Jérôme - oeuvres morales 120

CHAPITRE II. Néant des plaisirs et des richesses.

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V. 1. " J'ai dit en moi-même : Allons, je vais prendre toutes sortes de plaisirs et de délices , je vais jouir de toutes sortes de biens ; et j'ai reconnu que tout cela nième n'était que vanité. " Quand j'ai vu, dit l'Ecclésiaste, que tout ce que j'avais pu faire pour acquérir une grande sagesse, et toutes sortes de sciences n'aboutissait qu'à de vains efforts, et qu'il ne m'en revenait que du travail et de la peine , j'ai aussitôt changé d'objet, et je me suis jeté du côté du plaisir et de la mollesse , afin de vivre désormais dans le luxe, de ne penser qu’à devenir riche et qu'à goûter, avant de mourir, tout ce que la volupté et les plaisirs passagers ont de plus séduisant. liais j'ai moi-même reconnu en cela, comme en tout le reste, l'excès de ma vanité et de ma misère , puisque des plaisirs passés n'ajoutent rien aux présents, et que la volupté croit toujours sans pouvoir être satisfaite. Au reste ce ne sont pas les seuls plaisirs des sens qui peuvent tenter et l'aire tomber tous ceux qui s'y attachent : les joies même spirituelles sont sujettes à la tentation , et il est nécessaire d'être averti de sa propre fragilité par quelque aiguillon, et d'être souffleté par l'ange de Satan, de peur qu'on ne tombe dans quelque vaine complaisance. C'est pourquoi Salomon disait dans les Proverbes : " Ne me donnez ni la pauvreté ni les richesses; , et il ajoute d'abord " De peur qu'étant rassasié, je ne devienne menteur et que je ne dise : Qui est témoin de ce que je fais? " Aussi le démon n'est tombé que parce qu'il s'est vu dans une grande abondance de biens : Siquidem et diabolus per bonorum abundantiam concidit. Nous lisons encore dans la première épître de saint Paul à Timothée " De peur que s'élevant d'orgueil, il ne tombe dans la même condamnation que le démon , " (150) c'est-à-dire : dans la condamnation où le démon est tombé lui-même le premier. Disons enfin que les joies même spirituelles sont appelées en cet endroit du nom de vanité, à cause qu'elles sont accompagnées de beaucoup de défauts et d'obscurités. Mais lorsque nous verrons à découvert la sagesse, la joie que nous en ressentirons ne sera plus une vanité, une vaine joie; ce sera pour lors la joie des joies et la pure vérité.

V. 2. " J’ai condamné les ris de folie, et j'ai dit à la joie: Pourquoi faites-vous cela? " Où nous avons lu le terme de " folie, " les interprètes grecs ont traduit le mot hébreu molal par celui " d'égarement " ou de "tumulte. " Mais les Septante et Théodotien, qui sont souvent d'accord, ont rendu le texte original de cet endroit par periphoran, qui signifie à la lettre : l'action d'un homme qui tourne de çà et de là, et qui se laisse emporter de tous côtés. De même donc que ceux qui se laissent emporter à tous les vents de doctrine et à des opinions humaines sont toujours inconstants et flottants au milieu de l'erreur , de même aussi ceux dont les ris se changeront en pleurs se trouvent-ils dans de perpétuelles agitations, emportés par tous les égarements du siècle et par les mouvements impétueux de leurs passions. Ils ne voient pas, ces grands rieurs, le précipice où leurs péchés les entraînent, et ils ne savent ce que c'est que faire pénitence de leurs péchés passés. Toujours trompés par l'idée fausse de leur bonheur, ils s'imaginent que des biens périssables et de très peu de durée sont des biens éternels, et se flattant de ces vaines espérances , ils se réjouissent avec excès dans des choses qui ne sont dignes que de pleurs et de gémissements. On peut en dire autant. des hérétiques, qui se promettent du bonheur et d'heureux succès , quoiqu'ils suivent des erreurs et les illusions de leurs faux dogmes.

