Jean, Vive Flamme B Couplet.3 $.70

Qui était obscur et aveugle.

70 À savoir, avant que Dieu ne l'éclaire et illumine, comme il a été dit. Pour l'intelligence de cela il faut savoir que, pour deux raisons le sens de la vue peut manquer de voir : ou parce qu'il est à l'obscur, ou parce qu'il est aveugle. Dieu est la lumière et l'objet de l'âme ; quand celle-ci ne l'éclaire pas, elle est à l'obscur, quoique la vue soit fort excellente; quand elle est en péché ou qu'elle emploie l'appétit en d'autres choses, alors elle est aveugle, et, quoiqu'alors l'investisse la lumière de Dieu, comme elle est aveugle, elle ne la voit pas. L'obscurité de l'âme est l'ignorance de l'âme, qui avant que Dieu ne l'éclaire par cette transformation était obscure et ignorante de tant de biens de Dieu, comme dit le Sage qu'il l'était avant que la sagesse ne l'éclaire, en disant: Mes ignorances, il les éclaira (Si 51,26).

71 Parlant spirituellement, une chose est d'être à l'obscur et une autre d'être en ténèbres ; parce qu'être en ténèbres est être aveugle (comme nous avons dit) en péché ; mais être à l'obscur, on peut l'être sans péché, et cela en deux manières, à savoir: concernant le naturel, n'ayant lumière d'aucunes choses naturelles, et concernant le surnaturel, n'ayant lumière des choses surnaturelles. Et concernant ces deux choses l'âme dit ici que son sens était obscur avant cette précieuse union ; car jusqu'à ce que le Seigneur dise : Fiat lux (Gn 1,3), régnaient les ténèbres sur la face de l'abîme de la caverne du sens de l'âme. Ce sens, d'autant plus il est abyssal et ses cavernes plus profondes, d'autant plus abyssales et profondes sont les cavernes et d'autant plus de profondes ténèbres il a en lui concernant le surnaturel quand Dieu - qui est sa lumière - ne l'éclaire pas ; et ainsi il lui est impossible de lever les yeux à la lumière divine ni qu'elle vienne en sa pensée, parce qu'il ne sait pas comment elle est, ne l'ayant jamais vue ; et pour cela il ne pourra la désirer, il désirera plutôt la ténèbre, parce qu'il sait comment elle est, et ira d'une ténèbre à l'autre, guidé par cette ténèbre, car une ténèbre ne peut conduire qu'à une autre ténèbre, puisque, comme dit David, le jour regorge le jour, et la nuit enseigne science à la nuit (Ps 18,2). Et ainsi un abîme appelle un autre abîme (Ps 41,8), à savoir : un abîme de lumière appelle un autre abîme de lumière, et un abîme de ténèbres un autre abîme de ténèbres, chaque semblable appelant son semblable et se communiquant à lui. Et ainsi la lumière de la grâce que Dieu a donnée avant à cette âme, avec laquelle il lui avait éclairé l'oeil de l'abîme de son esprit, en le lui ouvrant à la lumière divine et la rendant en cela agréable à soi, appelle un autre abîme de grâce, qui est cette transformation divine de l'âme en Dieu, avec laquelle l'oeil du sens se trouve tellement éclairé et agréable à Dieu que nous pouvons dire que la lumière de Dieu et celle de l'âme ne sont qu'une même lumière, la lumière naturelle de l'âme unie avec la surnaturelle de Dieu, et désormais la surnaturelle seule éclairant ; tout comme la lumière que Dieu créa s'unit avec celle du soleil, et désormais celle du soleil éclaire seulement sans que l'autre manque25.

25 Cf. Saint Thomas I 67,4 ad 2um.


72 Et aussi elle était aveugle en tant qu'elle goûtait d'autre chose ; car l'aveuglement du sens rationnel et supérieur est l'appétit, qui comme un voile et nuage s'entremet et se pose sur l'oeil de la raison afin qu'elle ne voie pas les choses qui sont devant. Et ainsi, tandis qu'il proposait au sens quelque goût, il était aveugle pour voir les grandeurs de richesses et de beauté divine qui étaient derrière le voile ; car tout comme fixant l'oeil sur une chose pour petite qu'elle soit, cela suffit pour lui fermer la vue qui ne voit pas les autres choses qui sont devant pour grandes qu'elles soient, ainsi un seul léger appétit et acte oiseux qu'a l'âme suffit pour empêcher toutes ces grandeurs divines qui sont au-delà des goûts et appétits que l'âme recherche.

