Bernard - St Malachie 13061

CHAPITRE XXVIII. Malachie voulant construire un édifice religieux trouve un homme qui s'y oppose; mais bientôt cet homme est puni de Dieu.

13061 61. Celui à qui Malachie avait abandonné les biens qui appartenaient au monastère de Benchor, au lieu de montrer sa reconnaissance au Saint pour ce bienfait, ne cessa depuis lors de se conduire avec la plus grande hauteur envers lui et envers les siens, se déclarant en toute occasion contre lui, lui dressant même des piéges et attaquant ses actes. Mais sa conduite ne demeura point impunie. Il avait un fils unique qui marchait sur les traces de son père et qui ayant osé s'attaquer, lui aussi, à Malachie, mourut dans l'année même de sa faute. Voici comment cette mort arriva. Malachie jugea qu'il devait faire construire un oratoire en pierres à Benchor, à l'instar de ceux qu'il avait vus dans d'autres contrées. Il avait à peine commencé à en asseoir les fondements, que tous les gens du pays étaient dans l'admiration à la vue d'un édifice qui n'avait pas encore eu son pareil dans la contrée. Mais cet homme plein de présomption et d'insolence au lieu de l'admirer comme les autres, s'en irrita; il conçut le douleur et enfanta l'iniquité (Ps 7,15). Se mêlant aux populations voisines pour les exciter par ses murmures, il attaquait, tantôt à mots couverts et tantôt ouvertement, accusait le Saint de légèreté en protestant. contre cette nouveauté dont il exagérait la dépense. Par ces discours envenimés, il excitait et poussait bien des gens à s'opposer à cette construction. «Suivez-moi, dit-il, et ne laissons pas faire malgré nous ce qu'on ne peut faire que par nous.» Alors il vient à la tête de ceux qu'il a gagnés à ses projets, à l'endroit où l'on bâtissait et y trouvant l'homme de Dieu, il lui adresse le premier la parole, car il était l'âme du complot. u Brave bomme, lui dit-il, d'où vous est venu la pensée d'introduire ces nouveautés chez nous? Sachez que nous sommes des Scots, non point des Gaulois. Quelle est donc votre légèreté? Qu'avons-nous besoin d'un édifice aussi superflu que superbe? Où trouvez-vous d'ailleurs, pauvre comme vous l'êtes, de quoi subvenir à de pareilles dépenses? Enfin qui de nous verra jamais cet édifice achevé? Y a-t-il présomption plus grande que la vôtre, de commencer un ouvrage que vous ne sauriez, je ne dis pas achever, mais voir jamais se terminer? Quand je dis que c'est présomption à vous d'entreprendre une chose qui dépasse vos moyens, vos forces et toute mesure, c'est de folie que je devrais vous taxer. Assez donc comme cela; cessez cette entreprise, et ne donnez pas plus longtemps suite à une pareille folie; car nous ne sommes disposés, ni à souffrir ni à permettre que vous continuiez.» C'est en ces termes qu'il fit connaître au Saint quels étaient ses projets, mais il n'avait point réfléchi à la manière dont il pourrait appuyer ses paroles; en effet, à la vue de l'homme de Dieu, tous ceux qui l'avaient suivi, changèrent de sentiment et cessèrent d'être de son avis.
