Révélations de Sainte Brigitte de Suède 1031

Chapitre 31 Marie enrichie d'une couronne et d'autres ornements

1031   En quelle manière l'épouse voyait la très douce Vierge Marie enrichie d'une couronne et d'autres ornements, et comment saint Jean-Baptiste lui apparut et lui déclara ce que signifient la couronne et les autres ornements.

  L'épouse sainte Brigitte voyait la Mère de Dieu et la Reine du ciel qui avait sur sa tête une inestimable couronne. Ses cheveux, d'un éclat et d'une beauté admirables, tombaient sur ses épaules. Elle avait une tunique d'or d'une splendeur éclatant, et un manteau bleu comme le ciel ; mais elle était ravie en admiration d'une vision singulière, et elle était immobile d'admiration, comme aliénée de soi par la vue intérieure. Soudain lui apparut saint Jean Baptiste qui lui dit : Écoutez attentivement : je vais vous dire ce que ces choses signifient.

  La couronne signifie que la Sainte Vierge est Reine, Dame, Mère du Roi et des anges. Les cheveux épars signifient qu'elle est vierge très pure et très parfaite. Son manteau bleu comme le ciel signifie que toutes les choses temporelles lui étaient comme mortes. Sa tunique d'or signifie qu'elle fut ardente en amour et en charité, tant intérieurement qu'extérieurement.

  Son Fils a mis en sa couronne sept lys, et entre les lys, sept pierres précieuses. Le premier lys, c'est son humilité, le deuxième la crainte, le troisième l'obéissance, le quatrième la patience, le cinquième la stabilité, le sixième la douceur, car c'est à ceux qui sont doux qu'il convient fort bien de donner à tous ceux qui demandent ; le septième est la miséricorde dans les nécessités : en effet, en quelque nécessité que l'homme se trouve, s'il l'invoque, il sera sauvé.

  Le Fils de Dieu a mis entre ces sept lys sept pierres précieuses : la première, c'est son éminente vertu: en effet, il n'est pas, dans quelque esprit, dans quelque corps que ce soit, de vertu que cette Vierge sainte n'ait en elle plus excellemment et avec plus d'éminence ; la deuxième est une pureté parfaite, car cette Reine du ciel a été si pure, qu'il ne s'est pas trouvé en elle la moindre tache de péché, depuis le jour de sa naissance jusqu'au dernier période de sa vie ; tous les démons n'ont pu trouver en elle la moindre impureté. Vraiment, elle fut très pure, car il était décent que le Roi de gloire ne reposât qu'en un vase qui fût très pur et très choisi par-dessus les anges et les hommes.

La troisième pierre précieuse est la beauté, d'autant que Dieu est loué de la beauté de sa Mère par ses saints, et la joie de tous les anges, de tous les saints et de toutes les saintes, est accomplie. La quatrième pierre précieuse de la couronne est la sagesse de la Vierge Mère, car étant enrichie d'éclat et de beauté, elle a été remplie et accomplie de toute sagesse avec Dieu. La cinquième est la force, d'autant qu'elle est si forte avec Dieu qu'elle peut ruiner et perdre tout ce qui est créé. La sixième pierre, c'est son éclat et sa clarté, car les anges, qui ont leurs yeux plus clairs que la lumière, sont illuminés de son éclat, et les démons, éblouis de sa beauté, n'osent regarder sa splendeur. La septième pierre est la plénitude de toute délectation, de toute douceur spirituelle, qui est en elle avec tant de plénitude, qu'il n'y joie qui ne soit augmentée par la sienne, nulle délectation qui ne s'accomplisse de la vue bienheureuse d'elle ; car elle a été remplie de grâce par-dessus tous les saints; car elle est le vase de pureté où s'est trouvé le pain des anges, et où se trouvent toute douceur et toute beauté.

Son Fils a mis ces pierres entre les lys qui étaient sur la couronne de la Vierge. Honorez-la donc, ô épouse du Fils ! Et louez-la de tout votre coeur : elle est digne en effet de tout honneur et de toute louange.


Chapitre 32 Brigitte, étant avertie de Dieu, choisit la pauvreté,

1032   En quelle manière l'épouse sainte Brigitte, étant avertie de Dieu, choisit la pauvreté, rejeta les richesses et méprisa sa maison. De la vérité de ce qui lui a été révélé, et de trois choses notables que Jésus-Christ lui montra.

  Vous devez être comme un homme qui épand et qui amasse : vous devez laisser les richesses de l'esprit, les richesses du corps et amasser les vertus ; laisser ce qui est périssable et entasser ce qui est durable ; abandonner les choses visibles et amasser les choses invisibles : car je vous donnerai, pour la délectation de la chair, la joie et l'ivresse de l'esprit ; pour le plaisir du monde, la délectation du ciel ; pour l'honneur du monde, l'honneur des anges ; pour la vue de vos parents et leur conversation, la vision ravissante de Dieu ; pour la possession des biens, je me donnerai moi-même à vous, moi, auteur, créateur et source inépuisable de tous biens.