V. 3. " J'ai pensé en moi-même de remplir de vin mon corps, mais mon esprit m'a porté à la sagesse et à m'élever au-dessus de l’imprudence jusqu'à ce que j'aie connu ce qui est utile aux enfants des hommes, et ce qu'ils doivent faire sous le soleil pendant les jours de leur vie. " J'ai voulu m'abandonner à toutes sortes de délices et m'enivrer de volupté et de plaisirs, comme le corps s'enivre de vin, pour me délivrer par là de tous les chagrins de la

vie; mais mon esprit et la raison naturelle que Dieu a donnée aux pécheurs mîmes et aux scélérats m'ont détourné de ce premier dessein, et m'ont porté à la recherche de la sagesse et au mépris de l'imprudence, afin que je puisse connaître en quoi consiste le véritable bien que les hommes doivent se procurer pendant le cours de leur vie. Remarquez que la comparaison que fait l'Ecclésiaste de l'excès du vin avec la volupté est une comparaison fort juste et fort belle; car l'un et l'autre renversent l'esprit et lui ôtent toute sa force et sa vigueur. Celui donc qui surmontera la volupté par la sagesse sera en état de connaître ce que l'homme doit éviter et ce qu'il doit rechercher pendant qu'il vit sur la terre.

V. 4. " J'ai fait faire des ouvrages magnifiques; j'ai bâti des maisons et j'ai planté des vignes ; " et le reste jusqu'à l’endroit où Salomon dit : " Les yeux du sage sont à sa tête ; l'insensé marche dans les ténèbres. " Avant que d'en venir à une explication particulière de chaque verset, je crois qu'il est utile de réduire dans un corps le sens qu'ils contiennent, d'en montrer la liaison et d'en faire ici un abrégé, afin que les lecteurs comprennent plus facilement les paroles de l'Ecriture. L'auteur dit donc : J'ai joui comme un roi puissant de tous les biens qu'on estime dans le siècle. J'ai fait bâtir de magnifiques palais ; j'ai couvert de vignes les collines et les montagnes; j'ai fait planter plusieurs beaux ;jardins et plusieurs vergers; je les ai remplis d'arbres les plus rares et les mieux choisis; mais pour les entretenir toujours dans leur verdure et dans leur fertilité, je les ai fait arroser par des eaux qui prenaient leur source dans les réservoirs que j'avais fait creuser sur des lieux élevés. Pour ce qui est du nombre de mes serviteurs, tant de ceux que j'ai achetés que de ceux qui sont nés de mes esclaves, ,j'en ai eu des multitudes infinies. Avec cela j'ai été si riche en troupeaux de boeufs et de brebis qu'on n'a point vu de roi, clans Jérusalem, qui en ait eu une si grande quantité. J'ai rempli mes trésors d'un poids immense d'or et d'argent , et j'ai amassé des richesses infinies, ou des présents que les rois me faisaient, ou des tributs que plusieurs nations me payaient. Ces prodigieuses richesses m'ayant invité à augmenter de plus en plus mon luxe et mes délices, je pensai à me procurer les plus (151) doux plaisirs de la musique et de tous les concerts des voix et des instruments. Au milieu d'une foule de musiciens, qui chantaient pendant que j'étais assis à table, j'avais encore le plaisir d'y être servi par de jeunes garçons et de jeunes filles. J'avoue toutefois que quoique je fusse enseveli dans tous ces plaisirs des sens, je sentais que ma sagesse diminuait et qu'elle m'abandonnait à proportion que mes délices augmentaient. Emporté par l'ardeur de la sensualité, je me précipitais dans toutes les voluptés que la passion pouvait me suggérer, et je me persuadais que si ,j'avais travaillé à acquérir des biens et des richesses, ce n'était que pour passer mes jours dans le luxe et dans la mollesse. Enfin, étant rentré en moi-même et m'étant éveillé comme après un profond sommeil, j'ai jeté les yeux sur mes actions, et je n'y ai trouvé que vanité, que toute sorte d'ordure, et que des égarements d'esprit continuels. Car tout ce que j'avais regardé d'abord comme un bien m'a paru ensuite n'être point un bien. Faisant donc attention et aux avantages de la sagesse et aux maux dont l'imprudence est accompagnée , je n'ai pu m'empêcher de louer l'une et de condamner l'autre; j'ai loué hautement celui qui est assez heureux que de pouvoir se modérer dans ses passions, se défaire de ses mauvaises habitudes, et qui, après s'être corrigé de ses vices, ne songe qu'à s'attacher à la pratique de la vertu. Je vois présentement une distance infinie entre la sagesse et l'imprudence, entre la modération et le luxe. Elles ne sont pas moins différentes que la nuit et le jour, et l'expérience que j'en ai faite m'oblige à reconnaître un si grand éloignement entre les vertus et les vices, que la lumière et les ténèbres ne sont pas plus éloignées ni plus opposées. Au reste il nie semble que celui qui est amateur de la sagesse a toujours les yeux élevés vers le ciel, qu'il marche la tête levée et bien droite, et qu'il contemple des vérités qui sont au-dessus du monde ; au lieu que ceux qui s'abandonnent aux vices et à leurs débauches marchent en tous temps dans l'ignorance de leurs ténèbres, et se vautrent dans la boue de plaisirs sensuels.