73 Oh! qui pourrait dire ici combien il est impossible que l'âme qui a des appétits juge des choses de Dieu comme elles sont ! car pour réussir à juger des choses de Dieu, il faut rejeter l'appétit et le goût à l'extérieur, et non les juger avec l'appétit, car infailliblement on en viendra à juger les choses de Dieu pour n'être pas de Dieu, et celles qui ne sont pas de Dieu pour être de Dieu. Car ce voile et ce nuage étant sur l'oeil du jugement, il ne voit que le voile, certaines fois d'une couleur et d'autres fois d'une autre, selon qu'elles se présentent, et elle croit que ce voile est Dieu, parce que, comme je dis, il ne voit plus que le voile qui est sur le sens, et Dieu ne tombe pas sur le sens. Et de cette manière l'appétit et les goûts sensibles empêchent la connaissance des choses hautes ; ce que donne bien à entendre le Sage par ces paroles, en disant : La tromperie de la vanité obscurcit les biens, et l'inconstance de la concupiscence renverse le sens sans malice (Sg 4,12), à savoir, le bon jugement.

74 Pour cela, ceux qui ne sont pas spirituels au point d'être purifiés de leurs appétits et de leurs goûts, mais qui ont encore quelque chose d'animal en eux, ils se fient aux choses qui sont les plus viles et les plus basses pour l'esprit, qui sont celles qui approchent le plus du sens selon lequel ils vivent encore, ils les estiment comme une grande chose ; et celles qui sont plus précieuses et plus hautes pour l'esprit, qui sont celles qui s'éloignent le plus du sens, ils les tiennent pour peu et ne les estiment pas, et même parfois les tiennent pour folie, comme le donne bien à entendre saint Paul, en disant : L'homme animal ne perçoit pas les choses de Dieu; elles sont pour lui folie, et il ne peut les entendre (1Co 2,14). Par homme animal il entend ici celui qui vit encore avec des appétits et des goûts naturels ; car, quoique ces goûts viennent de l'esprit dans le sens, si l'homme veut s'attacher à eux avec son appétit naturel, ce ne sont plus alors que des appétits naturels ; car peu importe le fait que l'objet ou le motif soit surnaturel, si l'appétit vient du naturel même tenant sa racine et sa force dans le naturel, il ne manque pas d'être appétit naturel, puisqu'il a la même substance et nature que si elle avait un motif et une matière naturels.

75 Tu me diras : « Puisqu'il s'ensuit alors que, quand l'âme désire Dieu, elle ne le désire pas surnatu-rellement, et ainsi cet appétit ne sera pas méritoire devant Dieu ». Je réponds qu'il est vrai que cet appétit n'est pas - quand l'âme désire Dieu - toujours surnaturel, si ce n'est quand Dieu l'infuse, donnant, Lui, la force d'un tel appétit, et celui-ci est très différent du naturel, et jusqu'à ce que Dieu l'infuse il mérite très peu ou rien. Et ainsi, quand tu veux de toi-même avoir cet appétit de Dieu, ce n'est pas plus qu'un appétit naturel, et il ne le sera pas davantage jusqu'à ce que Dieu veuille l'informer surnaturellement. Aussi quand toi, de toi-même, tu veux appliquer l'appétit aux choses spirituelles et que toi tu veux attacher à la saveur de ces exercices ton appétit naturel, alors tu mets des voiles sur l'oeil et tu es un animal, et ainsi tu ne pourras entendre ni juger du spirituel, qui est au-dessus de tout sens et appétit naturel. Et si tu as encore des doutes, je ne sais que te dire, sinon que tu recommences à lire ; peut-être tu le comprendras, car la substance de la vérité est dite et ne permet pas que je m'attarde ici davantage en cela.

76 Donc, ce sens de l'âme, qui avant était obscur sans cette divine lumière de Dieu et aveugle avec ses appétits et affections, est désormais non seulement illustré et clair par le moyen de cette divine union avec Dieu, mais encore il est devenu alors lui comme une lumière resplendissante avec les cavernes de ses puissances.



Avec de singulières excellences

chaleur et lumière

ensemble donnent à son bien-aimé.

77 Comme ces cavernes des puissances sont désormais si magnifiques et merveilleusement plongées dans les admirables splendeurs de ces flambeaux (comme nous avons dit) qui brûlent en elles, elles envoient à Dieu en Dieu - outre l'abandon qu'elles font de soi-même à Dieu - ces mêmes splendeurs qu'elles ont reçues avec une amoureuse gloire, elles étant inclinées à Dieu en Dieu, elles aussi faites comme des flambeaux allumés dans les splendeurs des flambeaux divins, donnant à l'Aimé la même lumière et la même chaleur d'amour qu'elles ont reçues ; parce qu'ici, de la même manière qu'elles l'ont reçu, elles le donnent à celui qui le reçoit et qui le donne, avec les mêmes délicatesses qu'il le donne; comme le verre fait quand le soleil le bat, qui jette aussi des éclats, bien que ceci se fasse d'une manière plus haute, parce qu'ici intervient l'exercice de la volonté.

