Montée Carmel I - 2003 8

Ch. 8: DANS LEQUEL ON TRAITE COMMENT LES APPÉTITS OBSCURCISSENT ET AVEUGLENT L'ÂME.


1. Le troisième dommage que les appétits font en l'âme, c'est qu'ils l'aveuglent et l'obscurcissent. Car tout ainsi que les vapeurs obscurcissent l'air et ne laissent pas le soleil briller clairement, ou comme le miroir terni ne peut recevoir nettement le visage, ou comme l'eau trouble ne représente clairement la figure de celui qui s'y mire; de même, l'âme qui est captive de ses appétits est en ténèbres selon l'entendement et ne donne lieu au soleil de la raison naturelle ni à celui de la Sagesse de Dieu surnaturelle, pour l'investir et l'illuminer entièrement. Et ainsi David parlant à ce propos, dit: Comprehenderunt me iniquitates meae, et non potui, ut viderem, ce qui veut dire: Mes iniquités m'ont saisi et il ne m'a pas été possible de voir (Ps 39,13).

2. Et en cela même que l'âme est obscurcie en l'entendement, elle s'engourdit en la volonté, et s'abêtit en la mémoire, déréglée en sa due opération. Parce que, comme ces puissances dépendent de l'entendement en leurs opérations, il est clair que, lui étant empêché, elles doivent être troublées et déréglées. Et ainsi David dit : Anima mea turbata est valde ; soit : Mon âme est fort troublée (Ps 6,4). Ce qui est comme s'il disait : elle est dévoyée en ses puissances. Parce que, comme nous avons dit, l'entendement n'est pas capable de recevoir l'illustration de la sagesse de Dieu, non plus que l'air rempli de nuages, la lumière du soleil ; ni la volonté n'est habile pour embrasser Dieu en soi avec un pur amour, non plus que le miroir terni de l'haleine n'est point propre pour représenter clairement le visage qui lui est présenté ; et la mémoire semblablement, qui est offusquée par les ténèbres de l'appétit, ne saurait être entièrement informée de l'image de Dieu, de même que l'eau bourbeuse ne peut faire voir clairement le visage de celui qui s'y mire.

3. L'appétit obscurcit aussi et aveugle l'âme, parce qu'en tant qu'appétit il est aveugle, n'ayant de soi aucune intelligence en lui, car c'est la raison qui est toujours son guide d'aveugle. D'où vient que toutes les fois que l'âme se guide par son appétit, elle s'aveugle. Car c'est comme si celui qui voit se servait pour guide de celui qui ne voit point ; ce qui est comme s'ils étaient tous deux aveugles. Et de là s'ensuit ce que Notre Seigneur dit en saint Matthieu : Si coecus coeco ducatum proestet, ambo in foveam cadunt : Si l'aveugle guide l'aveugle, ils tomberont tous deux en la fosse (Mt 15,14). Peu servent les yeux au papillon, puisque l'appétit de la beauté de la lumière le fait brûler, ébloui, à la flamme. Et ainsi, nous pouvons dire que celui qui se repaît de l'appétit est comme un poisson ébloui auquel la lumière sert plutôt de ténèbres pour ne point voir les embûches que lui dressent les pêcheurs. Ce que le même David donne bien à entendre, disant de telles gens : Supercedidit ignis, et non viderunt solem (Ps 51,9); ce qui veut dire: Le feu tomba sur eux, qui échauffe de sa chaleur et éblouit de sa lumière. Ce que l'appétit fait aussi en l'âme, à savoir, allumer la concupiscence et éblouir l'entendement de sorte qu'il ne puisse voir sa lumière. Parce que la cause de l'éblouissement, c'est que mettant une autre lumière différente devant les yeux, la puissance visuelle se repaît en celle qui lui est immédiatement présentée et ne voit plus l'autre. Or, comme l'appétit s'approche alors si près de l'âme qu'il est en l'âme, elle s'arrête en cette première lumière et se repaît en elle, et ainsi il ne la laisse jouir de sa lumière de claire intelligence, et elle ne la verra point jusqu'à ce qu'on ait ôté l'éblouissement de l'appétit.

4. C'est pourquoi il y a grand sujet de déplorer l'ignorance de quelques-uns qui se surchargent de pénitences extraordinaires et de plusieurs autres exercices volontaires ; ils pensent qu'il leur suffira de ceci ou de cela pour parvenir à l'union de la Sagesse divine, mais ils s'abusent, s'ils ne tâchent avec diligence de nier leurs appétits. Si les âmes employaient la moitié de leur travail en cela, elles profiteraient plus en un mois par cette voie qu'en plusieurs années par tous les autres exercices. Car, comme il est nécessaire de cultiver la terre pour qu'elle porte fruit - autrement elle ne rapporte que de mauvaises herbes - de même il faut mortifier les appétits pour l'avancement de l'âme. Sans cela, j'ose dire que pour avancer dans la perfection et la connaissance de Dieu et de soi-même, tout ce qu'elle fera ne lui servira pas davantage que la semence qu'on répand sur une terre qui n'est point labourée. Et ainsi, l'on n'ôtera point les ténèbres et la stupidité de l'âme jusqu'à ce que l'on apaise les appétits, parce qu'ils sont comme la cataracte, ou comme des poussières en l'oeil, qui empêchent la vue jusqu'à ce qu'on les ait ôtées.

