Mystici corporis FR


ENCYCLIQUE « MYSTICI CORPORIS » SUR LE CORPS MYSTIQUE DE JÉSUS-CHRIST ET NOTRE UNION EN LUI AVEC LE CHRIST

(29 juin 1943) 1

1 D'après le texte latin des A. A. S., 35, 1943, p. 193 ; traduction française publiée officiellement à Rome par l'Imprimerie polyglotte vaticane. Les titres et sous-titres ont été ajoutés d'après l'index analytique des A. A. S. eux-mêmes, (vol. XXXV, p. 436).


INTRODUCTION

1 La doctrine du Corps mystique du Christ, qui est l'Eglise (cf. Col 1,24), recueillie primitivement des lèvres du Rédempteur lui-même, et qui met dans sa vraie lumière ce bienfait, jamais assez exalté, de notre étroite union avec ce Chef si sublime, invite certainement, par son excellence et son élévation, tous les hommes mus par l'Esprit de Dieu à en faire l'objet de 'leurs réflexions, et par la lumière qu'elle projette dans leur esprit, les stimule fortement aux oeuvres salutaires qui répondent à ces enseignements. C'est pourquoi Nous croyons de Notre devoir de vous entretenir de ce sujet dans cette lettre encyclique, en développant spécialement ce qui concerne l'Eglise militante. Nous sommes poussé à le faire par la grandeur exceptionnelle de cette doctrine et aussi par les circonstances du temps où nous vivons.

2 Notre intention, en effet, est de parler des richesses cachées dans le sein de cette Eglise que le Christ s'est acquise par son propre sang (Ac 20,28), et dont les membres sont fiers d'avoir un chef couronné d'épines. C'est là un éclatant témoignage que les plus belles gloires, les biens les meilleurs, ne naissent que de la douleur, et que par conséquent nous devons nous réjouir d'avoir part aux souffrances du Christ afin qu'au jour de la manifestation de sa gloire, nous soyons aussi dans la joie et dans l'allégresse (cf. 1P 4,13).

3 Il faut remarquer tout de suite : de même que le Rédempteur du genre humain fut accablé de calomnies et de tortures par ceux-là mêmes qu'il avait entrepris de sauver, ainsi la société instituée par lui doit en cela aussi ressembler à son divin Fondateur. Nous ne nions certes pas, bien au contraire, Nous avouons avec un sentiment de reconnaissance envers Dieu, qu'en nos temps troublés un nombre considérable de ceux qui sont séparés du bercail de Jésus-Christ regardent vers l'Eglise comme vers l'unique port de salut ; mais Nous n'ignorons pas non plus, cependant, que non seulement l'Eglise de Dieu est méprisée et calomniée avec une orgueilleuse hostilité par ceux qui, abandonnant la lumière de la sagesse chrétienne, retournent misérablement aux doctrines, aux moeurs, aux institutions de l'antiquité païenne ; mais que souvent même beaucoup de chrétiens, se laissant attirer par l'apparence trompeuse de l'erreur ou charmer par les séductions et les dépravations du monde, ignorent l'Eglise, n'ont pour elle qu'indifférence, ou font comme si elle ne leur inspirait qu'ennui et dégoût. C'est pourquoi, Vénérables Frères, par devoir de conscience et pour répondre aux désirs d'un grand nombre, Nous voulons remettre sous les yeux de tous et célébrer la beauté, les mérites et la gloire de notre Mère l'Eglise, à qui après Dieu nous devons tout.

4 Il faut espérer que Notre enseignement et Nos exhortations, dans les circonstances présentes, porteront des fruits abondants pour les fidèles ; car Nous savons qu'en ces jours de tempête tant d'infortunes et tant de souffrances, qui frappent cruellement un nombre presque incalculable d'hommes, à condition d'être acceptées avec paix et soumission comme de la main de Dieu, conduiront les âmes par une impulsion pour ainsi dire naturelle, des biens terrestres et passagers aux biens célestes et éternels, et susciteront une soif secrète des réalités spirituelles et un intense désir qui, sous la poussée de l'Esprit de Dieu, les stimulera, les forcera presque à rechercher avec plus de zèle le royaume de Dieu. Plus les hommes sont arrachés aux vanités de ce monde et à l'amour des biens présents, plus ils deviennent aptes à percevoir la lumière des mystères surnaturels. Or, aujourd'hui peut-être plus clairement que jamais, on saisit la vanité et le néant des biens de la terre quand les royaumes et les cités s'écroulent, quand d'immenses, ressources et des richesses de toutes sortes sont englouties dans les profondeurs de l'océan ; quand les villes, les bourgades, les campagnes fertiles sont jonchées de ruines gigantesques et souillées de luttes fratricides.