78 Avec de singulières excellences, à savoir singulières et éloignées de toute pensée commune et de tout éloge et de tout mode et de toute manière, car conformément à la première excellence avec laquelle l'entendement reçoit la sagesse divine - l'entendement ne faisant qu'un avec celui de Dieu - est l'excellence avec laquelle le donne l'âme, car elle ne peut le donner qu'au mode qu'on le lui donne; et conformément à l'excellence avec laquelle la volonté est unie en la bonté, est l'excellence avec laquelle elle donne à Dieu en Dieu la même bonté, car elle ne le reçoit que pour le donner; et ni plus ni moins selon l'excellence avec laquelle en la grandeur de Dieu elle connaît, étant unie en elle, elle éclaire et donne chaleur d'amour; et selon les principes et les excellences des attributs divins que l'âme communique ici de force, de beauté, de justice, etc., sont les excellences avec lesquelles le sens, qui en jouit, donne en son bien-aimé cette même lumière et chaleur qu'il recevait de son bien-aimé ; car elle étant faite alors une même chose en lui, d'une certaine manière, elle est Dieu par participation, et, quoique non parfaitement comme en l'autre vie, elle est, comme nous l'avons dit, comme une ombre de Dieu. Et à cette proportion, étant elle par le moyen de cette substantielle transformation, ombre de Dieu, elle fait en Dieu, pour Dieu ce que Lui fait en elle par soi-même au mode que Lui le fait, car la volonté des deux est une, et ainsi l'opération de Dieu et d'elle est une. D'où comme Dieu lui donne d'une libre et gratuite volonté, de même elle, sa volonté étant d'autant plus libre et généreuse qu'elle est plus unie en Dieu, elle donne Dieu à Dieu même en Dieu, et c'est le vrai et entier don de l'âme à Dieu. Car l'âme voit alors que vraiment Dieu est sien, et qu'elle le possède avec possession héréditaire, avec propriété de droit, comme fils adoptif de Dieu, par la grâce que Dieu lui fit de se donner soi-même à elle, et que, comme, chose sienne, elle peut le donner et communiquer à qui elle veut selon sa volonté ; et ainsi elle le donne à son bien-aimé, qui est le Dieu même qui le lui a donné à elle ; en quoi elle paie à Dieu tout ce qu'elle lui doit, puisque volontairement elle lui donne autant qu'elle reçoit de lui.

79 Et comme en ce don que l'âme fait à Dieu, elle lui donne l'Esprit Saint comme chose sienne en une offrande volontaire, afin qu'il s'aime en lui comme il le mérite, l'âme a un délice et une fruition inestimables, car elle voit qu'elle, elle donne à Dieu une chose à elle, personnelle, qui cadre avec Dieu selon son être infini. Car, bien qu'il soit vrai que l'âme ne peut de nouveau donner Dieu même à lui-même, puisqu'en soi Il est toujours le même, toutefois l'âme le fait de soi parfaitement et véritablement, donnant tout ce qu'Il lui avait donné pour gagner l'amour, ce qui se fait en donnant autant qu'on lui donne. Et Dieu se paie avec ce don de l'âme (car avec moins il ne se paierait pas), et Dieu le prend avec gratitude, comme chose que l'âme lui donne de soi, et en ce don même Il aime de nouveau l'âme, et en ce don renouvelé de Dieu à l'âme, l'âme aussi aime comme de nouveau. Et ainsi entre Dieu et l'âme s'établit un amour réciproque en conformité de l'union et du don du mariage, où les biens de tous les deux, qui sont la divine essence, chacun les possède librement pour la raison que le don volontaire de l'un à l'autre, ils les possèdent l'un et l'autre ensemble, disant l'un à l'autre ce que le Fils de Dieu dit au Père par saint Jean, à savoir : Omnia mea tua sunt, et tua mea sunt, et clarificatus sum in eis ; soit : Tous mes biens sont tiens, et tes biens sont miens, et je suis glorifié en eux (Jn 17,10). Ce qui en l'autre vie est sans interruption en la fruition parfaite ; mais en cet état d'union cela arrive quand Dieu exerce en l'âme cet acte de la transformation, bien que non avec la même perfection qu'en l'autre. Or que l'âme puisse faire ce don, bien qu'il soit au-dessus de la capacité de son être, c'est clair, comme l'est que celui qui a en sa puissance de nombreux peuples et royaumes, qui sont de beaucoup plus grande importance, peut les donner à qui il veut.

