Jérôme - oeuvres morales 1000

CHAPITRE X. Néant et absence du bon ordre parmi les hommes.

1000 Qo 10

V. 1. " Les mouches qui meurent dans les parfums en gâtent la bonne odeur : ainsi une imprudence légère prévaut contre la sagesse et la gloire." Il donne ici un exemple de ce qu'il disait un peu auparavant, savoir : qu'un seul insensé peut souvent gâter bien des affaires et être cause de la perte de plusieurs grands biens ; car un seul méchant homme, qui se trouve parmi les bons, est capable d'en corrompre et d'en infecter un fort grand nombre, de même que les huiles de parfum les plus précieuses se gâtent entièrement par la saleté des mouches mortes, qui leur font perdre la couleur et toute la bonne odeur. Mais comme il arrive ordinairement que la sagesse des hommes se tourne en ruses et en artifices, et que leur prudence est accompagnée de malice, l'Écriture nous ordonne de rechercher la simplicité de la sagesse et de la joindre avec L'innocence de la colombe, afin d'être prudents dans le bien et simples dans le mal. Il faut donc prendre en ce sens la fin du verset : Il convient à l'homme juste d'avoir un peu de simplicité, de devenir fou afin d'être sage, et de souffrir avec une très grande patience les injures qu'on lui fait; de ne pas se venger de ceux qui le maltraitent, mais de réserver la vengeance à celui qui a dit: " Il m'appartient de faire vengeance et je saurai bien la faire, dit le Seigneur; " car il est à craindre que ceux qui se vengent eux-mêmes des injures qu'ils ont reçues, ne couvrent leur malice de prétextes spécieux de sagesse et de justice.

On peut encore dire que ces mouches qui gâtent la bonne odeur des parfums sont celles dont Isaïe nous a parlé, et qui dominent sur une partie du fleuve d'Égypte, parce qu'elles laissent dans chacun des fidèles qu'elles touchent des impressions et des marques de leur mauvaise odeur et de leur saleté. C'est de ces mouches que Beelzebub, prince des démons, a pris son nom, puisqu'il signifie : idole des mouches, ou : mari des mouches, ou, si l'on veut : abondant en mouches.

V. 2 et 3. " Le coeur du sage est dans sa main droite, et le coeur de l'insensé est dans sa main gauche. L'insensé, de plus, lorsqu'il marche dans la rue, le coeur dépourvu de sens, s'imagine que tous ceux qu'il voit sont des insensés. " Le commandement qu'on nous fait dans l'Evangile porte aussi que la main gauche du sage ne doit pas savoir ce que fait sa droite ; et quand on nous ordonne de présenter l'autre joue à celui qui nous a déjà frappés sur la joue droite, il faut entendre cela d'une autre joue droite, parce que dans le juste tout y est "droit," et que tout ce qui s'appelle" gauche " est indigne de lui. Nous savons encore que quand notre Sauveur viendra pour juger le monde, il mettra du côté de sa main droite les agneaux, et les boucs du côté de sa main gauche. Enfin il est dit dans les Proverbes: " Le Seigneur tonnait les voies droites ; mais celles qui ne sont pas droites sont du côté gauche. " De là on doit tirer cette conclusion, que celui qui est sage doit toujours penser au siècle futur, parce que cette pensée nous fait aller du côté droit; mais pour l'insensé qui ne regarde que les choses présentes qui l'attachent à ce monde , il va sans cesse du côté gauche, qui le mène au précipice.

Mais ne pensons pas qu'il y ait quelque contradiction entre les maximes que nous venons de proposer et ce qui est dit dans ce passage des Proverbes: " Ne vous détournez point ni à droite ni à gauche; " car dans les passages que nous avons rapportés le " côté droit " se prend en bonne fart, et marque le parti du bien et de la vertu; au lieu que dans ces dernières paroles du livre des Proverbes on blâme et condamne ceux qui s'éloignent de la droite, et non pas la partie droite elle-même; c'est-à-dire qu'on nous avertit de ne pas excéder la juste mesure, de ne pas vouloir être plus sages qu'il ne nous convient, nous souvenant que les vertus sont placées dans un juste milieu et comme dans le centre de leur sphère. Les vices au contraire ne connaissent ni tempérament ni mesure, ils tombent toujours dans quelque excès et aiment le trop ou le trop peu.