5 En outre, Nous avons confiance que même à ceux qui sont séparés du giron de l'Eglise catholique, Notre exposé du Corps mystique de Jésus-Christ ne déplaira pas et ne sera pas inutile. Car, d'une part, leur bienveillance envers l'Eglise semble augmenter de jour en jour ; d'autre part, lorsqu'ils voient actuellement se dresser nation contre nation, royaume contre royaume, croître indéfiniment les discordes, les haines et les semences de rivalité, s'ils jettent leur regard vers l'Eglise, s'ils contemplent l'unité qu'elle tient de Dieu — et qui rattache au Christ par un lien fraternel les hommes de n'importe quelle descendance — alors ils seront vraiment forcés d'admirer cette société inspirée par l'amour et ils seront attirés, sous l'impulsion et avec l'aide de la grâce divine, à s'associer eux-mêmes à cette unité et à cette charité.

6 Une raison particulière, très agréable celle-là, Nous fait encore penser aux grandes idées de cette doctrine, et non sans une joie extrême. Durant l'année écoulée, la vingt-cinquième depuis Notre consécration episcopale, Nous avons vu avec une immense consolation un spectacle qui a fait resplendir d'un éclat significatif dans toutes les parties de l'univers une image du Corps mystique de Jésus-Christ. Nous avons vu, en effet, au milieu d'une guerre longue et meurtrière qui avait malheureusement brisé la communauté fraternelle des peuples, tous Nos fils dans le Christ du monde entier, d'une même volonté et d'un même amour, porter leurs regards vers leur Père commun qui, chargé des soucis et des angoisses de tous, dirige en ces temps troublés la barque de l'Eglise catholique. Nous n'avons pas seulement constaté l'unité merveilleuse du peuple chrétien, mais aussi l'affirmation de ce fait : de même que Nous embrassons d'un amour paternel les peuples de n'importe quel pays, ainsi les catholiques à leur tour, bien qu'appartenant à des nations en guerre les unes contre les autres, tournent de partout leur regard vers Nous comme vers le Père très aimant qui, guidé par une absolue impartialité et par un jugement intègre à l'égard des deux camps, domine l'agitation et les tempêtes des bouleversements humains pour prêcher et défendre de toutes ses forces la vérité, la justice et la charité.

7 Nous n'avons pas éprouvé une moindre consolation quand Nous avons appris la demande d'une souscription volontaire pour ériger à Rome une église dédiée à Notre saint prédécesseur et patron, le pape Eugène Ier. Comme le temple que feront surgir la décision et les aumônes de tous les fidèles perpétuera le souvenir de Notre Jubilé, Nous voulons de même donner un témoignage de Notre reconnaissance par cette lettre encyclique où il est justement question de ces pierres vivantes qui, placées sur le fondement de la pierre d'angle qu'est le Christ, forment ensemble un temple saint, de beaucoup supérieur à tout temple construit de main d'homme, à savoir la demeure de Dieu dans l'Esprit-Saint (cf. Ep 2,21-22 1P 2,5).

8 Mais Notre charge pastorale est le principal motif qui Nous invite à traiter actuellement avec une certaine ampleur cette émi-nente doctrine. De nombreux écrits ont été publiés sur ce sujet ; et Nous n'ignorons pas que beaucoup s'adonnent aujourd'hui avec activité à ces études, où la piété des fidèles trouve également un attrait et un aliment. Il semble qu'il faille en chercher avant tout l'explication dans ce fait qu'un renouveau de zèle pour la liturgie sacrée, la réception plus fréquente du Pain eucharistique, enfin, une dévotion plus ardente envers le Sacré-Coeur de Jésus, que Nous constatons de nos jours avec joie, ont amené de nombreux esprits à méditer plus profondément les richesses insondables du Christ conservées dans l'Eglise. En outre, les enseignements parus ces temps derniers à propos de l'Action catholique, en resserrant de plus en plus les liens des chrétiens entre eux et avec la hiérarchie ecclésiastique, surtout avec le Souverain Pontife, n'ont sans doute pas peu contribué à mettre en relief cette question. Néanmoins, si l'on peut se réjouir, à bon droit, de ce que Nous venons de rappeler, il n'est pourtant pas niable que non seulement des écrivains séparés de la véritable Eglise répandent de graves erreurs en cette matière, mais que même parmi les fidèles circulent parfois des opinions inexactes ou tout à fait erronées, qui entraînent les intelligences en dehors de la voie droite de la vérité.