V. 5. " J'ai fait des jardins et des clos, où j'ai mis toutes sortes d'arbres fruitiers." Comme il y a dans les maisons des grands et des riches toutes sortes de vases, qu'il y en a d'or et d'argent et d'autres qui sont faits de bois et d'argile, il doit. aussi y avoir des jardins et des vergers dans 1'Eglise, afin que les faibles et les imparfaits y trouvent une nourriture convenable; car selon saint Paul, ceux qui sont faibles et peu éclairés doivent manger des lierres et des légumes; les plus forts; et ceux dont la foi est plus éclairée, mangent de toutes sortes de fruits. Mais entre tous les arbres fruitiers, je n'en vois point à qui on puisse mieux attribuer la qualité " d'arbre de vie ", que la sagesse, parce que sans elle tout le reste des arbres devient sec, et ne porte aucun fruit: Nisi enim illa in medio plantetur, ligna coetera siccabuntur.

V. 6. " J'ai fait creuser des réservoirs d'eaux pour arroser les plants des jeunes arbres. " Les arbres qui viennent dans les bois et clans les forêts sont des arbres sauvages, et qui ne portent point de pommes ni aucun autre bon fruit ; ces arbres, dis-je, ne sont point arrosés ni nourris des eaux du ciel : il faut les entretenir et les l'aire croître en les arrosant des eaux qu'on a ramassées dans des réservoirs. Aussi l'Égypte est un pays bas et enfoncé dans la terre, semblable à un jardin qui ne porte que des légumes : c'est pourquoi ce pays est arrosé d'eaux qui sortent de la terre, et qui prennent leur source dans l'Éthiopie. Au contraire, la terre de promission est un pays de montagnes et un terrain élevé, qui est arrosé des pluies du ciel et qui n'attend que d'en haut d'être fertilisé dans chaque saison.

V. 7. " J'ai eu des serviteurs et des servantes; j'ai eu des esclaves nés en ma maison; un grand nombre de boeufs et de troupeaux de brebis, plus même que n'en ont jamais eu tous ceux qui ont été avant moi dans Jérusalem. " Si nous voulons rapporter ces paroles à Jésus-Christ et les prendre clans un sens spirituel, nous trouverons aisément dans l'Église des serviteurs et des servantes, des hommes et des bêtes, selon l'ordre marqué dans l'Ecclésiaste. Ceux qui servent Dieu par un esprit de crainte sont des esclaves et des serviteurs, et ceux-là désirent plutôt les choses spirituelles qu'ils ne les possèdent. Les servantes sont les aines entièrement attachées à la terre. Pour les esclaves qui sont nés dans la maison de leur maître, quoiqu'ils soient plus avancés que les serviteurs et les servantes, ce sont néanmoins des âmes encore engagées dans un état de servitude, et (152) que le Seigneur n'a pas jusqu'à présent honorées du titre de noblesse, ni mises au nombre de ses affranchis. Il en a de plus, dans la maison de l'Ecclésiaste , qui tiennent la place de boeufs et de brebis, tant à cause de leur simplicité que de leur vie toute active. Ceux-là travaillent véritablement dans l'Église; mais, y vivant sans réflexion et sans aucune connaissance des Ecritures, ils peuvent être comparés à des bêtes privées de la lumière de la raison, n'étant pas capables de contempler les grandeurs de Dieu ni de réformer en elles-mêmes l'image du Créateur. Remarquez avec soin que quand l'Écriture parle de serviteurs et de servantes, elle n'ajoute pas le nom de "multitude; " ce qu'elle fait néanmoins en parlant des troupeaux de brebis et de boeufs, pour nous faire connaître que, dans le corps de l'Église, il y a plus de bêtes que de personnes raisonnables , plus de brebis que de serviteurs et de servantes : Plura quippe in Ecelesia armenta quàm homines, plures oves quam servi, ancillae atque vernaculi.

