Bernard, du précepte 4023

CHAPITRE X. Il n'y a que pour les religieux imparfaits, charnels et de mauvaise volonté que la règle est lourde et pénible; elle semble douce et facile aux autres,

4023 23. Je ne veux point dire qu'il ne soit pas difficile d'atteindre à ce degré de perfection, mais ce n'est difficile que pour les âmes imparfaites. Or, on reconnaît une âme imparfaite et une volonté sans énergie, à ce signe: elles aiment à discuter les règlements des anciens; elles chicanent sur tous les points, veulent connaître la raison de tout ce qu'on leur ordonne, soupçonnent toujours qu'il y a quelque mal de caché sous toute espèce de commandement dont on leur laisse ignorer le motif, et n'obéissent volontiers, que lorsqu'on leur prescrit de faire ce qui leur plait ou ce qu'une raison évidente ou une autorité incontestable leur montre ne devoir ni ne pouvoir se faire autrement. Une telle obéissance est bien faible pour ne pas dire bien insoumise, et fort éloignée de celle due la règle appelle «une obéissance sans retard (1S S. Bened., cap. V).» Discuter n'est point obéir au premier mot, mais avec une pensée d'astuce. L'âme charnelle qui se trouve dans ses dispositions, sera non-seulement fatiguée, mais écrasée par le fardeau de la perfection dont elle s'est chargée; il n'en peut être autrement; car il est impossible à la chair qui est faible de porter un fardeau qu'un esprit dévoué peut seul trouver doux et léger, attendu qu'il n'y a que pour ceux qui sont animés de l'esprit de Jésus-Christ, que son joug n'est point un véritable fardeau, un joug insupportable; pour tout autre, on peut dire, à la lettre, que la loi de la règle ne s'est ajoutée à l'autre que pour donner lieu à l'abondance du péché. Ce n'est la faute ni de la loi ni du

a Telle est la leçon de tous les manuscrits que nous avons eus entre les mains, aussi la préférons-nous à celle des éditions qui ont paru jusqu'ici, et qui faisait dire: «Dans une pareille masse.»

législateur, mais de celui qui a eu l'imprudence de s'y soumettre et qui a ensuite l'impiété de l'enfreindre. Quant à la loi elle-même elle est juste et sainte; mais vous, sachez que vous n'êtes rien moins que charnel et esclave du péché. Mais c'était à vous de ne point l'oublier et de commencer, comme dit l'Evangile, par vous consulter avant de jeter les premiers fondements de votre tour, afin de vous assurer que vous aviez les fonds nécessaires pour la terminer. A présent, il ne vous reste plus qu'un parti à prendre, vous corriger et obéir à vos supérieurs, si vous ne voulez avoir la confusion de voir rire de vous et de vous entendre appliquer ces paroles: «Il a commencé à bâtir une tour, mais il n'a pu l'achever (
Lc 14,30).»
4024 24. Eh quoi! dira-t-on peut-être , y a-t-il un homme assez parfait pour ne point s'oublier quelquefois, au moins un peu, dans un tel nombre de petits préceptes que parfois les supérieurs multiplient sans presque y regarder? Je suis bien loin de le croire, surtout quand j'entends les apôtres dire en parlant d'eux-mêmes: «Nous faisons tous beaucoup de fautes (Jc 3,2);» et, si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes (1Jn 1,8).» Mais de ce que nous péchons en beaucoup de circonstances, il ne s'ensuit pas que toutes nos fautes soient graves et mortelles, d'autant plus qu'un auteur sacré nous console de ces fautes en disant: «Si néanmoins quelqu'un pèche, nous avons en Jésus-Christ un avocat auprès de Dieu le père, car il est une victime de propitiation pour nos péchés (1Jn 2,1).» Et un prophète nous apprend lui-même qu'il pria Dieu pour les transgresseurs de la loi, afin qu'ils ne périssent point (Is 53,12). Mais il faut bien remarquer que, s'il a prié pour les violateurs, il ne dit pas qu'il l'ait fait pour les contempteurs de la loi. Or, comment pourraient périr ceux pour qui le Sauveur même prie, afin qu'ils ne périssent pas? Je ne vois donc pas pourquoi on exagérait la faute de ceux qui violent quelques préceptes de médiocre importance, en criant bien haut qu'il ne peut pas y avoir de péché léger et véniel pour un religieux, parce que étant, pour toutes ses actions, sous la loi de l'obéissance, il ne peut faillir en une seule sans pécher mortellement? Pour raisonner ainsi , il faudrait évidemment admettre que tout ce que prescrit un supérieur a la même importance que ce que Dieu même ordonne; mais les préceptes évangéliques eux-mêmes diffèrent beaucoup les uns des autres, tant par le mérite qu'il y a à les observer, que, par le péril auquel on s'expose en y contrevenant.



CHAPITRE XI. Il y a des préceptes d'inégale importance, donc ceux qui les transgressent pèchent inégalement.