5. D'où vient que, David voyant l'aveuglement de telles gens, et combien Dieu est irrité contre eux, il les avertit d'y prendre garde en disant: Priusquam intelli-gerent spinoe vestroe rhamnum : sicut viventes, sic in ira absorbet eos (Ps 51,10) ; c'est comme s'il disait: Avant que vos épines, qui sont les appétits, ne comprennent, comme des vivants Il les absorbera en sa colère. Car avant que les appétits qui vivent en l'âme puissent entendre Dieu, Dieu les absorbera, en cette vie ou en l'autre, avec châtiment et correction, ce qui sera par la purification. Et il dit qu'il les absorbera en sa colère, parce que ce que l'on souffre en la mortification des appétits est châtiment du dégât qu'ils ont fait en l'âme.

6. Oh ! si les hommes savaient de quel bien de lumière divine les prive cet aveuglement que leurs affections et leurs appétits30 leur causent, et en quels maux et dommages il les précipite tous les jours, faute de les mortifier! À vrai dire, ils ne faut pas qu'ils se fient au bon entendement ni aux dons qu'ils ont reçus de Dieu pour penser que, s'il y a affection ou appétit, il n'obscurcira, n'aveuglera et ne fera pas peu à peu trébucher de mal en pis. Car qui eût dit qu'un homme si consommé en sagesse et rempli des dons de Dieu, comme était Salomon, devait tomber en un tel aveuglement et en une telle lâcheté de volonté que d'ériger des autels à tant d'idoles et les adorer en sa vieillesse ? (1R 11,4). Or, pour cela, il ne lui fallut pas davantage que l'amour qu'il portait aux femmes et la négligence de renoncer à ses appétits et aux délices de son coeur. Car il dit de soi-même, dans l'Ecclésiaste, qu'il a refusé à son coeur ce qu'il lui a demandé (Qo 2,10) ; et cet abandon à ses appétits eut tel pouvoir qu'encore qu'à la vérité au commencement il fût retenu, néanmoins, pour ne pas les avoir mortifiés, peu à peu ils l'aveuglèrent et lui obscurcirent l'entendement jusqu'à éteindre cette grande lumière de sagesse que Dieu lui avait donnée, de manière que sur la fin de son âge il oublia Dieu.

30 Les affections ou passions sont plutôt passives, les appétits plutôt actifs.


7. Que s'ils eurent tant de pouvoir sur lui qui connaissait si parfaitement la distance qu'il y a entre le bien et le mal, que ne pourront contre notre ignorance les appétits qui ne sont pas domptés ? Vu que (comme Dieu dit des Ninivites au prophète Jonas), nous ne savons ce qu'il y a entre la gauche et la droite (Jon 4,11), car à chaque pas nous tenons le mal pour le bien et le bien pour le mal, et ceci nous le tenons de notre cru. Mais que sera-ce, en comparaison, si l'appétit se joint à nos ténèbres naturelles, sinon ce que déplore Isaïe, palpavimus sicut coeci parietem, et quasi absque oculis attrectavimus : impegimus meridie, quasi in tenebris (Is 59,10). Le prophète parle à ceux qui aiment suivre leurs appétits, et c'est comme s'il disait: Nous avons tâtonné le mur comme si nous eussions été aveugles, et nous avons cheminé à tâtons comme sans yeux ; et notre aveuglement est venu jusque-là que nous nous sommes heurtés en plein midi comme si c'était dans les ténèbres. Car celui qui est aveuglé par l'appétit a cela, qu'étant au milieu de la vérité et de ce qui est convenable, il ne le discerne pas plus que s'il était dans les ténèbres.


Ch. 9: OÙ L'ON TRAITE COMMENT LES APPÉTITS SOUILLENT L'ÂME. - CE QUI EST PROUVÉ PAR COMPARAISONS ET AUTORITÉS DE LA SAINTE ÉCRITURE

1. Le quatrième dommage que causent les appétits à l'âme, c'est qu'ils la souillent et la tachent, conformément à ce qu'enseigne l'Ecclésiastique disant : Qui tetigerit picem, inquinabitur ab ea. Ce qui veut dire : Qui touchera la poix en demeurera taché (Si 13,11) ; et pour lors on touche la poix quand on assouvit l'appétit de sa volonté en quelque créature. Où il faut remarquer que le Sage compare les créatures à la poix. Car il y a plus de différence entre l'excellence de l'âme et tout ce que les créatures ont de meilleur, qu'il n'y a d'un clair diamant ou de l'or fin à la poix. Et comme, si l'on mettait sur de la poix l'or ou le diamant qui seraient chauffés, ils en seraient noircis et souillés à proportion que leur chaleur l'aurait fondue et attirée, de même l'âme qui est chaude d'appétit, jointe à quelque créature, dans la chaleur de son appétit en attire sur soi de l'immondice et en demeure tachée. Et il y a plus de différence entre l'âme et les autres créatures corporelles qu'entre une très claire liqueur et un bourbier fort sale. D'où vient que, comme cette liqueur se gâterait si on la jetait dans un bourbier, de même l'âme qui s'attache par affection à la créature se salit, puisqu'en cela elle se rend semblable à elle. Et comme les traits de suie gâteraient un visage d'une rare et parfaite beauté, de même les appétits désordonnés souillent et enlaidissent l'âme qui les a ; laquelle, en soi, est une image de Dieu très belle et fort accomplie.

