Bernard Libre arbitre 9013

CHAPITRE V. La liberté de la misère ou le libre complaire peut-elle exister en cette vie.

9013 13. Mais que dirons-nous maintenant de la liberté du complaire en cette vie où à chaque jour suffit son n1al, où toute créature soupire et se trouve comme dans le travail de l'enfantement, parce qu'elle est soumise à la vanité malgré elle, où la vie de l'homme n'est qu'une épreuve continuelle, où enfin les hommes, même spirituels, qui ont déjà reçu les prémices de l'esprit, gémissent au fond du coeur et attendent la rédemption de leur corps? Est-ce qu'au milieu de tout cela il y a encore place pour cette sorte de liberté? Quelle liberté dis-je est laissée à notre complaire, là où la misère semble avoir pris toute la place? L'innocence ou la justice ne sauraient être exemptes de misère comme elles le sont de péché, là où le juste s'écrie encore: «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,21)?» Ou bien encore: «Mes larmes sont ma nourriture, le jour et la nuit (Ps 141,3).» Assurément là où les jours et les nuits se passent dans la tristesse, il n'y a plus place pour le complaire. D'ailleurs, tous ceux mêmes qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ, seront persécutés (2Tm 3,12) , parce que l'épreuve commence par la maison même de Dieu, ainsi qu'il l'ordonne quand il dit par son Prophète: «commencez par les miens (Ez 9,6).»
9014 14. Si la vertu ne peut jouir de la liberté du complaire, peut-être le vice plus heureux Fat-t-il, au moins en partie, et est-il exempt de misère. Il s'en faut bien; car ceux qui se réjouissent après avoir mal fait et qui se félicitent des pires choses, ressemblent dans leur joie à des fous qui ont le sourire sur les lèvres: il n'y a point de misère plus misérable qu'une fausse joie. D'ailleurs ce qui semble du bonheur dans ce monde est si bien de la misère et rien que cela, que le sage a dit «Mieux vaut aller dans une maison de deuil que dans une maison de festin (Qo 7,3).» Quant aux saints ils goûtent quelques plaisirs corporels, lorsqu'ils mangent, boivent ou se chauffent, et dans les autres soins qu'ils donnent à leur chair, mais ces sortes de plaisirs ne sont pas tout à fait exempts de misère? Pour que le pain semble bon, il faut avoir faim; il faut avoir soif pour trouver du plaisir à boire, et quand on est rassasié, non-seulement on ne trouve plus le boire et le manger agréables, mais même ils répugnent. Supprimez la faim et vous ne songerez plus au pain, ôtez la soif et vous ne regarderez pas plus l'eau de la fontaine la plus limpide que celle d'une mare bourbeuse. De même, on ne recherche l'ombre que lorsqu'on souffre de l'ardeur du soleil, et il n'y a que celui qui a froid ou qui se trouve à l'ombre qui aspire après les rayons du soleil. En sorte qu'on ne trouve aucun plaisir dans toutes ces choses, tant qu'on ne commence pas par en sentir un besoin pressant; cela est si vrai que, si on cesse d'en avoir besoin, à l'instant même ce qu'elles semblaient avoir d'agréable devient une source c d'ennui et même de souffrance. Il faut donc reconnaître que de ce côté, tout, dans cette vie, est nuisible; seulement, au milieu des tribulations continuelles et des peines plus graves dont elle est remplie, de plus légères semblent une sorte de consolation a. Et il arrive quelquefois que, lorsque avec le temps et par le cours des choses, de grandes peines finissent par céder la place à de moindres, il nous semble que c'est comme un moment de trêve dans notre misère, et après avoir endure beaucoup de maux très-grands, nous nous trouvons heureux parce que ceux qui leur ont succédé le sont moins.
9015 15. Toutefois, il faut dire que ceux qui sont ravis en extase dans la contemplation se trouvent affranchis de la misère et peuvent goûter un peu aux douceurs de la félicité du ciel, toutes les fois qu'ils sont ravis en esprit. Il est certain, on ne saurait le nier, que même dans cette chair, ceux qui, à l'exemple de Marie, ont choisi la meilleure part qui ne leur

a Telle est la leçon donnée par deux manuscrits de la Colbertine dans quelques éditions on lit comme si le mot a légères n qui se trouve dans le texte latin; se rapportait à consolations non à tribulations; mais nous croyons la version que nous donnons préférable à l'autre.

sera point ôtée, jouissent du moins quelquefois et comme en passant, de la liberté du complaire. En effet, ceux qui déjà possèdent ce qui ne doit pas leur être ôté, ressentent certainement ce qui doit être un jour, c'est-à-dire la félicité; or la félicité et la misère ne peuvent se trouver ensemble en même temps, d'où il suit que toutes les fois qu'on jouit de l'une, en esprit, on ne saurait souffrir de l'autre; voilà comment il se fait que, dés cette vie même, les contemplatifs, eux seuls, peuvent jouir d'une Certaine façon, de la liberté du complaire, mais il est vrai qu'ils n'en jouissent qu'en partie, en très-faible partie même, et cela fart rarement. Or les âmes saintes jouissent également du libre conseil, et, si elles n'en jouissent qu'en partie, du moins n'est-ce point en petite partie, D'un autre côté, ainsi que nous l'avons vu plus haut, tous les êtres raisonnables jouissent également du libre arbitre qui n'est pas moindre en soi dans les méchants que dans les bons, ni dans cette vie que dans l'autre.




