Bernard, tr. 5 sur Cluny 5027

CHAPITRE XI. Pour quelle raison, les supérieurs ne répriment pas les vices de leurs subordonnés. Saint Bernard leur reproche leur luxe et leur magnificence.

5027 27. Mais quand la règle dit que c'est au supérieur d'avoir l'oeil à tous les manquements de ses inférieurs (S S. Bened., cap. II), et lorsque le Seigneur lui-même, par un de ses prophètes (Ez 3,18), menace de demander aux pasteurs des âmes, le sang de ceux qui mourront dans leur péché, je m'étonne que nos abbés laissent faire de pareilles choses; ce ne peut être, s'il m'est permis de le dire, que parce qu'on ne saurait facilement reprendre dans les autres ce dont on se sent coupable soi-même, car il est naturel à l'homme de ne point blâmer trop sévèrement ce qu'il se permet. Eh bien! je veux en dire la cause et je la dirai; on pensera que je suis bien osé, mais je n'en dirai pas moins ce qui est vrai, je dirai comment la lumière du monde s'est éclipsée, comment le sel de la terre s'est affadi. Ceux dont la vie devait nous apprendre à vivre, ne nous donnant que des exemples d'orgueil dans toutes leurs actions, ils se sont aveuglés, et maintenant ce sont des aveugles qui en conduisent d'autres (Mt 14,15). Quel exemple, en effet, donnent-ils de modestie, pour ne point parler du reste, quand ils se montrent en si magnifiques équipages et accompagnés d'un cortège si nombreux en chevaux et en valets à la longue chevelure, que la suite d'un seul abbé pourrait suffire à deux évêques? Je veux qu'on me convainque de mensonge, si je n'ai pas vu un abbé (a) qui avait une suite

a On croit que saint Bernard veut parler ici de Suger, comme on l'a vu à la lettre soixante-douzième. Pierre le Vénérable régla, par son statut XL, «que tout prieur n'aurait que trois chevaux au plus avec lui, et quatre s'il est prieur de l'ordre.»

de plus de soixante chevaux. En les voyant passer, on les prendrait non pour des abbés, mais pour des châtelains; non pour des pasteurs d'âmes, mais pour des gouverneurs de provinces. Ils se font suivre en outre de nappes, de coupes, de bassins, de chandeliers, de courtes pointes chargées d'ornements plutôt que bourrées, de couvertures de lits. Ils ne s'éloignent pas de quatre lieues de leur demeure qu'ils n'emportent avec eux leur mobilier tout entier, comme s'ils allaient en guerre, ou se préparaient à traverser quelque désert où l'on ne pourrait se procurer les choses nécessaires à la vie. Est-ce que le même vase ne pourrait suffire pour verser de l'eau sur les mains et du vin dans les verres? Faut-il pour que vous voyiez clair, que la lumière soit placée dans un chandelier A vous, et surtout dans un chandelier l'or ou d'argent? Ne sauriez-vous dormir que sur un lit de différentes couleurs, et sous une couverture qui vous appartienne? Est-ce que le même valet ne pourrait point mettre les chevaux à l'écurie, servir à table et faire votre lit? Pourquoi enfin n'emportons-nous point aussi avec nous tout ce qui est nécessaire à cette foule de gens de service et de bêtes de somme? ce serait le moyen de remédier au mal en ne grevant pas nos hôtes.



CHAPITRE XII. Saint Bernard blâme le luxe déployé dans les églises et dans les oratoires, la somptuosité avec laquelle on les construit, et l'abus qu'on y fait de peintures et de décorations.

5028 28. Mais tout cela n'est rien encore; parlons maintenant d'abus bien plus grands qui ne semblent moindres que parce qu'ils sont les plus fréquents. Sans parler de l'immense élévation de vos oratoires, de e leur longueur démesurée, de leur largeur excessive, de leur somptueuse décoration et de leurs curieuses peintures, dont l'effet est de détourner sur elles l'attention des fidèles et de diminuer le recueillement, et qui me rappellent en quelque sorte les rites des Juifs, car je veux bien croire qu'on ne se propose en tout cela que la gloire de Dieu; je me contenterai, en m'adressant à des religieux comme moi, de leur tenir le même langage qu'un païen faisait entendre à des païens tels que lui. A quoi bon, disait-il, ô Pontifes, cet or dans le sanctuaire (Pers., sat., II)? A quoi bon, vous dirai-je aussi, en ne changeant que le vers et non la pensée du poëte, à quoi bon, chez des pauvres comme vous, si toutefois vous êtes de vrais pauvres, cet or qui brille dans vos sanctuaires? On ne peut certainement pas raisonner sur ce sujet de la même manière pour les moines que pour les évêques. Ceux-ci, en effet, étant redevables aux insensés comme aux sages, doivent recourir à des ornements matériels, pour porter à la dévotion un peuple charnel sur lequel les choses spirituelles ont peu de prise. Mais nous qui nous sommes séparés du peuple, qui avons renoncé, pour Jésus-Christ, à tout ce qui est brillant et précieux, qui regardons comme du fumier, afin de gagner Jésus-Christ, tout ce qui charme par son éclat, séduit par son harmonie, enivre par son parfum, flatte par son goût exquis, plaît par sa douceur, enfin tout ce qui fait plaisir aux sens, de qui voulons-nous exciter la piété par tous ces moyens, je vous le demande? Quel fruit prétendons-nous en tirer? Est-ce l'admiration des sots ou les offrandes des simples? Parce que nous vivons au milieu des nations, avons-nous appris à les imiter dans leurs oeuvres et partageons-nous leur culte pour tous ces objets sculptés (Ps 105,34)?