13062 62. Le Saint répondit à ce discours avec une liberté entière, et, s'adressant à cet homme: «Malheureux, lui dit-il, cet édifice que tu vois commencé mais dont la vue te fait mal, s'achèvera certainement, beaucoup le verront terminé, et toi, puisque tu ne veux pas le voir, tu ne le verras point, mais tu verras ce que tu ne veux point, la mort: mets donc ordre à tes affaires, si tu ne veux pas qu'elle te surprenne dans ton péché.» Ainsi parla le Saint. Cet homme mourut en effet et l'édifice commencé s'acheva, mais il ne le vit point terminé, puisqu'il mourut dans l'année comme nous l'avons dit. Cependant le père de cet homme ayant appris la prédiction de Malachie et sachant que toute parole du Saint était suivie d'effet, s'écria: «Il a prononcé l'arrêt de mort de mon fils.» Alors à l'instigation du diable, il entra dans un telle fureur contre Malachie qu'il en vint, en présence du due et des grands d'Ulidie, à accuser de fausseté et de mensonge l'homme de Dieu, si manifestement véridique en toute circonstance, si visiblement ami passionné et disciple dévoué de la vérité. C'est peu, il ajouta l'injure à sa première faute et l'appela singe. Malachie qui savait ne point répondre à l'injure par une autre injure, se contenta de garder le silence; pas un mot ne sortit de sa bouche quand le pécheur élevait ainsi la voix contre lui. Mais le Seigneur n'oublia point cette parole qu'il avait dite: «de me réserve la vengeance, c'est moi qui l'exercerai (Rm 12,19).» Le même jour, cet homme étant retourné chez lui, expia la témérité de sa langue effrénée par les mains même de celui qui la lui avait si bien déchaînée: En effet, le démon lui-même se saisit de sa personne et le jeta dans le feu; les assistants s'empressèrent de l'arracher aux flammes, mais déjà son corps était à demi brûlé et sa raison perdue. Pendant le délire de sa folie, Malachie arriva; il vit cet homme qui l'avait injurié, la bouche de travers, les lèvres écumantes, effrayer tout le monde par ses cris et par la violence de ses mouvements. Son agitation était si grande que plusieurs hommes avaient peine à le tenir. Alors le saint homme pria pour son ennemi et fut exaucé du Ciel, du moins en partie. En effet, pendant que Malachie était en prière, il rouvrit les yeux et reprit ses sens. Mais il resta toujours sous l'empire de l'esprit mauvais que Dieu lui avait envoyé pour le souffleter et lui apprendre à ne pas mal parier des saints. de crois qu'il vit encore et que maintenant encore il continue d'expier la faute énorme dont ii s'était rendu coupable envers l'homme de Dieu. On dit même qu'à certaines époques il redevient lunatique. Quant aux biens de Benchor dont nous avons parlé, comme cet homme ne pouvait plus les conserver dans l'état de faiblesse et d'incapacité où il était tombé, ils firent retour au monastère auquel ils avaient précédemment appartenu. Malachie n'y mit aucun obstacle, en vue du bien de la paix, après les nombreuses vexations qu'il avait eu à souffrir.
13063 63. Mais revenons à l'édifice que Malachie avait entrepris de construire. Il est bien vrai que Malachie n'avait pas le premier sou, je ne dis point pour terminer, mais même pour commencer cette construction. Mais ii était plein de confiance en Dieu, et Dieu disposa. tout de telle manière que i'argent ne fit jamais défaut à son serviteur, qui n'avait placé aucune de ses espérances dans les trésors de la terre, Nul autre que lui, en effet, ne put faire qu'un trésor caché en cet endroit, ne fût retrouvé que pour l'oeuvre de Malachie et précisément à l'époque où il la commençait. C'est donc dans la bourse de son Seigneur que le serviteur de Dieu trouva ce qui n'était pas dans la sienne; Il était juste d'ailleurs qu'il en fût ainsi; est-il rien de plus juste en effet, que celui qui, pour Dieu, n'avait rien en propre, se voie associé avec Dieu et fasse bourse commune avec lui? Pour un homme de foi, le monde entier est une source de richesses. Qu'est-ce en effet que le monde sinon la bourse même de Dieu; n'a-t-il pas dit: a Toute la terre est à moi avec tout ce qu'elle renferme (Ps 49,12)?» Aussi, ne peut-on pas dire que Malachie lui restitua les trésors qu'il trouva, mais qu'il les lui consacra, car tout ce que Dieu lui avait donné fut par son ordre employé à l'oeuvre même de Dieu. Il ne se laisse arrêter ni par ses propres besoins ni par ceux des siens, mais il ne songe uniquement qu'à Dieu à qui il sait d'ailleurs recourir sans hésiter, toutes les fois que le besoin s'en fait sentir à lui. On ne peut douter que c'est Dieu même qui lui révéla ce qu'il découvrit. Il s'était entretenu d'abord de ses projets de construction avec ses frères, dont plusieurs, à cause de leur dénûment n'étaient point portés à abonder dans son sens. En sortant du conseil, il était inquiet et perplexe et ne savait quel parti prendre; il eut donc recours à la prière et demanda à Dieu de lui faire connaître sa volonté. Et voilà qu'un jour en revenant de voyage, comme il approchait de l'endroit choisi pour les constructions, il aperçoit de loin un oratoire en pierre aussi grand que beau. Ayant donc considéré attentivement l'emplacement, la forme et le style de l'édifice qu'il voyait, il entreprit son oeuvre avec confiance, après avoir parlé de sa vision a quelques-uns des plus anciens religieux. Il se régla si scrupuleusement pour la construction de cet édifice sur l'emplacement, le genre et la qualité de celui qu'il avait aperçu dans sa vision, que l'oeuvre achevée, il se trouva d'une conformité parfaite avec lui, comme s'il lui avait été dit ainsi qu'à Moïse: Voyez et faites selon le modèle qui vous a été montré sur la montagne (Ex 25,49). C'est donc dans une vision toute pareille qu'il vit sur le mont Saballin le monastère et l'oratoire de ce nom, avant même qu'ils fussent construits.