2. C'est pourquoi, Jérémie déplorant la grande difformité que lui causent ces affections désordonnées, décrit premièrement sa beauté et après sa laideur, en disant : Candidiores sunt nazaraei eius nive, nitidiores lacte, rubicundiores ebore antiquo, saphiro pul-chriores. Denigrata est super carbones facies eorum, et non sunt cogniti in plateis ; ce qui veut dire : Ses cheveux (à savoir, de l'âme) sont plus blancs que la neige, plus resplendissants que le lait, plus rouges que l'ivoire ancien, plus beaux que le saphir. Leur face s'est noircie plus que les charbons et on ne les reconnaît plus dans les lieux publics (Lm 4,1-8). Par les cheveux nous entendons ici les affections et les pensées de l'âme, qui dirigées à ce que Dieu a ordonné, qui est Dieu même, sont plus blanches que la neige, plus claires que le lait, plus vermeilles que l'ivoire et plus belles que le saphir. Par ces quatre choses, l'on entend toutes sortes de beauté et d'excellence des créatures corporelles, au-dessus desquelles est l'âme et ses opérations, qui sont les nazaréens ou cheveux susdits, lesquels, étant mal dirigés et mis où Dieu ne les a pas ordonnés, c'est-à-dire employés dans les créatures, Jérémie dit que leur face devient et demeure plus noire que des charbons.

3. Parce que les appétits désordonnés en les choses de ce siècle font tout ce mal et encore davantage en la beauté de l'âme. De sorte que si nous devions parler délibérément de la forme laide et sale que les appétits peuvent mettre dans l'âme, nous ne trouverions chose, pour pleine de toiles d'araignées et de serpents qu'elle soit, ni laideur de corps mort, ni n'importe quelle autre chose immonde et sale qu'on puisse voir en cette vie ou imaginer, à quoi nous puissions la comparer. Car encore qu'à la vérité, l'âme déréglée, quant à son être naturel, soit aussi parfaite que Dieu l'a créée, néanmoins, quant à l'être de raison, elle est laide, abominable, sale et obscure, avec tous les maux que nous écrivons ici, et beaucoup plus. Parce qu'un seul appétit désordonné, comme nous dirons ensuite, quoiqu'il ne soit pas de matière de péché mortel, suffit pour rendre une âme si assujettie, sale et laide, qu'en aucune manière elle ne puisse convenir avec Dieu en une union, jusqu'à ce que l'appétit soit purifié. Or, quelle sera la difformité de celle qui est entièrement désordonnée en ses passions et abandonnée à ses appétits, et combien sera-t-elle éloignée de Dieu et de sa pureté ?

4. On ne saurait expliquer en paroles, ni même concevoir avec l'entendement, les diverses immondices que la diversité d'appétits cause en l'âme. Car si cela pouvait se dire et donner à entendre, ce serait une chose étonnante et de grande compassion, de voir comment chaque appétit, selon sa force et sa qualité, plus grande ou plus petite, fait sa tache et laisse en l'âme le dépôt de sa propre immondice et laideur; et comment en un seul désordre de la raison il peut y avoir en soi d'innombrables différences de saletés, plus grandes ou plus petites, chacune selon sa condition. Car de même que l'âme du juste, en une seule perfection qui est la droiture de l'âme, a un grand nombre de très riches dons et plusieurs belles vertus, chacune gracieuse et différente selon la multitude et différence des affections amoureuses qu'il a exercées envers Dieu, ainsi l'âme déréglée, selon la variété de ses appétits en les créatures, a une misérable variété d'ordures et de bassesses, telle que les appétits l'impriment en elle.

5. Cette diversité d'appétits est bien figurée dans Ézéchiel (Ez 8,10-16) où il est écrit que Dieu montra à ce prophète en l'intérieur du temple toutes les reproductions de bestioles qui rampent sur la terre et toute l'abomination des bêtes immondes, peintes autour des parois. Et lors, Dieu dit à Ézéchiel: Fils de l'homme, n'as-tu pas vu les abominations que font ceux-ci, chacun dans le lieu le plus secret de sa chambre ? Et Dieu lui commanda d'entrer plus avant et lui dit qu'il verrait de plus grandes abominations, et il vit là les femmes assises qui pleuraient le dieu d'amour Adonis. Dieu lui commanda encore de passer outre et qu'il verrait des crimes plus énormes. Là, il aperçut vingt-cinq vieillards qui tournaient le dos au temple.