28. Mais, pour parler net, tout cela ne vient que d'avarice qui n'est qu'idolâtrie, et ce que nous nous proposons ce n'est point d'en tirer un avantage spirituel, mais de faire venir les dons chez nous, par ce moyen. Si vous me demandez comment cela se peut faire, je vous répondrai que cela se fait d'une manière tout à fait surprenante; car il y a une façon de répandre l'argent qui le multiplie; on le dépense pour le faire venir et on le répand pour l'augmenter. En effet, à la vue de ces vanités somptueuses et admirables, on se sent plus porté à offrir des choses semblables qu'à prier: voilà comment on attire les richesses par les richesses et comment on prend l'argent avec de l'argent; car je ne sais par quel charme secret les hommes se sentent toujours portés à donner là où il y a davantage. Quand les yeux se sont ouverts d'admiration pour contempler les reliques des saints enchâssées dans l'or, les bourses s'ouvrent à leur tour pour laisser couler l'or. On expose la statue d'un saint ou d'une sainte et on la croit d'autant plus sainte qu'elle est plus chargée de couleurs. Alors on fait foule pour la baiser et en même temps on est prié de laisser une offrande; c'est à la beauté de l'objet plus qu'à sa sainteté que s'adressent tous ces respects. On suspend aussi dans l'église des roues plutôt que des couronnes (a) chargées de perles, entourées de lampes et incrustées de pierres précieuses d'un feu plus éclatant encore que celui des lampes. En guise de candélabres, on voit de vrais arbres d'airain travaillés avec un

a Voici ce que le même abbé Pierre le Vénérable, que nous avons déjà plusieurs fois cité, dit au sujet de ces couronnes dont, à l'époque de Mabillon, on en voyait encore une qui portait soixante- douze cierges, dans l'église de Saint-Remi, à Reims, «on n'allumera les cierges de ces grandes et belles couronnes, de bronze, d'or ou d'argent, qui sont suspendues au milieu du choeur par une forte chaîne, qu'aux cinq principales fêtes de l'année.» Quand ces couronnes étaient petites, on les appelait Herses.

art admirable et qui n'éblouissent pas moins par l'éclat des pierreries que par celui des cierges dont ils sont chargés. Que se propose-t-on avec tout cela, est-ce de faire naître la componction dans les coeurs? N'est-ce pas plutôt d'exciter l'admiration de ceux qui le voient? O Vanité des vanités, mais vanité plus insensée encore que vaine! Les murs de l'église sont étincelants de richesse et les pauvres sont dans le dénûment; ses pierres sont couvertes de dorures et ses enfants sont privés de. vêtements; on fait servir le bien des pauvres à des embellissements qui charment les regards des riches. Les amateurs trouvent à l'église de quoi satisfaire leur curiosité, et les, pauvres n'y trouvent point de quoi sustenter leur misère. Pourquoi du moins ne pas respecter les images mêmes des saints et les prodiguer jusque dans le pavé que nous foulons-, pieds? Souvent on crache à la figure d'un ange et le pied des ponts tombe sur la tête d'un saint. Si on n'a aucun respect pour les images des saints, pourquoi n'en a-t-on pas au moins pour tant de belles couleurs? Pourquoi faire si beau quelque objet qu'on va bientôt salir? pourquoi ces peintures là oit l'on va poser le pied? A quoi bon ces beaux dessins là où les attend une poussière continuelle? Enfin quel rapport peut-il y avoir entre toutes ces choses et des pauvres, des moines; des hommes spirituels? Il est vrai qu'on peut, au vers que j'ai cité plus haut, répondre par ce verset du Prophète: «Seigneur, j'ai aimé les beautés de votre maison et le lieu où habite votre gloire (Ps 25,8).» Je veux bien le dire avec vous, mais à condition que toutes ces choses resteront dans l'église où elles ne peuvent point faire de mal aux âmes simples et dévotes, si elles en font aux coeurs vains et cupides.
5029 29. Mais que signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs? A quoi bon, dans ces endroits, ces singes immondes, ces lions féroces, ces centaures chimériques, ces monstres demi-hommes, ces tigres bariolés, ces soldats qui combattent et ces chasseurs qui donnent du cor? Ici on y voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes: là c'est un quadrupède ayant une queue de serpent et plus loin c'est un poisson avec une tête de quadrupède. Tantôt on voit un monstre qui est cheval par devant et chèvre par derrière, ou qui a la tête d'un animal à cornes et le derrière d'un cheval. Enfin le nombre de ces représentations est si grand et la diversité si charmante et si variée qu'on préfère regarder ces marbres que lire dans des manuscrits, et passer le jour à les admirer qu'à méditer la loi de Dieu. Grand Dieu! si on n'a pas de honte de pareilles frivolités, on devrait au moins regretter ce qu'elles coûtent.




CHAPITRE XIII. Saint Bernard rappelle sommairement quels sont les moyens et la manière de cultiver la paix et la charité; il dénonce l'instabilité des religieux qui passent d'un ordre à un autre.

5030 30. J'aurais pu relever encore une multitude d'autres abus, car la matière n'est point épuisée, mais j'en suis empêché par l'appréhension que m'inspire une pareille besogne, et par l'empressement où vous êtes de partir, mon cher frère Oger (a); car je vois que vous ne voulez ni attendre davantage ni vous en aller sans emporter cet opuscule, quoiqu'à peine terminé. Cédant alors à vos désirs, je vous laisse partir et j'abrège mes discours, d'autant mieux que quelques mots qui ne troublent pas la paix sont beaucoup plus utiles qu'une multitude de paroles qui causent du scandale. Et, plaise à Dieu que le peu que j'ai écrit n'en cause aucun, car je sais bien qu'en blâmant le vice je ne puis éviter d'offenser les vicieux. Pourtant il peut se faire, si Dieu le veut ainsi que quelques-uns de ceux que je crains d'avoir blessés, me sachent gré de ce que j'ai fait, ce qui ne peut manquer d'arriver s'ils cessent d'être vicieux, si, par exemple, ils mettent un terme à leurs mordantes détractions et se refusent toute superfluité contraire à la règle; si, persévérant dans ce qu'ils font de bien, ils ne condamnent point ceux qui font bien aussi, mais d'une autre manière; si ceux qui se trouvent dans une bonne voie, ne jalousent point ceux qui sont engagés dans une voie meilleure et ne méprisent pas le bien que font les autres, parce qu'ils se figurent qu'ils font mieux eux-mêmes; si ceux qui peuvent suivre la règle dans toute sa rigueur ne dédaignent pas et ne persécutent point ceux à qui ce serait chose impossible, et si ceux qui ne pourraient point la suivre se contentent de les admirer, sans essayer imprudemment de marcher sur leurs traces; car s'il n'est pas permis à ceux qui ont voué quelque chose de plus parfait, de descendre à quelque chose qui le soit moins, sous peine d'apostasier: tout le monde ne doit pas non plus renoncer à une moindre perfection pour aspirer plus haut sans s'exposer à quelque chute.
5031 31. Je sais bien qu'un certain nombre de religieux, appartenant à d'autres congrégations et à d'autres instituts, les ont quittés pour voler vers nous; ont frappé à la porte de notre ordre et y sont entrés. En agissant ainsi ils ont scandalisé leurs frères, et sont aussi venus porter le scandale

