Haurietis aquas FR





ENCYCLIQUE « HAURIETIS AQUAS » SUR LE CULTE DU SACRÉ-COEUR DE JÉSUS

(15 mai 1956) 1



Introduction



Le grand développement du culte du Sacré-Coeur de Jésus dans les temps modernes.

1 « Vous puiserez de l'eau avec joie aux sources du salut » (Is 12,3). Ces paroles du prophète Isaïe, prédisant, en une image expressive, les dons divins multiples et abondants qu'apporterait l'ère chrétienne, ces paroles, disons-Nous, se présentent spontanément à Notre pensée au moment où Nous évoquons le siècle qui s'est écoulé depuis que Notre prédécesseur d'immortelle mémoire, Pie IX, accédant volontiers aux désirs exprimés par le monde catholique, prescrivait la célébration, dans l'Eglise universelle, de la fête du Sacré-Coeur de Jésus.

2 Il est impossible, en vérité, d'énumérer les grâces que le culte rendu au Sacré-Coeur a répandues dans les âmes des fidèles : grâces de purification, de consolation surnaturelle, d'encouragement à la pratique de toutes les vertus. Aussi, Nous rappelant le mot très profond de l'apôtre Jacques : « Tout don excellent, toute donation parfaite vient d'en-haut et descend du Père des lumières » (Jc 1,17), Nous voyons à bon droit dans ce culte, répandu par tout le monde avec une ferveur croissante, un don inestimable que le Verbe incarné, Notre divin Sauveur, Médiateur unique de la grâce et de la vérité entre le Père des cieux et le genre humain, a fait à l'Eglise, son épouse mystique, au cours de ces derniers siècles, qui furent pour elle si lourds d'épreuves à supporter, de difficultés à surmonter. Enrichie par ce don inestimable, l'Eglise peut manifester à son divin Fondateur une charité plus ardente et réaliser aussi plus totalement ce souhait que Jean l'évangéliste met sur les lèvres du Christ Jésus lui-même : « Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus, debout, lança à pleine voix : Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive, celui qui croit en moi ; selon le mot de l'Ecriture, de son sein couleront des fleuves d'eau vive. Il disait cela de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croyaient en Lui» (Jn 7,37-39). Assurément, les auditeurs de Jésus pouvaient facilement rapprocher cette promesse d'une source d'« eau vive » coulant de son sein, des paroles prophétiques d'Isaïe, d'Ezéchiel et de Zacharie sur le royaume messianique, comme aussi de la pierre symbolique qui laissa miraculeusement jaillir de l'eau, lorsque Moïse la frappa (Is 12,3 Ez 47,1-12 Za 13,1 Ex 17,1-7 Nb 20,7-13 1Co 10,4 Ap 7,17 Ap 22,1).

3 La divine charité tire sa première origine de l'Esprit-Saint qui est, au sein de l'auguste Trinité, l'amour personnel du Père et du Fils. C'est donc à bon droit que l'apôtre des nations, répétant, pour ainsi dire, les paroles du Christ Jésus, attribue à cet Esprit d'amour l'effusion de la charité dans l'âme des croyants : « L'amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné » (Rm 5,5).

4 Ce lien très étroit que la sainte Ecriture affirme exister entre la charité divine, qui doit embraser l'âme des chrétiens, et l'Esprit-Saint — qui de Lui-même est amour — nous précise clairement à tous, Vénérables Frères, la nature intime du culte que nous devons vouer au Sacré-Coeur de Jésus. En effet, s'il est évident que ce culte, considéré dans sa nature propre, est par excellence un acte de la vertu de religion — dans la mesure où il requiert de nous la volonté pleine et absolue de nous consacrer à l'amour du divin Rédempteur, dont le coeur blessé est le vivant témoignage et le signe — il est tout aussi vrai, et dans un sens encore plus élevé, que ce culte appelle avant tout une réponse de notre amour à l'amour divin.

C'est seulement par la force de la charité, en effet, que l'âme de l'homme se soumet pleinement à la domination de la Toute-Puissance céleste, alors que l'élan de son amour s'attache à la volonté divine au point de s'identifier en quelque sorte avec elle, selon ce qu'il est écrit : « Celui qui s'unit au Seigneur ne fait avec lui qu'un esprit» (
1Co 6,17).