6. Les variétés des serpents et animaux immondes qui étaient peintes dans la première partie du temple sont les pensées et conceptions que l'entendement fait de toutes les choses basses de la terre et de toutes les créatures, telles qu'elles se peignent dans le temple de l'âme quand elle embarrasse avec elles son entendement, qui est la première chambre de l'âme. Les femmes qui étaient plus avant, en la deuxième demeure, pleurant leur dieu Adonis, sont les appétits qui logent en la deuxième puissance de l'âme, qui est la volonté ; ils sont comme pleurant en tant qu'ils désirent ce en quoi la volonté s'affectionne, qui sont les serpents et les reptiles déjà peints en l'entendement. Et les hommes qui étaient dans la troisième chambre sont les images et représentations des créatures que la mémoire, qui est la troisième partie de l'âme, conserve et rumine en soi. Or il est dit qu'ils tournaient le dos au temple, parce que, quand l'âme embrasse absolument et parfaitement quelque chose de la terre selon ses trois puissances, on peut bien dire qu'elle tourne le dos au temple de Dieu, qui est la droite raison de l'âme qui n'admet en soi chose de créature31.

31 Pour saint Augustin, puisqu'elle est image de la Trinité, l'âme est trine : intelligence, mémoire, volonté. La plupart des spirituels, dont Jean de la Croix, adoptent cette tripartition. Thomas d'Aquin, fidèle à Aristote, ne retient que deux facultés de l'esprit: intelligence et volonté.


7. Or, pour entendre quelque chose de ce sale désordre de l'âme en ses appétits, ce qui a été dit suffira pour le présent, parce que, s'il fallait traiter en particulier de la laideur moindre que font et causent en l'âme les imperfections et leur diversité, et de celle que font les péchés véniels (laideur qui est plus grande que celle des imperfections) et leur grande diversité, comme aussi de celle que causent les appétits de péché mortel (qui est l'entière laideur de l'âme), et de leur grande diversité, selon la diversité et la multitude de toutes ces trois choses, ce ne serait jamais terminé, ni un entendement angélique ne suffirait à pouvoir l'entendre. Ce que je dis et ce qui convient à notre propos, c'est que chaque appétit, encore qu'il soit de la moindre imperfection, tache et souille l'âme.


Ch. 10: DANS LEQUEL ON TRAITE COMMENT LES APPÉTITS ATTIÉDISSENT ET AFFAIBLISSENT L'ÂME EN LA VERTU


1. Le cinquième dommage que les appétits causent à l'âme, c'est qu'ils l'attiédissent et affaiblissent, afin qu'elle n'ait plus de force pour suivre la vertu et pour y persévérer ; car par le fait même que la force de l'appétit est divisée en plusieurs parts, il se trouve moins vigoureux que s'il s'attachait entièrement à une seule chose ; et plus il est partagé, moins il lui reste de force pour chaque chose ; c'est pourquoi les philosophes disent que la vertu unie est plus forte qu'elle-même si elle est divisée, d'où il est évident que si l'appétit de la volonté se répand en autre chose que la vertu, il demeurera bien faible pour la vertu ; et ainsi l'âme qui partage sa volonté à des bagatelles, ressemble à l'eau qui, trouvant par où s'écouler en bas, ne monte point en haut, et ainsi demeure inutile. C'est pourquoi le patriarche Jacob compara son fils Ruben à l'eau épanchée, attendu qu'en certain péché il avait lâché la bride à ses appétits, disant: Tu t'es répandu comme l'eau, tu ne croîtras point (Gn 49,4). Comme s'il eût dit: parce que tu t'es abandonné aux appétits comme l'eau, tu n'avanceras pas en vertu. Et comme l'eau chaude étant découverte perd facilement la chaleur, et comme les épices aromatiques étant à l'air perdent la senteur et la force de leur bonne odeur, de même l'âme qui n'est pas recueillie en un seul appétit de Dieu perd la chaleur et la vigueur dans la vertu. Ce que David connaissant bien, disait parlant à Dieu : Fortitudinem meam ad te custodiam. Je garderai ma force pour toi (Ps 58,10), c'est-à-dire je ramasserai la force de mes appétits seulement pour toi.

2. De plus, les appétits affaiblissent la vertu de l'âme car ils sont comme les surgeons et rejetons autour de l'arbre, qui en tirent la force et l'empêchent de fructifier. Et de telles âmes, le Seigneur dit : Voe proegnantibus et nutrientibus in illis diebus ! (Mt 24,19); c'est-à-dire: Malheur à celles qui seront enceintes ou qui seront nourrices en ces jours, appliquant cette grossesse et cette nourriture aux appétits, qui, s'ils ne sont retranchés, soustrairont de plus en plus la vertu de l'âme et croîtront pour sa ruine, comme les rejetons de l'âme. Pour ce sujet Notre Seigneur nous conseille en disant : Ceignez vos reins, qui signifient ici les appétits (Lc 12,35). Parce qu'en effet, ils ressemblent aussi aux sangsues qui sucent le sang des veines. Car ainsi les appelle l'Ecclésiastique, disant: Les sangsues sont les filles, c'est-à-dire les appétits ; toujours ils disent: Apporte, apporte (Pr 30,15).