4025 25. Ainsi, il est certain maintenant que les préceptes ne sont pas tous obligatoires au même degré et n'ont pas tous la même importance ni la même utilité; il s'ensuit donc que là transgression n'en est pas non plus également grave, et, par conséquent, que les fautes étant inégales, les châtiments qui leur sont réservés doivent pareillement être inégaux; en effet. dès que les préceptes sont d'inégale importance, la transgression n'en saurait être également coupable ni mériter un égal châtiment. Ainsi l'Évangile défend en même temps l'abus du boire et du manger et les honteux excès de la fornication, mais qui est-ce qui ne redoutera pas plus d'être souillé par le péché d'impureté que par un excès de table? D'ailleurs est-ce que la vérité elle-même, en parlant de la poutre et du fétu de paille, dans son Évangile (Mt 7,4), ne montre pas qu'à ses yeux, s'il y a des désobéissances graves, il en est aussi de légères? N'est-ce pas elle qui distingue et précise les degrés dans la peine que mérite chaque faute, quand elle déclare que tel péché mérite d'être condamné par le tribunal du jugement, tel autre par celui du conseil, et que tel autre encore est digne du feu de l'enfer (Mt 5,22)? Je ne vois pas la nécessité de conclure de ce que les supérieurs sont investis de l'autorité même de Dieu pour commander à leurs inférieurs, il n'y a plus de fautes légères ou vénielles pour un religieux, et que toute désobéissance de sa part est une faute mortelle, parce que toutes ses actions sont soumises à la loi de l'obéissance. Admettons que ce soit un péché mortel digne du feu de l'enfer, quelle faute sera pour nous celle qui, d'après la vérité même, ne mérite que d'être condamnée par le tribunal du jugement? On ne dira pas sans doute qu'il n'y a point de coulpe dans cette faute, puisque elle rend coupable. S'il y a coulpe, il y a donc péché; or tout péché n'est péché que parce qu'il est un acte contraire à la loi de Dieu; donc tout péché est une désobéissance à la loi de Dieu.
4026 26. Je conclus de ce qui précède, que se mettre en colère contre son frère est une désobéissance à la loi de Dieu, mais n'est point un péché mortel; voilà donc une faute qui peut être légère et vénielle pour un religieux et quine consiste pas dans la violation d'un précepte humain, mais d'un précepte divin; c'est parmi ce genre de fautes qu'on doit ranger la plupart des entretiens vains et futiles, les pensées, les paroles et les actions oiseuses, car tout cela est toujours contraire non-seulement à une loi en général, mais à la loi de Dieu. Ce sont certainement autant de péchés, car Dieu défend tout cela; néanmoins ce ne sont que des péchés véniels et non mortels, à moins qu'ils ne soient accompagnés du mépris de la loi qui change la transgression en usage et en habitude; mais alors ce n'est plus la nature de la faute, mais l'intention de celui qui la commet qui en fait la gravité; cet orgueilleux mépris et cette persévérance dans le mal, d'un coeur sans repentir, changent les moindres fautes en fautes graves et donnent le caractère d'une révolte mortellement coupable à la transgression du précepte le moins important de sa nature. C'est en effet dans ces conditions, selon le prophète Samuel, que la désobéissance devient indubitablement mortelle; car, dit-il, «c'est une sorte de péché de magie de se révolter contre Dieu, et un crime pareil à celui de l'idolâtrie que de ne vouloir point se soumettre à sa volonté (1S 15,23).» Remarquez que le Prophète ne de dit pas que ce soit un crime «de ne point se soumettre;» mais «de ne pas vouloir se soumettre,» afin de ne pas égaler au crime de l'idolâtrie la simple transgression d'un commandement, mais seulement l'orgueilleuse révolte (a) de la volonté; car autre chose en effet est de. ne point obéir, et autre chose de ne vouloir point obéir; l'un est souvent la conséquence d'une erreur ou la suite d'un certain manque de force; l'autre au contraire vient d'un odieux entêtement ou d'un insupportable esprit de révolte. En effet, se révolter contre Dieu, ce n'est pas autre chose que résister à l'Esprit-Saint; or si cette révolte dure jusqu'à la mort, c'est un péché irrémissible en ce monde et clans l'autre. Toute transgression de la loi n'est donc mortelle que s'il y a révolte contre Dieu et volonté de ne point obéir. Mais que d'hommes violent la loi de Dieu sans que ce soit avec cette pensée de révolte et sans cette détestable mauvaise volonté? Comment donc peut-on dire que toute désobéissance est mortelle pour un religieux, s'il faut admettre que toute transgression qui n'est point accompagnée de cet esprit de révolte et de mauvais vouloir n'est point mortelle de sa nature?
4027 27. C'est en vain qu'on voudrait assimiler toute désobéissance à celle du paradis terrestre, puisque celle-ci eut pour conséquence, non pas seulement de lier la personne des coupables, mais encore de changer leur nature. D'ailleurs je suis porté à croire que cette première et grande sa prévarication elle-même, ne s'est trouvée aggravée, en grande partie, sinon uniquement, que par l'esprit de révolte dans lequel les coupables ont voulu ensuite s'excuser; en effet, lorsque Dieu leur demandait pourquoi ils avaient péché, car il ne voulait pas qu'ils mourussent mais plutôt qu'ils se convertissent et vécussent, ils aimèrent mieux

a Plusieurs éditions donnent ici une autre leçon et remplacent ces mots: «l'orgueilleuse révolte» de nos manuscrits par celui-ci, «le mépris.» Mais nous avons préféré lire «orgueilleuse révolte,» à cause de ce que saint Bernard dit plus bas, en parlant de «cet esprit de révolte et de mauvais vouloir...»