Quant aux dernières paroles du verset: "Plus que n'en ont jamais eu ceux qui ont été avant moi dans Jérusalem, " elles ne me semblent pas beaucoup relever la gloire de Salomon ni la grandeur de ses richesses, puisque cette préférence ne le met qu'au-dessus seulement de David son père; car du temps de Saül Jérusalem était encore sous la domination des Jébuséens, qui avaient fixé leur demeure dans cette ville , où les rois d'Israël n'avaient pas alors commencé à régner. Il faut donc prendre les choses dans un sens plus élevé, et examiner ce que peut être cette ville de Jérusalem où l'Ecclésiaste a été plus riche et plus opulent que tous les rois ses prédécesseurs.

V. 8. " J'ai amassé une grande quantité d'or et d'argent et les richesses des rois et des provinces; j'ai eu des musiciens et des musiciennes, et tout ce qui fait les délices des enfants des hommes; des jeunes garçons et des jeunes filles qui servaient le vin à ma table. " L'or et l'argent dans l'Écriture sainte figurent toujours la lettre et le sens intérieur du texte sacré. C'est pourquoi la colombe mystérieuse dont il est parlé dans le psaume soixante-septième nous présente au dehors des ailes argentées, et nous cache au dedans des plumes qui tirent sur l'éclat de l'or. Pour ce qui est des richesses des rois et des provinces, que l'Ecclésiaste a eu soin d'amasser, nous pouvons dire que ce sont les sciences séculières, et ce que les philosophes ont enseigné dans le monde. Ceux donc qui possèdent ces sciences dans l'Eglise doivent les employer à l'avantage de la vérité, et s'en servir dans l'occasion pour surprendre les faux sages par leur propre sagesse, pour détruire leurs vains raisonnements et tous leurs principes, et pour montrer que leur suffisance est une imprudence véritable. Le reste du verset où il est parlé des deux sexes, de musiciens et de musiciennes, de jeunes garçons et de jeunes filles, n'a pas le sens qu'on croit d'ordinaire; car ces distinctions ne marquent point des hommes et des femmes, mais toutes sortes d'instruments de musique, et toutes sortes de coupes et de vases pour le service de la table. C'est dans ce sens qu'Aquila a pris ce passage, aussi bien que Symmaque, qui ne s'est pas trop éloigné de la traduction d'Aquila.

V. 9. " Je suis devenu grand, et j'ai surpassé en richesses tous ceux qui ont été avant moi dans Jérusalem ; et la sagesse est demeurée toujours avec moi. " On ne peut point attribuer ces paroles de grandeur et de richesses temporelles à notre divin Ecclésiaste, dont le royaume n'était pas de ce monde. On doit dire seulement qu'il faisait devant les hommes de grands progrès dans la sagesse et dans la grâce à mesure qu'il croissait en âge; et que son père l'a élevé enfin au souverain degré d'honneur et de gloire. Ce qui suit: " Ceux qui ont été avant moi dans Jérusalem, " s'entend des saints de l'Ancien-Testament, qui ont gouverné l'Église avant la venue du Messie. Si nous nous arrêtons à la seule superficie de la lettre des saintes Ecritures, il se trouvera que la Synagogue, ou l'Église ancienne, surpasse en intelligence l'Église nouvelle. Mais cette épouse de Jésus-Christ a su ôter le voile qui couvrait le visage de Moïse,pour nous faire voir dans leur plus beau jour les mystères divins cachés sous les figures de l'ancienne loi. Il est dit encore : " Et la sagesse est demeurée toujours avec moi, " ce qui signifie que la plénitude de la sagesse a toujours été en Jésus-Christ, même pendant sa vie mortelle. Quand la sagesse s'augmente par degrés elle est en mouvement, et l'on ne peut point dire alors qu'elle est stable et qu'elle demeure; mais quand on la possède tout entière et dans sa (153) plus grande perfection, on parle avec vérité lorsqu'on dit: " Et la sagesse est demeurée avec moi.