Quant à ce dernier verset où nous lisons " Mais l'insensé qui marche dans les rues, et dont le coeur est dépourvu de bon sens, s'imagine de ne rencontrer que des fous, " je crois qu'il faut lui donner ce sens : L'insensé qui pèche et qui tombe souvent dans des crimes (194) se persuade que tous les autres en font autant, et il en juge par ses propres dispositions. Symmaque a suivi cette explication , puisqu'il a traduit de cette manière : " Mais l'insensé quand il marche dans le chemin , quoiqu'il soit lui-même un homme sans jugement, il a si mauvaise opinion des autres qu'il les prend tous pour des insensés. " Les Septante nous ont donné un sens différent de celui-ci en disant : "Tout ce qui tombe dans l'esprit de l'insensé est plein de vanité et d'extravagance. "

V. 4. " Si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève sur vous, ne quittez pas votre place, parce que les remèdes qu'on vous appliquera vous guériront des plus grands péchés. " L'Écriture parle en cet endroit du prince de ce monde, du prince des ténèbres,qui agit dans les incrédules, comme l'a remarqué l'apôtre saint Paul. Que si nous avons eu le malheur de lui donner entrée dans notre coeur, et si les mauvaises pensées ont fait quelque plaie. à notre âme, que ce malin esprit trouve désormais la porte du coeur fermée; combattons généreusement contre toutes sortes de pensées les plus mauvaises et les plus criminelles, afin d’être guéris et délivrés du très grand péché, c'est-à-dire: afin de ne pas accomplir par les actions ce que les mauvaises pensées nous suggèrent; car il y a une fort grande différence entre pécher par pensée et pécher par oeuvres et par actions. C'est de ce très grand péché d'action que parle le Psalmiste lorsqu'il dit : " Si je ne suis pas dominé par les miens, je serai alors sans tache et purifié d'un très grand péché. " Symmaque n'a retenu que le sens du mot hébreu marphé, que tons les autres interprètes grecs ont traduit par hiama, qui signifie: santé, ou : remède. Symmaque dit donc : " Si l'esprit du prince vient fondre sur vous, ne quittez pas ou ne vous éloigner. pas de votre place ; parce que la pudeur et l'honnêteté répriment de grands péchés. Cela veut dire : Si le démon excite en vous les chatouillements du péché et qu'il veuille vous porter à l'impureté, ne suivez pas ses mauvaises pensées ni les attraits de la volupté, mais demeurez ferme et constant dans le bien. Soyez sévère contre vous-même , pour éteindre par les froideurs de la chasteté les flammes impures de la volupté et du vice.

Mon Hébreu, en m'expliquant autrefois ce passage, me disait je ne sais quoi pour m’en faire comprendre le sens ; et voici ce qu'il en pensait. Si vous avez été élevé à quelque dignité dans le monde, et si l'on vous a donné un plus grand rang qu'aux autres parmi le peuple , gardez-vous de vous négliger sur la pratique de vos anciennes vertus, et ne quittez pas vos premiers exercices; continuez à travailler comme vous avez toujours fait, parce que vous ne sauriez trouver le remède et la guérison de vos maux et de vos péchés dans le faste et la vanité d'une dignité dont vous êtes revêtu ; mais vous la trouvez dans la vertu et dans la bonne conduite. " Quia peccatorum tuorum remedium ex conversatione bona nascitur ; non ex tumenti et ex superflua dignitate.