CHAPITRE VI. Pour vouloir le bien, on a absolument besoin de la grâce.

9016 16. Il me semble avoir suffisamment montré que le libre arbitre est comme captif, tant que les deux autres libertés ne se trouvent point avec lui ou ne se trouvent point complètes; le défaut dont l'apôtre se plaint, en disant: «Il est cause que vous ne faites point ce que vous voulez (Ga 5,17),» ne nous vient pas d'une autre source; en effet, le libre arbitre nous donne bien le vouloir, mais il ne nous donne pas le pouvoir de faire ce que nous voulons. Je ne dis point qu'il nous donne le vouloir du bien ou du mal, mais simplement qu'il nous donne le vouloir, attendu que, vouloir le bien, c'est progresser; vouloir le mal, c'est décroître. Le simple vouloir au contraire est ce qui progresse ou décroît. Or, le vouloir existe en nous par la grâce de la création et il progresse par celle de la rédemption; mais s'il décroît, c'est à lui-même qu'il le doit. C'est donc par le libre arbitre que nous voulons, et c'est pair la grâce que nous voulons le bien; l'un nous donne le vouloir et l'autre, le bon vouloir. De même que, autre chose est de craindre simplement et de craindre Dieu, d'aimer simplement et d'aimer Dieu, attendu que la crainte et l'amour, pris simplement en eux-mêmes, ne sont autre chose que des affections, tandis que avec ce complément, ce sont des vertus; ainsi est-ce autre chose de vouloir et autre chose de vouloir le bien.
9017 17. Les affections, simplement dites, se trouvent en nous par le fait de la nature, il semble qu'elles sortent de notre propre fonds, ce qui les complète vient de la grâce; il est bien certain en effet que la grâce ne règle pas autre chose que ce que la création nous a donné, en sorte que les vertus ne sont que des affections réglées. Il est écrit de quelques hommes, qu'ils ont tremblé et ont été effrayés, là où il n'y avait pas de crainte (Ps 13,5), il y avait bien une crainte, mais elle n'était pas réglée, Le Seigneur voulait la régler dans ses disciples, quand il leur disait: «Je vous apprendrai qui vous devez craindre XII,5),» Et David proposait aussi de la régler quand il s'écriait: «Venez, mes enfants, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte du Seigneur (Ps 33,12),» De même, celui qui disait. «Moi, qui suis la lumière, je suis venu en ce monde; mais les hommes ont mieux aimé les ténèbres que lai lumière (Jn 3,19),» reprochait aux hommes d'avoir un amour déréglé, Voilà pourquoi l'Épouse des Cantiques s'écrie: «Réglez l'amour en moi (Ct 2,4).» De même encore, c'était la volonté que Jésus trouvait déréglée dans ses disciples quand il disait: «Vous ne savez ce que vous désirez (Mc 10,38);» mais il leur apprend à replacer leur volonté déréglée dans la droite ligne, quand il leur dit: «Pouvez-vous boire le calice que je boirai (Mc 10,38)?» En parlant ainsi, il ne leur montrait encore que par ses leçons, à régler leur volonté; il le leur enseigna plus tard, par son propre exemple, lorsque dans sa passion, après avoir prié son Père d'éloigner de lui le calice, il ajoute aussitôt: «Néanmoins qu'il en soit, non comme je le veux,;nais comme vous le voulez (Mt 26,39).» Nous avons donc reçu de Dieu, dans la création, la faculté de vouloir, de même que celle de craindre et celle d'aimer, ce qui fait que nous sommes des créatures en général; mais pour ce qui est de vouloir le bien, de craindre et d'aimer Dieu, nous le tenons de la grâce qui nous a visités et a fait de nous des créatures de Dieu.
9018 18. En effet, si, en tant qu'êtres créés doués de liberté et de volonté, nous n'appartenons qu'à nous, nous appartenons à Dieu par la bonne volonté. Or, c'est celui qui l'a faite libre, notre volonté, qui la fait bonne, afin que nous soyons comme les prémices de ses créatures; car il vaudrait mieux pour nous ne pas être que d'être toujours à nous; en effet, ceux qui ont voulu s'appartenir à eux-mêmes, comme des dieux, sachant le bien et le mal, non-seulement se sont appartenus eu effet, mais sont tombés au pouvoir du diable. Ainsi c'est par la volonté en tant que libre, que nous sommes nôtres; c'est par elle encore en tant que mauvaise, que nous sommes au diable et c'est toujours par elle mais en tant que bonne, que nous appartenons à Dieu. C'est ce qui a fait dire à l'Apôtre: «Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui (2Tm 2,19),» car, s'il s'adresse à ceux qui ne lui appartiennent pas, il leur dit: «En vérité. je vous déclare que je ne vous connais point (Mt 25,12).» Lorsque par la mauvaise volonté, nous passons au démon, nous cessons, pour ainsi dire en attendant, d'appartenir à Dieu, de même que lorsque, par la bonne volonté nous sommes a Dieu, nous n'appartenons plus au diable, mais ni dans l'un ni dans l'autre cas, nous ne cessons point d'être nôtres; car des deux côtés nous conservons le libre arbitre et, avec lui, la cause de tout mérite, en sorte que c'est toujours justement que nous sommes punis si nous sommes mauvais, puisque étant libres, nous ne devenons mauvais que par le fait de notre propre volonté; c'est justement aussi que nous sommes récompensés si nous