamais être violés sans une faute très-grave, sont suivis d'un châtiment égal à la faute, tels que celui-ci: «Vous ne tuerez pas;» et d'autres semblables, qu'il ne peut jamais être mal et injuste d'observer, ni bon ou licite de transgresser si on n'y est autorisé que par les hommes.



CHAPITRE VIII. Celui qui pèche par mépris de la loi est plus coupable que celui qui n'y contrevient que par négligence.

4017 17. Les préceptes susceptibles de dispense de la part des supérieurs, et dont la transgression n'est punie que de peines légères, sont réputés de moindre importance; tel est, par exemple, la défense de rire ou de parler; en effet, tant qu'elle n'existe pas, il n'y a pas de mal à rire et à parler; existe-t-elle au contraire? rire ou parler est une faute, mais non un crime, pourvu qu'on ne le fasse que par surprise ou par oubli, et non point par mépris de la loi. Ce sont, en effet, de ces choses indifférentes pouvant être matière à cette sorte de préceptes qu'on nomme factices, et qui engendrent une obligation bien différente de ceux qu'on appelle naturels; mais comme on ne peut y contrevenir par négligence sans péché, ni les violer par mépris sans crime, il n'appartient qu'à ceux à qui il a été dit: «Qui vous écoute m'écoute et qui vous méprise me méprise (Lc 10,16),» de le faire; car si la matière du précepte par elle-même est indifférente, cependant l'autorité de celui qui crée le précepte, engendre l'obligation, et l'obligation le péché; mais un péché léger, si la violation du précepte ne procède pas du mépris.
4018 18. On en peut dite autant en général de tout ce qui, de soi ou en soi, n'est ni bon iii niautais, ni l'objet d'un précepte; soit divin soit humains de sorte que si ce n'était pas l'objet d'un précepte, on pourrait indifféremment le faire ou ne le point faire, mais qu'on ne peut plus négliger sans faire une faute, ni mépriser sans commettre un crimes dès que c'est devenu l'objet l'un précepte; en ce cas on ne peut y contrevenir sans se rendre coupable, ni le mépriser sans être digne de l'enfer; car il y a cette différence que le premier ne pèche que par une sorte de langueur et de paresse, tandis que le second pèche par orgueil. Or le mépris, de quelque précepte qu'il s'agisse, est toujours aussi grave et généralement mortel. La négligence, au contraire, vénielle dans les préceptes muables, n'est grave que dans les immuables. Ainsi l'adultère, de quelque manière et dans quelque disposition qu'on le commette, est toujours un acte de débordement honteux, un péché, un crime; au contraire, une simple parole dite dans le temps ou dans le lieu du silence; ou un éclat de rire échappé à la vivacité plutôt qu'à 1a pensée de violer la loi, ce qui pourra peut-être dénoter un esprit distrait ou dissipé,-sont des fautes d'autant plus légères et pardonnables qu'elles sont à peine des fautes. Qui ne sait aussi que c'est violer la règle de la vérité même que de se laisser aller sciemment et de propos délibéré à des paroles oiseuses, quand même ce ne serait pas aux heures de silence? N'en doit-on pas en effet rendre compte au jugement dernier, selon la terrible menace que nous en fait le Souverain-Juge, quand il nous dit qu'on répondra au jugement dernier même d'une parole inutile (Mt 14). Ah! malheureux que nous sommes! comment rendre raison de ce qui est oiseux, c'est-à-dire de ce qui manque essentiellement de raison? Or, il n'est personne qui ne sache qu'un seul mot de médisance est bien autrement répréhensible et mérite une toute autre condamnation qu'une multitude de ces paroles oiseuses dont je viens de parler. Pourquoi cela? Parce que les préceptes étant différents, la faute l'est également, en sorte, comme je le disais plus haut, que les transgressions sont plus ou moins graves, selon due les préceptes le sont eux-mêmes.




CHAPITRE IX. On doit obéir à son supérieur comme à Dieu même.

