Catéchèses S. J-Paul II 17109

17 octobre 1979 TEL EST LE BON PASTEUR, PÈLERIN PARMI LES HOMMES

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« L'évêque qui visite les communautés de son Église est un véritable pèlerin qui se rend chaque fois dans ce sanctuaire spécial du bon pasteur qu'est le peuple de Dieu qui participe au sacerdoce royal du Christ. Bien plus, ce sanctuaire, c'est chaque homme dont le mystère ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » (Signe de contradiction et Gaudium et Spes,
GS 25).

J'ai eu l'occasion de prononcer ces paroles en la chapelle Mathilde lorsque le pape Paul VI m'invita à prêcher les Exercices spirituels au Vatican.

Ces mêmes paroles me reviennent aujourd'hui à l'esprit car elles renferment, il me semble, le contenu essentiel du voyage que j'ai fait en Irlande et aux États-Unis, à l'invitation du secrétaire général de l’ONU.

Ce voyage a été un authentique pèlerinage au sanctuaire vivant du peuple de Dieu. Si nous pouvons, grâce au Concile Vatican II, considérer ainsi chaque visite de l'évêque à une paroisse, nous pouvons en dire de même de cette visite du pape. Je veux également que ceux qui m'ont si chaleureusement accueilli sachent que je me suis efforcé de pénétrer ce mystère que le Christ, bon Pasteur, a modelé et continue de modeler dans leurs âmes, dans leurs communauté. Et c'est pour mettre cela en évidence que j'ai décidé d'interrompre aujourd'hui les réflexions sur les paroles du Christ à propos du mariage. Nous les reprendrons la semaine prochaine.

2. Je veux tout d'abord vous parler de la rencontre avec le mystère de l'Église en terre irlandaise. Je n'oublierai jamais ce lieu où nous avons fait une brève halte au matin du 30 septembre : Clonmacnois. Les ruines de l'abbaye et de l'église racontent la vie qui s'y déroulait autrefois. Il s'agit de l'un de ces monastères ou les moines irlandais implantèrent le christianisme qu'ils répandirent ensuite dans d'autres pays d'Europe. On ne peut contempler ces ruines comme un monument du passé ; des générations entières en Europe lui doivent la lumière de l'Évangile et la charpente de leur culture. Ces ruines renferment toujours une grande mission. Elles sont toujours un défi. Elles parlent encore de la plénitude de vie à laquelle nous a appelés le Christ. Il est difficile qu'un pèlerin arrive en ces lieux sans que ces traces du passé, apparemment mort, ne révèlent une dimension permanente et éternelle de la vie. C'est l'Irlande : au coeur de la mission éternelle de l'Église commencée par saint Patrick.

En marchant sur ses pas, nous nous dirigeons vers le siège primatial d'Armagh, et nous nous arrêtons, chemin faisant, à Drogheda, où avait été exposées, pour la circonstance, les reliques de saint Olivier Plunkett, évêque et martyr. En se prosternant devant ces reliques, on peut exprimer toute la vérité sur l'Irlande d'hier et d'aujourd'hui, et toucher ses blessures, confiants qu'elles se cicatriseront et permettront à tout l'organisme de vivre.

Nous touchons donc ainsi les douloureux problèmes contemporains mais nous continuons de marcher en pèlerin dans ce magnifique sanctuaire du peuple de Dieu qui s'ouvre devant nous, en tant de lieux et tant de merveilleuses assemblées liturgiques et eucharistiques à Dublin, à Galway, à Knock Mariano, à Maynooth, à Limerick. Et puis, je n'oublierai jamais ma rencontre avec le président de l'Irlande, M. Patrick Hillary, et avec les hautes personnalités de cette nation. Que tous ceux que j'ai rencontrés — les prêtres, les missionnaires, les religieux et les religieuses, les écoliers, les laïcs, les époux, les parents, les jeunes, les malades et surtout mes frères dans l'épiscopat — se souviennent que j'ai été parmi eux comme un pèlerin qui visité le sanctuaire du bon Pasteur, qui est en tout le peuple de Dieu ; qu'ils sachent que j'ai marché dans ce magnifique berceau de l'histoire du salut devenu, depuis les temps de saint Patrick, l'Ile verte, la tête inclinée et le coeur reconnaissant, en cherchant avec eux, les routes de l'avenir.