sommes bons, puisque nous ne pouvons également l'être que par un acte de notre volonté. Il est bien certain que c'est par le fait de notre volonté que nous devenons esclaves du démon, non point par un acte de sa puissance; mais ce n'est point par elle, c'est par la grâce que nous nous assujettissons à Dieu. Car on doit dire que si notre volonté est bonne elle est une créature du bon Dieu; mais elle ne sera e parfaite que lorsqu'elle sera parfaitement soumise à son créateur. Loin de moi toutefois la pensée d'attribuer à notre volonté sa perfection et de n'attribuer qu'à Dieu sa création, puisqu'il est incomparablement meilleur d'être parfait que d'être simplement fait et qu'il y aurait de l'impiété à prétendre que Dieu n'a fait en nous que ce qui est moindre, et que nous, nous avons fait ce qui est plus parfait. L'Apôtre, comprenant bien ce qu'il était par la nature et ce qu'il devait attendre de la grâce, disait: «Je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je n'y trouve pas le moyen de l'accomplir (Rm 7,18).» Il savait fort bien, en effet, que par le libre arbitre, il avait en lui le vouloir, mais que la grâce lui était nécessaire pour avoir le parfait vouloir; car, si vouloir le mal est une défaillance de la volonté, vouloir le bien est pour elle un progrès, et elle est parfaite quand elle suffit à tout le bien que nous voulons.
9019 19. Ainsi donc, pour que le vouloir qui nous vient du libre arbitre soit parfait, nous avons besoin de deux grâces: d'une première qui nous fasse goûter le bien, ce qui est proprement la conversion de la volonté au bien, et d'une seconde qui nous le fasse pouvoir complètement, ce qui est la confirmation même de la volonté dans le bien. Or la volonté n'est parfaitement tournée, convertie au bien que quand elle ne se complaît plus que dans ce qui est honnête. et permis, et elle est parfaitement confirmée dans le bien quand elle ne manque plus de rien qui lui plaise. Par conséquent, la volonté, pour être parfaite, doit être pleinement bonne et bonnement pleine. En soi, la volonté est deux fois bonne dès le principe; elle est bonne en général par le seul fait de la création, attendu qu'étant l'oeuvre d'un Dieu bon elle n'a pu être créée que bonne, comme elle le fut, en effet, d'après ce qui est dit que Dieu vit que tout ce qu'il avait fait était parfaitement bon (Gn 1,31). Elle est bonne en particulier à cause du libre arbitre par lequel elle est faite à l'image de Celui qui l'a créée. Si aux deux premiers biens de la volonté nous en ajoutons un troisième, la conversion à sou Créateur, on pourra la considérer alors avec juste raison comme parfaitement bonne; bonne en général, bonne en son genre et très-bonne dans son ordination (a); or, par ordination j'entends la conversion complète de la volonté à Dieu, sa sujétion entière, volontaire et dévouée. Mais à cette parfaite justice, est due ou plutôt est jointe la plénitude de la gloire; car ces deus biens se suivent tellement qu'on ne peut posséder la parfaite justice sans la gloire parfaite; ni la plénitude de la gloire, sans la plénitude de la justice. C'est donc à bon droit qu'une pareille justice ne va pas sans la gloire, puisque la vraie gloire ne peut aller sans une telle justice. Aussi est-ce avec raison qu'il est dit: «Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice, parce qu'ils en seront pleinement rassasiés (Mt 5,6).»
9020 20. Ce sont précisément les deux biens dont nous avons parlé plus haut sous le nom de vraie sagesse et de plein pouvoir, en rapportant la sagesse à la justice et le pouvoir à la gloire. J'ajoute les qualificatifs vrai et plein, afin de montrer parle premier que je ne parle point de la sagesse de la chair qui n'est que mort (Rm 8,6), ni de celle qui n'est que folie pour Dieu (1Co 3,19), je veux dire de cette sagesse du monde par laquelle les hommes sont sages à leurs yeux, «mais de cette sagesse qui les rend habiles à mal faire (Jr 4,22).» Par le second qualificatif, je n'entends point parler de ceux dont il est dit: «Les puissants seront fortement tourmentés (Sg 6,7).» La vraie sagesse et le plein pouvoir ne se trouvent que là où se rencontrent déjà réunis les deux biens dont j'ai encore parlé plus haut et que j'ai appelés le libre conseil et le libre complaire; et je ne reconnais, pour moi de vrai sage et de vraiment puissant que celui qui, non-seulement a le vouloir en soi, en vertu du libre arbitre; mais encore le parfaire, en sorte qu'il ne puisse ni vouloir ce qui est mal, ni être privé de faire ce qu'il veut. Or le premier dépend du libre conseil, c'est-à-dire de la vraie sagesse, et le second du libre complaire, c'est-à-dire du plein pouvoir. Mais quel est l'homme assez saint et assez grand pour se glorifier d'en être arrivé là? Où et quand en sera-t-il ainsi? Sera-ce en cette vie? Si cela pouvait être, celui qui en serait arrivé là, serait plus grand que saint Paul lui-même qui s'écriait: «Je ne trouve point en moi le parfaire (Rm 7,18).» Adam, du moins, dans le paradis terrestre, a-t-il joui de ce triple bien? S'il en avait joui, jamais il n'en eût été chassé.