80 C'est la grande satisfaction et contentement de l'âme, de voir qu'elle donne à Dieu plus qu'elle n'est en soi et qu'elle ne vaut, avec cette même lumière divine et chaleur divine qu'il lui donne ; ce qui en l'autre vie est par le moyen de la lumière de gloire, et en celle-ci par le moyen de la foi très illustrée. De cette manière, les profondes cavernes du sens, / avec de singulières excellences, / chaleur et lumière ensemble donnent à leur bien-aimé. Ensemble, dit-elle, car ensemble se fait la communication du Père et du Fils et du Saint Esprit en l'âme, qui sont lumière et feu d'amour en elle.

81 Mais les excellences avec lesquelles l'âme^ fait ce présent, nous devons les noter ici brièvement. À ce propos, il faut prendre garde que, étant donné que l'âme jouit d'une certaine image de fruition causée par l'union de l'entendement et de l'affection avec Dieu, comblée est-elle de délectation et obligée par cette si grande faveur, elle fait la dite donation de Dieu et de soi à Dieu en des modes merveilleux ; car, concernant l'amour, l'âme se comporte envers Dieu avec de singulières excellences, et concernant cette trace de fruition ni plus ni moins, et concernant la louange de même, et pareillement concernant la reconnaissance.

82 En premier, elle a trois excellences principales d'amour. La première est que l'âme alors aime Dieu non par elle, mais par Lui-même ; ce qui est une admirable excellence, car elle aime par l'Esprit Saint, comme le Père et le Fils s'aiment, comme le même Fils le déclare par saint Jean, en disant : Que la dilec-tion avec laquelle tu m'aimas soit en eux et moi en eux (Jn 17,26). La deuxième excellence est d'aimer Dieu en Dieu, car en cette union véhémente, l'âme s'absorbe en l'amour de Dieu, et Dieu avec grande véhémence se livre à l'âme. La troisième excellence principale d'amour est alors de l'aimer pour ce qu'il est; car alors elle ne l'aime pas seulement parce qu'il est pour elle-même libéral, bon, glorieux, etc., mais beaucoup plus fortement, car il est en soi tout cela essentiellement.

83 Et concernant cette image de fruition, elle a trois autres excellences merveilleuses, précieuses et principales : La première, que l'âme jouit alors de Dieu par Dieu même, parce que comme l'âme ici unit l'entendement à l'omnipotence, sagesse, bonté, etc. (quoique pas clairement comme ce sera en l'autre vie), grandement elle se délecte en toutes ces choses entendues distinctement, comme nous l'avons dit plus haut. La deuxième excellence principale de cette délectation est de se délecter régulièrement en Dieu seulement, sans aucun autre mélange de créature. Et la troisième délectation est de jouir de Lui seulement pour ce qu'Il est, sans aucun mélange de son goût personnel.

84 Quant à la louange que l'âme fait à Dieu en cette union, il y a trois autres excellences de louange : La première, de le faire par devoir, car l'âme voit que Dieu l'a créée en vue de sa louange, comme Il l'affirme par Isaïe, en disant: Ce peuple je l'ai formé pour moi; il chantera mes louanges (Is 43,21). La deuxième excellence de louange vient des biens qu'elle reçoit et du plaisir qu'elle a à le louer. La troisième est pour ce que Dieu est en soi, car, même si l'âme ne recevait aucune satisfaction, elle Le louerait pour ce qu'Il est.

85 Concernant la reconnaissance elle a trois autres excellences : La première, elle remercie des biens naturels et spirituels qu'elle a reçus et des bienfaits. La deuxième est la grande délectation qu'elle a en louant Dieu, car avec grande véhémence elle s'absorbe en cette louange. La troisième est de louer seulement pour ce que Dieu est, elle est beaucoup plus forte et délectable.



COUPLET 4



Combien doux et amoureux
t'éveilles-tu dans mon sein
où, secrètement seul tu demeures
et en ton souffle savoureux
riche de bien et de gloire
combien délicatement tu m'énamoures !


EXPLICATION


1 L'âme ici se tourne vers son Époux avec beaucoup d'amour, l'estimant et le remerciant de deux effets admirables que parfois il fait en elle par le moyen de cette union, notant aussi le mode avec lequel il fait chacun d'eux et aussi l'effet qui en elle rejaillit en cette occasion.