V. 5, 6 et 7. " Il y a un mal que j'ai vu sous le soleil et qui semble venir de l'erreur du prince : l'imprudent élevé à une dignité sublime, et les riches assis dans un lieu bas. J'ai vu les esclaves à cheval, et les princes marcher à pied comme des esclaves. " Ces paroles de notre traduction : " qui semble venir de l'erreur du prince, " se trouvent expliquées différemment dans les versions d'Aquila, de Théodotien et des Septante, où nous lisons : " Qui semble n'être pas volontaire devant le prince. " L'Ecclésiaste dit donc qu'il a vu cette injustice dans le monde, ou, pour mieux parier, cet injuste dérangement; parce qu'il semble que les jugements de Dieu ne sont pas équitables, en ce qu'il souffre tant de renversements dans cette vie ; car, soit qu'il ignore ce qui se passe dans ce monde, soit que les choses arrivent sans sa volonté, il ne parait point juste ni du bon ordre que les imprudents et les insensés tiennent le haut bout et les premières places, tant dans le siècle que dans l'Église, pendant que des personnes d'un mérite distingué, des personnes sages, éloquentes et remplies de bonnes oeuvres vivent dans l'obscurité et dans la poussière. L'Apôtre a reconnu ce désordre dans les choses humaines, et il n'a point balancé d'en faire auteur le diable qui est si puissant dans ce monde, et qui est attentif à faire souffrir et , à humilier les gens de bien et tous ceux qui sont puissants en science et cri bonnes oeuvres. Il ne permet point que ceux-la soient connus parmi les peuples, ni qu'ils aient une grande réputation. Il fait si bien par ses artifices qu'il pousse les plus petits sujets, ceux qui n'ont ni esprit ni jugement, afin que l'Église soit (195) gouvernée par des aveugles qui conduisent d'autres aveugles dans le précipice. Ce qui suit se dit dans le même sens et en confirme la vérité: " J'ai vu les esclaves à cheval, et les princes marcher à pied comme des esclaves. " Il veut dire qu'il a vu des gens esclaves du péché et Cie plusieurs vices, des gens qui n'ont pas plus de mérite que des valets méprisés de tous les hommes, il les a vus, dis je, élevés tout d'un coup par la faveur du démon aux plus grandes dignités, se promener dans les places publiques, montés sur de petits chevaux pour se distinguer et se faire remarquer; au lieu que des personnes sages et de naissance sont réduites à la dernière pauvreté , sont contraintes de marcher à pied et de faire ce que font les esclaves et les serviteurs.

Mon Hébreu croit que Dieu est le prince et le puissant dont il est parlé dans cet endroit, et que l'erreur des hommes semble venir de sa providence, parce qu'ils s'imaginent, vouant si peu d'équité et tant d'inégalité, clans les choses de ce monde, que Dieu ne juge pas justement et qu'il ne rend pas à chacun ce qu'il mérite. D'autres prétendent qu'il faut joindre ce verset avec ce qui a déjà été dit : "Si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève sur vous, ne quittez pas votre place. " Ne soyons donc point tristes et ne nous affligeons point, s'il semble que nous vivons dans ce monde pour être humiliés et rabaissés, sachant que c'est l'ouvrage du démon d'élever les insensés et d'abaisser les riches en sagesse et en vertu, de revêtir des esclaves de marques illustres d'honneur qui n'appartiennent légitimement qu'à des maîtres, et de faire au contraire ramper dans la poussière des hommes qui méritent d'être honorés comme des princes et non pas d'être traités comme des esclaves.

V. 8. " Qui creuse la fosse y tombera, et celui qui coupe une haie sera mordu par les serpents. " Ce passage s'explique en partie dans un sens littéral et tout simple, et en partie dans un sens mystique; car Salomon lui-même dit ailleurs : "Celui qui dresse des pièges y sera pris; " et nous lisons dans le septième psaume: " Il a creusé une fosse et il l'a faite bien profonde, mais il est tombé lui-même dans la fosse qu'il avait creusée pour les autres. " Or la haie et la muraille qu'on ôte aux lieux qu'elles défendent et qu'elles conservent marquent les dogmes de l'Eglise, et les institutions sacrées des apôtres et des prophètes qui l'ont fondée. Si quelqu'un donc entreprend de l’empire ces clôtures ou de passer par-dessus, il sera puni de son peu de respect, mordu et piqué par le serpent, dont il est dit dans le prophète Amos: " S'il descend dans les enfers, je commanderai au serpent qu'il ne manque pas de le piquer, et il le piquera. "

V. 9. " Celui qui transporte des pierres en est souvent meurtri, et celui qui fend du bois est en danger d'en être blessé. " nous lisons dans le prophète Zacharie qu'il y a des pierres sacrées qui roulent sur la terre; c'est-à-dire qu'elles ne tiennent pas à la terre, qu'elles n'y sont pas ai tachées ni enfoncées, parce qu'elles s'élèvent continuellement en haut, qu'elles ne font que passer sur la terre, et qu'elles cherchent à être placées au lieu digne de leur destination, au lieu le plus sublime de l'édifice dont Dieu est l'architecte. Ces mêmes pierres, qui sont si précieuses dans l'Alocalypse, sont celles qui doivent servir à bâtir la ville sainte du Sauveur du monde ; et l'apôtre saint Paul parle souvent de ces pierres vives dont Dieu a bâti son Eglise. Si quelqu'un donc se laisse pervertir par les artifices des hérétiques, ou s'il ôte à l'Eglise quelqu'une de ces pierres pour les transporter ailleurs, il en souffrira un jour des peines et des tourments.