  Dites-moi trois choses que je vous demande :

1° voulez-vous être riche ou pauvre en ce monde ?

Elle répondit : Seigneur, j'aime mieux être pauvre que riche, attendu que les richesses ne m'apportent d'autre bien qu'une importune sollicitude qui me retire du service de mon auguste et adorable Dieu.

2° N'avez-vous pas trouvé en mes paroles, que vous avez ouïes de ma bouche, quelque chose de faux ou de répréhensible, selon votre pensée ?
Hélas ! Non, dit-elle, car tout est selon la raison.

3° Y a-t-il plus de contentement dans les plaisirs de la chair, que vous avez eus autrefois, que dans les plaisirs de l'esprit, dont vous jouissez maintenant ?

J'ai honte, dit-elle, de penser à l'ombre fuyante des plaisirs charnels passés, et ils me sont maintenant comme autant de poisons, et d'autant plus amers que je les ai aimés avec plus de passion, car j'aimerais mieux mourir que de les reprendre, et il n'y a pas de comparaison entre les plaisirs spirituels et les plaisirs corporels.

  Vous éprouvez donc en vous, dit Notre-Seigneur, que ce que je vous avais dit autrefois est véritable. Pourquoi craignez-vous donc, ou pourquoi vous inquiétez-vous si je tarde de faire ce que je vous ai dit ? Considérez les prophètes, les apôtres et les saints docteurs : ont-ils trouvé en moi, source de la vérité, autre chose que la vérité ? C'est pourquoi ils ne se sont souciés ni du monde ni de la concupiscence. Ou bien, pourquoi les prophètes ont-ils prophétisé de si loin les choses à venir, si ce n'est que Dieu a voulu que les paroles fussent d'abord connues, puis que les oeuvres les suivissent, et que les ignorants fussent instruits dans la foi ? Car tous les mystères de mon ineffable incarnation furent auparavant connus des prophètes, voire l'étoile qui conduisit les mages fut prévue par eux. Ceux qui croyaient aux paroles du Prophète méritèrent de voir ce qu'ils croyaient; et ayant vu l'étoile, ils en ont soudain été faits certains. De même maintenant, mes paroles doivent être premièrement annoncées, et après que les oeuvres auront suivi, on y croira plus évidemment.

  Je vous ai montré trois choses : la première, c'est la conscience d'un certain homme que je vous montrai par des signes très évidents quand je manifestais son péché. Mais pourquoi ne pouvais-je pas le faire mourir ou ne pouvais-je pas le submerger en un instant ? Je le pouvais de fait ; mais pour instruire les autres et pour l'évidence de mes paroles, et afin que je manifeste combien je suis juste et patient, et combien est malheureux celui que le diable domine, je ne l'ai pas voulu faire.

Voilà les raisons pourquoi mon insigne patience le souffre encore, car à cause de la volonté qu'il a de continuer son péché et de la délectation qu'il y prend, la puissance du diable enragé s'est tellement augmentée sur lui, que ni la douceur des paroles, ni la rigueur des menaces, ni la crainte de la géhenne infernale, ne le peuvent rappeler. Et certes, il est digne de cela, car il a eu la volonté de pécher toujours, bien qu'il ne l'ait pas mise à effet. Il mérite donc d'être mis éternellement en enfer avec le diable, d'autant que le moindre péché mortel auquel on se délecte, si on ne s'amende pas, est suffisant pour la damnation éternelle. Je vous en ai encore montré deux autres : le corps de l'un était furieusement tourmenté par le diable, mais il n'était pas dans son âme ; il obscurcissait la conscience de l'autre par des ruses et des tromperies ; toutefois, il n'était pas dans son âme et il n'avait aucune puissance sur elle.