V. 10. " Je n'ai rien refusé à mes yeux de tout ce qu'ils ont désiré; et j'ai permis à mon coeur de jouir de toutes sortes de plaisirs, et de prendre ses délices dans tout ce que j'avais préparé ; et j'ai cru que mon partage était de jouir ainsi de mes travaux." Les yeux de l'âme et la vue de l'esprit se portent avec ardeur à la contemplation et à la considération des choses spirituelles , et les pécheurs qui sont dans les ténèbres de l'ignorance privent leur coeur des délices et des véritables joies de la sagesse. L'Ecclésiaste s'est abandonné à ces saintes méditations de l'esprit, et après les légères épreuves de cette vie, qui ne durent qu'un moment, il a trouvé à se dédommager de ses peines par la couronne d'une gloire immortelle, dont ses travaux ont été suivis. Car enfin notre véritable partage et tout notre mérite consistent à travailler infatigablement sur la terre, pour acquérir toutes sortes de vertus dont Dieu réserve la récompense éternelle dans le ciel : Haec enim portio nostra est praemiumque perpetuum, si hic pro virtutibus laboremus.

V. 11. " Ensuite j'ai jeté les yeux sur tous les ouvrages que mes mains avaient faits et sur tous les travaux auxquels je m'étais si fort appliqué; et j'ai reconnu qu'il n'y avait que vanité et présomption d'esprit clans toutes ces choses; et que rien n'est solide ni parfait sous le soleil. " Celui qui fait toutes ses actions avec beaucoup de prudence et d'exactitude peut dire plus véritablement que les autres que tout n'est que vanité et que " rien n'est solide ni parfait sous le soleil. " Car si les actions des sages sont accompagnées de tant de défauts , et si l'on trouve du vide dans leurs magnifiques travaux, que sera-ce des ouvrages des insensés et des imprudents , qui font tout sans aucune précaution et sans aucune exactitude? Souvenez-vous que Jésus-Christ a mis sa tente dans le soleil, et que par conséquent celui qui n'a point les qualités de cet astre, je veux dire la clarté, la régularité et la persévérance du soleil, ne pourra jamais être le lieu de la demeure du Sauveur ni s'enrichir de l'abondance de ses grâces.

V. 12. " J'ai passé à la contemplation de la sagesse, des égarements et de l'imprudence ; mais qui est l'homme qui puisse suivre son roi et son Créateur? " J'ai tâché ci-dessus de donner une exposition suivie de plusieurs passages, jusqu'à ce verset : " Le sage a les yeux à sa tête, " afin d'en faire connaître plus aisément le sens propre, et d'ajouter ensuite une explication courte. du sens spirituel ou analogique. Maintenant que tout cela est exécuté, je reviens à ma manière ordinaire de ce commentaire , parce que je trouve en cet endroit un sens fort différent de celui de la version des Septante. L'Ecclésiaste nous apprend donc qu'après avoir prononcé la condamnation de la volupté et de toutes les délices, il s'était remis à l'étude et à la recherche de la sagesse ; mais qu'il avait reconnu tant d'erreurs et tant de défauts de lumière dans cette recherche que ses connaissances lui avaient déplu infiniment, à cause qu'elles ne lui donnaient point une science certaine et véritable des choses qu'il voulait connaître. Car quelques efforts que l'homme fasse pour connaître la sagesse, il ne pourra jamais atteindre à la connaissance pure et parfaite que son roi et son Créateur a toujours eue de la prudence et de la sagesse. D'où il faut conclure que nos connaissances sont fort incertaines, et que nous ne savons point en quoi consistent la sagesse et la vérité; ou si nous le savons, ce n'est que par des conjectures et par des opinions incertaines.

V. 13. " Et ,j'ai reconnu que la sagesse a autant d'avantage sur l'imprudence que la lumière en a sur les ténèbres. " Quoique j'aie reconnu , dit l'Ecclésiaste, que la sagesse. des hommes est toujours accompagnée de plusieurs défauts, qu'elle est mêlée d'erreurs et d'égarements, et que nous ne puissions en aucune manière la posséder dans la même perfection qu'elle se trouve dans notre roi, notre Créateur, je ne laisse pas cependant de voir une très grande distance entre la sagesse et entre l'imprudence, puisqu'il y a entre elles autant de différence qu'il y en a entre le jour et la nuit, entre la lumière et les ténèbres.