CHAPITRE XXIX. Malachie est doué du don de prophétie; il opère toutes sortes de miracles.

13064 64. En passant par une certaine ville, Malachie aperçut dans la foule qui se pressait à sa rencontre un jeune homme qui avait le plus grand désir de le voir. Il était monté sur une pierre et se dressant sur la pointe des pieds il était tout yeux et tout attention pour le Saint auquel il rappela l'histoire de Zachée (Lc 19,4). Malachie connut, par une révélation du Saint-Esprit, que ce jeune homme était en effet venu pour le voir dans le même esprit et les mêmes pensées qui avaient autrefois conduit Zachée au devant de Jésus; toutefois il passa devant lui sans en rien montrer, mais le soir, dans l'hôtellerie, il raconta à ses frères comment il avait vu ce jeune homme et ce qu'il prévoyait qui devait lui arriver. Trois jours après, il vint en effet, conduit par un noble de la contrée, qui était son seigneur et qui fit connaître que le plus grand désir de ce jeune homme était qu'il voulût bien le recevoir parmi ses disciples. Mais l'homme de Dieu qui le reconnaissait fort bien répondit: «Il n'est pas nécessaire que personne recommande celui que Dieu même a déjà recommandé, «et, le prenant par la main, il le remit à notre cher abbé Congan, qui lui-même le confia à ses religieux. Ce jeune homme est encore du monde, si je ne me trompe, et il est le premier laïc convers du monastère de Surrey; et tous ses frères lui rendent le témoignage qu'il mène une vie sainte parmi les religieux qui suivent la règle de Cîteaux. Les disciples de Malachie purent reconnaître en cette occasion, que leur maître était doué du don de prophétie; ils le purent encore dans une autre circonstance dont nous allons parler.
13065 65. Un jour, il célébrait les saints mystères, le diacre s'étant approché de lui pour lui rendre les services de son ordre, le prêtre du Seigneur le regarda et poussa un profond soupir, parce qu'il vit qu'il cachait dans son coeur quelque chose de mauvais. Lorsque le saint sacrifice fut achevé, il le prit à part et le questionna sur l'état de sa conscience; celui-ci avoua sans détour qu'il avait été, la nuit précédente, le jouet, des illusions du démon pendant son sommeil. L'homme de Dieu lui imposa une pénitence en lui disant: «Vous n'auriez pas dit remplir les fonctions de votre ordre aujourd'hui, il aurait fallu, par respect pour les choses saintes, vous tenir à l'écart et vous purifier par cet acte d'humilité, afin de revenir plus tard à l'autel, plus digne d'y servir.» Une autre fois encore, comme il offrait le saint sacrifice et qu'il priait pendant les saints mystères, avec cette sainteté et cette pureté de coeur qui lui était habituelle, le diacre qui le servait vit apparaître une colombe éclatante de lumière qui était entrée par la fenêtre. II était inondé, de la lumière quelle répandait et la basilique tout entière en était éclairée jusque dans ses recoins les plus obscurs. La colombe vole çà et là pendant quelque temps, puis va se poser enfin sur une croix qui était placée en face du célébrant. Le diacre en est frappé d'étonnement; jamais il n'avait vu lumière si éclatante, et la présence insolite de cette colombe comme il ne s'en voit point sur la terre, le pénètre d'une sorte de frayeur; il tombe la face dans la poussière; et, palpitant de crainte, c'est à peine s'il ose se relever même aux moments où les fonctions de son ministère l'exigent. Après la messe, Malachie le prit à part et lui fit promettre sur sa vie, de ne point parler de ce qu'il venait de voir tant qu'il vivrait. Une autre fois, étant à Armagh avec un autre évêque, il se leva au milieu de la nuit et se mit à visiter fun après l'autre, en priant, toutes les mémoires des saints qui se trouvent en grand nombre dans le cimetière de saint Patrie, et voilà que tout à coup un de ces autels parut tout en flammes; tous ses frères virent ce prodige et en furent frappés d'admiration. Mais Malachie, comprenant que c'était le signe des vertus extraordinaires du saint ou des saints dont les corps reposaient sous cet autel, courut, les bras étendus se précipiter dans ces flammes et embrasser cet autel. Que fit-il et qu'éprouva-t-il pendant ce temps-là, personne ne saurait le dire; mais ce que chacun de ses frères, je crois, a pu très-bien remarquer, c'est que, en sortant de ces flammes, il se montra encore plus embrassé du feu divin qu'il ne l'avait été auparavant.