laisser aller leur coeur à des paroles de malice qui ne tendaient qu'à chercher une excuse à leur péché (
Ps 140,4). L'homme pécheur fit ainsi deux fautes pour une, puisqu'il n'eut point assez pitié de son âme pour avouer son péché, afin d'en être guéri, et poussa ensuite la cruauté jusqu'à rejeter la faute sur sa femme, pour s'excuser lui-même par un mensonge.
4028 28. Comment peut-on dire que toute désobéissance est un péché mortel pour un religieux, et lui faire un crime de l'impossible, lorsque, par exemple, il pèche par ignorance, succombe par suite de malheureuses circonstances, ou désobéit parce qu'il n'a pas pu faire autrement? Oui, je me demande comment on peut taxer de mortelle, toute désobéissance d'un religieux, quand cette désobéissance antique si connue et si funeste, eût été facilement pardonnée, c'est l'opinion générale, si au lieu de chercher à s'excuser, Adam pécheur eût simplement reconnu sa faute; car, comme je l'ai déjà dit, c'est moins le simple fait de sa désobéissance, quoique bien délibérée, que son endurcissement avec son excuse préméditée qui lui fut fatale.




CHAPITRE XII. S'il y a des degrés dans la transgression de la loi de Dieu, il faut en admettre aussi dans la violation de la Règle.

4029 29. Mais s'il faut admettre que la transgression de la loi de Dieu est tantôt grave et tantôt légère, comment refuser d'admettre qu'il en est de même pour les péchés contre notre règle? Prétendra-t-on que les lois humaines obligent plus rigoureusement que les lois divines et qu'on doit faire plus de cas des ordres que Dieu nous donne par ses représentants que de ceux qu'il donne par lui-même? Mais nous trouvons que saint Benoît lui aussi (S. Bened. Reg., c. XXIV et XXV) établit une différence entre ses propres préceptes et regarde la transgression des uns comme une faute moindre que la transgression des autres. Evidemment là où la faute est moindre, l'obligation d'obéir l'est également. Il faut donc admettre que parmi les préceptes de nos supérieurs il s'en trouve quelquefois de moins importants les uns que les autres; et d'après la règle elle-même, la transgression est aussi moins coupable, ce qui n'empêche pas qu'on ne peut désobéir à son père abbé sans désobéir à Dieu même. Il est certain, puisque c'est Dieu lui-même qui le dit, que ses commandements ne sont pas tous d'une égale importance et ne réclament pas tous le même zèle dans la pratique; évidemment on doit observer celui qu'il nous présente «comme étant le premier et le plus grand commandement (Mt 22,38),» avec plus de soin que ceux dont il dit. «Quiconque violera le moindre de ces commandements (Mt 5,19).» Eh quoi! après avoir entendu la règle parler de fautes plus graves et de fautes moins graves, et l'Évangile, de commandements très-grands et de commandements moins grands, peut-on bien dire que toute transgression, de quelque précepte que ce soit, est égale? Il n'y a donc aucune nécessité d'admettre, comme vous le prétendez, ou que ce que les hommes prescrivent, même lorsque ce n'est point contraire à la loi de Dieu, ce n'est point en vertu de l'autorité de Dieu qu'ils le prescrivent, ou que, pour un religieux, il n'y a point de péché léger ou véniel; en effet, s'il est vrai, comme il l'est réellement, que c'est à Dieu qu'on désobéit quand on désobéit à celui qui nous tient lieu de lui, et lorsqu'on transgresse un précepte qui n'a rien de contraire à la justice, il l'est également que la transgression n'est grave qu'à proportion de l'importance même du précepte, car c'est toujours le même Dieu qu'on offense, ses lois n'ont pas toutes la même gravité, et les fautes qu'on commet en les violant diffèrent selon les préceptes. Voilà pourquoi notre père saint Benoît a dit: «L'excommunication doit être mesurée sur l'étendue même de la faute (S. Bened. Reg., c. XIV).»
4030 30. D'après cela, c'est donc sans motif, comme vous le voyez, que vous vous effrayez ou que vous essayez d'effrayer les autres à la pensée du voeu d'obéissance qui se fait dans la profession religieuse, comme s'il ne fallait pas faire voeu d'une chose qu'on ne peut tenir à la rigueur et qu'on ne peut pas ne point tenir sans pécher, par la raison qu'on doit regarder comme venant de Dieu même tout ce qu'ordonne de bien, celui qui tient pour nous la place de Dieu. Oui, vous dirai je. lest absolument sans raison que vous prenez de là occasion de tellement exagérer le mal de la désobéissance que vous n'osiez plus ensuite faire voeu d'obéissance quelque utile que soit ce voeu, attendu que s'il est difficile de se préserver des embûches du serpent de la désobéissance, comme vous le dites, au milieu de préceptes si divers et si nombreux que nos pères nous ont laissés, il n'y a pas toujours de faute grave et mortelle à ne pas faire ce qui est prescrit. Quoique toute désobéissance soit Sao inexcusable, aucune pourtant n'est mortelle que celle dont on ne fait point pénitence; nulle ne tue l'âme si elle n'a pas le mépris orgueilleux de la loi, pour principe. L'obéissance est donc pleine de sécurité pour les enfants, et les hommes de bonne volonté sont assurés de goûter une véritable paix, puisque dans toute désobéissance il n'y a de mortel que l'impénitence, malheur inconnu à ceux qui aiment Dieu; et il n'y a de grave que l'orgueil qu'on évite facilement quand on a peur de l'enfer. Mais quelques exemples feront mieux comprendre ce que je dis. Mon supérieur me prescrit de garder le silence. Par hasard, dans un moment d'oubli, quelques paroles m'échappent; je ne puis disconvenir que je sois coupable d'une désobéissance, mais ma faute n'est que vénielle; si au contraire c'est sciemment, de propos délibéré et par mépris de la loi que j'ai rompu le silence et prononcé ces quelques paroles, j'ai prévariqué et ma faute est mortelle; enfin si je persévère dans cet état jusqu'à la mort, sans me repentir, non-seulement je suis pécheur, mais de plus je suis damné.