9 Car, tandis que d'une part persiste un prétendu rationalisme, qui tient pour absurde tout ce qui dépasse et domine les forces de l'esprit humain, tandis que marche de pair avec lui une erreur du même genre appelée naturalisme commun, qui dans l'Eglise de Dieu ne considère et ne veut voir que des liens purement juridiques et sociaux, s'insinue d'autre part un faux mysticisme, qui falsifie les Saintes Ecritures en s'efforçant de supprimer les frontières immuables entre les créatures et le Créateur.

10 Ces fausses théories qui s'opposent et se combattent font que certains, frappés d'une crainte vaine, voient dans cette doctrine plus élevée un danger et s'en détournent avec effroi comme du fruit du paradis terrestre, beau, certes, mais défendu. Il n'en est rien : les mystères révélés par Dieu ne peuvent être causes de mort pour les hommes, et ils ne doivent pas non plus rester sans fruit comme un trésor enfoui dans un champ ; mais Dieu les a donnés pour servir au progrès spirituel de ceux qui les méditent avec piété. Car, nous enseigne le Concile du Vatican, « quand la raison éclairée par la foi cherche avec soin, piété et mesure, elle arrive, avec la grâce de Dieu, à une certaine intelligence des mystères, qui lui est de très grand profit, soit par analogie avec ce qu'elle connaît naturellement, soit par connexion des mystères entre eux et avec la fin dernière de l'homme » ; bien que jamais pourtant, comme le saint Concile nous en avertit, « elle ne devienne capable de pénétrer les mystères à l'instar des vérités qui constituent son objet propre » 2.

2 Concile du Vatican, Session III : Const. de fide cath., c. 4.
DS 1796.

11 Tout cela longuement pesé devant Dieu, pour que la beauté sans égale de l'Eglise brille d'un nouvel éclat, pour que la noblesse éminente et surnaturelle des fidèles unis à leur chef dans le Corps du Christ apparaisse avec plus de clarté, enfin, pour barrer la route aux multiples erreurs en cette matière, Nous avons considéré comme un devoir de Notre charge pastorale d'exposer à tout le peuple chrétien dans cette lettre encyclique la doctrine du Corps mystique de Jésus-Christ et de l'union, dans ce même Corps, des fidèles avec le divin Rédempteur, et de tirer en même temps de cette suave doctrine quelques enseignements grâce auxquels une étude plus approfondie de ce mystère produira des fruits encore plus abondants de perfection et de sainteté.



PREMIÈRE PARTIE

L'ÉGLISE, CORPS MYSTIQUE DU CHRIST

12 Dès que Nous Nous mettons à réfléchir sur ce chapitre de la doctrine catholique se présentent à Nous les paroles de l'Apôtre : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20). Tout le monde sait, en effet, que Dieu avait placé le père de tout le genre humain dans un tel état d'excellence qu'il devait donner à ses descendants, en même temps que la vie d'ici-bas, la vie surnaturelle de la grâce céleste. Pourtant, après la chute désastreuse d'Adam, toute la famille humaine, souillée par la faute originelle, perdit la participation de la nature divine (cf. 2P 1,4), et nous devînmes tous fils de colère (Ep 2,3). Mais Dieu, dans sa grande miséricorde, « a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique » (Jn 3,16), et le Verbe éternel, poussé par ce même amour divin, prit pour lui, dans la descendance d'Adam, une nature humaine, mais innocente et exempte de toute souillure, afin que de lui, comme d'un nouvel Adam céleste, la grâce du Saint-Esprit découlât sur tous les fils du premier père, et que ceux-ci, privés par le péché du premier homme de l'adoption de la famille divine, mais devenus par l'Incarnation du Verbe frères selon la chair du Fils unique de Dieu, reçussent « le pouvoir de devenir fils de Dieu » (cf. Jn 1,12). Voilà pourquoi, suspendu à la croix, Jésus-Christ n'a pas seulement réparé les droits violés de la Justice du Père éternel, mais il a encore mérité à nous, ses frères, une abondance ineffable de grâces. Ces grâces, il aurait pu les communiquer lui-même directement à tout le genre humain ; toutefois, il ne voulut le faire que par l'intermédiaire d'une Eglise visible, qui grouperait les hommes, et cela pour leur permettre d'être, par elle, ses coopérateurs dans la distribution des fruits de la Rédemption. Car si le Verbe de Dieu a voulu se servir de notre nature pour racheter les hommes par ses souffrances et ses tourments, il se sert de même de son Eglise au cours des siècles pour perpétuer l'oeuvre commencée3.