4019 19. Mais il n'y a pas lieu à semblable distinction au sujet du législateur; que ce soit Dieu lui-même qui ordonne, ou un homme qui commande à sa place, on doit obéir avec le même soin et se soumettre avec la même déférence (a), à moins que ce dernier n'ordonne quelque chose de contraire à la loi de Dieu; en pareil cas il n'y a évidemment, selon moi, qu'une chose à faire, c'est de se ranger à l'avis de l'apôtre Pierre qui a dit: «Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Ac 5,19);» car si on ne veut point faire cette réponse avec les Apôtres, on est sûr de s'entendre dire, comme autrefois aux Pharisiens: «Pourquoi, vous aussi, violez-vous le commandement de Dieu pour suivre vos traditions humaines (Mt 15,3)?» Si votre supérieur se voit avec peine délaissé par vous pour le Maître qui enseigne la sagesse aux hommes, qu'il se console, en se rappelant cette pensée de Samuel, que vous lui aviez vous-même remise en Mémoire, et qui semble distinguer entre lèpre et lèpre: «Si un homme pèche contre un homme, on lui peut rendre Dieu favorable; mais si un homme pèche contre le Seigneur lui-même, qui priera pour lui (1S 2,25)?» Si donc il m'arrivait d'être placé dans la dure alternative d'offenser ou Dieu ou un homme, je préférerais certainement ne point offenser Dieu; c'est évidemment le parti le plus juste et le plus sûr; le Prophète lui-même, clans les paroles que je viens de citer, se charge de me rassurer en me disant qu'en ce cas il est encore possible de me rendre Dieu favorable. Mais si c'est Dieu même que j'offense, qui est-ce qui priera pour moi? Compterai-je sur l'homme? Mais l'Écriture m'en dissuade; bien plus, elle me dit: «Maudit celui qui met sa confiance en l'homme (),» et elle a mille fois raison; mais si j'offense Dieu, quand même on sous-entendrait que c'est pour plaire à un homme, «qui est-ce qui priera pour moi?» ni lui ni moi, car la prière de celui qui pèche et celle de celui pour qui on pèche sont également odieuses à celui contre qui on pèche, c'est-à-dire à Dieu. Il faut que celui qui doit prier Dieu pour nous soit en état de l'apaiser; or la faute, si faute il y a, qui offense l'homme à qui nous n'obéissons pas, diminue singulièrement d'importance, si tant est qu'elle ne cesse pas entièrement d'être crie faute, par le motif excellent qui la fait faire; mais quand il est dit: «Si un homme pèche contre un autre homme,» il faut sous-entendre pour plaire à Dieu, attendu qu'on ne peut offenser un supérieur, ni même qui que ce soit, sans pécher si Dieu n'est pas en cause, ainsi que le prouvent ces paroles de saint Paul: «En péchant de la sorte contre votre frère, c'est contre Jésus-Christ même que volts péchez (1Co 8,12),» et comme nous l'apprend la vérité même, quand elle dit en s'adressant aux Apôtres: «Celui qui vous méprise me méprise (Lc 10,16),» et, en parlant de tout fidèle en général: «Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits;» car, ajoute-t-il ailleurs: «Si quelqu'un est un sujet de scandale pour un de ces

a Combien peu songent à cela, quand ils ne tiennent aucun compte des ordres de leurs supérieurs? On peut voir à ce sujet, un peu plus loin, les n. 21,22 et 29; ainsi que le sermon quarante-deuxième sur le Cantique des Cantiques, n. 2.