2 Le premier effet est un réveil de Dieu en l'âme, et le mode avec lequel celui-ci se fait est de douceur et d'amour. Le second est une aspiration de Dieu en l'âme, et son mode est de bien et de gloire qui se communique en l'aspiration. Et ce qui de là en rejaillit sur l'âme c'est de l'énamourer délicatement et tendrement.

3 Et ainsi, c'est comme si elle disait: Le réveil que tu fais ô Verbe Époux ! dans le centre et le fond de mon âme, qui est la pure et intime substance pour elle, en laquelle secrètement et silencieusement seul, comme son seul Seigneur, tu demeures, non seulement comme en ta maison, non seulement comme dans ton lit même, mais encore comme en mon propre sein, intimement et étroitement uni, combien avec douceur et amoureusement le fais-tu ! c'est dire que tu es grandement amoureux et doux. Et en cette savoureuse aspiration qu'en ce réveil qui est tien tu fais savoureuse pour moi, car elle est pleine de bien et de gloire, avec combien de délicatesse tu m'énamoures et m'affectionnes à toi ! Pour cela l'âme prend la comparaison de celui qui respire, quand il se réveille de son sommeil, car à la vérité, elle le sent alors ainsi. Suit le vers :


Combien doux et amoureux

t'éveilles-tu en mon sein!

4 Il y a tant de manières de réveils que Dieu fait à l'âme que, si nous devions nous mettre à les raconter, jamais nous n'aurions fini. Mais ce réveil qu'ici l'âme veut donner à entendre, réveil que lui fait le Fils de Dieu, est, à mon avis, des plus relevés et de ceux qui font le plus grand bien à l'âme ; car ce réveil est un mouvement que fait le Verbe en la substance de l'âme d'une telle grandeur, seigneurie et gloire, et d'une telle suavité intime, qu'il paraît à l'âme que tous les baumes et parfums odorants et fleurs du monde se remuent et s'agitent, se mélangeant pour donner leur suavité, et que tous les royaumes et seigneuries du monde, et que toutes les puissances et vertus du ciel s'émeuvent; et non seulement cela, mais qu'aussi toutes les vertus et substances et perfections et grâces de toutes les choses créées resplendissent et font le même mouvement, toutes unanimement et à l'unisson26. Et attendu que, comme dit saint Jean (Jn 1,4) toutes les choses en lui sont vie, et en lui vivent et sont et se meuvent, comme dit aussi l'Apôtre (Ac 17,28), de là vient que, ce si grand Empereur se mouvant dans l'âme, dont la principauté, comme dit Isaïe, il la porte sur l'épaule (Is 9,6), qui sont les trois machines de l'univers, céleste, terrestre et infernale, et les choses contenues en elles les portant toutes, comme dit saint Paul (He 1,3), avec le Verbe de sa vertu, toutes ensemble paraissent se mouvoir - de la façon qu'au mouvement de la terre se meuvent toutes les choses matérielles qu'il y a en elle - comme si elles n'étaient rien; il en est ainsi quand ce prince qui porte sur lui sa cour, et non la cour qui le porte à lui.

26 Pour essayer de rendre todo a una y en uno : toutes ensemble et d'un commun accord.


5 Bien que cette comparaison soit fort impropre, car ici non seulement elles paraissent se mouvoir, mais aussi parce que toutes dévoilent les beautés de leur être, de leurs vertu et beauté et grâces, et la source de leur durée et de leur vie; car l'âme remarque alors comment toutes les créatures d'en haut et d'en bas ont leur vie et durée et force en Lui, et elle voit clairement ce qu'Il dit dans le livre des Proverbes, par ces paroles : Par moi règnent les rois et par moi gouvernent les princes, et les puissants exercent la justice et l'entendent (Pr 8,15-16). Et bien qu'il soit vrai que l'âme découvre en cet état que toutes ces choses sont différentes de Dieu en tant qu'elles ont un être créé, et qu'elle les voit en Lui, avec leurs force, racine et vigueur, elle connaît tellement que Dieu est toutes ces choses en son être, avec une éminence infinie, qu'elle les connaît mieux en l'être de Dieu qu'en elles-mêmes. Et c'est le grand délice de ce réveil : connaître par Dieu les créatures, et non pas Dieu par les créatures ; ce qui est connaître les effets par leur cause et non la cause par les effets, ce qui est une connaissance secondaire, et cette autre essentielle.