3 Cf. Concile du Vatican, Const. de Eccl., prol. DS 1821.

13 Or, pour définir, pour décrire cette véritable Eglise de Jésus-Christ — celle qui est sainte, catholique, apostolique, romaine4 — on ne peut trouver rien de plus beau, rien de plus excellent, rien enfin, de plus divin, que cette expression qui la désigne comme « le Corps mystique de Jésus-Christ » ; c'est celle du reste qui découle, qui fleurit pour ainsi dire, de ce que nous exposent fréquemment les Saintes Ecritures et les écrits des saints Pères.

4 Cf. ibid., Const. de fide cath., c. I.
DS 1782.


I. — L'ÉGLISE « CORPS » Un, indivisible, visible

14 Que l'Eglise soit un corps, la Sainte Ecriture le dit à maintes reprises. « Le Christ, dit l'Apôtre, est la tête du corps qu'est l'Eglise » (Col 1,18). Si l'Eglise est un corps, il est donc nécessaire qu'elle constitue un organisme un et indivisible, selon les paroles de saint Paul : « Bien qu'étant plusieurs, nous ne faisons qu'un seul corps dans le Christ » (Rm 12,5). Ce n'est pas assez de dire : un et indivisible ; il doit encore être concret et perceptible aux sens, comme l'affirme Notre prédécesseur d'heureuse mémoire Léon XIII dans sa lettre encyclique Satis cognitum : « C'est parce qu'elle est un corps que l'Eglise est visible à nos regards » 5. C'est donc s'éloigner de la vérité divine que d'imaginer une Eglise qu'on ne pourrait ni voir ni toucher, qui ne serait que «spirituelle» (pneumaticum), dans laquelle les nombreuses communautés chrétiennes, bien que divisées entre elles par la foi, seraient pourtant réunies par un lien invisible.

5 Léon XIII, Lettre encyclique Satis cognitum du 29 juin 1896. ASS XXVIII (1895-1896) 710. Cf. SVS n. 605.

15 Mais un corps exige encore une multiplicité de membres qui soient reliés entre eux de manière à se venir mutuellement en aide. Que si dans notre organisme mortel, lorsqu'un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui, les membres sains prêtant leur secours aux malades, de même dans l'Eglise, chaque membre ne vit pas uniquement pour lui, mais il assiste aussi les autres, et tous s'aident réciproquement pour leur mutuelle consolation aussi bien que pour un meilleur développement de tout le corps.

... constitué «• organiquement », «• hiérarchiquement »

16 De plus, le corps, dans la nature, n'est pas formé d'un assemblage quelconque de membres, mais il doit être muni d'organes, c'est-à-dire de membres qui n'aient pas la même activité et qui soient disposés dans un ordre convenable. L'Eglise, de même, doit son titre de corps surtout à cette raison qu'elle est formée de parties bien organisées, normalement unies entre elles et pourvue de membres différents et accordés entre eux. C'est bien ainsi que l'Apôtre représente l'Eglise lorsqu'il dit : « De même que nous avons plusieurs membres dans un même corps et que tous les membres n'ont pas la même fonction, ainsi, nous qui sommes plusieurs, nous ne faisons qu'un seul corps dans le Christ et chacun en particulier nous sommes membres les uns des autres » (Rm 12,4).