Mais comme l’Ecriture ne s'est point expliquée sur la qualité des pierres , et qu'on peut les prendre en bonne ou en mauvaise part, tâchons d'expliquer ce verset dans un sens contraire au premier, et disons que les méchantes pierres sont les coeurs endurcis, figurés dans le livre du Lévitique par une maison qui est gâtée de lèpre. S'il arrive donc qu'un ecclésiastique, je veux dire un évêque ou un prêtre, soit obligé de retrancher du corps de l’Eglise par l'ordre de Dieu une pierre gâtée, pour être brûlée et réduite en cendre, alors le ministre du Seigneur en ressentira de la peine et dira avec saint Paul : " Je pleure avec ceux qui pleurent, et je m'afflige avec ceux qui sont affligés; " et ailleurs: " Qui est dans les peines et dans les misères sans que j'y sois aussi? qui est tenté et scandalisé sans que je sois moi-même dans le feu des épreuves? " Celui aussi qui fend du bois court risque d'être blessé par ce même bois. Les hérétiques sont des arbres sans fruit, (196) des arbres sauvages et inutiles. C'est pour cela qu'il était défendu de planter des bois dans le temple de Dieu et d'y faire des ombrages de feuilles, qui signifient les discours vains et inutiles qui ne sont point accompagnés de bonnes oeuvres. Quelque sage donc et quelque savant qu'un homme soit, il périclite dans les disputes quand il entreprend de couper par l'épée de la parole les hérétiques, figurés par les bois et les arbres sans fruit. S'il n'est bien sur ses gardes, et si dans la dispute ses raisonnements n'ont pas toute la force ni la justesse qu'ils devraient avoir, non plus que ses paroles tout le piquant et le brillant qu'il est nécessaire pour faire tomber tout ce que les erreurs peuvent opposer, il se trouvera pris lui-même par la force de leurs arguments captieux, et, étant perverti par ceux qu'il voulait faire changer, il se blessera lui-même, et se confirmera de plus en plus dans la mauvaise doctrine qu'il avait voulu combattre. C'est le sens de la traduction des Septante, où nous lisons : " Il sera fortifié par la force , " c'est-à-dire : par une sagesse vaine et superflue qui n'apporte aucun profit ni aucun avantage à celui qui la possède.

V. 10. " Si le fer s'émousse, et si, après avoir été émoussé, il se recourbe encore, on aura bien de la peine à l'aiguiser : ainsi la sagesse ne s'acquiert que par un long travail. " Si quelqu'un, dit l'Ecclésiaste sous des métaphores, reconnaît qu'il a perdu par sa négligence la science des Écritures et que la pénétration de son esprit se trouve émoussée, il ne faut pas qu'il se trouble de n'être pas tel qu'il était auparavant; car il arrive quelquefois à des gens qui n'ont qu'une légère teinture de science de s'élever en eux-mêmes par orgueil , et de se négliger dans l'étude et. dans la lecture ; ce qui fait qu'ils perdent ce qu'ils avaient acquis, ne cultivant pas leurs premières connaissances et n'y ajoutant point de nouvelles lumières. Ainsi l'esprit, qui est marqué par le fer, devient tout émoussé, parce que l'oisiveté et la paresse sont la rouille de l'esprit et de la sagesse. Otium enim et desidia quasi quaedam rubigo sapientiae est. Si quelqu'un donc tombe dans cet état, qu'il ne désespère pas de pouvoir être rétabli, qu'il se mette de nouveau sous la discipline de quelque bon maître et qu'il n'ait pas honte de reprendre la qualité de disciple, parce qu'après un travail infatigable et les soins de son industrie, il pourra rattraper la sagesse et la science qui lui étaient échappées. Ce retour heureux est marqué plus distinctement dans les sources hébraïques, où il est dit: " Et il sera renforcé par plusieurs efforts, " c'est-à-dire : en suant, en travaillant, en s'occupant tous les jours de la méditation et de la lecture des Ecritures; car c'est par de semblables efforts qu'on acquiert la sagesse et qu'on parvient à une science sublime.