I. Fondements et figures du culte du Sacré-Coeur de Jésus dans l'Ancien Testament


a) Incompréhension de la vraie nature du culte du Sacré-Coeur de Jésus chez certains chrétiens.

5 Certes, l'Eglise a toujours eu pour le culte du Sacré-Coeur de Jésus une si haute estime qu'elle s'est efforcée de le répandre partout et de l'instaurer de toute manière chez les peuples chrétiens, comme aussi de le défendre avec soin contre les accusations du naturalisme ou du sentimentalisme ; et pourtant il n'en faut pas moins déplorer que — dans le passé, et même de nos jours — ce culte si noble n'ait pas été assez tenu en honneur par beaucoup de chrétiens, et quelquefois même par ceux qui se déclarent animés du zèle de la religion catholique et désireux d'atteindre la sainteté.

6 « Si vous connaissiez le don de Dieu » (Jn 4,10). Nous qui avons été choisi, par un impénétrable dessein de la Providence, pour être le gardien et le dispensateur du trésor sacré de foi et de piété que le divin Rédempteur a confié à son Eglise, Nous reprenons, conscient de Notre responsabilité, Vénérables Frères, ces mots de l'Ecriture pour donner un avertissement à certains de nos fils : s'il est vrai que le culte du Sacré-Coeur de Jésus, triomphant des erreurs et de la négligence des hommes, s'est répandu dans tout son Corps mystique, il en est encore trop qui, se laissant guider par des préjugés, se conduisent parfois comme si ce culte leur apparaissait moins adapté, pour ne pas dire préjudiciable aux nécessités spirituelles de l'Eglise et du genre humain, plus pressantes encore de nos jours. Confondant, en effet, ce culte privilégié avec les diverses formes de la piété privée que l'Eglise approuve et encourage, mais sans pourtant les prescrire, certains le regardent comme quelque chose de surérogatoire, que chacun est libre d'admettre ou non selon ses goûts ; il en est d'autres qui prétendent que ce culte est inopportun et surtout qu'il n'a guère, ou presque, d'utilité pour qui milite au service du royaume de Dieu, soucieux surtout de dépenser ses forces, ses ressources et son temps à défendre et à diffuser la vérité catholique, à répandre la doctrine chrétienne en matière sociale, à promouvoir des activités religieuses tenues pour bien plus nécessaires à l'heure actuelle ; il s'en trouve enfin qui, bien loin de considérer ce culte comme un auxiliaire sérieux pour la réforme et le renouveau des moeurs chrétiennes — tant dans la vie privée qu'au foyer — le regardent plutôt comme une pieuse pratique, plus sensible qu'intellectuelle, ou encore comme plus adapté aux femmes et d'un caractère qui ne conviendrait pas à des hommes cultivés.

7 Certains, en outre, estimant qu'un culte de ce genre exige surtout la pénitence, la réparation et d'autres vertus qu'ils appellent « passives » — parce que ne portant pas de fruits extérieurs — le considèrent comme incapable de ranimer la piété spirituelle de notre époque qui doit plutôt se livrer à une action extérieure et spectaculaire pour le triomphe de la foi catholique et la sauvegarde courageuse des moeurs chrétiennes ; ces moeurs, on le sait, sont aujourd'hui viciées par les nouveautés trompeuses de ceux qui mettent sur le même pied toutes les formes de religion, supprimant, en théorie et en pratique, la distinction entre la vérité et l'erreur, imprégnés qu'ils sont malheureusement des principes du matérialisme athée et du laïcisme.

b) Estime des Souverains Pontifes pour le culte du Sacré-Coeur de Jésus.