17 Mais il ne faudrait nullement s'imaginer que cette structure bien ordonnée ou, comme on dit, « organique », du corps de l'Eglise, s'achève et se circonscrive dans les seuls degrés de la hiérarchie ; ou, comme le veut une opinion opposée, qu'elle soit formée uniquement des « charismatiques », ces hommes doués de dons merveilleux dont par ailleurs la présence ne fera jamais défaut dans l'Eglise. Sans doute, il faut absolument maintenir que ceux qui dans ce corps sont en possession des pouvoirs sacrés, en constituent les membres premiers et principaux, car c'est par eux que se perpétuent, selon le mandat du divin Rédempteur, les fonctions du Christ, docteur, roi et prêtre. A bon droit néanmoins, lorsque les Pères de l'Eglise font l'éloge des ministères, des degrés, des conditions, des états, des ordres, des fonctions de ce corps, ils n'ont pas seulement en vue ceux qui ont reçu les ordres sacrés, mais aussi avec eux tous ceux qui ont embrassé les conseils évangéliques, qu'ils mènent une vie active au milieu des hommes ou une vie contemplative dans le silence du cloître, ou encore qu'ils s'efforcent d'unir les deux états selon leur propre institut ; ceux qui, tout en restant dans le monde, se consacrent pourtant avec ardeur aux oeuvres de miséricorde, pour le bien des âmes ou des corps ; enfin, ceux aussi qui sont unis par les liens d'un chaste mariage. Bien plus, il importe de le remarquer, les pères et les mères de famille, surtout dans les circonstances présentes, les parrains et marraines, et nommément les laïques qui collaborent avec la hiérarchie ecclésiastique à étendre le règne du divin Rédempteur, tiennent dans la société chrétienne une place d'honneur, encore qu'elle soit souvent très modeste ; eux aussi peuvent, sous l'inspiration et avec le secours de Dieu, monter au sommet de la sainteté qui, d'après la promesse de Jésus-Christ, ne manquera jamais à l'Eglise.

... pourvu de moyens vitaux de sanctification ou sacrements

18 Comme le corps humain se trouve muni de moyens propres pour pourvoir à sa vie, à sa santé, au développement de chacun de ses membres, de même le Sauveur du genre humain, dans son infinie bonté, a pourvu son Corps mystique de moyens merveilleux en l'enrichissant de sacrements, qui doivent soutenir les membres comme par des degrés de grâce ininterrompus depuis le berceau jusqu'au dernier soupir et subvenir de même abondamment aux nécessités sociales de tout le corps. Par l'eau du baptême, les hommes qui sont nés à cette vie mortelle non seulement renaissent de la mort du péché et deviennent des membres de l'Eglise, mais, de plus, ils sont revêtus d'un caractère spirituel qui les rend aptes à recevoir les autres sacrements. Par le saint chrême de la confirmation, les fidèles sont pénétrés d'une nouvelle force pour protéger et défendre courageusement l'Eglise leur Mère et la foi qu'ils en ont reçue. Par le sacrement de pénitence, l'Eglise offre à ses membres tombés dans le péché un remède salutaire, non seulement pour veiller à leur propre salut, mais encore pour écarter des autres membres du Corps mystique tout danger de contagion, bien mieux, pour les entraîner à la vertu par leur exemple. Ce n'était pas encore suffisant ; par la sainte Eucharistie, les fidèles sont nourris et fortifiés par une seule et même nourriture, et par un lien ineffable et divin ils sont reliés entre eux et avec la Tête de tout le Corps. L'Eglise, enfin, comme une pieuse mère, se tient auprès de ses enfants mis en danger de mort par la maladie ; si par l'onction sacrée des malades elle ne rend pas toujours la santé au corps mortel, selon le vouloir de Dieu, elle procure du moins aux âmes blessées un remède surnaturel, peuplant ainsi le ciel où ils jouissent d'un bonheur divin durant l'éternité, de nouveaux citoyens qui deviennent en même temps pour la terre de nouveaux protecteurs.