6 Mais comment ce mouvement peut être en l'âme - attendu que Dieu est immobile - est une chose merveilleuse, car, bien qu'alors il ne se meuve pas réellement, il semble à l'âme qu'en vérité il se meut; parce que, comme elle est renouvelée et mue par Dieu afin qu'elle voie cette vue surnaturelle, et que se découvrent avec tant de nouveauté cette vie divine et l'être et l'harmonie de toute créature en elle avec ses mouvements en Dieu, il lui semble que Dieu est celui qui se meut, et elle attribue à la cause le nom de l'effet qu'elle produit; selon cet effet nous pouvons dire que Dieu se meut, comme le Sage dit, que la sagesse est plus mobile que toutes les choses mobiles (Sg 7,24), et cela est, non parce qu'elle se meut, mais parce qu'elle est le principe et la racine de tout mouvement, tout en demeurant en soi stable, comme il dit ensuite (Sg 7,27), elle renouvelle toutes les choses. Et ainsi ce qu'il veut dire ici c'est que la Sagesse est plus active que toutes les choses actives ; et ainsi devons-nous dire alors que l'âme en ce mouvement est celle qui est mue et réveillée du sommeil d'une vue naturelle à une vue surnaturelle, et pour cela elle lui donne fort à propos le nom de réveil.

7 Mais Dieu demeure toujours tel que l'âme le remarque, mouvant, régissant et donnant être et vertu et grâces et dons à toutes les créatures, les tenant en soi virtuellement et actuellement et substantiellement, l'âme voyant ce que Dieu est en soi et ce qu'il est en ses créatures, en une seule vue, ainsi que celui qui, ouvrant un palais, voit immédiatement l'éminence de la personne qui est à l'intérieur et voit en même temps ce qu'elle fait. C'est ainsi que moi j'entends comment se fait ce réveil et cette vue de l'âme, l'âme étant en Dieu substantiellement, comme l'est toute créature, Dieu lui ôte de devant quelques-uns des nombreux voiles et rideaux qu'elle a devant afin qu'elle puisse le voir tel qu'il est, et alors se laisse deviner et entrevoir un peu obscurément (car tous les voiles ne sont pas ôtés) ce visage, le sien, plein de grâces ; ce visage, comme toutes les choses est mû par sa vertu, et il paraît en même temps avec lui ce qu'Il fait, et il semble se mouvoir en elles et elles en lui d'un mouvement continu ; et pour cela il semble à l'âme qu'il se meut et se réveille, alors que c'est elle qui est mue et réveillée.

8 Telle est la bassesse de notre condition de vie, que comme nous sommes, nous pensons que sont les autres, et comme nous sommes, nous jugeons les autres, le jugement partant et naissant de nous-mêmes et non de l'extérieur; et ainsi, le larron pense que les autres aussi dérobent ; et le luxurieux pense que les autres le sont à sa manière ; et le méchant, que les autres sont méchants, ce jugement venant de sa malice; et l'homme bon pense du bien des autres, ce jugement venant de la bonté qu'il a éprouvée en lui ; celui qui est nonchalant et endormi, pense que les autres le sont. Et de là vient que, quand nous sommes nonchalants et endormis devant Dieu, il nous semble que c'est Dieu qui dort et ne prend pas soin de nous, comme il se voit dans le psaume 43, où David dit à Dieu : Lève-toi, Seigneur, pourquoi dors-tu ? Lève-toi (Ps 43,23), mettant en Dieu ce qui était dans les hommes, car, eux étant les endormis et les abattus, ils disent à Dieu que c'est Lui, et demandent qu'Il se lève et se réveille, alors que jamais ne dort celui qui garde Israël (Ps 120,4).

9 Mais, à la vérité, alors que tout le bien de l'homme vient de Dieu et que l'homme de soi ne peut avoir aucune chose qui soit bonne, avec vérité on dit que notre réveil est réveil de Dieu, et que notre lever est lever de Dieu ; et ainsi, c'est comme si David disait: « Lève-nous deux fois, et nous réveille, car nous sommes endormis et défaillants de deux manières ». C'est pourquoi, comme l'âme était endormie d'un sommeil duquel jamais elle n'aurait pu d'elle-même se réveiller, et que Dieu est celui qui lui peut ouvrir les yeux et faire ce réveil, elle appelle très proprement ce réveil de Dieu, en disant: T'éveilles-tu en mon sein. Réveille-nous toi et éclaire-nous, mon Seigneur, afin que nous connaissions et aimions les biens que toujours tu nous présentes, et que nous connaissions que tu t'es mû à nous faire des faveurs et que tu t'es souvenu de nous !