V. 11. " Celui qui a une méchante langue et qui médit en secret est semblable à un serpent qui pique sans faire de bruit. " Le sens simple et naturel de ce verset nous apprend qu'un homme qui détracte de son prochain fait autant de mal qu'un serpent qui pique de sa langue; car de même qu'un serpent fait glisser son venin dans celui qu'il mord sans faire de bruit, de mime aussi un médisant, qui parle mal et qui détracte de son frère en secret, répand contre lui le venin de son coeur, et fait en cela tout ce que fait un serpent. Dieu cependant, en formant l'homme, ne lui a donné une langue que pour bénir son Créateur et pour la faire servir à l'édification de ses frères; mais cet ingrat fait de sa langue une langue de serpent par le mauvais usage qu'il en fait contre les autres.

Dans un sens allégorique, le serpent qui pique en secret n'est autre que le démon, l'esprit de ténèbres. Si ce serpent donc vient à mordre et piquer quelqu'un en secret, et lui faire glisser dans le coeur le venin du péché, celui qui est infecté et blessé de ces piqûres diaboliques doit bien prendre garde de ne pas cacher son mal; car s'il le dissimule et s'il n'en fait point pénitence, c'est-à-dire s'il cache ses plaies à ses frères et à ses maîtres et s'il ne s'en confesse pas, ses frères et ses maîtres, quoiqu'ils aient une langue pour le guérir, ne pourront point lui appliquer le remède ; et alors se vérifiera cette maxime reçue de tout le monde : " Si le malade a honte de découvrir son mal à son médecin, l'art de la médecine ne saurait guérir ce qu'elle ignore. "

V. 12. " Les paroles qui sortent de la bouche du sage sont pleines de grâce; les lèvres de l'insensé le feront tomber dans le précipice. " Si la folie et l'imprudence demeurait dans les bornes de sa grossièreté rustique, elle serait plus supportable et beaucoup moins (197) dangereuse; mais nous voyons qu'elle ose s'élever et déclarer la guerre à la sagesse, jusque-là qu'elle contredit par une furieuse envie tout ce qu'elle voit de prudence et de capacité dans les gens savants. Ceux-ci ont une grande attention à ne prononcer que des paroles judicieuses pour l'édification de ceux qui les écoutent ; mais si des insensés les entendent, ils reçoivent mal les discours et les exhortations des personnes sages, et tâchent d'en détourner le vrai sens pour en faire des piéges à ceux mêmes qui leur parlent, et les faire tomber dans leurs sentiments pernicieux ; et en vérité un homme sage tombe en quelque manière dans le précipice quand il arrive qu'il parle devant des fous et des insensés, parce que toutes ses paroles demeurent comme ensevelies dans un gouffre très profond. C'est pour cela que l'Écriture dans les Proverbes déclare bienheureux tous ceux qui parlent à des oreilles dociles et attentives. Beatus qui loquitur in aure audientis.

V. 13 et 14. " Les premières paroles de l'insensé sont une imprudence, et les dernières sont une erreur très maligne. L'insensé se répand en paroles. L'homme ignore ce qui a été avant lui, et qui lui pourra découvrir ce qui doit être après lui? " Il continue à parler de l'insensé, dont les lèvres précipitent l'homme sage, ou, selon une autre exposition, dont les lèvres le font tomber lui-même dans le précipice, parce que l'imprudence accompagne toujours ses premières paroles, et que la fin de ses discours aboutit à des erreurs très pernicieuses, ou, comme dit Symmaque, " au tumulte et à une grande inconstance de paroles; " car un insensé ne saurait persister dans un même sentiment, et il croit qu'en multipliant ses paroles et en se répandant en beaucoup de discours il pourra excuser ses péchés et en éviter les châtiments. Quoiqu'il ignore le passé et que personne ne lui puisse apprendre les choses de l'avenir, dans cette profonde ignorance des choses les plus importantes il ne laisse pas de se flatter d'une haute science ; et pendant qu'il est environné de ténèbres il se persuade que , pourvu qu'il parle beaucoup, il mérite d'être mis au rang des sages et des savants.

On peut appliquer le sens du texte sacré à la manière de disputer des hérétiques, qui ne veulent pas comprendre ce que leur disent des personnes fort sages. Ils préparent donc des

difficultés, pour les opposer dans les disputes à tout ce que les catholiques peuvent leur dire en leur montrant la vérité ; au lieu de la suivre ils se jettent, au commencement et à la fin de la dispute, dans la confusion et dans le tumulte, et, revenant toujours à leurs erreurs, ils disent beaucoup de choses qu'ils n'entendent pas, parce qu'en effet ils ne savent rien.