13066 66. Je n'en dirai pas davantage sur les nombreux miracles qu'il opéra. Je n'en ai rapporté qu'un très-petit nombre; encore en ai-je cité beaucoup eu égard au temps présent; on ne peut point dire en effet, de nos jours, comme le Psalmiste: «Nous ne voyons plus de miracles, et il n'y a plus de prophète (Ps 73,9).» Mais le peu que j'ai rapporté montre quelle fut la sainteté de mon cher Malachie, qui fit tant de miracles quand il s'en faisait si peu ailleurs. En est-il un seul qui se soit fait autrefois, que Malachie n'ait point renouvelé? Si nous voulons bien passer en revue le peu que je viens de raconter, nous verrons qu'il fut doué du don de prophétie; qu'il lisait dans les âmes, punissait les méchants, guérissait les malades, changeait les coeurs et ressuscitait les morts. Dieu l'aimait, aussi l'enrichit-il de ses dons et bénit-il toutes ses entreprises; il le fit grand aux yeux des princes et il le couronna de gloire. Le Seigneur lui a prouvé son amour en le comblant de grâces; il l'a glorifié par le don des miracles, exalté en abaissant ses ennemis, et lui adonné la couronne de gloire eh récompensant ses vertus. Je vous ai montré, Lecteur diligent, dans la vie de Malachie, des oeuvrés à admirer et des exemples à suivre; il ne me reste plus maintenant qu'à vous placer sous les yeux ce qui doit dans tout cela faire l'objet de vos espérances; afin que vous le considériez attentivement, car la fin de tout cela c'est une bonne mort.




CHAPITRE XXX. Malachie prédit l'heure et le lieu de sa mort; il entreprend un second voyage à Rome pour aller demander une seconde fois le pallium au souverain Pontife, qui était le pape Eugène.

13067 67. On lui demanda; un jour , où il voudrait mourir; s'il était libre de choisir le lieu de sa mort. - Ses religieux s'étaient adressé à chacun la même question. - Malachie gardait le silence et faisait attendre sa réponse. Mais cédant enfin à leurs instances; il dit: «Si je meurs en ce pays, je voudrais que ce fût à l'endroit même où repose l'Apôtre de notre nation, afin de ressusciter à ses côtés; i1 voulait parler de saint Patrie, - mais si je dois mourir en voyage; et que telle soit la volonté de Dieu; je préfère mourir à Clairvaux.» Comme on lui demandait ensuite quel jour il voudrait mourir, il répondit: a Le jour même de la solennité des Trépassés.» S'il n'émettait là qu'un simple voeu, il fut exaucé, et si ce fat une prophétie, elle s'accomplit à la lettre; car il mourut le jour et à l'endroit qu'il avait dit. Mais rapportons en quelques mots comment et dans quelle occasion il en arriva ainsi. Malachie voyait avec peine que jusqu'alors l'Irlande eût été privée du pallium; car il était plein de zèle pour les choses saintes et aurait voulu que sa nation les possédât toutes sans exception. En se rappelant donc que le pape Innocent lui avait promis de lui donner le pallium, il ressentit une vive douleur que ce pape fût mort avant qu'il le lui eût envoyé demander. Profitant donc de ce que la chaire de saint Pierre était occupée par le pape Eugène, dont on annonçait le prochain voyage en France, il crut avoir trouvé l'occasion favorable de venir lui faire sa demande. Il pensait qu'un souverain pontife, et particulièrement celui-là, à cause de son ancienne profession, car c'était un enfant de Clairvaux, ne pouvait faire aucune difficulté d'accéder à ses voeux. Il appelle donc les évêques d'Irlande à un concile; après avoir discutés