10 Totalement indicible est ce que l'âme connaît et sent en ce réveil de l'excellence de Dieu, car étant communication de l'excellence de Dieu en la substance de l'âme qui est son sein, comme elle dit ici, une puissance immense retentit en l'âme comme une voix d'une multitude de milliers de milliers de vertus de Dieu à jamais sans nombre. En elles l'âme sur ses gardes, reste terriblement et solidement en elles ordonnée comme une armée rangée en bataille (Ct 6,3) et suavement gratifiée de toutes les suavités et grâces des créatures.

11 Mais naîtra le doute : comment l'âme peut-elle endurer une si forte communication dans la faiblesse de la chair, qui en effet n'a ni capacité ni force en elle pour supporter autant sans défaillir ? puisque la reine Esther, de voir seulement le roi Assuérus sur son trône avec ses habits royaux et resplendissant d'or et de pierres précieuses, eut une telle frayeur de le voir si terrible en son apparence, qu'elle défaillit, ainsi qu'elle le confesse là, en disant que pour la frayeur que lui fit sa grande gloire, parce qu'il lui parut comme un ange et son visage plein de grâces, elle défaillit (Est 15,16) - car la gloire accable celui qui la regarde, quand elle ne glorifie pas -; donc, combien plus l'âme devrait-elle défaillir ici, puisque ce n'est pas un ange qu'elle aperçoit, mais Dieu, avec son visage plein des grâces de toutes les créatures, et une puissance et une gloire terribles et une voix de multitude d'excellences ? dont Job dit (Jb 26,14) que, si nous supportons si mal un faible murmure, qui pourra souffrir la grandeur de son tonnerre ? et ailleurs il dit : Je ne veux pas qu'il me parle et qu'il me traite avec beaucoup de force, afin que d'aventure il ne m'accable avec le poids de sa grandeur (Jb 23,6).

12 Mais la cause pourquoi l'âme ne défaille ni ne craint en ce réveil si puissant et si glorieux, a deux raisons : la première parce que, l'âme étant désormais en état de perfection comme elle est ici, dans lequel la partie inférieure est bien purifiée et conforme à l'esprit, elle ne sent point le dommage et la peine que dans les communications spirituelles ont l'habitude de sentir l'esprit et le sens non purifiés ni disposés pour le recevoir. Bien que cela ne suffise pas pour la garantir de recevoir du détriment en présence d'une telle grandeur et d'une telle gloire, pour autant que, bien que le naturel soit très pur, toutefois, comme cela dépasse le naturel, elle l'accablerait, comme le fait une sensation trop forte à la puissance sensible; c'est en ce sens qu'il faut entendre ce que nous alléguons de Job. Mais la seconde raison est celle qui importe, celle que dans le premier vers l'âme dit ici, qu'il se montre doux; car ainsi que Dieu montre à l'âme grandeur et gloire pour la réjouir et l'exalter, ainsi la favo-rise-t-il afin qu'elle ne reçoive pas de dommage, en protégeant le naturel, montrant à l'esprit sa grandeur avec affabilité et amour, à l'insu du naturel, l'âme ne sachant pas si cela se passe dans le corps ou hors de lui. Ce qu'il peut très bien faire, lui qui de sa droite garantit Moïse (Ex 33,22) afin qu'il vît sa gloire. Et ainsi, l'âme sent autant de mansuétude et d'amour en lui, que de pouvoir, de seigneurie et de grandeur, car en Dieu tout est une même chose ; et ainsi la délectation est forte et la protection puissante en la mansuétude et en l'amour, afin de supporter une si forte joie, et ainsi l'âme est puissante et forte plutôt qu'elle ne défaille ; et si Esther se pâma, ce fut parce que le roi ne se montra pas au début favorable, au contraire, comme elle dit ici, les yeux ardents, il lui manifesta la fureur de son coeur (Est 15,10) ; mais bientôt il la favorisa, inclinant son sceptre vers elle et l'en touchant et l'embrassant, elle revint à soi, quand il lui dit qu'il était son frère, qu'elle ne craignît rien (Est 15,12-15).

13 Et ainsi, le Roi du ciel s'étant dès l'abord comporté avec l'âme aimablement comme son égal et son frère, dès lors l'âme ne craint plus ; car, lui montrant en mansuétude et sans fureur la force de son pouvoir et l'amour de sa bonté, il lui communique force et amour de son coeur, sortant vers elle de son trône de l'âme comme un époux de son lit (Ps 18,6), où il était caché, s'inclinant vers elle et la touchant du sceptre de sa majesté et l'embrassant comme un frère. Et alors les habits royaux et leur parfum, qui sont les vertus admirables de Dieu ; alors l'éclat de l'or, qui est la charité ; alors luisent les pierres précieuses des connaissances des substances supérieures et inférieures ; alors le visage du Verbe plein de grâces, qui assaillent et revêtent la reine, l'âme, de manière que, transformée en ces vertus du Roi du ciel, elle se voit devenue reine, et qu'on peut avec vérité dire d'elle ce que David dit d'elle dans le psaume (Ps 44,10), à savoir: La reine se trouva à ta droite en vêtements d'or et entourée de variété. Et, parce que tout ceci se passe dans l'intime substance de l'âme, elle dit ensuite:

où secrètement seul tu demeures.