  Mais peut-être vous vous enquerrez si l'âme et la conscience, ce n'est pas la même chose. Le diable n'est-il pas dans l'âme, quand il est dans la conscience ? Non, car comme le corps a deux yeux par le moyen desquels il voit, et que, bien qu'on ôte les yeux du corps, il demeure néanmoins entier, de même en est-il de l'âme. En effet, bien que l'entendement et la conscience soient quelquefois troublés quant à la peine, néanmoins l'âme n'est pas offensée quant à la coulpe : c'est pourquoi le diable dominait la conscience de l'un et non pas son âme. Je vous montrerai le troisième, dont la conscience et l'âme sont entièrement dominées par le démon, et le démon n'en sortira pas, à moins qu'il n'y soit contraint par ma toute-puissance et par ma grâce spéciale. Le diable sort librement de quelques hommes et fort vitement, et des autres, non sans y être contraint, car le diable entre en quelques-uns, ou à cause du péché des parents, ou bien par quelque secret jugement de Dieu, comme on le voit dans les enfants et les insensés. Il entre dans les autres à cause de l'infidélité ou quelque autre péché. Le diable sort fort librement de ceux-ci, s'il est jugé par ceux qui savent des conjurations et autres artifices pour le chasser ; s'ils le chassent par vaine gloire, ou bien pour quelque lucre temporel, alors le diable a le pouvoir d'entrer en celui qui l'avait chassé de l'autre, et de nouveau en celui-ci même, duquel il a été chassé, d'autant que l'amour de Dieu n'était ni en l'un ni en l'autre. Or, il ne sort jamais de ceux qu'il possède corporellement et spirituellement, que par ma puissance. Comme le vinaigre, s'il est mêlé au vin doux, le corrompt entièrement et ne peut jamais en être séparé, de même le diable ne sort jamais que par ma puissance d'une âme qu'il possède. Or, ce vin n'est autre chose que l'âme, qui m'a été si chère et par-dessus toutes les créatures, que j'ai permis qu'on coupât mes nerfs et qu'on déchirât ma chair jusques aux côtes pour l'amour d'elle ; et avant que cette âme me fût ôtée, j'ai souffert la mort. Ce vin se conserve dans la lie, d'autant que j'ai mis l'âme dans le corps, où, comme dans un vase clos, elle était conservée pour accomplir mes volontés. Mais on a mêlé à ce doux vin le vinaigre, qui est le diable, dont la malice m'est plus aigre et plus abominable que le vinaigre. Ce vinaigre, c'est-à-dire, le diable, sera chassé de cet homme dont je vous ai dit le nom, afin qu'en lui je vous montre ma miséricorde infinie et mon incomparable sagesse, et dans le premier, ma justice rigoureuse et mon épouvantable jugement.


Chapitre 33 discerner la vraie sagesse de la fausse.

1033   Paroles par lesquelles Notre-Seigneur avertit son épouse, pour discerner la vraie sagesse de la fausse. Comment les bons anges assistent les hommes sages, et comment les diables sont auprès des hommes méchants.

  Mes amis sont comme quelques écoliers qui ont trois choses : la première, une conscience et une intelligence ; la deuxième une sagesse sans l'avoir apprise des hommes, d'autant que moi-même je les enseigne intérieurement ; la troisième, c'est qu'ils sont plein de douceurs, et de dilection divine, par le moyen de laquelle ils surmontent le diable. Mais maintenant, les hommes apprennent au rebours :

1° ils veulent être savants pour s'enorgueillir et pour être réputés bons clercs ;

2° pour acquérir des richesses ;

3° pour se faire passage et jour aux honneurs et aux dignités. C'est pourquoi, quand ils entrent et qu'ils sortent des écoles, je me retire d'eux, d'autant qu'ils apprennent pour s'enorgueillir, et moi, je leur ai enseigné l'humilité. Ils y entrent pour la cupidité d'avoir, et moi je n'ai rien eu pour appuyer ma tête. Ils y entrent pour obtenir les charges et les dignités, portant envie à ceux qui les surpassent, et moi, j'étais jugé par Pilate et j'étais risée d'Hérode: c'est pourquoi je me retire d'eux, car ils n'apprennent pas ma doctrine. Mais néanmoins, parce que je suis bon et doux, je donne ce qu'on me demande, car celui qui me demande du pain en aura, celui qui me demande un lit le recevra. Or, mes amis demandent du pain quand ils cherchent et apprennent la sagesse divine, dans laquelle est mon amour ; mais d'autres demandent un lit, c'est-à-dire, une sagesse mondaine ; car comme il n'y aucune utilité dans le lit, mais qu'il y a de la paille, pâture des animaux irraisonnables, il en est de même de la sagesse du monde, qu'ils cherchent avec tant de passion : il n'y a en elle aucune utilité, aucun rassasiement de l'âme, toute sa sagesse est réduite à néant et ne peut être vue de ceux par qui il était loué.

De là vient que je suis comme un grand seigneur qui a plusieurs serviteurs qui distribuent de la part de leur maître tout ce qui est nécessaire ; de même les bons et les mauvais anges s'arrêtent à mon commandement.

Or, ceux qui apprennent ma sagesse admirable, c'est-à-dire, à me bien servir, sont servis par les bons anges, qui les repaissent d'une consolation indicible et d'un délectable labeur. Mais les mauvais anges assistent les sages du monde, leur suggèrent et forment en eux les désirs inutiles, selon leur volonté, leur inspirant des pensées laborieuses.