CHAPITRE XIII. Saint Bernard montre leur erreur aux moines qui exagèrent la difficulté de l'obéissance religieuse ou qui prétendent qu'elle est impossible.

4031 31. Peut-être cela vous parait-il encore bien dur; car, si j'ai bonne mémoire, voici en quels termes vous vous plaigniez de la vie monastique en considérant combien il est difficile, impossible même, selon vous, de pratiquer l'obéissance religieuse sans jamais y manquer. Est-ce là, disiez vous, cette voie d'autant plus sûre qu'elle est plus étroite, ce sentier qui mène d'autant plus directement à Dieu qu'il est plus ardu. Quand il est déjà si difficile au religieux, à cause de la faiblesse humaine, d'éviter ce qui est mal de sa nature et de pratiquer ce qui est bien en soi, il lui faut de plus apporter un soin plus grand encore pour faire ou ne point faire ce qu'il plait à son supérieur de lui prescrire en outre ou de lui défendre. Puis vous ajoutiez: la plupart des religieux sont persuadés qu'il en est ainsi, bien qu'il yen ait très-peu, si tant est qu'il y en ait, qui observent leur règle à la lettre. Que résulte-t-il de cette conviction? c'est que ces religieux se trouvent dans le même état que ceux dont l'Apôtre disait; «Il y en a qui croient encore que les idoles sont quelque chose et se rendent coupables d'idolâtrie en mangeant des viandes qui leur ont été offertes (1Co 8,7)?» Ce serait parfaitement juste en effet, si les choses étaient telles que vous le dites. Evidemment on fait un péché toutes les fois qu'on n'accomplit pas ce à quoi on est persuadé qu'on est tenu. Vous dites donc, pour résumer votre pensée en quelques mots, que ce n'est qu'à grand'peine qu'on peut garder à la lettre les commandements de Dieu et qu'il est impossible d'observer de même ceux de l'abbé: or la vérité même déclare (Mt 5,19), qu'on ne peut omettre un iota de la loi, et, si vous me permettez de le dire, je trouve que ceux qui sont dans ces sentiments, n'ont pas encore goûté combien le Seigneur est doux; ils gémissent toujours sous le poids de la loi et ils ne respirent pas encore à l'air libre de la grâce; ils n'ont point éprouvé combien le joug du Seigneur est agréable; on peut dire avec certitude qu'ils sont toujours dans les défaillances de la chair parce que l'Esprit n'est point encore venu au secours de leur faiblesse (Rm 8,26).
4032 32. Que signifie cette distinction entre les commandements de Dieu qu'on ne peut qu'à grand peine garder à la lettre, et ceux de l'abbé, qu'il est impossible d'observer de même, soit qu'il ordonne soit qu'il défende quelque chose? Comme s'il y avait moyen d'observer les uns sans les autres. Faites donc attention qu'en parlant des supérieurs même indignes, Dieu veut «que nous fassions ce qu'il nous disent (Mt 23,3).» Par conséquent ceux qui ne le font point ne désobéissent pas seulement à un homme, mais à Dieu. Mais faut-il admettre que personne n'observe exactement les ordres de son supérieur? S'il en est ainsi, à quoi cela tient-il? C'est ou parce que nous ne pouvons point ou bien parce que nous ne voulons point les observer. Si le voulant nous ne pouvons pas, nous sommes en sûreté de conscience, mais si, le pouvant, nous ne le voulons pas, nous sommes des orgueilleux; c'est, j'en conviens avec vous, ce qu'il faut éviter d'être à tout prix, puisque c'est l'orgueil qui nous ferait tomber dans le crime de la désobéissance. Penseriez-vous qu'il est impossible de ne point violer les ordres de ses supérieurs par un sentiment d'orgueilleux mépris? je vous dirai qu'on compte des religieux non pas en petit; mais en grand nombre, qui sont d'un avis tout opposé et qui savent le contraire par leur propre expérience. Si vous, ne trouvant plus impossible mais seulement très-difficile de ne point mépriser vos supérieurs, pendant que vous vous abstenez de céder à des sentiments de mépris et d'orgueil, sous la contrainte qui vous pèse, vous attaquez le voeu d'obéissance, en disant qu'il est dangereux de promettre ce qu'on a tant de mal à tenir, je vous répondrai, ou plutôt le Seigneur et non moi vous dira: «Que celui qui peut comprendre cela, le comprenne (Mt 19,12).» C'est-à-dire, comme je vous le disais plus haut, qu'avant de placer la première pierre de l'édifice, on examine si on a tout ce qu'il faut pour le continuer jusqu'au bout; après cela, comme on dit, ne commencez pas ou, si vous commencez, continuez jusqu'à la fin. D'ailleurs personne, s'il veut bien faire attention à ce à quoi il s'engage, ne promet de ne faillir désormais en quoi que ce soit, c'est-à-dire, de ne plus jamais pécher; un tel serment ne serait rien moins qu'un parjure dans la bouche de celui qui le ferait à moins qu'il ne fût plus saint que celui qui a dit: «Nous faisons tous beaucoup de fautes (Jc 3,2).» Si cette conséquence ne semble pas juste, il faut prendre garde au principe et voir si la loi religieuse, qui n'est établie que pour diminuer nos fautes, non-seulement n'en restreint pas le nombre, mais au contraire n'y ajoute point encore le parjure, s'il est effectivement certain pour nous, qu'en faisant profession religieuse, nous prenons des engagements qu'il nous est impossible de tenir.