19 Le Christ a pourvu d'une manière particulière aux nécessités sociales de l'Eglise par l'institution de deux sacrements. Par le mariage, où les époux sont l'un pour l'autre ministres de la grâce, il a procuré l'accroissement extérieur et ordonné de la communauté chrétienne et, ce qui est mieux encore, la bonne éducation religieuse des enfants sans laquelle son Corps mystique serait exposé aux plus grands dangers. Par l'ordre se trouvent consacrés au service de Dieu des hommes chargés d'immoler l'Hostie eucharistique, de nourrir le troupeau des fidèles du Pain des anges et de l'aliment de la doctrine, de le diriger par les commandements de Dieu et les conseils, de l'affermir enfin par les autres dons surnaturels.


... composé de membres déterminés

20 Remarquons-le à ce propos : comme Dieu au commencement du monde a muni l'homme du riche appareil de son corps pour lui permettre de se soumettre la création et de se multiplier pour peupler la terre, ainsi a-t-il procuré à l'Eglise au début de l'ère chrétienne les ressources nécessaires pour peupler, en triomphant de périls presque innombrables, non seulement l'univers terrestre, mais aussi le royaume du ciel.

21 Mais seuls font partie des membres de l'Eglise ceux qui ont reçu le baptême de régénération et professent la vraie foi et qui, d'autre part, ne se sont pas, pour leur malheur, séparés de l'ensemble du Corps ou n'en ont pas été retranchés pour des fautes très graves par l'autorité légitime. « Tous, en effet, dit l'Apôtre, nous avons été baptisés dans un seul Esprit pour former un seul Corps, soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit hommes libres » (1Co 12,13). Par conséquent, comme dans l'assemblée véritable des fidèles il n'y a qu'un seul Corps, un seul Esprit, un seul Seigneur et un seul baptême, ainsi ne peut-il y avoir qu'une seule foi (cf. Ep 4,5) ; et celui qui refuse d'écouter l'Eglise doit être considéré, d'après l'ordre du Seigneur, comme un païen et un publicain (cf. Mt 18,17). Et ceux qui sont divisés pour des raisons de foi ou de gouvernement ne peuvent vivre dans ce même Corps ni par conséquent de ce même Esprit divin.

... n'exclut pas les pécheurs

22 Qu'on n'imagine pas non plus que le Corps de l'Eglise, ayant l'honneur de porter le nom du Christ, ne se compose, dès le temps de son pèlerinage terrestre, que de membres éminents en sainteté ou ne comprend que le groupe de ceux qui sont prédestinés par Dieu au bonheur éternel. Il faut admettre, en effet, que l'infinie miséricorde de notre Sauveur ne refuse pas maintenant une place dans son Corps mystique à ceux auxquels il ne la refusa pas autrefois à son banquet (Mt 9,11 Mc 2,16 Lc 15,2). Car toute faute, même un péché grave, n'a pas de soi pour résultat — comme le schisme, l'hérésie ou l'apostasie — de séparer l'homme du Corps de l'Eglise. Toute vie ne disparaît pas de ceux qui, ayant perdu par le péché la charité et la grâce sanctifiante, devenus par conséquent incapables de tout mérite surnaturel, conservent pourtant la foi et l'espérance chrétienne, et à la lumière de la grâce divine, sous les inspirations intérieures et l'impulsion du Saint-Esprit, sont poussés à une crainte salutaire et excités par Dieu à la prière et au repentir de leurs fautes.

Que tous aient donc en horreur le péché qui souille les membres mystiques du Rédempteur ; mais que le pécheur tombé et qui ne s'est pas rendu, par son obstination, indigne de la communion des fidèles, soit accueilli avec beaucoup d'amour ; qu'on ne voie en lui, avec une fervente charité, qu'un membre infirme de Jésus-Christ. Car il vaut mieux, selon la remarque de l'évêque d'Hippone, « être guéri dans le Corps de l'Eglise qu'être retranché de ce Corps comme des membres incurables » 6. « Tant que le membre est encore attaché au corps, il ne faut pas désespérer de sa santé ; mais s'il en est retranché, il ne peut plus ni être soigné ni être guéri » 7.

6 S. Augustin, Epist. CLVII, 3, 22 ; Mignt, P. L, 33, 686.
7 S. Augustin, Serm. CXXXVII, 1 ; Migne, P. L., 38, 754.


II. — L'ÉGLISE CORPS « DU CHRIST »

24 Nous avons vu jusqu'ici, Vénérables Frères, que l'Eglise, dans sa constitution, peut être comparée à un corps ; il Nous reste à expliquer en détail pourquoi il faut l'appeler, non pas un corps quelconque, mais le Corps de Jésus-Christ. Et ceci se conclut de ce que Notre-Seigneur est le Fondateur, la Tête, le Soutien, le Sauveur de ce Corps mystique.