Vraiment s'ils se tournaient vers moi, s'ils se convertissaient, je pourrais leur donner du pain sans labeur. Le monde leur en donne, mais ils n'en sont jamais rassasiés, attendu qu'ils changent la douceur en amertume.

  Or, vous, ô ma chère épouse ! vous devez être comme le lait, et votre corps comme une forme dans laquelle on met le lait jusqu'à ce qu'il ait pris la figure de cette forme : de même votre âme, qui m'est douce et délectable comme un fromage, doit aussi longtemps être purifiée et éprouvée dans le corps, jusqu'à ce que le corps et l'âme soient d'accord et aient une même continence, que la chair obéisse à l'esprit, et que l'esprit régisse et conduise dûment la chair à toute sorte de vertus.


Chapitre 34 manière de vivre

1034   Doctrine de Jésus-Christ à son épouse, par laquelle il lui enseigne la manière de vivre. Comment le diable confesse que Jésus-Christ aime son épouse par-dessus toutes choses. De la question que le diable fait à Notre-Seigneur, savoir : pourquoi Notre-Seigneur aime tant les hommes, et de l'amour que Jésus a envers son épouse, amour qui a été manifesté par le diable.

  Je suis le Créateur du ciel et de la terre. J'ai été dans le sein de la Vierge, vrai Dieu et vrai homme, qui mourut, ressuscita et monta au ciel.

Vous, ô ma nouvelle épouse ! Vous êtes venue en un lieu inconnu. Il faut donc que vous ayez quatre choses : 1° il faut savoir le langage du pays ; 2° avoir les vêtements que l’on y porte ; 3° savoir disposer les jours et les temps suivant les coutumes de ce pays ; 4° s’accoutumer aux viandes que l’on y mange. De même, vous qui êtes venue de l’instabilité du monde à la stabilité éternelle, vous devez avoir : 1° un langage nouveau, c’est-à-dire, vous abstenir des paroles inutiles, et quelquefois même des paroles licites, pour la grandeur et pour l’honneur du silence. 2° Vos vêtements doivent être l’humilité intérieure et extérieure, afin que vous ne vous éleviez, comme si vous étiez plus sainte que les autres, et que vous n’ayez pas honte de vous montrer extérieurement humble. 3° Vous devez modérer le temps, car comme vous avez sacrifié beaucoup de temps aux nécessités corporelles, de même maintenant vous devez avoir le temps pour l’avancement de l’âme, savoir, qu’en tout vous ne vouliez m’offenser ; 4° cette nouvelle viande est l’abstinence des viandes délicates avec discrétion, conformément aux forces de la nature, car l’abstinence qui se fait par-dessus les forces de la nature ne me plaît point, d’autant que je demande ce qui est raisonnable, afin que la volupté soit domptée.

  Alors le diable apparut soudain. Notre-Seigneur lui dit : Tu as été créé par moi, et tu as vu et senti les rigueurs de ma justice. Réponds-moi : cette nouvelle épouse m’appartient-elle légitimement et justement ? Je te permets de voir son coeur et de le sonder, afin que tu saches ce qu’il me faut répondre. Aime-t-elle quelque chose comme moi, ou voudrait-elle me changer en quelque chose ?

  Le diable répondit : Elle n’aime rien autant que vous, et voudrait plutôt souffrir toute sorte de supplices (si vous lui en donniez la sagesse et la force), que se séparer de vous. Je vois comme un certain lien d’amour qui descend de vous à elle, qui lie en telle sorte son coeur qu’elle ne pense qu’à vous et qu’elle n’aime que vous.

  Alors Notre-Seigneur dit au diable : Dis-moi comment te plaît la dilection que je lui porte.

  Le diable dit : J’ai deux yeux, l’un corporel, bien que je n’aie pas de corps. Avec cet oeil je connais si clairement les choses corporelles qu’il n’y a rien de si caché ni de si obscur que je ne connaisse ; l’autre est spirituel, avec lequel je vois la moindre peine due au péché ; et il n’y a pas de péché, quelque petit qu’il soit, que je ne punisse, s’il n’est purifié par la sainte pénitence. Mais bien que les yeux n’aient pas des membres, néanmoins, je souffrirais peut-être volontiers que deux flambeaux ardents me les pénétrassent incessamment, pourvu que cette épouse fût aveugle des yeux spirituels.

  J’ai aussi deux oreilles : une corporelle, avec laquelle j’entends les choses les plus secrètes ; l’autre spirituelle, avec laquelle j’entends toutes les pensées, toutes les affections au péché, quelque cachées qu’elles soient, si elles ne sont pas effacées par la pénitence. Il y a en enfer une peine toujours bouillante : je souffrirais qu’elle entrât incessamment en mes oreilles, et qu’elle me sortît incessamment, comme un torrent impétueux, pourvu que cette épouse n’ouït point des oreilles spirituelles.