8 N'est-il pas visible, Vénérables Frères, que toutes ces opinions que Nous venons de déplorer sont tout à fait contraires aux enseignements que Nos prédécesseurs ont proclamés publiquement de cette chaire de vérité, quand ils approuvèrent le culte du Sacré-Coeur de Jésus ! Qui oserait déclarer inutile ou inadapté à notre temps un culte que Notre prédécesseur Léon XIII assura être « la forme la plus louable de la vertu de religion » ; il le considérait comme un remède efficace aux maux qui, aujourd'hui encore, et même plus largement et plus profondément, oppressent et ébranlent les individus et la société tout entière. « Cette dévotion, disait-il, que Nous conseillons à tous, sera profitable à tous. » Et il ajoutait ces exhortations sur le culte du Sacré-Coeur de Jésus : « De là (proviennent) ces maux innombrables qui, depuis longtemps, nous accablent et nous forcent à demander le secours de Celui qui seul a la puissance de les repousser. De qui s'agit-il, sinon de Jésus-Christ, Fils unique de Dieu ? „ Car il n'y a pas sous le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel il nous faille être sauvés " (Ac 4,12). Ayons donc recours à Celui qui est la voie, la vérité et la vie 2. »

2 Enc. Annum Sacrum, 25 mai 1899 ; Acta Leonis, vol. XIX, 1900, pp. 71, 77-78.


9 Que ce culte dût être approuvé et fût apte à ranimer la piété chrétienne, Notre prédécesseur immédiat, d'heureuse mémoire, Pie XI, le déclarait dans une encyclique : « En cette... forme de dévotion, ne trouve-t-on pas le résumé de toute la religion, et, par le fait même, la règle de la perfection, celle qui conduit le plus facilement les intelligences à la connaissance approfondie du Christ Seigneur, entraîne le plus fortement les esprits à son amour et le plus efficacement à son imitation 3. » Quant à Nous, cette vérité capitale Nous paraît, autant qu'à Nos prédécesseurs, évidente et solidement établie. Lors de Notre élévation au Souverain Pontificat, Nous avons considéré avec grande joie l'heureuse extension et comme le triomphe du culte du Sacré-Coeur de Jésus chez les peuples chrétiens : Nous Nous sommes réjoui des innombrables fruits de salut qu'il répandait dans toute l'Eglise et Nous Nous sommes plu à le signaler dès Notre première encyclique 4. Au cours des années de Notre Pontificat, pleines de souffrances et d'angoisses, mais aussi de consolations ineffables, ces fruits, loin de diminuer en nombre et en perfection, augmentèrent à coup sûr : diverses initiatives cherchèrent fort heureusement à ranimer ce culte en s'adaptant de leur mieux aux nécessités de notre époque : associations d'ordre culturel, religieux ou charitable ; publications historiques, ascétiques et mystiques, illustrant la doctrine relative à cette dévotion ; oeuvres pieuses de réparation ; et surtout manifestations d'ardente piété suscitées par 1'« Association de l'Apostolat de la prière » : grâce à l'initiative et au soutien de celle-ci, foyers, collèges, institutions et nations elles-mêmes, se sont consacrés au Sacré-Coeur de Jésus, et Nous-même, par lettres, discours ou radiomessages, leur avons dit souvent, d'un coeur paternel, Nos félicitations 5.

3 Eric. Miserentissimus Redemptor, 8 mai 1028 ; A. A. S., 20, 1928, p. 167.
4 Enc. Summi Pontificatus, 20 octobre 1939 ; A. A. S., 31, 1939, p. 415.
5 A. A. S., 32, 1940, p. 276 ; XXXV, 1943, p. 170 ; XXXVII, 1945, pp. 263-64 ; XL, 1947, p. 501 ; XLI, 1949, p. 331.

10 Quand Nous voyons dès lors l'extraordinaire abondance des eaux du salut — ces dons célestes de l'amour divin qui ont leur source dans le coeur sacré de notre Rédempteur — se répandre sur les fils innombrables de l'Eglise catholique, sous l'impulsion et l'action de l'Esprit-Saint, Nous ne pouvons que vous exhorter d'un coeur paternel, Vénérables Frères, à vous unir à Nous pour louer et remercier Dieu, si libéral dans ses dons, empruntant à l'apôtre des nations ces paroles : « A Celui dont la puissance agissant en nous est capable de faire bien au-delà, infiniment au-delà de tout ce que nous pouvons demander, ou même concevoir, à Lui la gloire, dans l'Eglise et en Jésus-Christ, pour tous les âges et tous les siècles ! Amen» (Ep 3,20-21).