3. Donc il est clair que les appétits ne causent aucun bien en l'âme, au contraire, ils enlèvent celui qu'elle a. Et si on ne les mortifie, ils n'ont point de cesse jusqu'à ce qu'ils aient fait ce qu'on dit des vipereaux, qu'ils mangent les entrailles de leur mère à mesure qu'ils croissent dans son ventre et la tuent, vivant ainsi aux dépens de leur mère. C'est ce que font les appétits qui ne sont pas mortifiés : car ils tuent enfin l'âme en Dieu, parce qu'elle ne les a pas étouffés d'abord - pour cela l'Ecclésiastique dit: Aufer a me, Domine, ventris concupiscentias et concubitus concu-piscentioe ne aprehendant me32 (Si 23,6) -; et seulement ce qui vit en elle ce sont eux.

32 Ôtez-moi, Seigneur, les concupiscences du ventre et que les concupiscences de l'union charnelle ne s'emparent pas de moi.


4. Mais, bien qu'ils n'arrivent pas jusque-là, c'est une grande compassion de voir comment les appétits qui vivent en la pauvre âme la traitent, combien ils la rendent déplaisante à soi-même, fâcheuse au prochain, pesante et paresseuse aux choses de Dieu. Car il n'y a pas d'humeur mauvaise qui rende un malade si pesant et qui l'empêche de cheminer, ni qui le dégoûte tant de manger, comme l'appétit des créatures rend l'âme pesante et triste pour suivre la vertu. Et ainsi la cause ordinaire de l'ennui et du retard de maintes âmes au chemin de la vertu, c'est qu'elles ont des appétits et des affections qui ne sont pas purement adressés à Dieu.


Ch. 11: OÙ L'ON PROUVE QU'IL EST NÉCESSAIRE POUR ARRIVER À LA DIVINE UNION QUE L'ÂME DOIT SE PRIVER DE TOUS LES APPÉTITS, POUR MINIMES QU'ILS SOIENT

1. Il semble qu'il y a déjà longtemps que le lecteur désire demander s'il est nécessaire, pour atteindre à ce haut état de perfection, qu'une entière mortification de tous les appétits, petits ou grands, ait précédé, ou s'il suffit d'en mortifier quelques-uns et d'en laisser d'autres, au moins ceux qui paraissent de peu de conséquence ; parce que cela semble chose rude et très difficile d'arriver à une telle pureté et nudité qu'on n'ait plus de volonté et d'affection à chose que ce soit.

2. À cela je réponds premièrement qu'il est vrai que tous les appétits ne sont pas aussi préjudiciables les uns que les autres et ne troublent pas tous l'âme de même façon. Je parle des volontaires, car les appétits naturels empêchent peu ou point l'union de l'âme, quand ils ne sont pas consentis et ne passent pas les premiers mouvements, tous ceux dans lesquels la volonté raisonnable n'a aucune part, ni avant ni après. Car il est impossible de les ôter - de les mortifier entièrement en cette vie -, et ceux-là ne gênent pas de manière à empêcher l'union divine, encore qu'ils ne soient totalement mortifiés (comme je le dis), parce qu'il peut bien arriver qu'ils soient en la nature et que cependant l'âme demeure selon son esprit raisonnable, très libre à leur égard ; car il arrivera parfois que l'âme sera en une profonde union d'oraison de quiétude en la volonté et qu'ils demeurent actuellement en la partie sensitive de l'homme, la partie supérieure qui est en oraison n'ayant aucune part en eux. Mais quant à tous les autres appétits volontaires, soit de péché mortel, qui sont les plus graves, soit de péché véniel, qui sont les plus légers, soit seulement des imperfections, qui sont encore moins graves, il les faut quitter entièrement et l'âme doit être privée de tous, pour petits qu'ils soient, si elle veut parvenir à cette totale union. La raison en est que l'état de cette union divine consiste en ce que l'âme tienne sa volonté dans une totale transformation en la volonté de Dieu, de manière qu'il n'y ait en elle chose contraire à la volonté de Dieu, mais qu'en tout et pour tout son mouvement soit la seule volonté de Dieu.