3. Je veux en dire de même à mes frères et soeurs d'Amérique. Leur Église est encore jeune car leur grande société est jeune : elle n'existe que depuis deux siècles dans la carte politique du globe. Je veux les remercier tous de l'accueil qu'ils m'ont réservé, de la manière dont ils ont répondu à ma courte présence. J'avoue que j'ai été surpris par un tel accueil. Nous avons célébré la messe pour les jeunes, le premier soir, à Boston, sous une pluie battante. Une pluie qui nous a accompagnés dans les rues de cette ville et puis dans celle de New York, au milieu des gratte-ciel. Une pluie qui n'a pas empêché a tant d'hommes de bonne volonté de persévérer dans la prière, en attendant mon arrivée, ma parole et ma bénédiction.

Je n'oublierai jamais les quartiers de Harlem et leur population noire, du South Bronx et ses émigrés latino-américains ; ma rencontre avec les jeunes au Madison Square Garden et au Battery Park sous une pluie torrentielle et un gros orage, et au stade de Brooklyn où est finalement sorti le soleil. Et le jour avant, l'immense Yankee Stadium bondé de fidèles venus assister à la liturgie eucharistique. Et puis : Philadelphie, la première capitale des États indépendants avec sa cloche de la liberté, et deux millions de participants à la messe célébrée l’après-midi en plein centre de la ville. Et ma rencontre avec l'Amérique rurale à Des Moines. Puis, Chicago, où j'ai pu mieux développer l'analogie sur le thème E pluribus unum. Enfin, Washington, capitale des États-Unis, avec un programme chargé jusqu'à la dernière messe au Capitol Hall.

L'évêque de Rome est entré en pèlerin, sur les pas du bon Pasteur, dans son sanctuaire du nouveau continent pour vivre avec vous les réalités du concile Vatican II, avec toute la profondeur et la vigueur de la doctrine. Et tout cela a été marqué par la grande joie d'être cette Église, c'est-à-dire le peuple auquel le Père offre rédemption et salut en son Fils et dans 1’Esprit-Saint La joie de voir que malgré les tensions de la civilisation contemporaine, de l'économie et de la politique, il existe sur la terre une telle dimension de l'existence humaine et que nous y participons. Et bien que nous portions notre attention sur ces problèmes que nous voulons résoudre dignement, la joie divine du peuple conscient d'être le peuple de Dieu, qui cherche son unité est plus grande et pleine d'espérance.

4. Dans ce contexte, les paroles prononcées à l'Organisation des Nations-Unies sont devenues elles aussi un fruit de mon pèlerinage à ces importantes étapes de l'Histoire de l'Église et du christianisme. De quoi pouvais-je parler devant ce suprême forum politique sinon de l'essentiel du message évangélique ? du grand amour pour l'homme qui vit dans les communautés de tant de peuples et de nations, entre les frontières de tant d'États et de systèmes politiques. Si l'activité politique au niveau national et international doit garantir la réelle primauté de l'homme sur la terre, si elle doit servir sa vraie dignité, le témoignage de l'esprit et de la vérité rendu par le christianisme et par l'Église, est nécessaire.

Donc, au nom du christianisme et de l'Église, je remercie tous ceux qui le 2 octobre 1979, ont bien voulu écouter mes paroles à l'O.N.U. à New York. Je remercie également de l'accueil qui m'a été réservé par le président des, U.S.A., M. Jimmy Carter, par sa chère famille et par toutes les autorités réunies à la Maison-Blanche.

5. Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce qu'il fallait faire (Lc 17,10). C'est ce que le Christ enseigne à ses apôtres. Moi aussi, je veux terminer par ces mots cette allocution dont le thème a été dicté par l'importance de mon récent voyage. Je paie ainsi la dette que j'ai contractée avec le bon Pasteur et avec ceux qui ont ouvert les routes de mon pèlerinage.

Je me tourne à, présent vers les pèlerins français de la région apostolique Midi-Pyrénées et aussi vers ceux du diocèse de Digne ; je leur dis ma joie, ma très grande joie de recevoir leur visite, avant d'aller peut-être un jour, si Dieu le permet, encourager et stimuler chez eux la foi de tous leurs compatriotes. (Ici, le pape, arrêté par les applaudissements, ajoute : Mais pas si vite... »). Et je leur fais également confidence de ma prière à leur intention, pour que leur pèlerinage leur donne des forces nouvelles dans le témoignage qu'ils ont à rendre devant Dieu et devant les hommes : montrez-vous convaincus, n'hésitez pas, soyez heureux de croire et de proclamer tout ce que vous avez reçu de l'Église. Vous êtes affrontés à tant de problèmes que l'heure est à la clarté, à la fidélité. Merci, merci de ce que chacun de vous, du plus humble à celui qui peine sous le poids des responsabilités, fera pour annoncer généreusement la Bonne Nouvelle.