Mais après avoir rendu au Dieu éternel de justes actions de grâces, Nous désirons vous engager, par cette encyclique, vous et tous les fils très chers de l'Eglise, à considérer avec plus d'attention les principes tirés de la Bible et de la doctrine des Pères et des théologiens, sur lesquels s'appuie, comme sur des bases solides, le culte du Sacré-Coeur de Jésus. C'est seulement, Nous en sommes persuadé, lorsqu'à la lumière de la révélation divine, nous aurons examiné soigneusement la nature première et profonde de ce culte, que nous serons en mesure d'apprécier comme il convient son excellence et son inépuisable richesse spirituelle ; nous pourrons alors, dans la contemplation des innombrables bienfaits reçus de lui, célébrer dignement le premier centenaire de l'extension à l'Eglise universelle, de la fête du Sacré-Coeur de Jésus.

11 Et c'est pourquoi, afin de donner à l'intelligence des fidèles une nourriture salutaire qui leur fasse mieux comprendre la véritable nature de ce culte et en retirer des fruits abondants, Nous voulons parcourir les pages de l'Ancien et du Nouveau Testament qui nous révèlent et nous exposent l'infinie et insondable charité de Dieu à l'égard du genre humain ; Nous examinerons ensuite dans leurs grandes lignes les commentaires que les Pères et les Docteurs de l'Eglise nous ont laissés de ces pages ; enfin, Nous aurons à coeur de mettre dans sa vraie lumière le lien très étroit qui existe entre la forme de dévotion due au coeur du divin Rédempteur et le culte que nous devons rendre à l'amour de ce Rédempteur et à l'amour de l'auguste Trinité elle-même envers tous les hommes. Nous estimons qu'en ayant situé dans la lumière de l'Ecriture et de la Tradition les grands principes fondamentaux de cette si noble forme de dévotion, on aura rendu plus facile aux chrétiens de « puiser de l'eau avec joie aux sources du salut » (Is 12,3) : c'est-à-dire de mieux comprendre la profonde et spéciale importance du culte du Sacré-Coeur de Jésus dans la liturgie de l'Eglise, dans sa vie et son action intérieure et extérieure ; ils pourront ainsi recueillir ces fruits spirituels qui permettront à chacun de réformer efficacement sa vie, comme le souhaitaient les pasteurs du peuple chrétien.



c) Deux raisons du culte du Sacré-Coeur : - le coeur de Jésus est uni hypostatiquement à la personne divine du Verbe. - Il est le symbole de son amour infini pour les hommes.

12 Pour mieux comprendre la valeur de ces enseignements que les passages cités de l'Ancien et du Nouveau Testament nous fournissent au sujet de ce culte, il faut avoir clairement en vue la raison pour laquelle l'Eglise rend un culte de latrie au coeur du divin Rédempteur. Ces raisons, vous le savez, Vénérables Frères, sont au nombre de deux. La première, valable aussi pour toutes les autres parties du corps sacré de Jésus-Christ, s'appuie sur ce principe bien connu, que son coeur, élément le plus noble de la nature humaine, est uni hypostatiquement à la personne du Verbe divin : c'est la raison pour laquelle nous lui devons le même culte d'adoration que celui rendu par l'Eglise à la personne même du Fils de Dieu fait homme. Il s'agit là d'une vérité de foi, solennellement définie au Concile oecuménique d'Ephèse et au second Concile oecuménique de Constantinople '. L'autre raison concerne spécialement le coeur du divin Rédempteur et réclame spécialement aussi pour lui un culte de latrie ; c'est que son coeur, plus que toutes les autres parties de son corps, est le signe naturel et le symbole de son immense charité envers le genre humain : « Nous trouvons dans le Sacré-Coeur, remarque Notre prédécesseur Léon XIII, le symbole et l'image exacte de l'infinie charité de Jésus-Christ qui nous pousse à y répondre par notre propre amour 7. »

6 « Conc. Ephes., can. 8 ; cf. Mansi, Sacrorum Conciliorum Ampliss. Collectio, 4, 1083 C. ; Conc. Const. II, can. 9 ; cf. ib\â., 9, 382 E.
7 Enc. Annum sacrum : Acta Leonis, vol. XIX, 1900, p. 76.