a Cet Oger est le même que le Chanoine régulier à qui sont adressées les lettres quatre-vingt-septième et suivantes. Saint Bernard, dans sa lettre quatre-vingt-huitième, soumet ce livre à sa censure et à celle de Guillaume; abbé de Saint-Thierry;

chez nous, car s'ils les ont troublés les premiers par leur téméraire départ, ils ont également jeté le trouble parmi nous par leur misérable na conduite. Mais pour avoir orgueilleusement méprisé le bien qu'ils pouvaient faire et présomptueusement aspiré à celui qui se trouvait au-dessus de leurs forces, Dieu a justement dévoilé leur lâcheté par leur sortie, en permettant qu'ils quittassent impudemment ce qu'ils avaient imprudemment entrepris, et qu'ils eussent la honte de revenir à ce qu'ils avaient eu la légèreté d'abandonner. En effet quand ils viennent à nous plutôt parce qu'ils ne peuvent plus rester dans leur ordre que parce qu'ils désirent entrer dans le nôtre, ils montrent ce qu'ils sont; et, en passant avec inconstance et légèreté de chez nous chez vous ou de chez vous chez nous, ils nous donnent du scandale à vous, à nous et à tous les gens de bien. Aussi quoique nous connaissions certains religieux qui, sous l'inspiration de Dieu, ont entrepris avec courage ce que Dieu leur a fait la grâce de continuer avec plus de courage encore, il est plus sûr de persévérer dans le bien que nous avons commencé à faire que d'en commencer un que nous ne puissions point continuer. Mais ce que nous devons tous tenter également, c'est, suivant le conseil de l'Apôtre: «De faire avec charité tout ce que nous faisons (
1Co 16,14).» Voilà ce que je pense de votre ordre et du nôtre; voilà le langage que je tiens à nos religieux aussi bien qu'aux vôtres, et ce que j'ai l'habitude de dire, non de vous mais à vous-même, comme vous pouvez l'attester mieux que qui que ce soit, de même que quiconque me tonnait aussi bien que vous. Je loue et je publie ce qu'il y a de louable dans votre ordre, et s'il s'y trouve quelque chose de répréhensible; je vous conseille de le corriger; c'est aussi l'avis que j'ai coutume de donner à mes autres amis: ce n'est point là agir en détracteur mais en ami, et je vous prie et vous conjure d'en agir toujours de même à mon égard.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON SUR L'OPUSCULE CINQUIÈME OU APOLOGIE A GUILLAUME.

5032 257. On sait trop bien de quel éclat brilla la discipline monastique sous saint Hugues pour qu'il soit nécessaire de le rappeler ici. Pierre Damien, cet homme d'une morale si sévère s'exprime ainsi en parlant de Cluny dans la quatrième lettre du livre sixième. «C'est un paradis arrosé par les quatre fleuves des Evangiles; c'est un jardin de délices, un champ délicieux où la terre et les cieux se rencontrent, c'est un champ de bataille où comme dans un palestre spirituel, une chair fragile lutte contre les puissance de l'air.» Dans sa lettre cinquième il dit que «dans le genre de vie de Cluny et dans l'ordre tout entier, on ne saurait voir quoi que ce soit qui sente l'invention des hommes, tout y a été enseigné par le saint Esprit lui-même.» Saint Hugues mourut en 1109; il eut Ponce pour successeur. Pierre le Vénérable en parle en ces termes, dans son livre second des Miracles, chapitre XII: «Il fut d'abord pendant les premières années qui suivirent son élection d'une vie assez humble et sobre, mais il se relâcha avec le temps.» On ne peut douter que son exemple n'ait été suivi par un certain nombre de ses inférieurs; néanmoins Pierre le Vénérable, dans le chapitre xi du même ouvrage, ne lui impute pas tous les relâchements de l'ordre il en attribue une partie «à quelques personnes qu'il ne veut point nommer, dont la négligence et les désordres furent cause que bien des abus qui auraient du être retranchées ou plutôt extirpés, s'accrurent considérablement.» Ponce s'étant démis de la prélature pour entreprendre le pèlerinage de la Terre sainte, en 1122, fut remplacé par Hugues n, qui ne fut abbé que cinq mois environ et eut pour successeur Pierre le Vénérable. Pendant ce temps-là une grave discussion s'éleva entre les Clunistes et les Cisterciens, au sujet de la règle de saint Benoît que ces deux ordres observaient différemment en ce qui concerne le vêtement et certaines pratiques religieuses. Comme on accusait saint Bernard d'être l'auteur ou du moins le fauteur de ces discordes, Guillaume, abbé de Saint-Thierry, dans son respect et son attachement polir notre Saint, l'engagea à se justifier et en même temps à signaler ce qu'il trouvait à reprendre chez les Clunistes. Voilà pourquoi cette Apologie comprend deux parties. Dans la première, après avoir commencé par se justifier, il reproche à ses frères, les religieux de Cîteaux, leurs attaques contre les Clunistes; dans la seconde, il signale les abus et les superfluités des Clunistes. Il n'est pas sans intérêt de savoir à quelle époque à peu près notre saint Docteur écrivit cette Apologie. Or, tous les auteurs, Manrique seul excepté, ont été d'accord jusqu'à présent, à penser qu'elle fut composée du temps de l'abbé Maurice.