a Dans quelques éditions on lit: «son ordination à Dieu;» mais c'est une pure redondance de mots; car la suite du texte rend cette addition complètement superflue.




CHAPITRE VII. Les premiers hommes ont-ils connu celle triple liberté dans le paradis terrestre, l'ont-il conservée même après le péché.

9021 21. C'est maintenant le lieu d'examiner une question, que nous avons différée jusqu'à présent, à savoir, si, dans le paradis terrestre, les premiers hommes ont joui des trois libertés que nous avons désignées sous le nom de libre arbitre, libre conseil et libre complaire, ou, en d'autres termes, s'ils ont été libres de toute contrainte, de tout péché et de toute misère, ou bien, s'ils n'ont joui que de deux ou même que d'une de ces libertés. Quant à la première liberté, cela ne peut faire une question, pour peu que nous n'ayons point oublié le raisonnement par lequel nous avons clairement établi plus haut qu'elle subsiste également dans les justes et dans les pécheurs; mais pour les autres, il y a véritablement lieu de se demander si Adam les a eues toutes les deux ou s'il n'a eu que l'une d'elles. S'il ne les a possédées ni l'une ni l'autre, qu'a-t-il donc perdu? Car ni après, ni avant son péché, il n'a cessé d'avoir la plus complète liberté de son libre arbitre; et s'il n'a rien perdu, quel châtiment a-ce donc été pour lui d'être chassé du paradis terrestre? Mais, s'il a possédé l'une au moins de ces deux libertés, comment l'a-t-il perdue? Il est bien certain que, du jour qu'il a péché, il n'a plus été libre, pendant sa vie mortelle, ni du péché ni de la misère, et pourtant on ne saurait dire qu'il a pu perdre aucune des trois libertés dont nous avons parlé plus haut, quelle que soit celle qu'il eût reçue, autrement il serait évident qu'il n'a jamais possédé ni la parfaite sagesse, ni le plein pouvoir, dans le sens que nous les avons définis l'une et l'autre, un peu plus haut, puisqu'il aurait pu vouloir quelque chose qu'il n'aurait pas dû, et qu'il aurait reçu ce qu'il n'aurait pas voulu. Ne pourrait-on pas dire qu'il ne les a possédées que d'une certaine façon, non point dans leur plénitude, et qu'ainsi il a pu les perdre? Il est certain que chacune de ces deux libertés a deux degrés, le supérieur et l'inférieur; le premier, dans la liberté de conseil, est de ne pouvoir point pécher, et le second est de pouvoir ne point pécher. De même, le degré supérieur de la liberté de complaire, est de ne pouvoir être troublé, et l'inférieur, de pouvoir ne point être troublé. L'homme a donc reçu, dans sa création, le degré inférieur de chacune de ces deux libertés. Mais il en a été dépouillé par son péché, et, du degré de liberté, qui consistait pour lui à pouvoir ne point pécher, il est tombé au point de ne pouvoir plus ne pas pécher, en perdant ainsi tout ce qu'il avait de liberté de conseil. De même, pour ce qui est du degré qui consistait à pouvoir n'être point troublé; il en est venu à ne pouvoir plus ne pas être troublé en perdant également tout ce qu'il avait de liberté de complaire. Pour châtiment, il ne conserva plus que la liberté d'arbitre, qui ne lui avait servi qu'à perdre les deux autres, et il ne peut la perdre comme les deux dernières. S'étant volontairement fait l'esclave du péché, il était juste qu'il perdît le libre conseil; mais, étant devenu par le péché, débiteur de la mort, comment aurait-il pu conserver la liberté du complaire?