Le Christ, * fondateur » de ce Corps

25 Au moment d'exposer brièvement comment le Christ a fondé son Corps social, la phrase de Notre prédécesseur d'heureuse mémoire, Léon XIII, se présente aussitôt à Notre esprit : « L'Eglise, déjà conçue, et qui était sortie, pour ainsi dire, des flancs du nouvel Adam dormant sur la croix, s'est manifestée pour la première fois aux hommes d'une manière éclatante le jour solennel de la Pentecôte » 8. Car le divin Rédempteur commença à édifier le temple mystique de l'Eglise quand il livra son enseignement en prêchant ; il l'acheva quand il fut suspendu publiquement à la croix ; enfin, il en procura la manifestation et la promulgation quand il envoya visiblement l'Esprit-Saint sur ses disciples.

8 Léon XIII Encycl. Divinum illud, du 9 mai 1897 ; A. S. S., 29, p. 649. Cf. SVS n. 9.


a) En prêchant l'Evangile.

26 Dans l'accomplissement de sa mission de prédicateur, il choisissait ses apôtres, les envoyant comme lui-même avait été envoyé par le Père (Jn 17,18), comme docteurs, guides, agents de sainteté dans l'assemblée des fidèles ; il désignait leur Chef et son Vicaire sur la terre (cf. Mt 16,18-19) ; il leur dévoilait tout ce qu'il avait entendu de son Père (cf. Jn 15,15 Jn 17,8 et Jn 17,14) ; il indiquait aussi le baptême (cf. Jn 3,5) comme moyen pour les futurs croyants d'être insérés dans le Corps de l'Eglise. Et quand enfin il fut parvenu au soir de sa vie, il célébra la dernière Cène durant laquelle il institua l'Eucharistie, à la fois admirable sacrifice et admirable sacrement.


b) En souffrant sur la croix.

27 Qu'il ait consommé son oeuvre sur le gibet de la croix, les témoignages ininterrompus des saints Pères en font foi, eux qui font remarquer que l'Eglise est née du côté du Sauveur sur la croix, comme une nouvelle Eve, mère de tous les vivants (cf. Gn 3,20). « C'est maintenant, dit saint Ambroise à propos du côté du Christ transpercé, qu'elle est fondée, maintenant qu'elle est formée, maintenant qu'elle est figurée, maintenant qu'elle est créée... C'est maintenant que la demeure spirituelle s'élève pour un sacerdoce saint » 9. Quiconque approfondit religieusement cette vénérable doctrine pourra sans difficulté voir les raisons sur lesquelles elle s'appuie.

9 S. Ambroise, In Luc. II, 87 ; Migne, P. L., 15, 1585.

28 D'abord la mort du Rédempteur a fait succéder le Nouveau Testament à l'ancienne Loi abolie ; c'est alors que la Loi du Christ, avec ses mystères, ses lois, ses institutions et ses rites, fut sanctionnée pour tout l'univers dans le sang de Jésus-Christ. Car tant que le divin Sauveur prêchait sur un territoire restreint — il n'avait été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël (cf. Mt 15,24) — la Loi et l'Evangile marchaient de concert10 ; mais sur le gibet de sa mort il annula la Loi avec ses prescriptions (cf. Ep 2,15), il cloua à la croix le « chirographe » de l'Ancien Testament (cf. Col 2,14), établissant une Nouvelle Alliance dans son sang répandu pour tout le genre humain (cf. Mt 26,28, et 1Co 11,25). « Alors, dit saint Léon le Grand en parlant de la croix du Seigneur, le passage de la Loi à l'Evangile, de la Synagogue à l'Eglise, des sacrifices nombreux à la Victime unique, se produisit avec tant d'évidence qu'au moment où le Seigneur rendit l'esprit, le voile mystique, qui fermait aux regards le fond du Temple et son sanctuaire secret, se déchira violemment et brusquement du haut en bas » 11.