258. Et d'abord elle parait postérieure à l'année 1120, qui est celle où Guillaume devint abbé de Saint-Thierry, comme nous l'avons vu dans les notes de la lettre quatre-vingt-cinquième. Il est vrai que la lettre placée en tête de cet opuscule est adressée seulement au vénérable père Guillaume, toutefois je ne doute point que ces paroles ne désignent un abbé, attendu qu'avant le XIIIe siècle, on ne donnait guère le titre de Pères qu'aux abbés, comme on l'a dit à l'occasion de la lettre onzième de saint Bernard, et comme on le voit aussi par une de ses lettres, la trois cent dix-septième, au frère Geoffroy, titre u'il donne également au chanoine régulier Oger, bien qu'il ait été revêtu de la dignité d'abbé auparavant. Mais je crois que cet opuscule est antérieur à la prélature de Pierre le Vénérable, quoique ce saint abbé ait dans la suite fait aussi des efforts pour éteindre les dernières étincelles de ces funestes divisions, comme nous le verrons plus loin. En effet dans la lettre deux cent soixante-dix-septième au pape Eugène, saint Bernard dit en parlant de Pierre de Cluny «Vous savez d'ailleurs, qu'à peine placé à la tête de son ordre, il entreprit de le réformer en plusieurs points, particulièrement dans la pratique des jeûnes et du silence, et dans l'habitude de porter des habits d'étoffes précieuses et recherchées.» On le voit d'ailleurs par le langage de Pierre le Vénérable lui-même, dans son livre 2, chapitre 11, des Miracles, où il dit qu'à peine placé à la tète de son ordre, il manda auprès de lui Matthieu, prieur de Saint-Martin des Champs pour s'entendre avec lui sur les moyens à prendre afin de procéder au rétablissement de la discipline religieuse. Ordéric Vital parle d'une autre réforme à l'année 1132, où il rapporte que, par mandement de Pierre de Cluny «deux cents prieurs et douze cent douze simples religieux se réunirent à Cluny, le troisième dimanche de carême afin de recevoir de la main de Pierre de Cluny qui s'efforçait de marcher sur les traces des Cisterciens, des règlements plus utiles. Il augmenta. le nombre des jeûnes, supprima les entretiens et certains secours pour les infirmités corporelles que la clémence modérée des révérends pères avait permis jusqu'alors. u

Il n'est pas vraisemblable que saint Bernard qui connaissait certainement les tentatives que Pierre le Vénérable faisait depuis qu'il était devenu abbé de Cluny, ait voulu lui faire de la peine en attaquant les abus qui s'étaient glissés parmi ses religieux. D'ailleurs, la première lettre de Pierre le Vénérable à saint Bernard, dans laquelle il répond à plusieurs objections des Cisterciens, passe généralement pour n'avoir point été écrite en réponse à l'Apologie de saint Bernard; ce qui semble certain, lorsqu'on rapproche. les chapitres de cette lettre de ceux de l'opuscule de notre Saint. En effet, ce que saint Bernard blâme en particulier chez les Clunistes, se résume en quatre points principaux: 1. l'excès dans le boire et dans le manger, et surtout la facilité avec laquelle ils se permettaient l'usage de la viande; 2. le luxe des habits; 3. l'ornementation superflue des églises; 4. le luxe des abbés. Or, Pierre le Vénérable répond en vingt chapitres aux objections qui étaient faites à ses religieux, et ne touche presque nulle part aux questions agitées par saint Bernard dans son Apologie. Ainsi il ne dit pas un mot des vins mêlés d'aromates, des poissons monstrueux, des oeufs frits, ni des divers assaisonnements dont parle saint Bernard; et ainsi du reste. S'il parle des vêtements il se borne à dire quelques mots des fourrures dont saint Bernard a parlé à peine. Il est donc évident que dans cette lettre, Pierre le Vénérable ne s'est point proposé de répondre à l'opuscule de saint Bernard, mais seulement à quelques critiques parties des Cisterciens, comme on peut d'ailleurs s'en convaincre par le début et par la conclusion de sa lettre. Quoi qu'il en soit, que cette Apologie ait été écrite sous la prélature de Ponce, ce qui nous paraît très-probable, ou de Pierre le Vénérable, nous croyons qu'on ne doit point oublier ce que l'abbé Guillaume dit de saint Bernard à cette occasion, dans le livre I de la Vie de ce Saint, chapitre VIII. «Si on blâme en lui un excès de sainte faveur, certainement cet excès remplira de respect les âmes pieuses, et ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu, craindront de blâmer trop sévèrement cet excès dans son serviteur. Il est facilement excusé auprès des hommes; car personne n'oserait condamner celui que Dieu justifie en opérant avec lui et par lui tant de choses sublimes. Heureux celui à qui on ne reproche qu'une faute dont les autres ont coutume de tirer gloire. (Mabillon.)

CHAPITRE XII.

269. Les murs de l'Église sont étincelants de richesse..., etc. Ce passage de l'Apologie de saint Bernard, où l'homme de Dieu blâme le luxe excessif des temples, prêtera facilement à la critique de nos jours où l'on se montre beaucoup plus zélé pour la décoration des églises que pour le soulagement des pauvres. C'est qu'en effet ce qu'on donne aux pauvres disparaît obscurément dans des estomacs affamés, au lieu que ce qu'on consacre à l'embellissement de temples, brille aux yeux de tout le monde, comme le fait remarquer saint Jean Chrysostome, ainsi que nous le verrons plus loin. C'est ce qui fait dire à saint Bernard: «Il y a une façon de répandre l'argent qui le multiplie; on le dépense pour le faire venir, et on le répand pour l'augmenter. En effet, à la vue de ces vanités somptueuses et admirables on se sent plus porté à offrir des choses semblables qu'à prier. Voilà comment on attire les richesses par les richesses, et comment on prend l'argent par l'argent; car je ne sais par quel charme secret les hommes se sentent toujours portés à donner là où il y a davantage. Quand les yeux se sont ouverts d'admiration pour contempler les reliques des saints enchâssées dans l'or, les bourses s'ouvrent à leur tour pour laisser couler l'or.» Mais afin de mieux comprendre la pensée de notre Saint sur ce sujet et pour répondre aux critiques dont elle pourraient être l'objet, nous allons rapporter le sentiment des Pères et celui d'auteurs ecclésiastiques plus rapprochés de nous; ce. parallèle en fera ressortir la conformité avec la doctrine de saint Bernard.

Nous citerons en premier lieu le droit canon «Si l'Église a de l'or, ce n'est point pour le conserver, mais pour le répandre dans le sein des pauvres, lisons-nous dans le can. XIV q. 2. En effet, à quoi bon conserver quelque chose dont on ne fait point usage!... Ne vaut-il pas mieux conserver des vases de chair que des vases d'or et d'argent? A cela que répondre? Direz-vous: je craignais que le temple du Seigneur fût trop peu orné? Mais Dieu même vous répondrait: les sacrements n'ont pas besoin d'or, et ceux qu'on achète à prix d'argent ne me sont point agréables, etc.» Voir saint Ambroise, lib. 2, de offi. chap. XXVIII, d'où ces paroles sont tirées, etc. chap. XII, c. Gloria.