V. 15. " Le travail des insensés les accablera , parce qu'ils ne savent comment il faut. aller à la ville. " Il faut joindre le sens de ces versets avec ce qui précède, car l'Ecclésiaste y parle en général de tous les insensés, ou en particulier des seuls hérétiques. Lisez les ouvrages de Platon, ou les faux-fuyants d'Aristote; consultez Zénon et Carneades, et considérez ce que les uns et les autres ont dit, et vous verrez qu'il n'est rien de vrai comme cette parole de l'Écriture: " Le travail des insensés les accablera. " J'avoue qu'ils ont travaillé à la recherche de la vérité et qu'ils en ont fait toute leur étude, mais comme ils ne l'ont pas prise pour la règle de leur conduite et qu'ils ne l'ont pas regardée comme une lumière qui allait devant eux pour leur montrer le chemin, ils n'ont pu arriver à la ville qu'ils cherchaient, parce qu'ils se sont flattés de comprendre et d'acquérir la sagesse par des sentiments humains. C'est pourquoi il est dit dans un psaume " Seigneur, vous détruirez leur image dans votre cité; " car le Seigneur dissipera et anéantira dans sa ville toutes ces ombres et toutes ces différentes images dont l'erreur a coutume de se revêtir dans la personne des sectaires et des faux dogmatistes. Il est écrit aussi dans Isaïe: " Je suis la ville forte, la ville qui est attaquée. " En effet, la ville de la vérité et de la sagesse est une ville forte, une ville imprenable, contre laquelle les sages du monde, les philosophes et les hérétiques font tant d'efforts pour s'en rendre les maîtres.

Tout ce que nous avons avancé touchant les philosophes doit aussi s'entendre des hérétiques, qui font de vains efforts et qui s'accablent de travail dans l'étude des Écritures sans pouvoir en découvrir le sens véritable : c'est qu'ils marchent dans les déserts, dans des lieux perdus où il n'y a point de chemin qui mène à la ville. Le Psalmiste a fait mention de leurs égarements lorsqu'il a dit : " Ils ont été errants dans le désert et dans des lieux où il n'y avait (198) point d'eau; ils n'ont point trouvé le chemin qui conduit à la ville où l'on voit un grand nombre d'habitants. "

V. 16, etc. " Malheur à vous, ô terre dont le roi est encore enfant et dont les Princes mangent dès le matin ! Heureuse est la terre dont le roi a d'illustres ancêtres et dont les princes ne mangent que dans le temps marqué pour prendre des forces, et non pas pour satisfaire la sensualité et tomber dans la confusion ! L'Ecriture semble rejeter l'empire et le gouvernement des jeunes gens et condamner les juges voluptueux , parce que la sagesse est encore faible dans les enfants et que les plaisirs et les délices citent toute la vigueur de l'esprit à ceux qui sont dans un âge parfait. Au contraire elle fait ici l'éloge des princes qui sont bien nés, qui ont de lionnes inclinations et à qui on a donné une noble éducation. Elle loue aussi les juges et les magistrats qui ne préfèrent pas leurs plaisirs et leurs divertissements aux affaires publiques, et qui ne prennent leur repas que par nécessité et après avoir travaillé longtemps pour régler tout ce qu'il y a de plus utile au gouvernement de la république : Qui nequaquam voluptatem negotiis civium praeferant; sed post multum laborem et administrationem reipublicae, cibum capere quasi necessitate cogantur.

Mais il nie semble que ce sens littéral nous en cache un autre plus mystérieux et plus divin. Je veux dire que l'Ecriture appelle jeunes gens ceux qui abandonnent. l'autorité des anciens et qui méprisent les préceptes vénérables des Pires, qui négligent les commandements de Dieu et qui veulent établir des traditions humaines. C'est d'eux que le Seigneur parle dans Isaïe, en invectivant contre le peuple d'Israël parce qu'il n'a pas voulu de l'eau de Siloé qui coule doucement et sans bruit, et qu'il a détourné le cours de l'ancienne piscine, donnant la préférence aux ruisseaux de Sa1narie et aux gouffres de Damas. " Je leur donnerai, " dit-il, " des jeunes gens pour princes, et des courtisans les domineront. " Lisez la prophétie de Daniel, et vous y verrez Dieu sous le nom d’Ancien des jours, " ou " d'Eternel. " Lisez aussi l'Apocalypse de saint Jean, et vous trouverez que la tête du Sauveur y est blanche comme la neige et ses cheveux comme la laine la plus blanche et la plus pure. On défend en