13 Il est évidemment bien certain que les Livres Saints ne font jamais mention d'un culte spécial de vénération et d'amour envers le coeur physique du Verbe incarné comme symbole de son ardente charité. En reconnaissant ouvertement ce fait, il ne faut pas s'en étonner et encore moins mettre en doute que l'Ancien et le Nouveau Testament développent le thème de l'amour de Dieu pour nous, objet principal de ce culte. Ils le font avec des images bien de nature à émouvoir profondément les esprits, et comme celles-ci se trouvaient parfois dans les passages des Livres Saints concernant la venue du Fils de Dieu fait homme, on peut très bien voir en elles l'annonce du signe très noble et du symbole de l'amour de Dieu, le coeur très saint et adorable du divin Rédempteur.


d) Le Saint-Père cite quelques passages de l'Ancien Testament où Dieu révèle plus particulièrement son amour pour les hommes.

14 Pour Notre sujet, il ne Nous paraît pas nécessaire de citer longuement les Livres de l'Ancien Testament, qui nous donnent les plus anciennes vérités divinement révélées ; il suffira de rappeler l'Alliance de Dieu et de son peuple, scellée par l'immolation de victimes pacifiques et dont Moïse présenta, gravée sur les deux tables (Ex 34,27-28), la loi fondamentale commentée ensuite par les prophètes ; cette alliance ne fut pas seulement conclue sur la base du souverain domaine de Dieu et de la soumission due par les hommes, mais affermie et vivifiée par un plus noble amour. Le peuple d'Israël, en effet, n'avait pas pour motif suprême de son obéissance au Seigneur la crainte des punitions divines, provoquée par le tonnerre et les éclairs jaillissant du sommet du Sinaï, mais bien son amour pour Dieu : « Ecoute, ô Israël, Yahvé notre Dieu est le seul Yahvé. Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que je te dicte aujourd'hui restent gravées dans ton coeur » (Dt 6,4-6).

15 Il n'est donc pas étonnant qu'ayant reconnu dans le précepte de l'amour le fondement de toute la Loi, Moïse et les prophètes — les « plus grands » 8 du peuple élu, au dire du docteur angélique — aient comparé toutes les relations entre Dieu et son peuple à l'amour mutuel entre père et enfants ou à celui des époux, plutôt qu'aux sévères images qu'inspirent le souverain domaine de Dieu ou la soumission craintive qui lui est due. Moïse lui-même, par exemple, dans son célèbre cantique sur la libération du peuple et sa sortie d'Egypte, attribua cet événement à la puissance de Dieu en employant des termes et comparaisons tout à fait propres à émouvoir l'esprit : « Tel un vautour qui veille sur son nid, plane au-dessus de ses petits, Yahvé déploie ses ailes et le prend, il le soutient sur son pennage » (Dt 32,11). Mais aucun des prophètes n'a peut-être exprimé et annoncé avec autant de clarté et de force qu'Osée, l'amour dont Dieu ne cesse de poursuivre son peuple. Ce prophète — le plus remarquable des petits prophètes par la concision et la noblesse du style — montre Dieu témoignant au peuple élu un amour juste, saintement inquiet, comparable à celui d'un père aimant et miséricordieux, ou d'un époux offensé dans son honneur. Cet amour ne diminue pas, ni ne se dérobe devant la perfidie et les crimes horribles de ceux qui le trahissent ; s'il inflige aux coupables de justes châtiments, ce n'est pas qu'il les repousse ou les abandonne à eux-mêmes, mais pour voir l'épouse infidèle et les fils ingrats se repentir et se purifier, pour se les attacher de nouveau par les liens d'un amour raffermi : « Quand Israël était enfant, je l'aimai ; et de l'Egypte, j'appelai mon fils... et moi j'apprenais à marcher à Ephraïm ; je les prenais dans mes bras et ils n'ont pas compris que je prenais soin d'eux. Je les menais avec de douces attaches, avec des liens d'amour... Je guérirai leur infidélité, je les aimerai de bon coeur, car ma colère s'est détournée d'eux. Je serais comme la rosée pour Israël ; il croîtra comme le lis, il poussera ses racines comme le Liban» (Os 11,1 Os 11,3-4 Os 14,5-6).