Saint Jérôme dit aussi. «On voit bien des gens construire des églises, élever des colonnes, prodiguer le marbre dans nos temples, les couvrir d'or jusqu'aux lambris, et semer les pierres précieuses sur nos autels; quant au choix des ministres de ces mêmes autels, personne ne s'en met en peine. Ne me dites point que le temple des Juifs était d'une grande richesse, que l'autel, les lampes, les encensoirs, les patènes, les coupes, les petits mortiers et le reste était d'or. Tout cela plaisait à Dieu quand les prêtres ne lui offraient que des animaux en sacrifice, et lorsque le sang de ces sortes de victimes lavait seul les péchés des hommes. 'fout cela n'était que figures et a eu son temps; c'était écrit pour nous qui arrivons à la fin des siècles. Mais à présent qu'un Dieu pauvre a fait de la pauvreté l'unique ornement de sa maison, ne songeons qu'à sa croix, et l'or ne nous touchera pas plus que la boue... Pourquoi n'avons-nous d'yeux et d'affection que pour ce que l'apôtre Pierre se glorifiait de ne point posséder? Mais si nous tenons tant à la lettre, si l'histoire sainte ne nous plait que parce qu'elle nous parle d'or et d'argent, soyons conséquents avec nous mêmes et que tout le reste n'ait de valeur à nos yeux que celle de l'or. Que les pontifes du Christ se marient et ne prennent que des vierges pour épouses; que celui qu'une cicatrice défigure, soit exclu pour cela du sacerdoce, quand même il aurait d'ailleurs une âme d'une parfaite beauté, et que la lèpre du corps soit à nos yeux pire que celle de l'âme. Croissons, multiplions-nous, prenons possession de la terre. Pourquoi immoler l'Agneau, pourquoi célébrer la Pâque mystérieuse, puisque la loi défend de le faire ailleurs que dans le temple, etc. (Hieron. Epist. 2, ad nepot. cap. XII )?»

Ailleurs, le même père s'adresse en ces termes à Démétriade: «Que d'autres construisent des églises en incrustent les murs de marbre précieux, en soutiennent les plafonds par d'énormes colonnes, en couvrent d'or les chapiteaux qui sont bien insensibles à toutes ces richesses qu'ils prodiguent l'argent et l'ivoire sur les portes, et qu'ils enchâssent les pierres précieuses dans l'or des autels, j'y consents, je ne vais pas à l'encontre; je permets à chacun d'abonder en son sens; après tout, mieux vaut faire cet emploi de ses trésors que de les couver d'un oeil avare. Mais pour vous, vous devez vous proposer autre chose, votre devoir est de vêtir le Christ dans ses pauvres, de visiter les malades, de nourrir ceux qui ont faim, etc.»

260. Saint Chrysostome, dans son Homélie cinquante-unième sur saint Matthieu, s'exprime ainsi avec son éloquence habituelle. «Je suis sûr que cette table n'était point d'argent, et que ce calice dans lequel le Christ donna son sang à boire à ses disciples, n'était point d'or. Néanmoins, toutes ces choses n'en étaient pas moins précieuses et dignes de respect, puisqu'elles étaient remplies de l'abondance du Saint-Esprit. Voulez-vous honorer le corps de Jésus-Christ? Ne le méprisez point quand vous le voyez nu, ne le laissez point sans vêtements, exposé an froid dans la rue, quand vous venez ici le couvrir d'étoffes de soie dans cette église. En effet celui qui a dit: «Ceci est mon corps,» et fit en même temps que ce fût son corps, est le même qui a dit ailleurs: «J'ai eu faim et vous ne m'avez point donné à manger; or, toutes les fois que vous avez manqué à le faire an moindre de ceux-ci, c'est à moi-même que vous avez manqué à le faire.» Dans ce sacrement, le Christ. réclame de nous bien moins de riches ornements qu'une âme pure, tandis que dans les pauvres il réclame au contraire tous nos soins et toute notre attention.

«Apprenons donc à devenir de vrais philosophes et à honorer Jésus-Christ selon qu'il veut être honoré, car les honneurs qu'on nous rend ne nous plaisent que s'ils sont conformes à nos désirs bien plutôt qu'aux désirs de ceux qui nous les décernent. Ainsi saint Pierre sa figurait prendre l'intérêt de l'honneur de son Maître quand il ne voulait pas lui permettre de lui laver les pieds, et pourtant nous savons qu'il était dans l'erreur. Honorez-le donc, vous aussi, de la manière qui lui est agréable et qu'il préfère. Il ne vous demande point des vases d'or, mais des âmes d'or. Ne pensez point que je veuille en parlant ainsi vous empêcher de lui offrir des vases précieux, mais je crois qu'il vaut mieux donner la préférence à la charité et à la bonté, car si Dieu reçoit les vases d'or que vous lui offrez, cela n'empêche point qu'il ne préfère de beaucoup ceux que je vous recommande de lui offrir. D'ailleurs les vases d'or ne servent qu'à celui qui les offre, tandis que les oeuvres de charité profitent en même temps à ceux qui les reçoivent. Si on peut quelquefois soupçonner dans vos riches offrandes une pensée d'ostentation, vos largesses aux pauvres prouvent avant tout, les dispositions charitables de votre coeur.