V. 14. " Les yeux du sage sont à sa tête , l'insensé marche dans les ténèbres; et j'ai reconnu qu'ils sont sujets aux mêmes événements. " Celui qui est arrivé à l'âge parfait, et qui a mérité d'avoir Jésus-Christ pour chef, tourne toujours les yeux vers lui , et les tenant élevés au ciel, il ne saurait plus penser aux (154) choses de la terre. Cela supposé comme très certain , et la sagesse et l'imprudence étant si éloignées l'une de l'autre que le sage est comparé au jour et l'insensé aux ténèbres; que l'un lève toujours ses yeux vers le ciel et que l'autre les abaisse vers la terre, comment se peut-il faire, ai-je dit, qu'on ne voie point de différence clans leur mort? Pourquoi cette égalité de châtiments pendant la vie? pourquoi les mêmes accidents, la même fin , et pourquoi en un mot le sage et l'insensé sont-ils accablés des mêmes afflictions?

V. 15 et 16. " J'ai donc dit en moi-même Si je dois mourir aussi bien que l'insensé, que me servira de m'être plus appliqué à la sagesse? Et comme j'entretenais mon esprit de ces pensées, j'ai reconnu enfin qu'il y avait en cela même de la vanité ; car la mémoire du sage ne sera pas confondue éternellement avec celle de l'insensé, bien que les temps à venir ensevelissent tout également dans l'oubli ; et comment le sage pourrait-il périr avec l'insensé ? " J'ai dit encore en moi-même : S'il est vrai que le sage et l'insensé, le juste et l'impie meurent l'un et l’autre, et que tous les maux les accablent également dans ce monde, de quoi me servent tous ces efforts que j'ai faits pour acquérir la sagesse.. et tous ces travaux dont je me suis accablé pendant le cours de mes années? Mais après de nouvelles et de sérieuses réflexions, j'ai vu que je ne pensais pas juste, et qu'il y avait bien des défauts dans mes raisonnements; car un jour viendra où l'on fera le discernement du sort du sage et de celui de l'insensé, lorsqu'à la fin du monde les hommes seront séparés pour toujours les uns des autres, que les justes seront mis dans un lieu de repos et de plaisirs, et que les impies tomberont dans un lieu de tourments et de peines éternelles. Les Septante ont traduit fort nettement en cet endroit fi! sens du texte hébreu, quoiqu"ils n'aient pas suivi l'ordre des paroles : " Et pourquoi suis-je devenu sage? Alors j'ai trop parlé en moi-même, et j'ai agi comme l'insensé, qui se répand trop en de vains discours. Et j'ai vu qu'il y avait en cela même de la vanité; car la mémoire du sage ne sera pas éternellement confondue avec celle de l'insensé, " et le reste. L'Ecclésiaste confesse donc qu'il avait d'abord mal pensé sur l'égalité du sort des sages et des imprudents , et il reconnaît que ce qu'il en avait dit auparavant était pauvre et avancé sans jugement.

V. 17. " C'est pourquoi la vie m'est devenue ennuyeuse, lorsque j'ai considéré tous les maux qui se font sous le soleil, où tout n'est que vanité et où l'on ne se repaît que de vent. " S'il est vrai, comme saint Jean l'assure, que le monde est tout enseveli dans la malice ; et si l'Apôtre lui-même gémit et soupire dans la prison du corps en disant : " Misérable homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps si sujet à la mort? " l'Ecclésiaste a eu raison de dire qu'il haïssait tout ce qu'il voyait sous le soleil; car si nous comparons le paradis, où nous jouissions de toutes sortes dé fruits et de délices spirituelles, à cette vallée de larmes où nous sommes comme des esclaves enfermés dans la prison de ce corps mortel , obligés à manger notre pain à la sueur de notre front , nous ne pourrons ne pas gémir d'être déchus de l'état de notre première béatitude.

V. 18 et 19. " J'ai regardé ensuite avec détestation tous mes travaux et tout ce que j'avais pu faire d'ouvrages sous le soleil, parce que je laisse toutes ces choses à un homme qui viendra après moi, sans que je sache s'il doit être sage ou insensé. Ce sera cet homme qui deviendra le maître de tous les ouvrages auxquels j'ai donné toute mon application, et qui m'ont donné tant de peine et de travail pour acquérir la sagesse. Mais est-il de vanité comparable à celle-là? " Il semble que fauteur parle ici conformément à ce que nous lisons dans l'Evangile d'un homme qui amasse des trésors et des richesses, et qui est enlevé tout d'un coup par une mort précipitée, sans savoir qui sera le maître et l'héritier de tous ses biens, si ce sera un homme sage ou si ce ne sera point quelque insensé; ce qui est arrivé à Salomon lui-même, qui eut pour successeur Roboam son fils, très éloigné de la sagesse et de toutes les bonnes qualités de son père.