24 octobre 1979 L'HOMME PREND CONSCIENCE D'ÊTRE UNE PERSONNE

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Dans notre dernière conversation, nous avons commencé d'analyser la signification de la solitude originelle de l'homme. Nous nous sommes inspirés du texte yahviste, et en particulier des paroles suivantes : Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul : je veux lui faire une aide qui lui soit accordée (
Gn 2,18). Cette analyse nous a portés à des conclusions surprenantes en ce qui concerne l'anthropologie, c'est-à-dire la science fondamentale de l'homme, renfermée dans ce livre. En effet, en quelques phrases, le texte biblique décrit l’homme comme une personne dotée d'une subjectivité qui le caractérise.



L'homme créé à l'image de Dieu

A ce premier homme, Dieu donne un ordre concernant tous les arbres du paradis terrestre et spécialement l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Aux traits de l'homme, décrits plus haut, vient se joindre alors l'élément du choix et de l'autodétermination, c'est-à-dire de la volonté libre. Ainsi l'image de l'homme nous apparaît dans son intégrité.

Le concept de solitude originelle implique aussi bien le concept d'autoconscience que celui d'autodétermination. Sans avoir bien saisi le sens de la solitude de l'homme, nous ne saurions comprendre les paroles qui suivent, prélude de la création de la première femme : Je veux lui faire une aide. Sans avoir bien saisi le sens profond de la solitude de l'homme, on ne saurait bien comprendre et correctement interpréter la situation de l'homme créé à l'image de Dieu qui apparaît dans le second récit comme le sujet de l'alliance ; apparaît comme une personne, comme un partenaire de l'absolu, en tant qu'il doit en pleine conscience choisir entre le bien et le mal, entre la vie et la mort. En effet, le premier ordre de Dieu exprime la dépendance de l'homme-créature par rapport à son créateur. L'homme est seul ; en même temps, il se trouve dans une relation unique avec Dieu lui-même. La définition anthropologique de l'homme contenue dans le texte yahviste se rapproche du contenu de la définition théologique de l'homme dans le premier récit de la création (Faisons l'homme à notre image et ressemblance, (Gn 1,26).



L'homme et le monde visible

Ainsi formé, l'homme appartient au monde visible, c'est un corps parmi les corps. Reprenant la signification de la solitude original de l'homme, nous l'appliquons à l'homme considéré dans son intégrité. Le corps, qui fait participer l'homme à la création visible, lui fait prendre conscience de sa solitude. Autrement l'homme eût été incapable d'arriver à cette conviction (cf. Gn Gn 2,20), il fallait que son corps rende la chose évidente. La conscience de la solitude aurait pu se briser précisément à cause du corps. En se basant sur l'expérience de son corps, l'homme Adam aurait pu arriver à la conclusion qu'il était substantiellement semblable aux autres êtres vivants (animalia). Nous lisons au contraire qu'il n'est pas arrivé à cette conclusion, mais qu'il est arrivé à la conviction d'être seul. Le texte yahviste ne parle jamais directement du corps ; même lorsqu'il dit que le Seigneur modela l'homme avec de la poussière prise du sol, il parle de l'homme et non du corps. L'ensemble du récit nous offre des fondements suffisants pour comprendre cet homme, créé dans le monde visible comme un corps parmi les corps.



L’homme et le travail.

L'analyse du texte yahviste nous permet en outre d'établir un lien entre la solitude originelle de l'homme et la conscience du corps. Cette conscience distingue l'homme de tous les êtres vivants et le sépare d'eux, elle fait aussi de lui une personne. On peut affirmer avec certitude que cet homme ainsi formé a en même temps la sensation et la conscience de son propre corps, et cela à partir de l'expérience de sa solitude originelle.

Tout cela est contenu implicitement dans le second récit de la création de l'homme. Et l'analyse du texte nous permet d'amples développements.