  J’ai aussi un coeur spirituel : je souffrirais franchement qu’il fût mis en lambeaux et qu’il fût toujours en proie à de nouveaux supplices, pourvu que son coeur se refroidît en votre amour.

  Or, parce que vous êtes juste, je vous demande une parole, afin que vous me disiez pourquoi vous l’aimez tant, ou pourquoi vous n’avez pas élu une plus sainte, plus riche et plus belle créature.

  Notre-Seigneur lui dit : Ma justice l’exigeait ainsi. Or, toi, qui as été créé par moi, qui as vu ma justice, dis-moi en présence d’elle pourquoi tu es tombé si misérablement, ou quelle était ta pensée quand tu tombas.

  Le diable lui répondit : J’ai vu en vous trois choses : j’ai connu votre gloire, en considérant ma beauté et mon éclat, et que vous deviez être honoré sur toutes choses, et je pensai à ma gloire : partant, m’enorgueillissant, je résolus. Non pas de vous être seulement égal, mais de vous surpasser. Après, je connus que vous étiez plus puissants que tous, c’est pour cela que je désirais être plus puissant que vous. En troisième lieu, je vois les choses futures qui viennent nécessairement, et que votre gloire et votre honneur sont sans principe et sans fin : j’enviai cela, et je pensai en moi-même que je souffrirais volontiers des peines et des tourments pourvu que vous cessassiez d’être ; et en cette pensée, je tombai misérablement, et c’est pour cela que l’enfer existe.

  Notre-Seigneur répondit : Tu t’es enquis pourquoi j’aime tant cette épouse : certainement parce que je change toute ta malice en bien : car toi, d’autant que tu es superbe, tu as voulu m’avoir pour égal, moi qui suis ton Créateur.

C’est pourquoi, m’humiliant, j’assemble tous les pécheurs, et je me compare à eux, les faisant participants de ma gloire infinie. En deuxième lieu, d’autant que tu as eu une cupidité si dépravée que de vouloir être plus puissant que moi, c’est pourquoi je rends les pécheurs puissants sur toi et puissants avec moi. En troisième lieu, c’est parce que tu m’as porté envie, à moi qui suis si charitable que je m’offrirais pour les pécheurs.

  Ensuite, Notre-Seigneur lui dit : Maintenant, ô diable ! Ton esprit ténébreux est illuminé. Dis, en telle sorte que mon épouse l’entende, dis de quel amour je l’aime.

  Le diable repartit : S’il était possible, vous souffririez volontiers une peine telle que vous avez soufferte en chacun de vos membres, plutôt que de vous priver d’elle !

  Alors, Notre-Seigneur repartit : Si je suis donc si miséricordieux que je ne refuse le pardon à aucun de ceux qui me le demandent, demande-moi humblement miséricorde, toi aussi, et je te la donnerai.

  Le diable lui repartit : Je n’en ferai rien, car quand je tombai, il fut ordonné une peine pour chaque péché, ou pour toute pensée et parole inutiles, et tous les esprits qui sont tombés ont chacun une peine infligée.

Partant, plutôt que de fléchir mon genou devant vous, j’aimerais mieux attirer sur moi et engloutir toutes les peines, tous les supplices, bien que leur rigueur fût incessamment renouvelée.

  Alors, Notre-Seigneur dit à son épouse : Voyez combien est endurci le prince du monde, et combien il est puissant par ma justice cachée : car de fait, mon adorable et redoutable puissance pourrait l’effacer tout à fait en un instant, mais néanmoins, je ne lui fais pas plus d’injure qu’au bon ange, qui, dans le ciel, m’aime et m’adore. Mais quand le temps sera arrivé (il s’approche maintenant), je le jugerai, lui et ses complices.

Partant, ô mon épouse ! Avancez incessamment en bonnes oeuvres ; aimez-moi de tout votre coeur ; ne craignez que moi seul, car je suis le maître du démon et de tout ce qui existe.

Chapitre 35

1035   Paroles de la Sainte Vierge Marie à l’épouse, qui expliquent les douleurs tolérées en la passion de Jésus-Christ. Comment, par Adam et Ève, le monde a été vendu, et en quelle manière il a été racheté par Jésus-Christ et par sa Mère.

  Considérez, ma fille, disait la Vierge Marie, la passion de mon Fils, dont les membres furent presque mes membres et dont le coeur fut presque mon coeur : car lui, comme le reste des enfants, a été dans mon sein, mais il a été conçu d’un fervent amour de la dilection divine, et les autres, de la concupiscence de la chair. De là vient que saint Jean, son cousins, dit bien à propos : Le Verbe s’est fait chair ; car par une incomparable charité, il est venu et il a demeuré en moi. Or, la parole et l’amour le produisirent en moi. Je ressentais comme si la moitié de mon coeur sortait de moi, et quand il souffrait, j’en ressentais la douleur, comme si mon coeur eût enduré ses tourments. Car comme ce qui est la moitié dehors et la moitié dedans, ce qui est dedans le ressent, de même, quand mon Fils était frappé et flagellé, mon coeur l’était aussi.