«A quoi bon, dites-moi, que sa table (a) soit chargée de nombreux calices d'or, s'il manque lui-même du nécessaire? Commencez donc par apaiser la faim qui le dévore, vous pourrez après cela charger sa table d'ornements, s'il vous reste du superflu. Vous lui donnez un calice d'or et vous ne lui offrez pas même un verre d'eau fraîche. Que s'ensuit-il? C'est que pendant que sa table est chargée de tapis d'or, il n'a pas même de pain et de légumes à manger. Que lui donnez-vous donc? Dites-moi si vous voyiez quelqu'un mourir de faim, au lieu de songer à lui donner à manger, vous contenteriez-vous seulement de charger sa table de vaisselle d'or et d'argent? Pensez-vous qu'il vous remercierait pour cela, ne vous maudirait-il pas plutôt? Et si en voyant un homme greloter de froid sous ses vêtements en lambeaux, vous vous mettiez à élever des statues d'or en son honneur, ne trouverait-il point que vous vous moquez de lui, et que vous insultez à ses souffrances? Eh bien, il vous faut penser de même de Jésus-Christ, lorsque vous ne recevez point dans votre maison cet étranger, ce voyageur qui cherche un asile. Vous ornez le pavé de son temple de riches mosaïques, vous lui faites des murs superbes, vous couronnez les colonnes de son temple de magnifiques chapiteaux, et vous y suspendez des lampes d'or à des chaînes d'argent, et en même temps vous le laissez en prison sans le visiter! Je ne vous défends point de lui bâtir des temples magnifiques, mais je voudrais que vous fissiez le reste auparavant ou du moins en même temps. En effet, jamais personne ne sera damné pour n'avoir point construit de temples splendides; mais la géhenne du feu inextinguible, les supplices mêmes des démons attendent ceux qui n'auront point voulu faire les autres choses avec soin.

«Lors donc que vous ornez les édifices de la religion, gardez-vous bien de négliger votre frère qui est dans le malheur, car il est lui-même un temple bien plus précieux que tout autre temple. Tous les biens que vous placez dans les églises peuvent devenir la proie des princes ou des tyrans; au contraire le bien que vous faites à votre frère ne peut pas vous être ravi, même par le diable; il est renfermé dans les trésors éternels.

a Saint Jean Chrysostome donne le nom de table à l'autel sur lequel on célèbre les saints mystères.

«D'où vient, me répondrez-vous peut-être, que Jésus lui-même a dit: Pour ce qui est des pauvres, vous en aurez toujours parmi vous, mais moi, vous ne m'aurez point toujours? - Je vois précisément dans ces paroles un motif de plus de nous montrer d'une charité d'autant plus libérale envers lui, que nous ne l'aurons point toujours parmi nous à l'état d'homme pauvre, nous ne l'aurons ainsi qu'en cette vie. Mais si vous voulez connaître toute la portée de ce texte, sachez que ces mots n'ont pas été dits contre les apôtres, quoiqu'il semble le contraire, mais pour une faible femme. Car comme elle était plus faible qu'eux encore, Jésus ne voulant pas qu'elle fût peinée par les paroles blessantes de ses apôtres, s'exprima comme il le fit pour relever son courage. Aussi entendez-le prendre sa défense et dire à ses apôtres: Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme? - Pour ce qui est de Lui, que nous ne devons pas toujours avoir avec nous, il nous a montré ailleurs en quel sens nous devons entendre ces mots, lorsqu'il dit: «Pour moi, je suis maintenant avec vous jusqu'à la fin des siècles.» - D'où je conclus que Notre-Seigneur ne s'est exprimé comme il l'a fait que pour empêcher qu'une foi encore tendre et commençant à peine à naître, ne fût flétrie dans son germe par les réflexions pénibles de ses disciples. Ne nous servons donc point, pour les appliquer aux circonstances présentes, des paroles qui ont été dites pour un cas particulier; mais lisons attentivement tout ce qui se rapporte à la charité et à la bienfaisance, dans le Nouveau comme dans l'Ancien Testament, et pratiquons cette vertu avec tout le zèle dont nous sommes capables.» Saint Jean Chrysostome s'exprime de même dans son homélie soixantième au peuple d'Antioche. Corneil à La Pierre, citant ce passage de saint Jean Chrysostome, dans les Proverbes, chap. 16,5, conclut en ces termes:«Il résulte de ce langage que Dieu aime tellement les pauvres, ou plutôt s'aime tellement lui-même en eux que pour ce qui est des choses extérieures, il veut qu'on se montre plus généreux, plus libéral et plus curieux de la parer en eux que dans le sacrement même de l'Eucharistie.»

Notons encore qu'en parlant ainsi, saint Jean Chrysostome non-seulement engage à préférer le soin des pauvres à l'embellissement des temples, mais encore prend soin de se justifier en même temps qu'il justifie les autres Pères de l'Église qu'oc serait portés à blâmer en se servant contre eux des paroles que Jésus prononça pour empêcher que Marie Madeleine ne fût déconcertée par les réflexions pénibles de Juda et de ses autres apôtres.

261. En cette matière, saint Isidore de Peluse, disciple de saint Jean Chrysostome, marche sur les traces de son maître, dans sa lettre quatre-vingt-huitième du livre 2, que Jean de la Haye rapporte dans son Apparatu Evang. chap. CXLIV. Il répond donc à un homme qui se montrait surpris que le Christ eût repris ses disciples parce qu'ils blâmaient la profusion de Madeleine en répandant son vase de parfums; d'autant plus que leurs paroles semblaient dictées par l'amour des pauvres dont Notre-Seigneur avait lui-même le sort particulièrement à coeur. La remarque méritait qu'on en tint compte et voici en quels termes saint Isidore de Peluse y répond.

«Pour moi, celui qui a tant et si bien parlé en faveur des pauvres et qui préférait l'aumône au sacrifice n'a pu la condamner ainsi que vous le prétendez-là; en effet celui qui a dit: - Je veux la miséricorde, non le sacrifice; - bienheureux les coeurs miséricordieux parce qu'il leur sera fait miséricorde;-toutes les fois que vous avez fait miséricorde aux moindres de mes frères c'est à moi que vous l'avez fait, - n'a pu évidemment émettre un sentiment contraire. Mais comme cette femme qui s'était approchée de sa personne, aima mieux répandre ses parfums sur ses pieds, la sainte Ecriture a jugé qu'il eût été souverainement absurde de blâmer sa foi, elle entreprit donc de la justifier et le fit en ces termes: - Elle a fait une bonne oeuvre. - Et voyez avec quelle sagesse plus précieuse que le plus éloquent langage, elle dit elle a fait une bonne couvre au lieu de dire une bonne couvre a été faite. En effet elle ne loue pas l'oeuvre en elle-même seulement, mais elle la loue considérée dans la personne dé celle qui l'a faite. C'est comme si elle avait dit: Pour avoir en cette circonstance agi de la sorte, elle mérite des louanges. Ne recherchons donc point en elle une vertu parfaite, abstraction faite de tout nombre, mais décernons-lui une couronne autant qu'il nous est possible de le faire.