ensemble pendant trois jours entiers les intérêts du moment, on s'entretint le quatrième jour du projet de demander le pallium. On tomba d'accord sur la nécessité de faire cette demande, pourvu qu'elle fût présentée par un autre que Malachie. Pourtant, comme le voyage était moins long et par conséquent plus facile, personne ne combattit sort projet et sa volonté. Aussi, après la clôture du concile, Malachie se mit en route. Quelques-uns de ses religieux l'accompagnèrent au rivage; il s'était opposé à ce que tous l'y suivissent. Alors l'un d'eux, nommé Catholique, lui dit d'une voix et avec un visage pleins de larmes: «Hélas! vous partez et vous savez dans quelle triste position de tous les jours vous me laissez; vous n'avez point, pour cela, pitié de moi et vous ne me venez point en aide. Si j'ai mérité de souffrir, quel mal ont fait mes frères qui ne passent presque pas un jour, pas une nuit sans être obligés de veiller sur moi et de prendre soin de moi.» Ces paroles et les larmes dont elles étaient accompagnées, - c'étaient les larmes et les paroles d'un fils, -émurent les entrailles paternelles de Malachie; embrassant donc ce religieux avec des bras de père, il lui fit le signe de la croix sur la poitrine, en lui disant: «Soyez sûr que vous ne souffrirez aucune atteinte de votre mal que je ne sois de retour.» Or ce religieux était épileptique et était si souvent pris de son mal qu'il n'était pas rare qu'il en ressentit les atteintes plusieurs fois le jour. Or, il y avait déjà six ans qu'il était frappé de cette horrible maladie, mais il en fut complètement guéri à ces paroles de Malachie. Depuis ce moment il n'en flat plus atteint, et sans doute il n'y retombera plus désormais, c'est du moins notre conviction, puisque Malachie ne peut plus retourner dans son pays.
13068 68. Au moment où il s'embarqua, dent de ceux qui lui étaient le plus attachés s'approchèrent de lui et lui demandèrent avec confiance de leur promettre quelque chose. «Qu'est-ce,» leur dit-il? «Nous ne Vous le dirons que si vous promettez d'accéder à nos voeux.» Il le fit «Et bien, dirent-ils, nous vous prions de nous promettre que vous reviendrez sain et sauf en Irlande. «Tous les autres appuyèrent leur demande. Alors lui, réfléchissant en lui-même pendant quelques instants, commença à regretter de s'être lié par une promesse formelle, dont il ne voyait pas le moyen de s'acquitter: Il se trouvait pressé de deux côtés à la fois, par son voeu secret et par sa promesse; pourtant il crut qu'il devait prendre le parti qui semblait le plus urgent pour le présent, s'en remettant pour le reste aux soins de la divine Providence. Ne voulant donc point les contrister par un refus, il leur promit avec tristesse ce qu'ils lui demandaient et s'embarqua. Mais à peine à moitié route, un vent contraire s'éleva qui ramena le vaisseau au port. Il débarqua et passa la nuit dans une de ses églises: puis, le coeur plein, de joie il rendit grâce à la divine Providence de lui avoir donné le moyen de dégager sa parole. Le lendemain il s'embarqua de nouveau, et arriva en Ecosse, après une heureuse traversée. Trois jours après, il se rendit à un endroit appelé Vert-Étang, qu'il avait fait disposer pour y fonder une abbaye. Il y laissa quelques-uns de ses enfants, nos frères, qu'il avait amenés avec lui pour cela, en nombre suffisant pour former un couvent de moines avec leur abbé, puis il leur fit ses adieux et partit.