fin à Jérémie de prendre le nom de jeune et d'enfant, parce qu'il était plein de sagesse et qu'elle avait pris en lui la place des cheveux blancs. Malheur donc à la terre qui a pour son roi le diable, toujours amateur de nouveautés, qui fit révolter Absalon contre son père, qui n'a dans son royaume que des juges et des magistrats toujours avides de tous les plaisirs passagers de ce monde! Ce sont eux qui disent pendant leur vie : " Mangeons et buvons, car nous mourrons demain. " Au contraire bienheureuse est la terre de l'Eglise, dont Jésus-Christ est le roi , puisque c'est lui qui est descendu d'une race très illustre, et qui a eu pour ancêtres Abraham, Isaac et Jacob; sans parler de plusieurs autres grands prophètes, et de tous ces saints de l'Ancien-Testament qui ont été véritablement des personnes libres, parce qu'ils n'ont pas gémi sous la servitude du vice et du péché. C'est d'eux qu'est née la sainte Vierge Marie, plus noble et plus libre que tous ses ancêtres les plus illustres , qui n'a point eu à côté d'elle des rejetons, des arbrisseaux et de semblables productions, mais dont l'unique fruit a été cette fleur éclatante qui dit dans le Cantique des cantiques : " Je suis la fleur des champs et le lis des vallées. " Les princes aussi du roi dont nous parlons sont les apôtres et tous les autres saints qui vivent sous son empire, et qui ne connaissent point d'autre souverain que le fils d'une race illustre, le fils de la femme libre, non de la servante Agar, le fils de Sara, qui n'a mis au monde qu'un enfant libre, un fils de bénédiction et de promesse. Ces princes ne mangent point dès le mat in ni avec précipitation, car ce n'est point, dans ce siècle qu'ils cherchent leurs plaisirs et leurs joies : ils s'attendent à des délices plus solides, à des plaisirs dont ils jouiront au temps des récompenses éternelles que Dieu leur a préparées. Alors ils mangeront leur pain avec un plaisir extrême , parce qu'ils mangeront le pain des forts après s'être abstenus du bain qu'on ne mange qu'avec honte et confusion. Tous les biens présents de ce monde doivent être regardés comme une honte et une confusion : les biens futurs sont d'une force et d'une durée éternelle. Omne bonum praesentis saeculi confusio est; futuri perpetua fortitudo. Isaïe a dit quelque chose de semblable touchant le bonheur des serviteurs de Dieu : " Sachez que ceux (199) qui me servent mangeront et seront rassasiés, pendant que vous serez misérables jusqu'à mourir de faim ; " et derechef : " Sachez que mes serviteurs seront dans la joie, et que vous serez couverts de honte et de confusion. "

V. 18. " La charpente du toit se détériorera et s'abaissera peu à peu par la paresse , et les mains lâches seront cause qu'il pleuvra dans la maison. " Notre maison terrestre , qui a été faite lorsque Dieu a créé l'homme le corps droit et la tête élevée, et notre habitation qui est clans les cieux, seront abaissées si nous sommes paresseux et négligents dans la pratique des bonnes oeuvres; et l'on sait qu'une charpente qui soutient le toit ne peut venir a manquer et tomber à terre, sans qu'il en coûte la vie à ceux qui se trouvent sous les ruines de la maison. II est vrai aussi qu'on est exposé aux plus furieuses tempêtes et à toutes les injures des temps lorsqu'on n'a pas soin de travailler à réparer sa maison par le secours des vertus et par la pratique de toute sorte d'actions saintes et louables; mais l'explication que nous donnons ici aux paroles de l’Ecclésiaste s'entend encore mieux de toute l'Église en général que d'un homme en particulier; car la fauteur et la majesté divine de l'édifice de l'Église tombent ordinairement par la négligence de ceux qui la gouvernent et qui en sont les princes, parce qu'il se trouve que ceux-là suivent les attraits du vice et de la volupté qui passaient pour les protecteurs du bien et de la vertu. Quod per negligentiam principum , omnis ejus corruat altitudo. Et ibi vitiorum illecebrae sint, ubi tegmen putabalur esse virtutum.