Lorsqu'au début du texte yahviste, avant même qu'on parle de la création de l'homme avec de la poussière prise du sol, nous lisons qu'il n'y avait pas d'homme pour cultiver le sol et faire monter de la terre l'eau des canaux pour irriguer toute la surface du sol (Gn 2,5-6), nous associons justement ce passage à celui du premier récit, où se trouve exprimé l'ordre de Dieu : remplissez la terre et dominez-la (Gn 1,28). Le second récit parle explicitement du travail de l'homme pour cultiver la terre. Le premier moyen fondamental pour dominer la terre se trouve dans l'homme lui-même.

L'homme peut dominer la terre parce que lui seul — et aucun autre être vivant — est capable de la cultiver et de la transformer selon ses propres besoins (il faisait monter de la terre l'eau des canaux pour irriguer toute la surface du sol). Voilà que cette première ébauche d'une activité spécifiquement humaine semble faire partie de la définition de l'homme, comme cela ressort de l'analyse du texte yahviste. On peut donc affirmer ceci : cette ébauche est inhérente à la signification de la solitude originelle et elle appartient à la dimension de solitude à travers laquelle l'homme, dès le début, est dans le monde visible comme un corps parmi les corps et découvre le sens de sa corporalité.

Ce sera là l'objet de notre prochaine méditation.




31 octobre 1979 L'ALTERNATIVE ENTRE LA MORT ET L'IMMORTALITE

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Revenons encore une fois sur le sens de la solitude l'homme, telle qu'elle ressort des premiers chapitres de la Genèse. Il importe de bien comprendre, à partir de quelques mots tout simples de la Bible, le sens profond de l'existence humaine, du corps de l'homme, de sa différence, de sa solitude originelle, de sa liberté devant l'alternative entre, la mort et l'immortalité. Oui, c'est en prenant conscience de son corps que l'homme découvre la complexité de sa propre structure. Il se distingue de tous les autres êtres vivants du monde visible : lui seul est capable de cultiver le sol et de soumettre la terre. La structure de son corps lui permet ainsi d'être l'auteur d'une activité typiquement humaine, dans laquelle le corps exprime la personne. L'invisible détermine l'homme plus que le visible. Son corps est comme transparent grâce à sa conscience et à sa faculté de se déterminer.



Mourir ?

La Bible s'exprime ainsi : Yahvé modela l'homme avec la glaise du soi, Il insuffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant... et il lui dit : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu seras passible de mort (
Gn 2, 7, 16-17). Le sens originel de la solitude de l'homme repose sur l'expérience de l'existence reçue du Créateur. Cette existence est caractérisée par la subjectivité qui comprend aussi le sens du corps. Mais l'homme qui, dans sa conscience originelle, a exclusivement l'expérience de l'existence et donc de la vie, pourrait-il comprendre le sens du mot mourir ? Pourrait-il arriver à comprendre le sens de ce mot à travers la structure complexe de la vie reçue de Dieu, lorsque celui-ci lui insuffla un souffle de vie ? Il faut admettre qu'Adam ait entendu ce mot, complètement nouveau, sans en avoir jamais expérimenté la réalité, et qu'en même temps ce mot lui soit apparu comme une radicale antithèse de tout ce dont le Créateur l'avait doté, corps et souffle de vie.

L'homme entendait parler pour la première fois de la mort, sans avoir d'elle aucune expérience, et désormais il ne pouvait pas ne pas associer l'idée de la mort à celle de la vie dont il avait joui jusqu'alors. Les paroles adressées par Dieu à l'homme confirmaient donc une dépendance dans l'existence, au point d'en faire un être limité et, de par sa nature, susceptible de ne pas exister. Et il dépendait en définitive de l'homme, de sa décision, de faire l'expérience de la mort : Si tu en manges... tu mourras.

En écoutant les paroles de Dieu-Yahvé, l'homme aurait dû comprendre que l'arbre de la connaissance plongeait ses racines non seulement dans le jardin de l'Eden, mais aussi dans son humanité à lui. L'homme aurait dû en outre comprendre que cet arbre mystérieux cachait en lui une dimension de solitude, inconnue jusqu'alors.

Quand donc le sens fondamental de son corps était déjà établi par sa différence d'avec le reste des créatures, quand il était apparu que l'invisible détermine l’homme plus encore que le visible, l'homme se trouva devant une alternative liée directement par Dieu à l'arbre de la connaissance du bien et du mal.