13069 69. A son passage, le roi David vint à sa rencontre; il le reçut chez lui avec de grands témoignages de joie et le garda plusieurs jours. Après avoir fait bien des choses agréables à Dieu, il se remit en route à travers l'Ecosse. En entrant en Angleterre, il se détourna un peu de sa route pour visiter l'église de Glasgow, où se trouvent des religieux qui mènent la vie canonique et qui lui étaient fort attachés depuis longtemps à cause de sa religion et de son honnêteté. Pendant qu'il était là, on lui amena une femme atteinte d'un cancer, dont la plaie était horrible à voir; il la guérit, car à peine eut-il aspergé les endroits malades avec de l'eau qu'il avait bénite, que les douleurs disparurent, et le lendemain il restait à peine trace des ulcères de la veille. En quittant cet endroit, il se rendit sur le bord de la mer, mais on refusa de le laisser s'embarquer. Ce fut, je crois, à cause d'un différend qui était survenu entre le souverain Pontife et le roi d'Angleterre, que celui-ci, craignant je ne sais quoi de ce saint homme s'il traversait la mer, ne lui permit point de s'embarquer. D'ailleurs il ne laissait partir aucun évêque pour le continent. Cet empêchement, tout en contrariant les projets de Malachie, servait pourtant ses secrets désirs. Il s'en affligeait sans savoir qu'il contribuerait à l'accomplisse. ment de son veau le plus cher. En effet s'il avait pu effectuer son passage sur le champ, il aurait été obligé de se rendre immédiatement à Clairvaux et d'en repartir aussitôt pour suivre le souverain Pontife qui avait déjà quitté cette abbaye pour se rendre à Rome, dont il ne devait pas être fort éloigné, si même il n'y était déjà arrivé. Ce retard, au contraire, fut cause que le Saint ne passa la mer que pour arriver à Clairvaux à l'époque même où sa très-sainte mort devait avoir lieu.




CHAPITRE XXXI. Malachie revient à Clairvaux pour y mourir le jour et à l'endroit qu'il avait désiré.

13070 70. Quand il est arrivé chez nous du fond de l'Occident, nous l'avons reçu comme le vrai Soleil levant, venu du haut du ciel pour nous visiter. De quels flots de lumière ce radieux soleil n'a-t-il pas inondé notre cher Clairvaux! Quel jour de fête pour nous que celui de son arrivée parmi nous! Ce fut un jour de bonheur que le Seigneur fit luire pour nous, aussi fut-il rempli de joie et d'allégresse. Tout faible et tout chancelant que j'étais, comme je me suis précipité avec ardeur et transport au devant de lui! comme je me suis jeté avec bonheur dans ses bras! et comme j'étais heureux d'étreindre dans les miens cet homme que le ciel m'envoyait comme une grâce. Comme j'avais le visage et le coeur gai, ô mon Père, quand je vous fis entrer dans la demeure de ma mère et dans la chambre de celle qui m'a donné le jour! Quelles bonnes heures j'ai passées avec vous, mais qu'elles se sont vite écoulées! Mais lui, quel était-il en arrivant à nous? Notre saint voyageur montrait à chacun un visage gai et affable, il était pour tous d'une amabilité incroyable. Quel hôte bon et aimable c'était pour nous qu'il venait visiter du bout du monde, non point pour voir chez nous, mais pour nous montrer en lui un autre Salomon! Enfin, nous avons entendu ses sages paroles, nous avons joui de sa présence et nous l'avons gardé au milieu de nous. Quatre ou cinq jours à peine s'étaient écoulés depuis le commencement de notre bonheur, que, le jour de la fête de saint Luc, évangéliste, après avoir célébré la messe avec sa piété et sa sainteté habituelles, il fut pris de la fièvre et se mit au lit. Nous étions tous aussi malades que lui, A notre bonheur succédait l'inquiétude; pourtant nos craintes n'étaient point encore extrêmes, parce que de temps en temps la fièvre semblait baisser. Il fallait voir l'empressement de tous mes frères, soit à donner soit à recevoir. C'était pour eux un bonheur de Je voir, mais c'en était un bien plus grand encore de lui rendre quelques services; l'un et l'autre étaient doux et salutaires. C'étaient pour chacun de nous un acte d'humanité et en même temps un véritable profit, à cause de la grâce que tous nous recevions en échange. Tout le monde était empressé à le servir, plein d'ardeur à préparer ce qui était nécessaire, à aller chercher les médicaments, à tenir prêtes les potions calmantes et à le presser de les prendre. Mais lui disait: «Tout ce que vous faites-là est inutile, néanmoins pour vous être agréable je veux bien me prêter à faire tout ce que vous exigez de moi.» Il savait bien que sa fin approchait,