10 Cf. S. Thomas, I-II 103,3 ad 2.
11 S. Léon le Grand, Serm. LXVIII, 3 ; Migne, P. L., LIV, 374.

29 Sur la croix, par conséquent, la Loi ancienne est morte ; bientôt elle sera ensevelie et elle deviendra cause de mort12, pour céder la place au Nouveau Testament, dont le Christ avait choisi les apôtres pour ministres qualifiés (cf. 2Co 3,6). Grâce à la vertu de la croix, notre Sauveur qui déjà, il est vrai, dans le sein de la Vierge était le Chef de toute la famille humaine, en exerce pleinement dans l'Eglise la fonction. « Car par la victoire de la croix, suivant l'opinion du Docteur angélique, il a mérité le pouvoir et le souverain domaine sur les peuples » 13 ; par elle il a accru à l'infini le trésor de ces grâces que, dans la gloire du ciel, il distribue sans interruption à ses membres mortels ; grâce au sang répandu sur la croix, il a fait en sorte que, une fois enlevé l'obstacle de la colère divine, toutes les grâces surnaturelles et surtout les dons spirituels du Testament nouveau et éternel pussent s'écouler du côté du Sauveur pour le salut des hommes et en premier lieu des fidèles ; sur l'arbre de la croix enfin il s'est acquis son Eglise, c'est-à-dire tous les membres de son Corps mystique qui ne peuvent être incorporés à ce Corps dans l'eau du baptême que par la vertu salutaire de la croix et passer ainsi sous la dépendance absolue du Christ.

12 Cf. S. Jérôme et S. Augustin, Epist. CXII, 14, et CXVI, 16 ; Migne, P. L., 22, 924 et 943 ; S. Thomas, I-II 103,3 ad 2 ; I-II 103,4 ad 1 ; Concile de Florence : décret pro Jacob. : Mansi, XXXI, 1738. DS 712
13 Cf. S. Thomas, III 42,1.

30 Si par sa mort notre Sauveur est devenu, au sens plein du mot, la Tête de l'Eglise, par son sang également l'Eglise a été enrichie de la communication surabondante de l'Esprit qui lui fut faite par Dieu après l'élévation du Fils de l'homme sur le gibet de souffrances et sa glorification. Car alors, comme le remarque saint Augustin 14, après la déchirure du voile du Temple il arriva que la rosée des dons du Paraclet qui s'était posée jusque-là sur la seule toison de Gédéon, à savoir le peuple d'Israël, délaissant désormais la toison desséchée, irriga largement et abondamment la terre entière, à savoir l'Eglise catholique qui n'est limitée par aucune frontière ethnique ou territoriale. De même qu'au premier instant de l'Incarnation le Fils du Père éternel combla la nature humaine qu'il s'était substantiellement unie de la plénitude du Saint-Esprit, pour en faire un instrument apte de sa divinité dans l'oeuvre sanglante de la Rédemption, ainsi voulut-il à l'heure de sa précieuse mort enrichir son Eglise de l'abondance des dons du Paraclet pour la rendre un instrument efficace et à jamais durable du Verbe incarné dans la distribution des fruits divins de la Rédemption. En effet, la mission dite juridique de l'Eglise, son pouvoir d'enseigner, de gouverner et d'administrer les sacrements, n'ont de vigueur et d'efficacité surnaturelle pour édifier le Corps du Christ que parce que le Christ sur la croix a ouvert à son Eglise la source des dons divins, grâce auxquels elle peut enseigner aux hommes une doctrine infaillible, les diriger utilement par des pasteurs éclairés de Dieu et les inonder de la pluie de ses grâces surnaturelles.

Cf. S. AUGUSTIN, De gratia Christi et pecc. orig., 25, 29 ; Migne, P. L., 44, 400.

31 Si nous considérons attentivement tous ces mystères de la croix, nous ne trouverons plus obscures ces paroles de l'Apôtre qui enseigne aux Ephésiens que le Christ par son sang n'a fait qu'un peuple des Juifs et des païens, « renversant... par l'immolation de sa chair... le mur mitoyen » qui séparait les deux peuples ; qu'il a aussi supprimé la Loi ancienne « afin que des deux il formât en lui un seul homme nouveau », à savoir l'Eglise, et que fondus en un seul Corps il les réconciliât tous deux avec Dieu par sa croix (cf. Ep 2,14-16).


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