  J’ai été aussi la plus proche de lui dans sa passion. Je ne me séparai pas de lui ; je restai près de la croix ; et comme ce qui est plus près du coeur est affligé plus rudement, de même sa douleur m’était plus amère qu’à tous. Quand il me regarda du haut de la croix et que je le regardai, des torrents de larmes sortaient de mes yeux ; et quand il me vit brisée de douleur, il ressentit tant d’amertume de ma douleur, que la douleur de ses plaies lui sembla assoupie. Partant, j’ose dire que sa douleur était ma douleur, d’autant que son coeur était mon coeur ; car comme Adam et Ève ont vendu le monde par une pomme, de même mon cher Fils et moi l’avons racheté comme par un coeur. Considérez donc, ma fille, quelle j’étais en la mort de mon Fils, et il ne vous sera pas fâcheux de laisser le monde et de vous en dégoûter.

Chapitre 36

1036   Notre-Seigneur répond à l’ange qui priait pour cette épouse. Il lui faut donner les tribulations du corps et de l’esprit, d’autant que les plus grandes tribulations sont données aux âmes les plus parfaites.

  Notre-Seigneur répondit à l’ange qui priait pour l’épouse de son Seigneur, lui disant : Vous êtes comme un soldat qui ne laisse jamais son heaume par mécontentement, et à qui la peur ne fait jamais détourner les yeux du combat, quoique sanglant. Vous êtes stable comme une montagne, ardent comme une flamme. Vous êtes comme un monde d’éclat, et partant, vous n’avez point de tache.

Vous demandez miséricorde pour mon épouse, bien que vous sachiez toutes choses et les voyiez en moi. Toutefois, dites-moi en sa présence quelle miséricorde vous demandez pour elle, car il y a trois sortes de miséricordes :

Une par laquelle le corps est puni, et on pardonne à l’âme, comme on fit à Job, mon serviteur, dont la chair fut livrée à toutes sorte de douleurs et dont l’âme fut sauvée.

La deuxième miséricorde, c’est quand on pardonne au corps et à l’âme, et qu’on les rend quittes de la peine, comme à ce roi qui jouit de toute sorte de plaisirs, et ne ressentit, pendant qu’il vécut dans le monde, aucune sorte de douleur, ni dans son corps ni dans son esprit.

La troisième miséricorde, c’est quand le corps et l’âme sont punis, afin qu’on ressente la tribulation en la chair et la douleur dans le coeur comme saint Pierre, saint Paul et autres saints.

  Dans le monde, les hommes sont partagés en trois états : l’un est de ceux qui tombent dans le péché et se relèvent de nouveau : je permets que parfois ceux-ci aient des tribulations au corps, afin qu’ils soient sauvés ; l’autre état est de ceux qui vivraient volontiers éternellement, pour pécher éternellement, qui ont tous leurs désirs liés et abîmés dans le monde : que si parfois ils font quelque chose pour moi, ils le font avec intention que les choses temporelles s’augmentent et s’accroissent.

À ceux-ci ne sont pas données les tribulations du corps ni grande affliction d’esprit, mais ils sont laissés en leur puissance et en leur propre volonté, car pour un petit bien qu’ils ont fait pour l’amour de moi, ils en reçoivent ici leur récompense, pour être tourmentés éternellement en l’autre onde. En effet, puisque leur volonté de pécher est éternelle, éternelle aussi doit être leur peine.

Le troisième état de ceux qui craignent plus mon offense que la peine qui leur en est due, et qui aimeraient mieux être éternellement tourmentés par des peines intolérables, que de provoquer mon ire et mon indignation. A ceux-ci sont données les peines et les tribulations corporelles et spirituelles, comme à saint Pierre, à saint Paul et à d’autres saints, afin qu’ils s’amendent, dans le monde, de tout ce qu’ils ont fait dans le monde, ou bien afin qu’ils soient purifiés pour quelque temps, pour une plus grande gloire et pour l’exemple des autres.

J’ai cette triple miséricorde en ce royaume avec trois personnes qui vous sont connues.

Donc, maintenant, ô ange, mon serviteur, quelle miséricorde demandez-vous pour mon épouse ?

  L’ange répondit : Je demande la miséricorde de l’âme et du corps, afin qu’elle amende en ce monde toutes ses fautes, et qu’aucun de ses péchés ne vienne en jugement.