3. Ceci est la cause pour laquelle nous disons qu'en cet état, de deux volontés, il n'en est fait qu'une, à savoir la volonté de Dieu, en sorte que la volonté de Dieu soit aussi la volonté de l'âme. Or, si cette âme voulait quelque imperfection, que Dieu ne veut pas, elle ne serait pas transformée en la volonté de Dieu, puisque l'âme voudrait ce que Dieu ne veut pas ; il est clair alors que l'âme, pour s'unir parfaitement avec Dieu par amour et volonté, doit auparavant être privée de tout appétit de la volonté, même des plus petits, c'est-à-dire que, sciemment et volontairement, elle ne consente avec la volonté à aucune imperfection et qu'elle ait le pouvoir et la liberté d'y résister aussitôt qu'elle s'en apercevra. Et je dis sciemment, car sans y prendre garde ou sans l'entendre, ou sans être en son pouvoir, elle tombera bien en des imperfections ou des péchés véniels et dans les appétits naturels dont nous avons parlé. Car il est écrit de tels péchés qui ne sont pas tellement volontaires, mais non conscients, que le juste tombera sept fois le jour, et qu'il se relèvera (Pr 24,16), mais des appétits volontaires, qui sont péchés véniels d'advertance33, même s'ils sont de choses minimes (comme je l'ai dit) un seul suffit si on ne le surmonte, pour empêcher. Je veux parler de l'habitude qui n'est pas mortifiée, parce qu'il y a parfois des actes de différents appétits, mais ils ne nuisent pas tellement quand les habitudes sont mortifiées ; encore qu'il faille aussi en venir à ne pas les avoir, pour autant qu'ils procèdent encore d'une imperfection habituelle, mais quant à certaines habitudes d'imperfections volontaires qu'on ne surmonte jamais, il est vrai que non seulement elles empêchent l'union divine, mais encore l'avancement en la perfection.

33 L'advertance, c'est l'attention que le pécheur porte à son péché.


4. Ces imperfections habituelles sont: par exemple une habitude de beaucoup parler, avoir un petit attachement à quelque chose dont on ne se défait jamais, comme par exemple à une personne, un habit, un livre, une cellule, à telle sorte de nourriture, et à d'autres petites conversations et petits plaisirs à vouloir goûter des choses, à savoir, et écouter et autres semblables. La moindre de ces imperfections à laquelle l'âme s'attachera ou s'habituera apporte un tel préjudice pour pouvoir croître et s'avancer en la vertu, que, si l'on tombait tous les jours en plusieurs autres imperfections et péchés véniels isolés qui ne procèdent pas d'une coutume ordinaire de quelque mauvaise propriété ordinaire, cela n'empêcherait pas autant que l'affection de l'âme attachée à quelque chose, parce que tant qu'elle la gardera, quoique ce soit une bagatelle, elle ne saurait avancer en la perfection. Qu'importe qu'un oiseau soit attaché d'un fil mince ou d'une corde ? Car, pour fin que soit le fil, l'oiseau y demeurera attaché comme à la corde, tant qu'il ne le brisera pas pour voler. Il est vrai que le fil est plus facile à rompre; mais pour facile que ce soit, s'il ne le rompt, il ne volera pas. Ainsi en est-il de l'âme qui s'est liée à quelque chose, malgré toutes ses vertus, elle ne parviendra jamais à la liberté de l'union divine. Car l'appétit et l'attachement de l'âme ont une propriété semblable à celle qu'on attribue au rémora à l'égard du navire ; bien que poisson très petit, si d'aventure il s'attache à un navire, il l'arrête tellement qu'il ne peut arriver au port ni naviguer. Véritablement, c'est une chose déplorable de voir des âmes chargées, comme de grands navires, de richesses, d'oeuvres et d'exercices spirituels, de vertus et faveurs que Dieu leur fait, et qui, pour n'avoir pas le courage d'en finir avec un petit plaisir, un attachement ou une affection (car c'est tout un), ne vont jamais de l'avant ni n'arrivent au port de la perfection, alors qu'il ne leur fallait qu'une bonne envolée, et achever de rompre ce fil d'attachement, ou ôter ce collant rémora de l'appétit.

5. On doit grandement déplorer que Dieu leur ayant fait rompre d'autres plus grosses cordes d'affections de péchés et de vanités, faute de quitter une puérilité que Dieu leur a dit de combattre pour l'amour de Lui, qui n'est pas plus qu'un petit fil ou un cheveu, cela les empêche de parvenir à un si grand bien. Et le pis est qu'à cause de cet attachement, non seulement ils n'avancent pas, mais encore ils retournent en arrière, perdant ce qu'ils avaient parcouru et gagné en un temps si long et avec tant de travail. Car on sait bien qu'en cette voie, n'avancer pas c'est retourner en arrière, et ne pas gagner c'est perdre. Ce que Notre Seigneur a voulu nous donner à entendre quand il dit: Celui qui n'est pas avec moi est contre moi ; et celui qui n'amasse pas avec moi disperse (Mt 12,30). Celui qui ne prend pas soin de réparer le vase, quelque insignifiante que soit la fissure, est en danger de perdre tout le liquide qui est dedans. Parce que l'Ecclésiastique nous l'enseigne bien en disant: Celui qui néglige les petites choses tombera peu à peu (Si 19,1). Parce que, comme le même dit, d'une seule étincelle le feu s'augmente (Si 11,34). Ainsi une imperfection suffit pour en entraîner une autre et celle-là encore d'autres ; de sorte que presque jamais on ne verra une âme qui soit négligente à vaincre un appétit, n'en avoir beaucoup d'autres qui naissent de la même faiblesse et de la même imperfection qu'elle a en lui, et ainsi elle va toujours s'enfonçant. Et nous avons vu en plusieurs personnes auxquelles Dieu faisait la grâce de les faire bien avancer en grand détachement et liberté que, pour seulement commencer à s'attacher à quelque affection et (sous couleur de bien) de conversation et d'amitié, l'esprit s'écoulait par là, et le goût de Dieu, comme aussi la sainte solitude ; de sorte qu'on les voyait déchoir de l'allégresse et constance dans les exercices spirituels, et pour ne pas s'arrêter, jusqu'à perdre tout ; et cela pour ne pas avoir retranché ce commencement de goût et d'appétit sensitif, en se gardant en solitude pour Dieu.