9022 22. L'homme se priva donc lui-même des deux autres libertés qu'il avait reçues, par l'abus qu'il fit de son libre arbitre: or, il en a abusé en la faisant servir à sa honte, quand elle ne lui avait été donnée que pour I tourner à sa 'gloire, ainsi que l'Ecriture nous l'apprend en disant «L'homme, tandis qu'il était élevé en honneur, n'a pas compris sa gloire; il a été assimilé aux bêtes qui n'ont point de raison, et il leur est devenu semblable (Ps 48,13).» Seul entre tous les êtres animés, l'homme a reçu le pouvoir de pécher, c'est la prérogative de son libre arbitre; mais il ne lui a point été donné pour qu'il péchât, c'était au contraire, pour qu'il acquît plus de gloire, en ne péchant pas quand il pouvait pécher. Qu'y aurait-il eu, en effet, de plus glorieux pour lui que de pouvoir lui appliquer ces paroles de l'Ecriture: «Quel est celui-là et nous le louerons (Si 31,9)?» Pourquoi ces louanges? «C'est qu'il a fait quelque chose de merveilleux dans sa vie.» Qu'a-t-il donc fait? «Il a pu violer les commandements de Dieu, et il ne les a pas violés; il a pu faire le mal, et il ne l'a point fait.» Or, il eut cette gloire, tant qu'il ne pécha point, et il la perdit en péchant. Mais s'il pécha, c'est qu'il était libre de pécher, et cette liberté ne lui venait point d'ailleurs que de son libre arbitre, qui renferme pour lui la possibilité de pécher. Il ne faut point s'en prendre à celui qui le lui donna; mais à l'homme lui-même, qui fit servir au péché une faculté qu'il n'avait reçue que pour avoir la gloire de ne point pécher; car, s'il est vrai qu'il n'eût point péché, s'il n'avait eu le pouvoir de pécher, ce n'est pourtant point parce ce qu'il a eu ce pouvoir qu'il a péché, mais parce ,qu'il a voulu pécher. En effet, quand le diable et ses satellites ont péché, si les autres n'ont point fait comme eux, ce n'est pas parce qu'ils n'ont pas pu, mais parce ce qu'ils n'ont pas voulu.
9023 23. On ne saurait donc imputer la chute de l'homme par le péché, au pouvoir qu'il avait reçu de pécher, mais au vice de sa volonté. Mais, s'il a pu tomber par un acte de sa volonté, il ne saurait à présent se relever par un acte pareil; car, s'il a été donné à la volonté de pouvoir ne point tomber, il ne lui a pas été donné de pouvoir se relever, une fois tombée. Il n'est pas aussi facile de sortir d'une fosse que d'y choir. L'homme a pu, par sa seule volonté, tomber dans la fosse du péché, mais il ne saurait se relever désormais, par sa seule volonté, puisque le voulût-il, il ne saurait plus même ne plus pécher.



CHAPITRE VIII. Le libre arbitre subsiste après le péché.