petits (Mt 18,6),» Dieu nous préserve de la menace dont il fait suivre ces paroles.
4020 20. Pourtant il ne faut pas placer tous les scandales sur la même ligne; car il y a une différence entre le scandale des faibles et celui des pharisiens: en effet, ceux-ci se scandalisant du langage de la vérité même, le Seigneur dit à leur occasion aux Apôtres qui le lui faisaient remarquer et en concevaient de la crainte: «Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles (Mt 15,14).» C'est qu'effectivement, le scandale des premiers vient de leur ignorance, tandis que celui des seconds prend sa source dans leur malice; les uns se scandalisent parce qu'ils ne connaissent pas la vérité et les autres parce qu'ils ne l'aiment pas. Aussi, pensé je que les premiers sont appelés faibles et petits, parce que se trouvant dans de bonnes dispositions, mais étant fort peu instruits, s'ils ont le zèle des choses de Dieu, leur zèle n'est pas selon la science; le scandale qu'ils souffrent, au lieu d'exciter l'indignation des hommes vraiment spirituels, n'éveille que leur sollicitude, d'après cette recommandation de l'Apôtre: «Pour vous qui êtes spirituels ayez soin de les relever dans un esprit de douceur (Ga 6,1).» Il ne convient pas en effet, que ceux qui peuvent si facilement compter sur la miséricorde de Dieu, soient l'objet de l'indignation des hommes. C'est le raisonnement qu'on doit faire au sujet de ceux qui ont crucifié le Seigneur; si, d'un côté, ils ont fait un grand péché, de l'autre ils ne se sont point fait une juste idée de la faute qu'ils commettaient, et si, à un point de vue, ils étaient dignes de la colère de Dieu, à l'autre, ils méritaient qu'il leur pardonnât. Ils auraient été bien heureux si, comme le Seigneur le leur avait dit, ils n'eussent point pris de lui occasion de se scandaliser (Mt 11,6); comment aujourd'hui ne les point trouver à plaindre de s'être scandalisés? Mais s'ils sont à plaindre ne sont-ils pas en même temps dignes de pitié? ils le sont, je n'en veux d'autre preuve que cette charitable prière de celui que ses souffrances sur la croix n'empêchaient pas de compatir à leur malheur et de s'écrier: «Mon Père, pardonnez-leur (Lc 23,31),» ajoutant, comme s'il avait fallu trouver un motif à l'indulgence qu'il réclamait pour eux: «car ils ne savent pas ce qu'ils font.» C'est comme s'il avait dit. Ils sont d'autant plus dignes de pitié qu'ils savent moins ce qu'ils font; pardonnez-leur donc puisqu'ils ne reconnaissent point qui je suis; en effet, «s'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié celui qui est le Seigneur de la gloire (1Co 2,8).» Il y en a à qui je ne pardonne point comme à ceux-là, ce sont ceux qui m'ont vu et n'ont eu que des sentiments d'aversion pour moi et pour mon Père. Saint Paul voulait parler de ces fidèles qui sont petits et faibles en science, quand il inspirait la crainte du scandale à ceux qui, étant instruits de la vérité, ne savaient point condescendre à la faiblesse des autres, et leur disait: «Ainsi vous perdrez donc par votre science, votre frère pour qui Jésus-Christ est mort (1Co 8,11)?»
4021 21. S'il faut à ce point prendre garde de ne pas scandaliser les faibles, à combien plus forte raison doit-on éviter de scandaliser ses supérieurs, surtout quand on voit que Dieu leur fait l'honneur de les égaler à lui et de prendre pour lui le respect ou le mépris dont ils peuvent être l'objet, en disant: «Celui qui vous écoute m'écoute, et celui qui vous méprise me méprise (Lc 10,16)?» Notre règle ne tient pas un autre langage, car elle enseigne que «Obéir aux supérieurs, c'est obéir à Dieu même (S. Bened., Reg., cap. XV).» Par conséquent, dès qu'un homme qui tient la place de Dieu, nous prescrit quelque chose qui n'est point évidemment contraire à la loi de Dieu, nous devons lui obéir comme nous obéirions à Dieu même; il importe peu, en effet, que Dieu nous commande par lui-même ou par ses ministres, c'est-à-dire, par les hommes ou par les anges. Vous me direz peut-être, que les hommes peuvent se tromper sur la volonté de Dieu dans les choses douteuses, et commander à tort. Que vous importe à vous? Vous n'avez point de reproches à vous faire en ce cas, d'autant moins que vous avez pour vous l'autorité même des saintes Lettres qui vous disent: «Les lèvres du prêtre seront les dépositaires de la science, et c'est de sa bouche qu'on recevra la connaissance de la loi, parce qu'il est l'ange du Seigneur des armées (Ml 2,7).» C'est de la bouche, est-il dit, qu'on recevra la connaissance de la loi, non pas de celle que la sainte Écriture nous fait connaître d'une manière authentique, ni de celle que la raison nous montre sans obscurité; car, pour cette sorte de loi, on n'a besoin dé personne qui nous la montre ou nous l'enseigne, mais de celle qui est tellement obscure et cachée, qu'on peut douter si Dieu veut que les choses soient de telle manière plutôt que de telle autre, tant qu'on n'est pas renseigné d'une façon claire et précise, par les lèvres mêmes de ceux qui ont reçu le dépôt de la science et par la bouche d'un ange du Dieu des armées. Au fait, à qui demanderons-nous de préférence la connaissance des intentions secrètes de Dieu, si ce n'est à ceux qui ont pour mission d'être les dispensateurs de ses divins mystères? Nous devons donc écouter, comme nous écouterions Dieu même, dans tout ce qui n'est pas ouvertement contre Dieu, celui qui tient la place de Dieu auprès de nous.
4022 22. Et, en parlant ainsi, je ne dis rien de contraire au sentiment du prophète Samuel et je n'accorde point à l'homme, en cette circonstance, une autorité qui n'appartient qu'à Dieu, bien que, dans le cas dont je parlais plus haut, je lui reconnaisse le pouvoir de trancher la difficulté dans un sens plutôt que dans un autre, car s'il peut le faire toutes les fois qu'il y a doute, Dieu lui refuse ce pouvoir là où le précepte n'offre plus d'obscurité; en effet, si après ces mots: «Si un homme pèche contre un homme,» il faut sous-entendre pour plaire à Dieu, il est évident que l'auteur sacré suppose que les hommes peuvent commander quelque chose de contraire à la loi de Dieu. Prenant de là occasion et matière à controverses, vous prétendez que si on doit peser les commandements et les institutions des hommes au poids de l'autorité de Dieu, c'est à peine, pour ne pas dire plus, si l'homme pourra faire son salut en se soumettant à un homme, puisque dans une si grande multitude (a) de préceptes de supérieurs qui trop souvent s'occupent bien peu de leur affaire, il est fort difficile, pour ne pas dire absolument impossible, de ne pas prévariquer en quelque point.





Bernard, du précepte 4009