8 Sum. Theol, II-II 2,7 ; ed. Leon., t. VIII, 1895, p. 34.

16 Ce sont des accents semblables que l'on trouve chez le prophète Isaïe, lorsqu'il oppose, comme dans un dialogue, Dieu et le peuple élu : « Sion disait „ Yahvé m'a abandonné, le Seigneur m'a oublié ! " Une femme oublie-t-elle l'enfant qu'elle nourrit, cesse-t-elle de chérir le fils de ses entrailles ? Même s'il s'en trouvait une pour l'oublier, moi je ne t'oublierai jamais » (Is 49,14-15). Tout aussi émouvantes sont les expressions du Cantique des Cantiques, dont l'auteur se sert des images de l'amour conjugal pour décrire de façon expressive les liens d'amour réciproque unissant Dieu et la nation préférée : « Comme le lis entre les chardons, telle ma bien-aimée entre les jeunes femmes... Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi : il paît son troupeau parmi les lis... Pose-moi comme un sceau sur ton coeur, comme un sceau sur ton bras : car l'amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le schéol. Ses traits sont des traits de feu, une flamme de Yahvé » (Ct 2,2 Ct 6,2 Ct 8,6).

17 Un tel amour révèle déjà la tendresse et l'indulgente patience d'un Dieu qui, indigné des infidélités répétées d'Israël, ne le rejette pourtant pas définitivement. Et toutefois, pour véhément et sublime qu'il fût, cet amour n'était que l'annonce de l'ardente charité du Rédempteur promis aux hommes, débordante sur tous, de son coeur très aimant, comme le modèle de notre amour et la base de la Nouvelle Alliance. C'est lui seul, en effet, Fils unique du Père, Verbe fait chair, « plein de grâce et de vérité » (Jn 1,14), qui, venu parmi les hommes qu'écrasait le poids de leurs innombrables péchés et de leurs misères, put faire jaillir de sa nature humaine unie hypostatiquement à la Personne divine « une source d'eau vive » irriguant abondamment la terre desséchée de l'humanité dont elle fit un jardin fleuri et fertile. Ces effets merveilleux de l'éternel et miséricordieux amour de Dieu, le prophète Jérémie semble déjà les annoncer dans ce texte : « D'un amour éternel je t'ai aimée : aussi t'ai-je conservé ma faveur... Voici venir des jours, oracle de Yahvé, où je concluerai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle... Voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël, après ces jours-ci, oracle de Yahvé : je mettrai ma Loi au fond de leur être et l'écrirai sur leur coeur. Alors je serai leur Dieu et ils seront mon peuple... Car je pardonnerai leur iniquité et ne me souviendrai plus de leur péché » (Jr 31,3 Jr 31,33-34).



II. Fondements du culte au Sacré-Coeur de Jésus d'après le Nouveau Testament et la Tradition



a) L'amour de Dieu dans le mystère de l'Incarnation rédemptrice d'après l'Evangile.

18 Mais seuls les Evangiles nous font connaître avec une parfaite clarté que la Nouvelle Alliance scellée entre Dieu et l'humanité, — et figurée symboliquement dans l'Alliance établie par Moïse entre Dieu et le peuple d'Israël et dans les prophéties de Jérémie —, est celle-là même qui fut réalisée par le Verbe incarné, Médiateur de la grâce divine. Cette Alliance doit être tenue pour incomparablement plus noble et plus solide : elle ne fut pas scellée, en effet, comme la précédente, par le sang des boucs et des taureaux, mais par le sang précieux de celui que préfiguraient déjà les pacifiques animaux sans raison, 1'« Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ». (Jn 1,29 He 9,18-28 He 10,1-17)

De fait, l'Alliance chrétienne apparaît clairement, beaucoup plus que l'ancienne, comme un pacte inspiré non par des sentiments de crainte servile, mais par ces sentiments d'affection naturels entre père et enfants, nourris et fortifiés par un don abondant de grâces divines et de vérité : « de sa plénitude nous avons tous reçu et grâce sur grâce, dit Jean l'Evangéliste. Car la Loi fut donnée par l'intermédiaire de Moïse ; la grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ ». (Jn 1,16-17)

19 Initiés au mystère même de l'infinie charité du Verbe incarné par ces paroles de Jean, — « le disciple que Jésus aimait, celui qui, durant le repas, s'était penché vers sa poitrine » (Jn 21,20) —, il nous paraît digne, juste, équitable et salutaire, Vénérables Frères, de nous arrêter un moment dans la très douce contemplation de ce mystère : éclairés par la lumière qui jaillit de l'Evangile et illumine ce mystère, nous pourrons voir se réaliser pour nous aussi le voeu dont parle l'apôtre des nations aux Ephésiens : « Que le Christ habite en vos coeurs par la foi, et que l'amour soit la racine, la base de votre vie. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, combien large, long, sublime, profond est l'amour du Christ, vous arriverez à connaître cet amour qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la plénitude de Dieu » (Ep 3,17-19).