9024 24. Mais quoi? Le libre arbitre est-il détruit parce qu'il ne peut plus ne pas pécher? Nullement, mais il a perdu le libre conseil, en vertu duquel il pouvait jadis ne pas pécher, de même que, si l'infortuné ne peut plus ne pas être troublé désormais, cela vient de ce qu'il a perdu aussi le libre complaire, en vertu duquel il pouvait jadis ne pas être troublé. Le libre arbitre, même depuis le péché d'Adam, demeure donc tout entier, mais il est misérable, et, si l'homme ne peut pas lui-même s'affranchir du péché et de la misère, ce n'est pas une preuve qu'il a perdu tout libre arbitre, mais seulement qu'il est privé des deux autres libertés. En effet, il n'appartient pas et il n'a jamais appartenu au libre arbitre, en tant que tel, de pouvoir (a) ou d'être sage, mais seulement de vouloir; il ne donne à la créature ni le savoir, ni le pouvoir, mais seulement le vouloir, par conséquent, on ne peut le regarder comme perdu que s'il cesse de vouloir, non pas s'il manque de pouvoir ou de savoir, car il n'y a que là où la volonté fait défaut que la liberté périt. Je ne dis pas s'il cesse de vouloir le bien, mais s'il perd toute faculté de vouloir; car on ne saurait nier que, dès l'instant que le bien ne procède plus de la volonté, et que la volonté elle-même a disparu tout entière, le libre arbitre aussi soit mort. S'il est tel qu'il n'y ait que le bien qu'il ne puisse plus vouloir, c'est un signe, non qu'il n'y a plus de libre-arbitre, mais bien qu'il n'y a plus de libre conseil. Si ce n'est pas le vouloir qui lui manque, mais si c'est le pouvoir de faire le bien qu'il veut, c'est la preuve qu'il lui manque le libre complaire, non pas que le libre arbitre a péri. Ainsi donc le libre arbitre suit partout la volonté, à tel point qu'il ne cesse d'exister que là où elle disparaît, mais la volonté elle-même se retrouve aussi bien dans les méchants que dans les bons; d'où il suit que le libre arbitre existe tout entier dans les pécheurs aussi bien que dans les justes. Et de même que la volonté, pour être dans la misère, ne cesse point d'être la volonté, mais seulement s'appelle et est effectivement une volonté malheureuse, comme il yen a d'heureuses, ainsi aucune adversité, nul malheur ne saurait détruire ni même diminuer le libre arbitre, en tant que libre arbitre.
9025 25. Toutefois, bien que le libre arbitre ne souffre aucune diminution en qui que ce soit, néanmoins il ne saurait, par ses propres forces, remonter du mal au bien, comme il a pu par lui-même tomber du bien

a Telle est la leçon qu'il faut préférer ici; elle est eu rapport avec la pensée qui se retrouve exprimée au n. 19.

dans le mal. Faut-il s'étonner en effet qu'il ne puisse, une fois tombé, se relever lui-même quand on sait que, même lorsqu'il était debout, il n'aurait pu par ses propres forces. s'élever vers le bien, et quand on se voit que, lors même qu'il avait encore avec lui, du moins en partie, les deux autres libertés; il n'a pu, du degré inférieur où il les possédait, arriver à les avoir en un degré supérieur, c'est-à-dire de l'état de pouvoir ne point pécher, et ne point être troublé, en arriver à ne pouvoir plus ni pécher, ni être troublé? S'il n'a pu à l'aide, quelqu'il ait été, des deux autres libertés, s'élever du bien au mieux, à combien plus forte raison, maintenant qu'il en est complètement privé, sera t-il hors d'état de se relever par lui-même, du mal au bien dont il est déchu?
9026 26. L'homme a donc besoin du Christ, qui est la vertu et la sagesse de Dieu qui, en tant que sagesse, verse de nouveau dans son âme la vraie sagesse pour lui rendre son libre conseil, et en tant que vertu, lui redonne le plein pouvoir pour réparer son libre complaire, en sorte que devenant d'un côté parfaitement bon il ignore désormais le péché, et d'un autre complètement heureux il ne sent plus rien de contraire à sa volonté. Mais il ne faut espérer cette perfection que dans l'autre vie, alors que ces deux libertés, perdues maintenant pour nous, seront entièrement rendues à notre libre arbitre, non pas de la manière qu'elles se trouvent, dans tout homme juste, si saint qu'il soit ici-bas, non pas même en l'état où les ont possédées nos premiers parents dans le paradis terrestre; mais comme les anges en jouissent maintenant dans le ciel. Mais en attendant, contentons-nous, dans ce corps de mort et dans ce siècle mauvais, d'une liberté de conseil, qui nous permette de ne point obéir au péché dans la concupiscence et d'une liberté de complaire qui nous exempte de toute crainte fâcheuse pour la justice. Or, ce n'est pas une petite sagesse, dans cette chair de péché et dans ces jours mauvais, que de ne point consentir au mal quoiqu'on ne puisse s'en garantir entièrement; et ce n'est pas non plus un faible pouvoir que de mépriser courageusement l'adversité pour la vérité, bien qu'on n'ait pas encore le bonheur d'y être complètement insensible.
9027 27. En attendant, nous devons apprendre par la liberté de conseil à ne pas abuser de celle du libre arbitre, si nous voulons un jour jouir d'une complète liberté de complaire. C'est certainement ainsi que nous réparerons en nous l'image de Dieu et que par la grâce, nous nous dg mettrons en état de recouvrer cet antique honneur que nous avons perdu par le péché. Bienheureux celui qui entendra dire de soi ces paroles: «Quel est celui-là et nous le louerons? car il a fait des merveilles dans sa vie. Il a pu transgresser les commandements de Dieu et ne les a point transgressés; il a pu faire le mal et ne l'a point fait (Qo 31,9).»