13071 71. Comme les religieux qui étaient auprès de lui, le pressaient de prendre ce qu'ils lui offraient, et disaient avec un peu plus d'espoir dans l'âme, qu'il ne fallait point désespérer de la vie et que rien en lui n'annonçait une mort prochaine, il leur répondit: «Il faut que Malachie quitte ce corps cette année même, et, continua-t-il, le jour que j'ai toujours désiré, comme vous le savez, être celui de ma mort, approche. Je sais bien en qui j'ai placé mes espérances et je suis sûr de ne point être frustré dans mon attente, puisque déjà la moitié de mes voeux est accomplie, Celui qui m'a fait la grâce de m'amener ici comme je le désirais, ne peut me refuser de m'y faire trouver la fin que j'ai toujours souhaitée. Pour ce qui est de ce misérable corps, c'est ici qu'il doit reposer; quant à mon âme, Dieu, qui sauve ceux qui mettent leur espérance en lui, saura pourvoir à son sort. J'espère beaucoup dans le jour où on fait tant de prières pour les morts.» Or, le jour dont il parlait n'était plus éloigné. Cependant il demande qu'on lui fasse les onctions saintes. Tout le couvent allait se mettre en marche pour lui porter l'Extrême-Onction avec solennité, mais lui ne voulut pas permettre qu'on montât jusqu'à sa cellule, (il habitait sur la terrasse qui règne au haut de la maison,) et il descendit à la communauté. Il reçut l'onction sainte et le Viatique au milieu des religieux qui priaient pour lui et après les avoir tous recommandés à Dieu, il regagna sa chambre. Il en était descendu sans être porté, il y remonta de même, tout en disant que la mort était à sa porte. Qui aurait jamais pu croire que cet homme allait mourir? Dieu et lui seul le savaient. Il n'était point plus pâle qu'à l'ordinaire, et ne semblait pas plus affaibli. Son front n'était point ridé ni ses yeux creusés, ni ses narines contractées, ni ses lèvres serrées, ni ses dents arides, ni son cou amaigri et tiré, ni ses épaules courbées, ni sa chair mourante dans aucun de ses membres. Son corps même avait cette grâce, et son visage cette fraîcheur, que la mort même a respectées. Tel il fut durant sa vie, tel il paraissait après; on l'aurait cru plutôt vivant que mort.
13072 72. Jusqu'à ce moment, nous n'avons eu qu'à laisser courir notre plume; mais arrivé là, elle s'arrête parce que Malachie a terminé sa course. Il est là inanimé et nous le sommes avec lui. D'ailleurs qui est-ce qui court volontiers au-devant de la mort? Mais surtout quel homme est digne de raconter la tienne ô mon Père? Qui est-ce qui voudrait en annoncer la nouvelle? Mais comme nous l'avons aimé dans la vie, nous ne nous séparerons point de lui à la mort. Non, mes Frères, ne laissons pas seul à sa mort celui que nous avons suivi pas à pas dans la vie. Il est venu du fond de l'Ecosse jusqu'ici au-devant de la mort, allons nous aussi et mourons avec lui. Il faut raconter et dépeindre ici le spectacle que nous avons été obligés de voir de nos yeux. La grande tête de tous les saints était arrivée; mais, comme dit un vieux proverbe: «Un discours à contre temps est comme de la musique dans un deuil (),» Nous allons donc au choeur, nous chantons malgré nous, nous mêlons nos larmes à nos chants et nos chants à nos larmes; Malachie ne chantait pas, mais du moins il ne pleurait pas non plus. Pourquoi aurait-il versé des larmes puisqu'il s'approchait de la joie éternelle?C'est à nous qui restons, que reste le deuil; Malachie seul était dans un jour de fête, Car ce qu'il ne pouvait faire de corps il le faisait en esprit, selon ce qui est écrit: «C'est la pensée de l'homme qui sera tout occupée à confesser votre gloire, et le souvenir seul de cette pensée sera Même pour lui comme un jour de fête (Ps 75,10).» L'instrument de son corps se brisait, l'organe de la voix faisait silence en lui, et refusait son service, il ne lui restait donc plus que sa pensée pour célébrer la solennité présente. Et pourquoi ce saint homme qui se trouvait sur le chemin de la grande fête des saints, ne l'aurait-il pas célébrée avec joie? Il leur paie un tribut qui lui sera bientôt payé à lui-même: car un peu de temps encore à attendre et il sera un des leurs.