6. En cette voie, il faut toujours cheminer pour arriver, ce qui se fait en ôtant toujours les affections, sans les entretenir; et l'on ne saurait parvenir au terme jusqu'à ce qu'on les ait toutes ôtées. Car, comme le bois ne se transforme pas en feu si un seul degré de chaleur manque à son état, de même l'âme ne se transformera en Dieu, si elle a une seule imperfection, encore qu'elle soit moins qu'un appétit volontaire : car comme on le dira ci-après en la Nuit de la foi, l'âme n'a qu'une volonté, et si elle s'occupe ou s'empêtre en quelque chose, elle ne demeure pas libre, seule et pure, comme il est requis pour la transformation divine.

7. De ceci, nous avons une figure au livre des Juges (Jg 2,3) où il est dit que l'ange vint vers les enfants d'Israël et leur dit que, parce qu'ils n'avaient pas exterminé cette nation ennemie, mais qu'au contraire ils avaient fait alliance avec quelques-uns d'entre eux, pour cela, il les laisserait parmi eux pour ennemis, afin qu'ils leur fussent occasion de chute et de perdition. Et justement, Dieu en use ainsi à l'égard de quelques âmes : après les avoir retirées du monde et après avoir tué les géants de leurs péchés et exterminé la multitude de leurs ennemis, qui sont les occasions qu'ils avaient au monde, - seulement afin qu'elles entrent avec plus de liberté en cette terre promise de l'union divine - voyant que cependant, elles font amitié et alliance à un tas de menues imperfections au lieu de les mortifier, pour cela, Notre Seigneur s'irrite et les laisse trébucher en leurs appétits de mal en pis.

8. De même dans le livre de Josué (Jos 6,21), nous avons une figure de cela quand Dieu commanda à Josué, au temps qu'il devait prendre possession de la terre promise, qu'on détruisît tellement ce qui était en la ville de Jéricho qu'on n'y laissât aucune chose vivante, ni homme, ni femme, ni enfant, ni vieillard, ni aucun des animaux, et qu'ils ne prennent et ne désirent rien de toutes les dépouilles. Ce qui nous donne à entendre que, pour entrer en cette union divine, tout ce qui vit en l'âme doit mourir, le peu et le beaucoup, le petit et le grand, et qu'elle doit demeurer sans aucune convoitise de tout cela, et aussi détachée que si elle n'existait pas pour cela, ni cela pour elle. Ce que nous enseigne bien saint Paul aux Corinthiens, en disant: Je vous avertis, mes frères, que le temps est court; reste que ce qui convient, c'est que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient point, et ceux qui pleurent pour les choses de ce monde, comme s'ils ne pleuraient pas; et ceux qui se réjouissent, comme s'ils ne se réjouissaient point; et ceux qui achètent, comme s'ils ne possédaient point; et ceux qui usent de ce monde, comme s'ils n'en usaient point (1Co 1,29-31). L'Apôtre nous dit cela, en nous enseignant combien l'âme doit être dégagée de toutes les choses pour aller à Dieu.


Ch. 12: DANS LEQUEL ON TRAITE COMMENT RÉPONDRE À UNE AUTRE DEMANDE, EN DÉCLARANT QUELS SONT LES APPÉTITS QUI SUFFISENT POUR CAUSER EN L'ÂME LESDITS DOMMAGES

1. Nous pourrions nous étendre beaucoup en cette matière de la Nuit du sens, y ayant beaucoup à dire des dommages que causent les appétits, non seulement en toutes les façons qui ont été déclarées, mais encore en plusieurs autres. Néanmoins, ce qui a été dit suffira pour ce qui fait notre propos, parce qu'il me semble avoir assez donné à entendre comment leur mortification s'appelle nuit, et comment il convient d'entrer en cette nuit pour aller à Dieu. Seulement un point se présente avant que de traiter de la manière d'y entrer, pour conclure cette partie, c'est un doute que pourrait avoir le lecteur sur ce qui a été dit.

2. Et en premier lieu si un appétit quelconque suffit pour opérer en l'âme les deux maux déjà dits, à savoir le privatif, qui prive l'âme de la grâce de Dieu, et le positif, qui cause en elle les cinq dommages principaux que nous avons dits ; en second lieu, si le moindre appétit, de quelque espèce qu'il soit, suffit pour causer tous ces dommages ensemble, ou si seulement les uns causent les uns, et les autres d'autres, si les uns causent un tourment, les autres une lassitude, les autres des ténèbres, etc.