L'alternative entre la mort et l'immortalité énoncée par la Genèse (2, 17) va au-delà de la signification essentielle du corps de l'homme. Elle marque le sens eschatologique non seulement du corps, mais de l'humanité elle-même, qui est bien distincte de tous les êtres vivants, des corps. Cette alternative concerne toutefois d'une façon toute particulière le corps créé avec de la poussière du sol.

Pour ne pas prolonger cette analyse, nous nous bornerons à constater que l'alternative entre la mort et l'immortalité entre dès le début dans la définition de l'homme et qu'elle appartient dès le début au sens de sa solitude en face de Dieu lui-même. Ce sens originel de solitude, marqué par l'alternative entre la mort et l'immortalité, a aussi un sens fondamental pour toute la théologie du corps.

Sur cette constatation, nous mettons aujourd'hui un terme à nos réflexions sur la solitude originelle de l’homme. Cette constatation, qui ressort nettement et clairement du livre de la Genèse, nous invite à réfléchir autant sur les textes que sur l'homme. Celui-ci a peut-être trop conscience de la vérité qui le concerne et qui est déjà contenue dans les premiers chapitres de la Bible.



7 novembre 1979 L’UNITÉ ORIGINELLE DE L'HOMME ET DE LA FEMME

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1. Les paroles du livre de la Genèse, il n'est pas bon que l'homme soit seul, (2, 18), sont comme un prélude au récit de la création de la femme. Grâce à ce récit, le sens de la solitude originelle aide à mieux comprendre le sens de l'unité primitive, dont le point clé semblé constitué par les paroles du verset 24 du IIe chapitre de la Genèse auxquelles fait allusion le Christ dans son dialogue avec les Pharisiens : L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et les deux ne feront qu'une seule chair (
Mt 19,5). Si le Christ cite ces paroles lorsqu'il fait allusion au commencement, il faut cependant préciser le sens de cette unité primitive fondée sur la création de l'homme, homme et femme.

Le récit du premier chapitre de la Genèse ne fait pas état de la solitude originelle de l'homme : en effet, dès le commencement, l'homme est homme et femme. Le texte yahviste du IIe chapitre, au contraire, nous autorise, en quelque sorte à ne penser tout d'abord qu'à l'homme, parce que celui-ci, en vertu de son corps, appartient au monde visible, mais le dépasse ; puis il nous porte à penser au même homme. Mais dans la diversité des sexes, le corporel et le sexuel ne d'identifient pas complètement.

Bien que le corps humain, normalement constitué, porte les signes du sexe, c'est-à-dire est de par sa nature, masculin ou féminin, l'homme avec son corps est plus profondément lié à ce qui fait son je qu'à son caractère somatique d'homme et de femme, donc, le sens de la solitude originelle qui peut n'être référée qu'à l'homme est essentiellement antérieur au sens de l'unité primitive ; celle-ci, est, en effet, fondée sur la masculinité et sur la féminité, comme sur deux incarnations différentes. C'est-à-dire sur deux manières d'être corps du même être humain, créé à l'image de Dieu (Gn 1,27).

2. En lisant le texte yahviste où la création de la femme constitue un récit à part (Gn 2,21-22), il nous faut en même temps garder à l'esprit l'image de Dieu du premier récit de la création. Le second récit, garde, pour ce qui est du langage et du style, toutes les caractéristiques du texte yahviste ; le mode d'expression est conforme à la manière de penser de l'époque à laquelle le texte a été écrit. On peut dire, en suivant la philosophie religieuse contemporaine et la philosophie du langage qu'il s'agit d'un langage mythique. Dans ce cas, en effet, le terme de mythe ne désigne pas un contenu légendaire mais un mode archaïque d'exprimer un contenu plus profond. Et c'est sans aucune difficulté que, sous la couche de l'ancien récit, nous découvrons ce contenu, admirable en ce qui concerne les qualités et la densité des vérités qu'il renferme.

Ajoutons que le second récit de création de l'homme est, jusqu'à un certain moment, une sorte de dialogue entre l'homme et Dieu-créateur, en particulier la où l’homme (Adam) est créé définitivement homme et femme. (Is'Issah). La création se réalise en presque deux dimensions à la fois ; l'acte de Yahvé-Dieu qui créé correspond au processus de la conscience humaine.