Mais en prenant ces paroles dans un sens plus élevé, je trouve que l'Ecriture parle ici des travaux et des ouvrages d'esprit. En effet ce sont les sages qui méditent jour et nuit sur les Ecritures, qui composent des livres pour transmettre à la postérité le fruit de leur application et de leurs veilles , et pour laisser après eux leur mémoire en bénédiction. Cependant il arrive que leurs ouvrages tombent entre (155) les mains des insensés, qui en font un fort mauvais usage ; car au lieu d'en profiter, ils y prétendent trouver les principes de leurs erreurs et de leurs hérésies, parce qu'en les lisant ils ne consultent. que la corruption de leur cour et leurs propres ténèbres. Je suis donc persuadé que l'Ecclésiaste n'a point voulu parler des richesses ordinaires, puisque s'il parlait des trésors d'or et d'argent et de la peine qu'il avait eue à les amasser, il ne s'expliquerait pas en cette manière : " Et mon héritier se rendra maître de tous mes travaux et des peines que j'ai essuyées sous le soleil pour devenir sage ; " car enfin qu'on me dise si c'est une grande sagesse que d'amasser des richesses terrestres et périssables: Quae enim spentia est terrenas divitias congregare?

V. 20 etc. " C'est pourquoi j'ai tourné le dos à toutes ces choses, et j'ai pris la résolution dans mon coeur de ne me tourmenter pas davantage sous le soleil. Car après qu'un homme a bien travaillé pour acquérir la sagesse et la science, et qu'il s'est donné bien de la peine, il laisse tout ce qu'il peut avoir acquis à une personne qui n'aimera que l'oisiveté. Tout cela donc est une vanité et un grand mal; car que retirera l'homme de tout son travail et de l'affliction d'esprit par laquelle il s'est tourmenté sous le soleil? Tous ses jours sont pleins de douleurs et de misères, et il n'a point de repos dans son âme , même pendant la nuit. Et n'est-ce pas là une vanité? " Il a déjà parlé de l'incertitude. où l'on est touchant l'héritier qu'on aura après sa mort. On ignore si ce successeur, qui se mettra en possession des biens d'un autre, sera un homme sage ou s'il ne sera point un insensé. L'Ecclésiaste répète ici la même chose; mais le sens est pourtant un peu différent et plus déterminé dans cet endroit. Il dit donc qu'en supposant même qu'on aura un fils pour héritier, ou un parent, ou un ami, le même inconvénient subsiste toujours, parce que la personne qui a tant travaille pour acquérir des trésors et des sciences laisse tous ses biens à un autre qui en doit jouir après lui. Et de là il arrive que les travaux et les fatigues du mort deviennent les délices de celui qui vit et qui ouit du travail d'un autre.

Que chacun fasse réflexion sur soi-même. et qu'il se souvienne des peines et des soins qu'il s'est donnés en composant ses ouvrages. Combien de fois il a rayé ce qu'il avait écrit pour rendre son style plus doux et plus coulant, et pour mériter que sa composition fût bien reçue! et néanmoins il ne peut douter qu'il ne laisse après lui maîtres de ses ouvrages des personnes qui jouiront d'un travail auquel ils n'ont eu aucune part. plais, comme j'ai déjà dit auparavant, quelle connexion y a-t-il entre des richesses terrestres et entre la sagesse, la science et la vertu, en vue desquelles l'Ecclésiaste nous assure avoir tant travaillé? Et d'ailleurs qui ne sait que le devoir essentiel de l'homme sage, savant et vertueux est de fouler aux pieds les richesses ?