  Notre-Seigneur lui repartit : Qu’il soit fait selon votre volonté. Après, il parla à son épouse : Vous êtes à moi, partant je ferai en vous comme il me plaira. N’aimez rien autant que moi. Purifiez-vous donc du péché, suivant la direction et le conseil de ceux à qui je vous ai confiée. Ne leur cachez aucun péché ; examinez-les tous ; ne pensez pas qu’aucun péché soit petit ; n’en négligez pas un, car tout ce que vous laisserez, je le réduirai en mémoire et je le jugerai. Certes, aucuns de vos péchés, qui, en cette vie, auront été effacés par la pénitence, ne seront soumis à mon épouvantable jugement. Or, ceux dont on n’aura pas fait pénitence en cette vie mourante, seront purgés en purgatoire, ou par quelque autre moyen ou occulte jugement, s’ils ne sont amendés ici par quelque satisfaction.

Chapitre 37

1037   La Sainte Vierge Marie parle à son épouse sainte Brigitte de l’excellence de son Fils. En quelle manière, maintenant, Jésus-Christ est plus cruellement crucifié par des chrétiens, ses mauvais ennemis, que par les Juifs ; et par conséquent, ces chrétiens seront punis plus rigoureusement.

  Mon cher Fils avait trois biens, disait la Mère de Dieu.

Premier bien : nul n’a jamais eu un corps aussi délicat que le sien, parce qu’il était de deux bonnes, excellentes, éminentes natures : de la Divinité et de l’humanité. Ce corps était si pur, que, comme dans un oeil limpide on ne peut voir aucune tache, de même on ne pouvait pas trouver en ce corps précieux la moindre difformité.

Le deuxième bien était qu’il n’avait jamais péché. Les autres enfants portent souvent les péchés de leurs parents et les leurs, mais celui-ci n’a jamais péché, et il a néanmoins porté les péchés de tous.

Le troisième bien était que quelques-uns meurent pour l’amour de Dieu et pour une plus belle couronne ; mais lui, il mourut pour ses ennemis, comme pour moi et ses amis.

  Mais quand ses ennemis le crucifièrent, ils lui firent quatre choses : 1° ils le couronnèrent d’épines ; 2° ils lui percèrent les pieds et les mains ; 3° ils lui donnèrent à boire du fiel ; 4° ils lui percèrent le côté.

Mais je me plains maintenant de ce que mon Fils est plus cruellement crucifié par ses ennemis qu’il ne l’était alors par les Juifs : car bien que la Divinité soit impassible et immortelle, néanmoins, ils la crucifient par leurs propres vices. En effet, comme un homme qui offenserait et briserait l’image de son ennemi lui ferait injure, bien que l’image n’en sentît rien, toutefois, à cause de la volonté qu’il aurait de l’offenser, il en serait repris et condamné, de même, les vices de ceux qui crucifient spirituellement mon Fils, sont plus abominables que les vices de ceux qui l’ont crucifié corporellement. Mais peut-être m’en demanderez-vous la manière. Je vais vous la dire : 1° ils le clouent sur la croix qu’ils lui ont préparée, quand ils désobéissent et qu’ils ne se soucient pas des commandements de leur Créateur et de leur Seigneur, et ils le déshonorent, quand, par ses serviteurs, il les avertit de le servir, et qu’ils s’en moquent pour accomplir ce qui leur plaît. Après, ils crucifient sa main droite, quand ils prennent l’injustice pour la justice, disant que les péchés ne sont pas si graves ni si odieux à Dieu qu’on le dit ; que Dieu n’afflige personne éternellement, mais qu’il nous a ainsi menacés pour inspirer de la crainte et de la terreur : car pourquoi rachèterait-il l’homme, s’il voulait le perdre ? Ils ne considèrent pas que le moindre péché sans punition, aussi ne laisse-t-il pas le moindre bien sans récompense. Partant, ceux-là auront un supplice éternel, d’autant qu’ils ont eu une volonté éternelle de pécher, laquelle mon Fils, qui voie le coeur, répute comme mise à effet, d’autant certes qu’il n’aurait pas tenu à eux, si mon Fils l’eût permis.

  Puis, ils crucifient sa main gauche, quand ils tournent la vertu en vice, voulant pécher jusqu’à la fin, disant : Si nous disions une fois, à la fin de nos jours, qu’il ait pitié de nous, la miséricorde de Dieu est si grande qu’elle nous pardonnera. Cela n’est pas vertu de vouloir pécher sans vouloir s’amender, vouloir le prix sans la peine, à moins que la contrition et le désir de s’amender ne fussent dans le coeur, si l’infirmité ou quelque autre empêchement était ôté.