3. Ainsi donc Yahvé-Dieu dit : il n'est pas bon que l'homme soit seul ; il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie. (Gn 2,18). Et en même temps, l'homme confirme sa propre solitude (Gn 2,20), puis, nous lisons : Alors Yahvé-Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place, puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé-Dieu façonna une femme et l'amena à l’homme. (Gn 2,21-22). Si l'on tient compte de la spécificité du langage, il faut avant tout reconnaître que cette torpeur de la Genèse où l'homme est plongé en attendant le nouvel acte du Créateur, nous fait beaucoup réfléchir. Dans la mentalité contemporaine habituée, par ses analyses du subconscient, à associer le monde du sommeil à des contenus sexuels, cette torpeur peut entraîner une association particulière.

Cependant, le récit biblique, lui, semble dépasser la dimension du subconscient. D'autre part, si l'on tient compte de la diversité des termes, on peut en conclure que l'homme (Adam) est plongé dans le sommeil pour se réveiller homme et femme. En effet, nous trouvons pour la première fois au verset 23 du IIe chapitre de la Genèse, la distinction Is Issah. Cette torpeur ne désigne donc pas tellement le passage du conscient au subconscient, mais plutôt un retour spécifique au non-être (le sommeil étant une composante de l'anéantissement de l'existence consciente de l'homme), c'est-à-dire au temps antérieur à la création, afin que de non-être, l'homme seul puisse, par l'acte créateur de Dieu, se réveiller dans sa double unité d'homme et de femme.

Dans tous les cas, à la lumière des versets 18 et 20 du IIe chapitre de la Genèse, il ne fait pas de doute que l'homme tombe dans cette torpeur en souhaitant trouver à son réveil un être semblable à lui, si, par analogie avec le sommeil, nous pouvons aussi parler de rêve, nous devons dire que l'archétype biblique nous autorise à reconnaître dans ce rêve un second je, lui aussi personnel et rapporté à l'état de solitude originelle, c'est-à-dire à tout le processus de stabilisation de l'identité humaine par rapport à l'ensemble des êtres vivants (animalia), puisque c'est un processus de différenciation de l'homme de ce milieu. Ainsi le cercle de la solitude de l’homme-personne se rompt parce que le premier homme se réveille de son sommeil homme et femme.



« Elle est la chair de ma chair »

4. La femme est modelée avec la cote, que Yahvé-Dieu a otée à l'homme. En considérant le mode d'expression archaïque et métaphorique, nous pouvons établir qu'il s'agit d'une homogénéité de tout l'être des deux. Cette homogénéité concerne surtout le corps, la structure somatique, et elle est confirmée aussi par les premières paroles que l'homme adresse à la femme créée : Elle est la chair de ma chair et l'os de mes os (Gn 2,23). Et les paroles que nous venons de citer se rapportent pourtant aussi au caractère humain de l’homme-mâle. Il faut les lire dans le contexte des affirmations faites avant la création de la femme ; dans ces paroles, qui ne font pas encore état de 1’incarnation de l'homme, la femme est cependant considérée comme une aide qui lui est assortie (cf. Gn 2,18 et 2, 20).

Ainsi, la femme est créée en un certain sens de la même humanité. Malgré la différence de constitution liée au sexe, l'homogénéité somatique est si évidente que l'homme (homme) l'exprime ainsi, après s'être réveillé de son sommeil : Elle est la chair de ma chair et l'os de mes os ! Elle sera appelée femme car elle fut tirée de l'homme (Gn 2,23).

C'est ainsi que l'homme (homme) exprime, pour la première fois, une joie qu'auparavant il ne connaissait pas, puisqu'il n'y avait pas d'être semblable à lui. La joie pour l'autre être humain, pour le second je domine les paroles que l'homme (homme) prononce devant la femme (femme). Tout cela aide à comprendre le sens profond de l'unité primitive. Les paroles à ce sujet ne sont pas nombreuses, mais chacune a une grande portée. Il nous faut donc tenir compte — et nous le ferons également par la suite — du fait que cette première femme modelée avec la côté enlevée à l'homme (homme) est aussitôt accueillie comme une aide qui lui est assortie.

Nous reviendrons encore la semaine prochaine sur ce thème, c'est-à-dire sur le sens de l'unité primitive de l'homme et de la femme dans la même humanité.