13073 73. Vers le crépuscule du soir, quand déjà toute la solennité du jour était finie pour nous, Malachie s'approchait non pas du crépuscule, mais de l'aurore de la vie. Ne doit-on pas, en effet, appeler aurore le jour qui va poindre et succéder à la nuit? La fièvre augmentait, une sueur abondante se répandit sur tous ses membres, afin qu'il eût comme passé à travers l'eau et le feu, quand il entrerait dans le lieu du rafraîchissement. Dès lors on commence à désespérer de le sauver; chacun reconnaît qu'il avait mal jugé de l'état du malade et ne doute plus que Malachie n'ait dit vrai au sujet de sa mort. On nous appelle, nous accourons en toute hâte, et lui, levant les yeux sur les assistants, s'exprime en ces termes: «J'ai vivement désiré manger cette pâque avec vous: grâce à la bonté de Dieu, je ne serai point trompé dans mes désirs.» Voyez-vous cet homme plein de sécurité au sein même de la mort et déjà sûr de la vie éternelle avant même d'avoir quitté celle-ci? Mais il ne faut pas s'étonner qu'il en soit ainsi. En voyant venir la nuit qu'il avait appelée de tous ses voeux, et, derrière ses ombres, déjà le jour poindre à ses yeux, il semble triompher d'elle, insulter à ses ténèbres et s'écrier en quelque sorte: «Je ne dirai plus maintenant: Peut-être les ténèbres de la nuit vont-elles triompher de moi, car cette nuit est pleine de délicieuses clartés pour moi.» Puis, nous consolant avec bonté, il nous dit: «Ayez soin de moi et moi, si Dieu m'en fait la grâce, je me souviendrai de vous: Or il me la fera certainement, car j'ai toujours eu foi en Lui et tout est possible à celui qui a la foi. J'ai aimé Dieu et je vous ai aimés or la charité ne peut périr.» Puis levant les yeux au ciel, il continue: «Seigneur Dieu, conservez-les, en votre nom, non-seulement eux, mais encore tous qui se sont à ma voix et par mon ministère consacrés à votre service.» Alors imposant les mains sur chacun de nous, il nous bénit tous et nous ordonne d'aller prendre quelque repos, parce que son heure à lui n'était pas encore venue.
13074 74. Nous y allons en effet, et nous revenons auprès de lui vers le milieu de la nuit; car c'est l'heure où on nous a dit que la lumière a lui au milieu des ténèbres. La chambre était remplie de monde; toute la communauté était présente, sans compter beaucoup d'abbés qui étaient venus se joindre à nous. Pendant qu'il retournait dans la patrie, nous lui faisions cortège en chantant des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels.

Malachie évêque et légat du saint Siège, était dans sa cinquante-quatrième année quand il nous fut enlevé par les anges au jour et à l'endroit qu'il avait choisis et prédits, et s'endormit dans le Seigneur. On peut bien dire en effet qu'il s'endormit, car le calme et la paix que respirait son visage, étaient la preuve du calme et de la paix de sa mort. Tout le monde avait les yeux fixés sur lui, et nul ne put remarquer à quel moment il rendit le dernier soupir. Il était déjà mort qu'on le croyait encore en vie, et il respirait encore que déjà on croyait qu'il n'était plus, tant le passage de l'un à l'autre état fut insensible. C'était toujours la même vie dans la physionomie et la même sérénité sur le visage que s'il eût été endormi; on aurait dit que la mort, au lieu d'y porter atteinte, les avait plutôt augmentées. Mais s'il n'était pas changé, nous l'étions nous, car en un instant, comme par une sorte d'enchantement, les larmes et les gémissements cessèrent parmi nous, la douleur fit place à la joie et les chants d'allégresse aux lamentations. Cependant on l'enlève de sa couche, pendant que nos voix montent au ciel; des abbés le chargent sur leurs épaules et le portent à la chapelle, La foi et l'amour éclatent en cette circonstance et les choses prennent naturellement le tour qu'elles devaient avoir; tout se passe selon l'ordre et la raison.
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Bernard - St Malachie 13061