14 Elle dit qu'en son sein il demeure secrètement, parce que, comme nous avons dit, c'est dans le fond de la substance de l'âme que s'est fait ce doux embrasement. Il faut savoir que Dieu dans toutes les âmes demeure secrètement et en cachette dans leur substance, car si cela n'était, elles ne pourraient continuer à exister. Mais il y a de la différence en ce séjour et beaucoup, car dans les unes il demeure seul, et dans les autres il ne demeure pas seul, dans les unes il demeure avec plaisir, et en d'autres il demeure avec déplaisir; dans les unes il demeure comme en sa maison, gouvernant et régissant tout, et en d'autres il demeure comme un étranger en une maison d'autrui, où ils ne le laissent rien commander ni rien faire. L'âme où demeurent moins d'appétits et de goûts propres est celle où Il demeure davantage seul et avec le plus de plaisir, et comme davantage en sa propre maison, régissant et gouvernant, et Il demeure d'autant plus secrètement qu'il est plus seul. Et ainsi en cette âme en laquelle désormais plus aucun appétit ni autres images ni formes ni affections d'aucune chose créée ne demeurent, le plus secrètement demeure l'Aimé, avec un embrassement d'autant plus intime, intérieur et étroit que plus elle est, comme nous avons dit, pure et seule de toute autre chose que de Dieu ; et ainsi, Il y est secrètement, car de cet état et de cet embrassement, le démon ne peut approcher, ni l'entendement de l'homme savoir comme il est. Mais à la même âme en cette perfection Il n'est pas secret, elle sent en soi cet intime embrassement ; cependant selon ces réveils, pas toujours, parce que, quand l'Aimé les fait, il semble à l'âme qu'il se réveille en son sein, où avant Il était comme endormi, car, même si elle le sentait et goûtait, c'était comme l'aimé endormi en son sein ; et, quand l'un des deux est endormi, les intelligences et les amours mutuelles ne se communiquent point entre eux, jusqu'à ce que tous deux soient réveillés.

15 Oh! combien heureuse est cette âme qui toujours sent que Dieu est reposé et immobile en son sein ! Oh ! combien lui convient-il de se retirer de toutes choses, de s'éloigner des affaires et de vivre avec une immense quiétude, par crainte qu'avec le moindre détail, le moindre trouble, elle n'inquiète ou ne remue le sein de l'Aimé ! Il est là d'ordinaire comme endormi en cet embrassement avec l'épouse, en la substance de son âme, ce qu'elle sent très bien et d'ordinaire en jouit. Parce que, s'il était toujours éveillé en elle, lui communiquant les connaissances et les amours, ce serait déjà être en gloire, car si pour une fois qu'il s'éveille à peine, ouvrant l'oeil, il met l'âme en l'état que nous avons dit, que serait-ce s'il était d'ordinaire en elle pour elle bien réveillé?

16 En d'autres âmes qui ne sont pas arrivées à cette union, encore qu'il n'y soit pas avec déplaisir, parce que vraiment elles sont en état de grâce, toutefois, pour autant qu'elles ne sont pas encore bien disposées, bien qu'Il demeure en elles, Il y demeure en secret pour elles ; parce qu'elles ne le sentent pas d'ordinaire sinon quand Il leur fait quelques réveils savoureux ; bien que ces réveils ne soient pas du genre ni de la qualité de celui-ci, ni n'ont rien à voir avec lui, n'étant pas si secrets comme l'autre ni pour l'entendement ni pour le démon qui peuvent encore y entendre quelque chose par les mouvements du sens qui jusqu'à l'union n'est pas bien anéanti, qui a encore quelques actes et mouvements concernant le spirituel, n'étant pas lui totalement pur spirituel. Mais en ce réveil que l'Époux fait en cette âme parfaite tout ce qui se passe et se fait est parfait, parce que Lui fait tout; ce qui est à la façon comme quand quelqu'un se réveille et prend haleine : l'âme sent une délectation étrange en l'aspiration de l'Esprit Saint en Dieu, en qui souverainement elle se glorifie et s'énamoure. Et pour cela elle dit les vers suivants :


Jean, Vive Flamme B Couplet.3 $.70