4033 33. Il faut diviser les observances régulières en deux classes, les préceptes et les remèdes. Les préceptes règlent notre vie de manière que nous ne péchions pas, et les remèdes nous rendent l'innocence perdue par le péché. Notre profession comprend donc ces deux choses, de sorte qu'une fois profès, s'il nous arrive de violer quelques points de la règle, nous ne sommes pas censés avoir manqué à nos promesses, quoique nous ayons effectivement contrevenu à la règle, pourvu que nous recourions aux remèdes que cette règle elle-même nous indique. Celui-là seul qui méprise les préceptes et les remèdes, enfreint son voeu, manque à ses engagements et viole sa règle; car pour moi, celui qui ne que repousse point le conseil de se repentir, quand il lui arrive de s'écartes ter des sentiers de l'obéissance, est en sûreté de conscience; en effet, es s'il ne s'est point rigoureusement tenu dans les limites de l'obéissance, et il ne s'est pas non plus entièrement soustrait à ses lois, puisqu'il ne refuse point de subir la pénitence que la règle lui impose; cette pénitence fait en effet partie de la règle, qui a pour but non-seulement de diriger notre vie vers le bien, mais encore de la purifier, si elle devient mauvaise. on y trouve en même temps des préceptes pour l'obéissance et des remèdes pour la désobéissance, en sorte qu'on ne puisse pas même par le péché échapper à la règle. Je reconnais volontiers qu'il n'est donné à personne de ne jamais manquer, au moins en choses légères, aux devoirs de l'obéissance, mais ne me dites pas qu'il est impossible d'observer la règle, puisque la règle elle-même fournit les moyens de réparer même les fautes graves, s'il nous arrive d'en faire quelqu'une. Lors donc que vous dites qu'il n'est pas possible qu'on le observe à la lettre tous les préceptes des supérieurs, vous avez raison, mais la désobéissance est légère et on trouve dans la règle elle-même un moyen facile de remédier au mal, si la transgression n'est pas le fruit du mépris; mais si vous prétendez qu'on ne peut toujours éviter ce sentiment de mépris, je vous dis que ce n'est point exact, et de plus, en ce cas encore, la règle ne laisse point la faute sans remède; il faut sans doute un remède plus énergique, mais enfin le mal ne lui échappe tout-à-fait que si le pécheur en vient à mépriser le remède lui-même.
4034 34. S'il en est ainsi, c'est à tort que nous disons qu'il n'y a pas moyen de pratiquer notre règle et c'est en vain que, nous flattant qu'il nous est absolument impossible de ne pas pécher, nous croyons pouvoir mépriser les ordres justes de nos supérieurs, sous prétexte qu'ils viennent des hommes et non de Dieu. Or, on ne peut pas dire que notre règle prescrit l'impossible, parce qu'elle veut que nous obéissions aux hommes comme à Dieu même, car quel religieux ne trouvera point, je ne dis pas possible, mais facile avec la grâce de Dieu, de ne point manquer à sa règle, quand il est prouvé que ce n'est pas la désobéissance mais l'impénitence qui fait qu'on la viole. En effet, comme je vous l'ai déjà dit, il n'est pas un religieux qui s'engage à ne plus jamais pécher, par conséquent s'il lui arrive de pécher d'une manière ou d'une autre contre l'obéissance, il n'a pas pour cela violé la règle, à moins qu'il né croie par erreur qu'il ait pris un pareil engagement en faisant profession, ainsi que beaucoup le pensent, d'après ce que vous me dites. Pour ceux-là, s'ils existent en effet, comme vous me l'affirmez, il est certain, selon la remarque que vous faites, que leur conviction, qui n'est pas de la crédulité, mais de la cruauté, met leur conscience dans le même cas que celle de ces chrétiens qui péchaient en mangeant des viandes offertes aux idoles et que d'autres pouvaient manger sans pécher (1Co 8,7). Quiconque partage cette conviction doit inévitablement être victime de sa croyance, de même que la science du fidèle instruit cause, dans le cas dont parle l'Apôtre, la perte de celui qui est encore faible et peu éclairé (1Co 8,11). Et de même que, selon la doctrine même de l'Apôtre, rien n'est impur de ce qu'on mange en rendant grâces à Dieu, si ce n'est pour celui qui le croit impur (Rm 14,14 et 1Tm 4,4), ainsi la profession religieuse en elle-même n'est mortelle que pour celui qui la croit mortelle. Or je crois avoir suffisamment montré plus haut ce qu'il faut penser d'une telle conviction.