CHAPITRE IX. L'image et la ressemblance de Dieu, selon lesquelles nous avons été créés, consistent dans cette triple liberté.

9028 28. Je pense que c'est dans ces trois libertés que consistent l'image et la ressemblance de Dieu, selon lesquelles nous avons été créés, en sorte que l'image se retrouve clans le libre arbitre et la ressemblance dans les deux autres libertés. Et peut-être, si le libre arbitre ne souffre ni défaillance ni diminution est-ce parce qu'il semble plus particulièrement avoir reçu l'empreinte de l'image substantielle de l'éternelle et immuable divinité. En effet, s'il a eu un commencement, il ne saurait avoir de fin; il n'est point augmenté par la gloire ou par la sainteté, de même qu'il n'est point diminué par le péché ou par la misère. Parmi les choses qui ne sont point éternelles, en est-il une seule qui ressemble davantage à l'éternité? Quant aux deux autres libertés, comme elles peuvent non-seulement diminuer mais même se perdre complètement, il semble qu'elles n'ont reçu qu'une sorte de ressemblance de la sagesse et de la puissance en plus de l'image divine. De plus , de même que nous les avons perdues par le péché, nous les avons recouvrées par la grâce, et enfin, tous les jours, les uns plus, les uns moins, nous avançons ou nous reculons dans ces deux libertés; bien plus, nous pouvons les perdre si bien que nous ne puissions même plus les recouvrer, de même qu'il se peut quenous les possédions si bien un jour, qu'il ne nous soit plus possible ni de les perdre ni de les affaiblir.
9029 29. Dans le Paradis terrestre, l'homme ne possédait point cette ressemblance bipartite avec la sagesse et la puissance divines; au plus haut degré possible, mais à un degré peu éloigné d'être le plus haut. Qu'y a-t-il, en effet, de plus près de la condition d'un être qui ne peut ni pécher ni être troublé, dans laquelle les saints anges (a) sont maintenant affermis, et Dieu s'est toujours trouvé, que de pouvoir ne point pécher et n'être point troublé, comme c'était le partage de l'homme, quand il fut créé? Mais par le péché il est tombé, ou plutôt nous sommes tombés en lui et avec lui, de ce haut degré et par la grâce, nous sommes remontés, sinon au même degré, du moins à un degré un peu moins élevé que le premier. En effet, si nous ne pouvons plus vivre ici-bas absolument exempts de péché ou de misère, du moins nous pouvons, avec l'aide de la grâce, ne nous laisser vaincre ni par le péché ni par la

a Dans quelques éditions, la leçon varie en cet endroit et fait dire à saint Bernard: «les saints et les anges, au lieu de «...les saints anges.» Mais la copulative et manque dans nos trois manuscrits.

misère. Il est écrit: «Quiconque est né de Dieu ne commet point de péché (
1Jn 3,9);» Mais cela n'est dit que ceux qui sont prédestinés à la vie éternelle, en ce sens, non pas qu'ils ne pèchent point du tout, mais que, s'ils pèchent, leur péché ne leur est point imputé, soit parce qu'ils l'ont expié par de dignes fruits de pénitence, soit parce qu'ils l'ont couvert du manteau de la charité (a), selon ce qui est dit: «La charité couvre beaucoup de péchés (),» et «Bienheureux sont ceux à qui leurs iniquités ont été remises et dont les péchés sont couverts (Ps 31,1),» et encore: «Bienheureux est l'homme à qui le Seigneur n'a imputé aucun péché.» Ainsi les anges au premier rang ont le plus haut degré de ressemblance avec Dieu, nous n'avons que le plus bas. Adam en a eu un intermédiaire entre les anges et nous, et le démon n'en a aucun. En effet, il a été donné aux esprits célestes d'être affermis dans un état exempt de tout péché et de toute misère. Adam fut créé exempt de l'un et de l'autre, mais il ne lui a pas été donné de demeurer toujours tel; quant à nous il ne nous est pas donné le d'être sans misère et sans péché, il ne nous est donné que de ne céder ni à l'un ni à l'autre. Quant au démon et à ses membres, comme ils ne veulent jamais résister au mal, ils ne peuvent jamais non plus échapper à la peine du péché.
9030 30. Ainsi donc, les deux libertés de conseil et de complaire, qui procurent la vraie sagesse et la vraie puissance à toute créature raisonnable, à laquelle Dieu les dispense comme bon lui semble, et varient selon les causes, les lieux et les temps; car, à peine possédées sur la terre, elles le sont pleinement dans les cieux, elles ne l'étaient que faiblement dans le paradis terrestre, et elles ne le sont point du tout dans les enfers. Au contraire, la liberté du libre arbitre n'a pas cessé le moins du monde d'être la même qu'au moment où elle a été créée, et se trouve égale, en tant que telle, dans le ciel;sur la terre et dans les enfers; aussi est-ce avec raison que les premières ne nous donnent qu'une simple ressemblance avec Dieu, tandis que la dernière imprime en nous son image. Que dans les enfers les deux libertés, qui ont rapport à la ressemblance aient complètement péri, c'est ce dont l'autorité même des saintes Ecritures fait foi. En effet, pour ce qui est du fibre conseil,