«Si tel n'était pas le sens des éloges qu'elle reçut du Seigneur, il aurait fallu que le Sauveur fît une obligation à tous les hommes d'imiter son exemple. Ne l'ayant pas fait il a suffisamment indiqué par là qu'il né s'est exprimé comme il l'a fait que par une sorte de condescendance. En effet, par ces mots, elle a j'ait une bonne ouvre, au lieu de vouloir poser ce qu'elle avait fait en règle de conduite, il ne se proposait que de ne point laisser l'esprit de cette femme dans une sorte d'anxiété sur la nature de ce qu'elle venait d'accomplir; il n'y a donc pas lieu de faire une loi de ces paroles de Notre-Seigneur. En effet, après avoir aboli les sacrifices de l'ancienne loi qui étaient permis autrefois, comment peut-on dire que ce qu'il n'a pas permis en cette circonstance, il en ait fait un devoir? Certainement si Marie-Madeleine avant de répandre son précieux parfum lui avait demandé son avis, il n'aurait pas manqué de lui dire de le vendre pour en donner le prix aux pauvres, mais il eut été absurde de jeter le troublé dans l'âme de cette femme après qu'il fut répandu.

«C'est encore la conduite que tiennent de nos jours les prêtres les plus recommandables. En effet, si on leur dit: j'ai l'intention de consacrer une certaine somme pour l'église, ils ne manquent pas de donner le conseil de l'employer pour les pauvres. Mais, si on leur dit, j'ai employé telle somme pour l'église, non-seulement ils ne blâment point ce qui a été fait, mais ils l'acceptent avec des paroles de douceur et de louange même. Cela ne veut pas dire qu'ils regardent l'usage qu'on a fait de la somme en question comme étant préférable à celui qu'on aurait pu en faire, attendu que le Christ n'est pas venu pour qu'on remplisse ses églises d'or et d'argent, mais ils ne veulent point contrister une âme qui a fait ce doit.»

262. Mais pour qu'on ne croie pas que cette manière de voir des anciens n'est plus celle des modernes, je veux vous citer l'exemple d'un homme d'une époque récente, mais d'une vertu et d'une sagesse antiques, Jérémie Drexelius. Après avoir vivement recommandé le soin des pauvres qui se livrent à l'étude, il suppose qu'un homme généreux pour les églises lui fait cette objection: «Moi, je donne aux églises; - je ne vous blâme point de le faire, répond-il, mais les temples vivants du Seigneur me semblent plus dignes encore de notre sollicitude que les temples de pierres. Il y a des gens qui augmentent le patrimoine des prêtres, qui fondent des monastères, qui font construire des chapelles et des églises, et qui dépouillent pour cela leurs parents et leurs alliés. Grande munificence, en vérité, mais combien mal réglée (Drexel. Gozoph. p. 2, cap. 2)!» L'Orateur à la bouche d'or nous dit avec son éloquence ordinaire ce qu'il pense de ces libéralités-là. «On voit des gens qui élèvent des autels aux martyrs, dit-il, qui embellissent les églises, et passent pour faire des bonnes couvres en agissant ainsi; mais il faudrait pour cela qu'ils observassent d'ailleurs les commandements de Dieu, que les pauvres eussent quelque part dans leurs biens, qu'ils ne s'emparassent point du bien d'autrui par ruse ou par violence pour augmenter leurs propres richesses; autrement il faudrait être insensé pour croire que ce qu'ils font, ce n'est qu'en vue de la gloire de Dieu; non, ce n'est pas pour Dieu; mais pour s'attirer l'estime des hommes qu'ils agissent ainsi. Je le veux bien, qu'ils élèvent des monuments en l'honneur des martyrs, mais les pauvres qui sont victimes de leurs violences. en appelleront un jour à ces mêmes martyrs contre eux. Non, non, les martyrs ne sont point honorés par ces dépenses que paie un argent qui a fit couler les larmes des pauvres (Chrysost. hom. in XXI et XXII, Matth.).»

«Quel est cette justice de couvrir de présents les morts, et de dépouiller les vivants? de prendre le sang des malheureux pour l'offrir à Dieu? Ce n'est point offrir quelque chose à Dieu, mais c'est vouloir le rendre complice de nos propres violences, nous persuader, que puisqu'il reçoit la part de nos rapines, il est aussi de moitié dans notre péché. Avez-vous l'intention d'élever un temple à Dieu? donnez de quoi vivre aux pauvres du Christ et vous lui avez bâti un temple raisonnable. Car les maisons de pierres ne sont bonnes que pour les hommes; Dieu fait sa demeure dans le coeur même des hommes s'ils sont saints. Qu'est-ce donc que ces gens qui pillent les hommes pour enrichir les édifices des martyrs? Ils bâtissent des maisons pour des hommes et ils détruisent celles de Dieu. C'est d'ailleurs un mal qui n'est pas nouveau, il nous vient des temps anciens. On disait, en effet, alors: si nous faisons du bien aux pauvres, qui est-ce qui le sait? Et si quelqu'un le sait, cela n'est toujours que pour peu de temps, car le temps passe et emporte avec lui le souvenir de nos bonnes oeuvres. Ne vaut-il pas mieux construire des édifices que tout le monde peut voir, non seulement aujourd'hui, mais demain et toujours? En effet, tant qu'ils restent debout, on se rappelle le souvenir de celui qui les a élevés. O hommes insensés, quel bien vous revient-il de ce souvenir après votre mort, que vous soyez dans le séjour du malheur ou dans celui de la gloire?»

263. «La première et principale chose que réclame une église, c'est d'être proprement tenue. Ce n'est pas assez qu'elle soit pourvue de tous les objets nécessaires aux saints mystères, il faut encore qu'ils soient maintenus dans la plus parfaite propreté. Que ceux qui voient d'un oeil indifférent les objets appartenant à l'église se détériorer, faute de soins, ou parce qu'ils ne sont point remis à leur place, que ceux qui ne travaillent point à en réparer les parties qui tombent en ruine et à en relever les conduits abattus, que ceux surtout qui s'en servent comme d'une serre pour y déposer des objets profanes, tels que des légumes, des vases, du lait, des graines, se tiennent pour assurés qu'ils auront à en rendre compte un jour. C'est bien à leurs oreilles qu'on peut crier avec le Sauveur: vous avez changé la maison de mon père en un repaire sinon de voleurs, du moins d'araignées, de chauves-souris et de hibous.