V. 19. " Les Hommes emploient le pain et le vin pour rire et, se divertir et pour passer leur vie en festins; et toutes choses obéissent à l'argent. " Je crois que ceci est une suite du verset précédent dans le sens que nous lui avons donné ; car nous avons dit que la négligence et l'indolence de ceux qui gouvernent l'Église est cause que le toit de cette maison tombe par terre et qu'il y pleut partout. C'est donc de ces maîtres et de ces gouverneurs que l'Écriture veut encore parler. Elle leur a d'abord reproché leur silence et le peu de soin qu'ils ont de remplir les devoirs d'évêques et de prêtres: ici elle s'élève contre ceux qui enseignent dans l'Église, mais qui ne prêchent que ce qui peut flatter les passions de leurs auditeurs ou ce qui leur attire les applaudissements d'un grand peuple, d'un célèbre auditoire. En effet ne vous. semble-t-il point, quand vous entendez dans l'Église des discours élégants et affectés qui promettent à tout un grand auditoire la béatitude et le royaume de cieux , que. vous voyez un prédicateur qui se sert. du pain de la parole de Dieu pour rire et se divertir, et qui emploie son vin en festins avec ceux qui l'écoutent? N'êtes-vous pas persuadé qu'il ne fait ces agréables promesses au peuple que pour acquérir par là des biens, des récompenses et des richesses périssables? Le pain qu'on distribue dans l'Église est le pain de ceux qui pleurent et non de ceux qui rient, selon cette parole de l'Evangile: " heureux sont ceux qui pleurent, parce que ce sont eux qui riront ! " Ce pain donc ne doit pas se faire parmi les ris et les joies de la vie présente.

Quant à ce qui est dit sur la fin de ce verset " Et toutes choses obéissent à l'argent , " cela peut avoir deux significations et deux sens différents ; car ces paroles peuvent marquer qu'après que les docteurs se sont enrichis par leurs flatteries et par leurs lâches complaisances, ils se l'ont ensuite obéir et servir par les peuples sur lesquels ils exercent leur domination ; nubien cela marque qu'un peuple ignorant et grossier se soumet et se laisse facilement gagner par des discours qui ont du brillant et qui sont composés de belles paroles, dont l’argent est le symbole, comme il parait par cet endroit des Psaumes : " Les paroles du Seigneur sont des paroles chastes, elles sont comme un argent purifié par le feu et qui a passé par sept épreuves. "

V. 20. " Ne parlez point mal du roi dans votre esprit, et ne médisez pas du riche dans le. secret de. votre chambre ; parce que les oiseaux même du ciel rapporteront vos paroles, et ceux qui ont des ailes publieront ce que vous avez dit. " Ce commandement de l'Ecriture, pris dans le sens le plus simple et le plus naturel, est d'une grande édification pour tous ceux qui l'écoutent et qui le mettent en pratique. On nous ordonne donc de ne pas nous laisser surmonter par l'impatience et par la colère, et de ne point, dans nos emportements, parler mal et maudire les rois et les princes, parce qu'il arrive souvent que les choses que nous avons dites sont rapportées aux personnes que nous avons offensées, et que nous sommes punis d'avoir mal parlé lorsque nous nous y attendions le moins. Mais quand l'Ecclésiaste dit : " Les oiseaux même du ciel rapporteront vos paroles, et ceux qui ont des ailes les publieront," il faut se souvenir que c'est une expression hyperbolique, comme quand on dit ordinairement que les murailles des lieux où nous parlons ne cacheront point ce que nous aurons dit inconsidérément.

Si nous voulons prendre ce commandement dans un sens plus élevé et plus parfait, nous en ferons un principe de religion et de piété en nous persuadant, non-seulement qu'il ne faut point parler témérairement contre Jésus-Christ, mais que, dans les afflictions mêmes qui nous serrent de plus près, nous devons bien prendre garde de ne rien penser dans notre coeur qui sente l'impiété et le blasphème. Et comme l'amour que nous devons à Jésus-Christ doit s'étendre sur le prochain pour être conforme à cette règle : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, et votre prochain comme vous-même, " il parait qu'on nous ordonne aussi en cet endroit d'épargner les saints après leur roi, de ne point parler mal d'eux dans nos discours, c'est-à-dire de ne point diminuer la réputation de leur sagesse, de leur science ou de leurs vertus par des paroles de médisance et des termes piquants; car les anges, qui l'ont le tour de la terre et qui sont destinés au service des élus, porteront au ciel, comme des oiseaux, nos paroles et nos pensées; sans ajouter que Dieu connaît par lui-même ce qui est le plus caché dans notre esprit et dans notre coeur.



Jérôme - oeuvres morales 1000