20 Le mystère de la divine Rédemption est d'abord et par nature un mystère d'amour : un amour de justice du Christ envers son Père céleste, auquel le sacrifice de la croix, offert en esprit d'obéissance aimante, présente la satisfaction surabondante et infinie due pour les fautes du genre humain : « Le Christ souffrant par charité et obéissance, a présenté à Dieu plus que n'exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain *. » C'est en outre le mystère de l'amour miséricordieux de l'auguste Trinité et du divin Rédempteur envers tous les hommes : ceux-ci étaient, en effet, tout à fait incapables de satisfaire à l'expiation de leurs crimes 10, et c'est le Christ qui, par les richesses insondables de ses mérites, fruits de l'effusion de son sang précieux, a pu rétablir et parfaire le pacte d'amitié entre Dieu et les hommes, violé une première fois au paradis terrestre par la déplorable faute d'Adam, et ensuite par les innombrables péchés du peuple élu. Poussé par son ardente charité pour nous, en tant que notre légitime et parfait Médiateur, le divin Rédempteur a donc complètement accordé devoirs et obligations de l'humanité et droits de Dieu : Il est ainsi véritablement l'auteur de cette admirable conciliation entre la divine justice et la divine miséricorde, où réside précisément l'absolue transcendance du mystère de notre salut, si douloureusement exprimée par le docteur angélique : « Que l'homme soit libéré par la passion du Christ, convient tout à fait à sa miséricorde et à sa justice ; à sa justice, car le Christ a satisfait par sa passion pour le péché du genre humain, et c'est donc par la justice du Christ que l'homme fut libéré. A sa miséricorde aussi, car, l'homme ne pouvant pas satisfaire par lui-même pour le péché de toute la nature humaine, Dieu donna son Fils pour y satisfaire. Ce fut là un acte de miséricorde plus généreuse que s'il avait remis les péchés sans aucune satisfaction. C'est pourquoi il est dit : "Dieu qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont II nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ" (Ep 2,4) 11. »

10 Sum. Theol., III 48,2 ; éd. Leon., t. XI, 1903, p. 464. Enc. Miserentissimus Redemptor, A. A. S., 20, 1928, p. 170.
11 Sum. Theol., III 46,13 ad 3 ; ed. Léon., t. XI, 1903, p. 436.


b) Triple amour du Rédempteur pour le genre humain : divin, humain (spirituel et sensible).

21 Pour que nous puissions cependant, dans la mesure permise à l'homme, « comprendre avec tous les saints combien large, longue, sublime, profonde » (Ep 3,18) est la mystérieuse charité du Verbe incarné envers le Père céleste, et envers les hommes souillés par leurs péchés, il faut bien remarquer que son amour ne fut pas seulement cet amour spirituel qui est propre à Dieu, en tant qu'il « est Esprit » (Jn 4,24). Sans doute, l'amour dont Dieu aima nos premiers parents et le peuple hébreu fut-il de cette nature ; et quand dans les psaumes, les écrits prophétiques et le Cantique des Cantiques, on parle d'amour humain conjugal, paternel, ces expressions sont la marque et le signe de la charité très réelle, mais totalement spirituelle dont Dieu comblait le genre humain. Mais, au contraire, l'amour partout présent dans l'Evangile, les Lettres des apôtres et les pages de l'Apocalypse, qui décrivent les dispositions du coeur de Jésus-Christ, ne signifie pas seulement la divine charité, mais encore des sentiments d'affection humaine ; cela ne fait aucun doute pour quiconque professe la foi catholique. Le Verbe de Dieu n'a pas pris, en effet, un corps apparent et sans consistance. Les hérétiques du premier siècle de l'ère chrétienne qui le prétendaient, s'attirèrent la réprobation sévère de l'apôtre Jean : « C'est que beaucoup de séducteurs se sont répandus dans le monde, qui ne confessent pas Jésus-Christ venu dans la chair. Voilà bien le séducteur, l'antéchrist » (2Jn 1,7). C'est en réalité une nature humaine individuelle, entière et parfaite, conçue du Saint-Esprit dans le sein très pur de la Vierge Marie (Lc 1,35), qu'il a unie à sa personne divine. Rien ne manqua à la nature humaine que s'unit le Verbe de Dieu. Il l'assuma sans aucune diminution, sans aucune modification, pas plus dans ses éléments spirituels que corporels : elle était dotée d'intelligence et de volonté, de toutes les autres facultés de connaissance externe et interne, ainsi que de l'appétit sensible et de toutes les passions naturelles. Voilà ce qu'enseigne l'Eglise catholique et que pontifes romains et conciles oecuméniques ont solennellement sanctionné et confirmé : « Intègre dans ses propriétés, intègre dans les nôtres » 12 ; « parfait dans sa divinité et parfait dans son humanité » 13 ; « Dieu tout entier fait homme et homme tout entier divinisé » 14.