3. À quoi je réponds et je dis premièrement que si nous parlons du dommage privatif, qui est de priver l'âme de Dieu, seulement les appétits volontaires qui sont en matière de péché mortel peuvent et opèrent cela totalement, parce qu'en cette vie ils privent l'âme de la grâce, et en l'autre, de la gloire, qui est posséder Dieu34. Quant au second, je dis que ceux qui sont de matière de péché mortel, et les volontaires de matière de péchés véniels, comme aussi ceux qui sont de matière d'imperfection, chacun d'eux suffit pour causer en l'âme tous ces dommages positifs ensemble. Lesquels, encore qu'en certaine manière ils soient privatifs, nous les appelons ici positifs, parce qu'ils correspondent à la conversion vers la créature, comme le privatif répond à l'aversion de Dieu. Mais il y a cette différence que les appétits de péché mortel causent un entier aveuglement, tourment, une totale immondice et faiblesse, etc. ; tandis que les autres qui sont de péchés véniels ou d'imperfection ne causent pas ces maux en un degré total et consommé, vu qu'ils ne privent pas de la grâce, privation dont dépend la possession de ceux-là (parce que la mort de celle-ci est la vie de ceux-là), mais ils enfantent quelque chose de ces maux, bien que faiblement, selon la diminution de la grâce qu'ils causent en l'âme. De manière que cet appétit qui refroidira davantage la grâce, causera plus abondamment de tourment, d'aveuglement et d'impureté.

34 La gloire est de posséder Dieu: Voir notre Introduction générale, p. 34.


4. Mais il faut noter qu'encore que chaque appétit cause ces maux que nous appelons positifs, il y en a, toutefois, qui causent principalement et directement les uns, et d'autres, et le reste par conséquence. Car quoiqu'il soit vrai qu'un appétit sensuel enfante tous ces maux, pourtant principalement et proprement il souille l'âme et le corps ; bien qu'un appétit d'avarice les cause tous, néanmoins principalement et directement il engendre l'affliction ; et, bien qu'un appétit de vaine gloire, ni plus ni moins, les apporte tous, pourtant principalement et directement il cause les ténèbres et l'aveuglement; et encore qu'un appétit de gourmandise les cause tous, toutefois il cause principalement tiédeur en la vertu. Et ainsi des autres.

5. Or la raison pourquoi tout acte d'appétit volontaire produit en l'âme tous ces effets ensemble, c'est la contradiction qu'il a directement avec tous les actes de vertu qui lui sont contraires ; car tout ainsi qu'un acte de vertu produit en l'âme et engendre conjointement suavité, paix et consolation, lumière, netteté et force, de même un appétit désordonné cause tourment, peine, lassitude, aveuglement et faiblesse. Comme toutes les vertus croissent en l'exercice d'une seule, ainsi tous les vices croissent, et leurs suites, en l'âme par l'exercice d'un seul. Et bien que tous ces maux ne s'aperçoivent pas lorsque l'appétit s'accomplit parce que le goût qu'on y trouve ne le permet pas à ce moment-là, néanmoins, on sent bien, avant ou après, les maux qu'il a laissés. Cela se donne bien à entendre par ce livre que l'ange, en l'Apocalypse, commanda à Jean de manger, qui, dans la bouche lui causa de la douceur, mais dans le ventre de l'amertume (Ap 10,9) ; parce que, lorsqu'on met l'appétit en exécution il est doux et paraît bon, mais après on éprouve son amertume, ce que pourra bien juger celui qui s'y laisse emporter. Encore que je n'ignore pas qu'il s'en trouve quelques-uns si aveugles et si insensibles qu'ils ne le sentent pas, parce que, ne s'acheminant pas à Dieu, ils ne voient pas ce qui les empêche d'arriver à Dieu.

6. Des autres appétits naturels qui ne sont pas volontaires, ni des pensées qui ne passent point les premiers mouvements, ni d'autres tentations où il n'y a point de consentement, je ne parle point ici parce qu'ils ne causent aucun de ces maux en l'âme. Car bien que le trouble et la passion qu'ils émeuvent alors fassent paraître à la personne qui en est agitée qu'ils la souillent et l'aveuglent, il n'en va pas ainsi, ils lui causent plutôt les profits contraires, parce que, en tant qu'elle leur résiste, elle acquiert de la force, de la pureté, de la lumière et de la consolation, avec plusieurs autres biens ; selon ce que Notre Seigneur dit à saint Paul que la vertu se perfectionne dans la faiblesse (2Co 12,9). Mais les appétits volontaires causent tous les maux que nous avons dits, et encore davantage ; c'est pourquoi le principal soin qu'ont les maîtres spirituels, c'est de mortifier aussitôt leurs disciples de toutes les sortes d'appétits, les laissant en vide de ce qu'ils désirent, pour les délivrer d'une si grande misère.




Montée Carmel I - 2003 8