14 novembre 1979 PAR LA COMMUNION DES PERSONNES L'HOMME DEVIENT IMAGE DE DIEU

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Unité et dualité

1. L'analyse du récit du livre de la Genèse nous a montré que la création définitive de l'homme consiste en la création de deux êtres qui ne font qu'un. Il y a donc une unité de ces deux êtres puisqu'ils ont une même nature humaine ; mais il y a aussi une dualité qui manifeste ce qui, dans cette même humanité, constitue la masculinité et la féminité de l'homme créé. Cette dimension ontologique de l'unité et de la dualité revêt en même temps une signification axiologique. En effet, le verset 23 du second chapitre de la Genèse, et tout le contexte montrent bien que l'homme créé représente une valeur particulière pour Dieu (Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon) (
Gn 1,31), mais également pour l'homme lui-même : d'abord parce qu'il est homme ; puis, parce que la femme est pour l'homme et l'homme est pour la femme.

Tandis que le premier chapitre de la Genèse ne parle de cette valeur que du point de vue théologique (et d'une manière indirecte, métaphysique), le second chapitre, au contraire, révèle pour ainsi dire le premier cercle de l'expérience vécue par l'homme en tant que valeur. Cette expérience, on l'entrevoyait déjà dans le récit sur la solitude originelle de l'homme et ensuite dans tout le récit de la création de l'homme, homme et femme. Le verset 23 du second chapitre de la Genèse qui rapporte les paroles prononcées par le premier homme devant la femme qui venait d'être tirée de lui, peut être considéré comme le prototype biblique du Cantique des cantiques. Et s'il est possible d'être touché à la lecture de paroles aussi anciennes, on peut même aller jusqu'à dire que la profondeur et l'intensité de cette toute première émotion de l'homme-homme devant l'humanité de la femme et devant sa féminité est quelque chose d'absolument unique.



L'attente d'une communion

2. Ainsi l'unité originelle de l'homme devient, par la masculinité et la féminité, franchissement de la frontière de la solitude et, en même temps, affirmation en ce qui concerne les deux êtres humains de tout ce qui, dans la solitude, est constitutif de l'homme.

Dans le récit biblique, la solitude est la voie vers cette unité qu'avec le Concile Vatican II nous pouvons appeler communia personarum. Ainsi que nous l'avons constaté, dans sa solitude originelle, l'homme acquiert dans le processus de distinction des autres êtres vivants (animalia) une conscience personnelle ; et, toujours dans cette solitude, il s'ouvre à un être semblable à lui que la Genèse (2, 18 et 20) appelle une aide qui lui est assortie. Et tout comme la distinction, sinon plus, cette ouverture détermine l’homme-personne. Dans le récit yahviste, la solitude de l'homme nous apparaît non seulement comme la première révélation de la transcendance de la personne mais aussi comme la découverte d'une relation à la personne et donc comme l'attente d'une communion de personnes.

Nous pourrions employer le terme de communauté s'il n'avait pas autant de significations. Communion est un terme qui en dit plus et qui est aussi plus précis puisqu'il désigne cette aide née en un certain sens du fait même d'exister comme personne aux côtés d'une autre personne. Dans le récit biblique, ce fait d'exister devient, eo ipso (de par lui-même), existence de la personne pour la personne, puisque l'homme, dans sa solitude originelle, se définissait déjà par cette relation. Comme le confirme du reste, précisément, dans un sens négatif, sa solitude. D'autre part, la communion des personnes ne pouvait se faire qu'en vertu de la double solitude de l'homme et de la femme, c'est-à-dire comme une rencontre dans leur distinction des autres êtres vivants et qui leur permettait à tous deux d'être et d'exister réciproquement. Le concept d'aide exprime aussi la réciprocité dans l'existence dont aucun autre être vivant n'aurait pu faire l'expérience. Tout ce qui constituait essentiellement la solitude de chacun d'eux et donc leur connaissance par eux-mêmes et leur autodétermination, c'est-à-dire la subjectivité et la prise de conscience de la signification de leur propre corps était indispensable à cette réciprocité.