CHAPITRE XIV. Pourquoi une conscience erronée ne change pas le mal en bien comme elle change le bien en mal.

4035 35. Vous me faites, à l'occasion du passage que je viens de citer de saint Paul, une petite question à laquelle je dois répondre ici. Vous me demandez si ce que l'Apôtre dit des viandes offertes aux idoles «je pense que de soi rien n'est impur en Jésus-Christ, excepté pour celui qui le croit impur (Rm 14,14),» et «celui qui en mange alors est damné, parce qu'il n'agit pas selon sa foi (Rm 14,23),» peut-être regardé comme une règle générale, en sorte que tout ce qu'on fait dans la pensée que c'est mal est mal en effet, et aussi mal qu'on le, croyait. Si je vous dis qu'il en est effectivement ainsi, vous allez me presser de nouveau de questions en me demandant pourquoi au contraire, ce qu'on fait en pensant, mais à tort, que c'est bien, n'est pas bien et ne l'est pas au point où on le croyait bien; il vous parait étonnant, en effet, et même injuste que l'opinion de l'homme soit plus puissante pour le mal que pour le bien. Si je vous dis que pour le mal il est juste qu'il en soit ainsi parce que nous avons l'oeil mauvais, vous me demanderez avec raison pourquoi il n'en est pas de même en bien, pour ceux qui ont l'oeil bon. Car celui qui a dit: si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres, adit aussi: si votre mil est pur et simple tout votre corps sera éclairé (Mt 6,22). Mais remarquez bien que 1'oei1 de celui qui se trompe n'est pas tout à fait pur et simple; or on ne se trompe pas moins en regardant le bien comme mal qu'en trouvant le mal bien. Or, vous savez que dans les deux cas on est sous le coup de cet anathème du Prophète: «Malheur à vous qui appelez bien ce qui est mal et mal ce qui est bien (Is 5,20).» Et pourtant personne ne voudra rien faire pour éviter cette malédiction du Prophète a, sous prétexte que cette bonne intention est précisément l'oeil pur et simple dont la vérité même a dit qu'il est la cause (a), que notre corps tout entier, c'est-à-dire toutes nos oeuvres sont dans la lumière. Néanmoins on ne saurait dire que le héraut de la vérité proclame quoique ce soit contre la vérité et blâme ceux qu'elle loue.
4036 36. Selon moi, pour que l'oeil de l'âme soit vraiment pur et simple, il lui faut deux choses, la charité dans l'intention et la vérité dans l'élection. Car si elle aime ce qui est bien et ne choisisse pas ce qui est vrai, elle a bien le zèle des choses de Dieu, mais c'est un zèle qui n'est pas selon la science. Or je ne sais pas comment, au jugement de la vérité, il peut y avoir une vraie simplicité sans la vérité. Lorsque la vérité magistrale voulut enseigner la vraie simplicité à ses disciples, elle leur dit «Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Mt 10,48).» Elle leur recommande d'abord la prudence sans laquelle personne ne peut être assez simple. Comment donc l'oeil de l'âme le sera-t-il dans l'ignorance de la vérité? Faudra-t-il donc regarder comme une vraie simplicité celle que la simple vérité ne connaît point? N'est-il pas écrit: «L'ignorant sera ignoré.» Il est donc évident que la simplicité digne d'être louée, et qui le fut en effet par le Seigneur, ne va point sans ces deux compagnes; la bienveillance et la prudence, afin que 1'oeil de l'âme non-seulement soit bon et ne veuille point tromper, mais encore soit prudent et ne puisse pas être trompé.
4037 37. D'ailleurs, de même que ce qui fait l'oeil pur et simple, ce sont deux choses excellentes, l'amour du bien et la connaissance de la vérité, ainsi ce qui fait l'oeil mauvais ce sont deux choses mauvaises, l'aveuglement qui empêche l'âme de voir la vérité, et la perversité qui lui fait aimer