«Il y a aussi des gens qui ont des habitations parfaitement fournies de tout ce qui est nécessaire et magnifiquement ornées, tandis que, dans leurs églises tout est couvert de poussière et plein de malpropreté; les autels dépouillés, sans fronteau, sont à peine recouverts de nappes en lambeaux et malpropres, tandis que tout le reste est dans le plus grand désordre et le plus complet abandon. Le fouet du Christ est levé sur les épaules de ces contempteurs de sa divinité. Certainement, si nous voyons des familles entières disparaître matériellement sous les coups de la mort, c'est parce qu'elles ont négligé les édifices sacrés confiés à leurs soins, et ne les ont point empêchés de tomber en ruine ou de se détériorer. Acquittez-vous donc de vos devoirs envers les édifices religieux, pourvoyez aux objets nécessaires au culte sacré, entretenez-les dans une grande propreté et veillez surtout à n'en point distraire le moindre espace, le plus mince revenu, ou le plus petit don.» Voilà en quels termes s'exprimait ce pieux auteur. Cette digression a été un peu longue, mais c'était pour bien établir que les dons faits aux églises ne sont point blâmables, pourvu qu'on fasse passer le soin des pauvres bien avant ce genre de bonnes oeuvres. (Note de Hortius.)

264. Car il est impossible, etc. Saint Bernard parle ici du précepte d'aimer Dieu de tout notre coeur et il dit qu'il est impossible à l'homme sur la terre, dans l'état de la vie présente, de l'accomplir parfaitement. Il émet la même pensée dans le cinquantième sermon sur le Cantique des cantiques: saint Augustin pense de même, comme on le voit en plusieurs endroits de sa Doctrine chrétienne. Livre I, chap. XXII, et dans le livre de la Parfaite justice, chapitre 8, où il dit que l'accomplissement parfait de ce précepte ne peut se trouver que dans l'autre vie. «Car, dit-il, tant qu'il subsiste encore quelque chose de la concupiscence de la chair, et que le frein de la continence demeure nécessaire, on n'aime pas Dieu absolument de toute son âme.» Ailleurs, il reprend encore: «Pourquoi donc ne prescrirait-on point à l'homme la perfection de cet amour, quoique personne ne puisse y atteindre en cette vie? c'est parce qu'on ne court pas comme il faut quand on ne sait où est le but où l'on doit tendre; or, comment le connaîtrait-on s'il n'est indiqué par aucun précepte?» Dans son livre sur l'Esprit et la Lettre, du dernier chapitre, en parlant du précepte de l'amour de Dieu et du prochain, il dit encore: «Nous ne l'accomplirons que dans cette autre vie où il nous sera donné de le voir face à face; mais il nous est fait dès maintenant afin que nous sachions bien ce que nous devons demander avec foi, où nous devons tendre par l'espérance et, en oubliant tout ce qui est derrière nous, quelle direction nous devons prendre, etc.» Mais n'allez pas croire que cette doctrine soit favorable aux sectaires qui enseignent que personne, pas même un chrétien baptisé ne peut accomplir le précepte de l'amour de Dieu dans cette vie. Voir contre cette erreur l'enseignement du concile de Trente, sess. 6, chap. 11, canon 18.

Mais pour résoudre ici en peu de mots le vrai point de la difficulté, il faut remarquer que la loi complète de l'amour de Dieu, dans les termes où elle est conçue «de tout votre coeur, etc.» peut s'entendre de trois manières différentes. Premièrement, en ce sens que notre coeur tout entier soit tellement consacré à l'amour de Dieu, qu'il n'ait d'autre amour que celui-là. Or, ce n'est pas en ce sens que nous sommes tenus d'aimer Dieu, puisque, entendu de la sorte, il n'y aurait point de place dans notre coeur pour l'amour du prochain. En second lieu, il peut signifier que notre coeur doit se porter à l'amour de Dieu, avec tout l'élan possible, c'est-à-dire aimer Dieu autant qu'il est aimable. En troisième lieu, ces expressions «de tout votre coeur,» peuvent vouloir dire de telle sorte que notre soin et notre pensée principale soit l'amour de Dieu, dans le même sens que nous disons, cet homme est tout entier dans les lettres.

265. La totalité du précepte de l'amour de Dieu ne doit pas se prendre dans le premier de ces trois sens, puisque dans ce cas, l'amour du prochain ne pourrait trouver place dans notre coeur; ni dans le second, quoique, à la rigueur, il soit possible de le pratiquer ainsi. Mais il doit s'entendre dans le troisième sens, et on l'observe toutes les fois qu'on ne préfère rien à Dieu dans son coeur et qu'on ne consent à l'offenser par crainte ou par amour pour quelque créature que ce soit. C'est en ce sens que l'entend l'Apôtre, quand il dit aux Romains, chapitre VI: «Nulle créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu.» C'est aussi en ce sens qu'en parle Jésus-Christ lui-même , dans saint Mathieu, quand il dit: «Quiconque aime son père ou sa mère, etc.» C'est-à-dire quiconque préfère ses parents à Dieu, n'aime pas Dieu pardessus toutes choses. C'est enfin en ce sens que Abraham fut loué d'avoir fait passer l'amour de son fils après l'amour de Dieu.

Ainsi, saint Augustin et saint Bernard veulent parler de l'amour de Dieu, au second et au premier sens, quand il disent qu'il est impossible en ce monde d'accomplir parfaitement ce précepte de l'amour de Dieu; mais ils ont soin d'insinuer en même temps que ce précepte à ce degré de perfection, n'oblige point l'homme ici bas sous peine de péché; qu'il ne lui est proposé que comme le but et la fin où il doit tendre, s'avancer et même arriver un jour, c'est-à-dire, comme la perfection même de la justice qu'il ne peut espérer de posséder que dans l'autre vie. Aussi, à l'endroit déjà cité, du livre sur l'Esprit et la Lettre, saint Augustin dit-il: «On ne saurait donc regarder comme un péché de ne point encore aimer Dieu autant qu'on devra le faire quand il sera pleinement et parfaitement connu; car il y a une différence entre n'avoir point encore le comble de ta charité, et ne se laisser aller à aucune cupidité. Voir encore saint Thom. 2,2 quest. XLIV art. 6 et 8. (Note de Horstius. )




Bernard, tr. 5 sur Cluny 5027