a Saint Bernard a déjà enseigné l'amissibilité de la grâce dans son second opuscule, n. 14. Cependant, il dit ici que le péché des prédestinés «est caché dans la charité,» cela ne peut s'entendre que de la charité subséquente qui vient plus tard justifier le pécheur, de même qu'il est lavé par la pénitence. Il y a plus néanmoins, il dit en effet «que le péché des prédestinés est caché dans la charité de Dieu qui les prédestine,» car, dit-il, la charité du Père cache la multitude de leurs fautes, sermon XII, sur le Cantique des cantiques n. 15. Saint Bernard explique encore ce passage d'une autre manière, dans son sermon 4, sur divers sujets où il dit que ces mots, celui qui est né de Dieu ne pèche pas, doivent s'entendre en ce sens qu'il ne persévère pas dans le péché. Voir les notes de la fin du volume sur le premier sermon de la septuagésime.

d'où naît la vraie sagesse, on peut se convaincre qu'il n'existe plus en ce lieu, par ces paroles pleines de clarté: «Faites promptement tout ce que votre main peut faire, parce qu'il n'y aura plus ni oeuvre, ni raison, ni sagesse, ni science dans les enfers où vous courez (
Qo 9,10).» Quant à la puissance qui nous vient du libre complaire, voici ce que nous en apprend l'Evangile: «Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures (Mt 22,13).» Or, due faut-il entendre par ces mots: «Liez-lui les pieds et les mains,» sinon dépouillez-le de tout pouvoir?
9031 31. On me dira peut-être: comment se fait-il qu'il n'y a point de place pour un peu de sagesse, là où tout ce qu'on souffre force à se repentir du mal qu'on a fait? Est-ce qu'on ne saurait se repentir au sein des tourments ou bien le repentir n'est-il point une sorte de sagesse? L'objection serait fondée , s'il n'y avait de puni dans l'enfer que l'oeuvre mauvaise et non pas la volonté mauvaise en mène temps. Il est hors de doute que personne, au milieu du châtiment de sa faute, ne se plait à réitérer le mal qu'il a fait, mais si la volonté persévère dans les mauvaises dispositions jusqu'au milieu des tourments, qu'importe qu'elle renonce à l'acte mauvais, si elle ne semble avoir un peu de sagesse, que, parce qu'au sein de l'enfer, il ne lui est plus possible de commettre le péché de luxure? D'ailleurs, il est écrit que «la sagesse n'entrera point dans une âme maligne (Sg 1,4).» Mais qui nous dit que la volonté continue à être mauvaise jusque dans les châtiments? Cela ressort, entre autres choses, de ce qu'elle ne voudrait point être punie; or la justice veut que ceux qui ont mal fait subissent un châtiment, elle ne veut donc point ce que veut la justice. Quiconque ne veut point ce qui est juste, n'a pas la volonté juste, mais injuste, et par conséquent mauvaise, précisément en ce qu'elle n'est pas d'accord avec la justice. Il y a deux choses qui montrent que la volonté est injuste, c'est lorsqu'elle veut pécher ou que son péché demeure impuni. Quelles preuves de vraie sagesse ou de bonne volonté trouverons-nous donc dans ceux qui ont péché, tant qu'ils ont pu le faire, et voudraient ensuite que leurs fautes demeurassent impunies? Mais soit, ils se repentent d'avoir mal fait, n'est-il pas vrai cependant qu'ils aimeraient mieux pécher encore, si le choix leur en était donné, que de souffrir la peine du péché? Or c'est cela même qui est injuste, inique. Or quand vit-on la volonté, si elle est bonne, préférer ce qui est injuste à ce qui est juste? D'ailleurs on ne peut dire que ceux qui sont moins fâchés d'avoir vécu selon leur bon plaisir que de ne pouvoir plus vivre ainsi, aient un véritable repentir. Du reste, ce qui se passe au dehors montre assez ce qu'ils sont intérieurement. Tant que leur corps est dans les flammes, il est certain que leur volonté persévère dans le mal, d'où il suit que cette ressemblance, qui ressort de la double liberté de conseil et de complaire, a disparu complètement dans les enfers, tandis que l'image, qui tient au libre arbitre, y subsiste toujours.





Bernard Libre arbitre 9013