a Ce passage de saint Bernard est fort obscur; mais toutes les éditions et tous les manuscrits en donnent la même leçon. Horstius pense qu'il y aurait lieu de le remplacer par une autre ainsi conçue «Et pourtant comme il n'y a personne qui ne veuille éviter, etc.» Mais il faut s'en tenir à la leçon commune qui reproduit la seconde partie du dilemme proposé par notre saint Docteur. En effet, dans cet endroit, saint Bernard entreprend de prouver que la bonne intention qui fait que toutes nos oeuvres sont dans la lumière, n'est pas aussi efficace pour le mal que pour le bien. Voici à peu près son raisonnement: L'intention par rapport au mal est un oeil simple ou ne l'est pas. Or si elle l'est, elle n'encourt pas moins la malédiction que le Prophète fait entendre contre ceux qui appellent mal ce qui est bien; et pourtant il n'est personne qui veuille éviter cet anathème, puisque l'intention en question est précisément l'oeil simple et pur que loue la Vérité même.

a Telle est la leçon qu'on doit préférer à toutes celles qui ont été précédemment données de ce passage, dans les autres éditions; car le sens est bien que l'oeil simple est «l'argument, la cause que notre corps tout entier, c'est-à-dire toutes nos oeuvres sont clans la lumière.»

l'iniquité. Mais, entre les deux bonnes choses qui ne peuvent ni tromper ni se tromper, et les deux mauvaises qui peuvent également se tromper et tromper, il y en a deux qui tiennent le milieu; l'une bonne qui fait que si l'oeil intérieur peut être trompé parce qu'il ignore la vérité, cependant, à cause de son amour du bien, il ne peut consentir tout à fait à tromper; l'autre mauvaise qui, tout en n'empêchant pas la connaissance de la vérité, ne permet pourtant pas, à cause de sa nature mauvaise, de sentir l'amour du bien.
4038 38. Or comme tout est plus clair quand on le divise, établissons due, de même qu'il y a deux bonnes et deux mauvaises choses, il y a aussi quatre sortes d'yeux intérieurs, un bon et un meilleur, un mauvais et un pire, et donnons des exemples à l'appui de cette division. Il y a des gens qui aiment le bien, et, par ignorance, font le mal; leur oeil est bon, puisqu'il est bienveillant, mais il n'est pas net et simple, puisqu'il ne voit pas bien. Il y en a d'autres qui font le bien volontiers et le comprennent prudemment; on peut dire qu'ils ont l'oeil net et simple, puisqu'ils réunissent ces deux bonnes choses, l'amour et la connaissance du bien. Voilà l'oeil que Dieu désire trouver en nous, quand il regarde du ciel sur les enfants des hommes, afin de voir s'il en trouvera qui aient de l'intelligence et recherchent le Seigneur (Ps 13,3). Par contre, il y a des hommes qui n'aiment pas le bien, leur malice les a pervertis, mais assez instruits pour mal faire, ce n'est pas l'ignorance qui les aveugle; ceux-là n'ont pas encore l'oeil entièrement mauvais, puisqu'ils ont encore une des deux bonnes choses dont j'ai parlé, je veux dire la science; il est vrai qu'ils ne la possèdent que pour leur malheur.
4039 39. Il y en a qui font le bien sans le savoir et sans l'aimer; ceux-là, n je n'hésite pas à les appeler mauvais, puisque je trouve en eux les deux mauvaises choses dont il a été parlé plus haut, l'aveuglement et l'ignorance. On les appelle mauvais (nequam), comme qui dirait n'ayant absolument (nequaquam) rien de bon, et privés en même temps des deux biens déjà cités, la connaissance et l'amour de la vérité. Il y a encore un autre oeil bon, comme je l'ai dit, mais facile à tromper: c'est celui que le Prophète compare «à Ephraïm qui est semblable à une colombe facile à séduire et sans intelligence (Os 7,11).» Mais ce n'est pas là 1'oeil que le Seigneur déclare net et simple, qui ne sait ni tromper ni se tromper, et qu'il recommande à ses apôtres en leur disant: «Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Mt 10,15).»
4040 40. De même il y a un ceil simplement mauvais, trompant volontiers il mais ne se laissant pas facilement tromper. Tel est l'oeil de ceux à qui très le Seigneur lui-même reproche d'être plus prudents en leur genre que les enfants de la lumière (Lc 16,8). Il y en a un autre tout à fait mauvais, parce qu'il l'est doublement, c'est l'oei1 de ceux dont la malice engendre l'ignorance et dont l'ignorance couvre la malice, en sorte qu'il leur arrive bien souvent, par ignorance, de ne pas faire le mal qu'ils voudraient ou de faire le bien qu'ils ne voudraient pas. Leur coeur insensé est comme frappé d'aveuglement, et ils semblent déjà abandonnés à leurs sens réprouvés, en sorte qu'ils ne peuvent plus ni distinguer ni aimer le bien. C'est d'eux qu'il est écrit: «Quand le méchant est tombé au fond de l'abîme du péché, il méprise tout (Pr 18,3).» En effet, ces sortes de pécheurs ne voudraient pour rien au monde éviter le mal, quand même ils le pourraient, et, le voudraient-ils, ils ne le sauraient. Voilà pourquoi, dans la division que j'établissais plus haut, j'ai classé leur oeil parmi les pires, non parce qu'il est plus gâté, mais parce qu'il est plus dangereux. En effet, l'ignorance produit la sécurité, qui rend moins attentif sinon pire: néanmoins on ne peut nier qu'il soit pire que l'autre, puisque le mauvais mil n'est mauvais que parce qu'il a une mauvaise intention, tandis que l'autre a de plus une considération fausse. De deux biens, le premier ne manque que d'un seul, l'amour du bien, le second manque, de plus, du discernement de la vérité. Je pense que c'est de ce dernier oeil, c'est-à-dire de celui qui manque des deux biens à la fois, et du premier oeil, c'est-à-dire de celui qui est très-bon parce qu'il jouit des deux biens en même temps, que la Vérité voulait parler quand elle disait, qu'avec l'un le corps entier est dans les ténèbres et avec l'autre il est tout entier dans la lumière; car pour ce qui est des deux autres sortes d'yeux, qui n'ont ni les deux biens ni les deux maux en même temps, ils peuvent bien donner quelque lumière ou quelques ténèbres au corps, mais ils ne le laissent ni dans des ténèbres ni dans une lumière complètes.
4041 41. Si donc, pour en revenir à votre question, c'est avoir l'oeil véritablement mauvais que de joindre la perversité à l'aveuglement et de croire mal le bien même qu'on fait, il est certain que celui qui fait bien en croyant mal faire, change pour lui le bien en mal, et même, en un mal aussi grand qu'il se figure qu'il est; par la raison que nous en donne le Seigneur lui-même, quand il nous dit qu'un oeil mauvais plonge le corps tout entier dans les ténèbres. En effet, quelle place y a-t-il pour la lumière, là où l'intention n'est pas bonne et où le jugement n'est pas vrai? Mais, par contre, ne peut-on pas conclure que ceux qui font mal, en croyant bien faire, se trouvent en effet avoir agi comme ils pensaient? Pourquoi en serait-il ainsi? Evidemment on ne peut dire que celui qui agit de la sorte, a cet oeil pur et simple dont j'ai parlé plus haut, qui, au jugement de la Vérité même, rend le corps tout entier lumineux; car on ne peut dire qu'il n'y a plus de ténèbres du tout, là où l'ignorance de la vérité obscurcit la lumière de la bonne volonté; et puisque dans ce cas un oeil est atteint de deux maux à la fois, tandis que l'autre manque des deux biens en question, n'est-il pas juste de conclure que le premier nuit plus que le second ne sert? Il ne serait pas juste, en effet, de penser qu'un seul bon oeil fût aussi efficace pour le bien que deux mauvais le sont pour le mal. Sans doute je trouve que la bonne intention, même seule, est un bien, et je crois que la bonne volonté ne sera point privée de sa récompense, même pour le bien qu'elle croyait faire en faisant le mal; cependant la simplicité ne se sera pas trompée sans qu'il en résulte quelque mal. Pourquoi cela, me dites-vous? n'a-t-elle pas agi avec la conviction qu'elle faisait bien? Sans doute elle le croyait, mais elle avait tort de le croire, ou plutôt on ne peut dire qu'elle ait agi selon la foi, puisque une foi fausse n'est pas la foi, car il est certain que ce n'est pas d'une foi fausse, mais d'une foi vraie, que l'Apôtre a dit: «Tout ce qui ne se fait pas selon la foi est un péché (Rm 14,23).» Or on ne peut dire que c'est une foi vraie qui nous persuade que ce qui est mal est bien, puisque c'est faux; donc c'est un péché; d'où je conclus que ce passage de saint Paul