V. 24 etc. " Il vaut donc mieux manger et boire, et faire du bien à son âme du fruit de son travail ; et ceci vient de la main de Dieu. Car qui peut manger de son bien ou qui peut le mettre en réserve si Dieu ne le permet? Dieu a donné à l'homme qui lui est agréable la sagesse, la science et, la joie, et il a donné au pécheur les soins inutiles, afin qu'il amasse sans cesse et qu'il ajoute bien sur bien , et le laisse à un homme qui sera agréable à Dieu. Mais cela même est une vanité et une présomption d'esprit. " Après avoir examiné ce qui se passe dans le monde, j'ai reconnu qu'il n'était rien de plus injuste que de voir un homme jouir des travaux d'un autre, et j'ai cru au contraire qu'il n'était rien de meilleur ni de plus juste que si chacun goûtait les fruits de son travail. J'ai regardé même comme un don de Dieu quand un homme sait se servir de son bien en mangeant et buvant autant qu'il en a besoin, et usant d'épargne lorsqu'il le juge à propos. En effet c'est une grâce singulière de Dieu pour l'homme ,juste, qu'il soit dans la disposition d'employer à son profit particulier tout ce qu'il a pu acquérir par ses soins et par ses veilles. C'est au contraire une grande marque de la colère de Dieu contre le pécheur que de lui permettre de travailler jour et nuit pour amasser des richesses dont il ne doit jamais jouir, et qu'il doit laisser à ceux qui sont justes devant Dieu. Mais enfin, faisant réflexion que cela même s'en va, et que la mort est le terme de toutes nos jouissances, je n'ai pu m'empêcher d'y découvrir une très grande vanité. Voilà en passant le sens littéral de tous ces versets, de peur qu'on ne nous accuse de mépriser, comme très bas, le sens propre et naturel des Ecritures, (156) pour nous attacher à des explications plus riches et plus spirituelles. Je n'ai garde de mépriser la simplicité du sens historique, quoique je puisse demander quel grand bien et quel don c'est d'aimer avec passion ses propres richesses, et d'attraper à la dérobée quelque petit plaisir passager ; ou, si l'on veut, de faire ses délices des travaux d'autrui, et de regarder comme un don du ciel de se faire heureux du malheur et des misères des autres.

C'est donc un grand bonheur pour nous que de pouvoir manger la chair de l'agneau et boire son sang, qui sont notre véritable nourriture, ou que de nous nourrir des véritables délices que nous trouvons préparées dans la lecture des livres sacrés. Car qui peut, sans un don particulier de Dieu, participer à la sainte table ou s'en abstenir par respect, puisque c'est Dieu lui-même qui nous ordonne de ne point jeter aux chiens les choses saintes, qui nous apprend en quelle manière le serviteur établi par son maître doit distribuer la nourriture aux autres domestiques , et qui nous avertit enfin dans un autre endroit, et clans un sens figuratif, de nous contenter quand nous trouverons du miel, d'en manger autant qu'il nous suffit. Remarquez encore que l'Écriture s'explique ici d'une manière très belle , lorsqu'elle dit que Dieu donne à celui qui est bon la sagesse, la science et la ,joie ; car celui qui n'est pas bon , et qui ne commence pas par corriger ses moeurs avec une sincère volonté, celui-là, dis-je , ne mérite point que Dieu lui donne la sagesse, la science et la joie qu'il accorde à l'homme ,juste. C'est dans ce sens qu'il est dit ailleurs: " Semez pour vous dans la justice ; recueillez au temps des vendanges des fruits de vie; préparez-vous la lumière de la science. " Il faut commencer par semer la justice, par recueillir des fruits de vie; après quoi on verra paraître le beau jour et la lumière de la science. De même donc que Dieu donne à ceux qui sont bons devant lui la sagesse et les autres dons que nous avons marqués, de même aussi abandonne-t-il les méchants à leur propre caprice, en leur permettant d'amasser des richesses, et de coudre de part et d'autre les oreillers de leur doctrine corrompue et de la perversité de leurs dogmes. Niais les gens de bien et ceux qui sont agréables à Dieu découvrent d'abord la fausseté et la vanité de ces dogmes, et ne doutent point qu'ils n'aient été inventés par un esprit de présomption. Et ne soyons pas surpris que l'Ecclésiaste nous dise que " Dieu a donné au pécheur des soins inutiles, etc. ; " car cela doit se rapporter à ce que nous avons déjà traité plusieurs fois, et il faut le prendre dans le même sens que nous lui avons donné ci-dessus; c'est-à-dire que les inquiétudes, les peines d'esprit et les chagrins qui partagent en mille manières les méchants sont les châtiments de leurs péchés; que Dieu n'est nullement l'auteur de ce qui leur arrive de contraire; mais que la source de leurs malheurs est dans leur propre volonté qui les a portés à mal faire : Et non esse causam distentionis in Deo, sed in illo qui sponte sub ante peccaverit.



Jérôme - oeuvres morales 120