  Ils lui crucifient les pieds, quand ils se délectent à pécher, et ne considèrent pas une seule fois la passion amère de mon Fils, ni ne lui en rendent grâces une seule fois avec un amour et une reconnaissance intimes, disant : Ô Dieu ! Que votre passion est amère ! Louanges vous soient rendues pour votre mort ! Ces remerciements ne sortent jamais de leur bouche.

  Ils le couronnent de la couronne de moquerie, quand ils se moquent des serviteurs de Dieu et pensent qu’il est inutile de le servir. Ils lui donnent à boire du fiel, quand ils se complaisent malheureusement en leur péché, et ne pensent pas combien ce péché est détestable et grand. Ils lui percent le côté, quand ils ont la volonté de persévérer en leur péché.

  Je vous dis en vérité, ma fille, et vous pourrez le dire à mes amis, que ceux qui font toutes ces choses, sont, devant mon Fils, le juste des justes, plus injustes que les Juifs, plus cruels que ceux qui le crucifiaient, plus impudents que celui qui l’a vendu, et il est dû à ceux-ci une plus grande peine qu’à ceux-là. Pilate a bien su que mon Fils n’avait pas péché et qu’il ne méritait point la mort ; néanmoins, parce qu’il craignait de perdre la puissance temporelle et une sédition parmi les Juifs, il condamna comme par force mon Fils à mort. Or, qu’auraient ceux-ci à craindre s’ils servaient mon Fils ? Ou bien quel honneur, quelles charges, quelles dignités perdraient-ils, s’ils l’honoraient ? Aucunes.

C’est pourquoi ils sont devant mon Fils plus coupables que Pilate, et ils seront jugés plus rigoureusement, d’autant que Pilate l’a jugé avec quelque crainte, pressé par les Juifs et par la volonté d’autrui ; mais ceux-ci le jugent de leur propre volonté et sans crainte, quand ils le déshonorent par leurs péchés, dont ils pourraient s’abstenir, s’ils voulaient ; mais ils ne s’abstiennent pas de pécher, et ils ne rougissent pas de les avoir commis, attendu qu’ils ne pensent pas être indignes des récompenses de celui qu’ils offensent tant, et ne le servent pas. Ils sont pire que Judas, d’autant que Judas, ayant trahi Notre-Seigneur, savait bien qu’il avait vendu celui qui était Dieu, reconnut l’avoir grandement offensé, fut désespéré, et se croyant indigne de vivre, se pendit, se livra au démon.

  Or, ceux-ci connaissent bien la laideur de leur péché, et néanmoins, ils y persévèrent, n’ayant pas en leur coeur la moindre contrition ; mais ils veulent avec violence et puissance ravir le royaume des cieux, quand ils pensent l’avoir, non par de bonnes oeuvres, mais par une confiance vaine et par une folle présomption, ce qui n’est octroyé à personne, si ce n’est à ceux qui font de bonnes oeuvres et qui souffrent quelque chose pour Dieu.

  Ils sont pires aussi que ceux qui le crucifièrent, car quand ils virent les oeuvres merveilleuses de mon Fils, ressuscitant les morts et guérissant les lépreux, ils pensaient en eux-mêmes : Cet homme fait des prodiges et des merveilles inouïes ; il abat avec une parole ceux qu’il veut abattre ; il sait nos pensées et il fait ce qu’il veut. Si on le laisse faire, nous serons tous sous sa puissance et lui serons soumis. Partant, afin de ne pas lui être soumis, ils le crucifièrent ; car s’ils eussent su qu’il était le Roi de gloire, ils ne l’eussent jamais crucifié. Mais ceux-ci voient journellement ses grandes et admirables oeuvres ; ils jouissent de ses faveurs et de ses bienfaits, et savent comment il la faut servir et comment il faut aller à lui.

Mais hélas ! se disent-ils, faut-il laisser toutes les choses temporelles ? Faut-il rompre notre volonté et faire la sienne ? Oh ! Que ceci est lourd et insupportable ! Partant, méprisant sa volonté et ne voulant pas lui obéir, ils crucifient mon Fils par l’endurcissement et l’insensibilité de leurs coeurs, entassant sur leur conscience péchés sur péchés.

  Ceux-ci sont pires que ceux qui l’ont crucifié, car les Juifs le faisaient, poussés par l’envie et parce qu’ils ne savaient pas qu’il fût Dieu, mais ceux-ci le crucifient spirituellement avec une malice préméditée, avec cupidité et présomption, et cela avec plus d’amertume que les Juifs ne le crucifièrent corporellement ; car ceux-ci sont rachetés, et ceux-là ne l’étaient point.

Obéissez donc à mon Fils, ô épouse ! Et craignez-le, car comme il est infiniment miséricordieux, il est aussi infiniment riche.


Révélations de Sainte Brigitte de Suède 1031