A l’image et à la ressemblance de Dieu

3. Le premier chapitre du récit de la création de l'homme affirme clairement, dès le début, que l'homme a été créé à l’image de Dieu, homme et femme. Le second chapitre, au contraire, ne parle pas de l’image de Dieu mais il révèle, à sa manière, que la création complète et définitive de l'homme (soumis auparavant à l'expérience de la solitude originelle) s'exprime par la formation de cette communia personarum de l'homme et de la femme. Ainsi, le contenu du texte yahviste correspond à celui du premier récit. Si, dans l'autre sens, nous voulons tirer du texte yahviste le concept d'image de Dieu, nous pouvons alors en déduire que l'homme est devenu image et ressemblance de Dieu, non seulement par sa propre humanité, mais aussi par la communion de personnes que l'homme et la femme forment dès le commencement. Le rôle de l'image est de refléter le modèle, de reproduire son prototype. L'homme devient image de Dieu pas tellement dans la solitude, mais plutôt dans la communion. Il est en effet, dès le commencement non seulement l'image qui reflète la solitude d'une personne qui régit le monde, mais aussi et surtout l'image d'une insondable communion divine de personnes. Ainsi, le second récit pourrait aider à comprendre le concept trinitaire de l'image de Dieu même si celle-ci n'apparaît que dans le premier récit. Cela n'est évidemment pas sans signification également pour la théologie du corps et constitue même l'aspect théologique le plus profond de tout ce qui concerne l'homme. Dans le mystère de la création et d'après la solitude originelle et constitutive de son être, l'homme est caractérisé par une unité profonde entre ce qui en lui, humainement et de par le corps, est masculin et ce qui en lui, également humainement et par le corps, est féminin. Sur tout ceci est descendu dès l'origine, la bénédiction de la fécondité, liée à la procréation humaine (cf. Gn Gn 1,28).



« Chair de ma chair, et os de mes os »

4. Nous sommes ici au coeur même de la réalité anthropologique, le corps. Le verset 23 du second chapitre de la Genèse en parle directement et pour la première fois en ces termes : Chair de ma chair et os de mes os. L'homme-homme prononce ces paroles comme si le seul fait de voir la femme lui permettait d'identifier et de donner un nom à ce qui les rend l'un à l'autre semblables et à ce qui manifeste leur humanité. A la lumière des précédentes analyses de tous les corps avec lesquels l'homme est entré en contact et qu'il a identifiés en leur donnant un nom (animalia), l'expression chair de ma chair signifie donc que le corps révèle l'homme. Cette formule renferme déjà tout ce que la science humaine dira de la structure du corps, de sa vitalité, de sa physiologie sexuelle, etc. Cette première expression de l'homme-homme : chair de ma chair contient aussi une allusion à ce qui constitue l’aspect humain authentique de ce corps et donc ace qui détermine l'homme comme personne, c'est-à-dire comme un être semblable à Dieu même dans son corps.

5. Nous sommes ici au coeur même de la réalité anthropologique, c'est-à-dire du corps, du corps humain ; cependant, il est facile de le voir, cette réalité n'est pas seulement anthropologique, elle est aussi essentiellement théologique. La théologie du corps qui est liée, dès le commencement, à la création de l'homme à l'image de Dieu, devient, en un certain sens, théologie du sexe ou plus précisément théologie de la masculinité et de la féminité et elle part du livre de la Genèse. Le sens originel de l'unité, exprimé par le verset 24 du 2° chapitre de la Genèse, ouvre dans la révélation de Dieu, une très vaste perspective. Cette unité du corps (et les deux ne feront qu'une seule chair) revêt une dimension multiple : une dimension morale comme le confirme la réponse du Christ aux Pharisiens (Mt 19 et Mc 10) et une dimension sacramentelle, essentiellement théologique comme le prouvent les paroles de saint Paul aux Éphésiens, qui se réfèrent d'ailleurs à la tradition des prophètes (Osée, Isaïe, Ezéchiel). Et il en est ainsi parce que cette unité qui se réalisé grâce au corps, désigne, dès le commencement, non seulement le corps mais aussi la communion incarnée des personnes, communia personarum, et exige cette communion. La masculinité et la féminité caractérisent la constitution somatique de l’homme (elle est la chair de ma chair et l'os de mes os) et indiquent la nouvelle prise de conscience de la signification du propre corps qui consiste en un enrichissement mutuel. Et cette conscience par laquelle l'humanité se reconstitue en une communion de personnes, forme (dans le récit de la création de l'homme et dans la révélation du corps qu'elle renferme) la couche la plus profonde de la structure somatique. De toute manière, cette structure est présentée dès le commencement par une prise de conscience profonde du corps et de la sexualité humaine et cela établit un principe inaliénable sur lequel théologiquement se fonde la compréhension de l'homme.




Catéchèses S. J-Paul II 17109