«Tout ce qui ne se fait pas selon la foi est un péché,» s'applique en même temps à la malice qui s'aveugle et à l'innocence qui se trompe. Le bien qu'on fait sans savoir que c'est bien, est gâté par l'intention mauvaise qu'on avait en le faisant, et le mal qu'on accomplit en croyant que c'est bien, n'est pas complètement justifié par la droiture d'intention de celui qui le fait. Par conséquent, soit qu'on fasse mal en croyant qu'on fait bien, soit qu'on fasse bien en croyant que c'est mal, on pèche toujours parce que, ni dans un cas ni dans l'autre, on n'agit selon les lumières de la foi; mais la faute est certainement bien moins grave là où l'intention est bonne, quoique l'action soit mauvaise en elle-même, que là ou l'intention elle-même est mauvaise comme l'action. Mais ce qui n'est pas exempt de quelque péché, si petit qu'il soit, n'est pas bien, dans la force du terme. Comment donc ce qui n'est pas rigoureusement bien pourrait-il être comparé en valeur à ce qui est mal de tous points, en d'autres termes, comment l'un peut-il être aussi bien que l'autre est mal? Mais en voilà assez sur ce sujet. Je crois aussi avoir suffisamment répondu à toutes les autres questions que vous présentez, toujours les mêmes sous des formes différentes; il n'est pas nécessaire que je me répète en vous répondant aussi souvent que vous, et il me semble qu'il suffit que j'aie une bonne fois résolu tous vos doutes.





Bernard, du précepte 4023