12 S. Leo Magnus, Epist. dogm. « Lectis dilectionis tux » ad Flavianum Const. Patr., 13 Jun. a. 449 ; P. L., LIV, 763.
13 Conc. Chalced., a. 451 ; cf. Mansi, Sacrorum Conciliorum Ampliss. Collectio, 7, 115 B.
14 S. Gelasius Papa, Tract. Ill : « Necessarium » de duabus naturis in Christo ; cf. A. Thiel, Epist. Rom. Pont, a S. Hilaro usque ad Pelagium II, p. 532.

22 C'est pourquoi, comme il est certain que Jésus-Christ a pris un corps véritable avec toutes les affections propres à celui-ci — parmi lesquelles l'amour certes l'emporte sur toutes les autres — on ne saurait non plus douter qu'il ait eu un coeur de chair semblable au nôtre, puisque la vie humaine, même pour ce qui est de l'affectivité, est impossible sans cet organe privilégié. Les battements du coeur de Jésus-Christ, uni hypostatiquement à la divine Personne du Verbe, ont sans aucun doute été inspirés par l'amour et par toutes les autres passions. Celles-ci d'ailleurs étaient toujours en une telle harmonie avec la volonté humaine tout imprégnée de divine charité, et avec l'amour infini lui-même, partagé par le Fils avec le Père et le Saint-Esprit, que jamais rien de discordant n'intervint entre ces trois amours1'.

23 Cependant, que le Verbe de Dieu ait pris une nature humaine réelle et parfaite, qu'il se soit formé et modelé un coeur de chair capable comme le nôtre de souffrir et d'être transpercé — si on considère ces faits hors de la lumière qui émane non seulement de la doctrine de l'union hypostatique et substantielle, mais aussi de celle de la rédemption, qui la complète, ils pourront être pour certains un scandale et une folie, comme le fut pour les juifs et les païens le Christ crucifié (1Co 1,23). En effet, les symboles de la foi catholique, en parfait accord avec l'Ecriture, nous assurent que le Fils unique de Dieu a pris une nature humaine passible et mortelle surtout parce qu'il désirait offrir sur la croix un sacrifice sanglant et achever ainsi l'oeuvre du salut de l'homme. C'est ce que l'apôtre des nations enseigne d'ailleurs par ces mots : « Car le sanctificateur et les sanctifiés ont tous même origine. C'est pourquoi, il ne rougit pas de les nommer frères, quand il dit : „ j'annoncerai ton nom à mes frères !... ". Et encore : „ Nous voici, moi et les enfants que Dieu m'a donnés ". Puis donc que les enfants avaient en commun le sang et la chair, lui aussi y participa pareillement.. En conséquence, il a dû devenir en tout semblable à ses frères, afin de devenir dans leurs rapports avec Dieu, un grand-prêtre miséricordieux et fidèle, pour expier les péchés du peuple. Car, du fait qu'il a lui-même souffert par l'épreuve, il est capable de venir en aide à ceux qui sont éprouvés » (He 2,11-14 He 17-18).



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